CGNTREBUTION A L’ETUD‘E DU THEME DE L‘AGONEE DANS LES ROMANS D ‘ANDRE MALRAUX That: for Hm 09ng of M. A. MECHKEAN 3mm UKE‘JEESETY Jean M. F. Lannie! 1962 ‘ WW:WW1 LIBRARY Michigan State University ' MSU RETURNING MATERIAL§r Place in book drop to LJBRARJES remove this checkout from n. your record. FINES will , be charged if book is returned after the date stamped below. f‘v‘mn T)? "l A‘f " l-‘N . ‘1“ TV 71"" w Cw..LquJCL Jr; A L! L'IUDL Du Tale-.3 DE L'AGOIIE Mics LES ROLL’LLIS D'AEDELE 211mm Submitted to The College of Science and Arts of Xichigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of MASTER OF ARTS Department of Foreign Languages 1962 Je tiens a eXprimer ici, ma sincere gratitude envers ceux qui ont bien voulu m'aider a presenter cet essai. Tout d'abord, je remercie Docteur Georges J. Joyaux de m'avoir fait connaitre l'oeuvre d'André Malraux et d'a- voir consenti a lire mes premieres ébauohes et a me guider. Je remercie également Madame Abell de ses préoieux conseils en matiere de composition. ’5‘ nnfin, je dois aussi indiquer combien je suis rede- vable a ma femme de son assistance technique et de ses en- couragements. l: HRODLTCT101: 0 O O O O O O O O O O O O O O O O O O O 1 LBS COZJQUEIJL‘Al‘ITS o o o o o o o o o o o o o o o o o 0 11 Introduction Les signes visibles de l'agonie Hong-Kong I Reflexions des associes Nicolaieff Le Earrateur Reflexions de Garine Conclusion LA VOIE ROYALE , , Introduction Perken Grabot La jungle Les messagers de la nort Conclusion LA C OI‘IDI TI 0:3 EUL'IAIlIE o o o o o o o o o o o o o VUES GEITERALES DE L'AGOIIIE BANS LES 10:43.33 BE DEAL RAU X o o o o o o o o o o o o o o o o o o 71.. 4. 3 .~_ \ nxtension uu tneme COLTCLUSIOII O O O O O O O O O I O O O O O 0 O O O O 159 BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176 NTRODUCTION Dans les cadres que Halraux a choisis pour ses ro- mans, la Revolution en Chine, la Guerre Civile en Espagne, la jungle indo-chinoise, une prison nazie et un champ de bataille européen de la deuxiéme Guerre Mondiale, la mort est toujours présente. Les critiques le reconnaissent sans equivoque, quelque soit la facon dont ils l'expriment: Poete de la mort ... et philosophe pessimiste ....1 The Conquerors literally drips with blood.2 Mort: c'est la mot qui revient le plus souvent, sans doute, sous la plume de Xalraux; il sonne comme un glas au terme de ses phrases.3 André Malraux ne cesse de parler de la mort, dans ses romans, depuis ses oeuvres surrealistes de premier jet, Lunes en Paoier(l921), Le Royaume Farfelu(l928), dans la correSpondance raffinée de La Tentation de l'Occident(1926), et, plus que jamais, dans les six romans qu'il a publiés de 1923 a 1945: Les Conquéiagt§(1923), La Voie Roxale(l930), La Condition Humaine(l933), ;g_genps du Mépris(l935), 1 Pierre-Henri Simon, L'Homme en Prooés(Paris: Edi- tions de la Bacconniere, 1950 , l. 2 William M. Frohock, Andre Malraux and;the Tragic Imarination(Stanford, Cal. : Stanford University Press, 1952 , 5 . 3 Gaétan Picon, Andre Malraux(Paris: Gallimard, 1945), 70. L'Espoir(1937), Les Noyers de l'Altenburg(1943). Obsédé’par la mort, Malraux la fait apparaitre sans cesse dans ses romans. Que ce soit dans la menace loin- taine du canon ou le bruit inquiétant d'une armée en marche, une jungle enveloppante ou l'incendie de Madrid, le sang coulant d'un homme abattu ou dessinant d'horribles fres- ques sur des murs; batailles, tortures, executions, assas- sinate se succédent et se chevauchent dans une apocalypse, dans un monde irréel a force de re’alisme.4 Le realisme qui se degage de l'oeuvre, tient sans doute au talent de l'auteur mais aussi au fait que 1'obses- sion de la mort a conduit Malraux a prendre part a certaines phases de l'action contenue dans ses livres.5 A l'apogée de sa popularité, "en 1945, ... deux générations 1e tenaient pour un contemporain capital: un homme qui pouvait parler de Ala mort parce qu'il l'avait affrontée, de l'histbire, parce qu'il avait contribué'a la faire."6 Cependant, dans le cadre tragique de ses romans, Mal- raux s'attache beaucoup plus a presenter des questions meta- physiques qu'a mener 1e lecteur d'aventure en aventure jus- qu'a un denouement plus ou moins pathétique. 4 "Non que ses livres prennent nébessairement 1e com- bat pour sujet: il leur suffit de naitre dans cette région menacée ou veille la mort." Claude Mauriac, Malraux ou le mal du Heros(Paris: Grasset, 1946) 14. 5 Cf. ci-dessous, "La Voie Royale",ppnrma 5 Pierre de Boisdeffre, Histoire vivante de la LittéL fature d'au]ourd'hui(Paris: Le Livre Contemporain, 19585, 2 . Car nos oeuvres d'imagination ne sont plus de belles aventures, pures comme des tragedies, ou le malheur trouve sa grace, ou le monstre est beau, dans sa lai- deur, et autour desquelles des dieux complaisants se taisent,'en approuvant silencieusement de la tete.7 Malraux appartient avec Sartre et Camus a une generation d'écrivains dont les romans different du roman traditionnel. Nous ne demandons plus au roman de nous raconter une histoire, une fable, un récit. Nous exigeons de lui qu 'il nous fasse méditer sur nous-memes, qu 'il fasse parler en nous des voix a qui ée monde ou notre volonté imposait Jusqu' ici 1e silence. Pourquoi ce changement? Pourquoi un genre littéraire jusqu'ici destiné a distraire ses lecteurs, entreprend-il de les faire réfléchir? De toute evidence, c'est en réponse a un nouveau besoin. Dans la société frangaise, dans la société occidentale du XXe siécle, le roman remplit une fonction qui était autrefois l'apanage d'un autre secteur de l'activité humaine. Au premier plan des préoccupations de l'homme, s'est toujours placée, sans contredit, la meditation sur la mort. Mais, comme l'explique le R.P. Blanchet, a cet égard, notre époque se distingue des precedentes. Jusqu' ici, les religions fournissaient la réponse avant meme que surgisse la question. On venait au monde nanti de tout, pour le temps et 1' eternite. Une tradi- tion precise vous accueillait, vous enseignant d' ou vient l' homme at on 11 va. Aujourd' hui, l' homme nait nu, jeté entre les etoiles, sur ce monde étranger, com- me un poisson sur le sable. Chacun prend donc en main is probleme de son salut, 1e pose a sa fagon, 1e résout 7 Rene M. Albérés, La Revolte des Ecrivains d' au- 10urd' hui (Paris: Corréa, l9 9 , 13-1 8 Réné M. Alberés, Portrait de notre Héros(Paris: Euiutions Le Portulan, 19455, 15. comme il peut.9 Autrefois donc, sous la sauvegarde de la religion chrétien- ne, la vie quotidienne avait un sens. Le roman y apportait simplement une evasion propre a satisfaire l'imagination du lecteur. Il ne suffit plus auJourd'hui de rendre la vie plus supportable grace a l'artifice de la littérature. Pour la majorité des_occidentaux de notre époque, a des degrés va- riant suivant les individus, les valeurs traditionnelles sont périmées, et la recherche d'un nouveau sens a donner a la vie doit précéder la recherche d'une distraction. Dans cette quéte, l'homme affranchi de Dieu, ne peut se tourner que vers lui-méme. L'homme cultivé peut consul- ter les traités philosophiques. L'homme moyen, incapable de le faire, s'adresse a des intellectuels capables de com- prendre ces problemes mais parlant dans un langage qui soit a la portée de tous. Les romanciers modernes répondent a leurs lecteurs en illustrant dans leurs ouvrages les problémes auxquels l'homme actuel ne peut trouver de réponse autre part, at surtout le probleme du sens de la vie. Comme l'observe Gaétan Picon: La vie ne peut etre Jugée qu'en présence de la mort. C'est par probité que Malraux choisit comme lieux de ses grandes scenes tragiques, les champs de bataille, les rues que souléve 1 émeute, les prisons. 11 y 9 Andre Blanchet, La Littérature et le Spiritual (Paras: Editions Montaigne, 19595, 202. saisit ce que Pascal saisissait dans la solitude de sa chambre: la condition humaine a découvert.10 Quand la bataille fait rage, que les pelotons d'exéL cutions fonctionnent sans arret, quand les terroristes exé- cutent les otages ou que les avions incendient les villes, la mort instantanée devrait etre la régle générale. Pourtant dans ce carnage, au milieu de cette accumu- lation de dangers, un certain nombre de personnages ne pas- sent pas de vie a trépas sans transition. Ils ont de lon- gues agonies. La longueur meme de ces agonies les rend in- téressantes a étudier, Pour les besoins de cette étude, on se limitera a quelques unes de ces agonies, que l'on appel- lera des agonies proprement dites. A de rares exceptions pres, les témoins d'une agonie ne peuvent affirmer qu'ils assistent a une agonie. Norma- lement, il faut la confirmation de la mort. De meme qu'une naissance peut n'etre qu'un accouchement si le nouveau-né' est mort-né. Le mot "agonie" s'utilise plus facilement au passe. Apres avoir assisté aux derniers moments de la vie d'un individu, et l'avoir vu mourir, on est en droit de de- I clarer qu'on a assiste a son agonie. Pas avant. Au cours de l'agonie, l'espoir, si mince soit-11, élimine forcément l'utilisation de ce terme. Au sens strict du terme, l'agonie signifie donc, la phase de la vie précédant la mort. Par extension dans le temps, la vieillesse peut s'assimiler a une agonie. Mais, 10 Picon, op. cit., 75. dans la mesure cu l'agonisant se rend compte de son état, il y a plus dans l'agonie qu'un contact plus ou moins pro- longé avec la mort. Le mourant, l'agonisant lutte contre la mort. Comme Scali l'explique au vieil Alvear, dans L'Espoir: " ... c'est toujours comme ca; un duel: la mort gagne ou perd. Bien. Le reste, ce sont des rapports entre les idées."(E. , 316)11. Dans cette etude, nous nous limiterons a la veri- table agonie: le cas od "la mort gagne". L'agonie propre- ment dite se termine par la mort. Quand commence-t-elle? Est-11 possible de distinguer l'agonie, de la vie: la mort, de l'agonie, avec certitude? Les vocables "vie", "agonie", "mort" se comprennent d'emblée, séparément. Du moins on ne s'aperqoit de leur complexité qu'en les examinant de pres, lorsqu'il est ques- tion du passage d'un de ces états a l'autre, par example. Un seul fait, si 1'on excepte 1e cas de mort par mutilation extreme, ne suffit pas a définir la vie ou la mort. De meme que pour l'etre vivant, 1a conscience de l'existence émane llDans 1'"Introduction" , dans le chapitre intitule "Extension du theme de 1' agonie" et dans la “Conclusion les references aux livres d' Andrei Ialraux seront faites dans 1e texte, en se réferant a la collection "Le Livre de Poche" Les Conquérants, La Voie Roxale ont éte édités dans cette collection par Grasset(Paris: Grasset, 1928 1930). La Condition Humaine et L' Espoir ont été édités par Gallimard (P Paris: Gallimard, 1946- 1937). Pour Le Temps du Laurie on se referera a 1' édition Gallimard(Paris: Galli- Inard,1935). Pour La Tentation de 1' Occident a 1' édition Grasset(Paris: Grasset, 1951), enfin pour Les quers de 31' Altenburg aux editions Gallimard(Paris: Gallimard,1948). Les abréviations seront, dans 1' ordre ci— dessus: C. V.R., C.H., 3., T.M., T.O., 1M. de tous ses sens, la vie ou la mort ne peut se définir que par une somme de signes. Empruntons a Jeanne Delhomme une expression technique de ce fait: Je suis dans le monde: 1a conscience que je prends de moi-meme, contemporaine d' une perception adulte, ne me livre pas une individualité tout a fait séparee ... L' appartenance a 301 n 'est que 1' accompagnement d' une conscience hors d' elle-méme, g2; les choses et sur les objets qui constituent son milieu naturel, et son champ d' action; mon corps, image parmi les images, me met immediatement‘gn elles ... Le monde est donc toujours present an moi, je suis toujours présente au monde quand je me détache de lui pour 1' observer et pour m 'observer. 2 Objet et sujet a la fois, pour lui-méme, comme pour son entourage, l'individu trouve les preuves de son exis- tence dans la presence de certains signes. La conscience de 1'existence est faite de l'examen et de l'addition cons- tante,mais la plus souvent sub-consciente,de ces signes. Leur variation aussi nous renseigne sur l'évolution de notre vie. L'agonie commence lorsqu'un des signes de. l'exis- tence s'estompe et disparait. L'existence n'est pas arre- tée,mais menacée. La verification des signes passe du sub- conscient au conscient. A partir de ce moment-la, 1'indi- vidu vérifie, inventorie les signes intimes ou externes, cherche a retrouver 1e signe disparu ou a minimiser la gra- vité de sa diaparition: il a commencé a se défendre, c'est la phase initiale du duel avec la mort. ‘ 12 Jeanne Delhomme, Tem s et Destin, Essai sur A. Malraux(Paris: N.R.F. cai‘fl‘p—‘a—EEST'mar , , 12. L'agonie, comme la vie, en revient a deux séries de signes: les signes intimes,propres a l'agonisant, et les signes externes,que peuvent discerner et l'agonisant et les témoins de l'agonie. Comme nous 1e verrons dans l'intro- duction aux Conguérants, ces deux series de signes agis- sent réCiproquement l'une sur l'autre, resultant 1e plus souvent en une aggravation de 1'état de l'agonisant. En resume, l'ensemble des signes indiquant la vie restent du domaine du sub-conscient jusqu'au moment ou la disparition d'un signs on l'apparition d'un nouveau, ce qui est scien- tifiquement equivalent, fait passer 1e processus du sub- conscient au conscient. Le duel contre la mort consiste a nier 1a disparition de ces signes et a préserver vis-a-vis de sci-meme et de son entourage, une image qui démente les évenements. Trois personnages de Malraux sont des agonisants au sens littéral du terme: des individus se débattant contre la mort. Ce sont: Garine, 1e héros des Con uérants, Perken, 1'un des deux personnages principaux de La Voie Rozale, et enfin, un personnage composite de La Condition Humaine, la famille d'Hemmelrich, c'est-a-dire sa femme et son fils. Ces agonisants demeurent longtemps suspendus entre la vie et la mort, traversant d'abord une période incertaine et doutant meme qu'ils vivent leur agonie, Jusqu'au moment on les signes s'amoncellent et confirment l'inéluctabilité du destin. Cela est surtout vrai dans le cas de Garine et de Perken pour lesquels l'interaction des souffrances phy- siques et mentales prend une ampleur considerable. Par contre, la mort d'autres personnages importants comme Tchen, Kyo et Katow, de La Condition Humaine, ne cons- titue pas veritablement une agonie comme nous l'avons definie. Ils vivent dans le voisinage de la mort, mais pas forcement dans celui de leur mort. Ils ne sont pas mines par un be- soin d'affirmer leur existence. Que dire de Kassner, dans Le Temps du Mépris? Il souffre dans une prison nazie, mais il ne meurt pas. Quand une lutte avec la mort s'acheve par la defaite de celle-ci, il est difficile de croire que la mort était dans la lice. Dans L'Espoir, peu de personnages ont le temps d'attendre la mort. Un blesse inconnu agonise quelques instants entre les lignes et 1e vieil Alvear fait une mort a l'antique. Enfin, dans Les Noyers de l'Alten- 2333, bien que le Jeune Berger subisse dans 1e tank, pris au piege, un sort analogue a celui de Kassner, il echappe, comme lui, a la fatalité qui semble pourtant toute proche. Le vieux Berger meurt assez rapidement de son inhalation de gaz aSphyxiant. Toutefois, si 1'etude de l'agonie proprement dite se limite aux trois premiers romans de Malraux, nous exa- minerons ensuite , rapidement, les agonies contenues dans les oeuvres ulterieures. Nous degagerons également pour chacun de ces ouvrages un sens plus general de l'agonie. Cette etude comportera essentiallement quatre par- ties. Chacune des trois premieres parties constituera une monographie de chacun des trois premiers romans dans lO 1'ordre de leur publication. Comme va le montrer 1'etude detaillee de l'agonie dans Les Conquérants et La Voie Royale, l'agonie represents an des themes principaux, sinon 1e theme prinCiPal de ces oeuvres. Dans Lg_gqndition Humaine, par contre, la theme de l'agonie, telle que nous l'avons definie, se limite a l'histoire de la famille d'Hemmelrich. Par consequent, 1'etude de La Condition Humaine sera plus sommaire, faisant ainsi la transition avec les oeuvres ulterieures dans les- quelles 1e theme de l'agonie diminue encore plus sensible- ment. La quatrieme partie comprendra l'examen de l'agonie dans les romans posterieurs a La Condition Humaine, ainsi que des indications sur le sens general de l'agonie dans les romans de Malraux. LES CONQUERANTS Garine est gravement malade. Commissaire a la Pro- pagande, il represente, avec Borodine, l'autorite au sein du gouvernement revolutionnaire de Canton. Comme tel,il a une influence considerable sur 1e milieu dans 1eque1 il vit. Bien portant, Garine ne s'attardait probablement pas a son- ger que les activites variees qu'il deployait au service de la revolution(dossiers, conferences, discours, ordres, etc) ainsi que la respect de son autorité étaient autant de preu- ves de son existence. En survenant, 1a maladie altere l'i- mage de Garine et bouscule l'equilibre etabli. Les signes visibles du déclin de Garine determinant des changements d'attitude de la part de son entourage. Par contre-coup ces changements d'attitude viennent s'ajouter chez Garine aux signes internes et les aggravent, causant par conse- quent l’apparition de signes visibles plus accentues et de proche en proche 1a situation se deteriore. Les signes visibles de la maladie de Garine sont in- contrOlables, et les attitudes qu'il prend, ainsi que les reflexions qu'il fait auront pour but de les masquer. Les modifications d'attitude dans son entourage dependent, avant tout, de ses rapports avec cet entourage en temps normal, avant 1a maladie. L'entourage de Garine se divise en deux groupes: ses associes et ses ennemis. l2 Ses associes, Borodine, Nicolaieff, Gallen, Myroff, Hong, Klein, Tcheng-Dai dans une certaine mesure,l et 1e Narrateur se repartissent en trois categories: Borodine et Nicolaieff, changent nettement d'attitude au cours de l'a- gonie de Garine,2 et Gallen et Myroff suivent aveuglement ceux-ci. Hong, Klein et Tcheng-Dai meurent avant qu'aucun changement appreciable ne se manifeste dans leur attitude.3 Le Narrateur, seul, reste fidéle a son ami.‘ Au debut de 1'ouvrage, Garine et ses associés ont " ... un ennemi com- mun a tous: 1'Ang1eterre ..."(206)4remfismiee ici par Hong- Kong. L'apparition des signes visibles de la maladie de Garine declenche 1e jeu reciproque des influences de Garine sur son milieu et vice versa. Les changements d'attitude provoques dans l'entourage de Garine par l'apparition des signes visibles de l'etat de Garine varieront selon qu'il s'agira de Hong-Kong, des associes de Garine ou du Narra- teur. Enfin, l'attitude et les reflexions de Garine lui- meme seront d'abord une denegation de son etat et ensuite 1 Le terme d'associe, en ce qui concerne Tcheng-Dal, doit Etre pris au sens large. Tcheng-Dai a collabore jus- qu'ici avec les revolutionnaires de Canton mais a commence a s'en detacher aprés l'affaire de ShameenZ98-105). 2 Vis-a-vis de Garine. _ 3 Cependant, l'assassinat de Klein et l'execution de Hong ont des repercussions profondes sur 1'etat de Garine (Cf. ci-dessous,pp.64-6S) . 4 Dans la partie consacree a l'etude des Conquerants, le renvoi aux pages de cet ouvrage sera fait dans la texte, entre parentheses, par indication du numero de la page. la resultat du changement qu'il observera autour de lui. L'etude de l'agonie dans Les Conquerants comprendra donc successivamant: Les signes visibles de l'agonie Hong-Kong Reflexions et attitudes des associés Le Harrateur Reflexions de Garine Les signes visibles da l'agonie A Hong-Kong, comme 5 Canton, 1e bruit court que Garine est malade, at qu'il va etra oblige de quitter cette région tropicale de l'Asie, pour pouvoir se soigner. Il s’agit de savoir s'il an aura le temps. Le temps va sa me- surer sur le visage de Garine. En Jouant avec la temps, au moyen d'images prises a de longs intervalles, les phytologistes parviennent a ran- dre visible des mouvements vegetaux impossiblas a debeler autrement: par example, un pois de senteur grimpant tel un Serpent 1e long d'un tutaur. La succession rapide des ima- éges, comprime en dix minutes une suite d'evenemants prenant Iréellement une semaine at dote, en apparence, la vegetal <1'un mouvement animal. Le vieillissement de l'étre humain, eSt tout aussi difficile a detecter dans sa continuité at 8a subtilite’ qu'une croissance vegetale, surtout chez un compagnon ou un individu que 1'on voit frequemment. Les Huirques de l'age se revelent de maniere beaucoup plus frap- pantes apres quelques mois ou parfois quelques semaines de separation. Si, par contre, il deviant possible da constater de jour en jour de nouvelles alterations sur le visage d'un malade, de nouvelles rides, un amollissement des chairs, une emaciation du nez, etc., on an deduit infailliblement que la cours des choses s'accelére, que la phenomena du vieillissement se precipite vers 1a seule issue possible: la mort. Sur la visage de Garine, la Narrateur voit, avec chagrin, ce changement rapide, accompagne bient6t de mani- festations de fatigue, de souffrance, alternant parfois avec des efforts de regain de la part de Garine. Mais, les dernieres images de Garine sont incontestablement celles d'un mort vivant, ou si 1'on prefére d'un individu vivant (comme on dit en anglais, "on borrowed time". En suivant, par necessite, l'ordre chronologique des Iévenements, cette partie de 1'etude des Conquerants mon- 'brera l'essantiel de cette progression vars la mort lue sur Ile visage d'un mourant. Que Garine soit malade, cela ne fait pas 1'ombre <1'um.doute. Bien que mis au courant a deux reprisas5 avant méme d'arriver a Canton, 1e Narrateur, lors da sa premiere errtrevue avec Garine, trouve sur la visage de son ami les InaJingles de la maladie en plus du vieillissement auquel il ‘1 ES Par Maunier, a Hong-Kong(38), at par la rapport de la Sfirete (69) . s'attendait:6 ... il a un peu vieilli, mais sous la doublure verte du casque, chaqua trait ports 1' empreinta de la maladie; les yeux sont carnes jusqu' au milieu des joues, 1e nez s 'est aminci encore; les deux rides qui joignent les ailas du nez aux commissures das levres ne sont plus les rides profondes d' autrefois: ce sont des rides largas, presque des plis; at tous les muscles ont quelque chose a la fois de fiévreux, de mou at de si fatigue, que lors- qu '11 8 'anime, tous se tendent, at que 1' expression de son visage change complétament. (75). Dans 1e visage vieilli at marque par la maladie, les traits essentials s'accentuent: 1e nez s'emacie, les rides s'elar- gissent. Ces memes rides qui donnaient une dignite au vi- sage an noient maintenant 1a partie inferieure dans une mollesse tremblotante. L'atmosphére fievreuse est renforcee par la chaleur qui semble sa degager de la tete da Garine: "Autour de cette tete qui avance,7 les yeux fixes sur la papier, l'air, comme toujours a cette heure, tremble devant 1a verdura dense, d'oh sortent des palmes poussiereuses" (75). I1 y a la une double signification: d'une part, 1a climat accablant est responsable de l'état de Garine, at, d'autre part, on voit 1a premiere manifestation de l'effort du Narrateur pour resister mentalement a l'evidenca doulou- reuse que lui presente 1e visage de Garine.8 Sur la courbe des temperatures epinglee au pied du 6 Il y a cinq ans qu 'ils se sont quittes(51). Dans 1'esprit du Narrateur, la visage de Garine est reste celui du passe. La comparaison des deux descriptions est edi- fiante. 7 Garine lit, en marchant, un rapport que la Narra- teur vient de lui remattre. 8 Cette attitude du Narrateur sera atudiee dans la chapitre qui lui est consacra(Cf. ci-dassous, p.39 ) U1 lit d'hdpital, 1e medecin peut suivre 1e cours de la maladie. Les irregularites de cette courbe lui indiquent des compli- cations, manifestations de facteurs externes, facteurs psy- chologiques par example. Le visage de Garine sur 1equel 1e Narrateur observe les marques at les progrés de la mala- die ne va pas sa transformer d'une maniere continue en deve- nant de Jour en Jour plus ravage. Sous l'influence de fac- teurs externes, 1a deterioration s'arrétera, sa renversera meme, ou s'accelerera. Le landemain da son arrivee 5 Canton, 1e Narrateur assiste, aux cats: de Garine a une attaque de la ville: l'Angleterre jette des marcenaires chinois a l'assaut. Garine, an l'absence de Borodine malade, prend 1e comman- dement. Par nécessité’d'abord, at sans doute aussi par besoin de contredire, an exhibant une activite debordanta, et les bruits qui courant sur sa sante defaillante, at les signes internes qui l'inquietent, Garine deviant l'ame de la resistance. 11 est, pour ainsi dire, partout a la fois, prend des initiatives, donne des ordres, distribue des armes. L'assaut est repousse. Pendant cet episode, 11 n'y a pas une seule allusion a son etat de santé. Mais, quand, les jours suivants, il retombe sur la plan des luttes intestines, des palabres politiques, par example, entre Hong et Tcheng-Dai, son entrain disparaIt. Encore sous la coup de 1'excitation, il passe bien une nuit avec deux prostituees chinoisas. Mais ces prouessas Ero- tiques achevent de 1'epuiser at la Narrateur, de nouveau, comme avant l'assaut de Canton, a devant lui un homme souf- frant. Il observe Garine redigeant un rapport pour Boro- dine: La lumiere accuse les saillies at les rides de son visage penche. La plus ancienne puissance de l'Asie reparaIt: les hbpitaux de Hong-Kong abandonnes par leurs infirmiers sont plains de malades, at, sur ce pa- piar que jaunit 1a lumiere, c'est encore un malada qui ecrit a un autre malada ...(137). Comme pour exprimer une obsession, 1e mot "malada” est repel te. L'atmOSphére de malaise emane du climat hostile aup~ quel les Europeans se trouvent soumis. Pour comble, una Seance orageuse a lieu peu de temps apres entrquorodine at Hong. Garine, tres attache a Hong, s'en trouve tres deprime at, 1e lendemain, 1e Narrateur apprend que son ami a dfi 8tre hospitalisé. Au cours de l'assaut de Canton, la progres de la ma- ladie s'ast, an quelque sorta suSpendu, sinon renverse, mais 1e retour a l'inaction ainsi que les epreuves affec- tives ont retabli 1e cours progressif de l'agonie. A l'h6- pital, l'impression dominante est calla des odeurs: celles_ qui entrant par les fanetres, L'odeur de la decomposition at calla des fleurs su- crees du jardin ... eau croupie, goudron. celles de la piéce, '3‘ odeur de corps an sueur qui parfois domine celle de l ether at du jardin. celle qui sort du lit quand 1e malada se retourna, 11 se ratourne dans son lit, at 1'odeur acide de la fievre s'eleve, .... Au milieu de ces odeurs, se trouve Garine, "les cheveux en pluie sur la visage, les yeux a demi farmes, 1e visage ex- tenue," (152-154). Comme au moment da 1a premiere antrevue (75), 11 y a concordance entre la mine defaite de Garine at 1a taile de fond asiatique malsaine. Par 1a fenetre de la chambre d'hbpital on aperqut: "Una palme ... rigide, sil- houette de metal sur la nuit molle at sans formes."(152). Du bureau de Garine on voyait "des palmes poussiereusas" (75). Derriere la description realiste9 de la scene, l'as- quisse d'un decor visual: "les palmes, une lumiEre rousse," sonore: "grele des mah-jongs, des cris chinois, des klaxons, des petards ... 1e vent du fleuve ... un violon monocorde ... les soldats qui marchent dans le jardin," s'edifie un monde dont Garine est retranche mais qui pése sinistrement sur lui.lo A 1'h6pita1, la vanite des moments d'excitation des Jours precedents diSparaTt pour faire place a la rea- lité. Lorsque Garine sort de l'hdpital, les indices les plus apparents sont ceux de la nervosite, voire de l'irasci- bilite, causee par une reaction contre 1'epuisement. La Inort de Tcheng-Dai risquant d'etra exploitee par l'Angle- 9Les odeurs. loDe nombreuses references ont ete faites a propos de 1-'inf1uence du cinema sur la roman modarne en general, et Shir les romans de halraux en particulier. A ce sujet, on eut consulter l'article de Claude Jacquier, intitule Cinema et crise du roman", Problémas du Roman(Lyon: publie Inar Jean Prevost), 205, ainsi que celui de Raymonde Magny, IESEritmctobre 1948), 519. I1 se peut que les indications de la palma soient Elussi une technique cinematographique du meme ordre que ces fldnages "invisibles" projetees a une frequence bien moindre (lue les images des prises de vues, et qui, pergues p1ut6t 19 terre et d'intimider les elements conservateurs du gouver- nement de Canton, Garine prepare febrilement, avec l'aida du Narrateur des affichas proclamant 1a culpabilite de l'Angleterre. A une question posee par le Larrateur, il repond nerveusement, presque avec haine(164). Qualques instants plus tard, son epuisement se manifesta par un in- cident: "Descendant tres vita derriere moi, il a manque une marche et a pu, Juste a temps, saisir les barreaux de la rampe. Il s'arrete une seconde, reprend sa respiration, ra- Jette ses cheveux en arriere at recommence a descendre ..." (165). L'auteur communique trés bien la sensation de malai- se. Qui n'a pas ressenti ce coup de fouet de l'adrénaline aprés un faux-pas, ce moment infinitesimal pendant lequel 1e corps tout entiar imagine 1a chute qui ne s'est pas pro- duita at an frissonne? Point n'est besoin d'insister sur la caractere sinistre de cet episode.11 Nous retrouvons ici 1a physionomie maladive de Garine qui avait a l'hapital "les cheveux an pluie sur la visage"(152) et qui, ici, "ra- Jette ses cheveux en arriére"(165). Le rythme s'accelere, Garine sent-il qu'il a besoin da se depecher? Un peuplus tard, pendant la meme nuit, 1e Narrateur porte a Garine 1a premiere epreuve de l'afficha projetee. ___. que .distinguees‘. communiquent au spectateur une sensation revetant un caractera mysterieux. La palme, les insectas qui semblant "seuls vivants" (153), 1'odeur d'eau croupie(l52), annoncent La Voie quale dans 1aque11e 1e decor asiatique prend beaucoup plus d'im- portance. 110n trouve un incident similaire dans La Paste. Albert Camus, La Paste, "Le Livre de Poche"(Paris: Galli- mard, 1947), 110. 2O Garine 1e reqoit dans la bureau de Nicolaieff on i1 "marche da long an large, 1e visage extenue."(167). 11 lui tend l'affiche: Fais attention, l'encre est fraiche: j'en ai plain les mains. I1 hausse les epaules, deploie l'affiche, la regarde at rentra les levres comme s 11 les rongeait.(Ne pas savoir 1e cantonnais, ni les caracteras, ou plut6t savoir tres mal 1' un at les autres 1' eanpere, at 11 n' a plus le temps d' apprendre. (167) "11 n'a plus le temps d'apprendre". Comme nous 1e verrons dans la chapitre "Les reflexions de Garine", 12 celui-oi depuis 1'h6pita1 comprend qu'il est perdu. La mort est la pour limiter sa vie, son temps, pour l'empecher de finir. Nais l'indication importante ici encore est l'axas- peration, 1e debut du manque de contr61a, de l'affolement causes par l'accumulation des signes: signes de la maladie, signes de fatigue, temps limite. Nous sommes tous cons- cients de notre mort probable, bien qu'au fond chacun da nous se refuse a an etra absolument certain. Mais tout a coup, a un detour de la vie, comme sur un chemin, un obsta- cle s'ecarte, at, bien qu'encore lointaina, l'implacable certitude de notre mort nous fait face. C'est bien la, la sensation de Garine qui sent le temps lui echapper: "Il n'a plus 1e temps ..."13 12Cf. ci—dessous, pp. 50 at suivantas. 13N' y-a-t- -il pas 1a cependant une certaine invraisam- blance? Garine, da pare Suisse at de mere Russe,"par1ait 1'a11emand,1e fran ais, la russa at 1' anglais qu 'il avait appris au college." 52-59) 11 est difficile da croire qu' apres cinq ans d'activite ininterrompue comme directeur de propaganda an China, 11 ne soit pas plus familiar avec la chinois parle ou ecrit. 21 Pour 1a premiere fois, 11 se ronge les levres.l4 Il va continuer a la faire surtout apres son attentat, mais alors sous l'amprise de la souffrance, nouval element, pour reprimer ses plaintes. En meme temps, les indications de l'epuisemant sa repetent. Pendant toute 1a matinee, les agents se succedent chez Garine, dont cette nuit blanche a encore creuse 1e visage. Affale sur la bureau, 1a tete dans la main giuche, il dicta ou donne das ordres, a bout de nerfs. 70 . Quelques Jours apres, lorsqua Hong, 1e terroriste est arreté’ at amene devant lui. Garine est assis derriére son bureau, tres fatigue} la dos vofitéfi 1e manton dans les mains ... Entendant des pas, il ouvre les yeux, ecarte lantement de la main ses cheveux qui pendent, at leve la teta. 181 . Enfin, revenant de l'endroit cu il a vu les cadavres horri- blement tortures de Klein at de ses compagnons chinois, Dans l'auto, il ne dit pas un mot. I1 s'est d'abord affaisse, les coudes sur les genoux. La maladie l'af- faiblit chaque jour.(186). Revenu chez lui, Garine, ... semble plus malada at plus fatigue'que jamais. *éCartes, l'incidant a du poids, at 11 semble que Malraux ait pense qua cela an justifiait l'utilisation. N'y aurait-il pas la une indication pour ceux qui cherchent a detecter celui des personnages representant 1' auteur? Nous savons que Malraux connaissait 1e Sanscrit. A-t-il eu, au cours da ses sejours an Extreme-Orient, 1'oc- casion d'apprendre 1e chinois? Cela l'a-t-il rebute? Il est probablement a la fois Garine at 1a Narrateur, bien que sa presence 5 Canton, lors de la greve de Bong-Kong, soit douteuse(Frohock, op. cit.18-19, note 5). '14Catte morsure des levres, sous l'empire de. la souf- france, sa retrouve dans La Voie Royals pendant les derniers moments de l'agonie de Perken. 22 Sous ses yaux, deux rides profondes, parallelas a celles qui vont du nez aux extremites da 1a bouche, limitent de larges taches violattas; at ces quatre rides, tirant sous ces traits comme 1a mort,semhkmt deja decomposar 1e visage(186). L'épuisemant indique par les expressions "nuit blanche, tres fatigue} a bout da nerfs“ sa traduit par les postures de Garine: "affale, 1a dos vofitefi affaissé: 1e menton dans ' at par la ralentis- 1es mains, les coudes sur la genoux,' sement de ses reactions: "11 ouvre les yeux, ecarte lante- ment ... ses cheveux." La maladie marque son visage au point que la mort y apparait pour la premiére fois, an meme temps qu'une apparence de decomposition suggeree par 1'émaciation at les taches violettes.l5 Le Narrateur pen- dant qu'il_converse avec son ami continue a l'observar at an bout da quelques minutes voit son visage encore plus ravage: "Laissant aller tout son corps an arriere, il s'ap- puie au mur, les yeux fermes. La boucha at les narines sont da plus en plus tendues, at una tache bleue s'etend des narines a la moitie des 30ues"(187). A la fatigue s'est ajoute l'effet de l'horreur du Spectacle du cadavre de Klein. Un facteur externa a pro- duit une acceleration dans l'evolution de l'agonie at 1e visage 1a reflete. Jusqu'ici, la decomposition n'existait que dans les odeurs percues dans la chambre d'thital ou ;5Notons que lors de la premiere entrevue avec la Narrateur, 1e visage portait le reflet var: du casque(75) que la lumiere jaune eclairait, 1a face de Garine ecrivant a Borodine(137), at qua maintenant, la visage ne reflete plus una lumiere sinistre, mais se colore lui-meme an vio- let. 23 dans la salle ou se trouvaient les cadavres. Maintenant, elle gagne 1e visage mEme de l'agonisant. Dans l'eSprit du lecteur, un portrait composite s'impose: un homme "a bout de nerfs", les cheveux "dans le visage", visage devanu un masque sur 1equel "une tache bleue" presage 1a decomposition macabre. Sur l'individu chancalant, 1e destin s'acharna: il est victime d'un attentat at blesse au bras. A nouveau, un facteur externa vient frapper cet organisma deja fortement ebranle, et_1a mort fait des progres rapidas. Jusqu'ici, les indications donnees etaient,1a devastation de la physio- nomie, puis les indications de prosmation, 1a fatigue at en- fin 1a nervosite. Avec l'attentat, un nouvel element appa- raIt: la souffranca physique. 11 revient chez lui apres avoir eté panse par Myroff, 1e medacin russa. Agité} il ne cesse de chercher une position comfortable. D'abord allon- ge sur son lit de camp, il s'assied pendant son entretien avec son ami: “i1 rejette an arriera ses cheveux qui tom- bent devant son visage, at se léve, comme s'il se secouait. L'epingle qui fixe son echarpe saute, et la bras tombe: 11 se mord les levres"(l94-l96). Maintenant, chaque mouvament brusqua de son bras 1e (fait souffrir,-" ... il s'arrete, se redresse d'un coup avec una grimace“(195-l96). Pourtant, l'habituda du commanda- ment donne a Garine l'energie necessaira at 11 ea ressaisit devant un subordonnei En presence d'un massager, ... sur la visage de Garine, l'expression de decision at de durete 24 reparait. Et c'est presque du ton ancien de sa voix qu'il repond"(198). Se laissant aller devant son confident, Garine tente de maintenir son masque autoritaire devant les autres. Au cours de l'assaut contre Canton, il semblait Etre gueri, mais ce n'etait qu'un soubresaut de l'agonie puisque la maladie reprenait son cours et s'aggravait. Un dernier soubresaut va crear un dernier palier dans la courbe de l'agonie. Bien que tres malade, at souf- frant fortement de sa blessure, Garine ne cesse d'étre actif at se precipite a la Surete pour continuer un interrogatoire commence par NicolaIaff. Nicolaieff se montre incapable de faire parlar les prisonniers. Garine domine sa maladie at as souffrance autant qu'il 1e peut: "La main droite, an rai- son du poids de l'arme est ferme, 1a gauche, qui sort de l'e- charpe blanche, tremble de fievre"(214). I1 prend l'inter- rogatoire en charge, execute sommairement un des prisonniers par exasperation, va meme jusqu'a frapper l'autre d'un coup de poing, et finalament obtient aveux at ranseignemants de- sires.l6 Malgre tout, c'est la fin. De ratour avec Garine dans son appartement, 1e Narrateur avoue: "La maladie a creuse a tel point son visage que je n'ai besoin d'aucun effort pour l'imaginer mort"(221). Dans un dernier gasta qui lui arracha una expression de douleur, Garine etraint Son camarade: "Lentament, mordant sa levre inferieure, il " l6Nous reviendrons sur cet episode dans la chapitre Le Narrateur". Cf. ci-dessous, p. 39 at suivantes. sort de l'echarpe son bras blesse, et la leve"(222). Mais aussitfit aprés, Garine reprend son masque autoritaire: "Ja (1e Narrateur) cherche dans ses yeux 1a joie que j'ai cru. voir; mais il n'y a rien de semblable, rien qu'une dure at pourtant fraternelle gravite"(222). Plutbt qu'une progression reguliere vers la mort, les signes visibles de l'agonie au cours des deux mois(l97) sur lesquels s'etend l'ouvrage, dessinent une cdurbe tourmantee. Des paliers, des remonteas soudainas viennent ainsi que das rechutes graves an compliquer 1e trace. Les signes visibles de l'agonie.ont montre les visages successifs da Garine, sa fatigue, son exasperation, sa souffrance at aussi son ef- fort pour masquar son etat. Les visages successifs de Garine constituent la progression la plus reguliera, calla qui n'est freinea que par deux facteurs: l'amitie du Narra- teurl7 at la volonte de Garine. La volonte de Garine apparait dans la contraste evi- dent entre son etat prostre at ses yeux fermes at l'anima- tion qui afface partiellement sur son visage 1e masque de l'agonie, surtout au cours de l'assaut sur Canton at pen- dant l'interrogatoire das prisonniers. Capable de sursauts d'energie, 11 ea rend compte que la temps va lui manquar at l'inertie des luttes politiques an opposition a l'excitation de l'action 1e conduit 5 l'axasperation. Cette eanpera- tion constitua en elle-meme une sorta d'agonie causes par 17 L'influence de cette amitie sera etudiee dans la chapitre qui lui est consacre. 26 un appal desespere au seul element dans 1equel il sait vi- vre: l'action. Des que "son action as retire"(194), la des- cente vers la mort reprend.18 La souffrance physique vient s'ajouter a l'axaspera- tion due a l'impuissance at a la fatigue due a la fievre, et c'est paut-Etre 1a manifestation la plus poignanta: il souf- fre da son bras, soit qu'il essaye de cacher son abattement an se redressant, soit qu'il esquisse 1e gasta d'etreindre son ami. Ainsi les signes visibles de l‘agonie, loin de se 11- miter a la description pure at simple das ravages que la mort imminente inflige aux traits de Garine, mettent an va- leur son gout de l'action, sa peur de manquer da temps at l'amitie qu'il rassent, surtout pour la Narrateur, mais au- ssi pour Hong at Klein. De meme qu'a l'approche de la fin da la vie, les carac- téristiques d'un visage s'accentuent, les signes distinctifs da 1a personnalite de Garine prennent du relief sous la lu- miere de la mort. Bong-Kong Garine livre a Hong-Kong un combat aussi acharne'et aussi personnel qu'a 1a maladie. Hong-Kong, comma Genéve l5 Nous trouverons dans ”Les reflexions da Garine" (Cf. ci-dessous p.50 at suiJ un developpement de ce theme. 27 na represente pour lui, que la societe qu'il tiant "pour absurde"(57):"Vaincre une ville. Abattre une ville: la ville est ca qu'il y a da plus social au monde; l'emblema de la société. 11 y en a une au moins que les pouiileux cantonnais sont an train da mettre dans un bel etat"(219). Tout an ayant, en apparence, un objectif commun avec ses associes, comme Borodine at Meuniar, Garine se trouve sur un plan different. Meunier est heureux de voir "1e dogue de la maison Old England, 1a seul vrai, Hong-Kong sci-meme, ... (pourri) sur pied, ... bouffe aux vars!"(38). La Narra- teur y voit: “... la symbola meme de la domination britan- nique en Asia, la roc militaire d'ou l'empire fortifie'sur- veille ses troupeaux ... ”(6). Si Garine arrive a faire promulguer son decret,19 Hong-Kong sera, d'apres Meunier, "un port foutu, crave"(43), at d'aprés 1e rapport da 1a Sfirete britannique, "aussi sfirement" detruit que par "un cancer"(69). Pour 1e moment, Hong-Kong, dont la rue prin- cipale est "deserte et silencieuse"(36), par suite de la greve de Canton, est una ville malada. Un malade, Garine, se mesure a une villa malada, Hong—Kong. De son Cate, Bong-Kong reconnait la valeur de Garine. Les dernieres lignes du rapport de la Sfirate que la Narrateur lit en route vars Canton sonnent plutet comme une citation a 1'ordre du jour que comme une fiche judiciaire (69), et c'est avec satisfaction que l'auteur du rapport 19 "Decret"(interdisant) l'entree du port da Canton 5 tout bataau ayant fait escale a Hong-Kong.(69). 23 a souligne "deux fois au crayon rouge" les lignes suivan- tes: "Je me permets d'attirer tout Specialement votre atten- tion sur ceci: cet homme est'gravement malade, il sera obli- ge de quitter le Tropique avant peu"(69). Ce qui confirme au Narrateur ce que Meunier lui avait dit, sonnant ainsi le premier coup de glas: "Maia il commence a avoir une gueu- la de cadavre, Garine. Paludisme, dysenterie, est-ca que je sais?"(38-39) Meunier na mache pas ses mots: "gueule de cadavre". Les signes visibles de l'agonie ont montre 1a deterioration progressive du visage da Garine aboutis- sent a une impression analogue pour la Narrateur.2O ... Il commence ... , c'est bien la debut de l'agonie. "Est-ca que je sais?" On ne saura jamais au fond de quoi Garine meurt. La presence sur la bureau de Garine "da deux livres anglais de médecine: Dysentry, Paludism"(97) revele 1a meme ambiguite, ainsi que Nicolaieff sentencieux declarant: "Il paraIt qu'il n'y a pas seulement 1a dysenterie at 1e paludisme" (204). Quoiqu'il en soit, Hong-Kong, par Maunier ou par la rapport de la Surete, constitua pour la lecteur 1a premiere source d'information sur la santé de Garine. En presentant ainsi des renseignemants, Malraux etablit concurremment deux faits: 1a gravite de la maladie de Garine, at l'impor- tance que cette maladie a pour Hong-Kong. 20 Cf. ci-dessus p. 24 g7 29 Ainsi 1e rocher de Hong-Kong s'opposa, non pas 5 Canton mais a Garine et du texte du rapport se degaga non seulement une confirmation de la maladie de Garine, mais aussi une affirmation de la preeminence de ce revolution- naire. De fait, sur les listes intitulees: "A fusiller en pramier"(81) que distribuent les marcenaires chinois, 1e nem da Garine figure en tete. Bien que sachant que la ma- ladie va bientfit ecarter Garine du champ d'operations, les Anglais 1e considerent neanmoins comme l'homme a abattre. Il est logique de penser que ce sont les Anglais qui fomen- tent l'attentat contra lui, mais on ne peut exclure d'au- tres possibilites.21 Enfin, 11 faut noter que les Bri- tanniques prets a appeler des renforts(43) finissent ”par y renoncer(202) et que cela coincide avec la declin rapide de l'etat de Garine, surtout apres l'attentat. Les auto- rites britanniques, continuant a se tenir au courant de la santé de Garine considerent que sa disparition relachara la tension at par consequent les renforts sont desormais inu- tiles.22 Hong-Kong est l'ennemi de Garine, mais l'agonie de celui-c1 permet de comprendre combien, meme malade, Garine a d'importance pour les Anglais. Ravage par son mal, tou- 22 Dans La andition Humaine, d'une maniere similaire Ferral apprecie an connaisseur 1e calibre des insurges,"... Pour 1a premiere fois, 11 y avait une organisation de l'autre cetai Les hommes qui 1a dirigaaiant, il efit aime'a les con- naftre! A les faire fusiller aussi."(C.H. 96). 30 Jours present sur les listes d'individus a fusiller, vic- time d'un attentat, Garine est un homme traque. Bien qu'af- faibli, c'est tout de meme Garine, malada mais vaillant et non Borodine malada mais alite qui est capable de mobili- ser son energie pour rasister victorieusament a la menace anglaise: l'assaut de Canton. En ce qui concerne l'agonie, donc, Hong-Kong Joue un triple rbla etant source d'information, da danger at de prestige pour Garine. Le debut de l'agonie est annonce par Hang-Kong, les dangers supplementaires que Garine court ema- nent de Hong-Kong, at l'importance visible que Garine a dans la strategic anglaise montrent combien Hong-Kong agonisant reconnait 1a valeur de Garine meme agonisant. Reflexions at attitudes des associes Ainsi qu'il a ete indique dans l'introduction a l'etu- de des Con uerants, l'entouraga de Garine peut se diviser sommairement entre ses ennemis at ses associes. On vient de voir ses ennemis representes par Hong-Kong. On se bor- nara a etudier les groupes d'associes qui assistant 5 1a to- talité de l'agonie. La groupe d'associes dont les sentiments a l'egard de Garine evoluent avec les progres da la maladie, peut sa réduira a un representant: Nicolaieff, 1e chef de la police. Borodine at Myroff restent la plus souvent a l'arriere-plan, Gallen joue a ca titre un r61e tout a fait passif, et, la plus souvent, les nouvelles importantes, comme les diagnos- tics de F‘roff at les sentiments de Borodine sont transmis par Nicolaieff. iicolaieff Comme 1e fait remarquer Malraux dans sa preface a Sanctuaire23 de Nilliam Faulkner, une bonna police est, avant tout, une police bien renseignee. Les deux polices auxqualles on a affaire ici, celle de Bong-Kong at calla de Canton, sont a cat egard, des polices exemplaires, en tous cas, an ce qui concerne Garine. La Sfirete de Hong-Kong con- ‘nait 1e detail des etats de service de celui-Ci, ainsi que la gravite de sa condition. A Canton, Nicolaieff, le chef de la police revolutionnaire, centralise les renseignemants sur Garine. D'ailleurs, ici, les renseignemants se preci- sant: "avant peu" disait 1e rapport de Kong-Kong. 11 y a, vraisemblablement, une dizaine de Jours que la Narrateur, puis Garine lui-meme, y ont lu les lignes soulignees d'un trait rouge(69). Garine est a l'hapital. Dans son bureau, Nicolaieff converse avec la Narrateur: Vois-tu, mon char, me dit Nicolaieff, da sa voix de pratre, 11 ferait mieux de s'en aller, Garine, beaucoup mieux ... Myroff m a parle de lui. S il veut raster encore quinze jours, i1 va raster beaucoup plus long- temps qu'il ne 1e souhaite ...Oh! on n'est pas plus mal entarré ici qu'ailleurs ... - Il dit qu'il ne paut pas partir maintenant. - Oui, oui, ... Les malades ne sont pas rares ici ... - Et puis, quand ce qui compte pour lui n'est pus an jau, il est un peu abouliqua, Garine ... comme tout 1a monde. 23 N.R.F.(1er novembra 1933), 746 at suivantes. - Et tu crois que la vie ne compte pas beaucoup pour E1122s beaucoup, pas beaucoup ... (157) Les termes na sont plus: "malade, gravement malada", mais "on n'est pas plus mal entarre ici qu'ailleurs ..." Nicolaieff badine en parlant de la mort prochaine de Garine, soit pour cacher son emotion, soit an homme blase par ses contacts frequents avec la mort. Il n'y a plus de doute possible, Garine se trouve a quinze jours de sa mort. C'est aussi exact qu'une borne kilometrique: La Mort, quinze Jours. La seula chance pour Garine est la depart, 1a fuite de ce climat, mais, comma Garine 1a confirme lui-meme,(157) la.vie ne compte pas assez pour interrompre une action an cours. Si, en quelques mots, Nicolaieff precise 1a situation at sert, an quelque sorta, da point de repere, presque d'a- genda, il deviant par la suite une inastimable source da ren- Seignements d'un autre ordre. Par son attitude, il revele ce que l'agonie de Garine signifie pour lui. Par ses apho- rismes at ses peroraisons, il ouvre les yeux du lecteur sur ce que Borodine at lui pensent da Garine a l'article de la mort. Ln ce qui concerne Nicolaieff, Garine est un homme " Aussi, lorsqua fini, condamne: "d'ici quelques jours .... Garine vient discutar avec lui des diSpositions a prendre contre les terroristes, Nicolaieff supporte mal 1a presence de cet homme qui, pour lui, n'est meme plus vivant. A vrai dire, il n'y a que celui dont la mort est encore imprecise, Qui soit vivant. Le Narrateur note: 33 Garine a les bras croises, les yeux fermes: Nicolaieff 1e regarde d'une facon singuliere, presque avec haine .. Et souriant a demi, avec une attitude singuliere de dare; rance at d'ironie: - Alors? Qu'est-ce qu'on fait? Garine repond d'un gasta: "Peu m'importe." Una 1e are expression da dedain passe sur le visage de Nicola eff. (168-169) La haine, la deference melee d'ironie, at 1e dedain manifes- tes par Nicolaieff sieent bien a celui qui a transmis 1e nwssage de Myroff. La mort prochaine de Garine.est un fait acquis, at pent-etre y a-t-il deja plus da quinze jours qu' 11 a ete condamnéi Ce que Nicolaieff exprime par ses gri- maces reste pour la moment sur le plan personnel, mais tou- tefois en la depassant un peu. Les signes visibles da l'a- gonie ont fait voir que Garine etait capable d'amitie. Nico- laieff, communiste discipline} est cuirasse'contre cela. Le "chef" est mort ou preSque, 1e valet peut se permettre de ricaner. Depuis son sejour a l'hbpital, Garine ne sa projette plus comme durant l'attaque de Canton, en silhouette heroi- qua sur un cial de bataille, mais bien plutdt comme un hom- me brise, perdant sa sante, ceux qu'il aime et dont i1 etait estime} comme Hong, Klein, et par-dessus tout, perdant a Canton, sa stature, puisque ses collaborateurs at subordon- nes deviennent hostiles. Le principal d'entre-eux, Nicolaieff, toujours bien renseigne, mieux que le Narrateur lui-meme, qui pourtant est le constant compagnon de Garine, annonce 1e prochain depart de ca dernier. 11 1e fait avec un melange de deli- 34 catasse at de condescendance: "I1 fait de bonnes choses a- vant de partir ... me dit ce matin Nicolaieff. 'Il', c'est Garine."(203). Y a-t-il donc un eSpoir? En partant, Garine va-t-il conjurar 1e mauvais sort? Non, "il est perdu", "tout simplement", "Nyroff dit qu'il n'arrivera pas a Cey- lan." Au cours de la conversation precedemment etudiee,24 la mort etait "a quinze jours" at encore a condition que Garine se decide a partir. Maintenant, meme 1e depart est vain: la mort est a ... Ceylan. iicolaieff, la represen- tant de l'univers concentrationnaire, semble dire: "non, non, rassurez-vous, 1e prisonnier sera mort avant d'attein- dre les barbales." La maladie etait d'ailleurs plus grave qu'on ne 1e croyait:"Il parait qu'il n'y a pas seulement 1a dysenterie et le paludisme. Les maladies tropicales, tu sais, on ne joue pas avec elles, mon petit. Quand on les a, on se soigne. Sinon, c'est regrettable ... Et puis, autant vaut!"(204)25 "Autant vautl" l'exclamation est insolite. Que veut dire Nicolaieff? Avec suffisanca, dans les gestes(un doigt sur ma poitrine), (203-206) dans les mots( mon petit, tu parles comme un gosse, tu n'y comprends rien), (203-206) Nicolaieff entreprend d'expliquer son: "Autant vaut!" au 24 Cf. ci-dessous, p. 31. 25 "Il parait" semble un echo de la phrase de Neunier: "Est-ca qua ja sais ...”(39) 35 Narrateur. Dedaigneux d'abord, puis distant, at enfin pres- que hostile, i1 commente cette exclamation qui lui a, pour ainsi dire, echappe: a Canton, tout a fonotionne’sans heurt, parmi les revolutionnaires tant qu'on se trouvait "en face d'un ennemi commun a tous: l'Angleterre."(206) Maia mainte- nant, "l'armee rouge est prete, Hong-Kong sera definitive- ment abattue dens quelques Jours."(204) Dans le sillage de la victoire, une union qui ne pouvait etre que provisoire se dissout: dedaigneux, Nicolaieff, pontifie tout d'abord: " ... souriant d'un obte’de la bouche, plissant les pau- pieres: 'Humain, trop humain, comme dit Borbdine. Voila ou menent les maladies mal soignees ..."(204), puis stig- matise Garine pour avoir marque son attachement a Hong, a Klein. Garine n'est pas ceux "qui savent s'oublier."(204) L'implication est evidente: "Il n'est pas communiste. voila. Moi, Je m'en fous, mais, tout de meme, Borodine est lbgique: il n'y a pas de place dans la communisme pour celui qui veut d'abord ... etre lui-meme, enfin, exister separe des autres ... "(204)26 Le chef de la police marque bien les distances. Garine est en quelque sorta frappe d'ostracisme. Mais le ton deviant encore plus inquietant. Meme "1a haine (que Garine a) de la bourgeoisie at de tout ce qu'elle re- presente"(206), mise en avant par la Narrateur ne peut te- nir lieu de lettres de creance. Pour Nicolaieff, Garine 26 L'individualisme de Malraux l'a empeche'd'etre communiste. 36' est presque un ennemi: "Oui, oui, un general blanc, de gau- che"(204) raille-t-il, decidement hostile. 11 1e sent s1 bien qu'il s'en defend: "Je n'ai pas d'hostilite pour lui, crois-moi."(204) Certas, un homme capable d'amitie, par surcrdit non communiste, incapable da 1e devenir, at par consequent, impropre a s'adapter aux problemes de 1'organi- sation, 1a revolution passee, n'a plus rien a faire a Can- ton aux cdtes de Borodine at de Nicolaieff. "Son temps est fini" at "comme dit Borodine, il n'a pas d'axe."(205) "Autant vaut" est clair maintenant, 1e hasard fait bien les choses.27 Par una triste coincidence, 1e hasard vaut que le depart, la mort, enfin, de Garine arrive au moment on les differences entre lui at les autres revolutionnaires s'accu- sent nettement: "Tout ca ira tant qu'il sera en face d'un ennemi commun a tous: l'Angleterre." Le temps des hommes comme lui tire a sa fin.(206) On ne peut s'y meprendre: autant vaut! ... qu'il parte, qu'il meure maintenant, il est grand temps. Ainsi, Nicolaieff batit pour nous, par ses attitudes at ses paroles, 1e cadre dans 1eque1 Garine s'eteint. Si encore Garine n'etait pas au courant! De meme que la lec- 27 On ne peut s'empecher de remarquer que, soit par deformation professionnelle, soit par manque de veritable personnalite, 1e chef de la police de Canton ne fait que transmettre ce qu'il tiant de Myroff ou de Borodine qui demeurent a l'arriere-plan dans la presque totalite de l'ouvrage. 37 ture du rapport de la Surete de Hong-Kong ne lui laissait pas de doute sur la gravite de son mal, l'entretien qu'il vient d'avoir avec Borodine l'a eclaire sur la climat poli- tique de Canton: "Tu sais qu'ils viannent de s'angueuler gravement, ce qui s'appelle gravement, Borodine et Garine?" (205). Le Narrateur ne l'ignore pas. Garine est revenu de chez Borodine "furiaux"(200). Borodine " ... reproche a Garine de ne remporter que des victoires de hasard, quelques brillantes, quelques indispensables qu'elles soient. Meme aujourd'hui, a see yeux, Garine est du passe."(202) Par consequent, "au nom de la discipline, Borodine n'hesitera pas a la remplacer, des que lui, Garine, ne sera plus indis- pensable, par quelqu'un de moins efficace, peut-etre, mais de plus obeissant."(202) Garine comprend qu'il se survit a lui-meme. 11 a pas- se les quinze jours de grace octroyes par Myroff. Ce qui Jette une nouvelle lumiere sur l'attentat dont il a ete vic- time. En effet, une des raisons de la rupture" entre Ga- rine et Borodine est le fait que: Borodine a fait executer Hong. Parce qu'il pensait qu'il y a entre Garine et les siens una sorta de lien feodal. Et peut-etre parce . qu'11(Garine) etait assure que Hong finirait a son cbte, la cas echeant, contre Borodine. Ce qui semble avoir ete aussi l'avis de celui-oi ...(201) On est en droit de se demander en lisant ces lignes, si l'at- tentat etait fomente par les Anglais ou bien si, Nicolaieff, "1e tchekiste" n'a pas tente, sur 1'ordre de Borodine, de confirmer 1e diagnostic de Nyroff, an se substituant au destin. L'agonie de Garine s'acheve dans un cadre qui lui est hostile. Il est etranger au monde qu'il a contribue'a creer. L'absurdite de la situation est renforcea par un autre facteur. Garine est pour ainsi dire mieux estime de ses ennemis, les Britanniques, que de ses associes.28 Hong-Kdng, par son attitude, demontre qua, contrairemant a ce que pensent les Borodine at les Nicolaieff, les "revolu- tionnaires du type ... conquerant ..."(205) sont encore de redoutables advarsaires. Tout d'abord simple source da renseignemants sur la santé de Garine, Nicolaieff en est arrive a reveler en plus de l'agonie physique une veritable agonie du point de vue social et du point da vue politique. L'effet psychologique sur la malada est indeniable puisqu'il finit par s'en ren- dre compte. En partie reaponsable de cette atmoSphere hos- tile, Nicolaleff va an subir 1e contre-coup, la dernier sur- saut de l'agonie de Garine. Vis-a-vis d'un Garine declinant, 1e chef de la police avait trouve une attitude et des phrases. Mais 1a situation allait se renverser, si ce n'est que pendant quelques ins- tants, au cours de cet interrogatoire des empoisonneurs de puits que Garine termine devant Nicolaieff effare. Cette scene sera etudiee avec les reflexions du Narrateur. 28 Of. ci-dessus, "Bong-Kong", p. 29. Le Narrateur Les Conquerants etant en quelque sorta un journal que tiant 1e Narrateur, celui-Ci est la temoin la plus important de l'agonie de Garine.' Nais on a Justement note dans 1'In- troduction ge'ne'rale29 que le mot "agonie" ne s'amployait, la plus souvent, qu'apres la mort de l'agonisant. En effet, l'attitude normale de l'entourage d'un mourant est calla de l'espoir de son retour a la vie. Les ennemis de Garine, comme Kong-Kong eSperant, au contraire, 1e pire, et ses associes, dont Nicolaieff est la prototype, considerent qua Garine va disparaitre a point nomme.30 Bong-Kong sait que Garine devra "quitter le Tro- pique avant peu"(69), Nicolaieff rapporte que Borodine Juge Garine comme "un homme du passe."(202) L'avenir de Garine est pour ainsi dire un fait accompli. Kong-Kong at Nico- laieff assistant bel at bien a liagonie da Garine. Comme on l'a vu dans "Les signes visibles da l'agoef nia"31, 1e Narrateur arrive 5 Canton gardant dans son as- prit une image de Garine, mais une image du passe. Il va s'obstiner a croire que la Garine du passe existe touJours attque 1a maladie n'est qu'un facteur passager. I1 ne vaut 29 Cf. ci-dessus, p. 5 et suivantes. 3O Cf. ci-dessus, p. 34(commentaires sur l'exclama- tion:"Autant vautl“. 31 Of. ci-dessus, p. 15. 4O pas admettre qu'il assiste a l'agonie de son ami. Loquue Meunier lui annonce a l'escale da Hong-Kong que Garine a ”une gueule de cadavra"32, 1e Narrateur fait semblant de ne pas l'entendre, en effet, i1 ne lui repond pas.35 Lors de la lecture des "lignes soulignees ... au crayon rouge," dans la rapport de la Sfirete da Hong-Kong, 11 eprouve 1e besoin d'exprimer son incredulite: "J'en doute."(69) Mais il est nettement ebranle'lorsque Garina, a son tour, lit ca rapport. Il n'ose pas l'intarrogar: "Je voudrais lui parler de sa sante,"(75) at par consequent ne parvient pas a obtenir de son ami 1a refutation de ce qu'il a entendu at lu Jusqu'ici at de ce qu'il dechiffre sur son visage ravage. Il vaut meme, 5 toute force, croire que le tremblement fievraux de ses traits n'est pas reel mais bien plutbt une illusion d'optique due a l'air chaud(75). 11 note aussi, avec un soulagement miserable que la visage de Garine reprend son allure energique dans l'animation. Quelquas instants plus tard, Garine et son ami ren- contrent Tchang-Dai. Le Narrateur ayant litteralement la mort dans l'ame, trouve que la visage du Chinois," ... fait songer a une tete de mort. Cela tiant a la saillie de ses pommettes qui ne laisse voir de sa face que les deux taches 32 Cf. ci-dessus, p. 28. 33 I1 n'est peutdetre pas superflu d'indiquar ici que le Narrateur doit etra tout da meme inquiet. En quittant Garine, 11 y a cing ans, il avait per u "1'odeur de varnis- sage du paquebot"( 5), qui, par assoc ation d'idees fait penser a 1 odeur du bois resineux d'un carcueil at donnant a ca detail 1a valeur d'un pressentiment. 41 profondes at sombres des orbites, un nez imperceptible at les dents ..."(76). Le Narrateur, boulevarse par l'etat dans 1eque1 il vient de trouver son ami, obsede, malgre lui, par l'idee de la mort, voit surgir un masque sinistre, pres- que une figure allegorique. I1 est remarquable que Malraux se serve pour decrire ce masque de la mort du mot "tache" (les deux taches ... des orbites) comme 11 1e fait pour les dernieres descriptions du visage de Garine.34 Apres 1e choc initial de la reunion avec Garine, 1e Narrateur va trouver, dans les jours qui suivent, de nou- velles raisons d'esperer. La maladie semble accorder una treve a Garine pendant l'assaut de Canton. Au cours de l'action, 1e Narrateur eprouve une sorta d'euphorie. Fatigue par la reverberation du soleil sur la pous- siere de la rue et sur les murs, 3e ma retourne un ins- tant. Tout est brouille. Taches da couleurs des affi- chas de propaganda collees au mur, ombre de Garine qui marche de long an large .... Mes yeux, rapidement, s'accoutument a 1'ombre. Ces affichas, en ca moment, prennent vie ....(115) De la presence de Garine emane, non pas un malaise, mais un souffle createur. Le decor s'anima autour de lui. A l'hapital, quelques Jours plus tard, 1e Narrateur voit, au contraire, l'image de Garine se marier au lugubre decor: "La fatigue de sa voix, d'ordinaire si netta, un peu tremblante ce soir, comme si sa pensee aontr61ait a peine ses paroles, s'accorde avec ces lampes tristes, ce silence." (152-153) 34 Cf. ci-dassus, p. 22. 42 Iaintanant, a l'hbpital, loin d'etre une source de vie, Garine se fond dans l'atmosphere deprimante. C'est en vain qu'il tente de sortir de sa torpeur: ... il a parle d'un ton un peu eleve qui resonne, perdu, dans l'hOpitalfl' (154). Pour le Narrateur qui vient d'assister a un meeting au cours duquel Kong a essaye d'ameuter la foule contre le gouvernement de Canton, 1e contraste est saisissant. La voix de Garine se perd dans les couloirs deserts de l'h6pi- tal. Le Narrateur est temoin du debut de l'agonie poli- tique de Garine. Le Chef de la Propaganda n'a pas ete ca- pable de gagnar Tcheng-Dai: au moment du sejour de Garine a l'hbpital, par suite d'une vacance, Borodine deviant con- seiller officiel du gouvernement de Canton. De ce fait, Gallen, chef militaire passe sous ses ordres et l'autorite de Garine est notablement diminuee. Le Narrateur a ete ama- ne, des son arrives a Canton a admettre silencieusement les signes des progres de la maladie sur la visage de son ami. Mais il 's'est cramponne a la premiere manifestation contraé dictoire(comme 1a vitalite de Garine au cours de l'assaut de Canton) dans ba volonte da n1er l'evidence. A l'hOpital, il retrouve Garine malade, cloue sur un lit par la fievra, de- lirant, c'est-a-dire parlant pour ne rien dire, terrasse par la maladie at se haurtant de plus en plus a ses associes. Garine lutta contre les signes de l'aneantissement physiolo- gique at social. L'incident suivant souligne l'absurdite da 1a situation de Garine: 43 ... 1' infirmier se penche a mon orei11e(le Narrateur) "Le docteur a dit de ne pas faire parler longtemps Mr. le Commissaire a la Propaganda .... Et, a haute voix: - Monsieur 1e Commissaire, desirez- -vous 1e chloral, pour dormir?(155) Garine, etant "a la limite du delire"(154), cette question est totalement depourvue de sens, ainsi que le titre pom- peux: "Monsieur 1e Commissaire a la Propaganda." Monsieur Le Commissaire a la Propaganda est bien malada at sa propa- ganda aussi. La sortie de Garine de 1'h6pita1 cdincide, a un jour pres, avec la nouvelle de la mort de Tcheng-Dai et la menace d'une autre attaque das marcenaires chinois. La premiere action du Directeur da 1a Propaganda sera d'axploiter la mort du vieux leader chinois. Le Narrateur l'aida a mettre au point 1e prototype d'une affiche accusant l'Angleterre de l'avoir assassine. Tout an traduisant 1a texte que Ga- rine lui dicta, 1e Narrateur l'observe: Il s'assied. Pendant que 3e traduis, il dessine des oiseaux fantastiques sur la buvard, saileve, marche de long an large, revient au bureau, recommence a dessiner, abandonné encore son crayon, examine avec attention son revolver, at enfin reflechit, 1e menton dans ses mains. (163- 164) L' imperieux besoin d'activite qu'eprouve Garine res- sort de l'affairamant futile auquel 11 se livre dans cet instant d'oisivete forcee. Le crayon, la revolver temoi- gnant de l'activite de sa pensee comme s'il faisait un choix: 1a propaganda ou l'action terroriste.35 35 Il faut de plus mentionnar que la Narrateur est encore sous la coup de la conversation qu 'il vient d' avoir 44 En sortant de l'hbpital, pourtant, meme aux yeux du Narrateur, Garine ne reprend pas tout a fait sa place parmi les vivants: "Depuis 1e soir ou 3e l'ai vu a l'hbpital, il semble se separer de son action, 1a laissar s'ecarter de lui avec la sante, avec la certitude de vivre"(197-193). Meme lorsqua 1e decret a ete promulgue(196) at que des vic- toires de l'Armee Rouge declenchent l'enthousiasme de la foule cantonnaise, ni 1e Narrateur, ni Garine ne peuvent s'associer a la liesse generale: Jamais 3e n 'ai eprouve aussi fortement qu 'aujour- d' hui 1' isolement dont me parlait Garine, la solitude dans laquelle nous sommes, 1a distance qui separe de ce qu 'il y a an nous da profond des mouvements de cette foule, at meme de son enthousiasme....(200) Pourtant, 1e Narrateur s'ingenie a retrouver en re- gardant Garine, des liens avec la passe. Apres l'attentat, panse par Hyroff, Garine revient chez lui, s'allonge sur son lit de camp: Lorsqu' 11 se tiant ainsi, presque dans 1' ombre, je ne distingue de son visage que les lignes dures: la barre presque droite das sourcils, 1' arete mince at eclairee du nez, 1e mouvemant de la bouche qui, lorsqu' il parle, se tend vers le manton.(l92) C'est l'ami qui parle. Bouleverse par la deteriora- tion qu'il decouvre sur la visage de Garine, 1e Narrateur s'obstine a ne pas accepter l'agonie, ni meme 1e vieillisse- ment en ne voulant voir dans un mauvais eclairage que les avec Klein(160-l62). Ca dernier lui a fait un veritable eXpose sur le suicide. Il est douteux, toutefois, que Garine panse au suicide: sa vie ne compte pas assez .pour lui, at i1 tiant surtout a etre temoin da 1a chute da Hong-Kong qui ne saurait tarder. 01” IQU‘ 4"“. u ..-», .. ov-‘V R!“ l ujul 1 '— (0‘ C) . A. .. u“ “iv-fig C" ,: ~V;Q‘ 65v :- Vv~.-. 6".“ “lgl '1- L. “V. 45 traits d'autrefois. Le lendemain, 1e Narrateur se prend a nouveau a observer son ami, tout an cherchant a nier l'evi- dance: Je la regarde, profil noir dans la lumiere. Ainsi, il n'a pas change. Et ce profil, semblable a celui qui etait 1e sien lors de mon arrivee ici, voici presque deux mois, semblable meme a celui que j'ai connu jadis donne toute sa force a la modification de sa voix.(l97) Le Narrateur fait une sorta da concession. Alors que la visage de son ami lui avait semble ravage lors de son arrivee a Canton, il s'y est accoutume at 11 l'a accep- te comme nouveau visage "norma1"de Garine. Il serait tres heureux si saulement les choses pouvaient en revenir 5 ca stade-la. Pourtant, la voix alteree lui ate cet espoir at confirme l'etendue du dommage cause par la maladie. La ' voix du present detone sous la silhouette du passe. Cette identite que la Narrateur s'efforce d'etablir entre la Garine du present at 1e Garine du passe deviant une realite pendant quelques instants. (Bien que Garine ait pris la decision de s'en aller 1e lendemain, at qu'il se soit, en principa, detache du mouvement revolutionnaire.de Canton, apres s'etre "gravement engueule(s)"(207) avec Bo- rodine au point de songer a offrir ses services aux Anglais (220), 11 suffit de la lecture d'une note(210) pour qu'il se precipite a la Sfirete une minute apres avoir proteste avec depit: "ga, qa m'est egal. Haintenant, ga m'est egal, qu'ils s'arrangent. Tout 9a ...."(210) Garine retrouve son allant, comme il l'avait fait au moment de l'attaque sur Canton: "I1 suffit d'une gaffe de la Sfirete pour me faire rentrar dans cette vie da Canton, comme dans mon veston, at 46 pourtant 11 me semble que je suis deja parti."(219). Le Narrateur, ulcere d'observer 1e cours des evenements, ne peut en croire ses yeux: "Garine marche de long an large, furieux maintenant"(210). Quel contraste! 11 y a quelques instants, Garine etait "assis les bras ballants, 1e regard perdu" dans "la nuit tiede"(207). Le Narrateur continuait a se dresser contre la fatalite: Mais tout an moi, cette nuit, se defend contre lui; je me debats contre sa verite qui monte an moi, et a qui sa mort prochaine donne une approbation sinistre. Ce que 3' eprouve, c 'est moins une protestation qu 'une revolte ....(207- 208) haintenant, Garine, qui a repris son Hveston de directeur de la Propaganda, conduit son auto "lui-meme ... a toute.vitesse"(2ll), au point de risquer un accident, puis s'assied prostre, tandis que le Narrateur conduit et que chaque lampadaira montre les taches de ses joues. A la Surete, cependant, les affichas du decret accueillent les deux amis comme une fanfare de couleur, creant une atmos- phere martiale: Dans 1a couloir de la Surete, je distingue an pas- sant de grandee affichas roses, dont 3' entrevoyais les taches tout a 1' heure, dans les rues: c 'est la decret, affiche par nos soins. Lorsque nous arrivons, precedésdu son rapide et mili- taire de nos talons, presque inquietant dans ce silence, Nicolaieff, derriére son bureau, bonhomme, 1e dos appuye’ au dossier de sa chaise, fixe ses yeux clairs de porc sur les deux prisonniers. (211) Garine, sous l'empire de la colere retrouve son energie. A sa suite, 1e Narrateur voit a nouveau 1e monda comme avant: les affichas roses attestent 1a victoire de Garine, 1e son militaire de leurs pas deviant presque une marche triom- 47 phale qui les mene devant un Nicolaieff porcin, inactif, inoperant .... Quelques brefs échanges entre lui et Garine se terminent par un péremptoire: ... J'en ai marre. C'est compris, n'est-ce pas? L'autre sourit et incline sa téte ensommeillée, semblable au poussah de porcelaine qu'il a pose ironiquement sur le bureau." Garine commence l'inter- rogatoire: Nicolaieff regarde la lampe entourée d'éphémeres, fatigue et fume. Plus Hicolaieff est placide, et plus Garine s'excite: ... Je lui(le prisonnier chinois) fous une balle dans la téte, moi. Je traduis. Nicolaieff a imperceptiblement hausse une épaule; ... Garine est un "grand chef" et son moyen est digne d'un enfant. Nicolaieff essaye d'intervenir: - Tu as dit qu'il avait cinq minutes, dit Nicolaieff, respectueux et ironique. - Toi, fous-moi la paix, hein! Garine tire sur le prisonnier: La detonation. Le corps du Chinois ne bouge pas; sur son visage, une expression intense de stupéfaction. Ni- colaieff a saute et s 'appuie au mur. Est- il blessé? - Mais, mais, balbutie Nicolaieff. - Fous—moi la paix! Le ton est tel que le gros homme, aussitdt se tait. I1 ne sourit plus. Sa bouche s 'est abaisse’e, accen- tuant ses bajoues. Ses grosses mains sont croisees sur sa poitrine dans un geste de vieille femme. Tandis que le prisonnier parle, ... Nicolaieff chasse en soufflant,1es éphémeres morts qui tombent sur ses notes ... Garine et moi regardons Nicolaieff, qui devait re- mettr e a demain la suite de 1' interrogatoire.... sa bouche et ses sourcils ne bougent pas. Mais les muscles de ses oues, rapidement, se contractent et se détendent comme s ils tremblaient. 48 11 se retourne vers nous: - Dans ces conditions-la ... dans ces conditions-la ... 11 y en a peut-étre d'autres, tout de meme ... Alors ... Garine ... tu ne penses pas ... qu'il faudrait essayer un peu ... a tout hasard?(2l2—216) Les rdles sont véritablement renversés. Nicolaieff, 1e tchékiste, qui, la veille , avait,pour ainsi dire, rayé Garine de la liste des vivants, est nettement dominé par ce dernier. Le Narrateur prend sa revanche en utilisant des épithétes peu flatteuses pour Nicolaieff: "yeux clairs de porc, semblable au poussah de porcelaine, vieille femme", et en insistant sur la confusion de Nicolaieff, son effare- ment devant la revelation de son incapacité en cette affaire. L'effet est prodigieusement calculé surtout en contraste avec "l'oraison funébre"(204-207). Garine agit en veritable revenant. Mais ce n'est qu'un éclair. Garine est vivant, trbs vivant juste avant de s'en aller, de s'éteindre. Memes cau- ses, memes effets: le vertige qui avait saisi 1e Narrateur surpris par la vitalité de Garine lors de la defense de Canton, a son pendant en l'étourdissement qui 1e gagne en revenant de la Sfireté avec Garine: L'escalier de la maison de Garine, noir: la lampe qui l'éclairait est brisée. La nuit continue, dehors et dans mes nerfs ... De légers frissons parcourent mon corps, comme si je commengais a etre ivre; ... mes pau- piéres se ferment et Je vois, avec un mélange de trouble et de bizarre lucidité, des images déformées.(2l7) Suit une enumeration des scenes recentes les plus frappantes. "Je tressaille, comme si Je m'éfieillais en sursaut, lorsque J'entends la voix de Garine."(2l7) Est-il besoin d'insister sur la lampe brisée, la nuit 49 qui continue, 1e melange de rave et de réalité? La der- niére manifestation de Garine s'estompe déja derriére la réalité sinistre de sa mort prochaine, et est absorbée dans un tissu de non-sens, d'absurdité. C'est leur derniére con- versation. Le Earrateur arrive avec peine a contenir son emotion: Et 3e comprends soudain pourquoi ses paroles me décon- certent: ce n'est pas moi qu'il veut convaincre. Il ne croit pas ce qu'il dit et 11 s'efforce de tous ses nerfs irrités, de se persuader ... Sait-il qu'il est perdu, craint-il de l'étre, ne sait-il rien?(220) Comme le Narrateur l'a fait depuis son arrivée, Garine es- saye de conjurer par des mots 1a fatalité qui pése sur lui, ce qui navre 1e Narrateur, "Devant la mort certaine, une exasperation désolée natt an moi de ses affirmations, de ses espoirs. J'ai envie de lui dire:'Assez! tu vas mourif(220) Le dialogue est impossible. Garine est un mort qui s'efforce de parler comme un vivant, comme s'il avait un futur, mais est-ce par ignorance ou par bravade? Le Narra- teur garde le silence, pensant: Et malgré moi, j'ai 1a sensation que si 3e parlais de la mort, J'imposerais a son regard cette image, ces traits plus tires encore, dont je ne puis me délivrer. 11 me semble aussi qu'il y aurait dans mes paroles quelque chose de dangereux, comme si sa mort, connue de lui, devenait par moi certaine ... (221) Les réflexions des autres n'ont pas cesse de faire mourir Garine, en lui confirmant son état de santé et en lui mon- trant l'indifférence de ceux qu'il servait et cfltoyait. Le dernier coup serait de lire 1a confirmation dans l'ami, celui qui, envers et contre tout, a nié l'évidence meme. Quelques instants plus tard, le bruit lointain de .. ‘-..l I» Q r»... 1.. ..1 .. 1. "ll \ 2““co I'.-v~ . IAH‘OF :‘vé. u; I R .‘q Uc‘ e1 ‘-v.— ‘ 1'.- -cr~‘ l (T) I l 50 l'Armée Rouge en marche et un bulletin annoncant la victoire sur les mercenaires forment une toile de fond glorieuse der- riére Garine prét a partir: "Une exaltation confuse pénétre en lui avec ce lointain tumulte. De la joie?"(222). Héanmoins le Karrateur veut que la derniers impression du visage de Garine soit celle du "buste romain"(52) car apres l'étreinte, il n'y peut voir "rien qu'une dure et pourtant fraternelle gravité"(222). Réflexions de Garine Au cours de la lutte contre la mort qu'est l'agonie, 1e mourant combat a l'aide de gestes, d'attitudes et de mots. Ces gestes, ces attitudes et ces mots lui servent a écarter les signes l'identifiant comme mourant. Se laissant aller devant le Narrateur, Garine a 1'6- nergie de se raidir devant les autres témoins de son agonie. Malheureusement ces gestes ne suffisent pas a voiler 1a réa- lité. Seul, le Narrateur se platt a contempler son ami dans des demi-jours pour voir ce qu'il reste de l'apparence du Garine passe dans le Garine du présent. A deux reprises, durant l'assaut de Canton et au cours de l'interrogatoire des empoisonneurs de puits, Garine essaye de donner le chan- ge a son entourage par une activité décuplée, pour retomber presque aussitot encore plus epuisé. Ces gestes et ces ata- titudes de Garine ajoutés aux signes visibles de l'agonie contribuent a créer un Garine anormal a l'égard duquel 1e 51 cadre humain, Hong-Kong, Nicolaieff et la Narrateur evo- luent d'une maniére particuliere a chacun d'eux. Sous 1a double influence des manifestations intéF rieures de la maladie et de l'altération des rapports avec ses associés, Garine se trouve force d'admettre tout bas l'existence d'un facteur nouveau: la maladie. Paraphra- sant l'étonnement de Tchen, venant de commettre son premier assassinat(§gggondition Humaine), étonnement dfi au fait que "ca ne se voit decidément pas"35, Garine devrait dire: "d6; cidement ca se voit". Les signes visibles de l'agonie sont impossibles a masquer. Il est plus facile de surveiller ses attitudes. mais il est encore plus facile de donner 1e change avec des mots. Se défendre contre la mort avec des mots veut dire essayer d'annuler les effets des autres signes sur son en- tourage en les minimisant, en les ridiculisant, en les trai- tant comme des quantités negligeables. Nous verrons qu'avec les progrés de la maladie, cette defense a l'aide de mots varie. Sans aucun doute, la der- niere scene du livre, entre Garine et le Narrateur en con- tient les meilleurs échantillons. Immédiatement aprés l'intervention de Garine dans l'interrogatoire des empoisonneurs de puits,37 les deux 36 Ce qui veut dire que rien dans son apparence ne révéle aux autres qu'un important changement vient de s'o- pérer en lui(C.H. 13). 37 Of ci-dessus, "Le Narrateur", pp. 47-49. .. A 9‘1 ;.D - .. ‘3 ‘ai ' 'u A . .AV‘“ I: “Ah so |::.‘1 . u ~DU-V . : ‘:~no0 I‘.--V. fiaA-u Vfi-Avie In" ..Gau pd . "‘7' Rt: 0"*. I iflu.‘ 1 (WI 52 amis reviennent chez Garine. Devant eux, les valises, si- gnes de depart, de son depart imminent. Une question échappe au Narrateur: "C'est tout ce que tu emportes?"(2l7). Question normale, banale, qui, ici, prend un sens atroce: puisqu'il n'y a pas d'espoir de re- tour a Canton, pourquoi ne pas emporter plus de choses? Affolé par l'idée d'en dire trop, 1e Narrateur décide de se taire: "Il me semble qu'il y aurait dans mes paroles quelque chose de dangeureux, comme si sa mort, connue de lui, deve- nait par moi certaine ..."(22l). Garine, trouble, interroge son ami, essaye de lui arracher un acquiescement, une affir- mation, un echo, méme un mensonge rassurant. C'est un: mo- nologue saisissant: Pour quelques mois, c'est bien suffisant ... En regardant les valises, il ajoute: - Trois mois, six, peut-étre? ... Pour remplir le silence menacant, 11 continue: Enfin quoi, ce ne serait pas non plus trés intelli- gent de rester ici, faute de partir a temps ...(217-218) Le Narrateur interpréte: rester; il n'a pas voulu dire demeurer, mais: mourir. On se rappelle la boutade ma- cabre de Nicolaieff: "on n'est pas plus malenterré ici qu' ailleurs ..."?3 Garine n'a pas encore osé dire: mourir. 11 a dit: rester. I1 continue a interroger son ami: "Mon vieil ami Nicolaieff insinue qu'il est déja bien tard ...." C'est un stratageme: comment le Narrateur pourrait-il se retenir 38 Cf. ci-dessus, p. 31. ‘ I M flu ltw 53‘ de contredire Nicolaieff, meme au prix d'un mensonge? De- vant le silence obstiné de son ami, Garine finit par pro- noncer le mot fatidique: "Allons! Si 3e claquais en mar, on pourrait coller sur le sac une belle etiquette ..."(219). En faisant une plaisanterie macabre, il essaye d'alléger l'atmOSphere sinistre. Le ton ironique continue: Garine a la téte des "pouilleux cantonais" est en train de mettre Hong-Kong "dans un bel étatl"(219). "dans un bel etat". Ces mots raménent Garine a son angoisse. Puisque le Narrateur se refuse a le rassurer, de peur de se trahir, puisqu'il se voile de silence comme on voile de crépe les miroirs de la chambre des morts, Ga- rine interroge un autre miroir, comme un autre interlocu- teur: ...il sort de sa poche un petit miroir a dos de cel- luloid et regarde son visage(c'est 1a premiere fois). - Je crois qu'il était temps ... Ce serait vraiment trop bete de mourir comme un vague colon. Si les hommes comme moi ne sont pas assassinés, qui 1e sera?(219-220) Dans ce passage, Garine exprime son angoisse. Il s'agit non pas de la peur de la mort, mais de la peur d'une cer- taine mort, d'une mort qui ne cadrerait pas avec la seule partie de sa vie qui ait un sens: les cinq dernieres années. Son inquiétude est reflétée dans la continuation de son monologue. Tout en parlant comme a lui-meme, 11 con- tinue d'interroger 1e Narrateur: "Je crois qu'il était temps ..."(220). Le miroir lui montre ce que les autres, surtout le Narrateur, voient: 1e dernier d'une succession 54‘ de visages de plus en plus ravages, un visage que son ami n'a "besoin d'aucun effort pour l'imaginer mort"(22l). La reponse du miroir s'ajoute aux propres sensations de Garine: la souffrance de son bras blessé, et son affaiblissement general. "I1 etait temps ..." suggere autant une inquiétude qu'un espoir: quel eSpoir? Celui de ne pas mourir "comme un colon". Deux éléments dominent dans cette scene: l'ef- fort pour trouver dans les mots une défense, aussi futile soit-elle, et 1e sentiment de l'absurde. Ces deux elements seront studies separément. Dans le livre, cette tendance a se défendre de la mort par des mots se repartit en trois periodes. Garine du- rant son agonie adopte trois tons. Tout d'abord, en pleine action, 11 refuse de prendre sa maladie au sérieux, ensuite terassé par elle et d'autres evenements, il perd son assu- rance et enfin, se trouve litteralement aux abois. Il est remarquable qu'il affecte un ton bourru dans la premiére et la derniere période. Dans le premier cas, le ton bourru bonuenfant, dans le dernier, un faux air bon vivant qui ne trompe personne. Mais dans l'intervalle, il abandonne toute fanfaronnade et confie a son ami ce que lui suggere le monde etrange de la maladie. Le Narrateur est d'ailleurs son in- terlocuteur exclusif. Garine ne s'entretient de sa maladie avec personne d'autre, sauf Myroff, mais leurs conversations ne sont pas rapportées. La premiére période bourrue commence quand le Narra- teur voit Garine pour la premiere fois 5 Canton, et lui remet 55 1e rapport de la Sfireté de Hong-Kong, entre autres papiers. Les derniéres lignes du rapport, soulignées au crayon rouge, font état de la santé de Garine. Ce dernier prévient la question qu'il devine sur les levres de son ami, et s'ins- pirant de l'idée de maladie contenue dans le rapport, s'ex- clame: "Ca commence a aller assez mal la-bas aussi ..."(75). Ce qui veut dire que si lui, Garine est malade, 1a revolu- tion, l'est aussi, a Canton comme a Hong-Kong d'ailleurs. Mais il a le reméde: "Les gréves malades, ca se soigne avec des victoires." Pense-t-il que les révolutionnaires malades se soignent aussi a coup de victoires? I1 ne faut pas ou- blier que Garine s'identifie 5 Canton, face a Hong-Kong. C'est, du reste, la raison qui 1e retient a Canton: sans lui, la revolution ne saurait progresser: Hais 81, je me soigne! Bien entendu! Je ne me suis pas tou3ours soigné trés sérieusement, parce que 3' avais autre chose a faire, mais cela n 'a pas grande importance. pour guérir, il faut que 3e rentre en Europe; 3e 1e sais. Je resterai la-bas le moins longtemps possible. Mais comment veux-tu que 3e m' en aille actuellement!(98) Garine est sur la defensive. Derriere un barrage de mots, il admet qu'il a besoin de rentrer en Europe. Mais la ma- ladie ne compte guére devant l'action dont il est un element essentiel. Le projet, la mention du retour en Europe est la premiere de plusieures declarations de ce genre. Garine mi- nimise sa maladie en face de l'action, et con3ure la mort en se creant un avenir fictif, Le condamné a mort est un homme privé d'avenir. Par la creation de cet avenir fictif: "Je resterai 1a-bas le moins longtemps possible", Garine ebarte la mort.39 Comme si elle etait veritablement vaincue dans cet engagement, la maladie fait une diversion sur les flancs et Borodine, a son tour, est malade. Cette menace qui s'ob- stine a raster présente tourmente Garine at on entre dans la deuxiéme période de sa défense verbale contre la mort. Cette maladie inquiete Garine, et son inquiétude nous a amenés a parler quelques instants de lui-meme. Quand 3'étais adolescent, 3e pensais des choses va- gues. Je n'avais besoin de rien pour avoir confiance en moi. J'ai tou30urs confiance en moi, mais autre- ment: aujourd'hui, 11 me faut des preuves.(108) Le ton est normal, amical. La brusquerie a disparu. Ga- rine confie au Narrateur ce que l'action signifie pour lui. Au lieu de se défendre de la mort en creant un avenir fictif, Garine reconnait implicitement l'approche de la mort en ad- ’ mettant un vieillissement. En entendant Carine dire: "J'ai toujours confiance en moi, ... mais au3ourd'hui, 11 me faut des preuves,"nous ne pouvons nous empécher de penser que la maladie 1e vieil- lit prématurément, en fait a trente et un ans un homme vieux, c'est-a-dire un homme dont 1a reserve d'avenir est é'puisée.4O 39 Il faut noter, cependant que, avec un ricanement sinistre, la mort l'effleure 3uste a ce moment-1a, sous la forme d'une liste des "gens a faire arréter et exécuter sé- ance tenante" que font circuler les mercenaires chinois a la solde de l'Angleterre. Garine est en téte de liste. 40 Au reste, ceci se rattache assez directement a une question que le Narrateur se pose an lisant 1e rapport de la Sflreté de Kong-Kong sur Garine: "Il est né en 1894(la date que donne 1e rapport est 1892) ... se vieillit-il?"(52). 57 Ce sentiment de vieillissement continue a apparaitre _ dans les réflexions de Garine: peu de temps avant la crise qui le ménera a l'hfipital, il éprouve le besoin de s'en en- tretenir avec le Narrateur: Sans doute les paroles de Myroff ont-elles laisse Garine inquiet, car, pour la premiere fois, il fait al- lusion a sa maladie sans que 3e 1' interroge. - La maladie, mon vieux, la maladie, on ne peut pas sa- voir ce que o 'est quand on n 'est pas malade. On croit que c 'est une chose contre laquelle on lutte, une chose étrangere. Mais non: la maladie, c 'est soi, sci-meme ... Enfin, des que la question de Hong-Kong sera ré- solue ....(144) 11 se trouve dans le monde étrange de la maladie. L'étrange perspective est due, tout au moins en partie, a l'importance que prend 1e corps souffrant. 0n est relativement incons- cient d'un corps en bonne santé. La maladie crée une nou- velle personnalité qu'on est bien oblige de reconnaitre, un nouveau soi, diminue, vieilli, avec lequel il faut vivre. Une fois de plus, l'avenir fictif apparait: "Enfin, dés que la question de Hang-Kong sera résolue ..." A l'ho- pital, Garine avoue combien il lui est pénible de vivre avec son nouveau sci-meme: "Je ne désire pas rester seul. Je n'aime plus penser a moi, et, quand 39 suis malade, 3'y pense toujours."(152) L'idée de vieillissement se répéte en méme temps que celle de l'angoisse. L'attentat, auquel Garine échappe de 3ustesse, ouvre la troisiéme et derniére période de sa 3oute verbale contre la maladie et la mort. Les réflexions de Garine reprennent A partir de ce moment-la, leur ton bourru, indiquant la troi- siéme période de la lutte verbale contre la mort: 58 Il commence a m'embéter, celui-la! - Qui? Hyroff? Il dit que c'est grave? - Ca?(Il montre son bras). Je m'en fous pas mal. Non, il dit qu'il faut, qu'il faut absolument, que 3e parte. - Et ce qu'il y a de plus embEtant, c'est que 3e crois qu'il a raison.(193) Malgré tout, Garine ne peut se résoudre a s'en aller. Le décret qui doit amener la destruction de Hong-Kong "aussi sfirement qu'un cancer" n'est pas encore promulgué. Sans au- cun doute, Garine comprend qu'il est comme un acteur voyant avec terreur venir la derniere representation de la saison, sachant bien qu'il ne fera pas partie de la troupe la saison suivante. La ruins de Hong-Kong est peut-etre en vue. Quoi- qu'il en soit, il lui est pénible de donner ses véritables raisons pour rester: "C'est compliqué. Ah! bon sang, qu'on est mal sur ce lit de campl"(l93) veritablement aux abois, 11 se lance dans une série de declarations relativement obs- cures dont la plus claire est: "Si 3e me suis lié si facile- ment a la Revolution, c'est que ses résultats sont lointains et tou3ours en changement."(195) Autrement dit, l'intérét de Garine pour la Revolution est une question toute personnelle. Il s'est embarqué'é bord de ce batiment parce que le port de destination etait vague et lointain, peut-étre meme hors d'atteinte. N'est-il pas ironique que ce soit grace a ses efforts que la fin soit en vue? En s'associant a une cause a laquelle il ne croyait pas il l'a servie au point de réaliser le réve de certains. Se rendant parfaitement compte qu'il est en train de se con- tredire, 11 se defend assez habilement. S'il ne s'intéresse 59 pas véritablement a la Revolution, 11 n'a aucune raison va- lable de rester 5 Canton. 11 met alors en avant 1e fait qu'il est un 3oueur, puis s'arrete brusquement,'"enfin quoi! Si nous devons abattre Kong-Kong, 3'aimerais ...f Mais il s'arrete, se redresse d'un coup avec une grimace, murmure: ' et se fait apporter les dépéches."' "Alions! Tout ca ... (195-196). La veille de son départ, entre Ses valises, Garine continue a penser tout haut, a s'étendre a l'excés sur son concept de l'absurdité de la vie. Qui ne connait cette at- mosphere de depart dans laquelle toutes les conversations semblent futiles? Le voyageur et ses bagages sont un mor- ceau de futur détonant dans le present. Ici, de plus, le mot "voyage" est lourd de signification. Garine, pour avoir un air detaché, prend un soin extrEme a maintenir la conver- sation sur un plan intellectuel, et devient hargneux(208) lorsque le Narrateur essaye de l'en distraire. Enfin, il avoue son désarroi: Ah! Que 3e voudrais voir cette Chine, dans cinq ans! - Pourquoi n'est-tu pas parti plus tOt? - Pourquoi partir, tant qu'on peut faire autrement? - Par prudence ... ' Il hausse les epaules, puisi apres un nouveau silence: - On ne vit pas selon ce qu on pense de sa vie ... Encore un silence. - Et la bate se cramponne, quoi!(2lO) Cet aveu lui cofite et 11 1e déguise sous 1e ton bourru. Ce ton bourru de l'homme habitué a commander va etre celui de l'interrogatoire, son dernier sursaut d'agonie.4l 41 Of. ci-dessus. "Le Earrateur", pp. 47-49. 6o Et, Peu aprés, son dernier acte officiel, parapher des dé- péches dans une chambre "emplie" des bruits de bottes de l'Armée Rouge montant en ligne, lui fait dire: "Il(Borodine) ne verra plus ma signature, pendant quelque temps! ... Les troupes de Tcheng en charpie ... Avant un an, Shanghai ..." (222). 11 y a quelque chose de touchant, comme un peu en-. fantin dans l'identification de l'absence a un detail de la vie normale. "Pendant quelque temps" n'est qu'un dernier effort pour se créer un avenir fictif. "Les troupes en char- pie", 1e ton familier. "Avant un an, Shangha ", un program- me et un 3alon 3eté, un retour illusoire auquel Garine feint encore de croire.42 Que Garine se sache perdu ou non, ses réflexions cons- tituent bel et bien une défense. D'abord une défense contre la mort elle-meme par la creation d'un avenir fictif auquel il tente de donner une realité. Ensuite, une defense contre les questions, pourtant bien timides, du Narrateur. Ques- tions d'un ami qui l'obligeraient a avouer ses craintes. Il arrive a s'y dérober en transposant le sujet de la conversa- tion ou bien encore en trouvant refuge derriere une pose bourrue. Quand cela ne lui est pas possible, sous l'empire de la souffrance et de l'affaiblissement physique, 11 se re- plie derriére un flot de considerations complexes. Ce qui ne 42 Il serait difficile de croire que Garine pense ici a l'avenir de la Revolution et non au sien. Nous venons de voir(Cf. ci-dessus p.56 ) que son intérét pour la Revolution n'était dfi qu'au fait que ses résultats sont lointains ..." gr‘u Unav- (D (I) (9- ‘An- . d 5“: “'3'“ A...‘ ‘ hAh' My... 1 ); (D l u F 5, NM,“ 61 ' l'empéche pas d'admettre finalement: "Et la béte se cram- ponne, quoi!"(210). Au début, bourru par bravade, Garine se laisse aller ensuite a montrer son vieillissement, son amertume, pour finir par reprendre le ton bourru, voire har- gneux quand il ne croit presque plus lui-meme a ses chances de vivre. Comme on l'a indiqué plus haut, le dernier dialogue entre Garine et le Narrateur contient deux elements impor- tants: la défense verbale contre la maladie et la mort, et 1e sentiment de l'absurde. Garine y fait frequemment allu- sion, mais l'absurdité’en strict rapport avec l'agonie n'in- tervient que dans quelques scenes. Avant de les étudier, il est peut-étre bon de faire 1e point at d'indiquer claire- ment ce qui s'entend par: l'absurde. La notion de l'absurde, répandue dans toute l'oeuvre romancée de Malraux, et en general dans le roman contempo- rain, a été remarquablement illustrée par Albert Camus dans nombre de ses écrits et plus particuliérement dans Le Mythe ge_Sisyphe.43 L'étude de l'oeuvre de Camus par John Cruik- shank44 en facilite encore 1a comprehension. Dans Le Myths de Sisyphe, un débat sur l'impasse que semble étre la condition humaine, conduit Camus a adopter comme seule alternative au suiciwa la conscience lucide de l'absurde. L'absurde nait de la confrontation de l'irra- ) 43 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe(Paris: Gallimard, 1942 44 John Cruikshank, Albert Camus and the Literature of Revolt(N.Y.: Oxford University Press, 1959) tionnalité du Cosmos et de la soif de rationnalité de l'homr me. L'homme se sent irrémédiablement etranger au monde dans lequel il vit. Par extension, i1 ne peut accepter un ordre social ou métaphysique base sur de faux absolus. L'homme absurde45 demeure conscient de l'absurde et veille a ne pas l'oublier grace a un subterfuge(religion, amour, opium, etc). Au-dela du désespoir qui en results, dans le rapport pasca- lien entre l'homme conscient et l'univers inconscient, dans le déséquilibre maintenu a tout prix, resident 1a 3oie et la liberté permises a l'homme absurde. A l'hOpital, Garine exprime au Narrateur son obses- sion de l'absurde: ... - le sentiment de la vanité de toute vie, d' une humanite menée par des forces absurdes. Maintenant, ca revient ... C' est idiot, la maladie ... Et pourtant, 11 me semble que 3e lutte contre l' absurde humain en fai- sant ce que 3e fais ici ... L' absurde retrouve ses droits ... (153) Etre malade, c'est donc vivre avec soi-méme, par trop exclu- sivement, a l'exclusion d'une action qui entraine et empeche 46 A Canton, Garine s'emploie a déL de remuer des souvenirs. truire une ville: "ce qu'il y a de plus social au monde, l'embléme meme de la société." La maladie, ce sci-meme in- contrUlable s'oppose a la volonté tendue vers un objectif, 45 Camus utilise 1e terme: "homme absurde" pour desi- gner l' individu capable de maintenir, en de’pit des obstacles, la conscience lucide de 1' absurde. Cruikshank(0p. cit. 66) deplore 1e choix de ce terme, mais l' accepte. 46 Peut-etre plus nettement exprime encore par Perken disant: " ... ce 3eu me cachait le reste du monde, et 3' ai parfois singuliérement besoin qu 'il me soit cache’ ...(V. R. 62) un projet, un réve. "Il ne faut 3amais lacher 1a terre" répétera plusieurs fois Garine(139 et 207). "L'absurde re- trouve ses droits." Envahi par la fievre, se tournant et se retournant sur son lit d'hdpital, Garine succombe aux étranges images qui assaillent son eSprit: Ah! cet ensemble insaisissable qui permet a un homme de sentir que sa vie est dominee par quelque chose ... C' est étrange la force des souvenirs, quazid on est ma- lade. Pourtant, pourtant ... En cet instant meme, combien d' hommes sont en train de réver a des victoires dont, 11 y a deux ans, ils ne soupqonnaient pas la possibilité! J' ai créé leur espoir. Leur eSpoir. (155) Tou3ours a la recherche des preuves dont il a main- tenant besoin, Garine se torture pour réconcilier les deux personnes de son étre: l'active et l'inactive, 1e Garine du passé et celui du present. Pour utiliser une de ses expres- sions, il voudrait reprendre "cette vie de Canton ... comme (un) veston"(2l9). Le délire qui s'installe peu a peu lais- se passer encore quelques lambeaux de lucidité: Je ne tiens pas a faire des phrases, mais enfin, l'es- poir des hommes, c'est leur raison de vivre et de mourir ... Et puis? ... Naturellement, on ne devrait pas tant parler quand la fiévre est trop forte ... .... C' est idiot ... Penser a 501 toute la 3ourne’e! ... C' est idiot, la fiévre, mais on voit des choses ... (153-154) ILa.maladie temporairement, procure un refuge a Garine. aa- 1xrospectivement, il reprend conscience de son importance; les preuves sont 1a: 11 a créé l'espoir des homes, 11 est dieu: "Tout homme réve d'étre dieu" proclame Gisors dans La 20ndition Humainef'? K 47 C.H. 192. 64 Le délire prend possession du malade qui se met a decrire des visions analogues a celles de Kassner dans Lg Temps du Mépgig et ou la Revolution n'est qu'un immense brasier alimenté de figures carnavalesques représentant des dieux, de faux absolus, et illuminant la nuit en se consu- mant. Une exclamation, une admission qu'il doute de la du- rée de sa vie, échappe a Garine: "J'aurais voulu voir ' l'aube! ..."(154) Mais la vision procurée par 1e délire a un autre sens plus important: "La Revolution, on ne peut pas l'envoyer dans la feu." .On. peut 3eter les faux dieux, et meme les réves dans un brasier, mais pas la realitel "Tout ce qui n'est pas elle(1a Revolution), est pire qu'elle, il faut bien la dire, meme quand on en est dégofité ... Comme soi- méme! Ni avec, ni sans"(154). On ne peut se débarasser de certains faits a volonté.. On ne peut lacher une action a laquelle on a participé, "méme quand on en est dégofité", pas plus d'ailleurs qu'un corps malade qui vous oblige a vous prostrer dans l'inactivité. Garine commence a sentir qu'il arrive a la limite de son experience. "L'espoir des hommes, c'est leur raison de vivre et de mourir ... et puis?, On sait dé3a ce que Garine entend par "mourir". Il ne veut pas mourir dans un lit d'hapital "comme un colon". Une fatalité' semble venir renforcer le sentiment de l'absurde en lui dero- bant sa mort. Contrairement a Garine, Klein trouve une mort a l'i- mage de sa vie, ce qui communique a Garine tout d'abord une profonde sensation de chagrin et d'horreur: 65 - Pauvre type ... Il disait souvent: la vie n 'est pas ce qu' on croit! Jamais! ... - J' ai eu pour lui une amitie d' homme ... Decouvrir 1' absence de paupieres et penser que 1' on allait tou- cher des yeux ... (187) Mais la premiere emotion mattrisee, i1 finit par voir dans la mort de Klein: " ... quelque chose comme ... un certain rire ..."(209)48 Le choc moral dfi a cette mort et a cette torture porte un coup terrible a Garine malade, d'autant plus qu'il se sent responsable: Qu' ai- -3e fait de ma vie, moi? Mais, bon Dieu, que peut-on en faire, a la fin! ... Ne 3amais rien voir! ... Tous ces hommes que 3e dirige, dont 3' ai contribue a creer 1' ame, en somme! Je ne sais meme pas ce qu 'ils feront demain ...(187) N'a-t-il pas, en effet, perdu contrfile sur Hong, et par con- sequent sur les terroristes qui ont execute'Klein comme ota- ge? Quel sorte de dieu perd le contr61e de ses creatures? Klein lui-meme, lui a conte un detail significatif de la fin de Lenine. Lenine se voit mourir dans les yeux des autres 1e 3our on La Pravda ne publie pas un article qu'il avait envoye. Lenine a regarde'sa main, celle qui avait écrit l'article, figurant "une araignee repliant ses pattes ..." 48Sous le titre "Mirrors and Masks of Fate". premier chapitre de son etude sur Malraux, Gerda Blumenthal qualifie 'certain rire" de "Saturn' s laughter". . Gerda Blumenthal, Andre Malraux the con uest of Dread(Baltimore: The John Hopkins Press, 1960) Dans La Condition Humaine, Tchen essaye de preciser pour Kyo, un sentiment du meme ordre: " ... 3e peux mal t' expliquer. Plus pres de ce que vous appelez ... extase. Oui. Mais epais. Profong. Pas leger. Une-extase vers vers 1e bas'(C. H. 127). 66 - Il est mort peu de temps aprés ... - Oui, Klein disait: comme une araignee ... Depuis qu'il m'a raconte cela, 3e n'ai 3amais pu oublier cette main-1a, ni ces articles ... refuses ...(189) " La maladie terrasse "Il est mort peu de temps apres ... l'homme, mais rien ne 1e fait mourir comme se sentir "dé3a parti"(219). ' ' Ce que Garine ressent confusement depuis son se3our a 1'h6pital se precise: en lui, quelque chose est de3a mort: "Attache! La petite ceremonie au cours de laquelle on atta- chait un vivant a un mort s'appelait ... mariage republicain, n'est-ce pas?"(189)49 11 1e sent au point qu'il definit ainsi sa position: 11 fait""ce qu'on fait, quand on sait qu'on sera bientat oblige de cesser de le faire ..?(188). L'absurdite de la vie est la notion de base de la pensee de Garine. Sur le point de "manquer" sa mort, Garine se trouve face a l'absurde: "Si 3e ne suis pas assassine, qui le sera?" I1 a d'ailleurs failli l'étre, un attentat a ete commis con- tre lui, et 11 a exprime son regret de n'avoir pas éte tue: "C'est peut-étre dommage ..."(192). L'absurdite resulte de la diSproportion entre la philosophie de cet homme et la realite a laquelle 11 est obligé de faire face. Vivant au mepris de la mort une existence dangereuse afin de detruire 1e symbole d'une societe qu'il abhorre, il court 1e risque de "manquer" sa mort. Une mort "de colon" lui ferait rejoindre la foule des etres humains qu'il , 49 Allusion aux noyades de Carrier, a Nantes, sous la Revolution. 67 dedaigne. Ce serait beaucoup dire que Garine est venu chercher la mort en Chine. Il est venu y chercher ce qu'il ne pou- vait trouver au sein de la société occidentale: une chance de donner un sens a sa vie, sachant qu'il ne la trouverait qu'en acceptant d'avance une mort violente, mais dont le ca- ractere meme serait d'avoir un ob3et. Lorsque un homme com- me Garine meurt, fusille ou assassine ou torture, c'est une date, un symbola dans une action concertee. C'est une mort significative 3ustifiant d'un coup la vie qui a été orientee vers cette fin. A l'hbpital, Garine risque de mourir d'une maniére impersonnelle, "comme un colon". Il ne s'agit pas de se consumer, de prendre toute une vie a mourir, mais de disparaItre en pleine action. Etre tue, assassine, voila la mort qui convient aux "hommes comme moi"(22O)?O Voila ce qu'on trouve dans les "Reflexions de Garine": un combat verbal contre la mort, et, rattache a la notion de l'absurde, la deception de Garine de "manquer sa mort", 1e tout representant 1e drame intime de Garine. ' Il essaye d'abord de démentir les signes de l 'agonie pour retablir son image aux yeux des autres, et pour se ras- surer lui-meme. Quand ses feintes de ne pas croire a la ma- ladie et ses propos bourrus cessent de faire illusion, il 50 Au fond, Cyrano constate a peu pres 1a meme chose au moment de mourir: D'un coup d'epee "Frappe par un heros, tomber la points au coeur!" - Oui, 3e disais cela! ... le destin est railleur! .. Et voila que 3e suis tue dans une embfiche, confie a son ami son desarroi de ne pas mourir en combat- tant, en revolutionnaire. Enfin, admettant l'existence de la maladie, il tente d'éloigner 1e spectre de la mort en creant un avenir fictif. Conclusion de l'etude des Conquerants 11 y a un parallele assez evident entre les elements qui constituent les "Reflexions de Garine et les "Reflexions du Karrateur" ainsi que les 'Signes visibles de l'agonie". Au contraire, les "Reflexions de Nicolaieff" et "Hong-Kong" se trouvent dans un camp oppose, celui de la maladie et de' la mort. Une etude detaillee met en relief ce que la struc- ture du livre ne permet pas de distinguer de prime abord: ...La narration se developpe sur deux lignes cons- tamment embrassees: celle des faits, succession verti- gineuse d'evenements, en general sanglants et horribles, et d'actes courageux, energiques et parfois frénétiques; et celle des idees, enchainement non point tant de dis- cours que de notations braves et pergantes, de discusp; sions rapides et coupees qui vont par eclairs au centre des problemes, un foyer de la conscience tragique. Rare ecrivain, qui donne en meme temps le mouvement du drame et sa signification, et dont le style heurté, elliptique, parfois neglige et obscur, doit sa valeur a son tempo passione. L'idee eclate en formules, non point abstrai- tes mais inserees sur l'acte dont elle nait et sur l'e- tat de sensibilite profonde qui la pousse.;5l L'etude presente a tente'de denouer ces "deux lignes Par derriére, par un laquais, d'un coup de bfiche! C'est trés bien. J'aurai tout manque} meme ma mort. Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte V, Scene 6. 51 Simon, 0 .cit., 50. constamment embrassees". A chaque personnage, Malraux a confie une mission determinee. De meme que les differents personnages se supportent ou s'opposent les uns aux autres, de par leur niveau, leur fonction dans le cadre de l'ou- vrage, de meme, en ce qui concerne l'agonie de Garine, cha- que personnage a une fonction différente. Differente 3us- tement parce que leurs personnalites et leurs positions vis- a-vis de Garine donnent a chacun d'entre-eux un point de vue different. Le Narrateur est etudié deux fois puisqu'il a, somme toute, un r81e double: celui de narrateur et celui d'ami de Garine. En tant que narrateur, il est étudie dans la partie intitulee "Signes visibles de l'agonie" et comme ami de Ga- rine dens "Les réflexions des autres" et "Le Narrateur". "Les signes visibles de l'agonie" exhibent un visage de Garine en changement constant. Le Narrateur 1e decrit tout en se refusant a croire ce qu'il voit. En se creusant et en s'exagérant, les traits indiquent le vieillissement rapide qu'est l'agonie. Cette acceleration vers la mort est aussi rendue dans la notion du temps qui échappe a Garine, par exemple, 1e fait qu'il se crispe lorsqu'il se rend compte qu'il n'a plus le temps d'apprendre 1e chinois. La torture morale est accom- pagnee par l'indication subtile de souffrance que procure a Garine sa capacité d'aimer. Son bras blesse 1e fait souffrir quand il veut étreindre son ami. Enfin, "Les signes visi- bles de l'agonie" nous montrent bien l'agonie comme une lutte 7O contre la mort: 1a deterioration progressive du visage est comme un trace, une courbe de l'état de Garine qui le méne de la sante a la maladie,et de la maladie a la mort. Mais cette descente est interrompue deux fois, dans deux sursauts, la défense de Canton et l'interrogatoire des empoisonneurs de puits, et par contre acceleree par le choc du Spectacle de Klein mort, celui de l'execution de Hong et precipitee par l'attentat et le conge que lui signifie Boro- dine. "Les signes visibles de l'agonie" montrent un Garine luttant contre l'inevitable mais retombant plus bas apres chaque effort sous les chocs combines des evenéments hosti- les. L'hostilite est avant tout celle de Hong-Kong, avec qui Garine est engagé dans une lutte a mort. Mais d'une maniére quasi-Chevaleresque, Hong-Kong reconnait la valeur de son adversaire. Tout d'abord, le rapport met en lumiEre l'efficacite de Garine et la crainte de Hong-Kong devant l'adoption du Decret. Cette crainte est temperée par la ma- ladie de Garine,qu'il appartient a HongiKong d'annoncer. Mais devant l'obstination de Garine a vouloir rester a Can- ton, les menaces se multiplient, rehaussant encore 1a valeur de Garine: il est en t€te des listes de gens a fusiller, un attentat est commis contre lui, mais, par contre, l'Angle- terre, bien renseignee n'envoie pas de troupes, coincidence etonnante, lorsque Garine decide de s'en aller. Garine veut abattre Kong-Kong et Hong-Kong l'identifie bien comme son adversaire. Garine peut se considerer comme 71 l'homme du destin dans ce coin d'Asie oh il etait inconnu six ans auparavant. Si Hang-Kong identifie Garine a Canton, le gouver- nement de Canton se détourne de Garine mourant. En la per- sonne de Nicolaieff, espbce de Cerbere portant outre sa téte, celle de Myroff et celle de Borodine, on voit l'annonce de la mort physique prochaine, le mepris pour le collaborateur condemne et l'hostilite'du tch§kiste pour l'homme capable d'amitie. Si bien qu'on est :en droit de douter de l'iden—” tite veritable des instigateurs de l'attentat commis contre Garine. Meme si, pendant quelques minutes, Nicolaieff, éperdu, tremble devant, ce qu'on pourrait appeler le fan- t6me de Garine, c'est une compensation bien minime pour le Narrateur auquel cet episode communique une breve euphorie. Le Narrateur, comme il a été dit plus haut, se presente dans "Les reflexions des autres", "Le Narrateur", comme l'ami de Garine. I1 assiste impuissant, a la defaite de son ami, soit sur un lit d'hfipital, soit perdant un a un ses amis (Klein, Hong). Le Narrateur vit dans l'effroi de laisser échapper par maladresse, une reflexion, un mot, qui condem- nera Garine. Pourtant, ce dernier, comme on peut 1e voir dans "Réflexions de Garine" se defend contre les uquestions ami- cales du Narrateur en se derobant sous des dehors bourrus ou derriére des discours interminables. Ainsi, pour le Narrateur, Garine est un homme mourant Qu'un miracle pourrait, devrait sauver. Hong-Kong voit avec 72 avec satisfaction son redoutable adversaire terrasse par la maladie. Canton renie Garine qui a cesse d'étre utile. Garine comme le Narrateur espére au-dela de l'eSperance. Tout au long du livre, l'amitie du Narrateur et l'es- poir deraisonne de Garine s'opposent a l'indifference, puis a l'hostilite'de Nicolaieff qui peut se permettre, aux ap- proches de la mort,de mepriser ce geant qui tombe. La profonde amitié du Narrareur pour Garine et le fait qu'il soit 1e seul lien avec sa vie passée, font pen- ser que Garine et le Narrateur ne sont qu'un seul et meme personnage dedoublel Est-ce 1e Narrateur ou Garine qui sent "1'odeur de vernis du paquebot", c'est-a-dire 1'odeur de cercueil? Est-ce 1e Narrateur ou Garine qui lit le rapport de la Sfirete? Qui, enfin, regarde a la derobee dans la peL nombre qui estompe les ravages de l'agonie sur un visage?52 52 "Tous les personnages principaux sont Malraux. iD'ou une certaine confusion qui nous empéche de toujours exactement distinguer les uns des autres ces hommes dont .ne different trop souvent que les noms." Mauriac, 02° cit., 201. LA VOIE ROYALE A premiere vue, La Voie ngale peut apparaitre comme un rearrangement des Conquérants. On peut aisement s'y tromper. Un Europeen va en Asie et apres s'etre impose pen- dant quelques annees a son milieu d'adoption, meurt, non sans avoir, au prealable, communique a un ami ses vues sur la vie et sur la mort. Les proportions de la recette va- rient: 1a jungle remplace la ville, l'aventure, 1a revolu- tion, 1e nombre de personnages est réduit. Ce parallelisme ne resiste pourtant pas a l'analyse, surtout a l'etude du theme de l'agonie. Agonie ou vieillesse, impasse de la mort, tel est le theme principal de ce roman aux apparances de roman d'aven- tures. Si l'atheisme et l'obsession de la mort peuvent en- core suggerer quelque chose de diabolique, Perken peut pas- ser pour un nouveau Faust s'ingeniant a se debarasser de la vieillesse et de l'agonie. Bien plus que la mort vers‘laquelle elles menent, la vieillesse et l'agonie, ainsi que toutes les superstitions les entourant, sont a craindre, done a combattre. De meme que l'homme absurde de Camus garde a vif la blessure de l'absurde, Perken refuse d'oublier que la vie et la mort sont consequences l'une de l'autre. Restant sur le qui—vive, habitue a combattre, Perken a neaamoins trouve un combat dont i1 ne peut sortir victo- rieux. Et pourtant les chances semblent etre de son catefi Grabot, l'homme a la recherche duquel i1 part, l'a assure qu'on peut toujours eviter 1a soumission. Claude, son 3eu- ne compagnon, lui apporte en plus d'une presence reconfor- tante, l'espoir de financer ses projets. Enfin, Perken con- nait bien la jungle. Le seul sinistre presage emane de ceux que Perken a 3usqu'ici domines; et qui sont prets a devenir par un changement d'attitude, les messagers de la mort.1 L'étude de La Voie Royale commence par la presenta- tion de Perken suivie de celle de deux autres Europeens, Grabot et Claude qui se trouvant avec lui dans la jungle. On verra ensuite comment 1a jungle, milieu adoptif de Perken, se tourne progressivement contre lui au cours de l'agonie. Enfin, on examinera les signes funestes que les messagers de la mort envoient a Perken. Perken L'agonie de Perken ne devait pas avoir lieu; car dans la foret tropicale on 11 avait choisi de vivre plut8t qu'en Europe, 11 devait rester 3eune 3uSqu'a l'aneantisse- ment. Malgre tout, Perken "perd" sa mort apres avoir passe sa vie a se mesurer a elle pour "vivre”. L'agonie de Perken 1 Il s'agit des signes varies qui indiquent a Perken IL'approche de la mort. 7E est en contradiction avec sa vie, sa philosophie. Pour 1e bien comprendre, il n'est pas inutile d'identifier Perken, d'examiner sa situation au moment cu se situe l'histoire et dans quelle mesure son agonie contredit sa vie. Dans le cours du livre, Perken expose ses theories sur la vie a Claude, et a l'occasion de lui en montrer l'ap- plication. Capable de reussir 1a cu Grabot a eChouefl i1 suc- combe pourtant au degre suivant dans le combat avec "l'autre" mort. I ' Apres avoir etudié la personnalité de Perken, on pas- sera aux causes, puis aux aspects de son agonie. Perken est-il un aventurier?2 A priori, il ne semble pas y avoir le moindre doute 1a-dessus. Et pourtant ... tout en la presentant comme tel, par exemple en mentionnant qu'il avait fait des "debuts assez illegaux"(15)3, Malraux finit pas brosser un portrait assez prestigieux de Perken. De page en page, la personnalité impressionnante de cet hom- me emerge, au point "que les actes de sa vie passee se sepa- raient de lui comme des reves"(28). A la maniere d'un Jean Bart ou d'un Robert Surcouf, 1e forban de naguere est devenu un personnage imposant, distant, mysterieux et solitaire. De l'avis meme des "autres", ceux qu'il ne daigne meme pas fréquenter a bord, i1 aurait pu aisément "faire fortune"(22), 2 Dans le sens pejoratif du terme, bien entendu. 3 Dans 1a partie consacree a l'etude de La Voie EEPXale, 1e renvoi aux pages de cet ouvrage sera fait dans le tfirxte, entre parenthéses, par indication du numero de la page. 76 mais, jusqu'ici tout au moins, s'est montre desinteresse: " ... une chose plus surprenante, c'est que maintenant, il s'intéresse a l'argent ... c'est nouveau"(l6). Deja 1a re- ponse a la question posee en tete de ce chapitre paraft plus difficile a formuler. Surtout en sa presence, car: "Le passe de cet homme s'etait si bien transforme an experience, en pensee a peine suggeree, en regard, que sa biographie en perdait toute son importance"(36). Un mot ne suffit pas a definir Perken. Le comprendre ne s'avere pas plus facile. meme si l'on revelait aux pas- sagers du paquebot la verite sur un aspect de la personna- lite de Perken, il n'y comprendraient_pas grand'chose. Par exemple, Perken, habitue a vivre seul dans la jungle, a la reputation d'etre courageux. En fait, ce que tout le monde prend pour du courage, est une peur: la peur de n'etre pas tue. Qu'est-ce a dire? Il n'a pas peur de la mort? C'est encore plus complique'que cela: la mort c'est la contraire. Le contraire de quoi? Le contraire d'etre tue. Pour com- prendre ce que veut dire: "1a peur de n'etre pas tue", il faut essayer de comprendre ce qui arrive quand "on n'est pas tue". Pas plus qu'on ne peut faire tenir un homme comme Perhen en un mot, on ne peut resumer sa philosophie en une formule. Hais l'elaboration de "la peur de n'etre pas tué" conduira au coeur du probleme. Ce qu'il faut definir, c'est la position de Perken vis-a-vis de la mort. En Europe, avant la Renaissance, l'image de la mort donnee par l'eglise etait quasi-universellement acceptee: une porte s'ouvrant sur une autre vie.‘ Au XKe siecle, Per- ken ne voit rien, n'espére rien au-dela de la mort. La vie de l'homme du Moyen-Age etait axee sur l'immortalite de l'éme. La mort represente aujourd'hui 1a seule valeur ab- solue. "Ce n'est pas pour mourir que 3e pense a ma mort, c'est pour vivre"(lO9)fi explique Perken a Claude, une nuit, dans la jungle. 'Au Moyen-Age, un moine ou n'importe qui efit pu enoncer ces mots, dans un sens chretien. A l'heure ac- tuelle, ils prennent un sens different sur les levres de Perken. Un sens different, non seulement en raison de l'a- theisme de Perken, mais de la sincerite}de 1a totalite de cet atheisme. Par contre, la majorite des Occidentaux, ayant pour- tant perdu la foi, continuent a vivre dans un cadre moral base sur la religion chretienne, c'est-a-dire base sur un sens perime'de la mort. Sens a moitie’perime: car la supers- tition remplace la foi et 1e cortege de legendes entourant la mort, lui conserve son aSpect effrayant. Par tradition , par habitude, at par manque de sincerite dans leur manque de foi, les Occidentaux demeurent donc soumis a un ensemble de lois subordonnees de proche en proche a la mort. C'est precisement en cela que Perken se distingue de ceux qu'il appelle les "soumis". Allant 3usqu'au bout de 4 "Le moine clunisien qui croyait mediter sur la mort, meditait en realite sur la vie." Blanchet, op. cit. , 228. 78 son atheisme, il refuse de souscrire a un ordre sans fon- ~dations veritables. Les hommes comme Perken, Claude Vannec et urabot considerent "1a masse des hommes" comme des "sou- mis", des"cadavres"(37), ou bien encore les comparent e des insectes esclaves d'une lumiere qui les tue(lOT). La definition de l'agonie est la derniere phase de la vie, axee vers la mort. Dans ce sens, ceux qui accep- tent toute leur vie la soumission a la mort, vivent en fait une longue agonie. Biologiquement, 1a naissance est le pre- mier pas vers la mort. Mais tout depend de ce qu'on entend par ce vocable: aneantissement pur et simple ou fatras in- vraisemblable de superstitions effrayantes. Pour Perken, "la vraie mort, c'est la decheance .... Vieillir, c'est tel- lement plus grave!"(36). .Or, toute sa vie, Perken s'est cabre contre la sou- mission: "Je ne pretends pas tenter les choses qui reussis- sent d'elles-memes; celles-la, 3e les manque"(34). Refu- sant de vivre la vie des "soumis", pourquoi accepterait-il leur mort? S'il est venu au Siam, c'est parce que, comme Claude, il pense que: "la soumission a 1'ordre de l'homme sans enfant et sans dieu, est la plus profonde des soumis- :sions a la mort"(37). Ainsi, toutes les soumissions se rat- ‘tachent a la soumission a la mort, et, s'etant affranchi de "1'ordre de l'homme" en s'arrachant au monde occidental, IPerken veut aller a l'extréme et s'affranchir aussi de 1'or- dre supreme, celui de la mort. Mais il faut comprendre "mort" comme Perken l'entend: 79 "la vraie mort, c'est la decheance." Et 1a veritable prebc- cupation de Perken se revele en: "Vieillir, c'est tellement plus grave!” Perken cherche a se soustraire, non seulement a la longue agonie que "vivent" les "soumis", mais aussi a la vieillesse, cette autre agonie. ' I Depuis le debut de l'ouvrage, Perken ne cesse de fai- re des allusions a la vieillesse. Il l'a trouvee dans un desappointement sexuel a Djibouti(8), dans la jeunesse de C1aude(31-32), dans 1e regard d'une mattresse(53). Il voit en la vieillesse, avec horreur, une agonie, une decheance a laquelle il ne veut pas se soumettre. Vieillir, c'est tellement plus grave! Accepter son destin, sa fonction, 1a niche a chien elevee sur sa vie unique .... On ne sait pas ce qu'est la mort quand on est 3eune ...(36) Je vous souhaite de mourir 3eune, Claude, comme 3' ai souhaite peu de choses au monde ... Vous ne soupgonnez pas)ce que 0 'est que d' etre prisonnier de sa propre vie. 58 O... Vieillir, voila, vieillir. Surtout lorsqu' on est se- pare des autres. La decheance. Ce qui pese sur moi, c 'est,-comment dire? ma condition d' homme: que je vieil- lisse, gue cette chose atroce: le temps, se developpe en moi comme un cancer, irrevocablement ... Le temps, voila. Toutes ces saletes d'insectes vont vers notre pho- tophore, soumis a la lumiere. Ces termites vivent dans leur termitiere, soumis a leur termitiere. Je ne veux pas etre soumis.(107) Jusqu'ici la vie aventureuse dans cette re ion sau- vagfi a separe Perken du monde des "soumis", et lui a meme Procure une sorte d'ascendance sur eux: Ces gens(les pa ssagers du paquebot) acceptaient tout de la leg ende de Haj rena - qui etait mort - et peut- etre de Perken lorsqu' il etait loin; ici, ils sé defen- daient contre son silence, mefiants, avides de se ven- ger par quelque mepris d'une volonte de solitude parfois nettement exprimée.(15) Perken venait de faire deux pas en avant; d'instinct, le gros homme baissa la voix. Claude sourit. Oh! il me me fait pas peur, bien sfir! J'ai vingt- sept ans de colonie. Pensez! Mais il ... il m'intimi- de, si je peux dire. Pas vous?(22) La vieillesse risque de le faire retomber parmi les "soumis", de lui faire vivre une agonie. Eliminer la vieil- lesse, l'agonie? Rien de plus simple: le suicide. Mais Perken n'y souscrit pas: "le suicide ne m'intéresse pas ... Celui qui se tue court apres une image qu'il s'est formée de lui-meme: on ne se tue jamais que pour exister"(l§).5 Eon, Perken ne se suicide pas, mais 11 se promene dans un danger constant. Et, tout a coup, il devient facile de com- prendre la raison de sa présence dans la jungle indo-chi- noise. Il est venu y chercher 1e danger. Le danger va, si l'on peut dire, le protéger de la mort, "la vraie mort ... la déchéance". En allant au-devant de.la mort, du dan- ger, Perken compte supprimer l'agonie. Voila ce que ceux qui chuchotent sa légende sur le paquebot, prennent pour du courage. Courage, certes, et pourtant ... On a répondu, en partie, a la question posée au debut de l'étude sur Perken; au lieu de: "Perken est-il un aventu- Iier?", il vaudrait mieux dire: "Perken est-il encore un eventurierT Mais, maintenant, une autre question se pose 5 Ce que Perken veut probablement dire, c'est qu'en se Suicidant, un individu espére enrayer la deterioration rapide de l'image qu'il a vainement tenté de presenter a son entou- rage, 81 "Perken est-ll courageux?" Ici, Malraux se heurte a une in- suffisance du vocabulaire. Le mot "courage" n'exprime pas de maniére satisfaisante l'idée qu'il cherche a communiquer. Il y arrive par un detour. Au bivouac, le soir, dans la jungle, Perken explique 5 Claude comment "1e courage compense" l'humiliation chez Grabot. Et quand Claude s'exclame: Je comprends qu'il se fiche de la mort ... Perken répond: - Ce n'est pas d'elle qu'il n'a pas peur, c'est d'étre tué:]£1 mort, il l'ignore. Ne pas craindre de recevoir une balle dans la téte, la belle affaire! Et, plus bas: ‘ Dans le ventre, c'est déja plus inquiétant ... qa dure Tous pensent au fait de ... Ah! comment vous faire comprendre? d'étre tué, voila. Ce qui n'a aucune im- portance. La mort c'est autre chose: c'est le contraire. (106-107) Voici une citation typique de Malraux: obscure et fondamentale. Malraux excelle a exprimer une idée d'une ma- niére insolite, arrétant le lecteur et le contraignant, en quelque sorte, a suivre les idées des yeux comme l'enfant de la maternelle suit du doigt en les épelant les mots nou- ‘veaux. En effet, on aurait tendance a lire vite et compren- dre "c'est d'étre tué qu'il n'a pas peur". Cela serait du <3ourage. Il faut lire au contraire: "Il a peur de n'étre jpas tué". Sans la phrase suivante: "ne pas craindre de re- cevnir une balle dans la tete, la belle affaire", on pour- rait aisément s'y tromper. 11 me s'agit donc pas de cou- rage, d'héroisme( la belle affaire) mais bien plutat de la crainte, de la u'peur de n'étre pas tué", c'est-a-dire la 82 peur d'une agonie: "Dans le ventre, c'est déja plus inquié¥ tant .00 ga dure 00'." La "balle dans la téte" soit, "dans le ventre ...", non. Les hommes vivent dans la crainte d'étre tués: "Tous pensent _au fait de d'é‘tre tue’, voila." Grabot, et bien entendu, Perken, vivent dans la'crainte "de n'étre pas tué". Le contact avec la mort est inevitable. Quand la mort vient, qu'elle soit fulgurante. Peu a pen, le vocabulaire de Per- ken-Malraux se précise: "La mort c'est autre chose: c'est le contraire." C'est le contraire dLetre tuefl Cette peur de n'étre pas tué peut passer pour du cou- rage mais fait aussi penser a une rééducation de l'instinct. A l'instinct de la peur de la mort, Perken et Grabot veulent somme toute, substituer un instinct plus eduqué, plus selec- tif. Il s'agit d'accepter une certaine forme de mort et d'en :refuser d'autres: choisir sa mort. Il n'existe pas de mot jpour decrire ce "courage", cette attitude mentale, et pour <3eux qui se trouvent face a face avec Perken ou Grabot, rien Ile permet de le distinguer du veritable courage. Si bien clue Grabot disait a Perken: "Et depuis que ;je me fous de <3rever, que ca me plait plutot, tout peut se faire"(97). La mort, c'est le contraire d'étre tué, autrement dit, 141 mort, c'est l'agonie. Voila la philosophie de Perken Ilettement formulée. Il n'a pas peur d'étre anéanti, d'ail- 143urs, c'est en partie ce qu'il recherche dans ses experien- 043s érotiques,6 mais il a peur de mourir. Pas d'étre tué, \ 0 CI. ci-dessous, p. 115. de mourir. Avoir peur de mourir, d'apres Perken, c'est craindre de rencontrer la mort comme un "soumis". Comme un "colon" disait Garine. .Si Malraux peut faire dire 5 Claude, dans les der- niers moments de l'agonie de Perken, d'une maniére assez paradoxale d'ailleurs: "... la souffrance protégeait son ami contre la mort: tant qu'il souffrait, il vivait"(lSl), il est permis de dire que jusque-la, c'était le danger qui le protégeait contre la mort, c'est—a-dire l'agonie.7 Mainte- nant, et maintenant seulement, il devient possible de com- prendre exactement l'aphorisme de Perken: "Ce n'est pas pour mourir que je pense a ma mort, c'est pour vivre." La mort en elle-meme, l'anéantissement, n'a pas de sens.' Ce qui est é craindre, c'est.l'agonie. Perken est-i1 encore un aventu- rier? Peut-étre ... mais pas seulement cela. Il apparait en.outre, comme un homme ayant mis sa vie en equation. 11 2a ensuite résolu l'équation en trouvant une formule de vie. Remontant 3usqu'au sommet de la hiérarchie des sou- Inissions, Perken a compris qu'elles se rattachent, plus ou Inoins directement a la soumission a la mort. Desirant etre ILn revolté total, comme Grabot est"un 'perverti' parfaite- Inent pur ..."(10 st 106), Perken ne voit aucune raison de se ‘ 7 Plus qu'une simple paraphrase de l'expression de LIalraux, cette idée du danger protegeant Perken contre la IIlort, permet de partager La Voie Royale en deux portions t>21en.distinctes: du début 3usqujau moment ofi Perken est Ilesse, le danger le protege contre la mort, apres seule la SQui‘france le fait. soustraire a certaines servitudes tout en continuant 3 en accepter de plus hautes.3 Il s'attaque donc a la servitude par excellence, la soumission a la domination de la mort,9 c'est-a-dire l'anéantissement, mais pare des symboles tra- ditionnels lui donnant un aspect terrifiant. Refusant de se laisser hypnotiser par un concept ef- frayant, mais mal défini, Perken en precise le sens: "la mort c'est le contraire" et sépare dans le concept tradition- nel deux morts: celle qui compte, l'agonie et celle qui ne compte pas mais dont tout le monde a peur, Etre tuefl Ceci bien etabli, et le suicide écarté, la meilleurs facon d'évi- ter l'agonie, c'est de vivre dans un danger constant: en mul- tipliant ainsi les chances de se faire tuer. A ce titre, la jungle asiatique represente un milieu idéal: elle grouille d'une vie végétale et animals repugnan- (I) te et vénéneuse, d'insectes,et de sauvage la perfectionnant d'"objets fins et meurtriers"(103). Ayant choisi, de propos délibére, de vivre dans cet environnement, Perken ne doute pas que "... pent-etre ... tout va se régler bientot, par ‘une fléche plus ou moins dégofitante ..."(103), lancée par un " ... un pagne d'une saleté sanglants: ni Sauvage portant tout a fait animal, ni tout a fait humain"(102). Comme un chercheur courageux s'inoculant une maladie Ipour verifier ses theories, Perken vit dans la jungle pour Q Comme les "autres” le font. 9 Cf. ci-dessus, p. 78. vivre sous le signe d'une formule. A l'aventurier s'est ajouté un metaphysicien contrfilant sur lui—meme une formule: Exister contre tout cela(Perken montrait du regard la menacante majeste de la nuit), vous comprenez ce que cee la veut dire? Exister contre la mort, c'est la méme chose. 11 me semble que je me joue moi-meme sur cette heure-la.(lo3) En remettant, quotidiennement, leur vie en jeu, les individus de ce genre n'arrétent pas, pour ainsi dire, de se survivre. Leur vie cesse de posséder une durée indéterminée, mais, au contraire, etant données les probabilités de mort instantanée, devient une succession d'instants. Ce que Gaétan Picon énonce comme suit: Malraux, s'il est essentiellement revolutionnaire, ne l'est que dans la mesure ou il recherche, non pas une conception théorique, mais une solution pratique de la condition humains: une formule de vie momentanee. Cette vie discontinue, faits de successions de vies elemen- taires, remise.en question a chaque instant, ne peut que con- tinuer indéfiniment ou s'arréter, litteralement d'un instant é l'autre. Le "courage" qu'ils exhibent aux yeux des "autres” jprocure aux expérimentateurs comme"sous-produit" de leur vie Inomentanée, un mystére et une prestance se transformant bien- ‘t6t en legends. "Exister contre la mort ..." L'ascendant (Iu'ils prennent sur leur entourage assure leur existence.11 I! lit si la mort survient, ils seront capables de ... mourir 10 Picon, o . cit. , 54. Cf. aussi, 5 cs sujet, IDSlhomme, op. cit.,IlO et suivantes. 11 Cf- "Introduction" de cette étude, pp. 6-8. (.1) O\ avec une conscience intense de la mort, sans ... faiblir ..."(109). 11 y a pourtant une ombre au tableau. Perken l'in- dique lui-meme en disant: "Et peut-étre que tout va se ré- gler bientat, par une fleche plus ou moins dégdfitante ...." Les mots" "peut-étre" et "fléche" évoquent des probabilités, non des certitudes. On ne peut eliminer 1e cas ou l'on ne serait pas tué. Improbable, mais pas impossible. Ce qui _ peut arriver de deux fagons: ou bien nulle fleche, balle ou danger quelconque ne se matérialisera, ou encore au lieu d'étre tué, on peut seulement étre blessé(dans le ventre, c'est déja plus inquiétant ... 3a dure ...). En outre, au cas ou l'on sort indemne, d'instant en instant, il y a une "aupgg mort, celle qui est en nous"(lOB).l2 _C'est Grabot qui a procuré la solution a Perken. IDans tous les cas ou l'on risque la déchéance, la maladie, Ila vieillesse, (l'augpg mort) ou bien si l'on est blessé, en réSum63 dans tous les cas ou par le jeu d'un facteur imp- :révu, on risque de dechoir, le recours au suicide est admis. (Dette fois encore, au lieu de se soumettre, ffit-ce a la mort, 211 est possible de s'en servir contre elle-meme, comme d'un CNltil, d'une clef pour une évasion supreme.13 12 En fait, il n'y a pas de difference entre l'autre nnort et l'agonie: ue le mecanisme déclencheur soit un agent nHanifeste(blessure§ ou latent(maladie, vieillesse) l'agonie east amorcée et on ne peut véritablement la supprimer, mais Iv 1— ecourter. l3 Cf. ci-dessous, ”Grabot" p. lO6-lO7. 0) ..q 11 ne faut pas voir la, une contradiction avec l'opi- nion exprimée par Perken sur le suicide(13). Perken refuse le suicide en tant qu'alternative a la vie. 11 a pensé et a prouvé’qu'il était possible de vivre, sans’etre soumis, dans le voisinage de la mort, en quelque sorte protégé par elle de toute decheance. Ce n'est que dans le cas d'une humiliation qui ne peut @tre compensée qu'il aura recours au suicide. Toute ma vie depend de ce que je pense du geste d' ap- puyer sur cette gachette au moment ou je suce ce canon. 11 s 'agit de savoir si je pense: je me détruis, ou: j' a- gis. La vie est une matiére, il s 'agit de savoir ce .qu' on en fait, bien qu' on en fasse jamais rien, mais 11 y a plusieurs maniéres de n' en rien faire ... Pour vi- vre d' une certaine fa on 11 faut en finir avec ses me- naces, la déchéance e les autres: 1e revolver est alors une bonne garantie, car 11 est facile de se tuer lors- que la mort est un moyen ... (108) Possesseur d'une formule de vie(et de mort) a toute épreuve, comprenant meme une sorte de diSpositif de sécurité, Perken réussit a vivre quinze ans(60) dans la jungle, se liant avec des chefs de tribus, se rendant indispensable au Siam, devenant, en somme, un element important dans cette région du globe. Malgré'tout, l'ouvrage se termine par l'a- gonie et la mort de Perken. Voila une antinomie surprenante: d'une part, un sys- teme destiné a supprimer l'agonie, de l'autre, l'apparition, a priori inexplicable, de cette meme agonie. Avant d'en determiner la cause, il serait utile d'e- xaminer d'un peu plus pres l'une des données: le verbe "sup- primer". La suppression suppose l'existence préalable. Supprimer l'agonie signifie: l'empécher de continuer et de progresser. L'idéal serait de pouvoir, non seulement sup- primer l'agonie, mais encore l'éviter. Mais comment s'expo- ser au danger et éviter l'agonie? En s'exposant au danger, on s'expose aux deux morts a la fois: la mort instantanée (Etre tué) ou l'autre(blessure ou maladie). Supposons les deux morts incarnées par un taureau chargeant.l4 Perken contrairement au "torero" profession- nel, doit chercher la corne et éviter la passe. On retrou- ‘veicilflindication faite plus haut:15 9un instinct plus edu- que, plus sélectif." 11 me suffit pas d'attendre la corne du taureau(ou la fléche du sauvage) mais il faut pratique- ment se jeter dessus. Ce qui ressemble beaucoup au suicide. Si par contre, on attend la corne, la fléche ou la balle, en se mettant dans les meilleurs conditions pour la recevoir, on doit envisager la possibilité de n'étre que blessé et de se trouver par consequent, dans l'obligation de s'achever(théorie du revolver). Plus vite le blessé s'a- chéve et plus il "évite" l'agonie, car 11 la supprime a la source, a l'état naissant. Au contraire, plus le blessé attend pour s'achever, et plus 11 s'éloigne des conditions ideales, et par consél quent, agonisant, 11 se peut qu'il ne soit plus capable d'un acte qu'il envisageait en pleine possession de ses moyens. Perken 1e sent bien: "ll n'est pent-Etre pas plus difficile l4 Malraux décrit la marche de Perken vers les Mdis comme une "marche de taureau". (V.R. 132). 15 Cf. ci-dessus, "Perken", p. 82. de mourir pour soiimEme que de vivre pour sci-meme, mais je me méfie ... C'est quand on déchoit qu'il faut se tuer,mais c'est quand on dechoit qu'on aime de nouveau la vie ...Mais lui(Grabot) le croit, c'est l'important"(98). Dans le complexe de l'étre humain, les instincts com- me celui de la conservation, comme la crainte de la douleur sont certainement les plus difficiles a dominer. Pour re- mettre sa vie en question a chaque instant, pour "déshabil- ler la mort de ses parures terrifiantes, il faut arracher ses propres images au monde stagnant qui les possede ..."(37) C'est-a-dire, se mettre a ressembler a l'inhumain, au Cosmos. Or, il est facile de détecter chez Perken, pourtant endurci par la jungle, la survivance de quelques imperfec- tions humaines. Ce qui reste d'humain chez Perken, se mani- feste de trois faqons: sous certaines conditions, 11 est en- core capable d'amitié, ensuite, l'érotisme l'obséde, enfin, ses instincts ne sont pas encore rééduqués. Si l'on se reporte aux paragraphes consacrés respecti- vement a Grabot et 5 Claude,16 on y trouvera les preuves de la capacité de Perken a l'amitié. L'obsession érotique de Perken est évidente dans tout le cours du livre. L'ouvrage débute par une discussion basée sur l'érotisme et nombre de comparaisons que Perken fait an I I ~ I T? cours de ses exposes sont emprunteesa l'erotisme. mais le 16 Of. ci-dessous pp. 103-111. passage le plus caract'risque a ce sujet est probablement celui dans lequel Claude est oblige d'arracher Perken a l'emprise de l'atmosphére sexuelle d'un village on ils ont camps une nuit. Ils se préparent a quitter ce village. Aux périls de la jungle vient de s'ajouter une nouvelle me- nace: leur guide, Svay(vraisemblablement obéissant aux or- dres des autorités coloniales frangaises) les a abandonnés et a emmené avec lui les conducteurs de charrettes ainsi que tous les hommes du village parmi lesquels ils auraient pu recruter des remplagants. Seules restent les femmes. "... Par les trous des claies, les femmes inquietes, la pru- nelle agile, observaient les blancs"(96). Il(Perken) regarda autour de lui. - Des femmes, rien que des femmes ... Un village de fem- mes ... ca ne vous touche pas, cette atmosphere on 11 n'y a rien de masculin, toutes ces femmes, cette torpeur si ... Si violemment sexuelle?(93) Tourmenté par le désir sexuel, Perken est donc victime de son corps. Perken n'est pas parvenu, non plus a rééduquer son instinct du danger. Au“ moment crucial, dans le village Stieng, on 11 se prepare a marcher vers les Hols, il doit se faire violence, il entend: Un cliquétement inexplicable: ses dents qui claquaient Il sauta sur la claie, hésita encore une seconde, tomba, se redressa ... Perken marchait vers les Rois, pas a pas, tout le corps raidi. Ehnapied rencontra un buisson bas; ...(il) continua d'a- vancer, tomba sur un genou, se releva toujours aussi raide ... , I Quelques pas encore. Jamais il n'avait marcne ainsi 91 sans plier les genoux.(l§l) Il conduit litteralement un corps épouvante comme un cava- lier éperonne une monture se dérobant devant un objet ef- frayant. Dans le bourg siamois, condamné par le diagnostic des deux médecins, Perken a la meme sensation de l'indépen- dance de son corps: "(Perken) croyait a la menace plus qu'a la mort: a la fois enchainé a sa chair et sépare’d'elle, comme ces hommes que l'on noyait apres les avoir lies a des cadavres"(153). Dans cette allusion aux noyades organisées 17 par Carrier sous la Terreur, Lalraux cherche a montrer combien le corps, le corps malade trahit Perken et l'entrave comme un boulet de forgat. La meme ides apparait durant son agonie: "Son pied douloureux et mort a la fois cachait la lumiére; 11 se souleva, ne tentant pas meme d'écarter cette chair separee de lui, comme s'il efit pu souffrir dans la chair d'un autre"(162-163). Perken n'a pas poussé sa "déshumanisation" a bout: un reste de sentimentalité, son obsession érotique et sa subjugation a son corps en sont des preuves. Ironiquement, malgré tout, dans la mesure ou il tente de dominer ce corps souffrant, lorsqu'il est blessé au genou, il favorise lui- méme l'établissement de l’agonie. Dans le cas de la blessure, on vient de l'expliquer 17 Noyades auxquelles Ialraux a déja fait allusion dans Les Conquérants: ”Le mariage républicain"(C. 189). \O R) plus le blesse attend pour s'achever et plus ses chances de le faire diminuent. Encore faut-il établir la gravité de la blessure. Le blessé'n'a besoin de s'achever que si la blessure est mortelle. Voila justement l'erreur que com- met Perken. Il ne comprend pas la gravite de sa blessurel§ ou refuse d'y faire face, et ne commence a vraiment croire a son agonie que sous l'influence de l'accumulation des signes.19 11 y a tout lieu de penser que Perken croit sincere- ment a l'inocuité'de sa blessure. Il lui est déja arrivé’ d'étre blesse. Sur le paquebot(13), il a montre a Claude les cicatrices qu'une torture a imprimées sur ses mains. Au médecin lui annongant que sa blessure est mortelle, il réplique: "J'ai déja été blessé par les pointes de guerre” (150). Au moment du conciliabule sur la quantité de jarres a offrir en ébhange de Grabot, il minimise sa blessure: "Tu es blessé? ... 'Eon, enfin, si, pas gravement'"(138-139). Enfin pour sceller le pacte avec les Stiengs, il utilise froidement le sang coulant de son genou blesse pour remp- lir la balle creuse qu'il tirera sur le crane du gaur(l43-l 145). Perken est tellement habitué a vivre dans ce milieu 18 C'est en tout cas, ce qui ressort de cet échange entre Perken et le médecin: - J'ai mis de la teinture d'iode ...quoique pas tout de suite ... - Sur uneplaie aussi pénétrante, c'est comme si vous chan- tiez(V.R. 143). 19 Cf. "Les messagers de la mort",jp.l23. périlleux qu'une blessure comme celle de son genou ne vaut pas 1a peine de s'en préoccuper: une simple égratignure.20 Kais a cette erreur de jugement vient s'ajouter l'en- tétement a ne pas s'en remettre a l'evidence, aux signes lui indiquant qu'il va mourir, que son agonie a commence. Refusant de croire au diagnostic d'un médecin into- xiqué et haineux, et a celui d'un médecin indigéne moins experiments, un peu abattu par ce qu'il lit dans le regard de Claude(154), Perken decide de s'en remettre au témoigna- ge de ceux qu'il connait: ”ses" hommes: "... maintenant, j'ai besoin des hommes. Il faut que je remonte dans ma région"(154). L'homme qui a été capable de s'enfoncer "dans la mort méme ... delivre'de ces ombres sinistres et vaines"(134), est incapable de reconnaitre cette mort venant de "quelque empoisonnement du sang dont il ne souffrait pas" (152). C'est donc pour remonter dans sa region qu'il se - couche sur une charrette n'essayant de rvoir en cette mort anonyme qu'un combat de plus: "Halgré la douleur, 11 se sen- tait vivant ... De nouveau, combattre"(163). M‘me mainte- nant, surtout maintenant, Perken refuse de croire que le moment est venu d'utiliser 1e revolver ou la seringue. Il .faut d'abord que sa mort lui soit confirmée par ses" hom- 20 On peut noter que Jacques(Diderot, Jacques 1e Fata- liste) est également blessé au genou et que Diderot s étend un peu sur la gravite de ces blessures. 11 y a peut-étre de la part de Malraux, une intention voilée de suggérer la fa- talité. La blessure au genou réapparait dans Les Noyers de l'Altenburg(Vincent Berger). 94 mes. Pas d'autres. Les indigénes accompagnant Savan ne comptent pas non plus: ”S'il était diminue a leurs yeux, il ne 1'était pas encore aux siens; ces deux-la venaient de la voir"(l74).21 Pourtant, si chaque affirmation en elle-name n'a pas jusqu'ici, assez de poids pour le convaincre de l'approche de sa mort, leur effet combine devient troublant: Pour 1a seconde fois, il rencontrait sa mort dans le regard d'un homme; i1 éprouva furieusement 1e désir de tirer sur lui(Savan), comme si 1e meurtre seul eut pu lui permettre d'affirmer son existence, de lutter con- tre sa propre fin. Il allait iretrouver ce regard dans les yeux de tous ses hommes: cette sensation demente d'empoigner la mort, de la combattre comme un animal, s'étendait en lui avec une puissance de crise. Son pire adversaire, la déchéance, il allait le combattre dans l'Ame de chacun de ses hommes.(l74) L'homme qui s'est si bien ingénié a dominer les autres dans cette région,en est réduit a mendier son existence dans leurs regards. Peu de temps aprEs, Perken mine par la fiévre cons- tate dans un dernier moment de lucidité: ' 'Haintenant, je ne pourrais meme plus tirer ..."(177). i 1 De la part de Perken, le refus a croire aux signes de son déclin demeure d'autant plus incomprehensible qu'une se- rie d'indications montrent, au contraire, a quel point Per- ken s'en rend compte. Ces indications sont contenues .dans la série de projets de plus en plus limités qui jalonnent 1a descente de Perken vers la mort. L'obsession de la mort est un terme impressionnant, 21 Il vient d'exécuter sommairement deux indigenes qui le couchaient en joue. 95 mais imprécis et inexact. L'obsession de ce qui precede et annonce la mort, 1a vieillesse, la "fin de quelque chose, surtout", lorsqu'on se sent ”vide de (Son) eSpoir, avec une force qui monte en(soi), contre(soi), - comme la faim"(62). Lorsque "... cette chose atroce: le temps, se développe en (soi) comme un cancer, irrévocablement ... le temps, voila? (107),22 exprime mieux 1a preoccupation de Perken que l'ex- pression:"obsession de la mort". Vieillir, c'est agoniser, car c'est ”accepter vivant la vanité de son existence,com- me un cancer, vivre avec cette tiédeur de mort dans la main" (37-33).23 Autrement dit, avoir avec la mort un long con- I tact, passer toute sa vie a mourir, transformer sa vie en agonie. Le theme de la vieillesse apparait dés 1e début du livre dans presmmatoutes 13s conversations entre Claude et Perken,24 soit sous forme .d'allusions, soit ouvertement stipulé. Obsédé par la vieillesse, Perken retrouve les signes partout, mais surtout dans le domaine erotique. Ce dont il parle enigmatiquement tout d'abord, "les bordels somalis sont pleins de surprises ..."(8) et qu'il precise par la suite, " ,,, 1e fiasco du bordel de Djibouti..."(61) " ... quand je me suis trouve impuissant pour la premiere " 22 Cf."Claude", pour le traitement de la mort "en nous . ' 23 Il faut bien saisir la difference entre "accepter" la vanite de l'existence et "comprendre” la vanité de l'exis- tence. . , 24 Cf. ci-dessus, "Perken" P- 79. \O O\ fois ... "(107), refléte l'amertume d'un homme atteint dans la profondeur de son etre. Avant cet avertissement personnel. i1 lui a été don- ne d'observer une femme recevant du temps le memo signal: Vous ne soupconnez pas ce que o 'est que d'étre pri- sonnier de votre propre vie: je n 'ai commence a le de- viner, moi, que lorsque 'nous nous sommes séparés, Sa- rah et moi .... Une femme qui connaissait la vie, mais pa as la mort. 25 Un jour elle a vu que sa vie avait pris une forms: la mienne, que son destin était 1a et non ailleurs,2 et elle a commencé a me re:arder avec au- tant de haine que sa glace .... Vous ne saves pas ce que c 'est que 1e destin limité, irré: utable qui tombe sur vous comme un reglement sur un prisonnier: la cer- titude que vous serez cela et pas utre chos ... que ce que vous n' avez pas eu, vous ne 1' aurez jamais. (5 3-59) L'obsession de vieillir, d'arriver a un stade dé- O ch’ant de la vie, exprimee a l'aide d'images érotiques ré- véle trés clairement que Perken se trouve, au moment ofi il fait connaissance de Claude, en pleine transition. Du revs de puissance qui devait 1e mener a: "exister ans un grand nombre d'hommes, et peat-etre pour longtemps", parce qu'il Veut: ... laisser une cicatrice sur cette carte"(60), il est en train de se résigner a un projet moins ambitieux: Dans la région cu je réside, je suis libre. Si je suis armé, j'y tiendra i jusqu 'a ma mort. Et 11 y a les fem nes. Avec q aelques Mitr illeuses, la région est im- prenaole pour un Etat a moins de sacrifier un trés grand nombre d' hommes. (61) 25 C'est-a-dire la vieillesse, l'agonie. 20 Hoter le parallélisme avec l'épisode du village Stieng au cours duquel 1e destin de Claude et de Perken risque de prendre la forme de Grabot: Cf. ci-dessous,pp. 109 -110 o (N ./ be projet initial était inoui: ... Je suis lié, ... a presque tous les chefs de tri- bus libres, jusout'a Haut-Laos. Voila quinze ans que ca dure. Je les a' atteints un a un ... 3t ce n'est pas le Siam qu'ils connaissent; c'est moi. - Que voulez-vcus en faire? - Je voulais ... Une force militaire, d'abord. Grossié- re mais rapidement transformable. 3t attendre le con- flit inevitable par ici, soit entre colonisateurs et» u colonisés, soit entre colonisateurs seulement. Alors le jeu pourrait etre joué ,,,, Je voulais cela comme mon pére voulait la propriété de son voisin, comme je veux des femmes.(60) "Je voulais cela ...", "Je veux des femmes". Le message est clair: le réve de puissance se trouve remplace par un réve érotique. Les mitrailleuses que Perken a cherche a se procure: font partie du deuxiéme projet.27 Quant aux fem- mes, "Ion, ce ne sont pas des corps, ces femmes: ce sont des ... possibilités, oui. Et je veux ... comme j'ai voulu vaincre des homnes"(63). Pourtant, Perken est 'en période de transition, il hésite a vraiment abandonner le premier projet. Il a beau insister sur le fait que son projet est périme et sur l'at- traction que l'érotisme exerce sur lui, Claude n'arrive pas a croire que son grand projet ait été définitivement aban- donne: La vase? vous sentez ... r aussi est pourri. Je n'ai plu ans, la brousse sera traversée ... avec l'alcool ou la pacotille, mes Ibis seront fichus. .... (Je me méfie) es deux ou trois années ou je suis le temps .... Avant cinq eprit Perken. Hon projet s : routes ou trains. 27 Bien que plus modeste, le deuxiéme projet de Per- ken ne peut s'assimiler a une vie inactive, une agonie,parce que, au milieu des tribus libres, il ne maintiendra son au- torité qu'a force de ”courage”, comme d'habitude. p Jets-la sont qu ils valent. \ malades quand il faut réfléchir a ... Si je l'avais realise} ce projet ... mais que tout ce que je pense soit pourr ture, je m'en fous, parce qu'il y a les femmes.(Sl-62) - oblige de réfucier mon espoir ... C c Halgré toutes ces raisons, 5 Claude qui lui demande: "Ce sont seulement des réflexions qui vous ont separe’de votre projet?"(61), Perken répond: "Je ne l'ai pas oublié: si l'occasion ... Hais je ne peux plus vivre avant tout pour lui"(6l). Claude discerne tres bien a quel point Perken hésite encore a abandonner son projet: Le ses espoirs piétinés, Perken avait parle sur un ton qui ne permettait pas de croire a leur abandon; ou si 1 abandon existait, l'érotisme n'était pas seul a le compenser. Ce que Perken confirme immediatement en déclarant: Je n‘ai pas encore fini avec les hommes ... D'ou je serai, 3e pourrai encore surveiller le Hékong ... mais z'entends le surveiller seul et n'avoir pas de voisin. 65) Jusqu'au moment on Perken est blessé au genou, les projets en restent 15. L'obsession érotique de Perken ne se mani- feste qu'une fois.23 Les signes de vieillesse qui font hésiter Perken en- tre deux projets, l'un de puissance, l'autre d'érotisme, l'un offensif, l'autre défensif, l'inquiétent assez pour lui faire réarranger sa vie. Dans tout le courant du livre, com- me le sable s'ecoule d'un des compartimadm: d'un sablier a l'autre, ou comme le sang coule avec la vie hors d'un homme, CD 2 Cf. ci-dessus p. 90. les projets successifs de Perken perdant progressivement leur ampleur, et de projet réduit en projet réduit. comme un Tlot cerné par la marée, finissent par se rétrécir a la dimension d'une main. Dans le bourg siamois, a la suite de la visite des médecins, Perken couche avec une prostituée siamoise. Ce qui animait Perken, ...n'était ni le desir, ni la fiévre, bien qu'il sen- tit a l'intensité de ce qui l'entourait, qu'elle montait: c'était le tremblement du joueur. Ce soir il ne craigd nait pas l'impuissance; mais, algré 1'odeur humaine dans la uelle il plongeait, il etait repris par l'an- goisse. 156) . Perken cherche la réponse a une question, et la trouve: Halgré la contraction des commissures des lévres ce corps affolé de soi-méme s'éloignait de lui sans es- poir; amais, jamais, il ne trouverait dans cette fré- nesie qui le secouait autre chose que la pire des Se; parations. On ne posséde que ce qu'on aime. Pris par son mouvement, pas méme libre de la ramener a sa pré- I \ . sence en 5 arrachant a elle, il ferma lui auss1 les yeux, se rejeta sur lui-méme comme sur un poison, ivre d'anéantir, a force de violence, ce visage anonyme qui. 1e chassait vers la mort.(157-158) Rencontrant plus qu'une déception d'ordre érotique, Perken vient d'apprendre l'inanité de son second projet dans le- q I quel les femmes tenaient une place si preponderante: Songez que je commence a comprendre leurs cultes\ero- tiques,29 cette assimilation de l'homme qui arrive a se confondre, jusqu'aux sensations, avec la femme qu'il prend, a s'imaginer elle sans cesser d'étre lui-meme. Rien ne compte a cote de la volupté d‘un etre qui com- mence a ne plus pouvoir la supporter.(62-65) . t M Tout d'abord rendu conscient par le regard d une fem- 29 Les cultes érotiques laotiens. 103 me, de la notion de destin fixé que signifie la vieillesse, ulcéré de se trouver impuissant pour la premiere fois, et maintenant comprenant que ces "cultes érotiques” n'étaient qu'un mythe, il est force d'abandonner son projet restreint, comprenant que "ce visage anonyme le chassait vers la mort", Perken descend vers la mort par degré, de projet en projet de plus en plus limite. Lorsque Perken done, part pour "sa" region, il a a- E” bandonné son deuxiéme projet, "les femmes". Des lors, sa seule raison pour gagner cette région est de poser une ques- tion, de lire dans le regard de "ses" hommes la confirmation ou la contradiction du diagnostic medical, de la menace qu'il sent dans sa chair, du regard de Claude.30 Le projet suivant, né de la tournure que prennent les événements,31 s'avere encore trop ambitieux, bien que mo- deste en comparaison des deux premiers:'"Il faudrait aider Savan32 a défendre son village ...' - 'Dans ton état?’"(l6) repond Claude. Et tout a coup, un autre signe apparait: la colonne siamoimas'avance vers "son" territoire, arrachant n a Perken ce cri: "Pour ceux-la aussi, je suis déja mort... (163). Essayant de trouver une entreprise encore a sa portée, 30 A propos de la decision de Perken de gagner sa ré- gion, voir "Les messagers de la mort" pp.Il2o et suivantes. 31 Cf. "Les messagers de la mort" p. 130. 32 Chef de village laotien. Perken en arrive a se dire: "Ilsnapeut, ... que faire sa mort me semble beaucoup plus important que faire sa vie ..." (164). Puis, essuyant l'humiliation des Laotiens le cou- chant en joue, lui signifiant ainsi combien "il etait dimi- I nue a leurs yeux"(l74), Perken continue a capituler: "11 y a des moments ou j'ai l'impression que cette.histoire (la mort) n'a aucun intéret, dit-il comme pour lui-meme, entre ses dents"(l76). Quelle défaite pour un homme qui disait: "Ce n'est pas pour mourir que je pense a ma mort, c'est pour vivre."39 Enfin, supreme tentative, sortant de"l'hébetude" dans laquelle il avait sombr3(l76), il voudrait lier sa mort a une action quelconque, impre’cise:34 Pourvu que j'arrive! Saloperie de fiévre ... Quand j'en sors, 3e voudrais au moins ... Claude? - Je t'écoute, voyons. - Il faudrait que ma mort au moins les oblige a etre libres. - Qu'est-ce que ca peut te faire? Perken avait ferme les yeux: impossible de sa faire com- prendre d'un vivant.35 Perken sent tout a coup avec plus de precision l'isolement. Le mourant vit dans un monde spécial, et les projets qu'il peut échafauder dans le monde des humains, n'ont plus de 33 or. note 4, page 77. 34 Laisser une cicatrice. 35 Ce qui confirme la nécessité dans l'application de la théorie de Perken d'un suicide rapide apres la bles- sure, le commencement de l'agonie. L'agonisant vit dans un monde different on les decisions sont moins faciles a Prendre. lOl 102 sens pour les humains, meme Claude. L'homme qui avait songé a se tailler un "royaume" et une "force militaire" pour intervenir eventuallement dans des conflits internationauz(60), en est arrivé, pen- dant que sa vie, elle aussi, plongeait vers l'anéantisse- ment, a passer de projet en projet, le dernier étant sa main: A cbté de.lui, Claude oui allait vivre, qui croyait e la vie ... haissable. Seu . Seul avec la fiévre qui le parcourait de la tate au genou, et cette chose fidele posée sur sa cuisse: sa main. Il ... se souvint que les mains se crispent quand l'a- gonie commence.(l78-l79) Voila ce qui lui reste: guetter sa main et voir les doigts se criSper. Resigné, il va contempler sa main com- me un technicien rive son oeil sur un instrument, barométre, altimetre ... pour deceler le début ou la fin d'un pheno- méne. Perken met toute sa confiance en sa main: La mort, c'était elle. - Qu'on ne m'enterre pas vivant! Eais la main était la avec les souvenirs derriére elle, comme les yeux des sauvages, l'autre nuit dans l'obseurite? on ne l'enter- rerait pas vivant.(lSl-182) Faute d'utiliser le dispositif de sécurité: "Les choses ne peuvent pas aller plus loin que mon revolver, il suffit d'en finir, etc.", ou bien meme encore l'alternati- ve offerte par le médecin anglais, la seringue hypodermi- que, la vie de Perken s'acheve en agonie. Et quelle agonie! Ialraux a bean en faire les gran- dioses funérailles d'un paladin, Perken n'en subit pas moins l'h rrible déchéance qu'il s'était si laborieuse- 103 ment prepare a éliminer depuis des années. Perken, allongé sur une charrette reqoit une escorte militaire: la colonne de repression siamoise. Tout autour de lui, la jungle se pare de colonnes et de banderolles: les feux allumés par les J» ienas en fuite. nix sommets des arbres apparaissent des ‘— U) Cl" cranes et des squelettes d'animaux et meme un crane humain, sinistres totems marquant le passage de cette procession n I n 7/. :Luneraire.JQ La mort ravale Perken au rang des aventuriers. Grabot Cause indirecte et involontaire de l'agonie de Perken, Grabot l'attire puis le repousse, jouant d'abord le rfile d'un appat, puis devenant un epouvantail qui l'écarte d'une déchéance semblable e celle dans laquelle il est lui-meme tombé. Grabot apparaIt bien comme l'amorce humaine an no- yen de laquelle la mort appate le piege adroitement camou- flé qui va se refermer sur Perken et Claude. Par coinci- dence, le "piége" ne se trouve pas trop loin de la Voie Ro- 35 Il s'agit bien des funerailles d'un aventurier, comme l'indique le passage suivant: L”Etat(le Siam) était au fond de cette obscurité, chassant devant lui les tribus animales avant de ch«sser. les autres, allonreant de kilometres en kilometres la ligne de son chemin de fer, enter~ant d'année en année, toujours un peu plus loin, les cadavres de ses aventuriers(V.R.lSOL .L 104 yale, ce qui aide Perken a prendre la decision d'accompa- gner Claude: Pourtant,'comprenez bien que si j'accepte, c'est a- vant tout que je dois aller chez les Mois . ... Je vais chercher - rechercher - un ho rnme pour qui j' avais une grande sympathie et une rrande méfiance... .(34- 35) Voila pourquoi Perken consent e accompagner Claude en com- binant leurs expeditions. La recherche de Grabot, typique du genre de missions que Perken accomplit semi-officieusement pour le compte du Siam, cadre admirablement avec son intérét propre: "Je crois. ... _u '11 est parti da ns la reg ion dont je me suis occupe. S'il est mort, je saurai- e quoi m'en tenir. Sinon ... Je ne tiens pas a sa presence, 11 gachera tout"(35). Ce qui veut dire que le sort de Grabot intéresse Perken a deux ti- tres: "S'il est mort, je saurai a quoi m'en tenir ..." a trait a une certaine "théorie du revolver"(93). "Sinon ..." (s'il n'est pas mort) a trait a l'aspect pratique de l'al- ternative de Perken: "Je ne tiens pas a sa presence, il ga- chera tout". Ce qu'il précisera plus tard: "J'entends ... n'avoir pas de voisin. Il faut voir ce qu'est devenu Gra- bot ..."(63). On retrouve la, la confirmation de la repu- tation de Perken: " ... de la passion qu'on lui pretait na- guére pour sa domination, pour cette puissance sauvage sur laquelle il ne permettait pas le moindre contrale ..."(9). Du point de vue pratique, Perken se méfie a juste titre du gouvernement siamois et de Grabot: Il est certainement parti en accord avec le gouver- nementéb Emngkok, sinon on ne tiendrait pas tant a le retrouver. Sans doute est-il venu pour eux et commence -t-il déja a jouer son prOpre jeu, ce qui est tout de meme prématuré.... Sinon, il, les tiendrait au courant. Pent-etre l'avaient-ils charge de contrSler ma position laghaut. Il est précisement parti en mon absence.(63- 64 ' Si Perken est en droit de se défier de Grabot, c'est qu'il le connait bien. Grabot posséde un temperament semblable au sien, quant a l'independance, au gout de la solitude, au courage et au gout de l'erotisme. Comme Perken, Grabot considére les "autres", "ceux pour qui les hommes comme lui n'existent pas(comme) des soumis"(96). Pour ces soumis, par exemple, ledélégue'de la Residence a Siem-Reap, Grabot n'est qu'un "deserteur", "une gouape, voila. Et plutot a la cdte quand il est parti"(53). Renseignements d'ailleurs confirmés par Perken: "éVadé(des ) bataillons d"Afrique"(64). Comme Perken,lce déserteur a le gout de la solitude: C' est un homme réellement gggl, et comme tous les hommes seuls, oblige de meubler sa solitude, ce qu'il fait avec le courage ... 11 se sent peu intelligent, grossier des qu'il retourne dans les villes; alors il compense: il est dans le courage comme dans une eSpECe de famille.(97) Les exemples de courage que Perken peut citer a l'ac- tif de Grabot sont aussi varies qu'effarants: tout d’abord, "Partir-seul, absolument seul dans cette région cela deman- de un certain cran ..."(97). 11 y a aussi, l'histoire de son oeil(64) et celle d'une piqfire de scorpion volontaire- ment recue ainsi que le risque qu'il a couru d‘étre "bou- lotté par les fourmis" pour "aider un c0pain"(97). Cette attitude courageuse n'est pas de la pure bravade mais le résultat d'un phenoméne plus complexe: - Je vous ai parlé d'un homme qui se faisait attacher nu, par des femmes, 5 Bangkok ... C'était lui. Ce n'eSt pas tellement plus absurde que de prétendre coucher et vivre - et vivre - avec une autre creature humaine ... Mais lui en est atrocement humilié ... - De ce qu'on le sache? - On ne 1e sait pas. De le faire. Alors, il compense. C'est sans doute pour cela surtout qu'il est venu ici . .. Le courage compense... (106) De l'avis de Perken, Grabot est parti dans la jungle ”régler certain comptes avec lui-méme"(63), comme un homme religieux irait faire une retraite dans un monastére. D'un point de vue purement pratique, Perken a done intérét a savoir ce qu'est devenu un Grabot dont l'indé- pendance, le gout de la solitude, le courage et le gout de l'érotisme risquent de faire au moins un voisin indésirable, sinon un rival. La question du courage de Grabot est en relation avec la seconde partie de l'alternative énoncée par Perken: "S'il est mort, je saurai a quoi m'en tenir". Grabot est capable d'aller plus loin que le risque explique Perken a Claude: Voici a peu prés ce qu'il(Grabot) me disait: "te faire casser la gueule, tu t'en fous ou tu ne t'en fous pas. Je joue une belote que les autres ne jouent pas parce que crever, a leur fout la trouille. Pas a moi: ce sera trés bien; et pas trOp tot, vu qu'il n'y a guére que ca que je sois foutu de bien faire. Et de- puis que je me fous de crever, que ca me plait plutfit, tout peut se faire: si les choses vont mal elles ne peu- vent toquurs pas aller lus loin que mon revolver ... Suffit d en finir ...(97 Pour vivre d'une certaine racon, il faut en finir avec ses menaces, la déchéance et les autres; 1e revol- ver est alors une bonne garantie, car 1i est facile de se tuer lorsque la mort est un moyen ...C'est la qu'est la force de Grabot ...(lOB) Somme toute, Perken, qui, pour les passagers du 106 107 "... rechercher un type resté'en pays insoumis - bateau, va resté, diaparu, quelque chose comme pa ..."(16), est en réa- lite en quéte de la réponse a une question double: Grabot est-il en train de devenir un rival dangereux ou, suivant sa"théorie du revolver"(§7), est-i1 mort? ' Le piege est adroitement appaté, bien camoufle'aussi. Perken ne s'attend pas vraiment a trouver Grabot mort. Si bien qu'au fur et a mesure que Claude et son compagnon s'ap- prochent du village ou se trouve Grabot, ils tombent sous l'influence d'un mythe de leur propre creation: le mythe de rabot. Bien que Perken ne soit pas absolument convaincu de l'efficacité de "la théorie du revolver".37 Il n'y a pas d'autre alternative que celle de trou- ver Grabot vivant et mattre d'une region de la jungle, ou, mort, pour échaLper a une decheance, a une humiliation quel- conque(si les choses vont mal ...). N'envisageant pas d'au- tre possibilité, les deux amis ne voient pas le "piége" ca- mouflé sous la mythe de Grabot. Durant leur marche a tra- vers la forEt, Claude pose continuellement des questions a Perken et va méme jusqu'é demander: "S'il était mort?" - On aurait vendu des objets européens, le guide 1e saurait comme tous ceux qui vont au village du troc. Je l'ai interrogé: on n'a rien vendu. Officiellement, c'est aux chefs indigénes que nous demanderons le passage, en tout état de cause.(93) Telle est la conviction de Perken que l'existence de Grabot 97 Cf. ci-dessus p. 37. 103 n'est plus mise en question et que tout lui est attribué, meme parfois au priX d'une théorie un peu invraisemblable: les pointes de guerre, les scies(102-lo4) qu'ils trouvent sur leur passage sont mises sur le compte d'une associatiam "Je suis persuade qu'il n'est pas seul ...lC'est-a—dire?' - Pas seul ghgf. Ou alors, il aurait été tellement pris par la sauvagerie ..."(104). Kalgré tout, Perken a con- fiance car: " ... le loyalisme est fort, parmi ceux qui osent monter par ici. Je lui ai rendu des services, a Gra- bot ..."(lO§). Et quand ils pénétrent dans l'enceinte du village Stieng, et que le portail se referme sur eux, ils " ... les avait protégés ne sont pas inquiets, car Grabot jusqu'ici, puisqu'ils étaient vivants"(lll). Halgré les signes qui se multiplient, la veste blanche de Grabot dans la case du chef(ll2), la persistance de l'absence de Grabot, l'assurance qu'ils regoivent qu'il n'y a pas de chef blanc (113), leur communiquant tout de meme qu' "11 y a quelque chose qui cloche"(ll4), le myths de Grabot subsiste. fieme le loquet "pousse de l'extérieur"(116) sur la case qu'on leur a dit étre "la case du blanc "(115) ne les ébranle pas. La violence du choc psychologique que ressent Perken se rendant compte que ce ”quelque chose"(ll6) qui tirait la meule n'est autre que Grabot aveugle et harnaché'a une meu- le se traduit par un "recul terrifié: Claude devinait la crispation de ses doiéts qui cherchaient a s'accrocher, la H stupeur d'un homme qui chavirait... et par une interjec- tion inopinée en allemand: "Was? cria Perken, suffoquant. 109 - Hais il n'a pas parlé allemand! - Eon, Roi: c'est moi qui ... Quoi? Quoi?!"(ll7—ll€). Le mythe de Grabot s'est écrou- lé brutalement. Perhen avait raison: ”C'est quand on de- choit qu'on aime de nouveau la vie ...” Le piége soigneu- sement camouflé et adroitement appaté a admirablement fonc- tionné: Perken et Claude sont pris. Cependant, par un renversement assez étrange de la situation, apres avoir servi a les attirer dans ce traque- nard, Grabot va devenir l'instrument de leur liberation. Le loin, camouflé par son mythe" , Grabot a pu servir d'appfit, L mais de pres, aveugle, avec "un visage de souillures"(ll7), d'une "saleté terrible”, "les deux paupieres tendues, col- lees sur un os absent”, véritable épouvantail de la deche- ance, il inspire, comme un cadavre "l'horreur de l'inhumain” (118). A leur c6td, Grabot person anifie par son aspect et son attitude, la "conscience de la plus atroce decheance" (l24). Et ou nd Claude, declare qu 'il lui restera toujours ‘ deux balles(la théorie du revolver), une voix lui repond: - Ouai? C'éta it Grabot. Une voix, une voix seule, pouvait donc a ce point e: :primer la haine. Cet ho Ame qui etait 1a avec eux. Rt 11 n' 3‘ avait pas que la ha ine, 11 y avait aussi 1a certitude. Claude, atterré,le re3ardait: cette peau décolorée d' ho_m me de cave, mais ces épaules de lut- teur ... Une puissante ruin Et il avait été plus que coura euX. Celui- la aus si pourrissa it sous 1"Asie, com- me les temples .... L'homme qui avait ose détruire 1' un de ses yeux, tenter de penetrer seul, ans 3aranties, en une telle region. 'Qa n 'ira toujours pas plus loin que mon revolver ... L' épouva nte r6dait aupres de lui, en cette seconde, autap t qu 'aupres des Iois. - Eon dieu, il n'est pourtant pas impossible de ... - Con! Bien plus que 1' injure et meme que la vo x, la téte ra- va3ée de Grabot dise it: on ne peut pas quand 0 es t inu- 110 f1 . ) .0 C) C) c+ .5 (M O C) L I U) (7 H *‘3 C) H. H S") H H H ‘1' (D p0 3.; () . J ,5 (D '13 K H. C') I Finalement, plus que toutes les autres menaccs reunies, les apprEts faits pour mettre le feu a la case on se trouvant Perken et ses compagnons et les prendre vivants(123), les U) {3 ,c. <,‘ SJ ( 2 ('D U) t 3’ [.1 1,.) H) H) 1) Cf C (D d F" {D H: O H ( . (+- {a A {5 O $3 00 9.) 5 d C+ O 53‘ C'- (D U) Q L3 U) 9 :3 OJ H (D (127), l'abrutissement de Grabot "retourne a son esclavage" --v .2“ I o n q (l)O),/—fait éclatcr "l'irreductible hum111ation de l'hom- me traqué par sa dcstinée? La lutte contre la déchéance se dechainait en lui (Perkcn) ainsi qu'une fureur sexuelle, exaspérée par ce Grabot qui continuait a tourner dans la case comme au- tour du cadavre de son courage.(130) D'abord "pétrifié" par "Grabot-Kéduse", Perken devant l'ima3e horrible d'un destin imminent s'arrache a l'thno- tisme de la menace de la mort et se met en marche vers les Hols, s'enfongant "dans la mort meme, ... delivre de ces fibres sinistres et values dont l'afffit se perdait dans l'obscurité qui montait de la terre"(134). En compagnie de Claude, Perken était parti a la re~ cherche d'un Grabot qui n'existe plus. Au moment on ils se rendent compte de leur méprise, l'exces meme d'avilissement de l'ancien legionnaire devient en quelque sorte leur plan- che de salut. 38 "Le cou sur la poitrine, 1e visage caché par les cheveux, l'aveugle marchait lentement en rond - comme au- tour de la meule — une épaule en avant, retourne a son es- clava3e(V.R. 130). lll Claude Avant d'assister a l'agonie de Perken, Claude y est préparé, ainsi que 1e lecteur, afin d'en comprendre 1a por- tée, en passant par une période d'examen, une initiation et une experience. Claude assiste a l'agonie de Perken en dis- ciple plutdt qu'en simple témoin. L'agonie de Perken ne présente d'intérét véritable qu'en regard de ses théories,39 et nul mieux que Claude n'est qualifié pour l'observer. En effet, au cours des longs jours de marche dans la jungle, a la recherche des sculptures, puis en quéte de Grabot, Claude a subi une ini- tiation.4O Perken a révélé a Claude ses secrets, ses pro- jets et ses déceptions, et,a point nommefl les evenements ont donne a Claude l'occasion de vérifier 1e bien-fonds de ces theories. De méme que 1e sens de l'agonie de Perken ne se congoit qu'a 1a lumiere de ce qui 1a precede, le r61e de Claude pendant l'agonie de Perken ne peut apparaitre clai- rement qu'en regard de la fonction qu'il a remplie jusque -15 aupres de Perken. Au premier plan, 11 faut bien 1e dire, se situe la question autobiographique. Parmi tous les personnages des 39 Cf. ci-dessus, "Perken" p. 82. 40 Of. ci-dessus, "Grabot" p. 109. 1121- romans de Malraux, trois seulement présentent des traits autobiographiques indiscutables. Alors que Magnin, de L'Espoir et le jeune Berger, des Noyers de l'Altenburg, re- fletent des périodes glorieuses de la vie de l'auteur, l'a- venture de Claude Vannec represente, en fait, la version épurée d'un incident douteux,41 facheusement ébruité, de la vie par ailleurs mysterieuse, de Malraux en Extreme-Orient. Malraux avait fait 1e voyage avec sa femme. En faisant de Claude 1e compagnon de Perken et en déplacant ses mobiles, l'auteur ennoblit "l'aventurier" qu'était Malraux.42 Mais, en essayant de récrire l'histoire, Halraux ne reussit qu'a créer un personnage invraisemblable: de toute evidence, com- me son illustre prédécesseur Vendredi, Claude a éte'fait sur mesure pour l'homme qu'il rejoint. En effet, l‘intimité’qui se noue rapidement entre les deux hommes est 1e résultat d'une attraction mutuelle moti-, vée de part et d'autre par l'identification formelle d'une communauté d'attitudes, de gouts et d'intéréts. "Claude s'était ... demandé pourquoi Perken avait accepté sa presence: 11 etait le seul qui l'admirat, et le 41 On sait que lors de son premier voyage en Indo- chine, Malraux fut arréte par les autorités frangaises, soit pour activités politiques, soit pour avoir tenté de s'ap- proprier les sculptures qu'il avait trouvees dans la jungle. Par contre, comme Magnin dans L'Espoir, il fut pilote de la brigade internationale en Espagne et comme 1e jeune Berger des Boyers de l'Altenburg, combattit dans les chars en La participation de Malraux aux événements de Canton et de Shanghai, relatés dans Les Conquérants et La Condi- tion Humaine, n'étant pas encore clairement établie, 1e ca- comprit peut-étre, sans tenter de le juger”(15). Le sou- venir de son grand-pare, res vivant dans l'esprit de Clau- de, catalyse 1e rapprochement,1nt de Perl en un parent I r . A 3. ’ . ' eloigne qu'il retrouve, plutot qu an etranger dont 11 fait connaissance: Perken était de la fa3zille des seuls hommes aux- quels son grand- pere - qui l'avait elevé - se sentit lié. Lointaine parenté: meme hostilité a 1' égard des valeurs établies, meme gout des actions des hommes lié a la conscience de leur vanité; mémes refus, surtout. (16) Attirés l'un vers l'autre par leur"parenté," ils ne 1e sont pas moins par leurs differences, 0 'est-a3 -dire par .- i la facon dont elles se compensent: Claude, l'archéologue, n'ayant de la ju;13 31e qu'une connaissance livresque, sera guidé par Perken, explorateur accompli, vers les temples, découverts sur des documents. ‘ La jeunesse de Claude et sa sincérité scellent leur union 3 Siem-Reap, en lisiere de la foret tropicale. Clau- de explique a Parke L: Comprenez-moi. Si 3' accepte ui homme, je l'accepte totalement, je l'accepte comme moi—meme. De quel acte, commis par cet homme qui est des miens, puis-je affir- mer que je ne l'aurais pas commis? Le silence, de nouveau. - Vous n'avcz pas encore été 3ravement t1 anii - On ne pense pas sans £33 r.jer contre la :3asse des hom- mes. Vcrs qui irais- e, s1non vers ceux qui se defen- ? . dent contre moi tére autobiO3raphique des persoqaa3e3 de ces romans est as precis(Cf. Prohock, op. cit., p. 13, note 5). 1L0, I x ‘2 D ou 1' importance de la question posee au debut de l'étude sur Perk n: Perken est-11 un aventurier? 114 - Ou qui attaquent ... - Cu qui a taquent. - Et peu vous importe 1e lieu ofi l'amitié peut vous en- trainer? ... - Craindrai-je l'amour a cause de la vérole? Je ne dis pas: peu n'importe, je dis: je l'accepte. Dans la nuit, Perken posa sa main sur l'epaule de Clau- de. - Je vous souhaite de mourir 3eune,43 Claude, comme j'ai souhaite peu de choses au monde ....(53) En posant sa main sur 1'épaule de Claude, Perken vient de lui dire, en fait: "Vous étes regu! Vous avez les qualités requises et vous avez répondu d'une maniére excel- lente a la question sur 1e refus ainsi qu'é celle sur 1e gofit de l'action". L'accolade de Perken, la nuit , pres des ruines d'An- 3kor-Wat, évoque celle qui, naguére, 5 l'aube, faisait un Chevalier, du novice en priéres toute la nuit devant l'au- tel parmi ses armes. Etrange chevalerie athée que cette fraternité au nom de l'obsession de la mort. Etrange 63a- lement, 1e lieu de leur rencontre initiale, " ... les bor- dels somalis sont pleins de surprises ..."(3),44 disait Perken 5 Claude, faisant allusion, 5 bord, é leur rencontre inopinée, quelques heures plus t6t, dans une maison de pros- titution dc Djibouti. Bien que Perken mette un tout autre sens sur cette phrase énigmatique, la plus grands surprise n'est-elle pas, aussi de découvrir 15 un individu qui de- 43"Par une étrange inconsequence dans une race si a- vertie, les Grecs voulaient que les hommes qui Incuraient jeunes fussent aimés des dieuX(Camus, on. cit. , 33). *— 44Les surprises dont parle Perken sont les manifes- tations d'impuissance, signe de vieillesse. 115 viendra un disciple? Ayant prononcé ses voeux(J'accepte ... ) et regu l'accolade, Claude subit, au cours de la marche dans la juns gle une initiation complete, allant de l'effort qu'il lui faut pour surmonter son horreur de la jun31e(63-72), A la participation a un "tournoi" contre la mort(lBO-135), en passant par une mise au point compléte sur la philosophie de Perken et de Grabot.45 A ce dernier titre, Claude joue, vis-a-vis du lecteur un r61e d'interpréte: Perken, etranger (16), pour qui donc le frangais est une langue étrangére, habitué d'autre part 5 vivre seul, s'exprime souvent en uti- lisant des formules obscures, quoique imagées et essaye d'en préciser le sens. En ponctuant son debit de gestes, en donnant son interpretation et en soulignant 1a portée du ton et des gestes, Claude aide a preserver l'attrait que presen- tent la vigueur et la couleur du langage, tout en le ren- dant plus facile a assimiler. Par exemple, dans le passage suivant: Sa volonté de convaincre pesait sur Claude, toute proche, comme ce temple perdu dans la nuit. ....Non, ce ne sont pas des corps, ces femmes: ce sont des ... des possibilités, oui. Et je veux ... Il fit un geste que Claude devina seulement .dans la nuit, comme une main qui ecrase. ...comme j'ai voulu vaincre des hommes.... Ce qu'il veut, pensait Claude, c'est s'anéantir. S'en doute-t-il plus qu'il ne 1e dit? 11 y parviendra assez bien ... De ses espoirs piétinés, Perken avait parle sur un ton qui ne permettait pas de croire é leur aban- don; ou, si l'abandon existait, 1'érotisme n'était pas 45 (59-63).(97-93), (106-109). 116 seul 5 1e compenser. - Je n'ai pas encore fini avec les ho *1es ... D'on je serai, je pourra i encore surveiller le Kékong ... mais g'entends 1e surveiller seul et n 'avoir pas de voisin., 62-63 Tout d'abord attire par cet homme étrange, tolérefl o \ / puis accueilli a ses cdtes, et finalement capable de le com- prendre, Claude devient véritablement son disciple et entre dans la derniere pe iode de sa formation en arrivant au - village Stieng. Brutalement exorcis és du mvthe de Grabot, et pr 18 u {‘3 'K '1 .1. - -~ ' ' ie-ge,Zro Pernen e» Claude livrent a l'inhumain personnifié '6 par Grabot d'une par , et les Mdis et la forét d'autre part, un con bat dont ils sortent victorieux. Au ebté de son mai- tre, 1e nouvel initie a raison du cynisme de Grabot tandis que Perken se mesure aux Lois. Assiéges dans une case du village Stieng, Claude et ses compagnons observent les sauva3es a l'afffit. Claude montre a ferken "la place des balles dans le chargeur" en disant: ”11 en rest ra toujours deux. -Ouai? ... C'était Grabot."(125)"+7 L' we ”v untable Grabot est une preuve que "on ne peut pas quand c'est inutile et quand c'est necessai- re, i1 arrive qu'on ne puisse plus." Atmmré devant cette ”preuve de sa condition d'homme,” Claude dans un geste a la fois puéril et terrifiant dirige 2r 3 1 "0 Cf. "'Gl‘abOU H, p. 103. 47 E ant doni1ee 1' impor tance de cet ép is ode de’ja étu- dié dans ”Grabot” , nous sommes obli3és de la repr ndre sous un an31e different pour Claude. le canon de son revolver vers sa propre téte. ll sentit soudain 1e poids du revolver, et laiss retomber sa main: l'ab urdité se retirait de lui avec une puissance de flot" (126). En somme, Claude ne trouve plus suffisant de penser au suicide comme moyen d'évasion. 11 a cesse d'y penser, et a esquisse le premier geste de ce suicide pour éprouver la "théorie du revolver." Il est possible, comme l'avance Pierre de Soisdeffre dans son livre sur Andre Ialraux,48 que "deux theses fondamentales - trans; ormer en conscience l'experience la plus large po Q‘ible, les idees ne sont pas faites pour etre pensées mais vecues, déterninent toute la H ensée de Malratx Toute generalisation est discutable, 'd T"\ mais ce passa; :e de la Voie ipgale, est, sans nul doute, un bon exemple d'idée vécue plutét que pensee. En esquissant 1e geste initial du suicide, Claude fait un 3este comparable a la verification d'une sortie de secours ou de la pre ence du cyanure porte dans la boucle d'une ceinture. Cela s'apparente a la preparation mentale de l'athléte qui va se détendre pour exécuter son mouve- ment at dont tous les muscles jouent fictivement pendant une fraction de seconde dans une repetition gafierale du ges- te. C'est aussi la preparation du combattant prét a sauter d'une tranchée, envoyant mentalement son image par-dessus A 1e remblai, passant en revue les 3estes succes m1 pour .- ffre, Andre halr au.x(Paris: Editions 11:3 s'assurer d'un automatisme que la p nsee n'arrétera pas. Pour Claude, 1e résultat de ce geste est une libera- tion. Comme l' in age vue a travers un instrument d'optique que 1' on ajuste, semble naitre du chaos des images deformees, une nouvelle vision apparait a Claude ... Les lances et les cornes sauva3es plaquées sur le ciel senblerent pour la premiere fois sans force. Un instant. Il suf1it qu 'un 2101 se levat: il faillit tom- ber, s 'accrocha a son voisin qui cria; 1e son étouffe par la distance traverse lentement la clairiere et la libera de son aSpect d'embuscade pétrifiée.(1265 Sorti indenne du "piege", c'est-a-dire parti du vil- lage Stieng, et arrive au bourg siamois d'ou il n'aurait aucune difficulté a 3a3ner Ba13k k, Claude, en possession des pierres qu'il est venu chercher, choisit pourtant d'ac- compa3ner Perken, entrant ainsi a ses cdtés dans la phase finale, celle de l'agonie. Pourquoi Claude decide-t-il d'accompagner Perken? Depuis l'épisode du villa3e Stien3, Claude a regu de Perken la plus haute marque de sympathie: les deux hommes se tu- toient. C'est en quelque sorte la consecration de ce bap- teme du feu pour le né yte. D'autre part, les perspecti— ves ouvertes a Claude par Perken sur les questions de vo- lonté de puissance et sur les rapports avec la mort, avec demonstration a l'appui, diminuent un peu l'importance des pierres, objectif primaire. La victoire, victoire a la Pyrrhus, sans doute, mais victoire neanmoins, que Perli en vient de remporter sous ses yeux, fait de Claude un disci- 4 ple enthousiaste. 9 119 Claude accompagne donc Perken en tant que disciple, par loyalisme et par enthousiasme. Parviendrait- il seul, jusqu: a ses montegnes?... Rien n 'empechait plus Claude d' atteindre Bangkok. Bien, sinon 1a presence de la mort. - J'irai avec toi. Silence. Comme pour se délivrer de l'empire des rares unions humaines, tous deux regardaient 1a fenetre, éblouis par la lumiére du dehors qui sointillait sous la natte.... Claude pensait aux pierres abritees sous les toits des charrettes, vidées de la vie qui les avait si furieusement opposées a lui. S'il les laissait au poster il les retrouverait. Et ne les retrouvat-il pas ... 'Pourguoi ai-je decide d'aller avec lui?" Il ne pouvait pas l abandonner, le livrer a la fois a cette humanite dont 11 1e sentait a jamais s epareZ et a la mort. L' exercice de cette puissance qu il ne connais- sait pas l'attirait comme une revelation; surtout, c' s’- tait de telles resolutions, d' elles seules, qu 'il nour- rissait 1e mépris qui le separait de toutes les accep- tations des hommes. Vainqueur ou vaincu, il ne pouvait en un tel jeu que gagner en virilité, quxassouvir ce be- soin de courage, cette conscience de la vanite du monde et de la douleur des hommes qu 'il avait si souvent vus, informes, chez son grand-pare ...(155) L'agonie de Perken, tout au moins au début, se ca- noufle en expedition, a destination de cette ré3ion du nord, " ... maintenant, j'ai besoin des hommes. 11 Sa région: 1aut que je renonte dans ma ré3ion" (154). Accompagnant Perken hors de combat, étendu sur une charrette,SO Claude joue 1e role d'un lieutenant, d'un aide de camp. Les con- 49 Notons toutefois, en pass ant, que ce loyalisme, cette sincérité et ce désir de s' affirner, meme au risque de perdre les pierres, cont1 ibuentL la rehabilitation de Vannec-Malraux. 50 Les charrettes ont servis 3usqu'ici, a transpor- ter des objets inanimés, des pierres. Peut- etre ywx-t-il une su33 estion a l' etat impotent de Perken. D' autre part, la presence de Claude contribue a pro- lon3er 1' agonie. Sans Claude, il est douteux que Perken ait survécu longtemps sur sa charrette dans la foret. versations ne roulent plus sur les theories de Perken, mais ' sur les Stiengs en fuite et sur les "plans de canpagne,‘ leurs bfichers funéraircs qui s'allument partout, sur les progrés de la colonne siamoise et de la construction du che- min de fer. Pendant l'agonie, la pensee de Perken est li- vrée directement au lecteur. lnitié en meme temps que Clau- de a comprendre les idées et les formules de Perken, 1e lec- teur est maintenant a meme de suivre directement les refle- xions de Perken. Pendant que Perken or3anise sa "campagne" dans les répits que lui donne la poussée rythmique de la douleur et se raidit dans son "combat" contre la mort, Claude voit les signes de la mort se multiplier autour d'eux5l et sur Perken lui-meme. Comme un interne observe l'agonie du "patron" aupres duquel il a fait ses premieres armes, Claude observe d'une maniere purement visuelle d'une part, at pseudo-vi- suelle d'autre part, la maniére pseudo-visuelle conportaat un élément abstrait ou émotif ou les deux. L'agonie est décrite de l'extérieur par Claude, de l'intérieur par Per- ken. Conmejon peut s'y attendre, les indications visuel- les témoignent du progrés de l'agonie; Indications de faiblesse: Perken ne pouvait plus se lever.(l65) Il ne pouvait plus bouger; Claude cala sa tete avec 51 Cf. ci-dessous p.123. 120 la toile de tente, ramena son jeta en lui-meme.(luo) Indications de douleur: Perken se souleva, grimaga Claude vit 1e sang sourdre souffrance protégeait son ami souffrait, il vivait.(l3l) Indication d'inconscience: 121 casque, etlfombre 1e re- de douleur, retomba.(167) entre les dents; mais la contre la mort: tant qu'il Perken plongeait dans l'hébétude.(l76) La premiere des indications pseudo-visuelles se pre- sente aussitot aprés que Perken declare qu'il veut gagner sa region. Perken est clairement a la chasse d'un signs, qui contredise a la fois les affirmations des médecins, 1e battement de son sang et de sa douleur et le regard de Clau- de. Peut-étre est-il a la recherche d'un signe trop éloi- 3né pour l'aller chercher. La ruse est un peu grosse: Et soudain Claude découvrit combien Perken était plus vieux que lui. Hi au visage, ni a la voix: il semblait que les années pesassent sur lui comme une foi: irrémédiablement differents, d'une autre race.(154) Comme Perken 1e lui aappr’is, Claude donne au mot "vieux" 1e sens de "decheant" et non le sens chronologique. Plus prés de la fin, les impressions pseudo-visuel- les deviennent plus poignantes: Claude 1e regardait: 1e hurlement des chiens sauvages s'accordait a ce visage ravage, pas rasé, aux paupieres abaissées, dont 1e sommeil etait si absent qu'il ne pou- vait exprimer que l'approche de la mort.(179) Le visage a imperceptiblement cessé d'étre humain, pensa C1aude.(132) ... cette tete ravagee, cette defaite monstrueuse! (182) \ Le spectacle de l'agonie de Perken n'est que l'o- dieuse verification de la supériorité de "l'autre"(103) mort, celle qui est en nous. Cette mort-la, a l'état la- tent toute la vie se développe comme un germe monstrueux que nous portons en nous. 'On i peut défier la mort dans ses masques et ses dehors terrifiants, mais en vous effleu- rant, la mort déclenche la croissance de ce 3erme qui se développe en nous comme un autre etre vivant. Malraux exprime cette idée avec beaucoup de force a la fin de La Condition Humaine. Gisors regarde 1e pay- sage japonais par sa fenétre, il contemple: ”L'agitation de tous ces étres inconnus qui marchaient vers la mort dans 1'éblouissant soleil, chacun choyant au plus secret de soi- meme son parasite meurtrier”(235). Avant de pénétrer dan la jungle, Perken confie a Claude ses sentiments sur la vieillesse: "(Le) moment on i1 faut régler le compte de ses espoirs. C'est comme si nous devions tuer un etre pour qui nous avons vécu. ... tuer quelqu'un qui ne veut pas mourir" (59). Une fois que le germs a commencé a croitre en soi, suivant l'expression de HongCLes Conguérants), on souffre {DI l'extr?ne d'une blessure trés grave ..."(29), et la seu- le solution, et il n’y a pas d'autre cure, c'est "de tuer quelqu'un qui ne veut pas mourir.” Claude se trouve: Face 5 face avec la vanité d'étre homme, malade de silence et de l'irrémédiable accusation du monde qu'est un mourant qu'on aime... Combien d'étres, a cette heure, veillent de semblables corps? ... ces corps ... pleins de haine pour ceux qui au matin se réveilleraient, se consolaient avec des dieux. ‘ Claude se souvint, haineusement, dela phrase de son enfance: 'Seigneur, assistez-nous dans notre agonie... (1:2) 123 Ce sont les memes accents, 1e meme non serviam, que l'on trouve dans les dernieres pages de La Tentation de 1'Occident: Certes, il est une foi plus haute: celle que propo- sent toutes les cro X des villa3es, et ces memes croix qui dominent nos morts. Elle est amour et l'apaise- ment est en elle. Je ne l'accepterai jamais; je ne m'abaisserai pas a lui demander l'apaisement auquel ma faiblesse m'appelle.(2l7) Ainsi Claude se trouve, pour la premiere fois, seul dans la jungle. La jungle Dans l'esprit de Claude, cette phrase, entendue sur 1e paquebot: "Un blanc qui tente de passer seul par 15 est foutu ... "926) ne cesse de résonner. Seul, un homme comme Claude Vannec, auquel Per:en livre peu a peu son secret, est \ A o I C a meme de comprendre comment et pourquOi Perken y a vecu."2 La jungle, cadre de 1'a3onie de Perken, joue pour ce dernier et pour Claude, tantot séparement, tantat pour tous les deux, tour a tour le role d'un sesame, d'un laboratoire, d'une forteresse et d'un tombeau. Pour Perken exclusivement, la jungle, peut etre consi- dérée tout d'abord comme une sorte de laboratoire. Tous les personnages de Malraux sont des metaphysi- ciens, ou plutot, 1e mot manque, il faudrait dire des métapraticiens: ... des erplorateurs de l'inconnu par la voie de l'action, ... des passionnes de la situation -limite, mordus finalement d'un seul souci: donner un sens a leur non-sens.93 r .. )2 Cf. ”Perken", p. 32. 53 Emmanuel Hounier, L'Esnoir dos Déscspérés(Paris: Editions du Seuil, 1953), 23. 124 Ceci s'applique adairablenent a Perk n. Ce cadre lui convient paafaitement. La jungle represente une somme de dangers, une presence permanente de la mort. Pour Per- ken, la vie est un combat quotidien. La pr5Sence conti- nuelle du danger est une des conditions de son existence: "Exister contre tout cela(Perken montrait du re3ard la me- nagante majesté de la nuit), vous comprenez ce que cela veut dire? Exister contre la mort, c'est la meme chose"(103). Perken y "vit" sa théorie, sa pensée, comme un chercheur se sert d'un laboratoire pour faire des experiences. Protégé de l'agonie par le caractere redoutable de la jungle, Perken est également proté3é de la "civilisation" qu'il a désertée, par ce rempart végétal. Derriére les ar-‘ bres gigantesques, les fourrés epais, les lianes de rotin, les rosea x enchevetrés, les toiles d'araignées geantes, les insectes et toute cette vie grouillante de marécage baignee dans une chaleur torride, Perken a meme reve’de batir son reve de puissance, sa forteresse de seigneur féodal. Kais, en fait, Perken a déja commence'a'capituler. Voila comment se manifeste cette ”vieillesse" qu'il évoque si souvent. Il est conduit a se limiter a l'ombre de son projet. Au lieu d'attendre 1'occasion de réaliser son reve de puissance, il va attendre 1'a3onie. Une attente active, soit, au milieu de la jungle et parmi des indigenes insou- mis, mais tout de meme moins que son réve. La jungle elle- H-r- meme lui offre une métaphore pour exprimer sa position: na vase? vous sentez ... reprit Perken. Eon projet aussi est 125 pourri"(6l). C'est en vain qu'il affecte de faire contre mauvaise fortune bon coeur: ” ... mais que tout ce que je pen- se soit pourriture, je m'en fous, parce qu'il y a les femmes" (62). Il arrive mal a masquer son depit sous une image éro- tique. Ainsi, au lieu de ”laisser une cicatrice sur cette carte"(6l), Perken vivra la fin de sa vie dans son royaume: . Dans la région ou je réside, je suis libre. Si je suis armé, j'y tiendrai jusqu'a ma mort. Et il y a les femmes. Avec quelques mitrailleuses, la region est im- prenable pour un Etat a moins de sacrifier un tres grand nombre d'hommes.(6l) Hieux qu'un rempart de fortifications, 1a jungle joue le role d'un bastion qui defend le domaine de Perken. Laboratoire et forteresse tout d'abord, domaine dont Perken voudrait conserver l'exclusivité, la forét est appa- remment devenue la prison de Grabot(un blanc qui tente de passer par 1a est foutu). C'est a la fois pour le délivrer et pour le chasser de son domaine que Perken se met sur sa piste. "J'entends 1e surveiller(le Mekong) seul et n'avoir pas de voisin. Il faut voir ce qu'est devenu Grabot"(63). Finalement, la jungle se pare pour les funerailles de Per- ken et devient son tombeau.54 C'est aussi une cicatrice de la carte que Claude re- garde sur le paquebot "avec une angoisse d'intoxiqué privé de sa drogue." Une vieille cicatrice presque effacée par la forét; 1a Voie Royale. La jungle, veritable sesame renferme 54 Cf. "Perken", p.103. des trésors: les has-reliefs des temples brahmaniques. Com- me un dragon 3ardant jalousement ce trésor, la jungle defend les vieux temples pourrissant dans son étreinte. Plus que ces pierre mortes, ... que la violence clandestine de la vie végétale, quelque chose d'inhu- main faisait peser sur les décombres et les plantes voraces fixées comme des étres terrifiés une angoisse qui protégeait avec une force de cadavre.(77) Pour ferken, ces pierres ont une signification toute spéciale. Ces mitrailleuses qu'il etait allé’chercher en Euro- pe, elles étaient 1a dans cette forét qu'il connaissait, dans ces pierres ... Il imaginait ses défilés, avec la ligne éclatante du soleil sur le canon des mitrailleu- ses, l'étincelle du point de mire.(79) Allant meme jusqu'a devenir hostile a Perken, la forét de- vient pour lui et ses compagnons, pendant quelques heures, une prison aussi redoutable que le farouche gardien de tré— sors qu'elle était. Quand Perken et Claude arrivent au villa3e Stieng, situé dans une clairiére, la forét disparait derriére la haute palissade entourant 1e village. Losqu'ils ont trouve et delivré Grabot, entourés par les sauvages, ils hésitent a quitter 1e village avant 1e retour du chef indigéne. Car, autour d'eux se dresse une triple barricade: les sauva3es, au-dela, la palissade, au-dela, la forét. 'La foret est pire qu'eux ... Partir aussitot: abandonner les vivres et les pierres . .. Sans guide, la mort était certaine.(l21) 'Et Si on essayait de filer par la? Apres tout, la barricade ... . - La foret! Claude se tut a nouveau.(125) 127 Enfermé dans cette triple enceinte, Perken se trouve contraint a choisir: Ainsi, cette vie déja longue allait se terminer ici dans une flaque de sang chaud, ou dans cette lépre du courage qui avait decompose Grabot, comme si rien dans aucun domaine, n‘efit pu échapper a la Iorét.(130) Il choisit le courage: Pourtant on pouvait combattre. Tuer, enfin! Cette forét n'était pas qu'un foisonnement implacable, mais des arbres, des buissons derriere lesquels on pouvait tirer - mourir de faim... dans la forét, on pouvait se tuer en paix.(130) Comme 1e geste du suicide esquisse par Claude l'a delivré de l'horreur et du sinistre de la sauvagerie a l'affut,55 la presence de Perken et son calme avait exorcise la "force de cadavre" de la forét. "Ce monde d'abime sous-marin per- dit sa vie comme une méduse jetée sur une greve, sans force tout a coup contre de x hommes blancs"(77). Le choix de Perken "déshabille" la foret de son aspect surnaturel. Pourtant, s'il se libere de l'aspect maléfique de la jungle, celle-oi par sa nature meme est la cause indirecte de sa mort: il faut cinq jours de marche pour gagner 1e bourg siamois 1e plus proche, assez de temps pour que la blessure s'envenime au-dela de tout espoir de guérison.50 Perken ne laissera pas de cicatrice sur la carte. Au contraire, la forét comme quelque monstre longtemps tenu en reSpect finit par 1e blesser mortellement. Il est s gni- 55 Cf."Claude", p. 117. , . . 50 On a vu dans ”Perken", p. 92 que Perken habitué aux rigueurs de la forét équatoriale considers sa blessure comme une égratignure. ficatif que cela n'arrive que lorsque Perken est conscient d'etre sur le seuil de la decheance, de devenir vieux, c'est-a-dire se ra_prochant de l'état des soumis qui savent que:"Un blanc qui tente de passer seul par la est foutu." Tout rentre dans 1'ordre. Ne sachant pas ce que Perken était allé faire dans la jungle, les "soumis" ont la satisfaction de constater qu'ils ne s'étaient pas trompés. Comme il fallait s'y attendre, la jungle a terrassé Perken; 11 se trouve, tout simplement qu'il a résisté plus long- temps que les autres aventuriers: "un homme ét'honnant ..." Tout ce que la mort de Perken represente pour les "soumis". c’est 1e retour a la normals. Perken constituait une ex- ception génante. On pourait presque dire que c'est une re- anche vis-a-vis de ce mépris avec lequel il les traitait.. Les messagers de la mort La personnalité de Perken est écrasante. Pare d'une légende répétee a voix basse et qui ne bénéficie pas peu de 1'éloignement hautain qu'il témoigne a la majorité des hom- mes, a la majorité des passagers sur le paquebot, Perken apparait vraiment comme: "Un type étonnant, vous savez, ét'honnant"(15). Eon firé, mal gré s'est etabli un éQuilibre, un modus-vivendi entre Pernen d'une part, les Européens, le gouvernement siamois, les indigénes insoumis d'autre part. Perken domine, 1e Siam le traite en facteur de puissance, les indigenes insoumis le respectent et le craignent et les h L . nurOpeens coloniaux souffrent en Silence de "son indulgence 129 haineuse"(l9). Aucune intimidation ne saurait avoir raison de cet homme. La mort seule peut rompre l'équilibre. L'attente est longue, mais des que la mort apparait, chacun se charge a sa maniere de lui confirmer 1e message. Pour les Européens, "avides de se venger par quelque mépris d'une volonté’de solitude parfois nettement expri- mée"(15), Perken est une remarquable exception au dicton qui court: "un blanc qui tente de passer seul par 15, est foutu ..." Aussi, le médecin anglais qui 1e condamne, en ces termes: ”Eh bien, Honsieur Perken, écoutcz bien: vous avez une arthrite suppurée du genou. Avant quinze jours, vous allez crever comme une bete. Et il n'y a rien a faire, comprenez—vous? Absolument rien."(l49) parle en somme, pour tous les coloniaux prenant leur revanche. Le médecin par- ti, Perken se sent delivré: ”La tranquille affirmation du médecin ne 1e convainquait pas, et ... ses propres sensa- tions ... ne 1e convainquaient pas davantage"(152). En réponse a la colonne du gouvernement siamois et a la construction de la voie ferrée, Perken songe a soule- ver les indigénes, mais, "les choses se gatent”(l66), et les indigties veulent que Perhen s'en aille(172). Perken s'im- patiente: "Tas d'abrutis! ... ll n'y a que Savan qui com- prenne ..."(166). Visiblement, Perken n'est plus maitre de la situa- tion. Le reSpect et la crainte des insoumis pour Perken entrainent de leur part une reaction un peu plus complexe. 130 1e médecin siamois qui vient ausculter Perken sur les ta- lons du médecin anglais est poli, neutre(153). Savan, 1e chef indigene de Samroxg, montre du reSpect pour Perken et sa resignation a accepter "la folie des blancs." dais les sauvages qui l'accompagnent, en aucune fagon genes par le moindre sentiment de loyalisme, n'hésitent pas a le cou- "Sans sa cher en joue(l72-l73). Perken est certain que: blessure, jamais des Laotiens n'eussent osé le mettre en joue"(174). De son cote, le Siam qui n'attendait que cette occa- ' sion, expédie une colonne de repression qui va menacer la région privilégiée de Perken: "Et ils emportent des mitrail- leuses, eux ..."(156). De plus, les travaux de la voie ferrée sont actives(160). Ce qui arrache a Perken cette constatation: "Pour ceux-la aussi, je suis déja mort ..." (163)- Sous les efforts combines du Siam et des indigénes, la foret revét un aspect Special comme pour faire des funé- railles grandioses a Perl-zen.57 Son autorité s'effrite et sa seule reaction caracté’ristique,53 est l'exécution sommaire des Laotiens qui le mettent en joue. Claude lui-mfime, bien a regret, devient un messager de la mort, étant 1e seul homme que Perken estime et dans 1'4 les yeux duquel i1 lit sa mort(154). heme a l'egard de 57 Cf. "Perken" , p. 137. 53”A peine me suis-je servi de mon fusil"(60). Claude dont le loyalisme a été accepté avec une simplicité émouvante dans le bourg siamois, Perken finit, sous l'em- pire de la fiévre, il est vrai, par ressentir du mépris: "A cote de lui, Claude qui allait vivre, qui croyait a la vie ...: haissable"(l73). He découvrant partout que tra- hisons, individuelles ou en masse, des forces avides d'oc- cuper le vide créé par son autorité qui s'émiette, Perken trouve un dernier messager: "Cette chose fidéle posée sur sa cuisse: sa main"(l73). Le drame de Perken reside en ce qu'il refuse de croire complétement les messagers de la mort. Quand commence véritablement l'agonie de Perken? Si l'on s'en remet aux s 3nes e’rotiques,59 1e déclin de Perken commence a peu pres au debut du livre. Si, au contraire, on se base sur des données pathologiques l'agonie commence avec la chute de Perken et sa blessure sur les pointes de guerre(134). Presque aussitflt, Perken se sent habité par un rythme, par son sang claquant aux tempes, et par la douleur dans son genou. Ces impressions se partagent en trois groupes, qu'il I arisse' de pures indications de douleur ou de tempes bat- Q s tantes,"... un élancement aigu envahissait le genou: 11 mon- tait a intervalles réguliers, d'un mouvement mou et lanci- nant, lié au battement du sang qui des tempes retentissait 59 Cf. "Perken", p. 9. 132 dans sa t6te"(135), d'une sensation de balancement: "Atten- tif avant tout, contre sa volonté, a la douleur qui montait et descendait comme un bateau, il retrouvait la colonne6O et la mort dans son soulagement”(164), ou d'un accord, d'une correlation s'établissant entre 1e battement intérieur et un rythme extérieur: Claude avait allumé sa lamps électrique. On ne le voyait pas.... ce rond avancait en zigzaguant, toujours a la meme hauteur, accompagnant le liquide claquement du sang dans les veines des tempes dont Perken ne par- venait pas a se délivrer.(138) Les deux derniers groupes dominent et surtout celui de l'ac- cord entre un rythme intérieur et un rythme extérieur. Apres 1e départ du médecin siamois, le balancement s'impose: L'élancement du genou revint, avec un réflexe qui con- tracta la jambe: un accord s'établit entre la douleur et la mort, comme si l'une fut devenue l'inévitable prepa- ration de l'autre; puis la vague de douleur se retira, emportant avec elle la volonté qui lui avait éte oppo- sée, et ne laissa que la souffrance ensommeillée, a l'affut: pour la premiere fois se levait en lui quelque chose de plus fort que lui, contre quoi nul espoir ne prevalait.(154) Cependant Berken s'habitue a vivre avec ce balancement qui lui dérobe la moitié de sa vie: "La montée de la douleur était en lui si dominatrice que, pour ordonner, 11 en guet- tait l'affaiblissement, comme la descente d'un etre vivant" (167). Les impressions de correlation entre le battement 50 La colonne militaire siamoise. intérisur st un rythme extérieur sont trop nombreuses pour stre toutes citées. Parmi les plus impressionnantes on trouve par ex mple: ... La chaleur et les moustiques qui semblaient mon- tsr de ce genou lancinant.(159 La-haut, les buffles apportaisnt les traverses que les Siamois faisaient basculer .... Chaqus traverse qui tombait sans ls moindre son, comme dans un autre monds, retentissait dans son genou.... Ces chutes ds bois sonore qui ne lui parvenait pas, il les entendait, de seconde en seconde, dans les battsments ds son sang. (1771173) .... cette immensité blanche a force de lumiére, cette joie tragique dans laquelle 11 se perdait, st qu'sm- plissait peu a psu 1e sourd battemsnt de son coeur. 179 ...Sa main reprit vie. Elle était immobile mais 11 y sentait l'écoulement du sang dont il sntsndait ls son fluids qui se confondait avec celui de la rivisrs.(180) Entre le moment ou il est blessé st celui de sa mort, Perken entend ls temps battre les secondes dans son corps. Vers la fin, ls martelement s'associe avec les bruits et la lumisre de la foret et meuble son délire. Ainsi, durant toute l'agonie proprement dits, un nouveau signs est la: "La vie était la, dans 1'éblouissement on se perdait 1a terre; l'autre, dans 1e martélement lancinant de ses veines" (130). ' Sombrant progressivsment, Perksn en arrive au point on Uranus ne v01t en la vie de son ami que la souffrance qui "protégeait son ami contre la mort." Dans uns der- niere période de lucidité, il comprend due s'il a pu, touts II II sa vie, distinguer deux sens sous ls vocable mort," c'est qu'en effet i1 y en a deux: 133 Et pourtant aucun homme n'était mort, jamais: ils avaient passé comme les nuages qui tout a l'heure se résorbaisnt dans le ciel, comme la foret, comme les temples; lui seul allait mourir, etre arraché.(130) Enfin ses dernieres paroles: Il n'y a pas ... de mort ... 11 y a seulement ... moi ... Un doigt ss criSpa sur la cuiss . ... moi ... qui vais mourir ...(132) 11 y a deux morts: celle des autres st la seule qui compte vraiment, la sisnne. Dans uns demi-victoire sur la mort, Perken l'insulte en mourant comme son revolver avait craché du sang sur le crane du gaur, image ds la supersti- tion(l44). Psrksn meurt, comme il a vécu, dédaignant de communiquer avec la majorité dss hommes. Il n'a pas le temps d'arrivsr jusqu'a ceux qu'il aurait pu interrogsr en toute confiance: les chefs du Hord. Pas plus qu'il n'a vou- lu avoir de rapport avec les hommes pendant sa vie, il ne tient a les croire quand il s'agit ds son agonie. En ns croyant pas les messagsrs de la mort, Perken reste fidsle \ a lui-mEms. Conclusion de l'étude de La Voie Royals Entre la situation de Perksn, durant son agonie, et celle de Grabot dans la case, il n'y a qu'une difference de degré. Chaque homme est passe d'une affirmation d'indépen- dance a une condition d'esclave, uns soumission. La dou- leur st l'affaiblissement clousnt Perken a sa civiére, com- me l'ssclavage harnache Grabot a sa meule. Hais dans la 135 réponse sinistre ds Grabot; "Rien"(119) sonne 1e glas d'une défaits. Tandis que Psrksn ss met a jousr une comedie, un r61s, masquant son "rien? son néant, de la méms fagon que la mort se cache derriere dss masques effrayants. Il n'y a qu'une difference de dsgré, parce que tout ds meme, Perksn a reussi la ou Grabot avait echoué.6l C'est que dans cs.cas, il etait prepare a rencontrsr cette sorte ds mort: la mort immediate. Fauts ds l'avoir reconnus ou d'avoir été capable d'y fairs face, Grabot "vivait" dans ce "monde d'atrocités au-dela ds ces yeux arrachés, de cette castration ... "(132). Plus tard, quand Perken, a son tour, se trouve au dernier degré dss soumissions, face a sa mort, il ne 1a re- connaIt pas non plus. La mort instantanée, est la mort e l'état instable, si l'on peut dire. Il faut s'en servir aussitot qu'elle apparait, sinon elle ss transforms en uns forms altérée: l'agonie. Perksn veut livrer combat a cette ' comme il livre combat aux sauvages, mais déL mort "en lui,’ couvre trop tard qu'il est sans pouvoir contre cette mort en quelque sorts "isotope." Et pourtant, ls fait meme que Perken meure, consti- tue uns contradiction avec sa philosophie. Hous avons vu dans cette etude de La Voie Royals la difference que Per- ken fait entre les deux notions: mourir ou etre tué, Le revs de puissance de Perken n'est autre qu'un refuge pour 61 Dans le village Stieng. 136 un homme conscient de la vanit e de questionner 1' Jnivers puisqu'il n'y aura pas de réponse: "Ce jeu me cachait ls rests du monde et j'ai parfois singulierement besoin qu'il me soit cache ... "(62). Hais 1e revs de puissance entraine l'action et la ’ domination de ceux qui se réfugient dans la religion, l'o- pium, l'amour, l'érotisme. Le but de Perken est l'action en 801 et non pas l'objectif vers lequel est dirigée cette action. Les projets fo mules par Perken demeurent hors d'atteints, parce qu'il les veut ainsi, consciemment ou non. L'importantn 'est pas d' atteindre 1e but, ma is d'allsr vers lui. "Etre roi est idiot; ce qui compte, c'est de faire un royaume"(60). Cn ne peut donc affirmer que la viede.Perken se solde par une defaite. Son projet 1e plus ambitieux, supprimer l'agonie était, comme les autres, hors d'atteinte. En face de chacun de ses projets 11 se trouve limite par sa condition momentanée. J4e revs de puiss ancs dc Perken est subordonne a celui de la jeunesse. La puis sance doit lui permettre de continuer a agir en homme jeune. Comme Faust, i1 veut "un trésor qui les contient tous: 1a jeunesse.” Si la jeunesse chronologique lui échappe fa alement, i1 veut res ter actif, doriinant, craint. Il veut, comme i1 ls souhaite 5 Claude, mourir ”jeune.” Ln somme, Perken st Grabot font, chacun de leur cfite, une experience. Perken 1a pou.S(sep1us loin que Grabot 80 ns .. parveair au bout. Grabot, persuade ou "tout peut ss faire," I A n hesite pas e se lancer seul dans la jungle, pret a se v - . tuer s'il se trouve pris au piege. n-is ses previsions g3 sontfausses, et le courage initial disparait trés vite pour faire place a l'agonie. A vrai dire, en tentant leurs experiences, Grabot et Perken échappent pendant un certain temps a leur condition humaine, comme un aviateur echappe a la pesantsur. Comme l'aviateur, cependant, il leur de- vient nécessaire de reéduquer leurs instincts, leurs ré- flexes. A défaut de reflexes eduqués, l'epouvantable condi- tion de Grabot produit une reaction salutaire sur Perken ainsi que sur Claude. Pace a une situation analogue 5 cells qui avait marque le debut de l'humiliation pour Grabot, Per- ken 1e libsre en restant égal a lui-meme, en merchant dan la mort d'une"marche ds taureau"(l§2). L'effrayant masque ds l'homme blanc humilie conduit Claude a s'aventurer plus loin que Grabot et que Perken sur la voie de la ”théorie du revolver" en esquissant le geste du suicide, en se placant volontairement dans la zone pri- vilégiée du condamne a mort. Si Claude, archéologue pra- tique n'a, sur le paquebot, que le merits d'avoir fait un choix, il finit tout de meme par depasser son rfile de com- pagnon st d'interprete. Apres l'épisode du village Stieng, i1 choisit, st cette fois en toute liberté, d'accompagner Perken dans sa marche a travers la jungle. Claude atteint ses objectifs et les depasse meme. Hieux que les pierres qu'il est venu chercher dans cette 138 jungle, il regoit une initiation. Rien n'indique a la fin deIUouvrage si Claude retrouve les sculptures entreposees au bourg siamois. On sait que Ialraux, lui, n'a pu ”expor— ter” les sculptures qu'il avait trouvéss. L'imprecision de La Voie Royale 5 cs sujet est certainement plus romanesque que les quelques semaines que Malraux a passees en prison. Quand, l'auteur, une vingtaine d'années plus tard, abandon- ne 1e roman pour l'essai sur l'art, i1 semble que Malraux retrouve les pierres que Vannec avait abandonnées. Il est peut-etre intéressant de noter ici que les ressemblances entre Claude, Perxen et Grabot permettent de formuler l'hypothese suivante: les trois aventuriers euro- péens de La Voie Roxalg representent probablement un raccour- ci audacieux de l'auteur. Grabbt a initié Perken qui, a son tour a initié Claude. Perken succombe au myths de Grabot et Claude assiste au myths de Perksn. En ss servant d'une image de R.H. Albéres, Pour la pensee hindous, les hommes et le monde ne sont que les réves de Bouddha, et quand 1e Bouddha se reveillera, ils ne seront plus rien. ’11 en est de meme pour Sartre. Hais ls Bouddha ne se reveillera pas, ou plus exactement, il n'y a pas de Bouddha: il ne reste plus que des réves sans réveur.O2 Ne pourrait-on pas dire que La Voie Royals est le revs de Claude, revant Perken révant Grabot? Et ultérieu- rement, la fin de la production romances de Malraux n'est- elle pas, elle aussi, due a un reveil? Perken avouait a 52 Albéres, Portrait, 87-83. 139 Claude que: "La jeunesse est une religion dont il faut tou- jours finir par se convertir ... "(59-60). Si l'on peut réunir Perken, Grabot st Claude en un personnage unique aux divers aSpects, il faut, au contraire, souligner que le nom de jungle correspond en realite a di- vers stages de La Voie quale,a des concepts différents. La jungle represente successivement un sesame dont Claude se propose de piller les trésors, un milieu d'élection pour Perken qui veut vivre dans le danger, une prison pour les trois EurOpéens, et finalement sert de cadre grandiose aux funerailles de Perken. Les Stiengs en fuite, d'une part, en transformant la foret par leurs feux, et la colonne siamoise d'autre part, en l'animant de coups de feu et des bruits de construction du chemin de fer devisnnent pour Perken les messagers de la mort. Au fur et a mesure que l'agonie progresse, les mes- sages de la mort se multiplient et une étrange correSpon- dance s'établit, pour Perken, entre le battement de son sang et les rythmes extérieurs comme les coups frappés sur les traverses de chemin de fer. A l'exception de Claude, les personnages de La Voie Rovale aboutissent a une défaite. Grabot a montre qu'il n'était pas capable d'appliquer sa théorie jusqu'au bout. Claude voit Perken "manquer" sa mort: la jungle fait mou- rir Perken au lieu de le tuer st Perksn repousse les signes de la mort. Hais Perken subit-i1, comme le pense Claude, une "défaite monstrueuss"(132)? Apres tout, c'est au cours 140 d'une marche victorieuss que Perken s'est blessé, en se li- bérant, ainsi que ses compagnons. LA coNDIIIon dUMAIHE L'agonie, tells qu'on l'a définie dans 1'Introduc- tion generals passe brusquement au second plan dans le troisisme roman de Malraux, La Condition Humaine. Il ne s'agit point cette fois-oi d'hommes rompant avec la sociéF te et partant a la poursuite d’une idée dans un pays loin- tain, mais tout simplement d'un pauvre enfant eurasien de Shanghai dont la vie n'est qu'une agonie. Bien que d'importance mediocre, a premiere vue, dans La Condition Humaine, l'agonie du "gosse" d'Hemmelrich me; rite tout de meme d'etre studies. Cependant ici, il 'n'y a pas lieu de diviser l'étude en plusieurs parties. L'agonie dans La Condition Humaine Les signes de l'agonie de l'enfant d'Hemmelrich se réduisent e une courts description de son état physique et a une série de cris devenant un veritable leitmotiv. Au-dessus du "magasin pouilleux," dans le logis d'Hemmelrich, dans la ville chinoise de Shanghai, on entend dss cris d'enfant. De la boutique et ds l'arriEre-boutique cu ces cris parviennent, on les entend d'abord de loin en loin, puis leur cadence se précipite. De meme que le gril- lon en cage et les graines de tournesol jonchant les dalles 142 "308- du plancher créent l'atmosphsre chinoise, les cris du se," dss cris de douleur, ajoutsnt au sordide de la bouti- que un caractere pitoyable, voire tragique. Si les cris de souffrance passant a travers les cloi- sons et les planchers devisnnent un leitmotiv pour ceux qui les entendent, ils constituent la vie normals pour celui qui les émet; 1e "pauvre m6me!(qui) avec sa maigreur et sa gros- se téte, a l'air d'un lapin dépouillé ... "(173)1et qui souffre d'une mastdidite(151). En effet, entre lui et la douleur s'est établi un contact: "ses cris les plus doulou- reux étaient devenus des sanglots et parfois de petits gloussements, comme s'il eut crie pour s'amuser - d'autant plus poignants."2 Ce qui pour 1e "gosse" est une vie nor- male, est, en fait, une vie de souffrance, st meme plus, une agonie: Hemmelrich ne se fait pas d'illusions 5 cs sujet: H II ... 1e gosse qui va crever ... "Parce que le gosse mour- ra, pas?"(174). Les cris ne s'arreteront qu'apres le "net- toyage" de la boutique e la grenade pendant une courts ab- sence d'Hemmelrich. L'agonie du 'gosse” d'Hemmelrich en elle-meme est l Dans la partie consacrée a l'étude de La Condition Humaine, 1e renvoi aux pages de cet ouvrage sera fait dans la tente, entre parentheses, par indication du numéro de la page. 2 Dans 1e poems bien connu de Goethe, Erlkanig(Le Roi dss Aulnes), la mort invite un jeune enfant a jousr avec elle: "Du liebes Kind,khmm, geh mit mir!" "Gar schbne Spiele spisl'ich mit dir;" (Goethes Werke, Band 1, Christian Wegnsr Verlag, Hamburg, 1943), 154. d'importance negligeable, dans Shanghai en insurrection, dans l'exode et les batailles de rues ou nombre d'individus st d'enfants souffrent de toutes sortes de fagons. Cette agonie ne prend d'importance que par les repercussions qu'elle a sur la mere et l'enfant et surtout, sur Hemmel- rich, et, a travers lui, sur Tchen. Les cris du ' 'gosse" sont quelquefois accompagnés dss gemissements de la mere: “ ... ls gosse qui va crever et la femme qui gemit 1a-haut - pas trop fort, pour ne pas nous deranger ... "(170). Parfois, elle tente de calmer l'en- fant souffrant(l73). Les cris du "gosse" et les gemissements de la mere, qu'on entend dss qu‘on entre dans la boutique ou l'arriére- boutique ne prennent leur veritable ampleur que par leur tragique influence sur Hemmelrich. L'agonie de l'enfant, materialisee en des cris fait d'Hemmelrich un personnage de tragedie. La structure tragique de La Condition Humaine a été notes par nombre d'auteurs critiques. Entre autres, Fro- hock530uligne ce fait dans une note et 11 en existe meme une adaptation scenique.4 Sans aucun doute, du point de vue plus specifique de l'agonie, 1a structure de La Condition Humaine se presents 3 Frohock, o . cit., 67, note 1. Adaptation de Marcelle Tassencourt st Thierry Haul- nier, presentee en décembre 1954, au theatre Hebertot. (Boisdeffre, Histdire), 132. 144 plus precisement comme un drame accompagne d'une tragedie. Une tragedie reSpectant d'ailleurs les regles de la tragedie classique. Le drame, c'est la revolution 5 Shanghai, avec assas- sinats, executions, xodes, batailles, scenes d'amour et meme element comique. La tragedie, c'est l'histoire d'Hemmslrich depuis 1e debut de l'ouvrage jusqu'au massacre de sa famille. A la simplification de l'agonie de l'enfant d'hemmelrich, re; duite a quelques cris et a une description sommaire d'un enfant souffreteux, correspond 1a sobriéte de la tragedie de La Condition Humaine. Trois fois nous penetrons dans le ' deux fois en meme temps que Tchen, st ”magasin pouilleux,’ une fois avec Katow, d'ailleurs e la recherche de Tchen. La quatriéme fois que l'histoire nous améne en ces lieux, c'est avec Hemmelrich seul, vraiment seul puisqu'il n'y trouve que les cadavres de sa femme et de son fils. Chaque entree chez Hemmelrich peut etre consideree comme l'acte elementaire d'une tragedie simplifies.5 Lorsque Tchen revient de l'h6te1 ou il a assassine 1e porteur d'un ordre de requisition d'armes et rejoint 1e reste dss conjures dans l'arriere-boutique, Hemmelrich de- 5 Dans les coulisses du drame se joue une tragedie. Dans cette tragedie, un enfant condamne, comme Astyanax, est l'instrument du destin. "Techniqusment, La Condition Humaine est un chef- d'oeuvre classique on se retrouvent la complexite at les equilibres d'une tragedie d'Eschyle ou de Racine.”(Picon, op. cit., 117). meure tout d' abord etranger a la conversation, pretant 1' o- reille probablement, aux sons venant de l'etage superieur: "Elemmelrich semblait indiffe’ren t. A l'etage superieur, un enfant cria de douleur.” Kais quelques instants plus tard, lorsque Kyo declare: "Il faut des volontaires, pour les arnes. Et quelques EurOpeens, si possible. Hemmelrich "7 sort de son indifference: .“Iemmelrich s' approcha de lui." Ha s aussitbt 1e cri de l'enfant se fait entendre, arre- "L'enfant, 15-haut, cria de tant net l'elan de son pere: nouveau. - I1 ts repond, le gosse, dit Hemmelrich. ga ts suffit? Qu'est-ce que tu foutrais, toi, avec le gosse qui va crever ... ?"(17) Voila 1e theme de la tragedie. Les conjures sont reunis ans sa boutique. L'insurrection va eclater. Ils ont besoin de lui, et 11 a envie de se joindre a eux dans l'action, mais 1e gosse "repond pour lui. “smmelrich est I enchaine, emprisonne par les cris de son enfant et les ge- sssments de sa femme. Les quatres "actes" ds 1a "trage- die" de La Condition Humaine ne seront que 1e developpe- ment de cett e situation. Hemmelrich ne sait qu'une chose: ... Sa femme, son gosse, il les empecb ait de mourir. Ce n 'etait rien, moins que rien. S' 11 avait possede de l'ar3 ent s'il ave it pu 1e leur laisser, 11 efit ete libre de se faire tuer. Comme si 1' univers ne l'eut pas traite, tout 1e long de sa vie, a coups de pied dans le ventre, il le spoliait de la seule di gaite qu 'il posse- dat, qu 'il put posséder - sa reort. (153) et bien que conscient du "... peu ds crainte qu'inspiraient a des agresseurs son nez plat ct ses epaules en avant de 146 boxeur crevé ... "(150), 11 monte la garde aupres de son enfant, surtout parce qu'il est malade: "Le gosse est trés malade et la mere n'est pas brillante"(151). I1 sent con- fusément qu'il doit sa presence a sa famille: ... 11 y avait le gosse. Que pouvait-11 pour lui? A peine 1e nourrir. Il ne gardait de force que pour la douleur qu'il pouvait infliger; il existait plus de douleur au monde que d'étoiles au ciel, mais la pire de toutes, il pouvait l'imposer a cette femne: l'aban- donner en mourant.(153) malades, ils sont en quelque sorte, plus vulnérables, plus pitoyables: "11 me semble que ce serait moins ... dif- ficile, meme l'idée qu'on me 1e tuera, s'il n'était pas malade ..."(l76). Dans sa poSition, prier pour la vie de l'enfant, c'est demander la prolongation d'une agonie, et quel pere prierait pour la mort de son enfant? Il explique a Katow: "Ecoute bien: la moitié de la journée, je le sou- haite(qu'il meure). Et si ga vient, je souhaiterai qu'il H reste, ou'il ne meure_pas, meme malade, meme infirme ... (174). La premiere fois que nous sommes entrés dans le "ma- ' ou se déroule 1a tragédie, c'était au mo- gasin pouilleux' ment de la reunion des révolutionnaires, 1e 21 mars 1927. Vingt jours plus tard, 1e 11 avril, 1a revolution se pre- pare a la reaction de Chang-KaI-Chek. Ce n'est que lorsque Tchen a manque son premier attentat sur Chanb-Kai-Chek, que nous entrons de nouveau, avec lui, chez Hemmelrich. Les pa- trouilles de Chang-Kai-Chek parcourent la ville. Hemmelrich a done toutes raisons de se méfier. Il cherche a identifier 147 les voix chinoises qu'il entend devant sa boutique: ”il lui était difficile d'entendre distinctement: au-dessus, l'en- fant criait sans cesse"(150). Quand Tchen et ses compa- gnons se sont identifies et demandent l'hospitalité de quelques heures(jusqu'au prochain attentat) pour euX-mémes et "ce qu'il y a dans nos serviettes,” Hemmelrich refuse: "Les bombes ... je ne peux pas en ce moment. S'ils(les soldats de Chang-Kai-Chek) trouvent les bombes ici, ils tueront la femme et le gosse"(151), A Tchen qui part sans discuter, Hemmelrich balbutie une variante de ce qu'il disait a Kyo, vingt jours plus tat: "dest-ce que tu foutrais, toi, avec le gosse qui va cre- ver ... ?” "Comprends-moi, Tchen: 1e gosse est trés mala- de, et la mere n'est pas brillante ... Tu ne peux pas sa- voir le bonheur que tu as d'etre libre!"(151). Une fois Tchen parti, Hemmelrich se remet a se la- menter silencieusement: ‘Il ne se pardonnait pas son refus. Comme un homme torture qui a livré des secrets, il savait qu'il agi- rait encore comme il avait agi, mais il ne se le par- donnait pas ... Il ne voulait que ce qu'il ne pouvait pas: donner asile a Tchen et sortir avec lui. Sortir. Compenser par n'importe quelle violence ... Sa souffrance il lui était possible de l'accepter: il avait l'habi- tude ... Pas celle des gosses. Sortir avec Tohen, prendre une des bombes cachées dans les serviettes, 1a lancer. C'etait 1e bon sens. ... Les bombes, bon Dieu, les bombes!(l52-155) Voici enfin Hemmelrich, dans le decor tragique de sa boutique, résonnant des cris de l'enfant et des gémisse- ments de la mere: 148 Respirant avec la révolte de toute chose vivante, malgré l'habitude, 1'odeur des cadavres que chaque bouf- fée de vent faisait glisser sur le soleil immobile, il s'en pénétrait avec une horreur satisfaite, ... et cher- chant, - comme si 9a avait de l'importance, - ce qui dominait en lui de la honte, de la fraternité ou d'une atroce envie.(153-154) Voila bien des imprecations dans la meilleure tradition de la tragédie. Halheureusement, préoccupe comme il l'est par sa si- tuation, ou parce que les cris de l'enfant couvrent tous les autres, Hemmelrich n'entend pas Tchen dire a ses compagnons: "Bong, allons chez Shia," un autre magasin faisant partie du réseau communiste. C'est pour cela que lorsque Katow arrivera a son tour, une ou deux heures plus tard, sur la piste de Tchen, Hemmelrich est incapable de le renseigncr. D'ailleurs, Hemmelrich ne pense qu'a une chose: se justié fier, continuer a se justifier, et comme un refoulé, un inférieur, il s'accuse pour mettre la colére de son cote: Il vocifére a l'adresse de Katow: "Ta gueule! Ecoute ce qu'on te dit. Il m'a demands de rester la. Je n'ai pas marche. Tu entends!"(l73). Katow ne se méprend pas sur l'attitude d'Hemmelrich: "fu t'engueules trop toi-meme. Alors tu cherches a te faire eng'ler pour pouvoir te d'fendre" (173). Désarmé, Hemmelrich avoue: "Je voulais partir avec lui, - Avec Tchen?" A point nommé,'l'enfant crie: "Hemmel- rich montra du pouce, par-dessus son epaule, 1a direction d’ou etait venu le cri de l'enfant: - Et voila. Voila. Qu'est-ce que tu veux que je foute?"(174) Ainsi, chaque fois qu’flemmelrich est tente d'oublier 149 que sa fonction est de defendre par sa presence, sa femme et son fils malades, 1e cri de l'enfant vient l'arreter comme 1e collier coupe la respiration du chien tirant fu- rieusement sur sa chaine.6 Tous savent que tot ou tard, 1e "gosse" mourra. A la question habituelle d'Henmelrich: "Qu'est-ce que tu veux que je foute?" Katow répond! "Attendre ... ,” parce qu'il n'ose pas dire: ”La mort va te délivrer"(176). Apprenant la mort de Tchen, Hemmelrich quitte la boutique pendant en- viron une heure(213), alors que les troupes de Chang-Kai- Chek com mencent a arreter les communistes et a chercher les dépfits d'armes. Croisant ces patrouilles dans les rues, Hemmelrich décide d'evacuer son logis, point important du réseau communiste. En arrivant, 11 y trouve sa femme et son fils dans un bain de sang. ...Pourvu qu 'ils soient morts!’ pensa Hemmelrich. Il avait peur surtout d' une agonie a laquelle il devrait assister, impuissant, bon seulement a souffrir, comme d' habitude - plus peur meme que de ces casiers cribles de taches rouges et d' eclats. A travers sa semelle, i1 sentit 1e sol g1uant.'Leur sang' ... ... cette fois, 1a destinée avait mal joue- en lui ar- rachant tout ce qu 'il possédait encore, elle le libe- rait. (214) Voila 1e denouement horrible et sanglant de la tra- gédie contenue dans La Condition Humaine. Hemmelrich, dont 1a tragédie personnelle etait d'étre contraint a rester 6 Cette image du chien n'est pas exagéree, car Mal- raux lui-mEme considere que 1' epouse chinoise d'Hemmelrich "S'était accrochée a lui d' un amour de chien aveugle et martyrisé, soupconnant qu 'il était un autre chien aveugle et martyrisé"(153). 150 inactif dans les coulisses du drame,7 peut maintenant cou- rir sur la scene et Jouer son role: Maintenant, il pouvait tuer, lui aussi. Il lui e- tait tout a coup révélé que la vie n'était pas le seul mode de contact entre les etres, qu'elle n'etait meme pas 1e meilleur; quiil les connaissait, les aimait, les possédait plus dans la vengeance que dans la vie.(2l4- 215) 11 va rejoindre Katow se préparant a déiendre la Permanence communiste contre les troupes de Chang-Kai-Chek(227-231). A travers Hemmelrich, l'enfant agonisant a influence 1e destin de Tchen. Sans en etre tout a fait sfir, "absur- dement, il lui sembla que d'avoir refuse asile a Tchen etait une des causes de sa mort"(213). Hemmelrich a déja joué un role dans 1e drame de la revolution. S'il n'a pas cause'la mort de Tchen, il n'en pas moins contribué a la rendre inu- tile. On est en droit de supposer que s'il avait donne asi- le 5 Tchen et a ses compagnons, Katow aurait pu leur expli- quer que Chang-KaT-Chek avait des voitures d'escorte et Tchen aurait pu modifier ses plans pour etre sfir de choisir la bonne voiture. A la rigueur, si Hemmelrich avait entendu Tchen dire: "Bong, allons chez Shia ...,” il aurait pu ren- seigner Katov qui efit peut-etre rejoint Tchen. Au lieu de cela, Katow se trouve retardé a consoler Hemmelrich: "Katow était sfir que, maintenant, i1 ne le(Tchen) trouverait plus. 11 parlait avec la voix calme et lasse des gens battus"(174). 7 Les principaux acteurs du drame, Tchen, Katow et Kyo, comprennent parfaitement l'effrayant dilemma d'Hemmel- rich, et montrent non de la pitié, mais de la fraternité virile(l73-l77). Done l'enfant agonisant devient l'agent de la fatalité qui sauve Chang-Kai-Chek et voue Tchen a une mort denuée de sens. Hemmelrich regoit et amplifie les signes de l'agonie de son enfant et vit comme un homme torturé. La maladie et le spectre de la mort pesant sur l'enfant font subir 5 Ken- melrich un chantage en 1e maintenant d'abord hors de l'ac- tion et en faisant de lui ensuite un agent involontaire de la fatalité. *1 .11 agonie dans La Condition Humaine, est parfaitement simplifiée. C'est une vie réduite a une agonie: l'univers concentrationnaire descend dans un berceau. Le personnage qui agonise n'est ni conscient de son agonie, ni responsable I de sa presence 5 Shanxha . Pour ce 'presque bébé" la dou- leur fait normalement partie de la vie. Il communique d'une maniére élémentaire mais terriblement efficace avec son pare. Cette notion est de premiere importance lorsqu'on par- le d'un ouvrage illustrant un theme central de Malraux: l'in- capacité de l'homme a communiquer avec ses senblables.3 Il est également remarquable que pour la premiere fois l'agoni- santsmit 115 a un témoin par la chair plut6t que par l'amitié.9 3 C'est l'opinion de Raymonde Hagnp, exposée dans son article intitule: "Ialraux 1e fascinateur', publié dans la revue Esprit, 16e annee, Eo 10(Octobre 1943), 513-534. 9 Ceci refléte d'ailleurs 1a preoccupation personnel- le de Malraux. Une note de Frohock(op. cit., 78)cite un pas- sage du journal de Gide: Entry for September 4, 1936. "Ha - raux, momentarily in Paris between battles, feels freer to lead a life of action since his separation from his fami1V." Le duel avec la mort est perdu d'avance, puisque la mort a des allies puissants comme la misere, 1a maladie et les pa- trouilles de soldats: "la volonté dss hommes reprenait ici sa place de commandement, au service de la mort"(V.R.l63). Le "gosse” d'Hemmelrich est le seul enfant occupant une place importante danslhusromans de Halraux. Pour cet enfant, encore plus que pour Perken, on peut citer a nou- veau st avec plus de force l'inprécation de Claude en face de son ami mourant: " ... que rien ne pouvait justifier la fin d'une existence humaine"(V.R. 132). Camus, dans La Pegtg nous confronts aussi avec le probleme de la mort d'un enfant et fait dire au docteur Rieux: "Ion, mon Pére ... je me fais une autre idée de l'a- mour. Et je refuserai jusqu'a la mort d‘aimer cette créa- I tion cu les enfants sont tortures."lo 10 Camus, La Pests, 179. VUES GENERALES SUR LE THEME DE L'AGOK E DAHS L33 ROIAJS DE IALRAUX *1 ~‘. nxtension du theme De l'étude faits sur le théme de l'agonie dans les trois premiers romans de Halraux, on peut degager les con- siderations suivantes. . arine nie l'agonie, refuse méme ds voir celle qu'il est en train de vivre. L'agonie qui terrasse Perken n'au- rait pas dfi avoir lieu. Enfin, pour le "gosse" d'Hemmel- rich, l'agonie et la vie se confondent. , Si Garine nie l'agonie et Perken tente de 1'éliminer, ni l'un ni l'autre ne parvient a s'en affranchir. Si l'a- g nie constitue le théneprincipal dss Conquérants et de La Voie quale, elle se réduit dans La Condition Humaine a une agonie représentant toute la vie d'un enfant, et dont 1a victims ne peut mesurer l'injustice. g'agonie, tells qu'elle a été définie dans l'Intro- duction generals de cette etude, s’amenuise encore dans les romans suivants. Dans Le Temps du Tépris, une agonie exis- te mais simplement sous forme de suggestion: 1e camarade qui se sacrifie en se faisant passer pour Kassner, reste inconnu et invisible. Ce que l'on sait de lui se limits 5 154+ son acte, son acte terrible de fraternité et de discipline. C'est une agonie choisie dc propos délibéré. Dans L'Esooir, (E. 340-343) deux agonies esquissées plutot que decrites se ,résentent également comme des agonies d'inconnus. La pre- ) niers est meme douteuse: l'agonisant a la bouche ouverte et en raison du "chahut" environnant, il est impossible de de- tsrminer s'il crie cu s'il est mort figs dans cette attitude. L'autre agonie est celle d'un combattant loyalists de la brigade internationals sur un champ de bataille. L'agonie dure "plus d'une heure" et le blessé, a "quatre cents metres au moins" entre les lignes, demeure invisible et ne se mani- fests que par ses cris. Avant que trois volontaires ne par- viennent jusqu'a lui, 1e blessé’a cesse d'appeler. Le théme de l'agonie se retrouve donc dans les cinq premiers romans de Malraux. De theme majeur dans les deux premiers, 1e traitement de l'agonie passe au plan secondaire dans les trois derniers. Maia tout en perdant ls r61e prin- cipal, l'agonie acquiert une nouvelle dimension: 1e sens qu'elle a pour les témoins. L'agonie de Carine est une agonie solitaire, puisqu'il est rejeté par son entourage et que, de toutes facons, sa participation 5 la revolution est une affaire personnelle. L'agonie de Perken aussi est dépourvue de sens. Par contre, l'agonie du "gosse" d'Hemmelrich, meme si elle fits a la mort de Tchen une partie de son sens, libere néanmoins Hemmelrich et donne un sens a sa vie(C.H, 281). L'agonie du camarade communists qui libére Kassner a évidemment un sens, et les agonies de LfESpoir, surtout celle du blessé entre les li- gnes, possédent egalement un sens puisqu'elles résultent d'une participation volontaire a une cause commune. A un autre point de vue, il est peut-etre intéres- sant d'indiquer pour chacun de ces ouvrages, un sens, disons ”general,9, émanant de l'étude du theme de l'agonie. Les Conquérants représentent-peut-etre l'agonie de 1a vocation communists de Malraux. Nicolaieff explique bien au Earrateur 1a difference qu'il y a entre Borodine et lui-meme d'une part et Garine de l'autre: ... Il n'y a pas de place dans 1e communisme pour celui qui veut d'a- bord ... etre lui-meme, enfin, exister separs'des autres" (C. 204). La Voie Roxale illustre probablement l'impossibilité de supprimer l'agonie: "C'est quand on déchoit qu'on recom- mence a aimer 1a vie"(V.R. 98). La Condition Humaine décrit peut-étre l'agonie d'une époque, de la coexistence eurasienne: 1e "gosse" d'Hemmel- rich est un métis franco-chinois, et la prise de Shanghai par les troupes de Chang-Kai-Chek détruit 1e Consortium de Le Temps du Espris, cu un communists anonyme de la lignée d'un Katow, se sacrifie avec discipline, represente probablement l'agonie dss hommes dans l'Univers Concentra- tionnaire. Dans L'Espoir, une série d'indications sparses sem- blent ébaucher une agonie de l'ESpagne traditionnelle. La .LJU derniers, st l'une dss plus importantes ds ces indications etant la descente de la montagns(E. 463-475) Ls seul mort parmi les aviateurs que l'on ramsne dans la vallse est un Arabs ... Pour determiner 1e sens general a attribusr au der- nier roman de Halraux, il n'est pas inutile d'en souligner la nature un peu Specials. Bien que généralement considers simplement comme 1e dernier ds la série dss romans de Hal- raux, Les Noyers de l'Altenburg represente de plus une sor- ts de conclusion de touts la série. Certains episodes de cet ouvrage évoquent d'une maniére strange st d'une fagon blue on moins lointains, des passages dss romans precedents. Par exemple, l'interrogatoire de l'espionne(§.A. 160-167) et la participation d'un enfant a cet interrogatoire peut se rattacher a l'histoire d'Hemmelrich dans La Condition figmaipg: meme utilisation d'un enfant pour contraindre son pére ou sa mere. Le Touran a la recherche duquel Berger part en expedition, et qui se révéle un myths sous la cor- rection que lui administre un fou, comme l'éparpillement de la these de M311berg dans les savanes africaines,rappelle certainement Perksn st Claude sous l'emprise du myths ds Grabot. Le passage de Berger 5 Marseille est comme l'écho lointain du passage de Garine et du Narrateur dans la meme ville. Ls grand-pere ds Claude Vannec et celui du jeune Berger se ressemblent beaucoup. La nuit passes dans ls tank par le jeune Berger et ses compagnons correspond assez bien I . . I aux jours passes par Aassner dans sa cellule. 'nfin, l'epi- 157 sods de Berger dans la foret gazes, veritable descente aux aners évoqus a la fois la jungle de La Voie Royals et le passage d'Attignies dans le tunnel avec la foule de l'exc- de(E. 429-430).1 "Ecrivain, par quoi suis-3e obsédé depuis diX ans, sinon par l'homme?"(N.A. 29) écrit Malraux dans l'introduc- tion dss flpyprs de l'Altsnburg. Et quelques lignes plus loin, il remarqus: "Ce n'est pas a gratter sans fin l'indi- vidu qu' on finit par rencontrsr l 'homme"(N.A. 29). Le col- loque de l'Altenburg dont ls sujet devait etre l'art, devie st devient un essai de definition de l'homme. Au lieu d'a- boutir a une definition, 1e colloque se termine sur une ques- tion: "Existe- t- 11 une donnée sur quoi puisse se fonder 1a notion d'homme"(N.A. 150)? Et la contemplation de deux noyers a la lisiére de la forét proche, suggere comme sym- bols de l'humanité, "a la fois l'idée d'une volonté et d'une métamorphose sans fin" L.A. 151). Voici comment Gerda Blu- menthal explique cette image: The trees greet Berger with the impact of an uneXpec- ted answer. Suddenly he sees before him a perfect na- ture symbol of human society, with its massive, unchan- ging populace close to the earth, and its delicate, art- fully differientiated, endlessly creative elite above. By the same token each tree is a symbol of what man him- self, and particularly the intellectual, potential "con- l Ces quelques lignes dss Conquérants: "11 n’7 a pas de comparaison profonde pour ceux dont la vie n' a pas de sens. Vies murees. Le monde se reflete en elles primacant comme uns place tordue. Peut- etre montre- -t- il 1a son ve’ri- table aspect"(C. 209); peuvent s 'appliquer aux apports entre Les oners de 1' Altenburg et les autres romans qui s 'y refletent "en grimagant, comme dans une glace tordue. 153 queror”or imperialist of the mind, must on ce 32in become: a beins who, instead of ”tsarinr himself away from the earth firmly roots himself in it and in his people so that, thus solidly sustained, his imag; instiszl and his will need no longer either wither cor-ipl‘etebr or give birth to monstruous and sterile blossoms. Cette idée de "s'enfoncer dans la terr e et non ds s' en ar- ra her" etait déja répétée par Garine (c. 1*;3 0 st 207). Ainsi Les Yoyers de l'Al enbur: eprésentent l'ago- nie de la tentative de la definition de l'homme par les in- tellectuels et la remarquabls imC3e de Gerda Blumenthal —' permet dc revenir sur l'hypcthsse énoncée plus haut.9 Il est plausible de considérer Garine, Perken st 1e "3 sse" d'Ihenmelrich comme les re meaux flétris st les fleurs ste- riles dont elle parle. Le théme de l'agonie que 1'on retrouve dans tous les romans de Halraux passe de l'agonie individuelle au-dela ds laquelle il n'y a rien, a une agonie éclairant 1e témoin sur le sens de la vie. Les trois agonies solitaires dans les trois premiers romans tsndent vers cs sens, ne cor amencant a l'atteindre ? que dans La Condition In “81‘ . En rer onga1t aux agonies solitaires st "stérilss" dss premiers romans, l'avolution du traitement de 1'a3onie a travers les romans de halra H confirme cette tendance a s'enfoncer dans la terre et non a s'en arracher." ’3 . L Blumenthal, on. c1t., 103. 3 Cf. ci-dessus, p. 154. a- CONCLUSION Du point de vue de l'agonie, les trois premiers ro- mans de Halraux se détachent tres nettement des trois sui- vants. Tout d'abord, par l'ampleur donnée a ce theme, at ensuite parce que ces trois premiers romans aboutissent en somme aux ”rameaux flétris" ou aux "bourgeons monstrueux” de la citation de Gerda Blumenthal. En ce qui concerne Les Conquérantg, quelles que soient les apparenoes, l'agonie de Garine compte plus que son role de révolutionnaire. Claude Mauriao l'indique clai- rement lorsqu'il écrit: Les Conquérants sont beaucoup plus que l'histoire de la révolte du peuple chinois contre ses oppresseurs, celle d'un homme contre sa condition. Ce que demeurent, a des titres divers ces autres épopees de révoltés que sont ... (les autres romans jusqu'a L'Esgoir).l Hais Garine meurt seul, ou plut6t va mourir seul, car 11 quitte Canton et mourra vraisemblablement avant l'escale de Ceylan. Le' drame de Garine est celui de l'inoredulité, puisqu'il succombe a une a3onie a laquelle il refuse de croire, au moment ch 11 atteint un objectif qu'il croyait impossible a oonquérir, comme 11 se défendait, au depart, de croire a la cause a laquelle il s'assooiait. l Mauriac, op. cit., 163. 160 L'agonie de Garine est précipitée par le manque d'un élément indispensable a la vie de Garine, l'action. Parmi les révolutionnaires de Canton, Garine se distingue par son acharnement a détruire la puissance de Kong-Kong. Cet achar- nement ne tient pas tant a des vues politiques qu'a une "vendetta" personnelle. C'est Geneve, c'est la ville sym- bolique de la société que Garine cherche a démolir. Le de- cret qu'il veut a toute force faire adopter est son "Delenda est Cartha3o." Hong-Kong reconnatt sans équivoque cette preeminence de Garine et Garine s'identifie a Canton dans le conflit. Le probleme de l'homme devant l'agonie, la seule mort qu'il ne puisse combattre, domine encore plus positive- ment les autres themes, dans La Voie Royale que dans les Conguérants. La Voie Royale, represente, d'apres P. de Boisdeffre, un "rameau mort,"2 qui devait etre l'ouvrage initial d'une série intitulée: Les Puissances du Desert. La plupart des critiques frangais et meme W. M. Frohock, s'accordent a considérer La Voie Royale comme trés infé; rieure aux Conquérants. Voici, par exemple, ce qu'en dit Claude Mauriaczz5 D'un point de vue purement esthétique, pour la beauté de l'épanouissement du talent de Malraux, on aimerait que La Voie Royale précédat dans le temps Les Congpé- rants, roman auquel 1e premier est trés inferieur, tant par la forme que par le fond. Aussi bien La Voie Royale 2 Boisdeffre, 1.3., 34. I'IauriaC, OD. Cit-o, 36o ffit-il le premier roman conqu et meme ébauché par notre auteur. Les critiques ne font d'ailleurs que se ranger a l'avis de Halraux lui-meme. Malraux a exclu de sa premiere edition, dans la collection de la Pléiade, La Voie Royale et Le Temps du hépriS. Il est réconfortant, cependant, de trouver un cri- tique anglo-saxon, Richard W.B. Lewis, qui ne souscrive pas a cette opinion. En fait, dans son ouvrage sur le roman contemporain, The Picaresque Saint, Lewis octroie a Malraux une place preponderante, non seulement parmi les romanciers francais, mais encore parmi les romanciers occidentaux de l'entre-deux guerres. Tout en étant d'accord sur quelques points avec les autres critiques, R.W.B. Lewis n'en consi— dere pas moins La Voie Royale comme un excellent ouvrage: On almost every page of The Royal Way, we experience,, if not the shock, at least the recurring nudge of recog- nition. It is as though Malraux, writing in 1930, had miraculously surveyed in advance the major motifs of a 3eneration of fiction yet unwritten and had jumbled them together inconsequently in a short and hence somewhat overcrowthlnovel .... On absolute terms, Malraux may have been right to omit it from the one-volume Pleiade collection of his novels, though it seems to me supe- rior on most counts 0 the earlier work he did include - The Conquerors ... Il semble bien que La Voie Royale tienne une place spéciale dans l'oeuvre de Malraux. En premier lieu, 11 y a, entre cet ouvrage et un des premiers livres de Malraux, Lunes en Papier, des similarités, indiquant donc une obses- 4 Richard w.B. Lewis, The Picaresque Saint(Phi1adel- phia: Lipincott, 1959), 279-230. .LUC sion de l'auteur. Dans les deux livres, il s'agit d'une expedition au sein d'une foret pour "tuer" la mort. Ce qui pouvait passer pour fantastique dans Lunes en Papier est de- venu presque plausible dans La Voie Royale. Perken et Gra- bot essayent, bel et bien d'éliminer, sinon la mort, du moins une de ses formes: l'agonie. C'est pent-etre ce qui permet a Gaetan Picon d'écrire: De meme que le poete change 1e rapport qui unissait les mots, 1 aventurier tenterait de substituer a la re- lation des choses entre elles, aux prétendues 1gis de la vie, un rapport nouveau. L'aventurier serait 12 realisme de la rearie.5 La Voie Royale domine aussi les autres ouvra3es par la clarté de l'exposition des idées. On pourait dire que cet ouvra3e fait,en regard des autres, office de glossaire. Certaines notions y sont précisées. Claude, Perken "6 . N so“m 5 et Grabot se considerent a part des autres, des ' c'est-a-dire Les indigenes insoumis sont aussi des "soumis,' asservis par la mort, ou plutot ses masques terrifiants. En general, les "soumis” peuvent se définir comme ceux qui acceptant aveuglément les regles établies sur des absolus pourtant dévalués. Pour ceux-la, la mort s'oppose a la vie. Au contraire, Perken et ses compagnons maintiennent une opi- niatre conscience de la réciprocité’entre la vie et la mort. Leurs meditations sur la mort les aménent a distinguer deux 5 Cité par P. de Boisdeffre, comme venant de G. Picon, gglraux3par lui-meme. Boisdeffre, A.H., 40. 6 "Ceux dont la vie était déja une sorte de mort." Mauriac, op. cit., 12. - morts, la mort instantanée, et l'autre, notion qui repréL sente probablement 1a partie la plus importante de l'ou- vrage. L)our eux, l'obsession de la mort est, en fait, l'ob- session de ”l'avant-mort," de l'agonie. Enfin, 1a "theorie du revolver" de Grabot constitue egalement un element remar- quable. Peut—etre dans aucun autre roman de Halraux ne nous trouvons nous aussi proches de Montaigne narguant ses lec- teurs: "Pourquoy te plains-tu de ce monde? Il ne te tient pas. Si tu vis en peine, ta lacheté'en est cause: a mou- rir i1 ne reste que le vouloir."7 A l'Opposé de Garine dont 1e drame est celui de l'in- credulité, Perken vit 1e drame de la lucidité. Il recon- nait trés clairement se trouver au seuil de l'agonie et n'est pas du tout persuade de l'efficacité a toute épreuve du suicide-dispositif-de-sécurité. Il est meme assez lu- cide pour ne pas commettre une des erreurs capitales de Garine: venir a bout me son projet. Les projets de Perken sont toujours trop ambitieux pour etre atteints. De cette facon, bien qu'en déclin, 11 se trouve toujours en marche vers un projet et non pas dans la vide, comme Garine. Ainsi, i1 n'a pas besoin de se separer de son element vital: 1e dalger, 1'élément qui lui est indispensable, comme a Grabot C pour ”vivre avec lui-meme,' une série de vies instantanées.Q 7 l-Iiche‘Lde Montaigne, EssaiflBordeaux: F. Strox-rslci, Imprimerie Nouvelle, 1909). Livre II, Chapitre 5, p. 24. D A propos de cette notion de la vie instantanée, 1e philosophe Alain disait: ”A chaque instant, une vie nouvelle nous est offerte. Le drame, ou p1ut8t comme on l'a définia,1a tragédie "3osse" sont les acteurs peut se dont Hemmelrich et son qualifier de tragedie de l'impuissance, laissant l'enfant et le pere sans defense contre la fatalité. Pourtant, Hemmel- rich, qui dans sa boutique rappelle etrangement Grabot har- naché a sa meule, devient un Grabot qui s'échappe et qui vit au-dela du déseSpoir, une vie qui semble avoir un sens. Le seul qui posséde une famille, Hemmelrich, en est litteralement accablé. Jusqu'a ce jour cu unc grenade l'en déchargera d'un coup, elle l’avilit, 1e retient au bord de chaque audace, l‘encombre’d'un remords impuis- sant au royaume amer de la lachete.9 \ Comme on l'a signalé dans 1e chapitre consacré a l'agonie dans La Condition Humaine, 'histoire d'fiemmelrioh reflete les préoccupations intimes de Ialraux; l’homme marié n'est pas vraiment libre de participer a une action violente, une idée qui d'ailleurs n‘est pas nouvelle. A l'opposé de Garine et de Perken, le "gosse" d'Hem- melrich ne choisit pas son milieu, il vit l'agonie parfaite, la vie réduite a une agonie oi 1e danger et la douleur constituent des elements aussi normaux a son gard que le ruisseau de Gavroche ou la prison d'Astya1ax. Un dernier element unissant les trois livres se rat- tache a l'impossibilité que l'homme a de se défendre contre une certaine sorte de mort. Garine, comme Perken, se rend C'est notre seule prise." Cite par G. Kou 3ue, Franqoise Sa39n(Paris: Edi Universitaires, 1953) Col. Témoins du XXe siécle. n. 9 9 Hounier, on. cit., 21. compte,a un moment donné,d'une autre prés ence en eux. Dans chaque cas, Halraux se sert de 1'1383.e des noyades de Car- rier, pour exprimer cet accouplement d' un viva at et d'un mort. La mort a laquelle Garine et Perhen se mesurent est celle contre laquelle on a une chance, la mort, meme lente, mais reconnus a temps. Iais la partie est perdue dés que, dans sa chair, on est lie 5 un mort, dés que 1'on contient un nort. Ialraux ne 13sere -t- il pas la une espece d' hor- rible fecondation. Le germs lethal latent en nous, regoit au cours du duel avec la mort, l'impact qui en déclenche la croissance et 1e mourant se sent, envahi, habité. Contre cette nort nous ne pouvons combattre.lo L'a3onisant de La ngpitionm nimai33 est un enfant, 1e "30s sse" d'Hemmelrich. Celui de La Voie prale, Perken, de prenom inconnu. Celui des Conouérants, Pierre Garine. A caté de l'agonisant, 1e Larrateur, anon me, puis Claude Vannec, une des plus franches impersonnifications de Hal- raux, enfin Hemmelrich dont on ignore 1e prénom mais dont on connait 1e sort apres la mort de l'agonisant. 11 y a en quelque sorte, deux progressions en sens inverse dans les trois ouvrages. On ne voit pas mourir Garine mais on connaissait, par le rapport de la Sfireté, les details de sa jeunesse européenne. On assiste a la mort de Perken, dont on connaissait vaguement 1e passe, mais sans savoir n. ' I ce que Claude Vannec va devenir.En11n, nous sommes te- 10 Of. ci-dessus, p. 122. 16 [— .LO': "3osse” d'F emmelrich et nous moins de la fin de la vie du savons ce que devient Hennelrich. L'agonisant, des 923g guérants a La Condition Humaine perd peu a peu l'exclusi- vite du premier plan tandis que le témoin de l' a3on nie prend une importm nce croissants. De meme les rapports agonisant-confident évoluent. Le Harrateur est un ami de longue date; 11 y a entre lui et Garine un courant affectif qui laisse percer la douleur du Narrateur e voir son ami dépérir. Entre Claude et Perken, malgré la"parenté lointains," i1 n‘y a jusqu'a l'épisode du village Stieng, qu'une forte estime réciproque.ll Ce n'est que pour un Perken diminué,immobilisé, que Claude é- prouvera un sentiment plus humain. En ce qui concerne Hem- melrich, c'est le lien de la paternité, mais éprouve au point de ne savoir s'il doit souhaiter ou non la mort de son pauvre enfant. Les relations entre les agonisants et leurs confidents ont été soigneusement étudiées par Fro- hock. Pour ce critique, ce probleme est en rapport avec la mention du chaman faite dans Les Noyers de l'Altenbur3 (21.1.49). Le cycle parcouru par le chaman, Retraite, Revelation, Retour,l2 se retrouve dans tous les romans de Kalraux, mais 11 Une association du meme genre existe dans L'Espoir entre Manuel et Kimenes: "Comme un malade choisit pour parler de la mort un autre malade, Manuel parlait d‘ un drame moral avec un hom- me a qui ce monde etait familier”(E. 403). 12 ”Withdrawal, Enlightenment and Return." Frohock, op. cit., 140. 167 altére par un dédoublement. Entre l'agonisant et le té- moin de l'agonie s'établissent des rapports de néophyte a initié. Dans l'analyse de La Voie loyale on a montré com- ment les progres des relations de Perken et de Claude évo- quaient l'initiation du Chevalier medieval.13 "Cette cu- rieuse sorte de rapports personnels se retrouve dans tous "l4 Hais ce n'est pas le heros qui les romans de Malraux. comme le chaman paroourt le cycle Retraite, Revelation, Re- tour, mais le compagnon du héros. In the course of the story the Initiate meets his final destiny before the eyes of the Neophyte and the latter thus comes into possession of the particular bit of knowledge which seems to be the subject of the novel ... 15 The effect of certain experiences, then, is to endow the individual with clear, fresh, undulled vision. 0 Le sort du Narrateur et celui de Claude demeurent pourtant vagues. Ce n’est que dans le cas d'Hemmelrich que nous suivons le neophyte apres la mort de l'initié et que nous apprenons sans éQuivoque ce qu'il est devenu. Le duel que Garine, Perken et le "gosse" d'Hemmel- rich livrent a la mort est évidemment un "combat perdu d'a- vance ou ils n'avaient jamais le dernier mot, mais au moins avaient-ils sauvegardé l'inaliénable dignité de l'homme(le 13 Of. ci-dessus, p. 114. 14 "This peculiar variety of personal relatioship persists throughout Halraux's novels." Frohock, on. cit., 143. - 15 Ibid.,l43. 15 Ibid.,l45. droit imprescriptible de la révolte et du refus)."17 Dans le cas du ' '3osse" d'Hemmelrich c’est 1e pére qui se charge de le faire, tandis que Perken, animé du "puissant désir d'étre vraiment celui qui decide et méne le combat, ... nie l'ennemi au moment meme d'etre terrasse: ...‘il n‘y a pas ... de mort.‘"15 L'agonie, ce duel que l'homme livre a la mort est un combat singulier. A ce titre, les deux premiers romans de Malraux représentent 1a lutte d'un homme isolé contre la condition humaine. Dans ces deux premiers romans, l'agoni- sant et son confident sont isolés a l'intérieur d'une jungle humaine ou végétale. Dans La Condition Humaine, le témoin de l'agonisant échappe a la fatalité et au-dela de l'humi- liation trouve un sens a la vie. Refugié en Russie, deve- nu ouvrier électricien, Hemmelrich se sent libre: "C'est la premiere fois de ma vie que je travaille en sachant pour- quoi, et non en attendant patiemment de crever"(C.H. 231). En tuant son fils, en triomphant apres une lon3ue agonie, "la destinée avait mal joué, en lui arrachant tout ce qu'il possédait encore, elle 1e libérait"(C.H. 214). Le theme de l'agonie et du défi a l'agonie, s'acheve en l'apparition d'un sens de la vie donné'aux tamoins de l'agonie, une lueur d'espoir dans le voisinage de la mort. 17 Hauriac, on. cit, 258-239. 13 Emmanuel Hounier, "A. Halraux ou l'impossible déchéancef Esnrit(0ctobre 1943) , 4&1. 163 Dans ces trois romans, lfagonie d'un individu mene a la liberation d'un autre individu; mais le devenir de cet au- .tre ne se precise qu'a partir de La Condition Humaine. I1 semble que l'a3onie de l'enfant d'Hemmelrich, une agonie parfaiaapuisqu'elle est toute la vie de cet étre humain, puisse prendre un sens general. Malraux nous l'indique par cette réflexion d'Lemmelrich: ":1 n'était pas Belge, il etait misérable'(C.H. 153). Le pauvre petit métis agonisant 5 Shanghai represente probablement la masse souf- frante et impuissante des humains misérables de 1'Univers Concentrationnaire. A partir de la, comme on l'a indiqué dans le chapitre "Vues générales sur le theme de l'agonie dans les romans de Malraux,"19 il est concevable de voir, dans 1e reste des romans de Malraux, le theme de l'agonie traité comme sens general d'un livre donne plutat qu'en agonie réelle. I Dans la conclusion de l'étude des Conquérants com- me dans celle de La Voie Royale, on a émis l'hypothese que Garine et le Narrateur d'une part, Perken, Grabot et Claude d'autre part, pouvaient s'assimiler a divers aspects d'une meme personne. Bien des critiques considerent qu'on ne, peut determiner dans chaque ouvrage 1e porte-parole de l'auteur: Plus qu'aucun romancier, Malraux s'est divisé lui- méme et parle lui-meme entre ses personnages, nous 19 Of. ci-dessus, pp. 153 et suivantes. 170 pourrons recueillir dans leurs voix l'écho de ses voix intérieures, le suivre a la piste dansngn monde qu'il n'a jamais entierement détaché de lui.‘ Le monde de Malraux est un monde complexe, non seu- lement en ce qui concerne les idées exprimées, mais aussi en raison de la forme d'expression. Dans les romans de Halraux, 11 y a, nous dit Bertrand de Monvel, "fusion en- tre la langue et l'acte.”21 W.H. Frohock analyse soigneu- sement les modes de narration des divers romans de Malraux.22 Si, d'aprés ce critique, certains modes de narration s'y pre- tent mieux que d'autres, il faut tout de meme reconnaitre que dans touts les romans de Kalraux, la pensée ne se sé- pare pas de l'acte, et s'en trouve renforcée. "L'origina- lité d'une pensée ne tient pas tant a ses themes, qu'a son accent. Et l'accent, chez Malraux, est exceptionnel.”23 Ce caractére de l'oeuvre romancée de Malraux 1a rattache a une tendance contemporaine: "La substitution d'un.tgg qui exprime une personne, a une ecriture qui exprime un art."24 De plus, les critiques reconnaissent a Malraux un trait particulier: un don prOphétique: 20 Hounier, op. cit., 14. 21 Bertrand de Monvel, Andre halrauXLLa Condition H maine(Paris: Librairie Larousse, 1959), 12. 22 Frohock, on. cit., 38 et 30. 23 Pierre-Henri Simon, Témoins de 1'homme(Paris: A. Colin, 1951), 47. 24 Jean Guéhenno, "Critique du Journal d'un homme de 40 ans," H.R.F.(1935).'148-151. Cité par C. Mauriac, on. cit., 19. '._! \] I_J Halraux s 'es t trouve nativement et avec une cer- taine avance sur 1' histoire contemporaine, enclin a s'0 aventurer2 sur une voie qui est maintenant celle de l'his toire. ’ U") Tous les themes que Sartre quinze ou vingt ans plus tard, acclimatera sous un plus lourd appareil,fu13u- rent deja da as son oeuvre, avec une étonnante preci- sion.20 Son oeuvre elle-meme para sait prophet ique. Le monde s'éta ait mis, brusquen ment a ressembler a ses li- vres, ct cette morale abs1a rde qu 'il avait décrite dans La Tentation de l'Cccident, s' xprimait a travers les oeuvres de bartre, de Camus, de Simone de Beauvoir, con- firmée par les témoi3na es terrifiants sur l'enfer con- centrationnoire.2 Enfin, conclut R.W. Levis, s1 chacun des écrivains impor- tants comme Horavia, Camis, Silone, Fau kner et Greene re- preson tent chacun un theme special, ”then, Malraux may be said to represent all of these things or versions of them. Thus, he may be said to typify the stran3e1y marked evo- lution of a generation of writers.”25 Roger Ikor va meme' jusqu'a expliquer par ce don prOphétique exceptionnel, l'ar- rét de la production romancée de Malraux: "Si la haute litté- rature est prescience autant que souvenir ... (Malraux) a-t-il redouté qu'un roman sur nos ann ees terribles ne ser- vtt lui aussi a former l' avenir a son ma3 ?"29 Dans un texte r- “I -. o 7 T1 23 Albert neguin, “Beints de hue", nsprit(Octobre I l 29 Iounier, l'Esnoir, 22. 27 Boisdeffre, giptoirg, 127. Lewis, on. cit., 276-277. 0. 7-. 1 ff 0 ’ h A ‘9 no3er Igor, mise au net, Cite par P. do Boisdefire, 11.219122. 1 30 - 172 souvent cité, la preface au Temps du KLpris, Halraux defi- nit la litterature contemporaine comme: ”L'a3onie de la fraternité virile"(T.M. 7). ‘ Sans aucun doute, dans ses romans, Halraux s'ins- crit contre cette ”agonie de la fraternité virile" et le fait en décrivant des agonies au cours desquelles la fra- c+ ernité virile joue un role de plus en plus important. Les convictions de Malra x dépassent le cadre de ses romans. Dans le dernier, Les Noyers de l'Altenburg, il dit notamment: "Je sais maintenant qu'un intellectuel n'est pas seulement celui a qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, en3a3e et ordonne la vie"(I.A. 27-23). C'est au fait de s'étre"en3a3é sans s'inféoder" et "parce qu'il a an plus'haut point payé de sa personne," que Ialraux "jouit aujourd'hui aupres de l'opinion d'une posi- tion privilégiée" écrit Gabriel Harcel.30 E. I-Iounier5:L 16 décrit comme ”un artiste et un homme d'action double d'un écrivain." Et P.H. Simon32 va jusqu'a proclamer: "Si l'oeu- vre de l'écrivain donne parfois l'impression du 3énie, c'est que l'homme a choisi de marcher au pas du héros." La participation de Halraux a la resistance a eu pour consequence la saisie, par la Gestapo, d'une partie du manus- 30 ”Prestige de Malraux”, Gazette de Lausanne(l9 mai 1946). Cité par fiauriac, op. cit., 220. ‘7 J1 Mounier, L'Espoir, ll. 1. U) K)! 32 Simon, Témoin , crit de ce qui devait etre La Lutte avec l'Ance. Les oners de l'Altenbur3 n'en sont qu'un fragment. Se servant de ce titre, G. Picon avance que: "le vrai sujet de Malraux, ce n'est pas la revolution, c'est la Lutte avec l'Ange, vision de l'aventure humaine qui voit sa grandeur dans son apti- tude 'a mettre le monde en question.'"33 ' est L'agonie, ce duel ou "la mort 3a3ne ou perd,’ bien un cas particulier de La Lutte avec l'Ange, cette lutte contre l'absurde auquel "l'homme a toujours résisté, chaque civilisation ayant forge ses propres instruments de defense, mythes, religions, et doctrines.”34 Dans ses trois premiers romans, et surtout dens La Voie Royale, en décrivant en détail l'a3onie d'un homme, Malraux ne nous laisse qu'une issue: foncer ... fon- cer contre la mort, contre la torture, contre la souf- france, dos qu'elles s'amorcent au lieu de fuir .... En aveugle, parce3gu'il n'y a rien a voir, nous nous jetons a la nuit.J En adoptant cette attitude, on arrive, avec Malraux, "non pas(a) une conception théorique, maisla) une solution pratique de la condition humaine: une formule de vie momen- .L . ’ H 36 ou d - “a ~ , ,_.. ’ . H ‘ tanee , ans un style plus imabe, sur la route on 1'on brfile d'un seul coup."37 Par cette attitude vis-a-vis de la mort, on donne ”a la mort ... 1e sens meme qu'elle 33 Picon, op. cit., 22. Hauriac, op. cit., 162. K)! Ul Hounier, L'Espoir, 53. \A O\ Picon, op. cit., 54. 174 refuse,"33 et, par consequent, une valeur a la vie car ”c'est la mort qui donne a la vie son prix, ou plus exacte- ment, 1a conscience de la mort.”39 - C'est dono dans le voisinage de la mort que 1'on apprend a vivre, comme les témoins des agonies de Garine et de Perken 1'ont fait. “La vie n'étant jamais ... plus exaltante qu'en ce point de tension ou elle frale la mort et s'y anéantit.”4O G. Hourgue pense que ceux qui frolent ainsi la mort tentent d' apprivoiser les forces obscures, comme les trapezistes le font pour l'espace et la pesanteur, en se confiant au vertige, au lieu de lui résister.”4l En n mot, "la mort a pris 1a place de la Providence."42 Dans sa Preface a Sanctuaire, de William Faulkner,43 Halraux avance que: "l'essentiel n'est pas que l'artiste soit dominé, mais que, depuis cinquante ans, il choisisse de plus en plus, ce qui 1e domine." Malraux a choisi: il a choisi le tragique. HaiS'"il ne cede pas, comme Faulkner, a la fascination de l'atroce, 11 me s'y prete que pour sa- voir s'il est possible d'en sortir victorieux."44 37 nourgue, op. cit.,56. 7i: - -.r o o 4 J“ Emmanuel Mounier, "A. nalraux ou 1'1mposs1b1e de- chéance”(nsprit, octobre 1948), 31. 39 Hauriac, 0p. cit., 20. 40.;pgg., 12. 41 42 nourgue. 09- cito. 56 Boisdeffre, A.M., 3. L n ‘3 halraux, op. cit., 746 et suivantes. 175 Reprenant une citation déja utilisée dans 1' ”Intro- duction”45 on reconnait avec Gaétan Picon, que c'est "par probité” que Halraux a choisi les cadres tragiques de ses romans et en particulier les agonies. "11 y saisit ce que rascal saisissait dans la solitude de sa chambre: la con- dition humaine a decouvert.” A 1° lumiere de la mort, Mal- raux, a l'instar de Diogene, cherche un homme. 44 Picon, op. cit., 75. 45 Cf. ci-dessus, p. 4. 173 Xalraux, Andre. Les Conquérantg. Paris: Bernard Grasset, "Le livre de poche,“ 192$. . La Voie Royale. Paris: Bernard Grasset, "Le livre de poche,"’193C. . Le Temps du Iénris. Paris: Librairie Gallimard, 1935. . L'Espoir. Paris: Librairie Gallimard, ‘Le livre de poche," 1937. I . La Condition Humaine. Paris: Librairie Gallimard, WLe livre de poche," 1946. . Les Noyers de 1'A1tenbur3. Paris: Edition Gallimard, 1943. . La Tentation de 1'Occident. Paris: Edi- tion Bernard Grasset,41951. . 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