L’HYBRIDITE GENERIQUE A L’ŒUVRE DANS LIMONOV D’EMMANUEL CARRERE Par Manon Pagé …………………………………………………………………………………………………………………………………………. UN MEMOIRE Soumis à Michigan State University comme remplissant en partie les exigences en vue du diplôme ……………………………………………………………………………………………………………………………………….. Français – Master ès Arts ………………………………………………………………………………………………………………………….. 2018 RESUME L’HYBRIDITE GENERIQUE A L’ŒUVRE DANS LIMONOV D’EMMANUEL CARRERE Par Manon Pagé La classification du genre biographique est complexe en raison de la difficulté d’identifier son rôle sur la scène sociale et culturelle. D. Madelénat explique les problématiques liées au genre en expliquant qu’il est de son essence de compiler les genres et les perspectives, ce qui soulève certaines ambiguïtés. Limonov d’Emmanuel Carrère explore les possibilités de la biographie en incluant des sources autobiographiques et documentaires ainsi que des références à des moyens d’expressions divers. La variété des sources crée des tensions en ce qui concerne la place de l’auteur-narrateur et de son héros aventureux dans l’ouvrage, ce qui, comme nous allons le montrer, ouvre aux questionnements sur la notion d’identité dans un monde en perpétuel mouvement. HYBRIDITY OF GENRES IN EMMANUEL CARRERE’S LIMONOV By Manon Pagé …………………………………………………………………………………………………………………………………………………….. A THESIS Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of …………………………………………………………………………………………………………………………………………… ………………………………………………………………………………………………………………………………. French – Master of Arts 2018 ABSTRACT HYBRIDITY OF GENRES IN EMMANUEL CARRERE’S LIMONOV By Manon Pagé The genre of biography has been problematic regarding its classification because of the difficulty to identify its role in the social and cultural scene. D. Madelénat explains the issues of the genre by showing that it is compiling genres and perspectives that raise certain ambiguities. Carrère’s Limonov explores the possibilities of biography by including autobiographic and documentary sources along with mixed media references. The diversity of sources raises tensions regarding the place of the author/narrator and his adventurous hero in the book, which, as I will show, gives room for questioning the notion of identity in a perpetually moving world. TABLE DES MATIERES INTRODUCTION ……………………………………………………………………………………………………………………………………….1 ............................................................................................................................................................. CHAPITRE 1 : A UN MONDE COMPOSITE, UNE ŒUVRE COMPOSITE ……………………………………………………...….7 ………… UN PROJET HYBRIDE …………………………………………………………………………………………………………………...9 ………… UNE FORME HYBRIDE ………………………………………………………………………………………………………………..15 ………… DES PERCEPTIONS MULTIPLES ………………………………………………………………………………………….………..21 ……………………………………………………………………………………………………………………………………………………… CHAPITRE 2 : TROUVER SA PLACE DANS UN MONDE COMPOSITE …………………………………………………….....…28 ………… LIMONOV : UN CONTEXTE, UNE PLACE …………………………………………………………………………………..…30 ………… CARRERE : LA DIFFICULTE DE SE PLACER PAR RAPPORT A SON SUJET ………………………………………. 38 ………… LE LECTEUR ET SA PLACE DE CHOIX ASSIGNEE PAR LE NARRATEUR ……………………………….………..….46 ………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….. CHAPITRE 3 : L’ECRITURE CINEMATO-GRAPHIQUE COMME VEHICULE DE ……………………………………………… ……..… CE MONDE INSTABLE ....………..………………………………………………………………………………………………….51 ………… L’ECRITURE CINEMATO-GRAPHIQUE …………………………………………………………………………………………53 ………… UN BIOPIC LITTERAIRE ? ......…………………………………………………………………………………………………..….57 ……… L’UNITE DE MONTAGE OPEREE PAR LE NARRATEUR ? .………………………………………………....…………..64 ……………………………………………………………………………………………………………………………………………… CONCLUSION …………………………………………………………………………………………………………………………………………71 ………………………………………………………………………………………………………………………………………………. BIBLIOGRAPHIE ……………………………………………………………………………………………………………………………………..73 iii INTRODUCTION Si on lit les œuvres littéraires d’Emmanuel Carrère depuis ses débuts en 1983 avec L’ami du Jaguar, jusqu’à son livre le plus récent, à savoir Le royaume (2014) et que l’on s’intéresse à sa vie en général, on est vite frappés par la polyvalence et la diversité de son activité : il a aussi bien été critique et journaliste de cinéma, scénariste pour la télévision ou réalisateur de films adaptés de ses livres, que romancier, biographe et autobiographe. Son œuvre est très riche et l’on peut difficilement la qualifier d’uniforme, comme en témoignent les treize communications qui ont eu lieu lors du colloque sur lui en juin 2017 à l’Université Paris-Diderot « Emmanuel Carrère : un écrivain au prisme du cinéma » ou encore le recueil d’articles à son propos Emmanuel Carrère, Le point de vue de l’adversaire dirigé par C. Reig, A. Romestaing et A. Schaffner. Bien que ces différentes études mettent l’accent sur la diversité de son œuvre, elles ont fait ressortir quelques constantes aussi, et notamment sa façon de parler des autres pour parler de soi autant dans ses fictions que dans ses biographies, ou encore l’influence du cinéma dans sa vie et sa production littéraire. Il apparait à travers toutes ces études qu’Emmanuel Carrère possède un univers cinématographique indiscutable et qu’il fait preuve d’une fascination certaine pour l’altérité qui lui permet de se comprendre lui-même. Le va-et-vient entre l’Autre et Soi, la multiplicité de ses activités et ses différents intérêts littéraires, cinématographiques et historiques se retrouvent dans chacune de ses œuvres, et sont explorées en profondeur dans son livre Limonov. Celui-ci a alternativement été caractérisé de « roman d’aventure » et de « roman à partir de la vie de Limonov » par l’auteur lui-même, ce qui montre la difficulté de sa définition générique. Cet 1 ouvrage apparaît alors comme un vrai concentré d’hybridité générique et de tous les éléments que l’on peut trouver dans l’œuvre très hétérogènes de Carrère en général. Comme il l’explique dans son prologue et dans ses entretiens, l’auteur a choisi ce personnage historique pour son héroïsme d’une part, et d’autre part pour ce que sa place dit de l’histoire contemporaine de la Russie. En effet, Edouard Savenko dit « Limonov » est un dissident russe né en 1943, connu principalement pour être le leader des « nasbols », le parti national-bolchévique, soit le parti de l’opposition en Russie entre 1993 et 2006. Son parcours est remarquable car il a mené une vie de véritable aventurier des temps modernes. Né dans une famille de prolétaires en Ukraine actuelle, il a grandi avec le rêve de s’élever socialement et de devenir quelqu’un d’autre. Ainsi il a passé quelques années comme couturier à Moscou avant d’immigrer à New York et de devenir majordome dans le manoir urbain d’un riche millionnaire. Il est ensuite allé à Paris au début des années 1980 où il était un poète très en vogue, notamment auprès du cercle de bourgeois dont Emmanuel Carrère lui-même faisait partie. Après cela, il s’est engagé dans la guerre Serbo-Croate et est rentré en Russie pour fonder le parti national-bolchévique. A partir de ce moment, ses différentes actions politiques en tant que leader de l’opposition dans son pays lui ont valu plusieurs séjours en prison, et notamment en Sibérie. Plusieurs questions sont alors soulevées par les différentes informations sur l’ouvrage et sur le personnage. En effet, en s’intéressant à Limonov, il semble que le biographe essaye de comprendre la distance entre soi et l’autre dans un monde où ils cohabitent. Il s’avère qu’ici la distance n’est pas seulement géographique, mais aussi et surtout un « enchaînement de circonstances et de ressorts intimes », c’est-à-dire les événements qui ont marqué les vies 2 respectives de Carrère et Limonov et qui en ont fait des personnalités totalement différentes malgré leur proximité dans les années 1980. Ces notions sont vagues, caractérisées par l’arbitraire et impliquent une notion de multiplicité, ce qui ne les rend pas facilement compréhensibles et identifiables. Le biographe s’atèle alors nécessairement à un travail de recomposition de ces « circonstances » et de ces « ressorts intimes » en vue de la reconstruction d’une unité de sens de l’individu intelligible – l’identité. Ce travail nécessite également un processus de compréhension, c’est-à-dire d’intériorisation de l’altérité en soi, et c’est ici que le travail du biographe devient problématique car il doit se mettre lui-même à l’épreuve pour comprendre l’autre, d’où les nombreuses références de l’auteur à sa propre vie dans cet ouvrage. Il s’agira alors de voir comment la variété générique et narratologique à l’œuvre dans Limonov permet à Carrère d’observer l’altérité sous différents angles afin de comprendre son monde et de trouver sa propre place dans celui-ci. Nous verrons que les vas-et-viens entre Soi, l’Autre et le Monde sont constants dans cet ouvrage et que cela permet à l’auteur de réfléchir et de mettre en question sa propre vision du monde. Les fluctuations entre biographie et autobiographie, ou encore entre fiction et réalité, sont communes chez Carrère. Elles ont été étudiées dans certaines de ses œuvres par de multiples universitaires, notamment dans le recueil d’articles Emmanuel Carrère, Le point de vue de l’adversaire (Reig, Romestaing, Schaffner). La tension entre biographie et autobiographie est, par exemple, mise en valeur dans l’article « L’auteur et son double : Je suis vivant et vous êtes morts, L’Adversaire, Limonov » de Louise Lourdou, de même que les oscillations entre fiction et réalité. Aussi, le colloque sur Emmanuel Carrère de juin 2017 a insisté sur les ambiguïtés entre littérature 3 et cinéma dans son œuvre, et notamment Jean-Benoît Gabriel dans sa communication sur « La cinématographie de l’écriture chez Emmanuel Carrère ». Enfin, dans l’introduction de ce colloque organisé par Régis Salado et Jacqueline Nacache, cette dernière a soulevé un point que je trouve important, à savoir que la proximité cinéma/littérature n’est pas sereine dans son œuvre. Elle ajoute à cela « il y a du cinéma ailleurs, plus affirmé dans sa vie et son œuvre », à savoir dans sa vision du monde, dans la manière dont il agit et dont il se voit – comme un acteur dans le film qu’est sa vie, ce que l’on retrouve également chez Limonov. Ce sont ces proximités « pas sereines » entre biographie et autobiographie, cinéma et littérature ou encore fiction et réalité que j’aimerais démontrer dans Limonov, puisqu’elles témoignent des incertitudes de l’individu pour définir sa propre identité, pour cerner celle de l’Autre et pour rendre compte du monde dans lequel ils vivent. En d’autres mots, j’avance l’argument que la relation entre l’auteur et l’altérité est complexe, et que les multiples fonctions figuratives du cinéma permettent de mettre en lumière le rôle de la cinématographie dans la difficulté de l’écriture de soi dans son détour par l’Autre. Les études sur Carrère et la rencontre des genres dans son œuvre ont mis en valeur la place ambivalente de l’auteur/narrateur à l’égard de son œuvre et sur plusieurs plans : il peut être une personne, un auteur, un narrateur-médiateur ou encore un personnage et, de ce fait, il semble qu’il entoure ou englobe le livre de sa personne. Il s’agira alors de distinguer les différents genres et ressors narratologiques à l’œuvre dans le Limonov de Carrère et d’analyser la façon dont les oscillations et les fluctuations entre ceux-ci opèrent. Dans un premier temps, nous allons identifier les différentes composantes de l’hybridité générique à l’œuvre dans l’ouvrage sous la forme d’une typologie pour ensuite montrer ses implications dans les questionnements sur la 4 notion de « place » de l’individu qui rythment cette biographie. Enfin, nous analyserons le rôle de l’écriture cinématographique dans la mise en œuvre de l’hybridité générique et dans son ouverture aux interrogations soulevées par le récit de la vie de Limonov par Carrère. Limonov, œuvre définie comme « biographie », mais qui est en réalité bien plus que cela, semble être un bon observatoire pour savoir où en sont les parallèles, et surtout les croisements, entre cinéma et littérature. De plus, cet ouvrage qui, d’une certaine manière, met en avant l’auteur lui-même et qui est traversée par d’autres genres, tels que la fiction littéraire ou cinématographique, semble participer au renouvellement des formes et à la manière de penser l’écriture de soi. En effet, dans un monde où l’identité de l’individu est sans cesse remise en question par les échanges humains, intellectuels et culturels à l’échelle mondiale, la narration à l’œuvre dans l’autobiographie classique ne semble plus suffisamment pertinente. L’exploration de l’autre et l’exploration des différentes perspectives est plus que jamais cruciale pour tenter de se comprendre soi-même. Limonov permet également au lectorat français de mieux comprendre l’histoire politique russe et de déconstruire les stéréotypes liés à l’ex-Union soviétique en montrant les ressorts les plus discrets de la vie d’Edouard Savenko. Enfin, cette œuvre dit quelque chose du parcours spirituel de son auteur, Carrère. Son écriture témoigne d’une préférence pour le réel qui lui permet de comprendre et gérer ses propres crises existentielles. Il est en effet remarquable de voir le contraste entre l’ouvrage qui nous intéresse dans ce mémoire et les romans fictionnels du début de sa carrière, mais aussi la continuité entre celui-ci et Le Royaume, son dernier roman en date qui a été publié après Limonov et qui traite de la crise spirituelle qui l’a traversée quelques années auparavant. Il semble que la quête spirituelle de Carrère a été abordée avec l’écriture du récit de la vie de Limonov qui permet de réfléchir sur la question de la 5 place de l’individu dans un monde contemporain questionnant constamment les limites de l’identité. 6 CHAPITRE 1 : A UN MONDE COMPOSITE, UNE ŒUVRE COMPOSITE Si l’on cherche Limonov de Carrère dans une librairie ou sur internet, on le trouvera dans la section « biographie » puisqu’il s’agit du récit de la vie d’Edouard Veniaminovitch Savenko, une personne bien réelle et qui est toujours en vie. Cependant, lorsque l’on demande à l’auteur de l’ouvrage ce qu’est Limonov , les réponses se multiplient. Il s’agit tantôt d’un « roman d’aventure » comme le laisse entendre la quatrième de couverture, tantôt d’un « long reportage » ou « documentaire » sur Limonov, tantôt d’un « roman écrit à partir de la vie de Limonov ». Les appellations par Emmanuel Carrère lui-même sont multiples et cela mène à se questionner sur la définition même de la biographie et de ses enjeux. Pour Daniel Madelénat, un théoricien de la biographie, le genre peut être défini comme un « récit écrit ou oral, en prose, qu’un narrateur fait de la vie d’un personnage historique (en mettant l’accent sur la singularité d’une existence individuelle et la continuité d’une personnalité) » (20). Cette définition a de nombreux échos avec celle de l’autobiographie proposée par Philippe Lejeune dans L’autobiographie en France, à savoir un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (14) et nous allons voir que l’œuvre de Carrère entretient la proximité des deux genres en donnant une certaine place au récit de sa propre vie. Cependant, la définition de Madelénat est très générale et permet d’imaginer toutes les formes diverses que l’écriture biographique peut prendre mais l’on peut d’ores et déjà relever le rôle du narrateur qui distingue la biographie de l’autobiographie. Le fait qu’il s’agisse d’un récit de vie par une tierce personne pose la question de l’objectivité dans la narration des faits de vie mais surtout dans leur mise en relation avec « singularité » et la « continuité d’une personnalité » (Madelénat 20). En effet, 7 quand le narrateur tente d’expliquer l’impact d’un événement sur la personnalité du sujet de la biographie, il est légitime de se questionner sur la vérité d’un tel énoncé. Par ailleurs, dans un autre article, Daniel Madelénat élargit son questionnement à propos de l’écriture biographique comme suit : Ce phénomène éditorial pose à l’historien ou au critique une multitude de questions : comment décrire et classer la production biographique (selon le sujet, l’auteur, l’éditeur ou la collection, la quantité ou la qualité (des textes ou des lecteurs), le style, etc.) ? Comment analyser les problèmes qu’elle rencontre (recherche historique et psychologique, choix narratifs, etc.) ? Comment cerner son rôle dans le paysage social et culturel ou dans le silence de la lecture méditative ? (153) Il s’agit là de tous les questionnements que le genre biographique peut soulever, ce qui montre la malléabilité et la flexibilité du genre apte à se décliner selon différents facteurs et qui explique les différentes appellations utilisées par Emmanuel Carrère pour décrire son ouvrage. Par ailleurs, la définition de la biographie fait aussi écho à celle du document tel que Tiphaine Samoyault la formule, à savoir un texte qui est « constitué de toutes les découpures du réel avant qu’elles ne soient triées, classées, éventuellement utilisées » (3). En cela, elle compare le document qui « se donne pour sa part toujours au présent » à l’archive qui est un « document auquel on a déjà conféré la qualité de la durée, dont on pressent l’utilité probable pour comprendre un petit pan de passé » (3). On note ici une insistance sur la caractéristique principale du document qui est de « conserver avec évidence le point de vue du présent » (3), ce qui, comme nous allons le voir, est à l’œuvre dans Limonov puisque ce point de vue du présent est incarné par l’auteur lui-même qui essaie de reconstruire du sens à partir des découpures du réel de son personnage et de la société dont il dispose. Il s’agira alors dans ce premier chapitre d’analyser le projet de l’auteur-narrateur qui est reporté de manière explicite dans l’ouvrage afin d’identifier le positionnement de celui-ci 8 par rapport à la définition de la biographie proposée par Daniel Madelénat. Nous verrons à cet égard que l’œuvre est fortement marquée par l’hybridité ou la multiplicité, tant sur le plan des intentions de l’auteur narrateur que sur celui de la forme du récit et des points de vue adoptés par celui-ci. UN PROJET HYBRIDE Avant d’analyser le projet de l’auteur dans cet ouvrage, il semble important de préciser qu’il est aisé et évident d’opérer une identification entre « l’auteur » et le « narrateur ». Dès la première page du livre on peut lire « Je venais alors de tourner un film documentaire dans une petite ville russe, je séjournais souvent en Russie » (13), ce qui renvoie immédiatement à Retour à Koltelnitch dont le tournage fait l’objet d’Un roman russe, un ouvrage autobiographique publié par Carrère en 2008, soit 3 ans plus tôt que Limonov. Pour un lecteur familier de Carrère il est donc évident que la voix du récit de Limonov est celle de son auteur et non pas d’un narrateur fictif. Ce qui nous intéresse ici est le projet énoncé et commenté par l’auteur au sein même de l’ouvrage puisqu’il y fait référence à de multiples reprises, et particulièrement dans le prologue et l’épilogue, ce qui lui permet de littéralement encadrer son œuvre de ses intentions et, de cette manière, d’en diriger la lecture. L’épilogue commence justement avec la phrase « Nous voici revenus au début de ce livre » (475), et le début du livre consiste en la description de la genèse de l’œuvre ainsi que du chevauchement des problématiques qui s’y trouvent. Ceci s’inscrit dans la description postmoderniste établie par Linda Hutcheon de la « métafiction historiographique » (122) et de sa prise de conscience « that we are epistemologically limited in our ability to know 9 that past, since we are both spectators of and actors in the historical process » (122). Cette nouvelle attitude à l’égard de l’histoire, à savoir d’admettre l’impossibilité d’une objectivité parfaite et la nécessité d’une méthode d’analyse fondamentalement subjective et biaisée (“Even documents are selected as a function of a certain problem or point of view” 122), est donc l’essence de l’auto-réflexivité qui caractérise l’esthétique postmoderniste et qui est à l’œuvre dans cette biographie de Limonov par Carrère. La chose remarquable dans l’énonciation du projet est la centralité et la prédominance de la place de l’auteur qui prend le pas sur la vie du personnage dont le livre est question. A cet égard, il n’est pas surprenant de lire que les premières lignes de l’œuvre soient à propos d’une personne tout autre que Limonov, à savoir Anna Politkovskaïa, et que le lien entre le personnage éponyme et cette personne ne soit pas immédiatement explicité. En revanche, le lien avec l’auteur est très explicite comme nous l’avons évoqué précédemment, puisque dès la première page il fait référence au film documentaire qu’il venait de tourner quand cette femme a été assassinée. Le meurtre de cette « icône de la liberté d’expression » (13) est évoqué pour expliquer son intérêt dans le contexte politique de la Russie. En effet, Anna Politovsaïa, comme l’indique un article du Monde publié quelques mois après sa mort, était « connue pour sa critique virulente du Kremlin et ses articles sur les violations des droits de l’homme, notamment en Tchétchénie » (Le Monde). L’article confirme aussi l’anecdote évoquée par Carrère, à savoir qu’elle a été assassinée le 7 octobre 2006, soit le jour du 54è anniversaire de Vladimir Poutine, ce qui a éveillé les soupçons quant à l’implication du FSB, les services russes de sécurité dont le président russe avait fait partie, dans ce meurtre. L’intérêt de Carrère pour cette femme et son assassinat qui ouvre Limonov montre d’emblée sa 10 curiosité à l’égard de la situation politique russe qui est remarquable par la répression systématique de tous discours d’opposition. Le lien entre Politkovskaïa et Limonov s’effectue alors littéralement de fil en aiguille. Pour résumer brièvement, le meurtre de cette femme a entraîné Carrère à discuter avec ses amis russes de l’opposition démocratique en Russie qu’elle incarne. Ceci pousse l’auteur à réfléchir sur ce à quoi ce parti s’oppose, et il invoque à cet égard un événement qui a retentit jusqu’en France, à savoir la prise d’otage d’un théâtre par des terroristes tchétchènes en octobre 2002 (16). Il explique que suite à cet événement dramatique, une cérémonie de commémoration des victimes est organisée chaque année et qu’une année, il y est allé (« J’y suis allé » 17), ce qui témoigne de sa perception directe du sujet qu’il analyse. Il décrit alors sa situation de spectateur lors de ce rassemblement et explique qu’il a « reconnu plusieurs visages » qui font partie de l’opposition démocratique russe. Sa description est assez générale jusqu’au dernier paragraphe de la page 17 où son attention se concentre sur un individu en particulier qu’il isole par la mise de côté du reste du décor : Tout en haut des marches, devant les portes fermées du théâtre, une silhouette me semblait vaguement familière, mais je ne parvenais pas à l’identifier. C’était un homme vêtu d’un manteau noir, tenant comme les autres une bougie, entouré de plusieurs personnes avec qui il parlait à mi- voix. Au centre d’un cercle, dominant la foule, en retrait mais attirant le regard, il donnait une impression d’importance et j’ai bizarrement pensé à un chef de gang assistant avec sa garde rapprochée à l’enterrement d’un de ses hommes. Je ne le voyais qu’en profil perdu, du col relevé de son manteau dépassait une barbiche. Une femme qui, à côté de moi, l’avait repéré aussi a dit à sa voisine : « Edouard est là, c’est bien. » Il a tourné la tête, comme si malgré la distance il l’avait entendue. La flamme de la bougie a creusé les traits de son visage. J’ai reconnu Limonov. (17-18) 11 Ce passage, qui établit un retardement de l’apparition et de la reconnaissance de Limonov montre la centralité du point de vue de l’auteur. C’est sa perception qui donne le rythme à la description comme en témoigne le vocabulaire évolutif utilisé pour décrire l’objet de son livre, à savoir, d’abord « silhouette », puis « un homme », l’apparence du « chef de gang », « Edouard » et enfin « Limonov » qui aide le lecteur à identifier l’homme dont il est question. La première mention du personnage éponyme de l’ouvrage apparaît alors seulement à la sixième page, soit la fin de la première partie du prologue. Le retardement de son apparition est, comme nous l’avons mentionné précédemment dû à la description de la genèse de l’intérêt de l’auteur pour ce personnage particulier, ce qui laisse Carrère prendre le pas sur Limonov en ce qui concerne leur place dans le roman. Il semble s’agir avant tout de l’histoire de l’expérience de l’auteur et de ses intérêts personnels, politiques et sociaux que de celle du personnage éponyme. En cela, Carrère questionne les limites du biographiques et semble orienter son œuvre davantage vers le genre de l’essai, soit une œuvre de réflexion portant sur un sujet et exposée de manière personnelle, voire subjective par l’auteur. Daniel Madelénat lui-même, dans sa définition et ses questionnements sur le genre biographique précise que « la forme elle-même touche ses borne » (160) et que la proximité entre la biographie et l’essai s’explique en tant que « le biographe exhibe ses interrogations, ses options d’écriture, ses relations conflictuelles avec le personnage qu’il a choisi : dans des préfaces ou postfaces » (160). En revanche, cela s’oppose à la définition du document proposée par Tiphaine Samoyault, puisque d’après elle ce genre « dilue partiellement [l’auteur] dans l’exposition des voix anonymes et collectives » (6). En effet, Carrère ne s’efface pas de son récit, bien au contraire, il affirme bel et bien sa place narrative centrale. Cette tendance à parler d’abord de soi avant de parler de l’autre ne semble donc pas incompatible avec le genre 12 biographique, mais il est tout de même intéressant d’analyser la fonction d’un tel procédé dans cette œuvre particulière. Si Carrère met autant l’accent sur son expérience personnelle dans son œuvre c’est parce que l’écriture est une façon pour lui de comprendre le monde qui l’entoure. En effet, suite à la vision de Limonov à la commémoration, l’auteur se rappelle de sa rencontre avec lui « au début des années quatre-vingt, quand il s’était installé à Paris » (18), fait appel à l’image inhabituelle de ce dissident soviétique, à savoir « un type sexy, rusé, marrant, qui avait l’air à la fois d’un marin en bordée et d’une rock-star » (19) et mentionne le fait qu’il a « créé un parti politique portant le nom engageant de parti national-bolchevik » qui a mauvaise réputation en France. Carrère exprime alors son trouble face aux différentes facettes de la personnalité de Limonov (« Troublé par cette rencontre », 21) de manière très explicite : On repense à lui, on remue des souvenirs, on tâche d’imaginer l’enchaînement des circonstances et les ressorts intimes qui ont entraîné sa vie si loin de la nôtre. (21) Cette phrase résume les questionnements de Carrère et la démarche entreprise pour résoudre ses interrogations et est renforcée par la première phrase de la quatrième partie du prologue page 32 « j’ai du mal à faire coïncider les images ». Ce procédé de rassemblement de données sur un personnage intriguant et complexe afin de rendre sa personnalité compréhensible n’est pas nouveau pour l’auteur qui, à la page 299, explique que ce sont ces troubles, ces incompréhensions qui ont motivé l’écriture de plusieurs de ses ouvrages : « Je suis rentré de Roumanie troublé, et persuadé que la meilleure façon de rendre compte de ce trouble était d’écrire la vie de Philip K. Dick » (299). Et en effet, ses troubles ont produit Je suis vivant et vous êtes morts, la biographie de Dick, un auteur américain de science-fiction, publiée en 2005. Sara Bonomo remarque 13 également cette démarche dans L’Adversaire, à savoir un roman à propos de l’affaire Jean-Claude Romand, un homme qui a tué toute sa famille lorsque celle-ci a découvert qu’il avait prétendu être médecin pendant dix-huit ans, alors qu’il était en réalité sans emploi pendant tout ce temps. Bonomo explique la tendance de Carrère à tenter « de percer les motivations profondes de ses sujets » (65) par des analyses « complétant les informations soigneusement vérifiées et traitées objectivement » (65). La part d’interprétation de l’auteur et, par extension, sa perception propre, devient alors aussi importante que les faits objectifs, ce qui donne à la biographie une double dimension autobiographique. Bonomo le décrit parfaitement, « la position que l’écrivain occupe dans ses textes montre bien comment aujourd’hui l’interrogation s’est déplacée : elle ne porte plus sur le sujet dont on fait le récit, mais sur celui qui entreprend le récit » (66). Ceci fait écho encore une fois à l’esthétique postmoderniste de Linda Hutcheon mentionnée précédemment puisque non seulement le texte, mais aussi le narrateur a pleine conscience de sa subjectivité dans l’exploration de son sujet. Cela renvoie également à la « présence assumée du narrateur, que l’on peut comparer à celle d’une équipe de tournage dans un film documentaire » dans un refus de « l’esthétique dite de la ‘transparence’ » décrite par Jean-Benoit Gabriel. Cependant, cet aspect cinématographique de la présence du narrateur et de sa subjectivité dans le traitement des différents matériaux historiques sera analysée plus en détail dans le troisième chapitre de ce mémoire. Il est donc clair dès le prologue que la place de l’auteur est, sinon plus centrale que celle du personnage éponyme, au moins égale, puisque l’ouvrage lui-même est le produit de ses questionnements intimes. Enfin, en plus des questionnements sur l’identité de Limonov et de sa place soulevés par les troubles de Carrère, celui-ci exprime à la fin du prologue le désir de comprendre « notre 14 histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » (37). L’introduction de l’ouvrage présente alors d’emblée un chevauchement des problématiques qui régit l’ensemble de l’œuvre. Les dernières lignes de ce premier chapitre expliquant que « sa vie romanesque [de Limonov] et dangereuse racontait quelque chose. […] Quelque chose, oui, mais quoi ? Je commence ce livre pour l’apprendre » (37) montre que le choix d’Edouard Limonov comme angle d’analyse n’est pas anodin. Sa vie d’aventurier témoigne d’une multiplicité d’expériences qui permettent elles- mêmes d’adresser les différents questionnements de l’auteur dans des perspectives variées. On peut dès lors anticiper l’hybridité de l’œuvre dans son intersection entre biographie et autobiographie, dans la variété de ses problématiques et des perspectives abordées par l’auteur que nous allons analyser bientôt. Avant cela, il est important d’identifier les différentes formes narratives et références intertextuelles utilisées par Carrère pour constituer cet ouvrage et qui contribuent à l’idée d’hybridité incarnée par l’œuvre. UNE FORME HYBRIDE Si l’on revient à la définition de la biographie selon Daniel Madelénat, le genre est constitué par essence d’une multitude d’approches et de schéma narratifs afin d’aborder les questions historiques aussi bien que psychologiques que posent le sujet de l’ouvrage. Limonov semble répondre à ce critère de la biographie, puisque pour apporter des réponses à ses questionnements, Carrère utilise des formes narratives variées qui s’imbriquent et se chevauchent entre elles. On pourrait parler d’un certain « puzzle » narratif que nous allons ici identifier en établissant d’abord une typologie des formes narratives présentes dans l’ouvrage, puis une typologie des références intertextuelles et interculturelles qui nourrissent l’aspect polymorphe de l’œuvre. 15 Comme nous en avons esquissé l’idée précédemment, la particularité de l’œuvre de Carrère se trouve dans son intersection entre le genre biographique et autobiographique. Cependant, contrairement à l’écriture de soi, l’écriture de l’autre implique également l’utilisation du genre du document notamment défini par Tiphaine Samoyault, voire du documentaire, mais nous analyserons ce procédé filmique dans le troisième chapitre de ce mémoire. La perspective du document semble d’autant plus pertinente que Carrère annonce explicitement dans son prologue qu’il ne s’intéresse pas seulement à un homme, mais aussi à son contexte d’évolution. Ce sont donc ces trois genres – biographie, autobiographie et document – que nous allons analyser ici. Tout d’abord, le genre biographique, qui semble le plus évident et le moins surprenant, s’effectue par la narration de la vie de Limonov, tant sur le plan intime, ou privé, que public. Le lien entre ces deux sphères est cependant entretenu d’un bout à l’autre de l’œuvre soit par l’analyse de Carrère lui-même, soit sous la forme d’anecdotes facilement mémorisables par le lecteur, comme celle à propos de l’origine du surnom d’Edouard Veniaminovitch : Pour être pleinement ce poète, il ne lui maque qu’un nom, quelque chose qui sonne mieux que son triste patronyme de bouseux ukrainien. Un soir, la petite bande réunie chez Anna joue à s’en inventer. Lionia Ivanonv devient Odeialov, Sacha Melehkov, Boukhankine, et Edouard Savenko, Ed Limonov – hommage à son humeur acide et belliqueuse, car limon signifie citron et limonka grenade – celle qui se dégoupille. Les autres laisseront tomber ces pseudonymes, lui gardera le sien. (86) La narration des origines du sujet biographique est donc bien présente, de sa naissance dès le début du chapitre qui suit le prologue (« L’histoire commence au printemps 1942 … » 41) à ses histoires amoureuses et sexuelles qui ont participé à la constitution de sa personnalité en passant par ses espérances, ses déceptions et ses différentes expériences à travers le monde. Le caractère biographique de l’œuvre est donc aisé à démontrer et le lecteur est assuré de pouvoir affirmer 16 qu’il connait, sinon totalement du moins partiellement, Edouard Limonov après avoir terminé le livre. Dans la mesure où l’auteur écrit pour un lecteur français, il inclut aussi des passages strictement documentaires et précis qui informent sur les contextes politiques et historiques que le héros a traversés. Ces sortes de digressions documentaires informent sur des dates clés (« Krouchtchev en 1956 a donné lecture au XXè Congrès du Parti un ‘rapport secret’ qui ne l’est pas resté longtemps » ; « En 1962, il a personnellement autorisé la publication du livre d’un ancien zek appelé Soljenitsyne » 90) et des chiffres précis (« Pour commencer, les prix ont été libérés, ce qui a provoqué une inflation de 2 600 % et fait échouer l’initiative, conduite en parallèle, de ‘privatisation par bons’ » 335) qui donnent de la crédibilité quant à la connaissance de l’auteur sur le sujet de son livre. Par ailleurs, cette crédibilité est renforcée par les commentaires ponctuels de l’auteur lui-même sur ses passages documentaires, comme suit : Je ne vais pas faire un cours sur la perestroïka, mais il faut que j’insiste sur ceci : la chose extraordinaire qui s’est passée en Union soviétique durant ces six ans, et qui a tout emporté, c’est qu’on a pu y faire de l’histoire librement (243) Il y a donc ici un commentaire sur la façon même dont son écriture documentaire a été rendue possible, et par extension, dont la production de Limonov même a été permise. L’auteur reste donc toujours présent, même dans la narration des faits objectifs dans les parties documentaires de l’œuvre. Il apparait comme un reporter qui commente la démarche de recherche préalable à l’écriture de son ouvrage. Dans la perspective de la biographie, soit l’écriture de la vie d’un homme par un autre, cela n’est pas surprenant. En revanche, cette indéniable biographie 17 documentée est également ponctuée de passages autobiographiques qui peuvent surprendre le lecteur par leur irruption soudaine dans le récit historique et objectif de la vie de Limonov. Les passages autobiographiques de l’ouvrage ont des longueurs variables, de la simple phrase ou du paragraphe, comme lorsqu’il parle des conditions de publication de son livre La classe de neige en Russie (265), à la page ou les pages puisque, par exemple, les vingt premières pages du chapitre IV (« Paris ») ne sont qu’à propos de l’auteur lui-même et de sa carrière. Cependant, bien qu’il évoque en partie son enfance, ces digressions autobiographiques n’ont pas pour fonction de mettre l’accent sur l’histoire de la personnalité de Carrère – comme le suggère Lejeune dans la définition de l’autobiographie – mais plutôt l’origine de son intérêt pour Limonov et la Russie. Nous explorerons cette idée plus en détail dans le deuxième chapitre de ce mémoire. Ce qui ajoute à l’idée de polymorphie de l’œuvre est que les trois genres narratifs que nous avons décrits ci-dessus, à savoir la biographie, l’autobiographie et le document, sont ancrés dans un très large espace intertextuel et interculturel par une utilisation presque systématique de la comparaison. Ce processus peut être observé dans deux perspectives. D’abord, ceci témoigne d’une lacune de Carrère à décrire en détail des choses visuelles, qu’il s’agisse de décors ou de personnage, ensuite, il semble s’agir de la manière la plus appropriée pour aborder le personnage de Limonov qui se caractérise lui-même par son hybridité. La première perspective est expliquée par l’auteur lui-même à la page 146 « La party chez les Liberman, il faudrait idéalement la raconter comme le bal au château de la Vaubyessard dans Madame Bovary, sans omettre une petite cuiller ni une source d’éclairage. J’aimerais faire ça, je ne sais pas » (146). Nous avons donc ici un aveu de l’auteur à ne pas savoir décrire des scènes dans leur plus infime détail comme l’ont fait Flaubert ou Balzac, ce qui donne une explication à la description comparative de 18 la maison des Liberman (« bref on est dans les pages de Vogue » 146) et des personnages qui s’y trouvent, dont l’hôte, Tatiana Liberman décrite comme « Excentrique à fume-cigarette et coiffure à la Louise Brooks au temps du jazz et de Scott Fitzgerald » (147). Ce processus est utilisé à travers l’intégralité de l’œuvre, ce qui offre à lire une forte intertextualité autant littéraire (Le Père Goriot 233, Les Trois Mousquetaires 52, 256 etc.), picturale (pochette de disque de Bob Dylan 143, photo de Limonov sur un magazine 155), musicale (« Ne me quitte pas » de Jacques Brel 157) que filmique (Batman 260, Scarface 269, Charlie Chaplin 207, Rambo 307, Taxi Driver 209, L’invasion des profanateurs de sépulture 297 etc.). Cette dimension filmique, ou du moins théâtrale, que nous analyserons plus en détail dans le troisième chapitre de ce mémoire, se retrouve également dans la façon de raconter les différentes anecdotes dans l’ouvrage. En effet, si Carrère affirme lui-même ne pas savoir décrire l’apparence physique de ses personnages en se comparant à Flaubert, il s’applique en revanche à les placer par rapport à l’histoire et à identifier leurs rôles dans celle-ci. Ainsi, de multiples descriptions de personnage sont introduites par « la voici » (147) ou « le voici » (263) ou, de manière explicitement dramatisée « je voudrais appeler à la barre deux témoins » (305). La prévalence des références filmiques témoigne d’un trait de personnalité de Carrère, à savoir la cinéphilie, parfois qualifiée de « littéraire », notamment par Fabien Gris. Ce dernier montre en effet que la participation plus ou moins active de l’auteur au monde du cinéma se retrouve dans son écriture. En d’autres mots, l’univers ou l’imaginaire cinématographique de Carrère, nourrie notamment par son expérience de critique décrite par lui-même dans Limonov (« je suis devenu une sorte de wunderkind de la critique de cinéma, publiant dans la revue Positif »), se transpose nécessairement dans sa prose, ce qui est assez évident dans cette œuvre. 19 Une seconde manière de lire la profusion de références intertextuelles et interculturelles est qu’il semble s’agir de la manière la plus adéquate d’aborder la question de l’identité de Limonov et de la Russie plus largement. Bien que l’espace russe ne soit pas communément inclus dans le champs des études postcoloniales, cette perspective semble suivre la méthode postcoloniale notamment décrite par Jean-Marc Moura. En effet, celui-ci explique que pour restituer la mémoire et rendre compte du passé, il faut explorer tous les documents possibles afin de reconstituer la réalité des faits dans toute sa complexité. Il explique que les littératures issues des pays nouvellement étudiés, à savoir « écrites hors d’Europe dans une langue européenne » (167), « sont alors étudiées dans leur dimension de résistance, de réfutation et de proposition de contre-discours et de formes déviantes » (167). Aussi, il promeut les « approches transdisciplinaires » (175) dans lesquelles « les relations entre littérature et anthropologie prennent toute leur importance » (175). Dans le contexte russe, ces analyses de littératures de résistance et de contre-discours, incarnés ici par Limonov ou encore Anna Politkovskaïa, en comparaison avec le discours du pouvoir dominant dont Poutine est l’image prennent leur sens puisqu’il semble que déconstruire la figure de l’opposition en Russie permet à Carrère de mettre en lumière le régime et le système d’oppression à l’œuvre en URSS et en Russie depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. L’approche transdisciplinaire est indispensable pour cerner un personnage tel que Limonov car, comme il l’affirme lui-même, quand on lui demande « Mais finalement, vous êtes homo ? », il répond qu’il est « un peu tout » (209). Le processus permet de mieux identifier le « tout » de cet homme, des personnages qui l’ont entourés et des contextes politiques et sociaux dans lesquels il s’est trouvé et a joué un rôle. Cependant, l’intertextualité, à savoir « la relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire eidétiquement et le 20 plus souvent, […] la présence effective d’un texte dans un autre » (Genette, 8), qui est cruciale dans l’exploration des perspectives, ne serait pas aussi convaincante sans la multiplicité des sources utilisées par Carrère sur le mode de l’hypertextualité. DES PERCEPTIONS MULTIPLES La documentation utilisée par l’auteur pour écrire la biographie de Limonov et expliquer les situations politiques dans lesquelles le personnage éponyme se trouve et agit est donnée explicitement dans l’œuvre mais aussi de manière parsemée. C’est ainsi le rôle du lecteur que de reconstituer le puzzle des sources qui se compose d’écrits autobiographiques de Limonov lui- même, d’archives audio-visuelles, d’article de journaux ou de magazines et d’interviews effectuées par Carrère lui-même. Comme évoqué précédemment, l’auteur recourt au procédé de l’hypertexte pour inclure toutes ces sources, soit « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (Genette, 11-12). Ici Limonov représente le texte B et les sources externes le texte A, qui sont utilisées à travers l’intégralité de l’ouvrage mais nommées et identifiées que ponctuellement lorsque l’auteur fait le point sur son travail d’enquête. Cette diversité de sources implique le souci de l’auteur d’adopter de multiples perspectives pour rendre compte au mieux de la réalité de l’objet décrit. Il commente d’ailleurs ce procédé à de multiples reprises et en expliquant certaines des difficultés d’écriture liées à des problèmes de documentation ou d’éthique, puisque Carrère ne sait jamais s’il doit considérer Limonov comme quelqu’un de moralement bon ou mauvais. On en trouve un exemple lorsque la question de l’implication de Limonov dans les guerres de Yougoslavie est abordée : 21 Ayant beaucoup de mal à aborder cette partie de mon livre et multipliant pour m’en protéger lectures, recherches et documentation, je suis allé jusqu’à relire ce libelle et il m’a fait la même impression qu’il y a quinze ans. (312) On voit bien ici le désir de multiplication des sources par l’auteur afin d’avoir une vue d’ensemble des différents sujets complexes qu’il aborde. Un de ces sujets complexes est Limonov lui-même. Si Carrère raconte autant de détails, parfois très intimes sur la vie de son personnage, c’est parce que cette biographie est écrite à partir des romans autobiographiques de celui-ci même. Il nous renseigne qu’il a utilisé La Grande Epoque (262) pour écrire sur l’enfance de son sujet, ainsi que Le livre des morts (112, 234, 436), Moi, Editchka (178) renommé plus tard Le poète russe préfère les grands nègres (209), Histoire de son serviteur (184) traduit His Servant’s Story et enfin le Journal d’un raté (196) qui apparait aussi sous son titre complet Journal d’un raté : Le livre des eaux (436). Il est assez intéressant de voir les deux façons dont ces ouvrages sont abordés dans l’œuvre de Carrère, à savoir comme source documentaire et comme événement dans la vie de Limonov. En effet, un commentaire comme « il commence à écrire tout ce que je viens de raconter » (173) situe ces ouvrages à l’intersection entre la démarche documentaire et biographique puisqu’ils sont à la fois nécessaires à Carrère dans son écriture et à l’histoire personnelle de Limonov. Cependant, ces écrits autobiographiques ne sont pas la seule source de cet ouvrage biographique, comme nous l’avons mentionné auparavant, et la démarche documentaire de l’auteur semble prendre le pas. En effet, plutôt que de se tenir seulement à ces écrits intimes qui donnent l’unique la perspective de Limonov sur lui-même, Carrère cherche à aller au-delà en effectuant des enquêtes de terrain et en allant à la rencontre de personnes qui 22 ont connu le personnage de son ouvrage. Il s’en remet alors au jugement de Zakhar Prilepine, un ami de Limonov et membre du parti national-bolchévique, pour raconter l’histoire de la réception du magazine « underground » Limonka dont Limonov était l’un des auteurs (382) ou encore à celui d’Olga Matitch (443) qu’il rencontre lors d’un voyage à San Francisco. Ces deux personnes aux origines sociales et à la renommée opposées s’accordent à avoir une opinion positive sur Limonov et leur jugement est légitimité par l’arbitraire seul de Carrère, comme la phrase qui suit en témoigne « Je sais, ce n’est qu’une impression, mais [avec Olga] c’est comme pour Zakhar Prilepine : je m’y fie » (443). D’autant plus que l’auteur lui-même porte un jugement différent à l’égard de son héros en tant qu’il s’inscrit dans le groupe de français parisien qui l’a connu dans les années 1980. En effet, dès le début de l’œuvre, en l’espace de deux pages Limonov passe de celui qui « en imposaient aux jeunes bourgeois que nous étions » (« Limonov était notre barbare, notre voyou : nous l’adorions » 20) à celui, quelques années plus tard, que personne ne soutenait plus vraiment (« C’est peu dire qu’on ne s’est pas bousculés, à Paris, pour signer la pétition réclamant sa remise en liberté » 21). Cela signifie qu’au moment de l’écriture de cette biographie, Carrère, de même que ses amis de la bourgeoisie parisienne, portaient un jugement plutôt négatif à l’égard de son héros, contrairement à Olga Matitch et Zakhar Prilepine. On voit alors ici l’application de l’auteur à croiser systématiquement ses sources afin d’obtenir une image de son héros la plus objective qui soit. L’adoption de différentes perspectives est cruciale, particulièrement entre le point de vue français et le point de vue des personnages russes ou anciennement soviétique. Ces différences de points de vue selon les pays abordés est ce sur quoi Carrère insiste particulièrement dans la narration de l’histoire russo-soviétique dans cet ouvrage. 23 Si les sources se croisent afin de donner une image aussi complète de la réalité de Limonov, une telle démarche est également adoptée pour parler des contextes politiques dans lesquels celui-ci se trouve aussi bien en Union Soviétique, qu’en Russie ou encore en Serbie. Par exemple, s’il s’est engagé comme chef du parti national-bolchévique, c’est pour s’opposer au gouvernement de Vladimir Poutine et à l’Etat, la police et la bureaucratie considérés comme corrompus. Aussi, Carrère se situe en position de réel enquêteur puisqu’il cherche toujours à confronter ses sources documentaires écrites (« D’après les historiens les plus sérieux (Robert Conquest, Alec Nove, ma mère) » 99) à son expérience personnelle sur le terrain. Un exemple de cela est l’anecdote du garde du corps : A dater de ce jour, en tout cas, Edouard ne fera plus un pas dans la rue sans être accompagné de trois nasbols à la carrure dissuasive. Il n’est pas le seul : énormément de gens en Russie ont des gardes du corps. Une fois, à Moscou, j’ai dragué une fille qui en avait un. Je le voyais par-dessus son épaule, tandis qu’au restaurant je faisais mon aimable : il dînait à la table voisine, le visage totalement inexpressif. Plus tard dans la soirée, il est resté monter la garde derrière la porte. C’est perturbant au début, ensuite on s’habitue. (402) Ici la digression autobiographique de l’auteur a une fonction documentaire qui informe un lecteur potentiellement ignorant de la réalité russe. Il donne son témoignage en tant que français expérimentant l’altérité culturelle dans un pays différent du sien. Ce procédé que l’on trouve dans ce passage à caractère anecdotique est également utilisé pour aider à comprendre les différences de perspectives politiques d’une culture ou d’un pays à l’autre. Pour démontrer cela, l’exemple de la popularité de Gorbatchev en France et en Union soviétique est éclairant. En effet, alors qu’à propos de lui on peut d’abord lire 24 Gorbatchev a charmé tout le monde – je veux dire : tout le monde chez nous – parce qu’il était jeune, parce qu’il marchait tout seul, parce qu’il avait une femme souriante et parce que, manifestement, il aimait l’Occident (243), qui montre l’engouement de l’Occident dont la France fait partie pour ce nouveau personnage politique, il vient ensuite En dehors des grandes villes [de Russie] et des milieux plus ou moins intellectuels, parler de Gorbatchev est une conversation de tout repos : on ne risque pas de s’engueuler, tout le monde le déteste. Cette pensée apaise un peu Edouard (285) L’opposition très clairement exprimée entre ces deux points de vue est expliquée comme suit : La popularité de Gorby, comme disaient ceux qui commençaient à appeler Mitterrand Tonton, l’avait [Limonov] dès le début agacé : le chef de l’Union soviétique n’est pas là pour plaire à des petits cons de journalistes occidentaux, mais pour leur faire peur. (249) Il est intéressant de voir ici que cette dernière remarque est probablement du discours rapporté issu des écrits autobiographiques de Limonov que Carrère utilise dans son souci de confrontation de perspectives hétérogènes. L’auteur ne donne pas directement la source de laquelle il tire cette remarque mais son isolation par sa place après le double-point et la mention du terme « occidentaux » laissent penser qu’il s’agit des mots du personnage russe. Il ressort également de cet exemple sur la perception de Gorbatchev par les Français d’une part et par les habitants de l’Union soviétique d’autre part que l’histoire de cet homme ne peut être racontée et reçue dans sa complexité par la compréhension du cadre idéologique et culturel dans lequel il se trouve, si différent soit-il de celui du lecteur. Il s’avère également que ce phénomène est vrai dans l’autre sens : l’originalité de l’histoire de Limonov permet de comprendre le contexte politique, idéologique et social de l’Union soviétique. 25 La multiplication des perspectives par l’auteur par l’invocation d’articles écrits par Limonov (343, 292) ou paru dans des journaux français (293), des historiens, des écrits autobiographiques de Limonov, des interviews effectués par Carrère et les différentes références intertextuelles et interculturelles analysées dans la partie précédente montrent ce réel effort d’essayer de cerner toutes les facettes de la réalité de la personnalité et de l’expérience de Limonov. Comme évoqué précédemment, cette démarche semble s’inscrire dans une démarche postcoloniale décrite notamment par Jean-Marc Moura afin de confronter un lecteur français à ses idées reçues ou ses stéréotypes sur l’Union soviétique d’une part, et d’autre part de l’informer sur la réalité qu’il ignore potentiellement à propos de cette culture. Carrère l’a évoqué explicitement dans son prologue, le but de cet ouvrage est de comprendre ce que le personnage de Limonov dit de son pays et du contexte mondial depuis 1945. L’identité même du personnage semble être postcoloniale, puisqu’il se soucie toujours des minorités oppressées, comme le suggère le passage qui suit : La révolution mondiale, Edouard est pour. Il est par principe du côté des rouges, des noirs, des arabes, des pédés, des clodos, des drogués, des portoricains, de tous ceux qui, n’ayant rien à perdre, sont ou du moins devraient être partisans de la révolution mondiale. (174) Le sujet même de cette biographie semble alors encourager à ce questionnement des structures sociales et des idées reçues, et à la nécessité de se repositionner face à l’altérité. La démarche de confrontation des sources par Carrère est alors intrinsèquement liée à l’identité de Limonov, et ce qui apparaît comme une démarche postcoloniale met également en exergue les problématiques du monde globalisé dans lequel l’auteur, son sujet et son lecteur se trouvent. 26 L’hybridité générique de cet ouvrage reflète la multiplicité des perspectives qui se croisent et se confrontent dans l’ordre mondial post Seconde Guerre mondiale et questionne, comme nous allons l’analyser maintenant, la difficulté de l’individu à y trouver sa propre place. 27 CHAPITRE 2 : TROUVER SA PLACE DANS UN MONDE COMPOSITE La question de la place est récurrente dans Limonov. Le terme de « place » a plusieurs définitions selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), mais celle qui nous intéresse dans le contexte de Limonov est celle du « rôle assigné à quelqu’un ou à quelque chose dans un ensemble hiérarchisé ou structuré » (« place », cnrtl.fr) qui peut être entendu comme la société ou l’œuvre elle-même. La place peut aussi être définie comme « position de quelqu’un/quelque chose dans un rang, dans une hiérarchie » ou encore comme « situation, position ou disposition de quelque chose ou de quelqu’un par rapport à un ensemble » (cnrtl.fr). Il ressort de ces définitions l’importance du « rôle » ou de la « position », « dans » et « par rapport » à un ensemble. Emmanuel Carrère, tout autant que le personnage éponyme de son ouvrage, portent une attention particulière à cette notion de place et c’est pour cette raison qu’elle est abordée autant dans un contexte social que dans celui de l’œuvre elle-même. L’auteur affirme d’ailleurs que « le plus grand compliment qu’il puisse faire à quelqu’un, c’est de dire qu’il sait où il est » (446), lorsqu’il se réfère à son ami le juge Etienne Rigal, que l’on retrouve aussi dans son roman D’autres vies que la mienne (Carrère, 2009). Notre étude va alors s’intéresser au rôle et à la position de Limonov, de Carrère et du lecteur dans et par rapport aux ensembles que représentent la société mondiale et l’œuvre Limonov elle-même. Si l’ensemble en question est la société, la question de la place mène à des interrogations sur le rôle de l’individu moderne dans un contexte mondial marqué par des changements et des échanges constants. Comme le rappelle Marie-Madeleine Bertucci dans son article sur la notion de sujet, il est nécessaire d’établir la distinction entre l’individu et la subjectivité. En effet, cette distinction établie par Danilo Martucelli identifie l’ « individu » au « domaine de soi soustrait au 28 social » (437) et la « subjectivité » à « une expérience particulière de soi » (437) soit un « espace réflexif : celui de la représentation de soi » (Bertucci 13). En d’autres mots, l’individu correspond au soi sans société, et la subjectivité au soi au sein de la société. Nous verrons alors que ces deux notions sont abordées tour à tour mais aussi de manière imbriquée dans l’œuvre puisque Limonov est presque systématiquement décrit et analysé par rapport au contexte social dans lequel il se trouve, c’est-à-dire en tant que subjectivité, mais aussi dans la représentation qu’il se fait de lui-même, c’est-à-dire en tant qu’individu, notamment grâce au procédé de l’hypertexte que nous avons décrit précédemment, à savoir « la présence effective d’un texte dans un autre » (Genette 8). On retrouve alors dans cette analyse de Limonov comme individu et comme subjectivité le but initial de la biographie, à savoir le « récit écrit ou oral, en prose, qu’un narrateur fait de la vie d’un personnage historique (en mettant l’accent sur la singularité d’une existence individuelle et la continuité d’une personnalité) » (Madelénat 20). Autrement dit, en s’intéressant aux ressorts intimes de la personnalité de Limonov, Carrère espère y trouver une unité de sens qui ferait la singularité de son personnage. Cependant, la question de la place entre individu et subjectivité est aussi explorée, comme nous allons le voir, dans les interventions autobiographiques de Carrère qui tente lui-même de se situer par rapport au héros de son ouvrage et à son expérience. Si l’ensemble par rapport auquel on essaye de se placer est l’œuvre elle-même, alors les tensions se tournent davantage vers l’auteur et le lecteur. Dans son analyse sur l’œuvre de Carrère, Jean-Benoit Gabriel porte une grande attention à la place de l’auteur, particulièrement quand il compare ses écrits aux techniques du film documentaire. Nous l’avons montré précédemment, Limonov peut être considéré comme un document caractérisé par son 29 autoréflexivité, et le fait que Carrère « assume sa présence de narrateur-enquêteur dans le récit » (Gabriel) mène à sa propre mise-en-scène en tant que narrateur d’une part et acteur d’une autre part. Nous allons voir en effet que l’auteur occupe des places opposées dans son récit, parfois en retrait, parfois en son centre. Aussi, comme le souligne Emilie Brière dans son étude sur Carrère, il ressort qu’une des préoccupations de l’auteur est de « définir la place de l’autre afin d’occuper soi-même une place, mais aussi de se situer soi-même pour situer l’autre » (84). Ceci a alors des implications dans le cadre de la biographie, d’une part, puisqu’il s’efforce de définir et de comprendre la place occupée par Limonov afin de se situer lui-même. D’autre part, dans le cadre de l’œuvre en général, nous verrons que Carrère s’applique également à définir la place du lecteur, ce qui lui permet de se placer lui-même par rapport à son lecteur. Ce chapitre va donc s’intéresser aux difficultés de définition de l’individu et de la subjectivité dans la relation entre le moi et l’autre pour souligner la tendance systématique de Limonov et de Carrère à trouver leur place, respectivement dans la société mondiale contemporaine et dans l’œuvre elle-même. Dans cette perspective et en raison de l’autoréflexivité de l’œuvre, l’analyse de la relation entre le lecteur et l’auteur permettra de mieux comprendre la nécessité de définir l’autre, ou « un » autre fictif, par rapport auquel l’auteur essaye de se situer. LIMONOV : UN CONTEXTE, UNE PLACE Afin de commencer notre analyse de la notion de place dans Limonov, il convient de s’intéresser à la façon dont la vie du personnage éponyme rend inévitable les questionnements sur une telle notion. En effet, si l’on résume en quelques mots la vie d’Edouard Limonov, il s’agit 30 d’un homme né prolétaire en Ukraine, devenu poète reconnu aux Etats-Unis et en France puis figure de l’opposition en Russie par son rôle de leader du parti national bolchevik. Il passe alors du bas de l’échelle en Ukraine où « on ne voit pas comment, même dans la société sans classes, les Savenko [la famille de Limonov] pourraient percevoir cet exil autrement que comme un déclassement » (54) à la notoriété à Paris où « il avait échappé de justesse à la misère et à l’anonymat. La parution du Poète russe, puis du Journal d’un raté, avait fait de lui une petite star, et cela dans un milieu qui lui plaisait » (231-232). Il ressort d’ores et déjà de cette brève description que le héros du roman a visité de nombreuses « places », cette fois au sens géographique du terme. L’importance de la diversité des pays et cultures qu’il a visitées est d’ailleurs mise en avant par l’auteur qui nomme chacun de ses chapitres selon le nouveau lieu où Limonov se trouve. Dans l’ordre, les chapitres sont donc nommés « Ukraine » (39), « Moscou » (105), « New York » (139), « Paris » (211), « Moscou, Kharkov » (257), « Vukovar, Sarajevo » (289), « Moscou, Paris, République serbe de Krajina » (323), « Moscou, Altaï » (375) et « Lefortovo, Saratov, Engels » (431). A chaque lieu est aussi associé un contexte social et politique différent dans lequel le personnage cherche constamment à trouver sa place, cette fois entendue au sens de positionnement par rapport à un ensemble. Cette recherche est presque toujours vaine puisque, comme le commente le narrateur, « où qu’il soi, il se sent mal, pas où il devrait être » (358). Il y a donc une sorte de malaise éprouvé par le personnage à ne pas pouvoir se définir de manière stable par rapport au monde social qui l’entoure, ce qui se reflète également dans son positionnement politique tout aussi problématique et instable. En effet, si l’on prend l’exemple de sa situation dans les guerres serbo- croates, le narrateur souligne la difficulté des historiens et des contemporains de Limonov à 31 identifier dans quel camp il est car « bien que russe et pour cette raison présumé pro-serbe, Edouard a un passeport français, ce qui veut dire catholique et présumé pro-croate » (302). L’ambiguïté de son statut dans cette guerre devra être résolu « car un moment arrive où il faut choisir son camp, et en tout cas la place d’où on observera les événements » (314). On sait qu’il choisira son identité russe et donc le camp serbe. Enfin, Carrère soulève le fond de cette difficulté à trouver sa place lorsqu’il souligne « comme à la guerre, dans les Balkans, il se sent bien. Calme, puissant, porté par les siens : à sa place » (343). En effet cette dernière citation montre que Limonov trouve sa place plus facilement et de manière paradoxale dans des situations ou des contextes socio-politiques instables et conflictuels comme celui de la guerre où l’affirmation d’une identité nationale est un des principaux champs de combat. Cela témoigne de son hésitation perpétuelle à se mettre définitivement dans une case plutôt qu’une autre. La mention de « porté par les siens » met aussi en avant la dimension collective de la construction de l’identité et de la place de Limonov. Il semble alors que ce soit dans des situations de conflit socio- politiques qu’il puisse trouver sa place et sa sérénité, comme le sous-entend la proposition « il se sent bien ». Ceci nous renvoie à la distinction que Bertucci établit entre individu et sujet. Rappelons que l’individu, par opposition au sujet, se définit par son autoréflexivité, soit « le domaine de soi soustrait au social » (Martucelli 437). Le sujet, au contraire, est le principe qui opère la « transformation de Soi en acteur » (Bertucci 15) et il semble que ce soit dans ce domaine de la subjectivité comme agent actif de la société qui défie constamment les catégorisations identitaires que Limonov trouve sa place et, par extension, son principe de vie. Cependant, dans cet ouvrage, Carrère traite de son personnage à la fois en tant que sujet actif de la société et d’individu autoréflexif puisque, comme le précise Bertucci, « le récit 32 biographique rend possible l’émergence d’un sujet qui ne peut être visible que par un détour par sa vie personnelle » (17). En d’autres mots, pour comprendre la subjectivité de Limonov et son engagement dans les conflits sociaux et politiques, Carrère doit porter son attention à l’individualité de son personnage qui fait partie du domaine du personnel et de l’intime. Dans cette perspective, l’hypertextualité décrite précédemment, à savoir « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (Genette, 11-12), qui inclut dans Limonov les écrits autobiographiques du personnage éponyme prend tout son sens puisqu’elle permet d’accéder à la vie du héros dans son individualité autoréflexive. La diversité des places géographiques dans lesquelles Limonov s’est trouvé montre qu’il a été exposé à différentes personnes appartenant à une variété de contextes socio-culturels et que c’est le regard d’autrui tout autant que ses ambitions personnelles qui le construisent. Pour expliquer que « réflexivité sociale et réflexivité personnelle sont intriquées » (Bertucci, 14) Bertucci recourt à Jean-Claude Kauffman, l’auteur de Ego : pour une sociologie de l’individu, qui formule le phénomène ainsi : « l’individu pense avec le collectif dans lequel il s’engage selon des modalités définies avec précision par le contexte » (209). Un des procédés récurrents pour montrer cet engagement avec le contexte est la description de Limonov par lui-même et par Carrère qui a recourt au pronom indéfini « un » par opposition, dans l’hypothèse, au pronom défini « le ». Les exemples de ce procédé sont très nombreux dans l’ouvrage. Le personnage est tour à tour décrit comme « Un petit ukrainien paumé qui reproche ses échecs à tout le monde » (157), « un jeune écrivain plein d’avenir » (172), « un prolo qui fore des trous dans le béton » (199) ou encore « un poète russe » (200). Dans ces différents exemples, le pronom indéfini a pour 33 fonction de le compter comme une partie d’un groupe identifié d’une part (« un petit ukrainien paumé »), et d’autre part de montrer que ces descriptions reflètent le regard de l’altérité qui, plutôt que de l’individualiser et de faire ressortir sa singularité identitaire, le généralise. Cette dernière fonction est particulièrement illustrée dans l’exemple du « poète russe » puisque cette proposition est utilisée dans la phrase « l’idée d’avoir pour majordome un poète russe va l’enchanter » (200). Ici « l’ » se réfère à Steven, le riche propriétaire de la demeure New Yorkaise dans laquelle Limonov travaille en tant que serviteur pendant quelques temps. L’utilisation du pronom indéfini « un » pour parler du poète russe témoigne d’une vision stéréotypée de la part de son patron new yorkais. D’ailleurs, les dates associées au chapitre sur « New York » sont « 1975-1980 » (139), soit la période pendant laquelle le personnage a vécu dans cette ville américaine. Cette indication temporelle nous informe aussi que pendant cette période, les artistes russes étaient très en vogue aux Etats-Unis et c’est pour cette raison que le propriétaire, qualifié de « snob » (200), se réjouit d’avoir « un poète russe » qui travaille pour lui. Il lui assigne ainsi un rôle prédéfini que Limonov accepte puisqu’il lui permet d’acquérir une certaine reconnaissance de la part des américains. Cependant, cette étiquette ne le différencie pas des autres « poètes russes » qui se trouvent à New York à la même époque. On note la différence entre utiliser « un poète russe » et, dans l’hypothèse, « le poète russe Limonov » qui lui accorderait plus d’individualité et de complexité. Il est intéressant de voir que le personnage lui- même ne se décrit jamais en utilisant le pronom défini « le », excepté quand il se réfère au rôle qu’il joue comme dans « Edouard aimait bien […] ce rôle du prolo à grosse bite qui rend folle de jouissance la princesse et fous de jalousie ses soupirants du beau monde » (129). Cependant, ici encore, la référence à un « rôle » joué a davantage tendance à l’inclure dans l’ensemble du 34 fonctionnement de la société qu’à l’individualiser. Il s’agit d’un rôle prédéfini que quelqu’un doit incarner et il le fait. L’originalité de sa personnalité n’est pas ce qui compte aux yeux de son patron et le fait que Limonov l’accepte en dit beaucoup sur la façon dont il se perçoit lui-même, non pas comme individu isolé mais comme sujet actif faisant partie d’une société en mouvement. L’utilisation du pronom indéfini et la conscience d’un rôle à jouer montre que l’autoréflexivité de l’individu Limonov inclut en grande partie le regard des autres et son positionnement par rapport à eux, ce qui montre son idéal de place comme partie active d’un groupe et non comme quelque chose d’unique et indépendant. L’identité, selon les tendances du personnage à accepter temporairement les rôles qu’on lui assigne, relèverait davantage de l’adéquation avec un groupe que de l’adéquation avec soi-même. D’autres procédés sont mis à l’œuvre pour montrer ce souci du regard de l’autre dans la constitution de l’identité de Limonov. Par exemple, la comparaison est une de des activités favorites du héros russe. Le narrateur raconte qu’à New York « il [Limonov] rentre par Madison Avenue en dévisageant les passants, les hommes surtout, pour comparer : mieux que moi ? Moins bien ? La plupart sont mieux habillés : on est chez les riches » (194). Cet exemple montre l’importance pour le personnage russe de confronter sa propre apparence à celles des autres afin de pouvoir se situer, en l’occurrence, sur le plan social. En effet, dans ces différents procédés de description, il s’agit davantage de comparer des aspects très superficiels sur l’apparence générale de Limonov que ses traits de caractère, par exemple, puisqu’il s’agit de la partie de sa personnalité la plus visible dans la société. Nous avons évoqué précédemment l’idée de généralisation prenant le pas sur l’individualisation, et la mise en avant de l’apparence contribue à cette idée. De plus, l’adverbe « comme » précède presque systématiquement le pronom indéfini « un » à travers 35 l’intégralité de l’oeuvre, comme dans la proposition « comme un écrivain à la Jack London » (208) et cela montre encore une fois l’importance de l’aspect public de la personnalité de Limonov puisque celui-ci se soucie davantage de celui-ci que de sa personnalité intime et individuelle. Enfin, l’utilisation répétée du pronom impersonnel « on » contribue encore une fois à cette idée. Un exemple significatif est le suivant : Et, lui rapporte le dernier de ses fidèles, Lionia Kossogor, en sachant qu’il lui fera plaisir, la rumeur enfle chez les émigrés. On le disait pédé, tchékiste, suicidé, on dit maintenant qu’il vit avec deux putes noires et qu’il est leur maquereau. (177) On peut noter ici la notion de plaisir associée à la rumeur qui circule à son égard. Bien que cette rumeur ne soit pas connotée positivement en raison des différents adjectifs péjoratifs utilisés, il semble que Limonov éprouve un certain plaisir au simple fait qu’on parle de lui, qu’on lui porte de l’intérêt, peu importe qui ce « on » est, tant qu’il ne s’agit pas de lui-même qui se décrit. En effet, il se soucie davantage de sa visibilité au sein de la société que de la qualité de son image. Ce qui compte, c’est d’être vu et reconnu, peu importe de plaire ou non. Chacun des procédés décrits ici témoignent de réflexions sur la place de l’individu par rapport à un ensemble que l’on peut identifier très généralement comme étant « la société ». Pour Limonov, la représentation de soi passe nécessairement par la représentation que les autres ont de soi. Ce procédé est nommé « subjectivité » par Bertucci, puisqu’il s’agit du « lieu de prise de conscience par l’individu de ses représentations et de sa relation au monde » (13). Il semble alors que l’identité de Limonov soit malléable et constamment changeante puisqu’elle dépend de la place qu’il occupe dans un contexte donné, et cela représente une difficulté pour Carrère à identifier son personnage et à lui trouver une unité. 36 Cependant, il y a un moment dans la vie du personnage, qui est mis en évidence comme un moment clé dans l’ouvrage où il trouve sa place, ce que rapporte le narrateur d’une manière presque sacrée. Le passage qui va suivre, relatant le moment spécial où Limonov a senti pour la première fois qu’il était exactement à sa place, est transcrit de manière médiatisée par l’auteur, ce qui peut être lu comme un aveu au lecteur de la difficulté à saisir l’identité de son personnage : Comment raconter ce que je dois raconter à présent ? Cela ne se raconte pas. Les mots se dérobent. Si on ne l’a pas vécu, on n’en a pas la moindre idée, et je ne l’ai pas vécu. Je connais, en dehors d’Edouard, une personne qui l’a vécu. C’est mon meilleur ami, Hervé Clerc. Il en a parlé dans un livre qui est aussi un essai sur le bouddhisme et s’intitule Les choses comme elles sont. Je préfère ses mots à ceux d’Edouard mais c’est de l’expérience d’Edouard que je dois dire quelque chose ici. Essayons. Il se rappelle très bien l’instant d’avant. Un instant ordinaire, de ceux qui tissent le temps ordinaire. Il est occupé à nettoyer l’aquarium qui se trouve dans le bureau d’un officier supérieur. […] Tout en s’adonnant à cette tâche, il travaille sa respiration. Il est calme, concentré, présent à ce qu’il fait et à ce qu’il ressent. Il n’attend rien de particulier. Et puis sans crier gare tout s’arrête. Le temps, l’espace : pourtant ce n’est pas la mort. Rien de ce qui l’entoure n’a changé d’aspect, ni l’aquarium, ni les poissons dans leur baquet, ni le bureau de l’officier, ni le ciel par la fenêtre du bureau de l’officier, mais c’est comme si tout cela n’avait jusqu’à présent été qu’un rêve et devenait d’un seul coup réel. Porté au carré, révélé, en même temps annulé. Il est aspiré par un vide plus plein que tout ce qui est au monde est plein, par une absence plus présente que tout ce qui remplit le monde de sa présence. Il n’est plus nulle part et il est totalement là. Il n’existe plus et il n’a jamais été à ce point vivant. Il n’y a plus rien, il y a tout. On peut appeler ça une transe, une extase, une expérience mystique. Mon ami Hervé dit : c’est un rapt. (460-461) Le questionnement rhétorique du narrateur qui ouvre cet extrait marque une pause dans la narration qui a pour but de préparer le moment unique qu’il s’apprête à décrire. Au regard de l’analyse que nous avons effectuée précédemment sur les questionnements récurrents de la place du personnage dans la société mondiale, ce passage apparaît comme une réponse que l’on pourrait qualifier d’épiphanique puisque ce sentiment d’être « là » -- soulignons ici l’usage de 37 l’italique dans le texte – a un aspect transcendant. Le personnage reçoit comme une révélation à un moment inattendu et tout à coup il éprouve un moment de complétude comme le suggèrent l’association de termes opposés comme « rêve » et « réel », « absence » et « présence », « nulle part » et « là » ou encore « rien » et « tout ». La comparaison de cette expérience avec celle de l’ami de l’auteur montre que la recherche de la place n’est pas spécifique à Limonov et qu’il s’agit sans doute d’une tendance humaine en général. Plus encore, le fait que cette révélation soit arrivée à au moins deux personnes qu’il connaît assure la légitimité de cette recherche et son caractère presque religieux. Ces deux exemples donnés par l’auteur prennent la forme de la leçon, comme on en trouve dans le genre de la fable, selon laquelle il est crucial de trouver sa place pour comprendre son monde. Cependant Carrère n’a pas vécu cette expérience (« je ne l’ai pas vécu ») et la recherche de sa propre place par rapport à sa société, son personnage et son œuvre, comme nous allons le montrer maintenant, est également un aspect notable de Limonov. CARRERE : LA DIFFICULTE DE SE PLACER PAR RAPPORT A SON SUJET Dans son article à propos de Limonov, Svetlana Sheypak affirme que « l’attestation de soi [est] un des sujets fondamentaux du roman » et que « c’est le ‘moi’ confronté à autrui qui est au centre de la narration » (65). Ce qui est intéressant dans son analyse, c’est qu’elle ne précise pas s’il s’agit d’un « moi » universel, de celui du héros ou encore de celui de l’auteur/narrateur. Or, comme nous allons le voir maintenant, ces « moi » qui s’attestent dans leur confrontation avec l’altérité sont ceux de ce que l’on pourrait maintenant appeler « les deux personnages principaux du roman », à savoir Limonov et Carrère. 38 Tout d’abord, l’auteur se place dans son œuvre dans une logique de ce que Francis Vanoye appelle du « narcissisme », à savoir « une manière d’être au monde, une manière spécifique de configurer l’environnement et de s’y configurer pour tout simplement s’y faire une place » (Vanoye). Si l’on considère cet « environnement » comme étant celui de son ouvrage, alors l’explicitation de sa démarche que nous avons analysée précédemment et les éléments autobiographiques qui ponctuent l’ouvrage fonctionnent comme une manière pour l’auteur d’attester sa place en tant qu’auteur, narrateur, reporter mais aussi en tant qu’individu et sujet tels que définis par Bertucci. En effet, Vanoye souligne que le « narcissisme » peut aussi être une impulsion créatrice, comme la Gestaltung à savoir « la pulsion de mise en formes ou de création de formes, préverbale, indépendante de l’intention de ‘dire’, qui s’articule chez un artiste, avec ses processus d’ajustement au monde ». En d’autres mots, l’écriture est un moyen de trouver sa place dans le monde et de mener une réflexion sur les mécanismes de construction identitaire fournis par celui-ci. Dans cette perspective, les méta-commentaires utilisés par Carrère pour justifier sa démarche d’écriture dans Limonov prennent une dimension beaucoup plus personnelle que purement littéraire puisqu’il s’agit de ses réflexions non seulement en tant qu’auteur mais aussi en tant qu’individu qui se soustrait au social. Dans sa tentative de comprendre le monde contemporain que représente sa biographie de Limonov, Carrère se place en tant qu’auteur ou historien, comme nous allons le voir bientôt, mais également en tant que sujet actif dans le monde qu’il décrit. Ses différentes digressions autobiographiques portent en elle un caractère introspectif qui permet au lecteur d’avoir un aperçu de la personnalité de l’auteur. Par exemple, à l’occasion de la narration de l’implication de Limonov dans la guerre Serbo-Croate, il raconte que beaucoup de ses amis ont visité Sarajevo en 1992, mais que lui ne l’a 39 pas fait : « rétrospectivement, je me demande pourquoi je me suis privé d’un truc aussi romanesque et valorisant. Un peu par trouille : j’y serais sans doute allé si je n’avais pas appris, au moment où on me le proposait, que Jean Hatzfeld venait d’être amputé d’une jambe après avoir reçu là-bas une rafale de kalachnikov » (310). Dans cet extrait, deux éléments importants peuvent aider notre réflexion. D’abord, l’influence de l’Autre sur la décision de Carrère, qu’il s’agisse de ses amis ou de Jean Hatzfeld. Ensuite, l’utilisation des adjectifs « romanesque » et « valorisant » qui impliquent le souci du regard de l’altérité sur sa propre expérience. Au regard de notre analyse sur la manière dont Limonov cherche sa place dans la société, à savoir à travers les yeux des autres, il semble que nous pouvons tracer ici un parallèle entre les traits de la personnalité du héros et de l’auteur : le souci du regard de l’autre dans la construction de leur identité. Cependant Carrère a un avantage dans cet ouvrage, puisqu’en prenant une place de narrateur/acteur dans son œuvre, il oriente de manière significative le regard du lecteur, ce à quoi nous nous intéresserons plus en détail dans la dernière partie de ce chapitre. La position ambigüe que Carrère occupe dans son œuvre n’est pas sereine. En effet, elle donne lieu à de nombreux questionnements identitaires et à certaines tensions que l’on peut déceler dans son écriture. Vanoye souligne d’ailleurs que l’auteur de Limonov recourt au « je » et refuse de sacrifier les multiples identités artistiques de l’auteur comme solution littéraire au « doute identitaire, à la nécessité contradictoire de se montrer au monde et de s’en protéger ». Il précise qu’il s’agit d’un « je méta » ou d’une « ‘voix’ permettant de toujours parler de soi, mais à l’occasion d’un autre », une voix qui « juxtapose la réalité et la fiction ». Cependant, bien que Vanoye considère ce procédé comme une « solution au doute identitaire » il semble tout de même que les incertitudes persistent. Comme nous l’avons montré précédemment, Carrère, 40 contrairement à Limonov et son meilleur ami Hervé, n’a pas encore vécu l’expérience mystique de trouver sa place. Dans son œuvre, il hésite souvent entre la narration historique, qui refléterait sa personne en tant qu’individu et sujet, et la narration fictionnelle, qui correspondrait à son statut d’écrivain. Par exemple, lorsqu’il raconte l’histoire du départ de Limonov et de sa compagne pour les Etats-Unis, il écrit « Je suppose qu’il l’a accompagné faire ses adieux à sa famille […] je sais qu’elle, en tout cas, a pris avec lui le train pour Kharkov » (137 – souligné par nous). La différence entre l’utilisation de « je suppose » et « je sais » montre la part d’invention et de fiction que contient l’ouvrage. Cette part de fiction est cependant raisonnable car, comme l’explique Paul Ricoeur C’est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement dans l’après-coup, quitte à tenir pour révisable et provisoire toute figure de mise en intrigue empruntée à la fiction ou à l’histoire (191) Cette fiction est alors nécessaire, mais elle pose problème à Carrère. Un passage qui illustre parfaitement cette idée est le suivant : Dans une fiction, il faut choisir : le héros peut toucher le fond une fois, c’est même recommandé, mais la seconde est de trop, la répétition guette. Dans la réalité, je pense qu’il l’a touché plusieurs fois. (199) En effet, Carrère veut faire de Limonov le héros de son roman mais la vie de celui-ci résiste à son projet puisqu’elle l’identifie davantage comme son opposé, à savoir un antihéros. Il semble alors que la position d’historien de l’auteur entrave son enthousiasme d’écrivain et le partage entre la volonté d’héroïsation d’une vie et l’hypocrisie qui y serait associée, puisqu’embellir son portrait nécessiterait de fermer les yeux sur des aspects négatifs de sa vie. Une telle démarche irait alors 41 à l’encontre de son éthique d’historien qui requiert un point de vue le plus objectif qui soit et en aucun cas enjolivant et déculpabilisant. Une autre difficulté que Vanoye relève à propos du « narcissisme » de Carrère est liée à ce que dans son ouvrage, il présente « une image inversée de lui-même » ou un « homme- miroir », à savoir Limonov. Il précise alors que l’auteur « met – non sans quelques résistances – de côté son propre narcissisme pour exalter celui de l’autre », puisque le héros se soucie du regard des autres principalement sur lui-même. Le regard d’autrui sert à l’individualisation du personnage dans la société, et à cela seulement – c’est en cette subtilité que réside le narcissisme. En effet, qu’il s’agisse de Carrère ou de Limonov, c’est le souci du regard des autres qui les pousse à agir de telle ou telle manière. L’affrontement de ces deux narcissismes dans l’œuvre donne place à certaines ambiguïtés dans la position de l’auteur par rapport à son personnage. D’un côté, Carrère admire « le destin de Limonov [qui] sera proche de celui qu’il se plaît si souvent à rêver pour lui-même » (Vanoye), mais d’un autre côté il exprime plusieurs fois sa difficulté à adhérer à l’éthique de son héros, comme en témoigne ce passage : « Il y a eu des périodes, tandis que j’écrivais ce livre, où je détestais Limonov et où j’avais peur, en racontant sa vie, de me fourvoyer » (442). Un exemple de moment qui montre cette ambiguïté entre haine et admiration de Carrère pour Limonov est quand il commente une phrase écrite par ce dernier, « qu’il crève, le gosse de riches, je m’en réjouirai » (205) à propos d’un petit garçon atteint de la leucémie dans le voisinage de Steven, le riche propriétaire de la maison New Yorkaise dans laquelle il travaille : (‘Quel sale type !’ pense Steven, et je pense la même chose, et sans doute toi aussi, lecteur. Cependant, je pense aussi que s’il y avait eu quelque chose à faire pour sauver le petit garçon, de 42 préférence quelque chose de difficile ou dangereux, le premier qui s’y serait collé et aurait jeté dans le combat toute son énergie, c’est Edouard.) (205) Cet aparté entre parenthèse dans le texte montre très bien les sentiments ambigus de l’auteur envers son personnage, ce qui présente ce dernier comme un héros « d’action » plutôt qu’un héros « moral » davantage prêt à faire le bien si cela requiert d’être spectaculaire. Une dernière chose qui pose question à Carrère pour trouver sa place par rapport à son personnage est le fait que leurs vies se sont croisées à différents moments. Tout d’abord, comme nous l’avons mentionné plus tôt dans ce mémoire, l’auteur et Limonov se sont rencontrés lorsque ce dernier a vécu à Paris pendant les années 1980. Il l’a revu aussi à d’autres moments, notamment à l’occasion de la préparation de l’écriture de sa biographie comme le montre l’extrait suivant : « quand je l’ai interrogé sur les circonstances de son départ, il m’a parlé d’une convocation à la Loubianka, le siège moscovite du KGB » (133). Ce passage démontre que l’auteur n’est pas seulement un historien qui effectue sa recherche dans les archives, mais aussi un enquêteur qui va à la rencontre de son objet d’étude. En cela, il prend la place d’acteur dans son récit, et pas seulement de lecteur d’archives. Leurs vies se croisent aussi en ce que la famille de Carrère est en partie russe, comme on peut le lire dans la description de son cousin Paul Klebnikov : « ses grands-parents, comme les miens, avaient fui la Révolution de 1917, mais ils s’étaient, eux, établis, aux Etats-Unis, en sorte que Paul était aussi américain que je suis français – mais il parlait mieux le russe » (339). Ceci place alors l’auteur à la fois en marge de son œuvre et de l’histoire qu’il raconte, puisque, d’une part, il se met en retrait en tant qu’écrivain pour mettre en avant sa vie personnelle, et d’autre part, cet accent mis sur son origine russe permet de contextualiser la situation politique russe complexe qu’il essaye de décrire. Cette mention de 43 Paul Klebnikov, peut être comprise à la fois comme un moyen de contextualisation de la situation sociale dans laquelle Limonov se trouve et comme une façon pour Carrère de parler de lui à l’occasion d’un autre. Les croisements entre la vie du personnage et de l’auteur donne la possibilité à ce dernier de superposer certains aspects de leurs histoires individuelles, ce qui contribue à l’idée de Vanoye selon laquelle « le destin de Limonov sera proche de celui qu’il se plaît si souvent à rêver pour lui- même » (colloque). Ces superpositions s’établissent soit pour montrer des similarités entre eux, Il lit beaucoup. Ses auteurs préférés sont Alexandre Dumas et Jules Verne, tous deux très populaires en Union soviétique. Par ce trait, nos enfances se ressemblent. J’ai eu comme lui pour modèles les Mousquetaires et le comte de Monte-Cristo. (52) soit pour mettre en avant des divergences issues certaines de leurs similarités (« J’ai dû en porter à l’âge de huit ans [des lunettes]. Edouard aussi, mais il en a souffert plus que moi » 53), soit, enfin, pour souligner le décalage radical de la vie de l’un par rapport à celle de l’autre (« Cela se passait en 1968, j’avais dix ans. Edouard et Anna, quant à eux, venaient de s’installer à Moscou » 108). La mise en parallèle de leurs vies à différents moments montre la volonté de Carrère de s’identifier à Limonov et sans doute de montrer que si l’auteur lui-même n’a pas eu une vie si héroïque, c’est parce que le contexte socio-politique dans lequel il a grandi, contrairement à son personnage, ne lui a pas permis ou donné l’occasion de se démarquer. Aussi, la superposition de leurs vies et de leur voix se retrouve dans le phénomène de l’hypertextualité définit précédemment, ce qui mène parfois à la confusion et à la difficulté pour le lecteur de déceler si ce qu’il lit doit être envisagé du point de vue de Limonov ou de Carrère. Deux exemples témoignent de cette confusion : 44 Pauvre Kadik. Pauvre Edouard. Même pas vingt ans et déjà cuit. Bandit raté, poète raté, voué à une vie de merde dans le trou du cul du monde. (76) De vrais soldats, des durs à cuire, comme les Fritz, comme les Japs, et on a beau se battre ou s’être battus contre eux, on les respecte, alors qu’on ne respectera jamais ces gros connards roses et douillets d’Américains. (93) Dans le premier extrait, l’adjectif « pauvre » connote une empathie dans la voix du narrateur, mais la suite de la citation comporte tant de termes péjoratifs que cela tend à l’exagération et peut laisser penser qu’il s’agit de ce que Limonov pense de lui-même dans ses autobiographies que Carrère a lu. En effet, dans Histoire de son serviteur, par exemple, qui est à propos de l’expérience new yorkaise du personnage russe, il montre toujours un certain mépris vis-à-vis de ses origines sociales dont – c’est son rêve – il voudrait s’extirper pour devenir riche et célèbre. Dans le second extrait, un lecteur français pourrait penser que la véhémence envers les Américains est un trait typique et historique de la mentalité russe, mais l’utilisation du « on » ne permet pas de déceler si Carrère prend également ce parti ou non. Encore une fois, ce doute lié à la difficulté de l’identification des voix pour le lecteur peut être lue comme une intention de l’auteur qui n’arrive pas à se placer et adopter une opinion définitive dans son œuvre et par rapport à son personnage. Parfois il est d’accord avec ce dernier, parfois, comme nous l’avons vu, il condamne ses opinions. Nous avons vu que Carrère adopte une multitude de place dans son œuvre, d’historien à romancier, en passant par les rôles de biographe, autobiographe, enquêteur, reporter et juge. La mobilité de l’auteur témoigne de cette recherche de place, de positionnement stable non seulement dans son œuvre et par rapport à son personnage, mais aussi par rapport au contexte 45 social dans lequel il vit. Le positionnement de Carrère dans sa propre société peut se lire à travers la façon dont il entretient une certaine relation avec son lecteur. LE LECTEUR ET SA PLACE DE CHOIX ASSIGNEE PAR LE NARRATEUR Limonov est une biographie qui, comme nous l’avons montré jusque-là, est originale par bien des aspects puisqu’elle y mêle des aspects autobiographique ainsi que des sources issues d’une variété de médias différents. Il s’agit maintenant d’analyser son rapport particulier avec le lecteur. En effet, dans son ouvrage, Carrère assigne une place de choix à son lecteur par plusieurs procédés. Tout d’abord, il arrive à plusieurs reprises que l’auteur/narrateur s’adresse directement au lecteur, comme c’est le cas dans un passage que nous avons vu précédemment « ‘Quel sale type !’ pense Steven, et je pense la même chose, et sans doute toi aussi, lecteur » (205), ou indirectement, mais de manière très explicite comme dans « d’avance, le lecteur occidental frémit » (95). Le texte exprime donc une pleine conscience qu’il implique un lectorat, ce qui relève de la « communication littéraire » notamment définie par Siegfried J. Schmidt, à savoir une communication qui « a comme domaine tous les processus d’interaction sociale et de communication qui ont pour objet thématique ce qu’on appelle ‘textes littéraires’ » (Semen). Cette interaction sociale avec le lecteur réside principalement dans l’oralité ou le registre familier dans lesquels écrit Carrère comme quand il s’arrête un instant sur la particularité d’un prénom : « il y avait un professeur appelé Gilbert Dagron, une certaine Néna (pas Nina, ni Léna : Néna) […] et un garçon […] : Vadim Delaunay » (108). Dans cet exemple d’oralité, la clarification du prénom entre parenthèses prend la fonction d’un aparté dans l’histoire qu’il est en train de raconter et montre le souci de la bonne compréhension du récepteur de ce récit. Pour ce qui est du registre familier, la définition de zapoï que donne l’auteur en est une parfaite illustration : « zapoï est une 46 affaire sérieuse, pas une cuite d’un soir qu’on paye comme chez nous, d’une gueule de bois le lendemain » (59). L’utilisation des termes « cuite » et « gueule de bois » qui appartiennent au vocabulaire de l’argot français montrent le ton familier que Carrère entretient à travers son ouvrage et qui a pour but de créer une sorte de connivence avec son lecteur. Dans son article sur la place du lecteur, Peytard précise que « les analyses de Schmidt ont l’avantage de proposer une définition du ‘littéraire’ à l’aide de critères qui visent le ‘situationnel’ socio-culturel du récepteur, c’est-à-dire la ‘place du lecteur’ dans l’ensemble ‘public’ » (Semen). Dans Limonov, Carrère a pleine conscience de ce situationnel socio-culturel, comme l’indique sa référence au « lecteur occidental » (95), et cela se lit à plusieurs reprises dans différentes références culturelles françaises qui servent dans l’explication de certains phénomènes culturels russes : Ce serait mieux, bien sûr, qu’il entre au Parti, comme ce serait mieux qu’un jeune bourgeois français durant les mêmes années, les trente glorieuses, fasse l’ENA ou Polytechnique. (92) C’est lui [le peintre Broussilovski] qui a conseillé à Edouard de commencer sa conquête de Moscou par le séminaire de poésie d’Arséni Tarkovski – comme, à la même époque, un Broussilovski français aurait envoyé un jeune provincial ambitieux écouter Gilles Deleuze à Vincennes. (109) Ces exemples montrent que non seulement l’auteur suppose un lecteur occidental, mais plus précisément il inclut un lecteur français et potentiellement éduqué ou du moins familier avec l’éducation supérieure comme le suggèrent les références à l’ENA ou à Gilles Deleuze. Aussi, l’auteur suppose un lecteur occidental dans une époque donnée, à savoir le XXIe siècle, comme il l’écrit implicitement dans « à nous qui allons, venons, et prenons des avions à notre guise, il est difficile de comprendre que le mot ‘émigrer’, pour un citoyen soviétique, désignait un voyage sans retour » (135). Ces traits assignés au lecteur font écho avec la théorie de Schmidt selon laquelle 47 « l’activité de lecture dépend de l’époque et du type de société considéré, car l’apprentissage et la fonction de la lecture varient, comme le public touché » (Semen). Il précise aussi qu’ « on ne lit que sous/parmi les codes dominants dans une société concrète » (cité dans Peytard, Semen). Le problème qui ressort de ces définitions est que les lectures et les publics touchés sont très variables. Nous avons défini ci-dessus les principales caractéristiques du lecteur présupposé par Carrère, à savoir un français éduqué du début du XXIe siècle, ce qui est très restrictif, mais plus intéressant encore, cette description semble être applicable à Emmanuel Carrère lui-même. Dès lors, le lecteur apparait comme un double de l’auteur, ce qui lui permet d’ajuster ses clarifications et ses explications à propos de la vie de Limonov ou des contextes dans lesquels il se trouve selon ses propres incompréhensions préalables qu’il attribue maintenant au lecteur. Aussi, ce lecteur, définit avec tant de restrictions, semble très réel et irréaliste à la fois puisque Carrère n’a sans doute pas écrit ce livre dans le seul but de communiquer de façon littéraire avec un lectorat aussi restreint qui correspond probablement à son cercle d’amis et de connaissances parisien. Dans cette perspective, l’observation de Schmidt est intéressante : Par ce système de présupposition, qui joue le rôle d’instance de guidance de toute réception, les connaissances de la langue et du monde que possède le récepteur réel sont nécessairement engagés dans tous les processus de réception donc aussi dans ceux d’un récepteur fictivisé. (cité dans Peytard, Semen) Les idées de « guidance » de la réception et de récepteur « fictivisé » se retrouvent dans l’utilisation du pronom personnel « nous » à plusieurs reprises et qui semblent inclure à la fois le narrateur et le lecteur : … mais aucune raison non plus, au point où nous en sommes arrivés de s’étonner que cette légende dorée exaspère notre Edouard. (154) 48 Connaissant comme nous commençons à le connaître le discernement politique de notre héros, on ne s’étonnera pas qu’Alsknis et lui se soient entendus comme larrons en foire. (327) On pourrait lire ce « nous » comme relevant de la rhétorique académique, mais en raison des adresses et références directes au lecteur analysées précédemment, il semble qu’il s’agisse davantage d’un « nous » pluriel, et inclusif du récepteur. Ces deux passages mettent aussi en avant le fait que l’auteur suppose une attention totale du lecteur aux détails qu’il donne sur la vie de Limonov, mais également une certaine analyse de sa part. C’est en cela que le lecteur devient fictif puisque qu’il s’agit d’une chose que l’auteur ne peut pas prévoir avec un lecteur réel. Chaque lecture est unique, y compris celle de la vie de Limonov et donc, potentiellement, des lecteurs réels peuvent arriver à des conclusions différentes de celles de l’auteur quant à la définition de la personnalité du personnage éponyme. Dans une autre perspective, cette inclusion du lecteur peut être lue comme étant une instance de guidance permettant de conserver l’attention du lecteur et de le garder en haleine. Ainsi, l’auteur fait appel au lecteur dans des moments clés où il s’agit de trouver une unité de sens parmi les éléments biographiques et historiques donnés de manière brut. Ceci nous ramène à la définition du document définie dans la première partie de ce mémoire, que l’on pourrait étendre à la notion de « documentaire » qui implique nécessairement une dimension filmique et qui, comme nous allons le voir à présent est une des composantes importantes à considérer dans l’analyse de l’hybridité de l’ouvrage Limonov et au regard de l’activité professionnelle cinématographique de Carrère. Il apparaît à travers cette analyse que les mécanismes de construction de l’identité font toujours appel au regard de l’autre, qu’il s’agisse du personnage de Limonov ou de Carrère lui- même. Cette mise en rapport de soi et de l’altérité, qui peut être identifiée comme la 49 « subjectivité », suggère qu’on ne choisit jamais sa place mais qu’elle nous est assignée par le monde qui nous entoure. Autrement dit, chaque individu joue un rôle prédéterminé sur la scène de la société, et nous allons voir à présent que, dans cette perspective, l’aspect cinématographique de Limonov joue un rôle crucial pour ouvrir aux questionnements sur la notion de « place » que nous venons d’explorer. Aussi, nous allons voir que la cinématique du texte est porteuse d’hybridité, ce qui soulève constamment des interrogations de l’auteur aussi bien que du personnage et montre la difficulté à y répondre. 50 CHAPITRE 3 : L’ECRITURE CINEMATO-GRAPHIQUE COMME VEHICULE DE CE MONDE INSTABLE En juin 2017, Jacqueline Nacache et Régis Salado organisaient un colloque à l’Université Paris Diderot intitulée « Emmanuel Carrère, un écrivain au prisme du cinéma » afin d’explorer l’œuvre de celui qu’ils considèrent comme une des « figures emblématiques des auteurs- cinéastes français » (Salado). L’ensemble des intervenants du colloque se sont appliqués à lire l’œuvre littéraire de Carrère sous l’angle du cinéma ou le « cinématisme », un modèle interprétatif ou « une magnifique vitre pour regarder les autres arts » selon les mots d’Eisenstein cités par Jacqueline Nacache dans son introduction au colloque. Ce type de lecture et ce colloque se justifient par la carrière cinématographique de l’auteur qui a été successivement critique de cinéma, cinéaste lors de l’adaptation au cinéma de ses romans La classe de neige et La moustache ou encore scénariste pour différente séries télévisées dont la plus célèbre est Les revenants. Cependant, l’organisatrice de ce colloque a précisé que Carrère ne montraient pas un si grand enthousiasme envers le cinéma, puisqu’il le considère comme son métier, et la littérature comme sa vocation. C’est pourquoi Fabien Gris, dans son intervention, parle de « cinéphilie littéraire » ou d’ « imaginaire cinématographique » à propos de l’auteur de Limonov et des écrivains contemporains en général. La lecture de l’ouvrage à la lumière du cinéma semble dès lors légitime, et particulièrement dans l’étude de son hybridité générique puisque le cinéma, étant par définition un art du montage, rend possible et facilite la juxtaposition des genres. Nous allons voir dans ce chapitre que l’influence du cinéma se retrouve dans l’œuvre sur plusieurs plans. Tout d’abord, il s’agit d’un phénomène de représentation mettant l’accent sur l’image et l’action qui se juxtapose et se mélange au système de représentation littéraire mettant davantage l’accent sur l’expression 51 des sensations et des émotions. Selon Cléder, « la perturbation d’un système de présentation et de représentation par un autre permettrait de caractériser ce phénomène d’hybridation, qui modifie grandement la réception du film ou du livre par le spectateur ou le lecteur, puisque celui- ci doit activer simultanément les protocoles de décodage propres à l’un et l’autre médiums » (14). Nous allons donc voir comment s’opère cette hybridation générique au sein de l’écriture de Carrère dans Limonov. Ensuite, comme le premier chapitre de ce mémoire l’a souligné, l’ouvrage inclut de nombreuses références de type documentaire, ce qui est identifié par Lionnel Ruffel comme un « signe de contemporanéité » (14). Ce dernier s’intéresse en effet aux « narrations littéraires documentaires », à savoir des récits qui « emprunte[nt] au grand reportage » (14) et « qui relèvent tout à la fois ou distinctement de la relation de voyage, de l’enquête sociologique, de l’essai politique, du récit biographique et autobiographique » (14). Cette observation nous intéresse par deux aspects. Premièrement, le genre de narration décrit par Ruffel est basé sur le « grand reportage » aussi appelé « documentaire », soit un genre initialement cinématographique définit comme un « film à caractère didactique ou informatif qui vise principalement à restituer les apparences de la réalité » (Pinel, 93) et c’est, comme nous l’avons montré précédemment, ce à quoi cet ouvrage tend. Deuxièmement, cette narration documentaire est par définition une compilation de genres que nous avons déjà identifiée. Dès lors, Limonov semble correspondre à ce type de narration littéraire documentaire, et son aspect cinématographique reste à explorer en tant que porteur d’hybridité générique. Enfin, nous nous intéresserons aux techniques et problématiques de montage dont le narrateur nous fait part dans l’ouvrage et qui sont comparables à celles d’un cinéaste après le tournage d’un film. Tous ces aspects – écriture « cinémato-graphique » (Cléder 14), genre documentaire, problème de 52 montage – mettront en lumière le système de représentation empreint de cinéma de l’auteur, mais aussi de son personnage, ainsi que la place de l’œuvre dans la littérature contemporaine française et internationale. L’ECRITURE CINEMATO-GRAPHIQUE La forme du roman Limonov emprunte un certain nombre de traits au cinéma, tels que la transcription de la mobilité dans l’écriture cinémato-graphique, la discontinuité des scènes donnée par les marqueurs temporels ou encore la polyphonie et la diversité des sources du récit que nous allons montrer maintenant. Ces traits sont aussi inhérents au genre documentaire auquel le roman semble s’apparenter, et nous analyserons ensuite la façon dont le cinéma façonne le traitement du sujet Limonov dans l’ouvrage de Carrère. Le choix, conscient ou non, de Carrère d’avoir recourt à des méthodes cinématographiques dans son œuvre littéraire est perceptible par le lecteur à travers une écriture et une syntaxe particulière. Jean Cléder nomme cette technique la « cinémato-graphie » (14), à savoir « combinant cinéma et littérature sur un même support » (14), qui, en l’occurrence, renvoie à l’inscription d’une mobilité – qui peut concerner un mouvement extérieur, le déplacement d’un personnage, par exemple, comme les ralentis de Nabokov dans Lolita, ou l’action des personnages dans Cinéma de Tanguy Viel ; mais cette mobilité peut concerner aussi bien le mouvement de la figuration elle-même : analogies, métaphores, système d’échos ou de renvois, ruptures de constructions chez Marcel Proust par exemple. (14) Cette définition de la cinémato-graphie donne alors une place de choix à la notion de mouvement qui est perceptible dans une œuvre littéraire, tant sur le plan du contenu ou de l’action en cours que sur celui de la forme et des moyens de représentation. Ces derniers ont été identifiés dans le premier chapitre de ce mémoire comme étant le document, la biographie et l’autobiographie. Ce 53 qui nous intéresse davantage maintenant est de voir comment Carrère inclut du cinéma dans la description des actions, rendant la vie de Limonov plus visuelle, puisque comme évoqué précédemment, le documentaire a pour fonction principale de « restituer les apparences de la réalité » (Pinel, 93). Dans l’ouvrage, lorsque le genre dominant n’est pas le document ou l’autobiographie, l’accent est fortement mis sur l’action du héros éponyme, comme le suggère le passage suivant : Sans nouvelles d’Elena les jours suivants, Edouard se ronge, n’y tient plus et, un soir, va chez elle. Il sonne, le cœur battant. Personne. Il décide d’attendre sur le palier. C’est l’été, l’immeuble de nomenklaturiste est désert, pas de voisin soupçonneux pour lui demander ce qu’il fait là. Une heure, deux heures, toute la nuit passe. Il s’endort, se réveille par à-coups, le front sur les genoux. Juste avant l’aube, il entend Elena rire dans le hall, trois étages plus bas, et un rire d’homme répondre au sien. (125) Ce passage est très représentatif de l’écriture cinématographique de Carrère par plusieurs aspects. Tout d’abord, les propositions courtes juxtaposées par des virgules et l’absence d’adverbes tels que « d’abord » ou « ensuite », par exemple, donnent un rythme cadencé à l’extrait. Les marqueurs temporels « un soir », « une heure, deux heures » et « juste avant » marquent de courtes ruptures qui confèrent à cette liste d’action un rythme saccadé qui suggère une juxtaposition d’images ou de courtes séquences plutôt que quelque chose de continu et fluide. Comme l’explique Lorraine Dumenil, « l’écriture fragmentaire réactive à l’évidence quelque chose de cinématographique : elle procède par plans, ruptures, continuités et discontinuités » (149) et le marqueur temporel, que l’on trouve en abondance dans Limonov (« la scène a une suite, nocturne », 57 ; « la scène suivante se déroule cinq ans plus tard », 74 ; « Un lundi soir », 110 ; « un matin », 155, « un jour », 165 etc.) est indispensable pour marquer ces discontinuités. Enfin, si l’on met à part l’observation de la phrase commençant par « C’est l’été 54 … », tous les verbes utilisés dans ce passage sont des verbes d’action (« se ronge », « va », « sonne », « décide », « passe », « s’endort » etc.) conjugués au présent de narration, ce qui donne une dimension d’immédiateté à l’action, comme si le narrateur donnait cette scène à voir au lecteur/spectateur de manière brut et dénuée de tout commentaire. Ceci correspond par ailleurs à l’ « esthétique de l’enregistrement » que Jean-Benoit Gabriel observe dans l’écriture cinématographique de Carrère. Il convient de préciser que Gabriel identifie cette esthétique dans l’analyse du discours rapporté qui « occupe une grande part du texte », et c’est exactement ce qui est à l’œuvre dans le passage cité ci-dessus puisqu’il s’agit de la transcription d’un écrit autobiographique de Limonov lui-même par Carrère, comme nous l’avons montré précédemment. Cette observation fait également écho à celle de Lionnel Ruffel, selon laquelle « un des éléments fondamentaux que la littérature documentaire emprunte au cinéma, c’est la surreprésentation de la parole, celle des sujets rencontrés, celle d’une voix off narrative, celle du commentateur » (21). La surreprésentation de la parole se lit notamment dans la transcription des commentaires de Limonov lui-même dans les différentes scènes de sa vie (« Cause toujours, connard, pense à part soi Edouard », 103) ou dans la transcription d’histoire dont Carrère reconnait qu’il n’est pas l’auteur (« un homme a raconté cela », 115). La place importante qu’occupe le discours rapporté, allant de pair avec la polyphonie du roman, rend alors « l’écriture littéraire […] pleinement cinématographique, si l’on entend par là simplement qu’elle importe, convertit, et incorpore des techniques de représentation – du côté du montage, du point de vue, de la construction du champ perceptif, mais aussi bien du rapport aux genres – développé par le septième art » (Cléder, 10). Les procédés que nous avons étudiés ici ont en effet à voir avec la construction d’un champ perceptif, la question du point de vue, et le rapport au genre, puisque 55 l’écriture cinémato-graphique établit la rencontre du cinéma et de la littérature sur un même support. Nous venons de voir l’importance de la mise en scène du personnage et de sa vie par le narrateur, mais dans la mesure où celui-ci parle beaucoup de lui, la mise en scène de l’écriture acquiert une place centrale, particulièrement dans la perspective d’une narration documentaire. Lorraine Dumenil observe que ce type de narration est en effet « une écriture du ressassement, circulaire, qui ouvre plus qu’elle ne ferme » et cette ouverture se lit principalement chez Carrère dans les commentaires qu’il insère ponctuellement dans son récit de la vie de Limonov. Par exemple, relatant l’expérience du jeune Limonov dans un hôpital psychiatrique, il commente « écrivant cela, l’idée me vient que moi-même j’ai donné jusqu’à un âge relativement avancé dans le culte romantique de la folie. Cela m’a passé, Dieu merci » (82). Dès lors, l’écriture est mise en scène elle-même, et la juxtaposition des présents, à savoir celui du récit de la vie du héros et celui de l’écriture, donne lieu à une réflexion du sujet Carrère sur l’objet de son écriture. Ce procédé contribue à l’ouverture dont parle Dumenil puisque dans ces passages, le lecteur est soudainement mis à distance du récit et forcé de suivre le fil de pensé et la réflexion du narrateur. Aussi la mise en scène de l’écriture permet ici de rappeler au lecteur et de mettre en lumière le fait que le récit en train d’être lu n’est pas authentique mais rapporté par un narrateur dont la présence est assumée. Par ailleurs, les commentaires de celui-ci, dans une perspective de mise- en-scène, peuvent être considérés comme des apartés typiquement théâtraux : Un jour Tatiana présente Elena au grand photographe Richard Avedon, qui lui laisse sa carte en lui disant de l’appeler, un autre jour à Salvador Dali qui, dans un anglais presque aussi primitif que le sien, se déclare charmé par son ‘ravissant petit squelette’ (elle est mince, c’est vrai, jusqu’à la maigreur) et parle de faire son portrait, peut-être avec Grace Jones. (149) 56 Dans ce passage, l’aparté du narrateur est mis en évidence par l’utilisation des parenthèses et a pour fonction d’attester de la vérité de ce qui est rapporté. Non seulement Carrère rapporte les expériences de Limonov, mais en plus il peut en confirmer la véridicité, en raison de son travail d’enquête documentaire qui confronte les expériences des deux hommes. Les commentaires ponctuels du narrateur dans le récit sont nombreux, ce qui correspond à la « voix off narrative, celle du commentateur » (21) que Ruffel associe ce que la littérature documentaire emprunte au cinéma. UN BIOPIC LITTERAIRE ? A travers l’intégralité de l’ouvrage, Limonov apparait comme un héros à plusieurs égards. Bien entendu le fait qu’il soit le personnage éponyme le rend central, mais nous allons voir que de réels procédés filmiques sont à l’œuvre pour faire de cet homme un véritable héros des temps modernes. Cette partie va se proposer de lire l’œuvre de Carrère sous l’angle du « biopic littéraire » en analysant comment le traitement de l’objet d’étude, Limonov, qui relève du genre documentaire, se singularise par l’héroïsation systématique du personnage principal par le narrateur. Il convient alors de rappeler que le terme « biopic », qui vient de l’anglais « biographical picture », désigne un « film dont le scénario s’inspire de la vie d’un personnage célèbre » (larousse.fr) et qu’en cela, l’ouvrage de Carrère semble se prêter à une telle lecture sur le plan littéraire. Limonov, donc, est présenté dès les premières pages de sa biographie comme « un type sexy, rusé, marrant, qui avait l’air à la fois d’un marin en bordée et d’une rock-star » (19), à savoir un personnage séduisant et remarquable, qui se démarque du commun des mortels. On note d’ores et déjà la comparaison qu’établit le narrateur entre son héros et « un marin » ou « une rock-star », soit deux types d’hommes qui sont généralement admirés et adulés. 57 Cependant, la première fois que sa vie est identifiée à celle d’un héros, quelques lignes plus tôt, il s’agit tout autant d’une référence populaire, mais aussi, et surtout, cinématographique : « Il y racontait la vie misérable et superbe qu’il avait menée à New York après avoir émigré d’Union Soviétique. […] cela pouvait faire penser […] à la dérive urbaine de Robert De Niro dans Taxi Driver » (18). La référence au cinéma américain est intéressante ici puisque Fabien Gris l’identifie comme une marque de contemporanéité. En effet, en parlant du cinéma « comme un imaginaire puissant dans lequel puise la littérature » (157) il explique que le médium de l’écriture littéraire a fait l’objet d’une « reconsidération […] au yeux d’une génération d’écrivains marquée par l’engouement cinéphilique des décennies précédentes » (157), génération dans laquelle s’inscrit Carrère, comme nous l’avons montré plus tôt et dont l’identification à Robert De Niro témoigne. Aussi, Fabien Gris s’intéresse dans cette perspective à la « notion de légendaire » (157) issue du cinéma américain, et qui semble s’appliquer à la façon dont Carrère traite le personnage de Limonov. Il écrit que « la légende en vient à qualifier aujourd’hui les grands noms et les grandes œuvres de la culture populaire qui acquièrent avec le temps un retentissement auprès d’un large public » (Gris, 159) ce qui équivaut à une sorte d’héroïsation de ces « grands noms » et de ces « grandes œuvres » dans la mesure où elles se distinguent par certains de leur trait. Ainsi, Carrère entretient la légende de Limonov dans la société bourgeoise parisienne dont l’auteur fait partie : Il aimait la bagarre, il avait un succès incroyable avec les filles. Sa liberté d’allures et son passé aventureux en imposaient aux jeunes bourgeois que nous étions. Limonov était notre barbare, notre voyou : nous l’adorions. (20) Cet extrait montre la singularisation du personnage dans l’utilisation du possessif « notre » à deux reprises, ce qui le rend iconique du genre « voyou ». L’héroïsation est aussi lisible dans le 58 caractère séducteur de Limonov, aussi bien avec « les filles » qu’avec « les jeunes bourgeois que nous étions » (20), qui prend sa source dans son apparence de liberté et, surtout, dans son « passé aventureux » (20) puisqu’un héros peut être définit comme une « personne à qui est arrivée une aventure » et « qui se distingue par sa bravoure, ses mérites exceptionnels » (larousse.fr). Et en effet, c’est bien ce caractère exceptionnel qui fait de Limonov le héros de la société de Carrère. Fabien Gris précise également qu’ « il n’en reste pas moins, comme l’écrit Claude Millet, que le légendaire conserve l’idée de sacré, mais qu’il porte néanmoins une dimension populaire » (161) et cette dernière est à plusieurs reprises soulignée par le narrateur. En effet, alors que les Français sont partagés quant à l’opinion qu’ils doivent avoir sur Limonov, parfois considéré comme fasciste, notamment en raison du livre dont dispose le narrateur, « Anatomie du héros [qui] contient un cahier de photos gratinées où on voit le héros en question, Limonov himself, parader en tenue de camouflage aux côtés du milicien serbe Arkan, de Jean-Marie Le Pen, du populiste russe Jirinovski, du mercenaire Bob Denard et de quelques autres humanistes » (29), Carrère constate qu’il est unanimement populaire en Russie : Au cours de ce reportage, j’ai parlé de Limonov avec plus de trente personnes […] aucun ne m’a dit un mot contre lui (30) Ils aiment son personnage sulfureux, ils admirent son talent et son audace, et les journaux le savent, qui parlent sans cesse de lui. En somme, c’est une star. (31) Ces différents exemples montrent clairement que Limonov est un héros, que ce soit aux yeux de l’individu Carrère, de la micro-société bourgeoise parisienne ou des Russes dans leur ensemble. Ce héros est accompagné d’une légende qu’il s’est construit lui-même par un parcours atypique et demandant du courage, ce qui l’apparente à un héros de cinéma. Cependant, l’auteur- 59 narrateur nous rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue que l’histoire de chaque héros est quelque peu enjolivée en assumant la part de fiction de son œuvre. En effet, bien que Carrère reconnaisse son admiration envers Limonov, il fait preuve d’un certain scepticisme qui est le moteur de son enquête sur le personnage. Bien qu’il l’admire, il trouve sa proximité avec des personnages considérés fascistes, comme Jean-Marie Le Pen, suspicieuse et l’incorporation de formes cinématographiques l’aide dans la difficulté à distinguer le vrai du faux qui entoure son héros. En effet, Cléder définie l’intersection entre littérature et cinéma comme une « alvéole générique » (12) dans laquelle un « régime fictionnel ou semi-fictionnel permet de modéliser sous des formes renouvelées l’étrange réglage que chacun doit opérer continûment entre le vrai et le faux, la fiction et la réalité, un projet et son exécution, une rencontre et son récit… » (12). En assumant une vision cinématographique dans la perspective de la légende suggérée par Fabien Gris, Carrère accepte l’incertitude qui flotte autours de la véridicité des actes de Limonov et qui en font son caractère héroïque. Jean-Louis Jeanelle le souligne parfaitement, « l’élaboration d’une fiction à partir d’événements avérés, que ceux-ci soient collectifs ou biographiques, relève d’une forme d’adaptation » (52). Cela signifie qu’un documentaire, qu’il soit littéraire ou cinématographique, n’est jamais parfaitement objectif et qu’il faut y reconnaître une part plus ou moins grande de fiction, soit présente dans les documents originaux, soit façonnée par le reporter. Ici, Carrère cherche d’une part à connaître la vérité pour se fonder sa propre opinion sur ce héros russe, mais d’autre part il reconnait l’impossible accès à la vérité pure et à la part de mythe qui entoure Limonov – et dont il s’entoure lui-même volontairement. Le cinématographique, en plus d’avoir pour fonction de créer des légendes, sert parfois à rendre la réalité plus intelligible et compréhensible par l’Autre. C’est ce que soutient Lorraine 60 Duménil quand elle écrit, à propos du livre Supplément à la vie de Barbara Loden par Nathalie Léger – une biographie d’actrice qui inclut donc nécessairement des références au cinéma –sur « la façon dont ce livre engage une réflexion sur le rapport à l’art – ici le cinéma – comme puissance d’émotion, capable de reconfigurer comme d’éclairer nos existences singulières » (143) et qu’ainsi « l’écriture permet d’appréhender ce fonctionnement en le rendant, au sens propre du terme, lisible » (143). Cette observation montre que dans notre monde contemporain, le cinéma devient un moyen de se figurer et de se représenter la réalité, et que la littérature rend compte de ce nouveau mode de perception. Et c’est en effet le cas dans Limonov dans lequel l’auteur souligne cette façon dont le personnage lui-même se représente sa propre vie : C’est le scénario qu’il se racontait à trente ans, émigré sans le sou largué sur le pavé de New York, et trente ans plus tard, voilà, le film se réalise. Il y tient le rôle dont il a rêvé : le révolutionnaire professionnel, le technicien de la guérilla urbaine, Lénine dans son wagon blindé. (26) Cet extrait illustre parfaitement la façon dont le Russe se représente sa propre vie, à savoir un film dans lequel il doit trouver le rôle parfait, ce qui fait écho à la recherche de la place que nous avons analysé dans le deuxième chapitre de ce mémoire. Certes Limonov, malgré les nombreux rôles qu’il a joués dans sa vie, n’a jamais été acteur au sens artistique du terme, à savoir au théâtre ou au cinéma, mais le fait qu’il se voit lui-même en tant que tel pose des difficultés inévitables pour celui qui enquête sur sa vie. L’analyse de Lorraine Duménil sur l’ouvrage de Nathalie Léger ou celle de Fabien Gris sur les biographies d’acteurs soulignent toutes deux la complexité de rendre compte de vies marquées significativement par le cinéma et la fiction : Cela conduit à des textes tour à tour factuels et fascinés, précis et aporétiques, pris dans une logique de la répétition/variation et soumis à une temporalité spectrale. La référence à la légende 61 cinématographique offre à la littérature l’exemple d’une négociation vertigineuse entre le réel, la fiction et leur énonciation. (Gris, 172) La « négociation vertigineuse » que le biographe doit mettre en œuvre peut se lire dans Limonov lorsque le narrateur hésite entre deux modes de représentation de son personnage : Pour un homme qui se voit comme un héros de roman, la prison, c’est un chapitre à ne pas rater et je suis sûr que, loin d’être accablé, il a joui de chaque instant, j’allais dire de chaque plan de ces scènes de film cent fois vues : les vêtements civils et les quelques affaires, montre, clé, portefeuille, qu’on laisse à la consigne ; l’uniforme ressemblant à un pyjama qu’on vous donne à la place ; l’examen médical, avec toucher rectal ; les deux gardiens qui vous encadrent dans le labyrinthe sans fin des couloirs ; la succession des grilles et des portails ; enfin la lourde porte de métal qui s’ouvre, puis se referme derrière vous, et voilà, on y est. (433) Dans ce passage qui décrit l’arrivée de Limonov à la prison de Lefortovo, le narrateur hésite en effet entre un mode de représentation littéraire et cinématographique, entre la description d’un chapitre ou d’une scène comme en témoigne l’expression « j’allais dire ». L’extrait joue alors sur les clichés de film policier ou dramatiques, ce qui n’est pas rare dans ce roman, comme en témoigne, plus tôt dans l’ouvrage un paragraphe qui s’ouvre sur « De scène en scène, d’interrogatoire en interrogatoire, elle finit par cracher le morceau » (157) à propos de Limonov qui veut faire avouer à sa femme Elena avec qui elle le trompe. Ici la scène dramatique de ménage prend des allures de film policier et l’entrée en prison citée plus tôt, qui n’est pas communément admise comme un événement heureux, recouvre un caractère héroïque. Ces décalages de ton entre la nature même de chaque scène – l’entrée en prison et la scène de ménage – et la façon dont elles sont représentées, comme des scènes typiques de film hollywoodien, témoigne de la « négociation vertigineuse entre le réel, la fiction et leur énonciation » à laquelle l’auteur fait face avec un personnage profondément cinématographique. Encore une fois, plutôt que d’insister sur 62 la singularité de la situation, Carrère assigne un rôle à son personnage et rend la scène familière à un lecteur supposément habitué à cet univers du cinéma américain. Comme nous l’avons expliqué plus tôt, l’enquêteur Carrère lui-même mène une vie significativement marquée par le cinéma, ce qui se retrouve dans de nombreuses références cinématographiques à travers l’œuvre, telles que « quand on vient de Moscou, c’est comme si on passait d’un film en noir et blanc à un film en couleurs » (141), « c’est une véritable pièce de théâtre, qui mériterait d’être jouée sur scène » (131), « Dans un remake russe des Tontons Flingueurs, à la rigueur. Dans la réalité, non » (15) ou encore « Il faudrait un Scorcese pour illustrer cette aventure » (341). Tous ces exemples illustrent en quoi l’auteur a une vision cinématique du monde, qu’il transcrit dans son œuvre littéraire, notamment par l’utilisation répétée de clichés cinématographiques potentiellement connus de son lectorat. Ici le cinéma semble être un filtre idéal pour rendre compte du réel et le rendre intelligible, d’abord pour lui-même, et ensuite pour le lecteur. En effet, la superposition des stéréotypes cinématographiques sur la réalité rend cette dernière plus familière et compréhensible puisque cela fait appel à des schémas de pensée – que l’on pourrait appeler des « scenarii » -- prédéfinis et connus du lecteur. De plus, la coïncidence entre la vision cinématographique du sujet Limonov et de celle de l’enquêteur Carrère semble dire quelque chose de nouveau à propos du cinéma. Fabien Gris exprime cela en écrivant que les références cinématographiques doivent être considérées « sous l’angle d’une mémoire cinéphilique, collective comme individuelle, qui a été profondément intériorisée et avec laquelle le texte littéraire négocie sans cesse » (158). En d’autres mots, l’intériorisation des références filmiques entraîne inévitablement un croisement entre littérature et cinéma, puisqu’une littérature documentaire qui se veut réaliste rend nécessairement compte de ce nouveau mode 63 de représentation cinématographique qui fait bel et bien partie du réel malgré son aspect fictionnel. C’est en cela que le cinéma est porteur d’hybridité, puisqu’il met en évidence la coexistence de la réalité et de la fiction au sein de la vie des individus de la fin du XXe et du début du XXIe siècle marqué par une omniprésence du cinéma et de la fiction à travers différents médias. Aussi, cela témoigne de la conscience de l’auteur des limites de chaque medium de représentation. Ainsi, l’œuvre suggère que loin de se juxtaposer, ces derniers sont fondamentalement complémentaires. Toutefois, même si Carrère comprend et accepte la multiplicité des facettes de la vérité, son œuvre s’articule autour de la recherche de sens et d’unité qui régirait ou ressortirait de la multiplicité des points de vue sur le personnage de Limonov. L’UNITE DE MONTAGE OPEREE PAR LE NARRATEUR ? Si le cinéma est porteur d’hybridité dans Limonov et permet la multiplication des sources que l’auteur utilise pour aborder son sujet, il permet aussi témoigner de la difficulté à trouver une certaine unité de sens chez Limonov par le narrateur-enquêteur. En effet, les genres se juxtaposent et se chevauchent dans l’ouvrage (document, biographie, autobiographie), et la voix de l’auteur, par ses interventions, montre la tentative de les lier ensemble dans un espace cohérent. Nous avons déjà plusieurs fois abordé la présence assumée de l’auteur dans son œuvre, à travers ses apartés et ses commentaires notamment, mais aussi dans son enquête de terrain qu’il raconte et qui marque le point de départ de l’œuvre : Patrick de Saint-Exupéry […] m’a parlé d’une revue de reportages dont il préparait le lancement et demandé si j’aurais un sujet pour le premier numéro, j’ai sans même réfléchir répondu : Limonov. Patrick m’a regardé avec des yeux ronds : ‘C’est une petite frappe, Limonov.’ J’ai dit : ‘Je 64 ne sais pas, il faudrait aller voir. – Bien, a tranché Patrick sans demander davantage d’explications, va voir.’ (23) Il ressort de cet extrait la dimension perceptive du travail d’enquête à travers les propositions « il faudrait aller voir » et « va voir » qui indiquent l’importance de l’observation pour le reporter. Jean-Benoit Gabriel commente cet usage du vocabulaire de la perception chez Carrère en expliquant qu’ « il s’agit d’enregistrer le réel en posant un regard sur celui-ci » et remarquant que la « perception du narrateur est surtout auditive et visuelle, marquant toujours la présence discrète de celui-ci sur les lieux ». Cette présence qualifiée de discrète dans cette analyse est pourtant facilement identifiable puisque les verbes de perception sont pour la plupart précédés du pronom personnel « je » (« J’ai reconnu plusieurs visages », 17 ; « J’ai reconnu Limonov », 18 ; « c’est le visage indéchiffrable de Limonov que je scrute maintenant, et plus je le scrute plus je prends conscience que je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il pense », 29). Ce qui est remarquable dans la perception « surtout auditive et visuelle » du narrateur, c’est que ceci le met en parallèle avec une caméra qui filmerait et enregistrerait les sons du réel. Dès lors, le narrateur, tout comme la caméra, représente un angle singulier de prise de vue et de son. Ce qu’il voit et ce qu’il entend dépend de sa place dans le réel, et il ne voit pas et n’entend pas la même chose qu’une autre personne qui se positionnerait à quelques mètres de lui. C’est par cet angle unique d’enregistrement du réel qui est donné à lire au lecteur que l’auteur incarne une certaine unité de l’œuvre, mais qu’il exprime aussi ses difficultés à organiser les sons et les images de manière cohérente. De même, cette unité se retrouve dans le choix des documents traités ou des personnes rencontrées. Un autre reporter aurait sans doute choisi d’autres sources d’écriture et de réflexion que celles sélectionnées par Carrère. C’est ce que sous-entend la phrase de Gabriel « enregistrer le réel en posant un regard sur celui-ci », le regard étant la singularité issue de 65 l’identité du reporter, mais qui n’assure par pour autant une unité de sens coordonnant la multiplicité des documents. Car en effet, comme l’écrit Lionnel Ruffel, « la littérature, comme le cinéma du reste, est un art de la construction sur des plans multiples, un art de la syntaxe, du montage du divers » (21) et « le documentaire ne peut être conçu que comme un travail d’élaboration, de construction d’un sens et pas comme l’enregistrement d’un réel déjà donné » (21). L’enregistrement du réel, loin d’être suffisant, a besoin, comme nous l’avons suggéré à travers l’analyse de l’hybridité des sources, d’être coordonné afin d’identifier une unité de sens. Le rôle du narrateur n’est plus alors d’assurer l’unité de l’œuvre seulement par la perception du réel, mais aussi par le montage qui passe nécessairement par la notion de choix et c’est ici que surviennent ses difficultés. Tout d’abord, Ruffel le rappelle, la « littérature documentaire contemporaine […] se présente comme une littérature des conjonctions : conjonction textuelle et matérielle, conjonction discursive, conjonction des positions énonciatives (entre littérature et journalisme), des visées disciplinaires (le plus souvent entre littérature et sciences sociales) » (18). Ainsi le montage semble nécessaire dans la conjonction de ces divers matériaux que nous avons déjà identifiés dans ce mémoire, et cela crée un parallèle inévitable avec le cinéma documentaire qui suppose « une théorie de la fiction, comme pratique de l’agencement […] des signes du monde » (Ruffel, 19). Ainsi le passage Chourik est un crétin de dix-huit ans à la moustache chétive dont Edouard est certain qu’il restera jusqu’à sa retraite vendeur dans un magasin de chaussures tandis que lui, Edouard, mènera de par le monde une vie d’aventurier, n’empêche que pour l’instant il donnerait beaucoup pour être à la place de Chourik. (70) 66 qui juxtapose les temps du présent (« est », « pour l’instant ») et du futur (« mènera »), témoigne du travail de montage par le narrateur qui connait déjà la suite de l’histoire de Limonov et qui ne la cache pas au lecteur. En effet, la superposition de la vie d’aventurier du personnage, qui a commencé aux environs de ses trente ans, et de la jalousie qu’il éprouve envers son ami Chourik pendant son adolescence est purement artificielle et relève de la fiction comme pratique de l’agencement évoquée par Ruffel, et qui est incarnée par le narrateur-monteur. Par ailleurs, la notion même de montage élimine la notion d’unité que Carrère recherche puisque cette technique consiste justement en la mise en relation d’éléments divers et initialement étrangers les uns aux autres. Cette part de fiction n’est donc pas à prendre comme de la pure fabulation de la part de l’auteur, mais comme un réel procédé de coordination. Le travail de montage, comme le souligne Jean-Louis Jeannelle, est un point « essentiel puisqu’il permet d’établir une frontière entre le documentaire et la fiction » (56) et que « le propre d’un documentaire est de comporter, en creux ou de manière exhibée, discrètement ou au contraire comme une composante décisive, les conditions mêmes dans lesquelles il a été réalisé » (57). En d’autres mots, en explicitant son travail de montage et les difficultés liées à cette tâche (« J’ai du mal à faire coïncider ces images », 32), l’auteur prévient et, en quelques sortes, rassure le lecteur quant aux approximations et artifices qu’il pourrait trouver au cours de sa lecture. Un des moments les plus éclairants de ce travail de montage se retrouve dans l’épilogue de l’ouvrage dans lequel Carrère fait part au lecteur de ses impressions sur le montage final de celui-ci : Je n’aime pas cette fin, je pense que lui non plus ne l’aimerait pas. Je pense aussi que tout homme qui se risque à porter un jugement sur le karma d’autrui, et même sur le sien propre, peut être assuré de se tromper. Un soir, je confie ces doutes à mon fils aîné, Gabriel. Il est monteur, nous venons d’écrire ensemble deux scénario pour la télévision et j’aime bien avoir avec lui des discussions de scénaristes : cette scène-là, j’achète ; celle-ci, non. (485) 67 Cette narration du « work in progress » par Carrère, selon les mots de Jean-Benoit Gabriel, met une fois de plus en lumière la proximité entre le travail de montage cinématographique et littéraire incarné par l’auteur-scénariste puisqu’il discute de son ouvrage avec son fils qui est « monteur ». La mention de ses doutes représente un autre indice dans le texte que l’unité de sens demeure insaisissable pour le narrateur qui nous rappelle à plusieurs reprises que sa voix contient d’autres voix, dont celle de son fils. D’ailleurs, celui-ci, en raison de son habitude avec le milieu du cinéma, arrive à identifier ce qui pose problème à son père avec cette fin qu’il n’aime pas, à savoir celle d’une fin heureuse et paisible pour son personnage : ‘Je crois que je sais, dit-il, ce qui te plairait comme fin : qu’il se fasse descendre. Lui, c’est complètement cohérent avec le reste de sa vie, c’est héroïque, ça lui évite de mourir comme n’importe qui d’un cancer de la prostate. Toi, ton livre se vend dix fois mieux. Et si on l’empoisonne au polonium, comme Litvinenko, ce n’est pas dix fois mieux qu’il se vend, c’est cent fois mieux, dans le monde entier. Tu devrais dire à ta mère d’en parler à Poutine.’ Et lui, Limonov, qu’en pense-t-il ? (486-487) Ce passage soulève et résout les problèmes de montage auquel l’auteur a été confronté dans l’écriture de son livre. D’un côté on observe un souci de cohérence avec l’héroïsme du personnage Limonov pour des raisons économiques au cœur des préoccupations de l’industrie du cinéma : qu’est-ce qui vendra le plus, l’héroïsme ou la vérité ennuyeuse d’un héros qui mourra comme n’importe qui ? L’hésitation entre vérité et héroïsme relatée ici fait écho à la « négociation vertigineuse » entre réel et fiction évoquée par Fabien Gris et contribue à l’idée selon laquelle l’unité de sens est impossible à trouver pour lui et que l’on a plutôt affaire à des négociations de sens et des concessions. Finalement, comme le suggère la question à la fin du passage cité ci- dessus, c’est le sujet de la biographie lui-même qui aide à décider entre une fin fictionnelle ou 68 réelle, héroïque ou ennuyeuse. Bien sûr, la fin de la biographie sera fictionnelle puisque Limonov n’est pas encore mort et que l’on ne peut que spéculer sur la façon dont il terminera sa vie. Cependant, en demandant son opinion à son héros, Carrère se rangera du côté du réalisme, ou du moins du probable dans lequel il injecte tout de même quelque chose de légendaire : C’est en Asie centrale, poursuit Edouard, qu’il se sent le mieux au monde. Dans des villes comme Samarcande ou Barnaoul. Villes écrasées de soleil, poussiéreuses, lentes, violentes. A l’ombre des mosquées, là-bas, sous les hauts murs crénelés, il y a des mendiants. Des grappes entières de mendiants. Ce sont des vieux hommes émaciés, tannés, sans dents, souvent sans yeux. […] On ne sait pas ce qu’a été leur vie, on sait qu’ils finiront dans la fosse commune. Ils n’ont plus d’âge, plus de biens à supposer qu’ils en aient jamais eu, c’est à peine s’il leur reste encore un nom. Ils ont largué toutes leurs amarres. Ce sont des loques. Ce sont des rois. Ça, d’accord : ça lui va. (489) Ces lignes, qui sont les dernières de l’ouvrage, montrent l’idéal de « fin » de Limonov comme totalement opposée à celle de son biographe. Alors que ce dernier s’est appliqué à enquêter sur la vie de l’homme russe pour l’héroïser, le singulariser et lui donner un nom, celui-ci préfère finir ses jours dans l’anonymat. Ce n’était pas la fin espérée pour le romancier-scénariste qui préfère la grandeur et l’héroïsme, mais en tant que reporter, il accepte de laisser le choix de la fin à son personnage dans un souci de réalisme et de vérité. Ceci illustre encore une fois l’idée que le sens nait de concessions et de tensions diverses entre voix et perspectives variées. C’est pour cette raison que Cléder précise que pour le lecteur/spectateur, ce type d’œuvre documentaire « procure la double satisfaction d’une histoire en régime fictionnel mais dont on assure qu’elle est vraie (au sens où elle constitue fidèlement le passé [et ici le futur] du héros) » (55). Dès lors que la prise en charge du montage, ce moment d’« unité identitaire » selon les mots de Jonathan Degenève, est assurée par l’auteur-narrateur et que celui-ci s’adresse directement au lecteur 69 pour rendre cela explicite, ce dernier est mis en confiance et peut se laisser aller à une lecture guidée non pas par la vérité sur la vie de Limonov, mais par la lecture qu’Emmanuel Carrère en fait. Le fait même qu’il accepte de laisser l’initiative de la fin à son personnage témoigne du rôle du narrateur-monteur dans son œuvre et de son retrait dans la recherche d’unité identitaire de son personnage. 70 CONCLUSION Limonov semble bien mettre en œuvre une hybridité générique qui résulte en une fragmentation de l’image du héros de l’ouvrage, accentuée par une écriture cinémato-graphique. Il est certain que cette œuvre est composite puisqu’elle emprunte aux genres de la biographie, du documentaire et de l’autobiographie, mais aussi parce que ces types de narration juxtaposés offrent la possibilité à l’auteur de multiplier les sources et les points de vue sur son sujet russe. Le mélange des genres – surtout ceux de la biographie et de l’autobiographie – et de perspectives témoigne des interrogations de Carrère sur la place de l’individu tant à l’échelle locale que nationale et internationale. Pour traiter de ces questions, la vie d’Edouard Limonov, le poète dissident russe qui a voyagé à travers le monde pour trouver son rôle, ou sa place, est idéale. L’étude de ce personnage historique permet aussi à l’auteur-narrateur de comprendre comment se construit l’identité de l’individu dans sa confrontation avec le monde dans lequel il vit. Cependant, essayer de comprendre les ressorts de la personnalité de quelqu’un d’aussi polyvalent que Limonov n’est pas sans difficulté. D’ailleurs, l’impossibilité de trouver une unité de sens dans l’identité de l’homme russe est portée par une écriture cinémato-graphique qui juxtapose les composantes de sa vie, ainsi que celles de l’ouvrage qui cherche à établir l’unité du personnage. Cette écriture inspirée du cinéma n’est pas innocente puisque Limonov lui-même se considère comme un acteur jouant différents rôles dans sa vie, et étant, par conséquent, une personne différente dans chaque contexte géographique, politique ou social dans lequel il se trouve. De plus, le regard de l’auteur est également tourné vers le cinéma, comme en témoigne son activité professionnelle de scénariste. Par ce type d’écriture, le reporter Carrère fait l’aveu qu’il est impossible de trouver l’unité de sens d’un individu puisque la vie n’est pas un film 71 hollywoodien et que rien n’est jamais prévisible. C’est aussi pour cette raison que l’on peut apparenter l’écriture de l’ouvrage au genre particulier du cinéma documentaire qui privilégie la vérité au détriment de la fiction enjolivant toujours la réalité. L’hybridité de l’ouvrage sur plusieurs plans montre que dans notre monde rien n’est stable, que rien ne peut être catégorisé définitivement et qu’il faut toujours décloisonner les jugements. Si Carrère a écrit Limonov c’est pour comprendre son propre rapport au monde et sa place dans celui-ci par l’observation de l’altérité. Sa démarche consiste en des vas-et-viens entre lui-même et son personnage, son personnage et le monde ainsi que le monde et lui-même. Ceci soulève bien des questions sur la construction de l’identité, dont les réponses ne sont jamais simples puisque toujours relatives à des contextes politiques, géographiques ou sociaux particuliers. L’adoption du regard propre au cinéma documentaire est idéale pour transcrire ces questionnements, éventuellement donner des éléments de réponse mais aussi, et surtout, pour ouvrir et donner la voie à d’autres questions. En cela Limonov est représentatif de la littérature contemporaine française et internationale qui opère le décloisonnement générique pour nous rappeler que pour comprendre notre monde, il suffit en réalité de se poser des questions, pas nécessairement d’y répondre. La vie de Limonov et sa lecture par Carrère apprend en effet au lecteur qu’il faut vivre avec l’incertitude, et l’accepter, puisque la vie est une quête éternelle où il faut se faire une place. 72 BIBLIOGRAPHIE 73 BIBLIOGRAPHIE  Source primaire : Carrère, Emmanuel. Limonov. Paris : POL. 2011.  Etudes sur Carrère : Nacache, Jacqueline. « Emmanuel Carrère : un écrivain au prisme du cinéma ». Université Paris- Diderot 7, juin 2017. : o Degenève, Jonathan. « L’unité de montage chez Carrère » o Gabriel, Jean-Benoît. « Cinématographie documentaire de l’écriture chez Emmanuel Carrère » o Gris, Fabien. « Carrère et le monde du cinéma : d’autres vues que la sienne ? » o Vanoye, Francis. « Le narcissisme en formes. 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