Afr.j. polit. sci, (1996), Vol. 1 No. 2, 217-231

Democratle et  Democratisation: Leur
Langue et Leur Expression au Zaire

ParRomain  Kasoro  Tumbwe*

Introduction
L'expose" que je  prdsente a celte  savante  assemblee** est  une synthese  de deux
recherches  lexicologiques  et  sociolinguistiques  menses  de  1991  a  1993  sur  la
ddmocratie et la ddmocrausation au Zaire d'une part1, ct d'autre part, d'un projet
de recherche  - qui  ne  vena  pas  son  aboutissement  faute  de  financcmcnt-  sur  la
crdativite' lexicale dans les langues zairoises pendant la Transition, dans le cadre
du colinguisme  francais-langues  zairoises.

Je  me  propose  done  de  vous  entrctenir,  a  1'occasion  de  ce  colknjue,  de
l'expression de democratic  de la langue dans laqucllc on park  de democratic au
Zaire.

Au moment ou le Zaire so democratise, ou la politique est ou verte a la population
et la parole donncc  aux  masses,  il m'a  semhld  intcrcssant de  voir dans quelle(s)
languc(s) s'expriment les opinions el les aspirations populaires dans noire socie'ld.
La question  prdsente  un  grand  interct  elanl  donnc  que  l'adhdsion  des  masses
depend  a la fois  des  idles  et  du mode  de  communication.  La parole,  pour etre
elTicacc, doit etre pnxluite dans une langue commune au locuteur et al'alloculaire.
Or noire  Pays  prdsente  la  caractCrislique  de  posscder  212  parlers,  auxquels  se
superposcnt 4  langues  interethniqucs,  veiiiculaires, d'origine  banloue,  devenues
oiiicielles depuis la Confdrence Nationale Sou verainc (CNS), en plus du francats,
importd piu- le colonisaleur  beige.  Toules ces  langues remplissenl  des  IbiKiions
proprcs au sein de  la communaulc.  Ix  Irancais remplii  les Ibnclions supe>ieures
dc la langue  litl(5r;ure el  scienliliquc,  de  langue adininistralivc, judiciaire.  el du
discoursolficiel; elleesl aussi la langue  ulilisccdans renseignemcnl, par la presse
l.es  langues  nationales  quant  a el les  scrvenl  dans  la
el  la classc  inlellecluelle. 
coinmunicalion  ordinaire,  renseigncment  roiulamenial  (depuis 
l')74),
ruvangelisation,  la  chanson  populaire  (miisique  /.airoise  tlile  nuxlcrne),  les

1027-<H5.<  "-'  I'M  Ajruan  As\,<< union  nj  I'nlm,  ,,l  .S'.-ii-n. <

218  Par Remain Kasoro  Tumbwe

"rasaemUementt  populaires"  ou  "meetings"  politiques,  les  emissions  radio-
televisees destmees aux masses, etc.

1. La L a i ^w  de La Wmocratie  et la  Democratisation
Dans ce coniexte, il est possible de rencontrer des situations d'allocution pouvant
se decrire de la fecon suivante:

Un bomme politique s'adressant a des masses parlant la meme langue que lid
peut pailer ou ecrire en francais, mais il prgferera s'adresser a eux dans la langue
vdhiculaire.  Toutefois, il n'est pas certain qu' il soit en mesure de leur dcrire dang
cette langue vihiculaire.

Sil 8'adresse a des masses alloglottes, le locuteur parlera et ecrira en francais,
quitte a se faire traduire.  S'il est bilingue ou trilingue, il peut parler la langue de
ses audileurs, mais il ne I'ecrira pas (a moins qu'il ait appris a l'ecrire).

LesmteUectuels(pretres,6veques,joumalistes,enseignants,etc...),s'ilspeuvew
s'adresser aux masses en francais, ont tendance, pour des raisons p&lagogiques, a
parler et meme a ecrire dans les langues vdhkulaires.

Quant aux masses, elles emploient plus surement la langue vghiculaire, mais il
arrive  que,  du  fait  de  la  scolarisation  en  francais  au  niveau  primaire,  elles
s'adressent officiellement  a l'honune politique en francais.

1.1  Lcs LanguM Zairoiiea Dam  le Proccasua dc  Democratlsation
Des eludes ant£rieures dans le domaine du discours politique (voir note  1, entre
autres) ottmontre' que, lore du processus de ddmocratisation, les langues nationales
n'ont pas encore effectul la remontee a laquelle on se serait attendu eu 6gard a ce
mouvementsodo-polkique.  Eneffet,dememequ'araccessionasonind6pendance
et pendant la lie RdpuNique, dans les moments forts de la doctrine de l'authenticitf,
le francais reste la langue a la fois du pouvoir et de la politique; e'est en francais
que, de maniere apparemment paradoxale, se diffusent les idees libdratrices parmi
les masses comme parmi les intellectuels.

Les journaux qui, depuis longtemps, portent des tilres en langues nationales,
poursuivent leur publication en francais et les nouveaux ont des titres et des articles
en  francais.  Seuls  quelques journaux  ou  pdrkxliques  sont  r6dig6s  en  langues
nationales  (NSEMO,  KONGO  DIA  GUNGA,  et  NSIKUMUSU  en  kikongo
1EKEMENAYI en ciluba, NENO LA MUNGU en swahili, etc.).

Aucun des partis politiques n'est dlnomml en langue nationale; lors des ddbats
les langues nationales ne sont  utilises que pendant les heures de pause, lorsque
les joumalistesen langues vdhiculaires interviewent les "conferenciers" a 1'attention
des masses, ou que le President Mobutu et le Premier Ministre Nguz a Karl Ibond
prennent la parole, le premier en francais et en lingala, le second en francais, lingala
et swahili. Desd6batsetdess6ancesd'explicationsur la democratic,  1'uniUrtame
et le  fcderalisme,  ainsi que des enquetes a caractere politique,  en lingala, sont

Democratisation: Lew Langue et Lew Expression au Zaire  219

organisees a la radio et a la television mais pas de detats en langues nationales ft
laCNS1.  Dans la presse ecrite en francais, on ne  laisse guere parler les gensdu
peuple,  et les  discours  en  langues  vehiculaires  qui  leur soot adresses  lore des
"meetings", "rassemblements populaires", ou "sorties des partis" sont simpiement,
resumes et sommairement comments otrtraduits en francais.  D'aiUeurs, meme
dans la presse  ecrite  en  langues  vehiculaires  on  ne  fait  guere  parler  le  simple
dtoyen: ce sont les intellectuels qui y ont la parole, usant de mots francais dans un
texte en langue africaine  tout en  essayant de  trouver des mots indigenes ou de
traduire les concepts politiques modemes ou nouveaux par des creations ou des
caiques. Dureste,cesjournauxalteignem-ilsreellement  les masses auxquelles Us
sont destines quand on sait que celles-ci ont ete scolarisees en francais et que des
travaux de  codification,  de  normalisation  (ou  standardisation) et de  promotion
linguistique n'ont pas suivi la rehabilitation des parlers zairois decidee en  1974?

1.2  Le Francais, Langue  De la  Politiquc
Pendant la le et lie Republiques, le francos est la langue de la politique au Zaire
pendant laperiode de transition ou processus de democratisation. Les manques que
nous avons  denonces  puis  mis  en  evidence  dans  le  paragraphe  precedent  sont
pallies par le francais qui se trouve confronte  a de s erieux rivaux,  a la suite de
l'Acte passe par la CNS qui a elevd le ciluba, kikongo, swahili et lingala au rang
de langues officielles.  Si bien que les fonctions meme que devraient remplir les
langues vehiculaires dans le processus de democratisation le sont par le francais.
Cette preponderance du francais peut etre visualisee dans un tableau de situations
d'allocution donnant lieu a des hypotheses telles que celles faites ci-dessus (sous
l.p.2-3):

LOCUTEUR

DCSTINATAIRE

FRANCAIS 

VEHICULAItES

URAL

ECRIT

ORAL

BOOT

LANGUES

HOMMEPULITiguE

INTELLECWELS

MASSES

MASSES
•mtnv  Unguc
q«e  rhommc
podtiqiK
-lUojkKlcs

MASSES
-mtmr Ungur
- alloglolleii

HOMME
PIM.IT

• •lloglitflr*

•

*

*

1,

*

1

220  Par Remain Kasoro  Tumbwe

2. La Creatitfte  Lexkale
Preponderance du francais dans les pratiques interactives du domaine du discoun
potitknie, preponderance egalement dans le domaine  lexical.

Apres avoir fait les hypotheses suivantes:

1. 

2. 

3. 

4. 

soitchaque langue en presence d6veloppe son vocabulaire selon ses principes
morpboasyntaxiques propres;
soil  il  te  produit  des  interferences  (emprunts,  m&issages,  caiques),  la
democratic et tout ce qui lui est linguistiquement et ideologiquement associe
Aant nouveau ou reapparaissant au Zaire apres 30 ans de dictature;
soit  encore  un mot  de  la  langue  dominance  s'introduit  dans  une  langue
indigene pour en revenir transfonne et se reintegrer dans le francos local;
il est aussi possible enfin, qu'un mot indigene s'introduise  tel quel dans le
francais local  ou sous forme  de caique,  tout conune  les  langues zalroises
peuventcreer des equivalents des mots que leur offre  le francais, etc.

Apres avoir done fait ces hypotheses, nous avons a partir de la presse ecrite ou
parlee, de conversations couranles en francais ou en langues zaiiroises, observe et
enregistre des mots du vocabulaire poiitique employes par divers locuteurs afin d' y
lire le mouvement general de ce dernier en francos, d' une part, et la facon dont les
langues nationales traduisent les mots de ce vocabulaire, de  l'autre.

2.1  En Francais

Le vocabulaire poiitique de la Transition reste fondamentalement  celui du
francais, le Zaire connaissant depuis des  annees  les mot& liberte,  peupk,
p u n,  revolution, unite*, liberation, dictature,  democratic,  federalism^
etc.  Mais certains de ceux-ci seront plus frequents que d'autres car avec la
disparition  du  Parti-Etat,  la  liberalisation  du  regime  et  le  processus de
democratisation,  des  mots  sont  reactives  (democratic,  dignite,  dictature,
fgderalisme,  reconciliation,  etc.),  disparaissent  ("citoyen"  remplace par
"monsieur" ou  "compatriote",  "commissaire  d'Etat"  et  "commissaire du
peuple" remplaces par "ministre et depute", "militant" par "combattant" ou
"compagnon" (PNF)); "revolution" qui n'est plus en vogue (apres 25 ans de
revolution du MPR), reapparaissent ("cartel" qui a pour synonyme "plate-
forme";  "conclave"  qui  fait  echo  au  conclave  de  Lovanium  de  1961-
"nationalisme"  opposd  a  "regionalisme",  ^'tribalisme"  et  "clanisme"
"politicaille" et "politicailleur," etc.).

A cette serie de  lexemes  se  sont ajoutes  d'autres  appartenant au fonds
commun  de  la  francophonie  et  recemment  introduits  a  la  faveur  de la
democratisation.  Le vocabulaire poiitique zairois accueille des mots ou des
unites  syntagmatiques  venus  des  pays  democratiques  ou  en  voie  de
democratisation: "binartisme", "multipartisme",  "cohabitation", "coterie",
"mouchard",  "mouvance",  "radicalisme",  "pluralisme  poiitique",

Democratisalion:  Leur Uingue  et Leur Expression au Zaire  221

"multipartisme  integral",  etc.,  sans  oublicr  ceux  qui  sont  venus  du  froid:
"Perestroika, "glastnost."  Ces creations multiples  temoignent de la vilaliui
du francais au Zaire.

2.1.1  Neologic  de  Forme

A  partir  de  "per  diem"  (sommc  d'argent  qu'on remet par jour  aux
personnes participant  a unc conference,  un seminaire,...)  on a cr£6
"perdiemiste"  (=  politicien  corruptible,  a  la  recherche  d'argent),
"perdidmisation" (= corruption), "pcrdidmiser" (= corrompre), "supra-
perdidmique"  (  =  tres  corrompu).  "Mouvance"  donne  lieu  par
abregementde"mouvaiKe  piesklcinielle",a"mouvancier"quidesigne
ou qualifle quiconque cst suspect de collusion avec M. Mobutu ou de
corruption par celui-ci, ou dont  lcnrichissementsoudainestinexplique.
Sur  "opdrateur  dconomique"  on  cr6e  "opdrateur  politique"  comme
substitut"d'acteurpoliliquc".lestransfugespolitiquesetautrestoume-
veste,  qui,  d'ailleurs,  sont  appelcs  "vagabonds  politiques"  et  sont
accuses de "vagabondage politique", s'exposent a Tauto-ejection" du
sein de leur parti.  La devaluation constante de la monnaie zairoise, qui
fait dire plaisamment:  "ca va au taux du jour" en reponse a la banale
question protocolaire: "comment ca vaT' se trouve a I'origine du mot
"dollarisation" crdd a la suite de la pratique consistant a fixer tous les
prix en dollar.

2.1.2  Neologie  Semantique

Ici e'est le lieu de parler de "vagabond ou vagabondage politique" et de
"camdldon",  et de ces locutions qui montrent a quel point la situation
economico-politique ou socio-politique a un impact non seulement sur
la vie male'rielle,  mais aussi  sur le parler quotidien, je veux parler de
l'expression "ca marche au rythine du pays".  II faut y ajouter des mots,
non  moins  truculents,  tels  que  "dc'ballage",  "virginitd  politique",
"jeunes vierges", "vertdbrcs", "invertcbrds", "forestiers", etc. 'Trans-
port" est le plus ainusant parce qu'il est un euphdmisme qui n'explique
pas tout ce a quoi  il rcTcre.  En elfct  qu;u»d des homines politiques ou
de  hauls  resnonsables  veulcnt  faire  des  dons  en  argent  qu'ils  ne
sauraient justifier, ilsexpliquent au bcndficiaire qu'il s'agit cl'une aide
pour le transport qui, il est vrai, est devenu difficile,  mais surlout ires
cher compte  tenu du I'ameux "uiux du jour".  II s'agit  en fait,  le  plus
souvent,  "d'arrosage".

Dans toutes ces creations, tres peu d'empruiiLs sont fait aux langues
indigenes.  II faudrait  plutot  parler de  1'inlluence  de  la culture et  de
1'imaginaire  zjiin)is dans l'usage lexical.  C'est-a-dire que les mots du
fond lexical zairois sont traduils en Inmcais.  Ainsi dans les sumoms de

222  Par Romain Kasoro Tumbwe

"Vipere"  ("kiuta"  en  kikongo)  que  se  donne  M.  Mungul  Diaka,
"d'E16phant" donnd a M.. Banza Mukalay,  dans  la qualification  de
"camdldon"  attribude  aux  transfuges  de  l'opposition  ou  aux
"vagabondages politiques", etc.  Afin  d'exprimer  son opinion sur le
ddballage qui allait avoir lieu a la CNS, lorsque M. Vundwawe parle
"d'ouvrir le ventre du boa", et que M. Tshimbombo, Conseiller a la
Prtsidence dlnonce  les homines politiques de l'opposition  qui sont
"16opards le jour et moutons la nuit", c'est-a-dire qui se proclament de
1'opposition radicale pour se retrouver autour de M. Mobutu en secret,
Us recourent a l'imaginaire ou a l'univers africain, operent un caique,
mais s'expriment en francais.  Lorsque des mots africains sont utilises
dans un texte, Us sont encadrds de guiUemets: "fwifwi"  (= hibou en
swahUi populaire du Shaba) et "bUulu" (insectes, vermine, en swahili
popuiaire), utilised par M. Nguz pour sumommer respectivement M
Mobutu  et  ses  propres  adversaires  politiques,  6taient  repris  entre
guiUemets dans la presse zairoise en francais,  ce qui signifiait qu'ils
n'eiaient pas inte'gre's dans la langue  franchise  du Zaire alors qu'ils
dtaient couramment utilises, a cette 6poque-la.

2.2  En Langues Zairoises

En parlant de la crlativite* lexicale dans  les  langues  zairoises, il  faudrait
distinguer deux discours: celui des gens du peuple entre eux et celui dans
lequel Us s'adressent aux homines politiques, d'une part, et, del'autre, celui
des homines politiques s'adressant aux masses.  On observe ici 1'existence
d'un  fond  lexical  en  langues  zairoises  et  des  creations  que  le  contexte
politique de la democratisation impose.

2.2.1 Fonds en Langues Zairoises

Les langues zairoises possedent un vocabulaire politique capable de
servir l'expressivitg et la communication dans le champ politique. Par
exemple:

— en  lingala: bulamatali  (=  gouvernement),  bosembo  (= justice),
lingumba(= parti), lisanga (= assembled, association, parti, parlement)!
mokonzi (= chef, president), etc.

—en swahili: bunge (= parlement), serkali (= gouvemement), siasa(=
politique), uhuru (= liberty, independence), etc.

Mais  nos  langues  n'ayant  pas  toutes  b£neTici6  d'un  travail de
promotion, de standardisation et de normalisation, il n'est pas toujours

Democratisation:  Leur Langue et Lew  Expression au Zaire  223

possible d' y trou ver des equivalents aux nombreux tennes du francais,
mieux  nanti  en  tennes  adaptes  a  la modernity.  Comment  des  Ion
rintellectuel peut-il parler de politique et de democratic a rbomme du
peuple?  Comment des lors le citoyen du commun peut-il s'exprimer?
comment park-t-il de politique?

2.2.1.1  Discours de L'Intellectuel  aux Masses

Dans  le  discours  de  rintellectuel  aux  masses  on  observe  les
tendances suivantes, pour pallier les manques de mots adequate
(1) EMPRUNT AU  FRANCAIS
Les intellectuels empruntent au francais soit par necessity quand
la langue ne possede pas d'equivalent pour un concept modeme,
soit  par commodity  quand  la  traduction  ou  caique  serait peu
commode ou peu eldgante.

-EMPRUNTS  PAR NECESSITE
Les  mots  "politique",  "fdddralisme",  "inddpendance",
"ddmocratie" sont les plus empruntes pour raison de necessity.
On les emprunte tels quels ou en les adaptant a la phondtique et
mSme a la morpbologie de la langue emprunteuse.

Par exemple,  en  ciluba,  "independance" est  traduit (depuis
1960)  par  "dipanda",  "fdddralisme"  et  "unitarisme"  sont
retranscrits tels quels et donnent naissance a "bena-unitarisme"
(=  les  unitaristes)  et  a  "bena-f6deralisme"  (les  fgderalistes",
"politique"  est  traduit  par  "politika"3.  En kikongo,  le  terme
"politique" est traduit par "politiki" ou "politika" ou simplement
repris tel quel. Le mot "f6deralisme" subit le meme sortpuisqu'il
est repris dans sa forme  francaise4.

-EMPRUNTS  PAR MODE
Mais  d'autres  emprunts  sont  dus  a  la  mode,  au  prestige  du
francais, puisque  les  langues zairoises disposent de mots pour
traduire  les concepts  en  cause,  comme peuvent  le montrer les
faits.  En effet,  le 27 octobre  1993, a remission tfldvisee "Loba
toyoka", un des  invites,  se rendant compte qu'il utilise chaque
fois  des  mots  francais  dans  une emission  destinee a un public
populaire, se sent oblige de se reprendre en lingala:

"Makambo matali  change" (»  tes  problemes relatifs au
change) est directement suivi de "mbongo ya bapaya" (la
monnaie 6trangere);

224  Par Romain Kasoro  Tumbwe

"Bazones reculdes, na intgrieur, kuna na kati ya mboka", signifle
simplement  :  dans  les  zones  reculees,  a  I'intdrieur,  la-bas  a
rintgrieurdupays.

Dans NSIKUMUSU, No 12, op.cit,  p. 13 et Kongo dia Ngunga,
No  3, op.cit,  on trouve expliquds en kikongo les mots  francais
"dictature" (luyalu lua kingolo), "gouvernement" (luyalu).

Non seulement on empninte des mots au francais mais encore on
s'en  sen  pour expliquer  les  mots  de  langues  indigenes,  qu'ils
soientd'origine autocbtone, des creations ou des caiques: dans le
periodique  en  ciluba  Tekemenayi,  No.  80  (op.cit.,  p.  5),  le
syntagme  "Tshipangu  tshikulu  tstaia ditunga" est  traduit entre
parentheses  par  "Haut  Conseil  de  la  Rdpublique"  et  par
"Conference  Nationale  Souveraine" dans  le  No.  77  du  meme
periodique, ou "CNS" explique pourtant "Mulubu wa Nsangilu
wa  Buena  Ditunga".  Et dans  Neno  la  Mungu,  on  peut  lire:
"uongozi wa nchi (politique)", "siasa (politique)", etc.

L' utilisation dans certains textes de mots indigenes pour expliquer
les mots francais rdvele que ceux-ci  sont connus et couramment
employes au sein de la popubtion et que le locuteur les considere
comme des synonymes des mots indigenes, c'est-a-dire  comme
integres dans les  langues  zairoises.  Mais  il  faut  expliquer  ces
emprunts  a  la  portee  de  la  population  ne  posse'dant  pas  de
rudiments de francais.  La pratique inverse, par contre, r£ vele que
le francais permet  la  comprehension  des  mots  politiques  des
langues zairoises.

2.2.1.2 Le Discours des  Masses

Le terme "masses" semble trop globalisant du moment que dans
le cas  du Zaire  il  parait  plus  indiqul  de  distinguer  les  masses
urbaines des masses rurales, les premieres dtant plus lnlluencees
par la langue francaise que les demieres.  N'ay ant pu mener ines
recherches que dans un milieu urbain, en l'occurrence Kinshasa,
mes constatations n'auront qu'une portee limitee  a cede  ville.

A  entendre  l'homme  de  la  masse  parler  politique  dims une
langue  zairoise  (lingala),  il  apparait que ce  soil  le  francais qui
fournit  nos  langues  en  vocabulaire  politique,  meme  quand  les
intellectuels  (joumalistes,  pretres,  politiques),  s'adressant  aux
masses,  s'efforcent  d'employer  des  mots  indigenes  en  les

Democratisation: Leur Langue et Leur Expression au Zaire  225

expliquant au besoin au moyen de mots francais, mieux compris
que les tennes indigenes.  Len-ancaissemUeteUementeniacind,
inuSgnS  que  non  seulement  1'bonune commun  emprunte des
lexemes du francais, mais vajusqu'aproduireiinducoursm6tiss6
ou quelques morphemes grammaticaux seulemeat appartiennent
aulingala. Void, pourpreuve, des phrasesquiontpufitrecaptees
sur la place publique:
—  Bapeuple nde baza kosouffrir  c'est le peuple qui  souffre
—  Cote yaMouvance,balobi que Premier Ministreoyobazali
koproposer bango balingi ye t6.  Sik'oyo bakosenga oyo
babengi ye garant anommer Premier Ministre: Du c6t£ de
la  Mouvance,  Us disent  que  le  Premier Ministre  qu'on
(=l'opposition)  leur  a  propose,  ils  n'en  veulent  pas.
Maintenant ils vont demander a celui qu'ils appellent le
garant (c'est-aHlireMobuai)denoDamerlePremierMinistre.
—  Bafonctionnaires  bad&none'tiser  billet  ya cinq millions.
Bakokemba: les fonctionnaires ont dejnon&ise' le billet de
cinq millions. [Maintenantacausedelareiormemon&aire]
ils vont  souffrir.

—  Les deux gouvernements (c'est-a-dire de Tshisekedi et de
Birindwa)  ekozala  dgmissionnaires  «  les  deux
gouvernements seront ddmissionnaires.

Dans le deuxieme 6nonc6 apparait m&ne laconjonction francaise
de  subordination  "que"  qui  est  tres  rrequente  dans  le  parler
ordinaire et tend a remplacer le lingala "6te" ou "te".

3.  L'Expression  de la Ddmocratie

Comment exprime-t-on le concept de democratic dans les langues zairoises?

3.1  En  Francais

Le concept de ddmocratie est principalement exprimd au moyen du mot
"d6mocratie"  qui  peut  designer  les  pays  rdgis  par  le  systeme
ddmocratique, comme on peut 1'entendre dans la phrase suivante:

Tant de dlmocraties  vivent et prosperent a travers le monde
avec des manifestations de rue ( . ..  Y.

ou quand Elima (No. 4 de septembre 1991, p.7, col. 6)etMambenga
(No.  241,  p.  4,  col.  5)  parlent  respectivement  de  "vieilles
ddmocraties" et de "d6mocraties antiques".

Le  mot  peut  etre  aussi  entendu  soit au  sens de "systeme de

226  ParRomain  Kasoro  Tumbwe

gouvernement, soil au sens de "rtgimc  pulitique", soit encore au
sens de fonne dc societe.

Dans les phrases suivantes la ddmocratie est deTinie comme un
systeme de gouvemement, soit par substitution  soit par identifica-
tion:

L'Eglise  apprecie  le  systeme  democratique,  comme  systeme
qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et
garantitauxgouveradsdecboisiretcuntrulerleursgouvernants';

En  ce  moment  beaucoup  de  pays  alricains  adoptent  la  democratic
comme systeme de gouvemement ( . ..  )7;

0  s'agit d'un dessein d'un cynisine abject qui consiste a ddmontrer
que notre peuple ne serait ruts encore mur pour assumer les exigences
d'un systeme democratique''.

"D6mocratie'tpeutavoirpour auire substitut "regime ddmocratique",
comme dans la "declaration des Profcsscurs de 1'University de Kinshasa
surle processus de democralisatioii au Zaire" du 24 avril 1991, ou dans
celle des partis d'opposition, ou "regime veritablement ddmocratique"
est equivalent a "ddmocratie veritable" qu'on rencontre dans plusieurs
textes sous des formulations analog ues poshes a "fausse democratic"9,
ou a "dictature":

Considdrant la volontf  unanime  de  notre  peuple  de restaurer
rapidementen Republique du Zaire un Elat de droit et un rdgime
ventablement d6mocratique  ( 

.).'°

Cette possibility de substitution implique que  lad^mocratieestconcue
comme un regime et que dans ce sens elle peut eire opposde aux termes
"dictature"et "despotisme", elc:

En examinant  le cas  du Zaire,  force  a t\& de  constater que  le
Zaire  de  Mobutu  6lait  loin  d'etre  acquis  aux  vert us  et  aux
valeurs de la democratic

( . . .)  Mobutu est demeure sourd, prel<5rant une democratic de mots

a une d6mocraue de dn>it el de Ian.

Ainsi done, bafouant les droits de I'nomine,  pr616rant entretenir la
dictature a la culture de la dCmocraiic, Mobutu a lout com prom is (...)".
lille  n'est  p.ts  despotisme,  ni

La  ddmocratie  reste  democratic, 

aristocratie, ni ploutocratie12.

Democratisation:  Leur Langue et Leur Expression an Zaire  1X1

Une  diciature  ne  peut  se  transformer  en  democratic!  (slogan  du

PALU = Parti Lumumbiste Unifid!).

Dans ce sens encore "democratie" peut etre antonyme des lexemes
"democrature"", "anti-democratie"'\ "aristocratic" et"ploutocratie".
Un systeme de gouvernement ou un regime politique aboutissant a la
crdaiion d'un  pays et done d'une societe" cooforme a leur nature et a
leurs  objectifs.  Les  pays  a  regime democratique  (cfr.  supra)  sont
designes par le tenne "democratic"  et  les sotietes qu'ils  faconnent
deviennent des "socieies democratiques":

La Nation instaurde par la colonisation aucoeur del'Afnquese
trouve fttre du fait meme de la colonisation engagee dans la voie
d'une sodduS historique dont le devenir-etre,  l'aboutissement
logique,  pourrions-nous  dire,  se  trouve  etre  la  societd
de~mocratique:  autonome  ou  libre  objec'tivement  ou
rationnellement organised selon la verite*11.

C'est ainsi qu'on peutrencontrer comme substitut de "democratie",
le syntagme nominal "soci6t6 pluraliste", faisant echo a "democratic
pluralisle":

En d'autres tennes, nous devons encore apprendre a vivre dans
une socie*t6 pluraliste ou le propre jugement critique et non pas
le comportement des autres ddtermine 1'attitude dans la vie.  Le
fait que beaucoup continuent a vivre dans une socidtfi pluraliste
avec 1* esprit partisan et d* intolerance risque de nous conduire a
des catastrophes  ( . . . ) ."

Dans un autre article au caractere toutaussrpolemique et didactique,
lememejoumalistequil'intitule: "Acteursde la democratie pluraliste"'7
fait des recommandations similaires:

Mais, il faudrait que de part et d'autre Ton apprenne, que Ton
maithse et que Ton respecte les regies du jeu d&nocrau'que. La
paix  sociale,  la  paix  de  1'esprit et  des  coeurs  est  a ce  prix.
L'exercice de la liberte", done la pratique de la democratie est un
acte difficile.  Voila pourquoi. Ton estime que la democratie
n'est pas une affaire des mCdiocres ni des minus habens.

Cetteidentitdest encore plusmanifeste dans cesptarasesd'nommespolitiques:

228  Par Romain Kasoro Tumbwe

( . . .)  Pa democratic]  est plutot  un  combat  d'idles  pour  le
dlvetoppement du pays ( . ..  )•"

La  democratic  pluraliste  est  essentiellement  un  ddbat,  une
competition entre iddes (...)".

3.2  "Democratic" dans Les Langues Zairoises

Nous avons vu que "democratic" est un de ces mots que les langues zairoises
ont empmntes tels quels ou en les adaplant totalement ou partiellement a leur
systeme pnonologique et/ou a leur morphologic

Par exemple en ciluba, il est traduit par "demokrasi"20.  Mais, pour parler
des democrates am£ricains, on dira: "d6mocrate Carter", "ba-democrates".
En kikongo, "democratic" est retranscrit tel quel ou entre guillemets2'. En
swabili, le tenne peut etre reecrit "demokrasia", Ou "demokratia", ou meme
retranscrit simplement "democratic"22.

Mais "democratic" peut avoir aussi des equivalents en langues zairoises:
—  En ciluba, "bukalenga bwa Lshinsangansanga" est un substitut possible
de "demokrasi"; il signifie: le regne de la reunion des gens, de la masse.
•••- en kikongo, "luyalu lua (ou ya) nkangu" peut fonctionneren lieu et place
de "democratic"  (voirci-dessusXilsignifielitteralernentgouvernement
ou regne dupeuple, en opposition a'Muyaluluakingolo" (regne, regime
de la force, dictature)".

—  En  swahili,  les  termes  antonymes  de  "democratic"  ou  associes
ideologiquement  a la democratie  peuvent  etre  traduits,  c'cst-a-dire
qu'ils sont des caiques: "libcrte d'expression et d'opinion" = uhuru wa
kusema yale unayowaza  (litteralcmcnt:  liberteacaracterepolilique);
"dictature" = utawala wa kikatili (liitCralcment: gouvernement, regime
de bourreau, de torture), etc24.

• 

Conclusion et  Perspectives
Lors des deux etudes dontj'ai Tail mention au debut dcmoncxpose.ilm'aeiedonne
de constater que dans le domainc politiquc c'est le francais qui constiiuc la base dc
la langue d'expression  du citoycn. Ce constat se fonde sur le nombre d'ecrits ct
discours en francais, mais aussi sur les frequences d' intrusions et la predominance
des mots du vocabulaire politiquc francais dans les discours populates en langues
locales, qu'ils contribuent a appauvrir sur le plan  IcxicaJ.  Sans parler du risque
d'etre incompris des citoyens ignorant le francais et de noyer les parlcrs indigenes
sous les dots de la langue etrangcre.

Quant  aux  langues  zairoises,  ellcs  nc  manifeslent  pas  dims  le  domaine du
discours politiquc la vilalilc ct la crcaliviie du franvais.  Alors qu'ellcs posscdent

Democratisation:  Leur Langue  et Leur Expression au Zaire  229

un  fond  lexical  permettant  aux  gens  d'exprimer  leurideologie;  aJors qu'eiles
peuvent creer de nouvelles united lexicales, quitte a n'empranter que par n6cessit£
alors que la culture zairoise comporte des spicificites express!ves qui peuvent 8tre
"prfetees" a l'hdte francais, nos langues empruntent beaucoup et pretent ires pea
dans le domaine politique.

C'est pourquoi je veux ouvrir des perspectives en preconisant que des travaux
interdisciplinaires  fondes  sur  des  enquetes  sociolinguistiques  sokot  eflectues.
Ceux-ci aideront a constituer un vaste corpus qui permettrait de d£boucher sur la
constitution d' un repertoire de mots politiques nouveaux empruntes ou indigenes
a intfigrer au vocabulaire politique general existant dans nos langues, en vue de la
redaction d'un lexique du vocabulaire politique uulisable dans la presse za&oise
en langues  rationales  (qu'il  faut recreer ou reactiver), en vue de la diffusion  de
textes d*education politique etenfin, en vue d'une communication plus facile entre
les acteurs politiques que sont les citoyens.

Notes
* 
**  Communication  faite au Colloque de 1'Association  Zairoise de Science

Enseignant en Science Politique al'Universitede Kinshasa, Kinshasa,Za&e.

Politique (ASPO) du 3 au 4 aout a Kinshasa.

1.  L* un des deux textes, intitule " Le francais, langue (de la) politique au Zaire
pendant la Transition (24 avril 1990-1993)?", Went d'&republie dans  AM
d'ASSjMngage  et politique: les mots deladimocratie danslespaysduSud
de  Vespace francophone,  CIRELFA-ACCT/Didier Erudition,  1995, p.329
(Collection "Langues et Developpement").  L'autre, consacr6 a "La Notion
de democratic pendant la Transition au Zaire", est en cours de publication.
II s'est trouvd deux ou trois "conferenciers" a parler en swahili et en lingala
pendant  les  debats.  Le  President  de  la CNS,  Mgr L. Monsengwo,  s'est
occasionnellement  adresse  a  la population  en  lingala, et en  swahili  pour
lancer quelques boutades.

2. 

3.  Voir TEKEMENAYI,  No. 77 et 80,1993,  passim.
4.  Voir NSIKUMUSU, No  12 juillet-septembre  1991, passim, etNo. 3, juillet

1992, p. 22 et 23.

5.  NYABIRUNGUMWENE SONGA, "Violences et democratic", Umoja, No

473 du  19 Novembre  1991, p. 7.

6.  Jean-Paul II, cite dans la Declaration des Eveques du Zaire, in ZalTe-Afrique,

No.  262 de fevrier  1992, p.81.

7.  KALALA BWABO, "A l'heure de laDemocratie (...)", Zaire-Afrique, No.

258,  1991, p. 413.

8.  "UDI: ropportunite d'un gouvemement de salut public", Elima, No.  11 du

17 Septembre  1991, p. 3, col. 3.

9.  dans un des articles qui ont donnd naissance a la presente synthese et qui est

230  Par Romain Kasoro Tumbwe

en voie de parution, je me suis Itendu longuement sur le discours poldmique
autour du referent (democratic).  Je citerai en passant: "Le vrai sens de la
democratic", Elima, No. 353, p. 3, col. 2; Bolenge Malengela,  "Crise de
conflance entre les leaders politiques et le peuple?", Salongo, No. 33 du 18
au 24 Octobre 1990, p. 7; President Mobutu dans le discours du 31 Decembre
1990, etc.

10.  "Declaration  commune  des  partis  politiques  de  1'opposition  (  .  .  . )",

L'Anafyste, No. 1869 du 19 au 21 Juillet 1991, p. 1.

U.  Leon Moukanda Lunyama, dans Umoja, No. 473 du 19 Novembre 1991,

p. 8.

P,4.

12.  PAY DEB'S, "CNS: consensus ou retour au monolithisme", La Reference

Plus, No. 55 du jeudi 23 Avril 1992, p. 12, col. 3.

13.  RJDIKU KAPOTHO, dans Umoja, de Kinshasa, No. 387 du 16 Juillet 1991,

14.  ELUNGU PENE ELUNGU, Communication a la Table Ronde des Professeurs

de 1'University de Kinshasa d'avril 1991.

15.  Ibid.
16.  BONDONSAMA, "La Tolerance oul'ecolede la democratic", Salongo, No.

32 du 4 au 10 Octobre 1990, p. 3.

17.  Dans Salongo, No. 33 du 18 au 24 Octobre  1990, p. 3.
18.  KISOMBE KIAKU MUIS I, dans L 'Evenement, No. 4 du 22 F6vrier 1991,

19.  KTTHIMA BIN RAMAZANI, dans Le Soft de Finance, No. 19 du 5 Octobre

p. 7.

1991, p. 2.

20.  Je me rdfere aux deux numdros de Tekemenayi susmentionne's, passim.
21.  Cfr. NSIKUMUSU, No 12 de Juillet-Septembre  1991, p. 9,10 et 11.
22.  Cfr. les nume'ros de Neno la Mungu deja cites.
23.  Cfr NSIKUMUSU et KONGO DIA NGUNGA, op.cit.
24.  Cfr. Neno la Mungu, op.cit.

Democratisation:  Leur  Langue  et Leur Expression  au Zaire 

231

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