L'IDENTITE CREOLE DANS LA LITTERATURE ANTILLAISE BY Carole B. Borne A DISSERTATION Submitted to Michigan State University In partial fulfillment of the requirements For the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY Department of Romance and Classical Languages 1999 ABSTRACT L’IDENTITE CREOLE DANS LA LITTERATURE ANTILLAISE BY Carole B. Borne The topic of this dissertation deals with the representation of France in the Caribbean. It focuses on the struggle between assimilation and cultural integrity in the population on the islands of Martinique and Guadeloupe and in Guyana, where France is omnipresent in everyday life. It aims to analyze the typology of the relationship between French and Caribbean culture from the viewpoint of the latter. Using post-colonialist critics like Frantz Fanon's Peau Noire, Masques Blancs (Black Skin, White gaggg), Glissant's Discours Antillais (Caribbean Discourse), Homi Bhabha's Location of Culture (and his notion of cultural hybridity) and Eloge de la Créolité (In Praise of Creoleness) by Barnabé, Chamoiseau and Confiant as a theoretical starting point, this dissertation attempts to reconceive Creoleness, and explores the dimension offered by the present multi- faceted relationships between France and its former colonies of the New World. Colonized in the 17th been French overseas departments (DOM) since 1946. The status of DOM, problematic and alienating, seems to be a continuation of the assimilation process into the dominant culture started in colonies. The autobiographical novels by the Martiniquean Patrick Chamnoiseau, Chemin-d'école (School Days), and Joseph Zobel’s La Rue Cases-Negres (Black Shack Alley) serve to illustrate the extent of French representation and French values and culture as an interference in the Caribbean through the education system. The novel La Féte a Paris by Joseph Zobel presents the experience of the Caribbean living in France, and Les Batards by Guyanese Berténe Juminer, their life in France and their attempt at returning to the native land. Finally, the specificity of the Caribbean woman will be explored. ACKNOWLEDGMENTS I would like to thank Dr. Laurence Porter for his availability and continuous support through this intellectual journey, Mr. Patrick Chamoiseau and Mr. Raphael Confiant for contributing their time and insight to this research, Dr. Anna Norris, Dr. Anne Meyering, and Dr. Salah Hassan for their enthusiasm, Dr. Luciano Picanco and Dr. Lucia Florido for their humour and patience, and encouragements, Dr. Jose Jackson and Ms. Jacqueline McLeod for their faith and support, and Ms. Yvette Borne for being there. iv TABLE OF CONTENTS INTRODUCTION 1 CHAPITRE PRELIMINAIRE ASPECTS HISTORIQUES, SOCIO-CULTURELS ET POLITIQUES DE LA REPRESENTATION DE LA FRANCE AUX ANTILLES ................. 12 CHAPITRE 1 BASE THEORIQUE POST-MODERNE/POST-COLONIALE 29 I. La notion de representation at de formation du sujet 30 II. Théories fanoniennes sur la situation coloniale 40 III. Théories glissantiennes 49 IV. Homi Bhabha et le sujet colonial 66 CHAPITRE 2 LA FRANCISATION COMMENCE PAR L’EDUCATION 62 I. La Rue Cases-Négres de Joseph Zobel 68 II. Chemin-d’école de Patrick Chamoiseau ..................... 95 CHAPITRE 3 L'ANTILLAIS VIVANT A L’ETRANGER ET L'EXIL LA FRANCE ET LES NEGROPOLITAINS 117 I. L'exil et la question d'identité nationalemlzl II. Le Noir dans la France métropolitaine: Joseph Zobel: La Féte a Paris 137 III. Le Négropolitain de retour en Guyane: Les Batards de Bertene Juminer 161 CHAPITRE 4 L’ECRITURE FEMININE CARIBEENNE 181 CONCLUSION 195 BIBLIOGRAPHIE 708 NOTES 723 ANNEXR 740 Introduction Deux événements ont motive cette recherche. Le premier est d'ordre personnel; i1 fait suite 3 une conversation anodine que j'ai eu, en qualité de présidente de l'Association des Etudiants Caribéens du campus, avec M. Keith Williams, directeur de l'Association Alumni de Michigan State University; M. Williams est d'origine caribéenne (des Bermudes) et sert de conseiller pour la-dite association caribéenne. 11 me faisait part de ses impressions sur la Martinique ou il avait récemment séjourné. Sa remarque fut celle-ci: ”La Martinique? Mais c'est la France! 11 n'y a rien de vraiment exotique en Martinique. Tout y rappelle la France et ses valeurs!” Au lieu de m’insurger contre son commentaire, j'ai en un moment de pause: ces mots se faisaient l’écho’d’une de mes réflexions apres mon dernier séjour en Martinique il y a neuf ans de cela. Se pourrait-il que nous ayons raison? Le statut juridique de la Martinique tendrait a valider cette position. En meme temps, n'est-il pas simpliste de limiter la Martinique a l'influence de la France? Ma curiosité était piquée. L'autre événement-moteur est d'ordre politique et historique. L'année 1998 a marque le 150eme anniversaire de la fin de l’esclavage aux Antilles frangaises. Le 17 avril a été déclaré Jour National de célébration en France et aux Antilles, et Radio France Outremer (RFO) a réservé son antenne a ce sujet. A travers 1a Martinique, la Guadeloupe, et la France, des activités ont été organisées. A la lumiére de cette date historique, que dire de l'état actuel des relations entre la France et les Antilles? Daniel Maximin, écrivain guadeloupéen et chargé des activités culturels en France et aux Antilles en vue de cette commemoration, s'empresse d'en faire l'apologie. Selon lui, i1 ne s'agit pas d’oublier 1e passé; au contraire, i1 faut retenir les lecons des erreurs passées si 1'on veut travailler pour l'avenir des Antilles. Phrase passe-partout? La n'est pas le propos de s'étendre sur le passé, mais de fouiller les éléments (sociologiques, culturels, politiques, économiques) du present afin de comprendre la position des Antilles dans cette relation ambivalente qu'ils entretiennent avec la France. Et une fois les données actuelles posées, i1 convient de réfléchir sur l'avenir et de proposer des solutions. Jusqu'a la fin du XIXéme siécle, la littérature antillaise était quasi inexistante; elle n'a ainsi jamais pu exprimer l'image qu'elle se faisait de la France. Cela ne veut pourtant pas dire que les Antilles n'ont jamais été représentées en littérature, mais plutét que celle-ci avait dfi passer par les écrivains 2 frangais, qui malheureusement dans l'ensemble ont faussement représenté 1e quotidien antillais. Ces auteurs ont, en fait, offert au monde une vision tronquée, édulcorée des Antilles, vision qui correspondait aux valeurs frangaises sur ses colonies. Car ce n'est pas avant la fin du XIXeme siécle que les écrivains antillais auront a leur possession les moyens techniques (maison d'édition, public...) afin d’exprimer leur (bien- ou) mal-étre quotidien que 1'on pourra vraiment accorder foi a la representation fictive des relations entre les Antilles et la France. L'idéologie coloniale du siecle des Lumiéres présente dans les romans produit des images singuliéres ou_1'0ccident se réve dans des figures symboliques qu’il a créées et fagonnées a son image. L'idéologie coloniale a donné la notion du Bon Négre et a entrainé la naissance de stéréotypes.1 La poésie d’inspiration antillaise ne s'est véritablement développée qu'a partir des années 1900- 1920: les lettrés créoles ont commencé a poser de maniére spécifique les problémes de l'acculturation. Le pouvoir colonial étant pouvoir total, i1 n’était pas seulement ségrégatif, excluant notamment de la vie officielle la couleur noire, 1e parler créole, les problémes sociaux; i1 était aussi agrégatif, dynamisant, unissant malgré lui sur le meme sol des cultures 3 distinctes. Au xxeme siécle, la littérature d'inspiration antillaise devient véritablement antillaise. Des auteurs locaux vont désormais commencer a occuper le devant la la scene, de ne plus laisser aux auteurs de la Métropole “dire leur ame antillaise". Ils vont revendiquer pour eux-mémes 1a légitimité de la parole antillaise. Il s'agit d'écrivains tels que René Maran, Joseph Zobel ou Aime Césaire. Ce sont eux, et bien d'autres compatriotes, qui vont a contrario re- penser les relations franco-antillaises, dans toute leur polyvalence et complication, et donner a leur tour leur image de la France et des Antilles. On assiste au développement des réveils indigénistes dans les iles2 des Antilles, issus d'un regain d'intérét pour le folklore et les croyances populaires d'origine africaine (contes créoles, vaudou, etc...). Le réveil antillais a Paris vers la fin des années 1920 a lieu chez les étudiants noirs. Ce sont, comme nous l'avons vu, les mémes étudiants, qui ont recu une education frangaise (primaire et secondaire aux Antilles, et universitaire en France), qui vont interroger le systéme colonial francais et la politique assimilationniste a la frangaise, trouvant leur source critique et présentant une image de la France qu'ils ont puisée dans leur vécu. Cette these vise a explorer les dimensions offertes par les rapports complexes actuels, provoqués par la 4 situation passée, entre la France et les Antilles. On se limitera ici a la Guadeloupe et a la Martinique parce que ces deux iles sont, de par leur statut administratif particulier, des cas exemplaires. Les départements choisis ici sont distincts des autres iles précisément parce qu'elles demeurent des possessions coloniales de la France; la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane ont été intégrées a la France en 1946 et "jouissent" actuellement du statut de Département Frangais d'Outremer (DOM). La question qui occupe toute notre attention concerne la representation de la France dans la littérature antillaise. Quels aspects de cette representation sont les plus significatifs? De nombreux éléments de réponse peuvent déja se déceler dans le comportement des Antillais au quotidien. Dans la littérature antillaise, ce n’est pas seulement la situation et les déboires des Antillais et Guyanais qui intéressent les auteurs. Une grande importance est accordée aux Antillais vivant en France. Cela avait commence, entre autres, avec Césaire et son Cahi§;_g;un re;gn;_an_p§y§_natal (1939). De nombreux auteurs ont suivi sa trace, tout en la critiquant, parmi lesquels Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau et Maryse Condé chez nos contemporains. Comment la presence des 5 Métropolitains (Blancs, Noirs?) est-elle cataloguée dans les romans antillais? D'ou vient 1e surnom Négropolitain qui dénote peut-étre un jugement critique? Dans quels romans et oeuvres peut-on le rencontrer? On constate tout de meme que l'Antillais vivant en France est tres souvent mal percu par l'écrivain. Il existe des exemples précis (dans l'oeuvre de Condé, Chamoiseau et autres) ou le r61e de l'Antillais vivant en France est franchement négatif, ou son passage (obligé?) par la France ne lui a rien apporté de valorisant. Quelquefois meme, dans certains cas, la France a corrompu 1'individu irrémédiablement. Quel est l'impact d'un tel constat? Cela signifie-t-il que les auteurs ne considérent pas les “négropolitains” de France comme des Antillais a part entiere? Cette question devient pertinente lorsque 1'on se rend compte que la majorité des écrivains antillais sont passés a un moment ou un autre par la France métropolitaine, et ont regu leur education supérieure dans les écoles frangaises. La notion d'exil, qui se répercute sur l'identité d'un individu, est une question brfilante. 0n va tenter d'élargir la question en se demandant comment les écrivains, malgré l'impression persistante qu'ils ont perdu contact avec la population, peuvent toujours représenter la parole/les revendications/la conscience populaire/nationale antillaise tandis qu'ils vivent a 6 l'étranger? Peuvent-ils toujours étre son porte-parole? Il serait enrichissant de discuter la question de la legitimité et de la nationalité d'un auteur ou d'un artiste résidant a l'étranger avec les écrivains de la Créolité, Chamoiseau et Confiant. D'ailleurs il est a noter que la plupart des écrivains antillais d’aujourd’hui vivent a l'étranger en France on ailleurs: Glissant, Condé, ... Est-ce que cet exil les empéche de se réclamer d’une identité antillaise? A priori, la réponse serait negative si 1’on tient compte de la sensibilisation régionale de l'auteur, 1e déplacement en France ne devrait pas lui faire perdre cette habitude d'esprit propre a sa terre natale. Un auteur comme Edouard Glissant ou Maryse Condé, marqué par le régionalisme, ne perd pas forcément contact culturellement avec les Antilles. Afin d'en débattre, nous allons largement nous servir des theories développées par Homi Bhabha dans ngatign_gf_§nlture sur 1’emp1acement de la culture et la maniere dont le sujet colonial se définit culturellement. L’intérét principal de ce travail se porte sur la lutte entre l'assimilation et 1'intégrité culturelle des Antillais de Martinique et Guadeloupe. La France prédomine dans la vie quotidienne de la population de ces deux iles. La Martinique et la Guadeloupe, anciennes colonies frangaises, ont choisi, par la force des 7 choses, de devenir des Départements Frangais d'Outremer en 1946. Néanmoins 1'objet de cette these n'est pas d'explorer l'évolution de la situation depuis la départementalisation, mais plut6t de rechercher les multiples apports de ce statut ou ces pertes du point de vue culturel. Quels sont les changements significatifs qu'on peut observer plus spécifiquement dans 1e domaine culturel? Qu'ont réalisé les Départements d’Outremer depuis? Ceci amene a réfléchir sur la notion d’identité nationale qui est sans aucun doute a la base de notre etude. Qu'est-ce qu’étre Antillais? Une vague successive de mouvements culturels, littéraires s'efforce d'identifier et de définir l'étre/l’étant antillais (la Négritude, l’Antillanité et a l'heure actuelle la Créolité). Quels sont les parametres de ces différents concepts? I1 faut absolument définir ce qui caractérise l'identité antillaise, question sur laquelle nous n’allons pas nous attarder, mais qui marque 1e point de depart de notre étude. Car il est problématique de parler d'identité ethnique lorsque l'on n'est pas une nation indépendante, mais un rattachement a une nétropole - ethnique s'entend au sens de nation, de jpeuple. Ce mouvement de littérature ethnique aux .Antilles est paralléle au développement des littératures .Afro-américaine, Native-américaine, Chicano aux Stats- 8 Unis. La culture antillaise par exemple ne provient pas de l'hybridité marginale de deux univers imperméables (francais et caribéen), mais il semble plus judicieux de parler de transculturalité et de littérature syncrétique transnationale spécifiques aux Amériques. Certaines des questions brfilantes ici concernent les défis culturels, 1a possibilité d’utiliser le Créole comme une langue officielle a caté du frangais (tout comme 3 Haiti), les défis économiques qui attendent les DOM, la resistance (ou l'absence de resistance) de la part de la population locale envers la domination frangaise, et par-dessus tout, le maintien de l'identité créole (terme a définir absolument tant sa complexité est grande) sans abandonner l'apport frangais. La recherche sur l'identité antillaise et sur 1'inclusion de la culture francaise dans cette culture est originale a plus d'un titre. Elle comble une lacune dans ce domaine. La Négritude et l'Antillanité restaient plutét dans la théorie. La tentative pour se resaisir en tant qu’Antillais créolophone est un idéal partagé par la majorité des Antillais actifs de premier rang. Personne n’a encore examiné le r61e de la representation de la France et de la culture frangaise comme interference au coeur des Antilles. La question de l'interférence entre ces deux forces (la culture francaise et antillaise) telle qu'on peut la saisir dans 9 1a littérature et dans la vie quotidienne n'a pas encore été débattue. Les enjeux de la situation de base sont multiples: i1 s'agit d’une communauté d’Antillais pauvres(?) qui se battent(?) pour le droit de coexister avec une communauté riche (de Frangais?). Bien entendu la situation n'est pas aussi simple. Le manque d'argent serait peut-étre une authenticité proche de l'origine. L'auteur riche et connu qui affirme 1a créolité semble affirmer quelque chose d'une société a laquelle il n'appartient plus tout a fait. Mais pour qui et comment s'opere la re-possession culturelle et politique? A qui ce geste va-t-il profiter? Quel est le statut de cette re-possession dans un monde post-colonialiste? Toute cette problématique est au coeur de cette these. Le fil conducteur pour unir les elements de ce projet peut se trouver dans la lutte entre l’assimilation et l'intégrité, drame qui risque toujours d'aboutir a une rechute dans la banalité. Ou bien l’Antillais est englouti par la chose frangaise, ou bien l'Antillais se projette dans le vide, ou la communication de l'écrivain antillais avec le lecteur francais -- qui constitue l'essentiel commercial de son public -- n'est plus possible. L'essentiel de la representation des auteurs choisis -- c'est-a-dire René Maran, Léon—Gontran Damas, Joseph Zobel, Patrick Chamoiseau, Maryse Condé, Bertene 10 Juminer -- se porte sur les éléments suivants: la France sous forme d’idée, dans les objets culturels, dans les objets étrangers. On s'interrogera également sur l'importance de chacune des categories précitées dans l'imaginaire de ces auteurs. Et parallélement a la typologie des rapports entre la France et les Antilles- Guyane sous la perspective de cette derniére, nous allons analyser le choc des representations opposées dans le débat général et dans le débat intérieur des personnages. Le protagoniste parviendra-t-il a l'équilibre mental et émotionnel qui lui permette de faire 1e tri, d'accepter 1e bien et de rejeter les mauvaises influences? 11 CHAPITRE PRELIMINAIRE Aspects historiques, socio-culturels, et politiques de la representation de la France aux Antilles Ce chapitre tourne autour de trois points essentiels: en premier, la distinction classe/caste (social, classe, race et couleur), ensuite la psychologie coloniale: le paternalisme européen, et enfin sur deux facteurs actuels aliénants: la départementalisation et la francophonie. Avant d'aborder spécifiquement la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane et d'analyser comment les auteurs antillais envisagent le role joué par la France dans la formation de leur identité, de leur nationalité présentes, il convient de revoir les structures coloniales mises en place et ”institutionalisées" par la France aux Antilles depuis son arrivée dans la région, et de comprendre les changements qui ont été mis en place depuis la départementalisation des anciennes colonies francaises. Il ne s'agit point ici de revoir dans ses détails les plus sordides de l'esclavage dans les colonies francaises, mais p1ut6t d'analyser comment, aujourd'hui en 1998, la situation actuelle de dépendance des Antilles est le résultat direct d'une politique 12 francaise coloniale et assimilationniste. La politique coloniale frangaise correspond a une tendance trouvée chez tous les pays européens qui se sont installés aux Amériques. La colonisation -- et plus tard l'esclavage -- trouve sa justification dans la politique mercantile des nations européennes, sous formes de lois de navigation et de puissantes compagnies commerciales, l'objectif principal pour chacun étant de parvenir a une suprématie commerciale sur ses concurrents. Ce faisant, chacun de ces pays a laissé ses marques et son lot de hiérarchies et de préjugés dans les iles qui étaient sous leur domination. La situation est compliquée par l'ambivalence des Francais memes: dominer une colonie pauvre en matiéres premieres vaut-il la peine? Des arguments économiques entrent en jeu. Les Antilles ne sont pas rentables pour la France.3 Entre 1e 16éme siécle et le 19éme siécle, l’Amérique du Nord, Caraibes, Amérique Centrale et Amérique du Sud) ont utilisé les ressources manuelles et physiques des esclaves afin de maintenir le développement économique des colons européens. Anglais, Francais, Espagnols, Portugais et Hollandais se sont ,partagés cette région du monde. La diaspora africaine aux Amériques est due a la traite transatlantique d'esclaves. Dans la zone qui nous intéresse plus ‘particuliérement ici, la Caraibe, des rivalités entre 13 ces divers pays se sont produites‘. Souvent les différentes iles sont passées de la domination d’un pays a un autre, ou bien partagées a la diable. Progressivement, au cours du XVIIIeme siecle, la canne a sucre -- et le coton surtout dans les iles Sous le Vent et en Amérique du Nord -- va remplacer l'indigo, le tabac et 1e café, pour devenir la culture dominante, profitable aux Antilles. Parallélement, des millions d’esclaves africains vont étre importés dans les Amériques afin de travailler sur les plantations, meme apres l'abolition officielle du commerce d'esclaves en 1807. Le nombre de plantations sucriéres va se multiplier rapidement. La plantocratie naissait et prospérait. Elle se justifiait ainsi [c'est ma traduction]: La culture du sucre a mis en valeur le prestige et la valeur des colonies et a contribué a instaurer les structures sociales de l’ancien systéme colonial en l’espace d'une génération. Elle a aussi conduit a une centralisation politique. [...] la demande d'esclaves et la culture sucriére et d'autres biens devinrent inextricablement 1iées. Les esclaves africains sont devenues cruciaux a (la survie) des plantations puisqu'on croyait fortement que leurs exigences en main-d'oeuvre ne pouvaient pas étre satisfaites par les serviteurs en contrat 14 d’apprentissage européens. L’instauration de compagnies commerciales qui pratiquaient la traite d'esclaves africains a donné a la théorie mercantile une autre tournure. (Thompson 34) C'est en 1626 que la France s'installe définitivement en Guadeloupe, en 1635 en Martinique. Le gouvernement frangais, tout comme celui des Anglais, a eu des difficultés a imposer des politiques restrictives aux planteurs dans leurs colonies. Quand 1e gouverneur, envoyé par 1e ministre Colbert, est arrivé aux Antilles en 1664, les planteurs réclamaient 1e droit d'acheter des esclaves et des biens en provenance des iles anglaises, parce que la Compagnie Frangaise des Antilles ne parvenait pas a répondre a leur demande. Les gouverneurs des colonies francaises de Martinique et de Guadeloupe avaient regu des instructions strictes de Colbert de ne pas faire de commerce avec les autres pays. De nombreuses tensions en ont résulté entre la France et ses colons. Grace aux efforts du gouverneur Bertrand d'Ogeron et au labeur des esclaves africains, Saint-Domingue devient au XVIIIéme siecle, le plus important producteur de canne a sucre des Antilles. Et en 1697, avec le Traité de la Paix de Ryswick, la France acquiert les deux tiers d'Hispaniola (qui appartenait a l'Espagne) et la rebaptise Saint-Domingue (maintenant 15 Haiti). A la lumiére de ce contexte colonial, il s’agit ici de comprendre quelles sont les strategies (par 15, on entend, les méthodes, les mesures et les techniques) mises en place par les propriétaires d'esclaves pour maintenir 1e systéme d'esclavage aux Antilles. Ces méthodes visant a faire des esclaves africains des bétes de somme englobaient tous les domaines --juridiques, économiques, politiques, militaires, sociaux et psychologiques--, accompagnées de forts préjugés. Bien qu'elles différaient légerement d'une ile a l'autre, d'une domination européenne a une autre, on peut tout de meme observer des points communs aux methodes de la plantocratie. On pouvait observer des criteres tels que le lieu d'origine, les prejudices, les preferences, 1a couleur de peau, la religion. Certaines de ces pratiques ont, non seulement intensifié les differences de statuts dans les sociétés d'esclaves, elles ont également conditionné les relations sociales passées et présentes. Les esclaves étaient uniquement considérés pour leur valeur marchande et leurs capacités physiques (et reproductives aprés la fin de la traite). Et la majorité des esclaves qui débarquaient aux Ameriques étaient parqués sur les ports pour la vente, inspectés comme des animaux -- partie d'un cérémonial chargé de briser l'esprit de resistance de l’esclave --, vendus et 16 transportés directement dans les zones rurales afin de travailler dans les champs, ou bien vers d'autres zones d'activités telles les mines. Seule une minorité d'esclaves se trouvaient dans les zones urbaines. De ce fait, l'univers de l'esclave noir était le plus souvent limité a la vie sur la plantation. Leur vie était commandée par les regles mises en place par les maitres blancs. Qui plus est, les esclavagistes séparaient soigneusement les membres des familles et des ethnies, afin d'entraver 1a communication entre les esclaves et de rendre difficile la tache des fauteurs de resistances. Ils devaient passer par une acculturation au nouvel environnement du Nouveau Monde. Ainsi devient- il plus facile de comprendre les comportements ambigfis des Africains et de leurs descendants dans les Amériques, comportement resultant de plusieurs siecles de constant conditionnement, propagande, mépris et brutalité. L'institution d’une stratification de castes basée sur la couleur de peau a été une stratégie supplémentaire que les Européens ont utilisé afin de maintenir la plantacratie pendant tous ces siecles. La frontiere entre la classe (statut économique) et la caste (couleur de peau) était floue, meme aprés 1a fin de l'esclavage, et se retrouve sous d'autres formes aux Antilles de nos jours. De fagon trés schématique, on pouvait dénombrer les cinq categories qui suivent: 17 d'abord les blancs qui gouvernaient (planteurs, marchands, ...), ensuite les blancs subordonnés (économes, personnes qui supervisaient les plantations, ...), puis les serviteurs blancs (sous contrat d'apprentissage, ...), les gens de couleurs et les noirs libres (“noirs de Guinée", ”noirs créoles"), et finalement les esclaves noirs. Ces divisions raciales et ethniques étaient liées a la position sociale et réglaient la division des taches et des fonctions des esclaves. Tous ces details, lorsque l’on dépasse leur dimension factuelle inhumaine (notamment, les mauvais traitements infligés aux esclaves), expliquent l’importance de porter son attention sur les séquelles psychologiques actuelles de cette politique. Car les divisions raciales avaient donné naissance, aux XVIIIeme et XIXéme siécle, a la hiérarchie sociale/raciale suivante67aux Antilles frangaises. En téte de la hiérachie, on trouvait 1e Gouverneur (représentant la France). En seconde position, venaient les officiers royaux: agents gouvernementaux de France, officiers administratifs et autres (fonctionnaires...). Ensuite, les Grands blancs correspondaient aux propriétaires absents en permanence des colonies mais qui tiraient une large part de leurs revenus de leurs plantations. Puis, 18 on trouve les riches planteurs blancs (appelés les Seigneurs a Saint-Domingue, les Messieurs en Martinique, la Bourgeoisie en Guadeloupe), les planteurs créoles (blancs nés dans les colonies attaches aux contréleurs des colonies), les Petits blancs (blancs pauvres, appelés avec derision les petits colons blancs). Venaient ensuite les noirs libres et les mulatres. Ces derniers étaient appelés aussi les gens de couleur ou les Affranchis et certains possédaient des plantations. Et tout en bas de l'échelle, venaient les esclaves (noirs, mulatres - bossales et Creoles), qu'on sous- divisait entre les négres ouvriers qui travaillaient dans les champs et les negres de jardin travaillant dans les cases comme domestiques. La distinction, née de leurs maitres blancs, entre les esclaves noirs nés aux Antilles (créoles) et ceux nés en Afrique (bossales) a pénétré 1a conscience de ces deux groupes, affectant leurs relations. Les bossales ont subi une double discrimination: de la part des blancs et des noirs créoles. Chaque groupe a développé des préjugés contre les autres, les Creoles adoptant une attitude méprisante et supérieure envers les Bossales. Bien sfir 1a couleur de peau jouait un r61e essentiel dans cet antagonisme, les Créoles étant généralement plus “métissés”, moins foncé de peau que les autres, et se considérant comme supérieure. Ainsi dans l'agencement de la hiérarchie 19 sociale, les blancs se trouvaient ainsi tout en haut de la pyramide économique et sociale. Il était clair dans les esprits que plus on était clair de peau, plus la promotion sociale était aisée. La classe sociale et la couleur de peau étaient donc combinées. On trouve de nombreuses subdivisions parmi les mulatres. C. L. R. James dénombrait 128 divisions dans les gradations et les nomenclatures de couleur. Quoique les divisions étaient rigidement maintenues, elles mettaient en lumiére les antipathies et les hostilités qui existaient a l’intérieur de la société coloniale. Les divisions raciales recensées par Pierre de Vassiere7 (entre métisse, quadron, quarteron, mestif, capre, griffe) sont déja en elles-memes préjudiciables. Elle dénote de l'importance accordée par la France a la race et la couleur de peau. Dans les Antilles frangaises (et plus généralement dans les Amériques), les préjugés de couleur et les tactiques de division des blancs ont généré une haine entre les différents groupes de couleur. Les blancs détestaient les noirs, mais semblaient détester les mulatres plus encore. Ces derniers haissaient les blancs et les noirs de la meme maniére. Et cette haine mutuelle se perpétue aujourd'hui parce que toutes sortes d’avantages et d'injustices sont liées a cela, que vous apparteniez a tel groupe ou a tel autre. La couleur de 20 1a peau est transcrite dans l'esprit des noirs, comme une consequence directe de l'esclavage: la couleur était pensée en termes de correlation directe entre la qualité humaine et la pigmentation de peau. Pendant longtemps, les noirs considéraient comme supérieurs les noirs qui étaient clairs de peau. En fait, plus une personne était Claire, plus elle était vue comme supérieure (parce qu'elle avait la possibilité de progresser dans l'échelle socio-économique avec le moins de difficultés). La population locale a dfi également faire face a toute une suite de jugements, paternalisme et autres préjugés coloniaux engendrés et répandus dans la littérature frangaise. La situation aujourd'hui n'a que trés lentement changé quant a cette racialisation de la vie sociale. Les auteurs antillais qui vont faire 1'objet de cette these, les Guadeloupéennes Maryse Condé et Gisele Pineau, les Martiniquais René Maran, Joseph Zobel et Patrick Chamoiseau, et les Guyanais Léon- Gontran Damas et Bertene Juminer, fortement conscients de ce “bagage” culturel et psychologique, vont s'atteler a le dénoncer. L'historique des rapports économiques, culturels et politiques franco-antillais fait apparaitre la perduration de la situation de dépendance des départements frangais d'outremer. L’année 1946 est une date charniére dans ces rapports, car 1946 marque le 21 début de la départementalisation des anciennes colonies francaises d'Outre-mer (la Martinique et la Guadeloupe). Il convient de réfléchir aux implications de ce nouveau statut économique et politique pour les Antilles et la Guyane, en puisant dans les textes officiels de mise en place de la départementalisation et en s'attachant a comprendre quelle a été sa réception aux Antilles et en France et comment la littérature et la presse de l'époque a vécu 1e changement. Depuis les années 50, les Antilles dans leur ensemble ont beaucoup évolué tant sur le plan politique, que sur le plan économique et social. Le secteur des services et du tourisme s'est développé en concurrence avec l'activité agricole et les progres enregistrés dans le domaine social sont notables. Cependant force est de constater que leur marge de manoeuvre est toujours conditionnée par la métropole frangaise car les groupes de pouvoirs restent toujours prégnants et continuent d'influencer la vie économique et politique des Antilles. Les Blancs-créoles ou békés constituent toujours des p61es de decisions. “I1 n'est d'ailleurs pas exagéré d'avancer que les planteurs blancs, pour préserver leurs privileges, contribuent a freiner une industrialisation dont ils ne contréleraient (pas forcément les capitaux." (Taglioni, 30) Pour bien comprendre les changements percus, i1 faut partir de la (denomination Départementalisation qui représente déja 22 une alienation (a tous les niveaux) pour les Antilles, et de la notion de Francophonie pour comprendre a quel point il est difficile voire vain de tenter de minimiser la part prise par la France a l'heure actuelle dans la constitution de l’identité antillaise. La Guadeloupe, la Martinique et la Guyane (ainsi que la Reunion) ont 1a particularité de ne pas étre simplement intégrées a la Métropole mais d'y étre assimilées en tant que départements (loi du 19 mars 1946) et régions (loi du 31 décembre 1982). Par definition, un département est une “collectivité territoriale administrée par le conseil général de circonscription administrative dirigée par le préfet." (Larousse, 1997) Ce statut a été octroyé aux départements frangais d'outremer (D.O.M.), il y a une cinquantaine d'années, mais dans un contexte mouvementé et polémique. Les DOM sont incorporés au champ institutionnel de l’Etat Frangais. Ils ne bénéficient d'aucune autonomie particuliere car l'état frangais est responsable des organes législatifs, exécutifs et judiciaires. Et depuis la loi du 2 aofit 1984, les DOM profitent également de la devolution, au meme titre que les autres régions frangaises, avec cependant des nesures d'adaptation rendues nécessaires par leur situation particuliére.8 La Départementalisation est 23 souvent ressentie comme l'étape finale du processus d'assimilation des populations de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Reunion. Elle a été établie, au terme d'une ardente campagne dominée par 1e chef de fil de la Négritude, Aimé Césaire. Cette réforme administrative avait pour but de transformer ces anciennes colonies frangaises d'outremer en les intégrant au territoire national (administrées comme des départements frangais). En fait, elle consacrait l'accession des populations locales (noirs, mulatres, etc...) de ces colonies a l’égalité totale des droits avec les blancs. Et en 1982 ce statut a été entériné par l'officialisation des Antilles et de la Guyane comme region frangaise. La Départementalisation, tout comme la régionalisation ont été toutes deux considérées en leur temps comme une grande victoire par ses bénéficiaires, surtout sensibles a la conquéte de l'égalité. Les esprits ont beaucoup évolué depuis: aujourd'hui les militants noirs des Antilles prennent surtout en consideration les effets d'aliénation, de spoliation culturelle et psychologique, de perte d'identité que cette loi implique pour la population locale. Cette assimilation des DOM a la Métropole n'évite pas les mouvements séparatistes en Martinique (1e MIM, Mouvement pour l'Indépendance de la Martinique) et Guadeloupe (l'UPIG, Union Populaire pour 1'Indépendance de la 24 Guadeloupe) avec moins de succes. “Bien que le fruit d'une minorité politique, ces groupes indépendantistes ont eu une influence certaine dans les Antilles frangaises durant la décennie passée et ont perpétré quelques attentats." (Taglioni, 66) Les idées défendues par ces mouvements trouvent leur fondement dans la grave crise économique et sociale que traversent 1a Guadeloupe, 1a Martinique et la Guyane. La départementalisation fait donc aujourd'hui 1'objet de bilans mitigés, malgré l'impact financier et économique de ce rattachement pour les DOM. De son c6té, le concept de Francophonie demeure extrémement controversé, comme toute rhétorique ayant pour origine le pouvoir et le libre débat. On en débat depuis des années, une conference annuelle a lieu, dans l'un ou l'autre de ses Etats membres, afin de faire progresser les institutions et la cooperation de ses membres. La Francophonie entend intégrer sous une meme effigie des Etats linguistiquement frangais. Certains intellectuels, par example, rejettent ce concept d'une communauté de langue au nom de la pluralité linguistique nationale, et au profit des langues vernaculaires, qui de toute evidence souffriraient de cette integration, parce que, le francais demeure l'apanage d'une couche minoritaire privilégiée. On reproche notamment a cette institution d'étre une cause perdue, de se centraliser 25 sur Paris, au lieu que la culture et la création soient encouragées sur l’ensemble du champ dit francophone. Et si la francophonie, censée privilégier une plus grande collaboration culturelle, n'était qu'une nouvelle forme de colonialisme, de domination, plus subtile, plus insidieuse sous couvert de culture? Une domination en remplacerait une autre? Tous ces points de saillie compromettent fortement la viabilité de la francophonie institutionnelle. Il est d'autres points a ne pas négliger quand on aborde un tel sujet. Parler de monde francophone semble en soi presqu'une hérésie. Car comment, sans paraitre eurocentrique, mettre ensemble l'Afrique, les Caraibes, le Québec’, au nom du simple fait que ces différentes regions parlent francais et ont subi a une époque on a une autre l'influence de la France? Par exemple, parler francais et écrire en francais pour un Québecois et un Africain n'est pas la meme chose: 1e Québecois affirme ainsi son identité alors que l'Africain sa perte d'identité en tant que colonisé. Le terme de littérature francophone est une autre prolongation de cette mauvaise formulation. A long terme, ce travail cherche a établir une remise en question de la notion eurocentrique d'une identité et une littérature commune des Ameriques et démontrera qu'il n'y a pas de centre”, mais plutOt un carrefour des cultures dans les Amériques. Edouard 26 Glissant, dans £9§tigue_de_la_3§latigg (1990), a développé l'image du rhizome, préconisée par Gilles Deleuze et Felix Guatarri: La racine est unique, c'est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour; [Deleuze et Guatarri] lui opposent le rhizome qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l'air, sans qu'aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc 1e fait de l'enracinement, mais récuse l'idée d'une racine totalitaire. (23) Comme l'indique George Lang“, par cette definition, Glissant admet que les identités sont multiples, polyvalentes, complexes, notion postmoderne dans ses implications. Et c’est cette diversité chez un meme individu qui nous intéresse plus particuliérement ici, elle est a la base de la question identitaire antillaise. La francophonie et la départementalisation, en dépit des nombreuses critiques constituent, dans l'esprit des pouvoirs publics francais, une avancée significative pour se démarquer de l'attribut négatif attache a la francisation des anciennes colonies frangaises. C'est une avancée dans le pas de la cooperation des pays membres. On ne peut aborder une 27 telle problématique sans tenir compte de la littérature anti-assimilationniste et anti-coloniale, car la francité serait ici ce qu'on repousse, l'assimilation ce qu'on vomit. La francisation serait pergue par le colonisé comme un repoussoir; c'est un état a rejeter, car nuisible a la santé mentale de l'Antillais. A quelles enseignes connait-on la francité? Il faut faire des distinctions sur la notion de “francité”; c'est un mot porte-manteau pour englober tout ce qui est négatif. La francisation de la population des anciennes colonies devrait avoir un caractére de fierté, de légitimisation, a l’instar du pavillon francais que les navires doivent arborer pour montrer leur immatriculation aux registres frangais. Mais tel n'a pas toujours été 1e cas. La francisation, en remplissant cette fonction administrative a eu des repercussions psychologiques que les écrivains de la Négritude, l'Antillanité et la Créolité n'ont pas manque de souligner, tout en les nuancant. A étudier l'image qu'ils se font de la France et l’impact que celle-ci a sur leur existence, le grand changement notable semble se tourner vers 1a créolité. 28 CHAPITRE 1 Base théorique postmoderne/postcoloniale Le terme de representation est charge de sens et de complications que 1’on va tenter de déméler. La problématique explorant les interferences de la culture francaise avec la culture antillaise (dans la littérature de cette derniere) presuppose évidemment que la voix du narrateur se confond avec celle, plus générale, de la population; et dans ce cas, l'auteur serait bien entendu le porte-parole de ses compatriotes, et par son jeu d'écriture, i1 les représenterait. On va s'en tenir pour 1e moment a cette fonction de représentant de l'auteur antillais, en insistant surtout sur le message qu'il transmet et le témoignage (de la vie quotidienne, sociale) qu'il apporte. A ce titre, l'écrivain ne donne pas naissance a son oeuvre sans subir l'influence de son bagage culturel et idéologique. 29 Section I La notion de representation at de formation du sujet Althusser analyse la formation sociale en conjuguant de fagon complexe les notions d'idéologie, de politique et d’économie.12 Selon Catherine Belsey, l'idéologie -- comme moyen linguistique -- s'inscrit dans, et imprégne tout discours. C’est une maniére de penser, de parler et d’expérimenter. Elle affirme: The text is seen as a way of arriving at something anterior to it: the convictions of the author, or his or her experience as part of that society at that particular time. To understand the text is to explain it in terms of the author's ideas, psychological state or social background. (13) L'écrivain antillais n'échappant pas a cette regle, délivre son texte (construction discursive) en observant la société qui l'entoure. De la meme fagon que la littérature frangaise traitant des Antilles était chargée de préjugés et d'Opinions précongues, l'auteur antillais, en tant qu'étre social, est conscient des faits passes at de l'actualité qui, d'une certaine fagon, conditionnent son écriture qu'il 1e veuille on non. Ce conditionnement est 5 mon sens positif, dans la 30 mesure ou l'auteur, en tant que porte-parole, permet de rendre compte d'une situation sociale, économique, psychologique, qui l'affecte directement, lui et ses compatriotes. Si 1'on admet cette potentialité, sans pénétrer ses complexités, on peut examiner les diverses representations de la France que l'auteur antillais offre a son lecteur, en tant que témoignage ou dénonciation. Belsey constate: ... meaning is socially constructed, and the social construction of the signifying system is intimately related, therefore, to the social formation itself. On the basis of Saussure’s work it is possible to argue that in so far as language is a way of articulating experience, it necessarily anticipates in ideology, the sum of the ways in which people both live and represent to themselves their relationship to the conditions of their existence. Ideology is inscribed in signifying practices -- in discourses, myths, presentations and re- presentations of the way “things" are -- and to this extent it is inscribed in language. (42) Les differences que produisent le langage semblent naitre d'une organisation sociale d'ensemble. De la meme maniére que la littérature francaise13 a présente, spécialement depuis 1e début du XVIIIéme siecle, une image biaisée, stéréotypée de l'Antillais, empreinte 31 d'une idéologie coloniale paternaliste, la littérature antillaise du XXéme siecle va s’attacher a dépeindre comme elle le ressent l'image qu'elle a de la France, les liens privilégiés que ces deux entités entretiennent. Pour ce faire, tous les éléments idéologiques influengant la vie quotidienne et sociale interviennent ici dans la formation de 1'individu en tant que sujet: The Central ISA [Ideological State Apparatuses] in contemporary capitalism is the educational system, which prepares children to act consistently with the values of society by inculcating in them the dominant versions of appropriate behaviour as well as history, social studies and, of course, literature. Among the allies of the educational ISA are the family, the law, the media and the arts, all helping to represent and reproduce the myths and beliefs necessary to enable to work within the existing social formation. (Belsey, 58) Ainsi l’idéologie, grace a tous les accesoires mis a sa disposition, permet a 1’individu de se constituer en tant que sujet social. Mais, en se démarquant de toute idéologie, une fonction subjective (si 1'on peut dire) du sujet devient ;possible. La personne qui parle va se distinguer de l'autre par son discours, par le langage. C'est sur ce 32 dernier que j'aimerais m'attarder afin de démontrer la non-uniformité, la complexité subjective de 1'individu antillais. ”Language is possible only because each speaker sets himself up as a subject by referring to himself as I in his discourse”.“ (Benveniste, 225) Parce que l'idéologie supprime 1e r61e du langage dans la construction du sujet —- au sens althussérien de personne assujettie --, 1'individu se reconnait de la fagon dont l'idéologie s'adresse a lui en tant que sujet, l'appelle par son nom, lui reconnaissant ainsi son individualité et la part qu'elle joue dans sa formation sociale. Dans 1a théorie de Lacan (que va redévelopper plus tard Homi Bhabha), 1’individu est en réalité un sujet divisé: il faut une division entre le ”je” qui est percu et 1e “je” qui pergoit pour qu’ait lieu la phase du miroir, dans laquelle l'enfant se percoit comme Autre, comme image extérieure a sa perception de lui-meme. Dans le langage, une autre division s'opere entre le “je” du discours (le sujet de l'énoncé) et le ”je" qui parle (1e sujet de l'énonciation). 11 y a donc une contradiction entre le sujet conscient (qui apparait dans son propre discours) et le sujet qui s'y représente partiellement (celui qui parle et dont il est inconscient): “The subject is the site of contradiction, and is consequently perpetually in the process of construction, 33 social formation".15 (Belsey, 65) Parce que la subjectivité est constamment en transformation, et si 1'on accepte les theories lacaniennes sur l'influence du langage dans la construction du sujet, il est évident que la littérature -- en tant qu'un des outils d'expression les plus performants --, a un impact considerable sur la facon dont les gens se définissent et congoivent leurs rapports avec la monde ou ils vivent. Certains textes littéraires donneront l’impression de remettre en question cette conception du monde, et de jeter 1e voile sur les relations imaginaires complexes entre les individus et les conditions réelles de leur existence. C'est cette fonction de la littérature qui va aiguiller nos analyses de la fagon dont les oeuvres antillaises nous révélent l'aliénation, 1a mauvaise conscience de l'assimilation culturelle derriére la relation ambigfie qu'entretient la France avec ses départements d'outremer. La problématique du langage dans l’ambiguité relevée des rapports entre les Antilles et la France continue, meme si 1e débat prend une autre tournure. Il ne s'agit plus pour l'écrivain des Antilles de choisir une langue au detriment de l'autre. La diglossie antillaise est un phénoméne indiscutable: 1e francais est la langue utilisée au niveau scolaire, administratif, gouvernemental, officiel, et le créole 34 est le langage populaire utilisé au quotidien. Autre fait indéniable: la predominance du francais dans la vie antillaise. Le réve lointain des créolistes de se promener dans les rues de Fort-de-France ou de Point-a- Pitre et de rencontrer des panneaux indicateurs dans les deux langues (frangais et créole) ne semble pas prét a se réaliser. N'ont-ils pas déja, dans l'ensemble, fait leur choix? En effet, la majorité des auteurs antillais ont opté pour le francais comme langue d'expression privilégiée. A leurs débuts, des auteurs comme Raphael Confiant (d'origine Martiniquaise) croyaient vraiment a la possibilité de transformer le créole en une langue littéraire. Ils ont commencé leur carriére d'écrivain en créole; mais ils ne trouvaient pas de lecteurs: le ‘public ne suivait pas. C'est son ami Patrick Chamoiseau ani a conseillé a Confiant de composer en frangais. Ironie pour ce créoliste que de rencontrer la notoriété et un certain confort materiel en allant contre ses cflojectifs initiaux, a savoir de favoriser les écrits en créole, s'exprimer dans la langue représentant la théorie et l'idéologie qu'on défend! Au début de sa carriére, Confiant ne concevait que le créole pour dire 1e malaise et le mal-étre culturel antillais qu'il vOnlait dénoncer. Utiliser le créole était une maniere d3 revendiquer son originalité identitaire, de montrer la richesse linguistique du créole. 35 a u I cut n e . l i e. 1. I '~ A: ‘s 'v ... I Mais écrire en frangais ou en créole, est-ce la 1e véritable débat? Si 1’on reprend les théories lacaniennes précédentes, le sujet est divisé entre le “je” de l'énoncé et le “je” de l'énonciation, quelle que soit la langue de référence. Et auquel cas, l'énonciateur peut tout de meme avoir des difficultés a faire passer son message. N'est-il pas plus systématique de choisir la langue de la majorité? Celle de la masse que constitue votre public? Certains pourraient arguer qu'il est bien facile de se laisser tenter par le matérialisme aux dépens de la langue que les intellectuels veulent préserver. Cela est, 3 mon sens, un faux probleme puisque le frangais reste, avec le creole, les langues maternelles des Antillais: ces derniers sont bilingues. Pour Chamoiseau comme pour Confiant, l’objectif qui était de proclamer et de valoriser la spécificité antillaise est encore possible, nuéme en employant 1e francais, car 1e message reste le nMéme, et cette écriture originale devient profuse et ancrée dans les Antilles. Et Si l'écrivain antillais S’exprime en frangais, c’est sans aucun doute parce que cette langue lui parvient aussi naturellement que le Créole. La formation sociale de l'Antillais l'a incite a dénigrer l'un (1e créole) au profit de l’autre (1e frangais), mais la réalité est 15: 1e frangais et le creole sont devenues leurs langues maternelles. Voici ce 36 que Barnabé, Chamoiseau et Confiant déclarent a ce sujet dans W112: Mais nos histoires, pour une fois généreuses, nous ont doté d’une langue seconde. Elle n'était pas a tous au départ. Elle ne fut longtemps que celle des oppresseurs-fondateurs. Nous l’avons conquise, cette langue frangaise. Si le créole est notre langue légitime, la langue francaise (provenant de la classe blanche creole) fut tour a tour (ou en meme temps) octroyée et capturée, légitimée et adoptée. La Créolité, comme ailleurs d’autres entités culturelles, a marqué d'un sceau indélébile la langue frangaise. Nous nous sommes appropriés cette derniere. Nous avons étendu 1e sens de certains mots. Nous en avions dévié d'autres. Et métamorphosé beaucoup... Bref, nous l'avons habitée... Notre littérature devra témoigner de cette conquéte. (46-7) L'écrivain antillais est également conditionné a utiliser 1e francais en vertu du statut officiel de cette langue a tous les échelons de la vie des iles; l’éducation et les programmes scolaires sont en frangais et imitent le modele métropolitain frangais. George Lang explique: ... literacy in creoles is everywhere preceded by literacy in the lexifiers, this despite the best 37 efforts of those committed to education in creoles and the orthographies they must be predicated upon. In short, to be a writer in a creole means in particular to have assimilated and mastered its lexifiers's literary values, a most peculiar form of alterity that I call auto-alterity. (196) Les auteurs de la créolité, Barnabé, Chamoiseau et Confiant se considerent comme des écrivains creoles, non parce que leur langue discursive est le creole, mais plut6t par la nature meme de leur écriture. Confiant constitue peut-étre une exception en ce domaine, puisqu'il semble étre 1e seul de ces écrivains a s'étre lancé en langue créole, a avoir prouvé qu’il pouvait exprimer de nobles notions en créole, qu'il avait peut- étre atteint cette auto-altérité.16 La definition de George Lang ne semble pas décrire la position des auteurs de la Négritude —- a l’exception d'Edouard Glissant et son concept d'Antillanité. Est-ce parce que selon lui, ces derniers n'ont pas atteint d'autonomie littéraire dans la langue créole, mais en francais? C'est un pas que beaucoup ont malheureusement franchi allégrement, mais qui ne tient point compte de la particularité de cette écriture. Toutefois il ne s'agit pas uniquement de s’exprimer en créole, car tous les écrivains mentionnés ici maitrisent parfaitement 1e créole, et sont conscients 38 des diverses connotations lexicales qui y sont attachées. Cette langue -- ou langage, terme que les linguistes s'appliquent a employer —— est la leur. Certains, avec plus d'adresse et de succes que d'autres, en jouent, manipulent les lexiques, au gré de leur fantaisie. Mais 1a n'est point 1e but de cette these; l’intérét ici réside dans les motifs caches derriere cette utilisation du créole -- ou meme son absence -- dans leurs oeuvres. Que dénote 1e langage sur leurs liens avec la France? Comment parviennent-ils a représenter la France? Pour ce faire, nous allons nous attacher aux theories défendues par Frantz Fanon, Edouard Glissant et Homi Bhabha dans notre interpretation de la representation de la France dans la littérature antillaise et l'analyse de leurs rapports. 39 Section II Theories fanoniennes sur la situation coloniale A la suite des écrivains de la Négritude, 1e Martiniquais Frantz Fanon a vécu directement la départementalisation des anciennes colonies francaises des Antilles a la fin des années 1940. Son oeuvre, primordiale, marquante, va nous servir tout au long de notre these afin de faire comprendre les rapports de l'Antillais avec la France, et la suite (logique?) qui en découle dans la littérature antillaise. Fanon s'est interrogé sur les rapports particuliers que les colonisés entretiennent avec leurs anciens colonisateurs. Sous l'influence de ses idées et de ses analyses, les Antilles ont produit une génération d'écrivains fortement engages, remettant continuellement en question la domination des valeurs frangaises aux Antilles. A un moment ou l'Afrique vivait 1e probleme de la decolonisation surtout dans une opposition Blanc- noir, l'affirmation d'une identité culturelle n’avait pas l'air de résoudre les problémes les plus cruciaux et une nouvelle alienation guette les masses populaires soit-disant décolonisées. On va surtout centrer notre analyse Bur WW (1952)”. dans lequel Frantz Fanon (1925-1961), conscient des dimensions politiques et économiques des problemes créés 40 par le colonialisme, choisit de traiter en priorité l'aspect socio-psychologique. Il utilise ses connaissances en psychiatrie pour entreprendre une autopsie de l'esprit caribéen. Fanon analyse les ”syndromes" du racisme et du colonialisme, la position du noir vis-a-vis de la civilisation blanche, 1e comportement de l'opprimé et celui de l'oppresseur, 1e phénoméne du mimétisme et de l'aliénation. Il expose ici le réseau des complexes et des obsessions qui sont enracinés profondément dans 1e psyche antillais. En identifiant ce qu'on peut appeler une crise d'identité, Fanon offre aux écrivains un large champ d'exploration. Le colonialisme frangais ne cherchait pas uniquement la domination politique et économique, mais la domination culturelle et idéologique aussi. Cet objectif était applique avec beaucoup de zéle par la politique d'assimilation. Et 1e maitre-mot de la pensée fanonienne, dans Pean_Ngize‘_Ma§gue§_filang§, sur la situation du colonisé est l'aliénation. Il l'utilise pour identifier les complexes d'infériorité de 1'individu qui tente de se distancer de lui-meme. L'assimilation a créé l’aliénation, un des traits les plus nocifs de la colonisation. Fanon ajoute a l'aliénation la notion d'annihilation de soi. Il pense que l'Antillais, cherchant a s'échapper de lui-meme, de son individualité, a fini par réprimer son identité, 41 provoquant ainsi une névrose. Il suggére que ceux qui n'ont pas subi d'assimilation culturelle ne souffrent pas d'aliénation. L'équation de Césaire, dans Disggurs_§ur_le colonialisme (COLONISATION = REIFICATION = DEPERSONNALISATION = DESEQUILIBRE) rejoint les conclusions de Fanon sur les problémes de la colonisation. Fanon analyse les diverses attitudes stéréotypes des blancs envers les noirs et les tentatives de ces derniers pour résister au processus d’"objectification": ”le négre est un jouet entre les mains du blanc; alors, pour rompre ce cercle infernal, i1 explose”. On sent chez Fanon le conflit intérieur entre les exigences imposées par l’assimilation et 1e besoin d'autonomie. Il définit un portrait clinique de l'homme noir, victime des préjugés de couleur et des complexes d'infériorité qu'il a intériorisés. "Toute névrose, tout comportement anormal, tout éréthisme affectif chez un Antillais, est la résultante de la situation culturelle". Dans le chapitre le plus long de son essai, “Le négre et la psychopathologie”, Fanon parle de cette névrose, et utilise l'idée de la catharsis collective et l'exemple de magazines de luxe. L'enfant noir antillais s’identifie progressivement avec le colonisateur blanc, dans certains cas, contre ses propres intéréts. Les romans autobiographiques des 42 Martiniquais Joseph Zobel et Patrick Chamoiseau, qui vont nous servir d'illustration, s'appliquent a dépeindre le conditionnement subi par l'enfant Antillais dés son plus jeune age et la politique d'assimilation imposée par la France aux Antilles. L'éducation primaire et secondaire qu'a recu Fanon a la Martinique dans les années 1930 et 1940 a largement suivi la route toute tracée de la politique frangaise d'assimilation. Les seuls livres disponibles étaient les manuels scolaires officiels centres sur les gloires du pouvoir métropolitain et de l'Empire francais. Comme dans les autres colonies frangaises de l'époque, l'assimilation a été 1a politique officielle, par lequel les populations locales pouvaient accéder a la citoyenneté frangaise et jouir de tous les privileges accompagnant cette “promotion". L'assimilation allait de pair avec l'éducation frangaise. En vertu de leur statut de membre d'un département d’outremer, les étudiants martiniquais lisaient les memes livres et prenaient les memes examens que les Francais métropolitains. On leur enseignait l'histoire et la culture de France comme si c'était la leur: Fanon and his brothers learned French patriotic songs; French culture was exalted to the skies; French language, French literature, French history, French mannerisms were accepted with uncritical 43 adulation as the only legitimate way of life. (Hansen, 19) L’impact de ce martellement était clair: il a servi a développer chez les Antillais un profond sentiment d'identification personnelle avec la culture et la maniere de vivre francaises, au détriment du substrat africain, continuellement ”dénigré". Dans l'aliénation telle que Fanon l'expose, le groupe colonisé a été séparé de son individualité, de sa culture, de ses conditions d'existence, de sa société.18 Le drame du colonisé longtemps asservi et né au cours de siécles d'humiliation a entrainé 1a dégénérescence, la mort a petit feu de tout un peuple. Le Noir, que le colonisateur a infériorisé, animalisé, chosifié a tel point qu'il a honte d'étre Noir, honte de sa race, et prend 1e colonisateur pour son seul et unique modéle susceptible de lui donner 1e salut, objet de ses réves”: En Europe, 1e mal est représenté par le Noir [...]. Le bourreau, c'est l'homme noir, on parle de ténebres, quand on est sale on est noir -- que cela s'applique a la société physique ou morale. On serait surpris si on prenait la peine de les réunir du trés grand nombre d'expressions qui font du Noir 1e péché. (152) Fanon décrit les faits en rapport avec l'Europe, lieu 44 d'origine, selon lui, de toute la domination. Pour l'Européen, tout ce qui est négatif, sale doit étre noir, donc inférieur et sans valeur, sinon nocif ou infecte. C'est la politique frangaise d'assimilation qui a provoqué les phenomenes d'aliénation. Par l'aliénation culturelle, le décolonisé subit 1a supériorité du colonisateur. La frustration vécue par le colonisé forme son alienation en développant des processus d'identification dans un contexte raciste. L'aliénation devient possible grace a la degradation culturelle. Des facteurs tels que l'éducation et la langue du colonisateur restent les instruments les plus puissants de l'aliénation systématique de la population locale. Dans les colonies, le colonisateur a tout d'abord imposé sa langue au colonisé: “1e Noir Antillais sera d’autant plus blanc, c'est—a-dire se rapprochera d'autant plus du véritable homme, qu'il aura fait sienne la langue francaise". (14) La langue du colonisateur est devenue la langue officielle, la langue du commerce et des affaires. La capacité de bien s'exprimer dans cette langue était (est toujours) un garant d'acces automatique a un statut supérieur dans le systéme colonial (et dans la société antillaise actuelle): Dans un groupe de jeunes Antillais, celui qui s'exprime bien, qui posséde la maitrise de la 45 langue [francaise], est excessivement craint; il faut faire attention a lui, c’est un quasi—Blanc. (16) Bien parler 1e frangais dénote non seulement des capacités linguistiques, mais aussi un degré d'acculturation et d'acceptation des manieres de vivre du blanc. On voit par la que le frangais n'est donc pas seulement un moyen de communication, c’est aussi un “artifice social", une marque de valeur. Quand on adopte la langue du colonisateur, on accede a tout un monde de possibilités, des modes de pensée, des comportements”: Nous attachons une importance fondamentale au phénoméne du langage. C'est pourquoi nous estimons nécessaire cette étude qui doit pouvoir nous livrer un des éléments de comprehension de la dimension pour autrui de l'homme de couleur. Etant entendu que parler, c'est exister absolument pour l'autre. (13) Bien parler le frangais donne un certain pouvoir a l'Antillais. La classe moyenne martiniquaise ne parlait pas créole a ses enfants, mais seulement a leurs serviteurs qu'elle considérait comme inférieurs. A l'école, les enfants qui s'exprimaient en créole étaient méprisés par les maitres d'école et ridiculisés par les parents. Joseph Zobel et Patrick Chamoiseau vont nous donner un apergu de ce phénoméne de dévalorisation du 46 langage créole dans respectivement, L§_Bue;§a§g§;ngg;e§ et W13- Et pour Fanon, l'Antillais qui emigre en France se croit divinisé lorsqu'il revient au pays: Le Noir qui entre en France change parce que pour lui la métropole représente 1e Tabernacle [...]. 11 y a une sorte d'envofitement a distance, et celui qui part dans une semaine a destination de la métropole crée autour de lui un cercle magique ou les mots Paris, Marseilles, la Sorbonne, Pigalle représentent les clés de voute. I1 part et l'amputation de son étre disparait a mesure que 1e profil du paquebot se précise. Il lit sa puissance, sa mutation, dans les yeux de ceux qui 1'ont accompagné. “Adieu madras, adieu foulard..." (18) Il doit pourtant faire face a la dure réalité en métropole: ... l'Antillais ne se pense pas Noir; i1 se pense Antillais. Le negre vit en Afrique. Subjectivement, intellectuellement, l'Antillais se comporte comme un Blanc. Or c'est un negre. Cela, il s'en apercevra une fois en Europe... (120-1) 0n voit la les dangers du processus d'assimilation et du systéme éducatif qui l'alimente: loin de préparer 1e jeune Antillais a la vie adulte dans la société frangaise, ils agissent comme des facteurs traumatisants 47 et tétanisants. Selon 1e postulat de Fanon, on parvient a la conclusion que 1e colonisé est un étre libre, mais aliéné. Et du fait de la relation paternaliste née de l'esclavage et de la colonisation qui se poursuit encore aujourd'hui sous de nouvelles formes, l'Antillais apprend a se considérer comme inférieur et a évaluer sa relation a la France comme indispensable a sa survie. Une situation de dépendance (économique, affective, littéraire meme), qui ne semble pas vouloir s'estomper, s'est instaurée entre les Antilles et la France. Les ouvrages que nous allons analyser font la part belle aux théories fanoniennes sur la psychologie du colonisé. 48 Section I I I Theories glissantiennes A la suite de Fanon, le Martiniquais Edouard Glissant explore les dimensions offertes par la situation coloniale dans L§_Qisggur§_gntillai§ (1981) et dans ses romans, dans lesquels i1 prone le concept d'Antillanité. La Négritude césairienne a ouvert le passage vers l'antillanité. Mais tandis que la Négritude accentue les racines africaines de la tradition noire antillaise et souligne le caractere universel des valeurs culturelles d'origine africaine, la conception de l'antillanité formulée par Glissant accepte a priori l'idée d'une culture syncrétique d’un amalgame se composant de contradictions, d'ambivalences et memes d’apories. L’antillanité est une théorie critique de la réalité antillaise. D'un avenir présentant le divers, 1e spécifique, alliés aux relations globales, devrait prendre position contre les tromperies de la chronologie coloniale. L'impulsion vers l'unité et 1e souci avec le potentiel créatif des Caribéens sont au centre de l'oeuvre de Glissant, dont l'écriture reflete une tentative de réconcilier les éléments divers de l'héritage caribéen, pour parvenir a l'harmonie en dehors des tensions historiques. L'antillanité ne 49 rejette pas 1a Négritude, mais plutét, c'est un concept né du besoin d'énoncer le “nouveau cri" des descendants d'esclaves déracinés, de réconcilier la perte des racines africaines avec un certain sens d'appartenance a un monde unique et fertile. Mais Glissant ne ressent pas le besoin de comprendre et de réinterpréter l’histoire des Caraibes. L’antillanité, selon Glissant n'interroge pas l'histoire officielle évidente, ni une contre— histoire univoque de colonisé qui serait symétrique de la premiere. 11 part de l'expérience de l'esclavage, primordiale a son sens. Pour lui, on se définit en termes de relation avec l'autre. Donc les Martiniquais se sont définis par rapport aux Frangais. Glissant établit une veritable “archéologie du savoir" antillais, par la perspective de la difference (l'Antillanité). Il considere la société antillaise a travers de multiples differences: difference raciale, sociale, historique, culturelle, géographique. “C'est par la difference et dans le divers que s'exalte l'Existence". La littérature et la théorie sociale, l'histoire sont étroitement liées dans la pensée de Glissant. Parce que les mythes (ordre, retour vers le passé) et les contes restent en dehors du temps, ils ne peuvent pas se geler. Le mythe préfigure l’histoire, et n'est pas symbolique. L'histoire dont Glissant parle commence avec un ”h" majuscule: c'est une Histoire 50 totalisée/continuante. On construit l'histoire en reconstruisant 1a memoire collective, et le sens collectif du moi. Sa notion de continuité fait référence a certains peuples d'Afrique qui continuent de respecter leurs croyances religieuses en arrivant dans les Amériques. Il s'agirait dans ce cas de pays comme Haiti. La Martinique et la Guadeloupe n’en ont pas fait l'expérience du fait de l'interpénétration de la culture frangaise aux Antilles et de la politique d'assimilation de la France. La reversion implique la notion de retour vers ses racines, vers l’origine, afin de reconstruire son identité. L'identité est liée a l'origine, bien que le retour vers l’Afrique (continent aux cultures diverses) demeure impossible. La réversion devient une autre dimension politique. Comment définir l'identité vers laquelle on retourne? Glissant considere que l'importance de l'histoire dans la fiction du Nouveau Monde (Garcia Marquez, Carpentier) releve d'un sens de manque historique --une réponse passionnée a l'absence d'information, une expression d'envie, dans laquelle les questions, le voyage dans la passé, comptent plus que l'arrivée problématique. “La poétique de l’écart et de l'errance ouvre le poéte au mouvement du monde". L'errance ouvre 1'individu aux rencontres fertiles avec l'autre (cf. l'esthétique de la diversité pronée par Glissant). 51 Le projet de Glissant se résumera pour l'essentiel a l'élaboration d'une “littérature volontaire": une poétique du paysage et l'invention d'une méthodologie interne d'approche et de lecture des sciences sociales aux iles antillaises. Le paysage (l'arbre géant...) est la clé du passe caché, vers les traces des ancétres. L'écrivain s'efforce de créer dans cette zone de manoeuvre. Mais la culture martiniquaise se laisse progressivement gagner par les pressions socio- culturelles venant de la France. Glissant pense que les Martiniquais devraient prendre maintenant la place centrale dans 1e processus de creation. L'écrivain devrait intégrer l’identité collective antillaise qui doit devenir 1e veritable générateur et sujet du texte. Et il craint pour le sens d'identité de la Martinique, compte tenu de la domination technologique et économique de la France. Son concept d'antillanité est un idéal de solidarité antillaise qui transcende les barrieres géographiques et linguistiques entre les iles. Glissant a développé une théorie du métissage (comme une rencontre avec l'Autre), et envisage la créolité de facon positive. 11 pense qu'un phénoméne de créolisation s'est produit aux Antilles. Pour Glissant, 1e métissage est rencontre et synthése entre deux entités alors que la créolisation est un métissage sans .Lindtes, dont les éléments se multiplient a l'infini et 52 dont les résultats sont imprévisibles. La nation ne se congoit pas comme une separation; c'est un mode de la Relation non aliénée a l’autre qui devient ainsi autrui. Car le métissage en tant que proposition n'est pas d'abord l'exaltation de la formation composite d'un peuple; aucun peuple n’a été préservé des croisements raciaux. A l'opposition de la Négritude, Glissant pense qu'il est inopérant de glorifier une origine “unique" dont la race serait gardienne et continuatrice. Il ne parle pas d'une union harmonieuse des races. La poétique du métissage est “celle meme de la relation: non linéaire et non prophétique”. L'antillanité ne s’est pas plus affirmée sur le mode mythique que n'ont fait les autres idéologies antillaises contemporaines. Elle a seulement aidé a lire deux types d'oeuvres: d'une part des fictions centrifuges qui reproduisent “l'unité des diasporas" (comme dans les romans de Maryse Condé) et la suit dans ses parcours officiels ou interlopes entre les iles originelles et l'Europe, l'Afrique, les Ameriques continentales, les autres terres de la Caraibe; d'autre part, en plus des oeuvres qui, au lieu de réduire comme naguére la Guadeloupe et la Martinique a quelques Symboles (1e papillon, 1'igname), a quelques slogans, S'efforcent de dégager leur vérité de “pays". Jean 53 Barnabé remarquait dans Lettre§_§;égle§ que Glissant a compris que la créolisation antillaise, dans son chaos de peuples, de cultures et d'histoires, a fondé le rapport a la terre non selon les lois de la racine unique relevant du vieux monde, mais selon celles du rhizome, “cette racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l'air, sans qu'aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable" (187). Pour Barnabé, plus concept que véritable mouvement littéraire, l'antillanité, rejetant les illusions générées par l'Afrique et l'Europe, accomplit le projet de domicilier l'écriture antillaise dans le champ naturel (natal) de son éclosion. Une langue frangaise redevable a la rhétorique antillaise profonde plus qu’au champ des interferences syntaxiques ou lexicales fait de la prose de Glissant un outil de recherche original en constante subversion par rapport au frangais et en perpétuelle méfiance vis-a-vis des séductions faciles du créole. Sa notion de diversion résulte de la pression du groupe dominant (la France) pour dévier les Antillais d'une identité créole. La France se réfere a la Martinique comme un D.O.M. (Département d'Outremer). Le processus d'assimilation passe par le refus/résistance <1'une autre identité (antillaise) en dehors de ce qui n"est pas francais. La reconstruction de la communauté 54 antillaise s'est faite par l'assimilation, perdant ainsi leur moi. L'imitation de la culture dominante se passe quand la culture mineure est entourée par une culture majoritaire et subit toutes sortes de pressions des cultures extérieures. 55 Section Iv Homi Bhabha et le sujet colonial Un ouvrage plus récent va apporter plus de lumiere sur les parametres de representation dans le comportement et la psychologie du colonisé: i1 s’agit du trés acclame essai d'Homi Bhabha, The_Lantign_gf Culture (1994), dans lequel, appliquant la théorie structuraliste du signe au domaine post-colonial, Bhabha a eu pour objectif d'élaborer des théories sur les différents moments d'hybridité dans le discours culturel. L'oeuvre de Homi Bhabha dans la critique culturelle post-coloniale a été influencée par Derrida, mais aussi par la tradition psychanalytique Lacanienne et les théories fanoniennes. Sa théorie est centrée sur trois points principaux: le sujet colonial hybride, la nation divisée, et le processus translationnel et transnational de signification culturelle. Dépassant l'idée de l'"Autre" coloniale comme ”different", Bhabha situe l'"Autre" comme différance. Le stereotype unifiant l'Autre est basé sur un idéal blanc imaginaire. Dans un mouvement unifiant (métaphore) 1e stereotype masque les differences humaines (métonymie). Pour étre humain, le colonisé doit se conformer a l'idéal blanc. Cependant 1e colonisé ne peut pas se conformer a cet idéal, et ainsi, le perturbe 56 constamment. Le colonisé se constitue comme objet dans l'ambivalence de ce double mouvement. La diversité culturelle est un objet épistémologique --la culture en tant qu'objet de la connaissance empirique-- tandis que la difference culturelle est le processus d’énumération de la culture, pouvant étre connue, autoritaire, adequate a la construction de systémes d'identification culturelle. 11 y a separation entre le sujet de l’énoncé (dans une phrase) et le sujet d'énonciation (référence au temps present at a un lieu spécifique). Bhabha parle d'un espace divisé d'énonciation. Bhabha voit 1e moi comme un produit du langage, non comme avec Condé, comme un objet essentiel et complet. En tant que produit du langage, le moi de Bhabha est toujours fragmenté (et non pas complet, ni autonome). Des que le sujet parle, il se devise et ne peut ainsi jamais étre “une chose en elle- méme". Le sujet qui s'exprime (qui met les mots sur papier) est alors séparé des mots inscrits sur la page qui définit le sujet. Le sujet est caractérisé par ses multiples positions. Selon Bhabha, 1a “multi-positionality" d'une femme de classe moyenne, par exemple, dépend de sa classe, son sexe, les frontiéres raciales et il est difficile d'affirmer laquelle de ces identités determine .ses choix politiques. C'est la qu'intervient son 57 argument du sujet hybride. Le pluralisme commence par la difference qui est finalement transcendée. Pour Bhabha, l'hybridité est devenue une nécessité historique, une marque de naissance de la pensée post-moderne. Le sujet (tout comme le signe) ne peut donc étre autrement que divisé, ambivalent. Pour Bhabha, la question d'identification n'est jamais l’affirmation d'une identité déja donnée. C'est toujours 1e produit d'une image de l’identité, et la transformation du sujet en assumant cette image. L'identification est toujours le retour d’une image de l'identité qui porte les traces de la separation de l'espace de l’Autre d'ou elle vient. Homi Bhabha examine la question de culture dans le royaume révisionnaire de l'au—dela (”beyond"): la frontiére (“boundary") de laquelle une presence se fait sentir. Bhabha traduit cette “boundary" en un espace liminaire d’hybridité culturelle. 11 se réfere a un espace “in-between”: maniere d'aborder 1a question des identités sans les arranger dans des hiérarchies ou des espaces fermés. L'hybridité a lieu quand on appartient a plusieurs cultures en meme temps, définie comme un espace, une nation, un Etat. L'hybridité est un probléme de la representation coloniale et individuelle qui renverse les effets du désaveu colonialiste, de fagon 3 ce que d'autres connaissances ”refusées" pénétrent dans le 58 discours dominant et minent les fondements de son autorité. L'hybridité culturelle réécrit la hiérarchie sous—entendue dans trois mondes, et reconstruit les mots d'un seul monde. L'émergence d'un sujet colonial divisé menace non seulement de vaincre la representation historisante des Lumiéres occidentale, mais de ”déconstruire" l'unité de la nation occidentale elle-meme. Dans le chapitre 8, “DissémiNation”, Bhabha pense que le probléme ne concerne pas uniquement l'identité (“selfhood”) de la nation par rapport a l'altérité des autres nations. Nous sommes confrontés a la division interne de la nation, articulant l'hétérogénéité de sa population (148). A cause des migrations post—coloniales de masse des quatres dernieres décennies, le monde s'est restructuré par une liminalité ou hybridité culturellle mondiale. Il n'y a plus d'espaces et de temps culturels homogénes. Une fois que l'espace-nation occidentale a été transformée par les Autres ethniques, 1a menace d'une difference culturelle devient un probleme d'Altérité interne. De cette maniére aussi, l'identité d'une nation est défiée et croisée par un mouvement supplémentaire d'écriture, qui corrompt le mythe de la collectivité et de la cohesion nationale. La culture est un processus de signification condamné a une division interne constante inevitable. 59 Dans 1e chapitre deux de ngatign_gf_§ultu;e (1994), intitulé ”Interrogating identity", Bhabha s'interroge sur la question de l'identité. Dans le schéma de representation manichéen occidental, l’Autre colonial a toujours été un objet fabriqué (”artifact”), ou une projection imaginaire d'identité, qui révele un manque, une absence, un espace de division (“split space"). 11 revoit la notion fanonienne existentielle de l’identité contradictoire du sujet colonial en termes du signe postmoderne de separation. La conception poststructuraliste de la priorité du signifié met au premier plan l'Altérité (”Otherness”) dérangeante du langage, révélant un espace de dédoublement. Cette Altérité subalterne, subversive du lanagage fournit a Bhabha une image parfaite du sujet colonial, qui a souffert autant de violence et de défiguration que le signifié hétérogéne, mais dans sa nature divisée. Le sujet colonial, dépersonnalisé, disloqué, déplacé devient un objet incalculable, difficile a situer (de la meme fagon que le signifié avec sa matérialité impenetrable). Les théoriciens abordés ici s'accordent pour blamer les institutions coloniales lorsqu'ils tentent d'expliquer les parametres de dépendance et d'aliénation dans lesquels les colonisés se trouvaient, et sont 60 encore actuellement. Quelle que soit l'image -- positive et negative -- de la France représentée dans la littérature antillaise, les deux forces en presence (la France et les Antilles, 1e colonisateur et le colonisé) sont liées, indissociables, complémentaires meme selon certains. Examinons plus en détail, et de facon plus illustrative cette representation de la France dans quelques oeuvres majeures de la littérature antillaise, a commencer par deux ouvrages d'auteurs martiniquais, La W de Joseph Zobel. puis Cheminzdiéggle de Patrick Chamoiseau, qui offre un portrait du systéme éducatif aux Antilles. 61 CBAPITRE 2 La francisation commence par l'éducation: W de Joseph Zobel et Min; W de Patrick Chamoiseau Certains diraient que l'héritage colonial n'est pas que négatif puisque les Antilles et la Guyane sont dotées d'un puissant systeme éducatif mis en place par les Francais, des le milieu du XIXeme siecle.21 Ces départements sont aujourd'hui dotés de fagon homogéne d'un bon systeme éducatif et de campus universitaires. Mais comme par le passé, les meilleurs étudiants bénéficient de bourses pour étudier en France”, perpétuant ainsi la formation a l’étranger d'une élite intellectuelle et véhiculant les principes des anciennes métropoles. Le systeme éducatif tel qu'il est organise aux Antilles et en Guyane de l'école maternelle au lycée, a l'université est une réplique du modele francais a tous les points de vue. On sait que tous les auteurs antillais tels que Maran, Césaire, Condé, Confiant, Chamoiseau sont passes par les écoles frangaises en France on ils ont tous regu un conditionnement valorisant l'histoire et la culture frangaise. Frantz Fanon, et Léon-Gontran Damas avant lui, se sont eux aussi penchés sur la question de l'éducation 62 recue par les Antillais et sur toute l’idéologie derriere son processus: ils ont fortement critiqué ce systéme éducatif qui n'était qu'un instrument.pour la politique d’assimilation de la France dans ces colonies. Nous avons vu que, du fait de son statut de colonie, la population locale des iles antillaises et des Antilles ont dfi subir un systeme éducatif biaisé, en dehors des réalités caribéennes. Les écrivains antillo-guyanais sont tous issus du systéme éducatif frangais. Désigné comme le précurseur de la Négritude, René Maran”, qui a regu avec Eatggala, le Prix Goncourt en 1921, a suivi ce que nous appellerons le parcours quasi-typique de l'intellectuel antillais: il est né aux Antilles (en Martinique) et il a fait ses études en France et a vécu quelque temps en Afrique. Dans son ouvrage24 consacré a la controverse entourant Maran, Femi Ojo—Ade affirme qu'il s’est révélé a un moment crucial, quand l'élite noire était a la recherche d'un leader spirituel. Maran semblait partager les certitudes de Senghor sur la suprématie de la culture frangaise, de la langue frangaise sur les langues africaines, et sur le langage créole. On assiste a une francisation linguistique et idéologique. Maran semble se préoccuper davantage de maintenir la notoriété. de la France dans la communauté internationale: la France avait une reputation de liberalisme, d'humanisme 63 et d'égalité raciale qu'il fallait préserver a tout prix. Il est loin d'appeler les Africains a la révolte, mais demande plutot au gouvernement frangais de remarquer les malversations qui ont eu lieu en Afrique, et de punir les offenses de certains de ses ressortissants au nom de la reputation de la France. La definition de Homi Bhabha, ou meme des postmodernes sur la subjectivité, éclaire fortement sur les motivations de Maran. Le sujet colonial est un étre divisé: il est tiraillé entre l’image qu’il a de lui- méme et de sa valeur et celle que la société dominante, la France en l'occurrence ici, lui a imposé de lui-meme. Maran ne remet pas en question les structures fondamentales de la France, ni ses institutions, i1 interroge plut6t les excés de cette politique et les méfaits de certains Francais en Afrique. De cette oeuvre transparait sa conviction que la France reste essentielle a la survie de l'Antillais (ou de tout colonisé). Si l'Antillais doit étre quelqu'un, il doit étre avant tout frangais. Tout 1e roman valide cette impression. Maran ne parle pas de refus d'assimilation, ni de perte d’identité des Antillais, et pas un moment il ne remet en question 1a conviction que l'intelligence de la France et de ses institutions doit prévaloir. La France reste pour lui un ideal a atteindre, un état indispensable a sa survie. 64 Les chefs de fil de la Négritude25 se sont amplement démarqués de l'attitude de Maran, et de la littérature conventionnelle frangaise. Conscients de la difficulté de préserver leur identité, leur position refuse l'assimilation qui les guette, et que la politique frangaise impose a ses colonies. Les poemes de Léon- Gontran Damas“, sont charges de protestations anti- racistes et anti—bourgeoises; ils repoussent avec véhémence l'assimilation a la culture dominante francaise.27 Ils se distinguent fortement de son contemporain Aime Césaire.28 Damas, mulatre guyanais -- et cette precision est d'importance ici -— dont la famille a tout fait pour l'assimiler aux blancs. Dans son premier recueil, Pigments, paru en 1937, i1 proteste contre les tentatives d'assimilation (notamment par l'éducation) de sa famille bourgeoise de Guyane qui ont rejeté leur passé, ayant accepte tout ce qui était frangais et européen.29 Sa bataille était double: il cherchait non seulement a s'opposer a la domination culturelle de la France, mais également a sa famille, dont il ne partageait point l'adhésion totale, aveugle a la France. Damas semble avoir vécu son education a la frangaise comme quelque chose de contre-nature, totalement imposée a lui et a son essence identitaire.30 Il est allé jusqu’a renoncer a une civilisation qui a été si brutale envers ses ancétres, et a rejeté avec 65 véhémence les fruits de cette assimilation, la fausse sophistication et les maniéres artificielles que sa mere a essayé de lui inculquer. Sa poésie exprime la situation d'un mulatre qui a choisi sa négritude au lieu d'une reconnaissance, et la nécessité d'échapper a l'assimilation culturelle. Damas appelle a un retour vers soi, a agir positivement au sein de la collectivité antillaise et s'efforce d'atteindre une liberté pour soi et pour sa communauté, liberté qui rejette toute forme de colonialisme. A l'instar de l’oeuvre de Damas, nous allons tenter d'illustrer cette perspective anti-colonialiste avec deux romans: La_Eue_gases:N§gres (1950) de Joseph Zobel et Chemin_d;égglg (1994) de Patrick Chamoiseau. Le choix de ces deux ouvrages est justifié par leur sujet commun: ce sont des autobiographies et ils présentent une allégorie nationale; et on assiste a l'apprentissage scolaire d'un enfant martiniquais. Ces deux romans ont été composes apres la départementalisation de la Martinique (1948). C'est l'occasion révée pour leur auteur respectif de dénoncer l'enseignement a la francaise et de décrier le caractere aliénant et discriminatoire de cette éducation.31 Ce faisant, le portrait que Zobel et Chamoiseau tirent de la France est trés significatif. De plus, choisir ces deux romans 66 autobiographiques, aux dires des auteurs -- du fait de leur aspect généralisant et de témoignage representative de la situation de l'époque, leur experience a été partagée par tous les Antillais -- nous permettent de faire des comparaisons significatives quant a l'évolution du statut des Antilles, de leur passage de colonie francaise a département d’outremer. Ces deux romans ont été composés avec un écart de plus de 40 ans: ce laps de temps suffit amplement pour constater, on non, des changements dans les rapports entre la France et la Martinique (dans notre illustration ici) et pour dénoter les diverses empreintes idéologiques qui ont marque ces ouvrages. L’ouvrage de Zobel est une retrospective des études élémentaires, primaires et secondaires de l'auteur (dans les années 30, avant la départementalisation), tandis que Chamoiseau relate des faits survenus dans son enfance (dans les années 1960, apres la départementalisation). Quels sont les composants de cette education et les variations que ces deux auteurs recelent dans cet enseignement imposée par la France? Les tentatives de réponses a cette question vont également éclairer la representation de la France dans ces deux ouvrages. 67 Section I W de Joseph Zobel Le premier ouvrage, La_Rue_gase:N§gre§ de Joseph Zobel, est un chef-d'oeuvre du réalisme antillais qui a pour cadre le monde des travailleurs agricoles au sein de l'habitation canniere en Martinique dans les années 1930. Ce roman offre une description minutieuse, colorée, sans concessions a l'exotisme (a part les récits de M. Médouze), de la société martiniquaise durant la premiere moitié du xxeme siécle. Zobel y expose les groupes socio-ethniques en presence aux Antilles, leurs conflits, les préoccupations politiques des uns et des autres, leurs croyances et leurs fantasmes. Ce roman de la plantation est dominé par la stratification sociale et raciale établie aux Antilles depuis l’époque de l'esclavage. Les valeurs frangaises se retrouvent a tous les échelons de la vie quotidienne. Dans toutes les plantations antillaises, la hiérarchie du personnel blanc et noir était dirigée par le planteur resident, on s'il était absent par le gérant (ou géreur). Ces dirigeants jouaient un role administratif. C'étaient rare qu'ils supervisaient directement les esclaves; ils laissaient ce travail a un ou plusieurs de leurs économes. Les économes devaient faire la comptabilité, du secretariat, la supervision 68 des distilleries,... l'inspection du travail dans les champs, et la direction des rotations des équipes jour et nuit lors de la preparation du sucre, de la mélasse et du rhum. Hiérarchiquement les commandeurs étaient inférieurs a l'économe. Quant aux esclaves, historiquement, ils étaient divisés entre les “esclaves de case" (domestiques) et les “esclaves de jardin" (travaillant dans les champs). Une rivalité entre ces deux categories se jouait car la premiere était en général ”mieux traitée" que la seconde. Les esclaves de case, vivant pres du maitre dans la “grand'case”, intériorisaient l'attitude de leurs maitres sur le travail, la couleur et la race. Les esclaves de jardin vivaient dans des ”cases-negres" dans des conditions précaires, sous-alimentés. Le roman de Zobel semble apporter la preuve flagrante a une critique faite a l'époque par les intellectuels antillais, a savoir que la fin de l'esclavage n'a pas apporté la fin de l'attitude paternaliste et autoritaire de la part des maitres. Le statut social est toujours associé a la position individuelle dans l'éventail de la couleur; 1a richesse et les privileges ont continue a étre proportionnés avec la blancheur relative de la peau. En ce premier quart du xxeme siecle, en Martinique, 1a possession et la direction des plantations et des usines étaient toujours aux mains des blancs locaux (que les 69 Martiniquais appellent les ”békés"). Ce roman autobiographique est centré sur une plantation de la Martinique entre les deux guerres. Zobel emploie l'outil traditionnel du nouveau venu qui emmene le lecteur avec lui tandis qu'il pénétre et explore les réponses physiques et émotionnelles d'un univers clos. C'est un roman d'initiation, du passage, du village a la ville, de l'enfance a l'age adulte (apprentissage), de l'ignorance (illétrisme) vers la connaissance (alphabétisme), du mythe a l'histoire, de l'oralité a l’écriture. C'est l'ouverture de l'horizon spirituelle et matérielle de l'enfant. On assiste au passage d'une servitude (travail épuisant sur les plantations des Blancs) a une autre (le domestique, le repassage de Délia, 1e “chauffeur", homme a tout faire comme Carmen, le jardinier comme Jojo, dans les maisons des békés de l'ile). Durant les sept premieres années de sa vie, Jose Hassam, le petit héros de l'ouvrage, était inconscient des distinctions subtiles de classe et de couleur, héritées de la société de plantations. Cet enfant noir, est né et élevé sur une plantation de canne a sucre par sa grand-mere, M'man Tine. Au départ il est trop jeune pour comprendre les frustrations des travailleurs et l'intensité de leur désespoir. Les yeux de José vont s'ouvrir progressivement sur l'interaction de la couleur 70 et de la classe, d'abord dans la Martinique rurale, et plus tard, sur la Route Didier de Fort-de-France (la capitale). Il passera de l'émerveillement d’une enfance agreste a la découverte des horreurs de l'exploitation des travailleurs negres par les blancs creoles, puis des injustices générées par la société coloniale urbaine, celle de Fort-de-France ou il se rend apres avoir réussi ”a l'examen des bourses" octroyée par la France aux Antillais les plus méritoires. La Route Didier avec les villas de ses riches békés, et l'appendice des taudis des domestiques est une réplique du contraste entre la grande case du maitre et les cases-negres des esclaves sur les plantations, telle la Rue Case-Négres elle-meme, ou Jose habite. José a la chance d'échapper a sa destinée (c’est-a- dire 1e travail épuisant dans les champs de canne qui est le lot de tous les habitants de la Rue Case-Négres), grace a l'ambition et aux sacrifices de sa grand-mere, M'man Tine.32 Ce savoir qu'elle veut qu’il acquiert par dessus tout, c'est celui du monde blanc moderne auquel certains hommes de couleur peuvent avoir accés, en opposition totale a l’univers de concentration on de plantation au sein duquel le savoir est réservé a la minorité blanche creole. La.Bue.Caae:N§grea est donc aussi 1e chant funebre de la société d'habitation traditionnelle, telle qu'elle a fonctionné en Martinique 71 pendant pres de trois siecles, et dont on retrouve encore a l'heure actuelle les séquelles. Il faut ajouter a cela le poids d'un passe, toujours présent et non encore assume, qui pése sur certains personnages; les querelles de l'épiderme qui opposent ca et la Mulatres et Noir; et les croyances religeuses chrétiennes mélangées avec des pratiques ancestrales toujours vivaces. José subit l’influence de M’man Tine33 qui fait son education sociale. Dévouée, (lucide?), elle se sacrifie et se tue a la tache pour assurer a José une destinée meilleure, hors des champs de cannes. En insistant pour que José travaille bien a l'école et fasse des études au college en faisant tout pour qu'il accede au lycée, elle accepte les valeurs coloniales francaises (d'accomplissement des bons). C'est une femme d'un courage exemplaire, meme si elle semble préner une assimilation comme seul moyen de sortie des noirs de la Martinique, car elle a compris que la mobilité sociale passe par l'éducation. Pour M'man Tine, plutét l'école que le travail des champs: elle ne semble meme pas se rendre compte des pieges de l'assimilation derriere ce plan. José devient pour elle 1e symbole d'un espoir permis, d'un avenir meilleur dans un monde ou le present, fait d'une exploitation systématique qui frappe sans distinction hommes, femmes et enfants, s'impose a 72 tous avec une étonnante agressivité. De plus elle lui inculque des valeurs (européennes) qu'elle considere comme les bonnes manieres: manger en utilisant des couverts, etc... Dans la premiere partie, l’enfant subit passivement sa condition d'assimilé et d'exploité, et se laisse entrainer par les autres enfants du bourg. Il va mettre en pratique, dans les IIeme (pages 103-212) et IIIeme (pages 213-311) parties, les lecons apprises de M. Médouze. Ce “vieillard producteur de récits" fait son education spirituelle. Egalement, comme source d'une conscience historique, i1 fait redécouvrir a José son passé perdu, qui ne se trouve pas dans les manuels scolaires. Au contraire de l'ombre planante (presque comme une menace) de la France, Médouze représente une contrepartie physique, proche de l'enfant. C'est grace a leur affection mutuelle qu'il est a meme d'aider José a ne pas se laisser entraver par le passé. Médouze, mélancolique du passé et de ses racines, va devenir 1e Mentor, 1e guide spirituel, l’initiateur de José. C'est grace au contact et a l’influence de Médouze que José commence a choisir en connaissance de cause, a élargir son horizon et sa conscience.34 En racontant des histoires a Jose, il le remet en contact avec l'histoire de son passé et de l'Afrique.35 José commence a devenir conscient de sa condition, a exprimer ses sentiments, et 73 a réagir. Sa personnalité commence a s'affirmer par des choix. Il va s'opposer a certaines attitudes d'assimilation des noirs et soutenir d’autres attitudes. Zobel, se démarquant de l'image paradisiaque (”1e doudouisme") que la littérature de la métropole avait coutume de présenter des Antilles, nous fait partager la vision dantesque des plantations sucrieres: Lorsque le soleil commencait a descendre et que mfman Tine s'acharnait aprés ces touffes de ”para" rétives, une immense panique s'éveillait en moi. J'avais fini par comprendre que Médouze était mort de fatigue, que c’étaient les pieds de cannes, les touffes de “para" ou d'herbes de Guinée, les averses, les orages, les coups de soleil, qui, le soir venu, l'avaient foudroyé. Or mfman Tine subissait aussi tout cela: le soleil, les orages, les mauvaises herbes, les pieds de canne, les feuilles coupantes de canne. (133-4) José éprouve un choc, de la pitié, de la colere meme quand il se rend compte du dur labeur dans les champs de canne, et de l'exploitation de M’man Tine, Médouze et les autres. Il prend conscience de sa condition. 11 se rend compte que Médouze est mort de fatigue dans les champs de canne, et ne veut pas que la meme chose arrive a Mfman Tine. Mais i1 ne peut pas faire grand'chose. Il sait qu'il faut bien travailler a l'école pour échapper 74 a cette condition. Plus loin, José conclut dans ce passage que je vais citer en détail du fait de sa puissance évocatrice: Ce n’était pas ma faute: aucune sympathie pour les champs de cannes a sucre. En dépit de tout mon plaisir a mordiller et a sucer des bouts de canne a sucre, un champ représentait toujours a mes yeux un endroit maudit ou des bourreaux qu'on ne voyait meme pas condamnent des négres, des l'age de huit ans, a sarcler, bécher, sous des orages qui les flétrissent et des soleils qui dévorent comme feraient des chiens enragés; des negres en haillons, puant la sueur et le crottin, nourris d'une poignée de farine de manioc et de deux sous de rhum de mélasse, et qui deviennent de pitoyables monstres aux yeux vitreux, aux pieds alourdis d'éléphantiasis, voués a s'abattre un soir dans un sillon et a expirer sur une planche crasseuse, a meme le sol d'une cabane vide et infecte. Non, non! Je renie la splendeur du soleil et l'envofitement des mélopées qu'on chante dans un champ de canne a sucre. Et la volupté fauve de l’amour qui consume un vigoureux muletier avec une ardente négresse dans la profondeur d'un champ de canne a sucre. 11 y a trop longtemps que j'assiste, impuissant, a la mort lente de ma grand-mere par les champs de cannes a sucre. (210-1) 75 Appuyé par la défense formelle de sa grand-mere, José refuse de maniére définitive la tentation d'aller travailler dans les champs de cannes pour gagner de l'argent pendant les vacances scolaires. Il opte pour les études et le lycée a Fort-de-France. José renie la splendeur du soleil et des mélopées qu’on chante dans un champ de canne a sucre; il s'est rendu compte de la misére des travailleurs noirs sur l'ile. La tentation du doudouisme, largement répandue par l'Occident, est repoussée fortement ici. José reconnait derriere le masque de plaisir et de beau temps, la mort lente, résultat de l'oppression inexorable des noirs. C'est 1e moment critique du récit ou l’enfant commence a s'affirmer. Dans le passage précédemment cité, la description du travail dans les champs de canne remet totalement en question l'image doudouiste des Caraibes. La répétition des mots ”champ de canne a sucre” (répétés cinq fois ici) agit sur 1e lecteur comme un leitmotiv, ou plutét un champ funebre. C'est une vision infernale des plantations que nous propose Zobel. Et a lire ce passage, il est difficile d'imaginer que ces événements ont lieu au xxeme siecle, bien apres la fin de l'esclavage. L'accusation directe de Zobel est tres claire ici: les bourreaux auxquels il fait reference sont bien sfir la France et ses dignitaires, ses colons (les békés). 76 Dans la troisiéme partie, l’enfant affirme son opinion aupres des autres. Il devient plus indépendant. La prise de conscience se précise. Ses valeurs vont s'extérioriser; il va clairement énoncer ce qu'il croit aux autres. José vit désormais a Fort-de-France avec sa mere Delia. Le passage du héros de Petit-Bourg a Fort- de-France, c'est-a—dire de la campagne a la ville, constitue le second temps fort du livre, avec l'apparition du personnage de Délia, animée elle aussi d'une volonté tenace de vaincre l'adversité, d'arracher son fils a la médiocrité promise aux gens de sa race, comme unique lot. Ainsi la jeune femme n'a reculé devant aucun sacrifice pour mener Jose jusqu'au baccalauréat, malgré une politique d'entrave systématique frappant les enfants d'humble origine. José note les contrastes entre les maisons des pauvres et celles des riches, avec des grosses voitures américaines. La Route Didier est l'espace ou José, qui habite désormais avec sa mere, est confronté a la richesse, 1e pouvoir et l'arrogance des blancs en haut de la hiérarchie sociale: M'man Délia occupait une excellente place chez des Blancs creoles de la Route Didier. Elle y faisait 1a lessive et le menage, partageait avec une cuisiniere, un chauffeur et un jardinier les restes des repas des maitres, avait une chambre meublée 77 d'un lit en fer, pourvu d'une literie propre et souple; et elle gagnait cent francs par mois. Tres peu de bonnes, avait-elle confié a mfman Tine, étaient aussi bien payées. Pas meme 5 la Route Didier ou se trouvaient les Blancs les plus riches et les meilleurs domestiques négres. [...] Un certain Dr Guerri, propriétaire de ces grands terrains a peine déboisés qui s'élevent a l'est de Fort-de-France, y découpe et loue de petits emplacements a tous ceux qui désirent se construire une barraque. (217) Ce sont 1a les rares mentions directes que l'auteur fait des Francais creoles de l'ile. Cette minimalisation extreme de leur presence directe dans le roman n'est finalement que le meilleur moyen, pour Zobel, d’accentuer la presence idéologique de la France en Martinique, les avantages matériels dont ils bénéficient au detriment des noirs, et dont ils font d'ailleurs étalage. Et i1 fait peu de doute que le docteur Guerri, nommé dans ce passage, doit étre un blanc creole, car comme on 1e sait, les “békés" étaient les rares habitants de l'ile a posséder suffisamment de terre pour pouvoir la mettreen location. Le contraste entre riches et pauvres se retrouve a l'école encore: [...] jamais je me suis laissé tenter de désigner 78 un professeur ou un surveillant par son sobriquet. Est—ce timidité ou quelque complexe qui me fait croire que les autres éleves, les Serge et les Christian [Bussi], 1e peuvent, mais je ne dois pas me le permettre. (227) Zobel ne précise pas l'appartenance raciale de ces deux éleves, mais 1e contexte dans lequel il est utilisé, nous porte a croire qu'ils sont sans doute blancs, ou mulatres. Le determinant “les" attaché a ces deux prénoms laisse paraitre les connotations narquoises de l’auteur a ce sujet. Compte tenue de la situation sociale et raciale de l'époque, ces derniers demeurent les seuls personnes a “posséder" cette liberté d'expression, largesse refusée aux autres éleves noirs et de classe défavorisée. A l'école, José est isolé et se sent seul. Le lecteur devient 1e témoin des humiliations sociales de l'enfant noir et partage sa rancune. Sans privileges, il est sans cesse confronté a des barriéres de toutes sortes. Il développe une passion pour la lecture. Trés tot, i1 se sent une vocation d'écrivain, meme si i1 ne sait pas encore tout a fait comment la réaliser. A l'époque, la fiction noire n'était pas tres développée. Sans grande surprise et comme une continuation de la politique assimilationniste francaise aux Antilles (commencée bien avant la départementalisation en 1946), 79 les romans que son ami Jojo lui procure lui font découvrir un monde nouveau: Je n'ai jamais fréquenté ces personnes a cheveux blonds, aux yeux bleus, aux joues roses, qu'on met dans les romans. Les villes, avec leurs voitures automobiles, leurs grands h6tels, leurs theatres, leurs salons, leurs foules, les paquebots, les trains, les montagnes et les plaines, les champs, les fermes, on se passent les romans, je n'en ai jamais vu. Je ne connais que la rue cases-Negres, Petit-Bourg, Sainte-Thérese, des hommes et des femmes et des enfants plus ou moins noirs. Or cela ne convient certainement pas pour en faire des romans, puisque je n'en ai jamais lu de cette couleur. (233) Bien sfir le début de l'extrait ne constitue pas une nouveauté dans la facon de décrire l'image que les Antillais ont de la France et des Francais. Mais dans le roman qui nous occupe ici, ce passage est l'un des rares ou i1 nous est donné des references directes a la France métropolitaine. Les elements de cette France choisis par l’auteur n’ont aucun lien avec le paysage antillais. La longue et interminable liste (ponctuée simplement par des virgules) de lieux qui ne correspondent pas a la réalité spatiale des Antilles ou meme de la Guyane se déroule comme un martellement. Et la juxtaposition de 80 l’adjectif possessif “leurs” renforce cette idée: ce mot souligne que tous ces paysages (plaines, fermes...), lieux, voitures, theatres appartiennent a la France et non aux Antilles. Il semble suggérer que toutes ces choses devraient rester a la France, sans que cette derniére l'impose a d'autres. Le lecteur -- tout comme les Antillais -- vit cette enumeration comme une force opprimante, irresistible. C'est de cette maniere insidieuse que la presence de la France se fait ressentir dans le roman: i1 devient apparent que Zobel blame la France d'imposer sa conception des choses et ses propres valeurs dans ses anciennes colonies, au lieu de tenir compte et de s’adapter a la situation géographique et culturelle de la région. Il est clair que José aspire a se reconnaitre davantage dans ses lectures, mais cette occasion lui est refusée par la systeme scolaire qui fait 1a part belle a la France et a tout ce qu'elle représente. La demande pour plus de diversité culturelle dans les manuels scolaires est la, en tous cas de l’auteur. Pourtant ce n'est pas le cas pour tous. D'autres personnages subissent 1e lavage de cerveau habituel et les tentatives d'assimilation. L'école est l'édifice insitutionnel qui favorise l'assimilation de la population. Nous l'avons vu plus haut, Damas et Fanon ont fortement jugé cette education (meme si ils en out 81 également profité) et les exces qu'elle a produits. José se rend compte que le mot “noir” est associé a un climat émotionnel négatif et a un stereotype hostile. A l'école, —- lieu de tensions multiples intenses -- José rencontre la discrimination sociale et raciale. Stephen Roc, le maitre d’école de José, image de la réussite sociale, illustre 1e devenir de ceux qui prennent 1a voie de l'assimilation. Ce maitre est une caricature du noir enfant du pays qui a regu une education frangaise et revient sur l'ile pour la répandre: Sujet de joie pour la population aussi, car ce maitre était un enfant de la commune qui, apres avoir servi un peu partout dans l'ile, venait d'étre homme directeur de l’école du Petit-Bourg. (178) 11 utilise, comme c'était 1a coutume, 1a force (les calottes) pour que les enfants apprennent la grammaire, conjugaison francaise! Sa tenue vestimentaire (costume, “montre en or”, ”pince-nez", ”canotier"), son maintien rigide rappelle étrangement 1e maitre d'école de Patrick Chamoiseau: C'était un homme bronzé, d'une tres grande stature, chaussé de souliers noirs a bouts effilés et luisants. Il portait un pantalon de toile blanche, pincé par-devant de deux plis rigoureusement verticaux, et une veste de meme tissu, garnie a sa 82 petite poche supérieure d’une grosse chaine de montre en or. Sa téte, qu’il portait haut et rigide, se caractérisait par deux dents en or assemblées parmi ses larges dents blanche, une moustache noire, une paire de pince-nez et un canotier. (179) Ce portrait du maitre d'école est similaire a l’image que Damas et Fanon (entre autres) se font du conformisme, du vernis social 3 la frangaise. Pour le maitre, le seul moyen de s'en sortir pour les Antillais est par l'assimilation a la culture francaise, par l'éducation frangaise. Les membres de la famille Roc et le personnage de Georges Roc, dit ”Jojo”, compagnon de classe de José représentent a eux seuls 1e point de convergence de toutes les contradictions sociales et raciales aux Antilles, et démontre que les valeurs coloniales n'ont pas change. Les Roc illustrent a la perfection les théories sur l’aliénation, 1e complexe de supériorité/infériorité, et l'imitation développées par Fanon, Glissant et Homi Bhabha entre autres. Le sort tragique de Jojo le marque comme un atavisme infligé par une réalité coloniale faite d'injustices, qui va vite le dépasser et le traumatiser. La mere de Jojo est une mulétre -- de ce fait, elle se comporte en supérieure 83 envers les noirs en général, et envers José en particulier -- et son pere Justin Roc est un mulatre, batard d’un vieux blanc qui refuse de le reconnaitre, ce qui représente pour lui une alienation. Justin est contremaitre a l'usine (propriété du béké, et pourvoieur de travail pour les noirs de la région); i1 était aussi l'ancien géreur de l’habitation Reprise. 11 a fait un enfant (Jojo) a Mlle Gracieuse (travailleuse a la plantation, belle capresse) et a fait d'elle sa maitresse. Il a épousé une autre femme et a pris la garde de son fils Jojo, qui réside avec son pere et sa belle-mere. Justin interdit a Gracieuse de revoir son fils (les valeurs de l’esclavage n'étaient décidément pas périmées sur l'ilel). Sa femme, Mme Justin, dit “M'man Yaya" est la belle-mere de Jojo, méchante, meprisante envers les noirs, bat Jojo pour un rien, et croit fortement aux valeurs de l'assimilation, qui fait désormais partie intégrante de son étre, et dont elle ne semble d'ailleurs pas consciente. Elle jouit de tous les avantages matériels qui lui viennent de sa relation avec ce mulatre. Son pere lui interdit par exemple de parler créole et de jouer avec Jose, enfant noir du peuple, dont l'influence sur Jojo ne pourra, a ses yeux, qu'étre néfaste et le rabaisser! Jojo essaie de se révolter par la suite contre ces préjugés. I1 prend la decision de s'enfuir de la maison. Tels les esclaves qui ont pris la 84 fuite vers les hauteurs, Jojo a marronné! José le retrouve des années plus tard comme homme a tout faire et jardinier chez des békés sur la Route Didier. Les préjugés raciaux s'étendent a leur servante, Mam’zelle Mélie, qui est un modele d'assimilation, singeant les manieres supérieures et méprisantes et la mentalité de ses patrons. A la maniere des blancs, elle appelle José ”le petit noir”: elle n'a aucun sens d'identité raciale commune, bien qu'elle soit noire elle aussi. Ce n'est qu'a la troisieme partie que José devient souvent capable de détecter l’illusion de la situation d'assimilation chez les autres, et que le lecteur est amené a entrevoir la vie des Frangais dans leur riche quartier. La Route Didier est cette route qui mene a la capitale, 1e long de laquelle résident les békés dans de grandes maisons luxueuses, avec des jardiniers pour s'occuper de la pelouse, des f1eurs..., des chauffeurs, des domestiques de toutes sortes. José évoque l'attitude et les propos des domestiques de la Route Didier: En tous cas, la circonspection, le conformisme, l'obséquiosité qui marquaient l'attitude et les moindres propos des domestiques [...], en disaient assez sur la soumission qu'ils vouaient a leurs maitres et leur respect pour ce lieu qu'ils s'appliquaient a ne troubler aucunement, se méfiant de leur exuberance de négres, et 85 s’astreignant a vivre aussi effacés que possible. (253) Les noirs, conscients de la solennité des lieux, indispensable au maintien au pouvoir des blancs dans 1'ile, perpétuent l'attitude de servitude. Les domestiques sont serviles, s'inclinent devant les blancs et recoivent des salaires dérisoires. Les Frangais locaux restent le groupe d'élite qui ne fréquente que les autres blancs aisés de l'ile, vont au bal on a diner chez le gouverneur, par exemple. C'est l'un des rares passages du roman ou l'auteur nous les présente directement, en marquant la distance entre les noirs et les blancs. Et José note plus loin la difference de comportement et de sentiment entre les habitants de la Rue Case-Negres et les domestiques de la Route Didier: Ceux de la Rue cases-Negres et de Petit-Bourg, tels des forgats, trimaient et s'épuisaient au profit de l'espéce des békés; i1 les subissaient douloureusement, mais ils ne les portaient pas dans leur coeur. Ils ne se prosternaient pas devant eux. Tandis que ceux de la Route Didier formaient une catégorie dévouée et cultivant avec devotion 1a maniére de servir les blancs. (254) Zobel critique l'assimilation et l'indigence passive des domestiques. ”Dans ce monde-la, étre domestique chez un béké constituait une situation". (254) 86 De la meme facon, 1e désir “d'éclaircir la race" en se mariant ou en s'unissant avec une personne dont 1a peau est moins foncée que la v6tre est tres enraciné dans la population de Fort-de-France, ville ou l’assimilation des noirs est poussée a son paroxysme. Carmen explique a José les avantages d’une noire a étre la maitresse d'un blanc. Il lui raconte l'histoire d'un béké, M. Mayel, qui entretenait une jeune négresse des quartiers populaires, qui lui a donné deux petits mulatres: Certes, étre la maitresse d’un Blanc représente une situation tres enviable pour une femme du peuple aux Antilles, et meme pour certaines jeunes filles de la petite bourgeoisie de couleur.36 Outre les avantages matériels qui en découlent: bijoux, petits biens immobiliers et mobiliers, cela crée a sci-meme et aux yeux de tous l'illusion d'une election, voire d'une promotion. (277) José a une telle perspicacité de la situation ambigfie entre les noirs et les blancs aux Antilles, qu'il la décrit et décrie comme n'étant qu'une manifestation du mépris des békés a l'égard des négres. Ces “maitresses” sont mis en garenne pour les besoins d'un maitre qui vient faire ses saillis quand l'envie lui prend ou quand sa femme blanche l'a boudé et lui interdit son lit. En général, ces enfants mulatres, batards n'ont pas le 87 droit d'appeler leur pere blanc ”papa” en public, ni de l'aborder dans la rue, ni ne sont reconnus par leur pere. Pourtant, ironie du sort, ces métisses ”grandissent avec la morgue de n'avoir pas la peau noire, et ne ratent jamais une occasion d'invoquer 1e c6té blanc de leurs originesl..." (278) Les meres, empreintes d'un fort sentiment de complexe de ”supériorité", du fait qu’ils pensent que leurs enfants sont des enfants a peau “sauvée”, et sont fieres d'avoir contribuées a ”éclaircir la race". Fanon bien sfir verrait tout autrement la situation, et jugerait névrosé ce comportement de l'Antillais, qui en fait ne révele qu'un complexe d'infériorité. Ce complexe d'infériorité est exemplifié en la personne de la caissiere du cinema Mlle Adréa. Elle a eu une dispute avec un client (noir) du cinéma et s’écrie: C’est pourquoi je ne me cache pas de dire que cette race dont je porte la couleur, je la déteste. [...] Comment voulez-vous que j'aime les negres et que je sois fiére d'en étre, [...] quand je les vois tous les jours faire des crasses! D'ailleurs sauf ma couleur, je ne suis pas negre: j'ai un caractere de Blanc... Et je me demande quel vice a pu pousser ma mere qui était deja une belle mulatresse a faire salir ses draps par un negre! (290) José se révolte contre ces propos d'Adréa qui relevent 88 d'un lavage de cerveau et remontant au colonialisme. L'Antillais est conditionné a se voir comme inférieur aux Frangais (parce que ces derniers sont blancs) -- cette distinction Frangais/Blanc est importante ici. Dans sa pensée et dans sa chair, Mlle Adréa ressent comme une honte le fait d'étre noir. A ses yeux, c'est une tare d'étre noire, alors i1 ne faut point en rajouter en commettant d'autres mefaits. Et pour elle, la seule race dont on peut étre fier, c'est la race blanche: elle souhaite appartenir a cette race. José est a juste titre indigné d'entendre une personne de sa propre race préte a renier ses freres noirs au premier prétexte venu. A cause de gens comme elle, estime-t-il, les négres sont plus a plaindre qu'a hair, et i1 ajoute qu'il ne connait personne d'une autre race qui déteste et renie sa race parce que l'un de ses membres a commis un mefait! La mere de José elle-meme a tenu les memes discours que Mlle Adréa sur le ”handicap" d’étre noir. Une démystification de la supériorité des Frangais et de leur pouvoir a lieu quand 1a patronne blanche de Carmen, un ami de José, lui demande de coucher avec elle et i1 n'est meme pas emballé par cette idée: Ce soir, elle [sa patronne, Mme Mayel] n'est pas allée en visite avec son mari, elle s'est fait excuser; et quand je partais, elle m'a fait signe de déposer Monsieur, puis de monter la rejoindre. 89 Cela m'embéte beaucoup, car c’est vraiment pas intéressant: i1 y a mieux. (303) En meme temps, cette scene de “seduction" est typique du cliche qui veut que la femme blanche soit souvent intéressée de “coucher" avec un noir, et vice versa, que ce dernier a toujours envie d'une blanche. Zobel nous offre ici une image a contre-courant. Un moment vraiment critique a lieu quand José juge et comprend la littérature des blancs (de Moliere, Corneille,...) mieux que ne le font les blancs eux-memes (268). Jose commence a exercer une influence positive sur Carmen et devient a son tour professeur: il apprend a lire et a écrire 3 Carmen et lui fait découvrir la littérature noire. Carmen reste bouleversé par la lecture de Batgnalg de René Maran et devient fou de joie quand José lui fait lire Egnjg de Claude McKay, poete de la Renaissance de Harlem. José a une passion pour l'histoire des Antilles et d'Amérique. A la fin, José trouve sa vocation: écrire l'histoire des noirs. C'est un public en-dehors de 1'Histoire qui doit entendre son histoire a lui, l'ethnie antillaise. Le dernier paragraphe est signe “Fontainebleau, 1e 17 juin 1950": i1 marque la grande distance que l’auteur a parcouru entre les Antilles et la France. José a quitté les Antilles et réside désormais en France. Ainsi \ l’auteur est-i1 parvenu a s'affirmer par les études et a 90 prouver sa réussite grace a sa ténacité, son travail. La fin du roman fonctionne comme un chemin vers l’assimilation, se traduisant par une education a la francaise. Zobel semble accepter l'assimilation, meme si en general i1 se défend contre les préjugés a l'encontre des noirs. Pour parvenir, il lui a fallu suivre le chemin tracé pour lui dans les écoles frangaises. Pas un instant pourtant, dans le roman, ressent-on son désir de se rebeller contre cette certitude: pour étre quelqu'un, il faut réussir a l'école, et pourquoi pas réver d'un voyage en France. C'est la l'un des grands paradoxes de ce roman de Zobel: se défendre de la predominance politique et économique de la France aux Antilles, mais accepter cette domination francaise sur le plan culturel comme étant ce qu'il y a de mieux pour l'Antillais. Dans l'ensemble on constate a la lecture de La_Bue_§a§e§; Négres que la population (surtout celle de la ville de Fort-de-France) adhere aux valeurs coloniales frangaises sur les valeurs assimilatrices de l'éducation, sur les préjugés de couleur. La presence de la France et de ses représentants se fait partout sentir, meme si elle brille par son absence. Le colonisateur, le Frangais, le blanc n'est presque pas visible. Ce trait est frappant, car 1'on sait que c’est la France qui dirige les affaires de ses départements d’outremer, de loin et par l'intermédiaire 91 de ses fonctionnaires métropolitains basés aux Antilles. On se doute également de ce que le nombre de Frangais -- blancs, pour étre plus précis -- vivant aux Antilles, que ce soit comme fonctionnaires ou békés (descendants de familles de colons) n'est pas négligeable non plus. Pourtant a aucun moment dans le roman l'interaction entre ces deux groupes ne se fait sous des auspices positifs. Les rares échanges qui nous sont donnés de voir entre les blancs et les noirs se déroulent sous forme de conflits, de dépendance de la part des Antillais ou de domination par les Francais. Il faut se rappeler que la départementalisation n'a pas entrainé de changements de fond dans la vie des Antillais; les pouvoirs économiques sont toujours aux mains de cette minorité blanche qui jouit de tous les avantages associés a cette richesse, richesse qui donne aux blancs un sentiment de supériorité culturelle, intellectuelle, voire morale. Bien ancrés dans leurs convictions negatives sur les noirs, les blancs ont maintenu leur ascendance dans les iles. De nouvelles relations sont nées entre eux: les noirs, pourtant majoritaires en nombre, ne sont plus esclaves, mais sont désormais les domestiques, les ouvriers, les employés de cette meme minorité frangaise. C'était le cas dans les années 1950, lorsque Zobel a composé ce roman, et cela reste le cas encore aujourd'hui. Ce sont surtout a ces relations 92 économiques et aux conflits (entre les Antillais et la France) qui peuvent en découler que Zobel nous convie dans La_gn§_§§§§§;ngg;§§. Dans ce roman, qui se passe essentiellement en Martinique, la France est pergue de loin, grace aux images imprimées sur les manuels scolaires de José. Il faudra attendre la suite de ce roman, intitulé L§_EéL§_A_E§IiS, pour savoir comment l’auteur affronte ces préjugés envers la France, et Si celles-ci sont justifiées. L'omniprésence de la France, son ombre, pesante parfois, est ressentie par l'intermédiaire de ses délégués, en l'occurence l'économe (qui maintient l'ordre et la domination sur la population noire en l'absence du béké). Les dommages de la domination et de la socio-psychologie des blancs sont déja ancrés dans les mentalités. On entre-apercoit seulement de vagues silhouettes roses, habillées de couleurs vives et voyageant en voitures américaines (cf. les békés de Fort-de-France). L'auteur décrit tres peu d’échanges directs entre les noirs et les blancs, en dehors des relations patrons-employés. L'une des rares communications qui nous ait été montrées concerne la scene de seduction entre la patronne francaise et Carmen; et l’image que l’auteur nous présente est vraiment en défaveur de celle-oi. L'image de la France que nous présente l'auteur 93 est, dans son ensemble, fort negative. C'est bien entendu 1e narrateur, adulte qui se retourne sur le passe et en tire ses conclusions. Les responsables de cet ”esclavage", ennemis des noirs, ne sont meme pas presents; pourtant leur présence se fait ressentir a tous les echelons, exhale pour ainsi dire a chaque page. C’est comme si une menace pesait sur l'existence de ces travailleurs, un bras vengeur, un prédateur, prét a s'abattre sur sa proie. Pourtant 1a critique de Zobel quant a la France est paradoxale surtout si on la compare aux affirmations et aux certitudes de sa grand- mere, M'man Tine, et meme de la propre mere de José. Ces derniéres ne voient la France que comme un idéal a atteindre. La réussite sociale, intellectuelle, économique n'est possible que grace a l'apport de la France; et a leurs yeux, ce n'est qu'en passant par l'école frangaise, l'éducation a la frangaise, et ses institutions que des espoirs d'ascension et une certaine valorisation sont possibles pour les noirs! 94 Section II M de Patrick Chamoiseau Nous sommes fondamentalement frappés d'extériorité. [...] Nous avons vu 1e monde a travers 1e filtre des valeurs occidentales, et notre fondement s'est "exotisé" par la vision francaise que nous avons dfi adopter. Condition terrible que celle de percevoir son architecture intérieure, son monde, les instants de ses jours, ses valeurs propres, avec le regard de l'Autre. Surdéterminés tout du long, en histoire, en pensées, en vie quotidienne, en idéaux (meme progressistes), dans une attrape de dépendance culturelle, de dépendance politique, de dépendance économique, nous avons été déportés de nous-memes chaque pan de notre histoire scripturale. Cela détermina une écriture pour l'Autre, une écriture empruntée, ancrée dans les valeurs francaises, ou en tout cas hors de cette terre, et qui, en dépit de certains aspects positifs, n'a fait qu'entretenir dans nos esprits la domination d'un ailleurs... (Elgge_gg_1g Créolité, 14) Barnabé, Chamoiseau et Confiant, en écrivant Elggg_g§_la Créolité, revendiquent une écriture antillaise qui se démarque de la domination francaise, afin de se libérer 95 et d'exprimer son moi antillais. Leur identité créole est "mosaique", "ouverture", "fluidité", "evanescence", produit d'une situation de pluralité culturelle et linguistique (entre les békés blancs, les coulis, les Chinois, les mulatres, les noirs vivant aux Antilles). De plus, le colonisé antillais est un homme libre, mais aliéné, car il est conditionné a se considérer comme inférieur et a évaluer sa relation 5 la France comme indispensable a sa survie. Une dépendance économique et affective s'est instaurée entre les Antilles et la France puisque le colonialisme frangais ne cherchait pas uniquement la domination politique et économique, mais la domination culturelle par l'assimilation, créant l'aliénation. Il s'agit ici d'explorer les dimensions offertes par les rapports complexes actuels entre la France et les Antilles, dfis a l'héritage colonial. La Martinique — - qui va servir d'illustration ici —-, la Guadeloupe et la Guyane ont opté pour l'intégration a la France en 1946 et "jouissent" depuis, du statut de Département Francais d'Outremer (DOM). Concrétement, cela ne s'est pas traduit par de grands renversements car les Antilles ont toujours été liées et restent déterminées par les decisions prises de France. Comment cet ouvrage évalue- t-il le rapport a la France? Quels aspects de cette representation sont les plus significatifs? L'intérét 96 principal de cette section se porte ainsi sur la lutte entre l'assimilation et l'intégrité culturelle des Antillais. Le roman autobiographique de Patrick Chamoiseau, Cheminzd;éggle, qui retrace ses débuts scolaires en Martinique dans les années 1960, va nous servir a illustrer les dimensions offertes par la representation de la France et de la culture francaise comme interference au coeur des Antilles, créant une typologie des rapports entre la culture frangaise et l'Antillais, sous la perspective de celui-oi. Dans cette lutte, ou bien l'Antillais est englouti par la chose frangaise, ou bien i1 se projette dans le vide. Une telle problématique va partir de la littérature anti- assimilationniste et/ou anti-coloniale —- ou la francité serait ce qu'on repousse, l'assimilation ce qu'on vomit, et ou la francisation serait vue comme repoussoir. Dans Wm. Fanon analyse les "syndromes" du racisme et du colonialisme, le comportement de l'opprime et celui de l'oppresseur, la position du noir vis-a-vis de la civilisation blanche, le phenomene du mimétisme et de l'aliénation. Les attitudes des blancs envers les noirs relevent des stereotypes; et ces derniers tentent de résister au processus d'"objectification", d'empécher que "le negre [soit] un jouet entre les mains du blanc". L'homme noir est victime des préjugés de couleur et des "complexes 97 d'infériorité" qu'il a intériorisés et qui le fait adopter un comportement névrotique. Cette névrose trouve, pour Fanon, une issue éventuelle dans une catharsis collective. L'Antillais s'identifie progressivement avec le colonisateur blanc, tant l'institution d'une stratification de castes basée sur la couleur de peau (provenant de l'esclavage) conditionne toute ambition d'amélioration et d'avancée aux Antilles. La politique coloniale frangaise a produit un lot de hiérarchies et de préjugés qui ont intensifié les differences de statuts dans les sociétés d'esclaves, et ont conditionné les relations sociales passées et présentes. Au moment ou Fanon a écrit (1960), la frontiere entre la classe (statut économique) et la caste (couleur de peau) était floue. Les divisions raciales étaient liées a la position sociale et réglaient 1a division des taches et des fonctions des esclaves. Cela avait donné ainsi naissance a une hiérarchie socio-raciale aux Antilles. Les blancs se trouvaient tout en haut de la hiérarchie économique et sociale. Et il était clair dans les esprits que plus on était clair de peau, plus la promotion sociale était aisée. Les divisions mettaient en lumiere les antipathies et les hostilités a l'intérieur de la société coloniale. Les préjugés de couleur et les tactiques de division des blancs out 98 généré une haine entre les différents groupes de couleur, haine mutuelle qui se perpétue aujourd'hui parce que toutes sortes d'avantages et d'injustices en sont liées que vous apparteniez a un groupe ou a tel autre. La couleur de peau est ainsi transcrite dans l'esprit des noirs, comme une consequence directe de l'esclavage: la couleur était pensée en termes de correlation directe entre la qualité humaine et la pigmentation de peau. Chamoiseau, Fanon, Glissant sont conscients que le "préjugé de races" est a la base d'une representation negative des relations entre les Antilles et la France. On a vu plus haut qu’Edouard Glissant, avec Le Difiggnrfi_antillai§, admet que les Martiniquais se sont définis par rapport aux Frangais, que la culture martiniquaise s'est laissée progressivement gagner par les pressions sociales et culturelles venant de la France et a subi l'interpénétration de la culture frangaise aux Antilles et la politique d'assimdlation de wvnfi' la France. L'imitation de la culture dominante s'est opérée du fait des pressions des cultures extérieures, et la culture mineure est entourée par une culture majoritaire. La reconstruction de la communauté antillaise s'est faite par l'assimilation, perdant ainsi son moi authentique. Glissant craignait pour le sens d'identité de la Martinique, compte tenu de la 99 domination technologique et économique de la France. Sa notion de diversion résulte de la pression du groupe dominant (la France) pour détourner les Antillais d'une identité créole. Le processus d'assimilation passe par le refus de l'identité antillaise en dehors de ce qui n'est pas francais. Le roman de Chamoiseau Qhemin;d;éggl§ est dominé par la stratification sociale et raciale. Le statut social est toujours associé a la position individuelle dans l'éventail de la couleur; 1a richesse et les privileges ont continué a étre associés avec la blancheur de la peau. A l’instar de Zobel, Chamoiseau nous donne l'occasion ici, de percevoir dans quelle(s) mesure(s) les valeurs frangaises prédominent aux Antilles. Les valeurs frangaises commencent par le systéme éducatif: l'Antillais apprend dés l'école a valoriser la France, et apprend a se plier a la culture dominante. Le Maitre déclare: L'école laique, messieurs, l'école laique, la lutte fut haute, et c'est encorre un combat de chaque jour, nous fumes César, Alexandre et Napoleon, guerrriers et conquerrants soulevant le monde entier, et nulle montagne ne fut si haute qu'elle se trouvat en mesure d'endiguer notre soif de savoirrrr... (67) Les deformations orthographiques de ce passage 100 constituent une satire de l’hyper-correction du maitre. La diglossie francais/creole denote 1a supériorité du premier dans son utilisation et sa perception. Le directeur de l'école prend a partie un éleve qui s'est exprime en créole: “Qu'est-ce que j'entends, on parle creole?! Qu'est-ce que je vois, des gestes-macaques?! on donc vous croyez—vous icil? Parlez correctement et comportez-vous de maniere civilisée..." (61) L'enfant, prenant conscience de son bilinguisme, entend pour la premiere fois le francais, a l'école, ce qui 1e déroute: "La tite-voix babilleuse de sa téte maniait une autre langue, sa langue-maison, sa langue-manman, sa langue— non-apprise intégrée sans contraintes au fil de ses désirs." (65) Le travail du maitre a l'école maternelle semble étre de forcer l'utilisation du francais dans la bouche et l'esprit des éléves au detriment du créole, langue qui leur vient plus naturellement. Il leur inculque que la seule fagon d'accéder au Savoir est par le francais et tout ce qui releve de la culture frangaise. "Une dénonciation en francais possédait un potentiel déclencheur de représailles supérieur a la plus dramatique des plaintes créoles.‘ (106) Bien parler et prononcer le francais est, aux yeux du maitre, indispensable; c’est pour cela qu'il s'y attele avec un acharnement forcené: "Son voeu d'articuler se voyait exaucé par l'utilisation éperdue de l'accent brodé des 101 Blancs-france." (84) Pourtant les efforts mimétiques des enfants sont plus proches des anénnements ridicules, mécaniques et superficiels. Pour l'enfant, que l'auteur omniscient surnomme "négrillon" (du fait de sa peau foncé), l'école représente le grand mystere et signifie "aller", sortir du perimetre de la maison, l'aventure. Les parents, inconscients également du conditionnement, sont complices dans le fagonnement des enfants sur le modele francais qu'ils ont appris a accepter comme supérieur. La mere de l'enfant est dévouée, et insiste pour qu'il aille a l'école, tout comme 1'ont fait ses fréres avant lui. Ce faisant, elle accepte les valeurs coloniales frangaises (d'accomplissement des bons). Elle prone une assimilation a la culture francaise comme seul moyen de sortie des noirs de la Martinique, et ne se rend pas compte des pieges de l'assimilation derriere ce plan. Aller a l'école devient le symbole d'un espoir permis, d'un avenir meilleur qui differe de l'attitude paternelle: Le Papa regardait ce phenomene de-loin. L'école ne lui paraissait pas un lieu determinant. Le négrillon l'avait souvent entendu dire a la Baronne que dans un endroit comme ca on entrait mouton pour en sortir cabri. (42-43) Le pére semble avoir plus de lucidité que sa femme 102 quant au bienfondé de ce qu'il apprend a l'école: "Le Papa a Man Ninotte: Hola, cette marmaille nous dessine des pommes en pleine saison-mangotsl... I1 lui faut un bain de menthe glacialel..." (45) Pour lui, l'école, lavage de cerveau, ne sert qu'a abrutir. A l'école, l'enfant rencontre la discrimination sociale et raciale en la personne du maitre, caricature du noir, enfant du pays, qui a regu une education en France, revient sur l'ile pour la répandre, et pour qui, 1e seul moyen de s'en sortir est par l'assimilation, l'éducation francaise. I1 singe les manieres (notamment dans sa tenue vestimentaire) et la mentalité des Francais. "Le négrillon prit conscience d'un fait criant: le Maitre parlait frangais.‘ (63) Ce personnage veut incarner l'image de la réussite sociale. Son maintien est rigide et il utilise la force physique (les calottes, le baton, 1e fouet...) tout autant que l'humiliation et les insultes raciales pour imposer l'alphabet francais et le calcul aux enfants. Son francais précieux qu'il emploie pour parler aux éleves denote sa francisation poussée a l'extréme, sa grande acquisition de la langue francaise, qu'il débite aux enfants avec pomposité: Qu'ai-je crru ouir? Notre classe se verrait-elle hantée d'une prrésence fantomatique a l'instarr de 103 Roncevaux qui, depuis 1e preux Roland, effrraye 1e voyageurr? Montrez-vous, s'il vous plait... [...] Je vous sais grré d'avoirr daigné me laisser entrrevoirr votrrre auguste perrsonne, cherr monsieur... (51) Chamoiseau se moque de cette prononciation exagérée. Le maitre roule les ”r" encore plus que les Frangais et interdit aux enfants de répéter les mots avec une intonation et prononciation creole. Le passage on i1 fait l'appel en est un exemple: les enfants sont censés répondre “Present" quand ils entendent leur nom, mais naturellement, ils n'arrivent qu'a répéter vaguement la sonorité ”Pouézon". Le modéle francais n'est pas inné et a besoin d'étre forcé sur les enfants. C'est ainsi que se fait l'enseignement, en utilisant un univers de contes et légendes faisant partie du patrimoine francais, sans aucun rapport avec celui des Antilles. Le maitre s'écrie plus loin: -- Quoi, quoi, quoi, un "zombi"? N'avez-vous jamais entendu parrler des elfes, des gnomes, des fées et feux follets?! Eparrgnez-moi vos "soucougnan" et vos "cheval-trois-pattes". (87-8) Chamoiseau accuse directement l'enseignement a la francaise, qui ne permet pas aux enfants qui n'ont pas voyage en France d'utiliser leur imaginaire, afin de montrer leur valeur et leurs connaissances. Et dans le 104 programme scolaire, l'auteur note le décallage en matiere d'éducation aux Antilles. La maitresse "lui fit voir d'étranges images de neige et chanter des choses douces de Bretagne ou de Provence." (37) Le contexte géographique et culturel du matériel d'enseignement est completement inadéquat et cela des l'école maternelle. Partout se fait sentir l'omniprésence de la France et de sa culture. Chamoiseau se moque de lui-meme et de son zéle a l'école: "Ce nouvel homo sapiens imprima sa science a la maison." (38) L'enfant est conditionné et se trouve forcé d'ingurgiter les informations qui lui parviennent de ses maitres. Son univers est peuplé de réalités lointaines, de France métropolitaine, qui n'ont rien a voir avec son univers quotidien: Il pouvait babiller de la fée Carabosse, des sept nains, des affaires de sirenes, de pommes, de poires, d'un frére Jacques qui somnole, de son ami Pierrot-préte-moi ta plume. I1 savait les problémes de la Belle au bois dormant. Il débitait l'enfilade du Printemps, de l'Eté, de l'Automne et de l'Hiver. Il pouvait dessiner la tour Eiffel, des trains, des bottes de foin. (42) Plus grave encore, il apprend a dévaloriser les héros mythiques créoles au profit de ceux francais: Le Petit-Pierre [personnage faisant partie du fonds culturel francais] des lectures faisait figure 105 d'extraterrestre. Mais pour lui, comme pour la plupart d'entre nous, a mesure des lectures sacralisées, c'est Petit-Pierre qui devenait normal. on sont mes répondeurs? (155) Le négrillon regardait les livres du Maitre comme on regarderait des fontaines d'existence. Et la Parole de Gros-Lombric prenait en lui, souvent- souvent, resonance de légende. (168-9) Plus que la simple imitation de la culture dominante, Chamoiseau récuse la systématique francisation culturelle en Martinique et l'apologie de tout ce qui est francais, surtout lorsque cela se fait au detriment du patrimoine culturel local. Sur le meme plan, 1e bilinguisme des Antillais -- la langue francaise -- n’a rien d'inné, mais semble plutét naitre d'un apprentissage, d'un conditionnement forces. Les personnages du patrimoine culturel francais, tel Petit- Pierre, devraient représenter des éléments étranges, inconnus -- “1'extraterrestre” que Chamoiseau mentionne dans l'extrait ci-dessus -- pour l'enfant antillais. Mais l'assimilation, le martelement intellectuel mettant en valeur la France et sa culture ont inverse la situation: dans l'esprit de l'Antillais, les personnages légendaires antillais cédent leur place aux héros francais, et prennent a leur tour figure d'inconnus. 106 L'Antillais a appris a dévaloriser tout ce qui n'est pas francais, et a accepter comme normales les valeurs francaises. Le colonisateur francais, le blanc n'est presque pas visible. Mais son omniprésence, son ombre pesante, est ressentie par l'intermédiaire de ses délégués, en la personne du Maitre d'école (bien que noir) et du Directeur. Les dommages de la domination et de la socio- psychologie des blancs est déja ancrée dans les mentalités. La population adhere aux valeurs coloniales frangaises sur les valeurs assimilatrices de l'éducation, sur les préjugés de couleur. Chamoiseau dénonce la complicité de certains Antillais dans ce processus: Monsieur le Directeur, je nomme tes silences, ton maintien, ta netteté jamais atteinte d'une sueur malgré les frappes du soleil; je nomme aussi ce rapport a l'école, a la vie, aux autres, forgé dans ces solennités dont les batisseurs de cathédrales invoquaient 1e secret. Negre, tu te fuyais toi- meme, et maintenais au-dessus des champs-de-cannes, du sucre, des rires banania, des békés, de la danse, des tambours, des flots du rhum, de cette vie qui n'avait comme projet que nous lier a la boue, une élévation obstinée. Et dans la nappe des souvenirs 1e tien leve, tutélaire. Tutélaire, 107 pathétique. (96) La perception de l'enfant n'était pas limitée par les connotations derriere l'attitude du maitre. Les précisions nous sont apportées par l'auteur adulte, qui se penche sur ses souvenirs d'école et les analyse. L'enfant remarque lors de son premier jour d'école que sa maitresse, Man Saliniére, était une "mulatresse bien en chair". Il indique les differences de couleur parmi Ses camarades de classe: [...] d'autres négrillons (en fait, ils étaient multicolores, chabins, koulis, cacos, mulatres, mi- chines, békés-goyave... mais i1 ne s'en apercevait pas) comme lui, de meme taille, de meme hauteur, de méme langage, aptes 3 1e comprendre, presque identiques a lui. Un don de connivences qui déboulait du monde. (37) Au départ, l'enfant décrit ce qu'il voit, sans préjugés. Il constate que son premier maitre était "tres noir de peau, le cheveu bien lissé de vaseline." (53) Mais tres vite, l'enfant se rend compte que le mot "noir" est associé a un climat émotionnel négatif et a un stereotype hostile, ou les privileges sont absents. Il est le témoin des humiliations sociales du maitre qui se considere supérieur parce qu'il a recu une education sophistiquée en France. Et 1e maitre accentue les differences raciales entre les enfants en montrant des 108 preferences pour les éleves plus clair de peau: Les petits-revenus—de-France [...] aimantaient la classe. L'un deux, fils d'un mulatre douanier qui roulait une Aronde [...] disposait d'une science parisienne d'accent brodé, de vocabulaire et de comportement qui émotionnait 1e Maitre. (82) Il n'a aucun sens d'identité raciale commune, bien qu'il soit noir foncé de peau lui aussi. Il dénigre les enfants tres noir de peau. Par exemple, Gros-Lombric est un "petit-bougre d'un noir bleuté" sur lequel le maitre tendait a s'acharner "pour illustrer les méfaits de l'ignorance." (101) Lors du cours de calcul mental, Gros-Lombric se montrait supérieur aux autres éleves de la classe: Le maitre 1e regardait d'un air soupconneux car cette excellence ne collait pas avec le reste, avec son allure-la-campagne, sa peau noire-noire-noire, ses cheveux grainés, son nez plat, son accent créole, son ignorance totale du vocabulaire francais [...]. Il prit 1e parti de ne pas le solliciter, et, sous prétexte de laisser parler un peu les autres [...], lui imposait un silence. [...] La suprématie de Gros-Lombric en la matiere renforca son dégofit. Notrre ami ne dispose visiblement pas de l'esprrit de finesse! s'exclamait-il quand, en francais, lecture, 109 N écriture, vocabulaire, il continuait a le traquer. Et 3 1e vaincre. (104) Le négrillon s'apergut assez vite que 1e Maitre avait ses préférés. Ceux-1a disposaient d'une peau claire, de cheveux fou-fous qui leur bougeaient sur le front on qui ondulaient en lueurs et en beautés. Leur nez n'était pas aplati on large, mais long, pointu, serré sur la longueur comme s'il devait affronter en permanence de mauvaises odeurs. [...] ils étaient loin de ce que le Maitre appelait des maniéres-de-vieux-negre, maniéres qui en fait relevaient de la culture créole. Peau noire, traits négroides (qui pourtant étaient les siens) versaient pour lui, en conscience on non, dans la meme tourbe barbare que l'univers créole, et les deux s'associaient, l'un impliquait l'autre. C'est pourquoi il avait du mal a admettre les capacités de Gros-Lombric et gratifiait ses préférés d'une aptitude infuse du savoir. (104-5) Les signes extérieurs, aliénants, sont la, sur toutes les edifices scolaires afin de représenter les valeurs francaises. L'école élémentaire est, par exemple, "une grande batisse“de bois affublée d'un drapeau bleu—blanc—rouge.‘ (46). Plus loin, sur les murs 110 de la salle de classe, sont accrochées "[q]uelques images d'hiver, [...] [d]e grandes cartes mystérieuses d'un pays hexagonal [...]." (53) Le roman offre également une representation de la France par l'intermédiaire de l'importation de ses produits. Par exemple, le maitre illustre une de ses legons de morale avec des pommes (fruits qui ne poussent pas aux Antilles), mais cela se traduit par l'échec car elles "étaient inconnues au pays, elles arrivent par bateau, dans des boites fermées, et a moitié pourries?..." (76) La France est aussi représentée par ses institutions comme la DDASS (l'Assistance Sanitaire) qui a pris la decision de distribuer du lait aux éleves: Un intelligent de la DDASS décréta que les enfants du pays, gonflés de ti-nains-morue, poyos, dachines-huiles, mangots verts, souffraient de malnutrition. Cette carence se situait, selon l'expert, a l'origine du cabrouet des échecs scolaires, des ensommeillements tenaces, de la croute créole qui raidissait nos entendements. [...] Les Maitres d'ailleurs dissertaient sur ce lait universel qui nous provenait de France en concentré-Nestlé et en poudre moderne. Le mot France était magique. Il répartissait entre l'enfer et le paradis. 11 y avait 1a farine-france, l'oignon-france, la pomme-france, les Blancs- 111 france... Ce qui ne disposait pas de blanc-seing accolé a son étre sombrait dans la géhenne du local. Maintenant on ne 1e dit plus: nous n'érigions plus en nous de quoi fonder un distinguo. (140—2) L'auteur omniscient, adulte, constate: "On allait a l'école pour perdre de mauvaises moeurs: moeurs d'énergumene, moeurs negres ou moeurs créoles -- c'étaient les memes." (158) Mais le plus étonnant, c'est le contenu mensonger flagrant et aliénant de cet enseignement: En ce temps-la, le Gaulois aux yeux bleus, a la chevelure blonde comme les blés, était l'ancétre de tout le monde. En ce temps-1a, les Européens étaient les fondateurs de 1'Histoire. Le monde, proie initiale des ténébres, commencait avec eux. Nos iles avaient été la, dans un brouillard d'inexistence, traversée par de vagues fantémes caraibes ou arawaks, eux-meme pris dans l'obscurit, d'une non-histoire cannibale. Et avec l'arrivée des colons, la lumiere fut. La Civilisation. L'Histoire. [...] -- Les races supérieures, il faut le dire ouvertement a l'instar de Jules Ferry, ont, vis-a-vis des races primitives, le droit et le devoir de ci-vi-li-sa-tion”! (159-60) Ainsi, la representation de la vision francaise du 112 monde se répercute aux Antilles, car la géographie et l'histoire tiennent une place essentielle dans l'enseignement francaise. Le centre géographique, virtuel est déplacé; i1 se trouve ailleurs. Le processus d'assimilation et le systeme éducatif qui l'alimente: loin de preparer 1e jeune Antillais a la vie adulte dans la société francaise, agissent comme des facteurs traumatisants. Et la representation des attitudes de la France envers les Antilles fait état de deux extremes; elle dénote une devaluation de la culture et de l'identité antillaise (par le mépris, 1e paternalisme, un air de supériorité,...) et d'une surévaluation (par l'exotisme, 1e doudouisme,...). L'école sur le modéle francais est pour Chamoiseau un échec dont i1 rejette les méthodes d'enseignement, qui n'ont pas tenu compte des particularités culturelles des Antilles, qui ne se sont pas adaptées au vécu de la population locale. Le programme scolaire, ses émissaires ont impose, selon lui, les valeurs, la langue, les préjugés francais dans l'esprit des Antillais. Chamoiseau se refuse au rejet total de la culture francaise, car les Antillais relevent d'une identité complexe, mosaique et conflictuelle qu'il faut accepter dans sa richesse sans vouloir l'amputer. Ils ne devraient pas, selon lui, avoir a choisir entre l'une ou l'autre de ses influences, ni a remplacer, par exemple, 113 la langue francaise par la langue creole. Il est difficile pour l'Antillais de ne pas étre francais, puisque la source culturelle francaise est restée trés puissante et présente, dominante. Le fait de puiser dans notre fond culturel créole permet de marquer d'abord la difference. Beaucoup d'Antillais refusent l'existence de cette difference en se prenant exclusivement pour des Francais. Les phénoménes de domination qui caractérisent les relations entre la France et les Antilles ne s'opérent plus de maniere colonialiste, mais de facon plus subtile par des valeurs qui colonisent l'imaginaire de l'Antillais, et qui pen a peu, lui fait perdre ce qui est a lui. Chamoiseau prone une sorte de marronage a l'aide de l'imaginaire de l'Antillais. Il faut se méfier de la vision francaise du monde, menagante pour lui. La denomination "Départementalisation", en elle— méme, représente une alienation pour les Antillais. La situation de dépendance actuelle stérilise les Antillais et les empéche de réaliser leur complexité identitaire. Toute la créativité créole est contrariée par la domination de l'imaginaire francais. Parce que les mécanismes de richesse et de développment ne sont plus les memes qu'avant, i1 devient possible pour les Antillais de casser cette dominance et vivre leur propre existence. Et c'est ce but que l'Antillais devrait poursuivre. 114 L'instruction publique aux Antilles véhiculaient les valeurs de la France et dans le systeme scolaire, 1a part faite a l'histoire, a la géo-politique des Antilles dans les programmes scolaires était quasi inexistante. De nombreuses améliorations ont été apportées a ce sujet depuis quelques années. Sous la pression, les autorités frangaises ont dfi faire des aménagements dans l’enseignement donnée aux Antillais des Antilles; les manuels scolaires s'attachent a donner une plus grande part a l’histoire des Antilles, et 1e rOle tenu par des noirs dans cette histoire; plus d'ouvrages littéraires d'auteurs antillais sont également étudiés en classe aux Antilles; l'utilisation du créole en classe comme une matiere scolaire est désormais possible. Une plus grande sensibilité a la culture antillaise dans les manuels scolaires se fait ressentir malgré les nouveaux obstacles auxquels les préconiseurs de cette sensibilisation n'avaient pas pensé. Raphael Confiant constatait a ce sujet 1e manque d'intérét des étudiants sur la culture antillaise! La création de l'Université des Antilles-Guyanes a été décisive, allant dans le sens d'une recherche intellectuelle commune aux Antilles. Cette université francaise sur le territoire antillais est sans aucun doute une pierre posée a l'édifice culturel tant attendu par les intellectuels antillais. Dans leur ensemble, les DOM francais continuent de 115 dépendre du bloc européen dans tous les domaines, que ce soit pour les échanges commerciaux, les aides internationales ou les terres d’accueil pour les migrants. Les conditions de vie particuliérement difficiles du monde rural, et la montée du chomage dans les zones urbaines, associées a la pression démographique, ont conduit les populations des Antilles et de la Guyane a émigrer vers l'Europe.38 116 CHAPITRE 3 L’Antillais vivant a l'étranger et l'exil: La France et les Négropolitains Une poignée d'auteurs de renom résident a l'étranger tout en écrivant, et on les classe aisément - - a juste titre -- dans la littérature antillaise. Edouard Glissant vit actuellement aux Etats-Unis, Condé également, Zobel dans les Cévennes (en France), Césaire dans le sud de la France.39 On pourrait s'interroger sur le sens d'identité en tant qu’écrivain lorsque l’on habite aux Antilles et en France. Lors d'une interview récente, a la question ”Peut- on vivre a l'étranger et continuer a dépeindre l'étant antillais, tout en se démarquant des clichés?", Confiant déclarait: Je crois qu’on peut tout a fait décrire sa propre réalité quel que soit l'endroit du monde ou 1'on est. D'ailleurs meme quand on ne veut pas l'écrire, comme Saint-Jean Perse, cette réalité vous poursuit a la semelle. Dans les textes de Saint-Jean Perse, comme Anabase, qui ne parlent pas des Antilles, on retrouve cette influence et cela meme si on est plus en contact avec le pays. René Depestre, cela fait 40 ans qu'il n'est pas revenu en Haiti. [...] Depestre refuse de revenir parce que, dit-i1, “j'ai 117 garde l'image d'une Haiti heureuse, Jacmel, etc; je ne veux pas revenir pour voir la catastrophe parce que cela anéantirait tout ce que je connais. Done on peut tres bien le faire, a condition de ne pas considérer, une fois qu’on est hors du pays, que ma foi, sa culture, son pays n'est qu'un élément marginal d'une grande culture mondiale dans laquelle on baigne. [...] 1e danger, c'est la dilution de l'inspiration qu'on peut avoir -- sauf si 1'on est comme Depestre, on a unifié le pays dans sa téte; mais cela, c'est un cas extreme. En général, 1e fait de vivre a l'extérieur ronge petit a petit votre rapport au pays, votre imaginaire du pays. Et Si vous ne le cultivez pas, et que vous vous enfoncez, au contraire, dans une espece de discours post-moderne, mondiale, vous courez a grands pas le risque de finir comme un écrivain inodore, incolore et sans saveur, c'est-a-dire dont on ne saurait meme pas l'origine, et qui pourra parler de tout et de rien. Les écrivains antillo-guyanais résidant aux Antilles et en France, on leur famille a émigré pour des raisons personnelles ou économiques, offrent des éclaircissements de taille sur la notion de “zone frontaliere" telle que l'a définie Renato Rosaldo“0 ou encore Homi Bhabha. Dans ces zones périphériques de 118 discours culturels, une hétéroglossie constante se produit, langue hybride ou discours bilingue, qui est le lieu de resistance créative aux paradigmes de la culture dominante: In border zones, all of our academic preconceptions about cultural, linguistic, or stylistic norms are constantly being put to the test by creative practices that make visible and set off the processes of adaptation, appropriation, and contestation that govern the construction of identity in colonial and postcolonial contexts. (Lionnet, 111) En reproduisant les pratiques culturelles changeantes de la majorité, les écrivains se créent un espace a l'intérieur des discours dominants. Le métissage mondial des formes culturelles crée des identités hybrides et des espaces corrélés, s'interférant, se chevauchant. Dans ces espaces, la lutte pour 1e contréle des moyens de representation et d'identification de soi passe par le langage colonial et les variations auxquelles ce dernier a fait 1'objet: les écrivains ont enrichi, transforme et créolisé le langage caribéen. Des écrivains comme la Guadeloupéenne Maryse Condé, le Martiniquais Patrick Chamoiseau et le Guyanais Bertene Juminer font partie de ce nombre croissant d'auteurs-interpretes de la situation postcoloniale dans 119 les départements francais d'outremer depuis les années 1970, redéfinissant l'histoire et la littérature francophone. Ils créent de nouveaux paradigmes qui, grace a des techniques littéraires innovatives et personnelles, représentent l'exile linguistique et géographique, les déplacements de la périphérie vers un centre metropolitain et vers des échanges interculturels. 120 Section I L'exil et la question d'identité nationale La question de l’exil est bien entendu liée a celle d'identité nationale, de nation. N'est-ce pas justement la que tend cette quéte incessante de l'identité antillaise, et a laquelle ses intellectuels ont tenté de répondre en élaborant ces multiples théories et mouvements culturels? Afin de parvenir a ce sentiment d'appartenir a une nation commune, 1a part que joue un fonds commun, un patrimoine culturel, mythique (contes, légendes) est important. on sont donc les héros du peuple martiniquais? Ceux du peuple guadeloupéen? Haiti est l'une des rares iles antillaises a avoir dans son histoire officielle des héros au nom aussi illustre que Toussaint Louverture ou Macandal, Dessalines. Ces derniers jouent un r61e incommensurable dans la fierté nationale du peuple d'Haiti et dans la littérature et les mentalités caribéennes. Il s’agit ici de s’interroger sur la fagon dont la revolution victorieuse des Noirs de Saint-Domingue entre en littérature. Quelle place y prend-elle? Quels sont ceux de ses acteurs qui retiennent l’intérét des écrivains? Quelles formes et quelles forces narratives ou poétiques suscite-t-elle dans les Antilles? Que représente en particulier Toussaint Louverture et Christophe dans la pensée et 121 l'idéologie caribéenne? Au début du xxeme siecle, les leaders d'Haiti vont étre revisités par des écrivains engagés dans le mouvement révolutionnaire mondial: Césaire a la Martinique, Alejo Carpentier, romancier de Cuba, CLR James (Trinidad) et bien d'autres."1 Leurs ouvrages vont s'inscrire dans une réflexion menée a partir des revolutions ou tentatives (cubaine en 1959), a partir du mouvement de decolonisation générale de 1960: ils porteront un nouveau regard, un nouveau systeme d'analyse sur 1'objet “période révolutionnaire aux Antilles". C'est curieusement Christophe, lequel pourtant n'avait été exemplaire ni par le radicalisme ni par la constance, qui fera 1'objet d'une des plus importantes creations dramatiques des littératures de langue francaise depuis les années 60. Les vues des auteurs comme Alejo Carpentier (avec Makandal, Boukman, Toussaint, Christophe dans El_;§ing d§_§§;§_mundg) ne sont pas éloignées de celles d'Aimé Césaire (dens Toussaint_Louyertnre. Et_lss_shiens_ss faisaient. La_Iragédis_dn_rgi_§hrist92he). voire de Bernard Dadié (qui élabore 1a figure de Toussaint dans L§§_Ile§_de_la_1empéte). Haiti, Toussaint et Christophe représentent des réalités historiques qui offrent matiere a réflexion: que signifie exactement l'indépendance telle qu'elle a commence a germer sur la terre d'Haiti, apres les premieres secousses de la 122 Revolution “francaise”? L'histoire de Christophe entretient d’étroits rapports avec les deux combats menés par Césaire: celui de la Négritude et celui pour une nouvelle politique, respectueuse des individus, des valeurs individuelles et collectives. L’avenement d'un nouvel “homme noir” voulu par Césaire peut étre rapproché de l'idéal d'Alejo Carpentier: faire que l'écrivain caribéen prenne enfin pleinement sa légitime place. Toussaint Louverture et le roi Christophe sont deux figures mythiques de l'histoire d'Haiti. Haiti est le premier Etat noir indépendant du Nouveau Monde depuis le début du XIXéme siecle. Dans une interview, Carpentier a rappelé sa “découverte" de Haiti: Haiti représentait pour moi les Antilles héroiques et aussi les Antilles africaines. J'ai fait la liaison entre les Antilles et l’Afrique, et Haiti est la terre la plus africaine de toutes nos Antilles. C'est en meme temps un pays qui a une histoire prodigieuse, 1a premiere épopée noire du Nouveau Monde a été écrite par les Haitiens, par des gens comme Toussaint Louverture, Dessalines, Pétion, etc. (Eugene, n.612, avril 1980, pp. 15-16) Césaire, dans son étude historique de la revolution francaise et du probleme colonial, place devant nous 1a révolte héroique de Toussaint Louverture, chef des 123 insurgés haitiens de la fin du XVIIIéme siecle et libérateur du peuple noir d'Haiti. Toussaint devient donc le premier exemple de révolte noire, puisque, selon Césaire, c'étaitj§?Haiti que pour la premiere fois ”la négritude se tint debout”. Faire l'histoire de Toussaint Louverture reviendra a faire l’histoire de la Révolte des esclaves noirs des Antilles. Qui est donc ce Toussaint Louverture? Depuis 1789, les esclaves noirs des Antilles, surtout de Saint-Domingue (l'actuel Haiti), s'étaient mis en rebellion contre le systeme esclavagiste qui les opprimait. En accueillant Toussaint, la rébellion se donnait enfin un chef. Le Jamaicain Boukman avait donné l'impulsion nécessaire a la révolte negre par la cérémonie voudouesque qu'il organisa au Bois-Caiman, 1e 22 aofit 1791, ou des milliers d’esclaves négres jurerent de vaincre ou de mourir. Boukman fut décapité a la suite de la repression déclenchée au Bois-Caiman. Par-dela les hommes, c'était le systeme esclavagiste qu'il fallait faire sauter; c'est a cette tgche que s'est attelé Toussaint. La finalité, 1e seul but qui en valait la peine, c'était la liberté de tous les esclaves. Toussaint Louverture est le premier grand leader anticolonialiste que l’histoire ait connu. Il suivait trois principes: 1a conquéte pour les négres de la liberté générale serait une action de longue haleine; i1 incomberait au peuple noir lui-meme 124 de la conquérir; pour mener a bien 1e combat engage, i1 fallait dépasser la fougue d'un Boukman et la ferveur religieuse de l'esclave, marron, qu’était Mackandal. Toussaint mit son pays a l'abri des courses de l'ennemi anglais, éduqua son peuple et forgea une nation. Cette guerre révolutionnaire fut pour Toussaint l’occasion de propager sa foi, de populariser une doctrine. Un chef était né au peuple noir de Saint-Domingue, un chef révolutionnaire, un homme populaire qui relevait des masses populaires. Césaire assimile la montée de Toussaint a celle d'une classe, 1a classe des paysans noirs. Toussaint mobilisa (militairement et économiquement) le peuple noir. Toussaint mourut dans les prisons francaises. Dans son essai Teueeein; Leuuezuure, Césaire offre au lecteur une image attachante et prestigieuse de Toussaint Louverture. Toussaint fit un peuple des populations noires dont il hérita, un état, une nation de la colonie de saint- Domingue. Tout a Saint-Domingue converge vers Toussaint et de nouveau irradie vers lui. Toussaint est un véritable centre de l'histoire haitienne et de l'histoire antillaise. Césaire declare dans son essai: Quand Toussaint Louverture vint, ce fut pour prendre a la lettre la declaration des droits de l'homme, ce fut pour montrer qu'il n'y a pas de race paria (...). Dans l'histoire et dans le 125 domaine des droits de l'homme, i1 fut, pour le compte des négres, l’opérateur et l’intercesseur. Toussaint sera pour Césaire le premier cas illuminant de révolte noire. Se réclamer de Toussaint, c’est se réclamer de la révolte résolue qui défie le danger et qui s'attache a la preparation d'un lendemain meilleur: Ce qui est a moi, C'est un homme seul emprisonné de blanc C’est un homme seul qui défie les cris des blancs de la mort blanche (TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE). (WM, 45-6) C'est la l’expression poétique d’une réalité historique. Le sens lyrique de cette réalité historique est traduit par la revendication de Césaire. Césaire imprime ici sa volonté de se réclamer de cet homme, de Toussaint Louverture qui défie les blancs. Les lettres majuscules ici, la passion de Césaire quand il évoque l'épopée de Toussaint Louverture ressort de ces lignes. La mort de Toussaint Louverture préfigure et symbolise la révolte de Césaire et partant de ces héros tels le Rebelle et Caliban. Apres 1e depart définitif des forces francaises en novembre 1803, Haiti devient un empire gouverné par son libérateur Dessalines qui combattit aux c6tés de Toussaint Louverture et qui acheva ainsi l'action 126 révolutionnaire inaugurée par Toussaint. A la mort de Dessalines en 1806, le pouvoir revient de droit a son premier lieutenant, le général Christophe, gouverneur de la Province du Nord. Christophe refuse la présidence de la République, loi de circonstance votée par les Mulatres du Sénat et qui aurait fait de lui une marionnette. Mais Christophe tient a gouverner Haiti et se retire dans la Province du Nord ou il se fait sacrer roi en 1807 sous le nom de Henri Ier. C'est a partir de ce moment que Christophe essaie de créer un état capable d'en imposer a Petion, chef des Mulatres et président de la République du Sud. Haiti s'est trouvé ainsi scindé en deux et la guerre intestine fut inevitable, surtout entre Mulatres et Noirs. Christophe gouverne son royaume en monarque absolu, despotique. I1 crée une cour brillante calquée sur les modeles européens, développe l’agriculture et organise 1e travail du royaume sur des bases militaires comme l’avait fait avant lui Toussaint Louverture. Les exigences draconiennes de Christophe fatiguent ce peuple qui, apres une longue et cruelle guerre de liberation nationale, aprés une guerre civile, aspire au repos, 3 la quiétude. Les habitants se soulevent et demandent a Boyer de venir a leur secours, contre les troupes de Christophe. Christophe cede au désespoir et se suicide. La révolte épique de Toussaint Louverture a Haiti 5 127 la fin du XVIIIeme siecle a préfiguré la révolte du Rebelle (dens BMW). de Caliban (dans Une_1empe§e) -- deux pieces de Césaire --, héros noirs qui ont compris que c'est grace au refus résolu des déterminismes européens qu'ils peuvent espérer reconquérir un jour leur liberté et leur dignité d'homme. La révolte de Toussaint, du Rebelle et de Caliban, sera reprise sur le plan de la nation et sous forme de la decolonisation par le roi Christophe antillais et le Lumumba africain (le rebelle). A travers cette étude historique, Ieueeein;_Leuyez§u;e (1961), Césaire aborde une autre figure fascinante de l'histoire d'Haiti qui, selon ses propres termes, est le premier pays ou s'est noué le grand probleme que 1e xxeme siecle s'essouffle a résoudre, 1e probleme colonial, et le premier pays ou il s'est dénoué. Blancs, mulatres puis négres, les uns poussant les autres, ont incarné les différents moments de plus en plus intenses de la revolution anti-colonialiste a Saint-Domingue. Pour Césaire, en dépit de toute controverse, Toussaint est ”le Précurseur”; il est au commencement de tout. Sans Toussaint, i1 n’y aurait pas de Dessalines. Toussaint a fait d'une bande une armee, d'une jacquerie une révolution, d'une population i1 en a fait un peuple, d’une colonie un Etat, mieux une nation. Toussaint est ”1e centre de l'histoire haitienne, de l'histoire 128 antillaise”. 11 a uni les mouvements des blancs, des mulatres et des négres. L’état d'Haiti est né avec lui. Et Toussaint incarne la révolte et la victoire contre l'esclavage et contre la colonisation. Pour Césaire, dans Le_Iregegie_§u_rei_ghrie;ephe (1965), Christophe fait partie du folklore haitien. Césaire médite, a une période de decolonisation, sur l'organisation d'un gouvernement, la charge d’avoir un Etat a construire. Les acteurs de l’insurrection haitienne seront récompensés et admis a survivre ”en négritude” dans la memoire de leur peuple. Le désir intraitable qu'a 1e héros de réaliser une mutation massive de la mentalité haitienne, fut-ce tres maladroitement, sa volonté d'édifier apres avoir détruit, sont des composants indispensables a l'entreprise de rehabilitation de tout le peuple noir. Il importe peu que pendant un temps i1 ait eu du mal a se débarrasser de conduites imitatives et aliénantes. Toussaint et Christophe représentent des figures mythiques appartenant a 1'Histoire et a la conscience des Antilles. Grace a l'apport de ces deux personnages illustres, les Noirs font désormais partie de l'histoire comme sujets a part entiére; les colonisés n'ont plus a subir 1'Histoire des Européens. Leurs révoltes ont abouti a l'établissement du premier état noir du Nouveau Monde: une premiere dans l'histoire des Antilles. C'est 129 un modele contradictoire, mais respecté qui reste dans la mémoire collective des Antillais. Ces chefs de la revolution haitienne ont redonné aux noirs esclaves un statut d'homme, remettant en question 1a “forgerie” mythologique créée par les Européens sur le ”noir enfant", etc... De son c6té, la Guadeloupe a eu, elle aussi, ses héros légendaires prénommés Ignace, Massoteau, Noel- Corbet, Codou ou Delgrés”. Ces derniers et bien d'autres prirent les armes afin de lutter contre les colonialistes esclavagistes francais a l'époque ou Napoleon a rétabli l'esclavage en Guadeloupe en 1801. Mais la figure historique qu’était Louis Delgrés n'a pas atteint les dimensions mythiques de Toussaint et Christophe. Les esclaves se sont toujours révoltes contre leur situation d'exploités. ”Des 1641, on signalait la présence des premiers négres-marrons en Guadeloupe. 1656 marque 1e début de nombreux soulevements qui ont atteint leur apogée en mai 1802." (AWE. 23) Cette date historique -- mai 1802 -- est sans conteste la plus importante qu’ait connu la Guadeloupe durant l’esclavage. En effet, la Guadeloupe se souleva pour s'opposer a Richepance venu rétablir l’esclavage, censé étre aboli en 1794 par Victor Hughes et la Convention en France. Car durant les six mois qui ont précédés les 130 révoltes, la Guadeloupe fut administrée, organisée et défendue par des Guadeloupéens pour des Guadeloupéens. Et pendant ce laps de temps, une unité s'établit: une conscience nationale (mal pergue a l'époque) d'appartenir a un meme ensemble et d'avoir les memes intéréts a défendre. Les historiens et différents mouvements indépendantistes passés et presents s'accordent pour affirmer que la revolution de mai 1802, de par sa forme et du fait qu'elle était dirigée contre le colonialisme francais, fit apparaitre au grand jour un element nouveau dans les révoltes anti-esclavagistes: l'affirmation du sentiment national guadeloupéen. La défaite des troupes guadeloupéennes —- malgré l'héroisme de Delgres qui préféra se sacrifier avec ses hommes plutét que de se soumettre -- est due essentiellement a la trahison d’hommes comme Pélage, que ses maitres vont pourtant jeter en prison. La revolution de mai 1802 fut suivie d’une repression féroce et brutale: des milliers de personnes massacrées et pourchassées sans relache. Il est évident que la France n'a pas voulu voir se répéter les événements survenus a Saint-Domingue lorsque Haiti est devenu la premiere république noire et indépendante du Nouveau Monde en janvier 1804. La Martinique et la Guyane n'ont, malheureusement, pas pu se doter de ce sentiment qu'ont les Haitiens d'appartenir a une nation fiere de ses grands héros. Au 131 contraire d'Haiti qui possede les deux, des héros mythique et historique, la Martinique et la Guadeloupe ont dfi se tourner vers une autre forme d'héroisme, mais qui aboutirait au meme sentiment national. Ils ont dfi palier ce manque en puisant dans le patrimoine légendaire et folklorique des Antilles: le héros devient un membre “ordinaire” de la société. Tel le héros légendaire du roman de Simone Schwartz-Bart, Ii_geen LLHerizen, qui tente de redonner aux Antilles un héros mythique perdu mais que l'auteur reconstitue. Le voyage vers l'Afrique est considéré le plus souvent par les protagonistes des romans antillais comme un rite de passage. C'est 1e lieu “de pélerinage" privilégié de l'Antillais a la recherche de son identité originelle, de son moi, de son passé culturel. Un lien sacré existerait entre l'Afrique et les Noirs du Nouveau Monde. Le propos ici n'est pas de débattre du lien privilégié entre l'Afrique et les Antilles. Et de la meme fagon que le voyage en terre africaine était une étape essentielle dans la formation sociale et identitaire des intellectuels antillais, le passage par le territoire francais devient presque obligatoire. Il s'agit de considérer ici la particularité des rapports de l'Antillais avec la France. Et puisque les membres de la diaspora africaine ressentent l'urgence de retourner 132 sur leurs terres ancestrales africaines, i1 faut se demander quels mobiles les détournent vers la France. Quelles sont les consequences de ce voyage? Les Antillais trouvent-ils en France leur sens d'appartenance tant recherche? Nous allons tenter de relever les réponses que certains ouvrages littéraires donnent a ces questions -- en l'occurence les romans Le Ee;e_e_2e;ie du Martiniquais Joseph Zobel et L§§_E§L§Idfi du Guyanais Bertene Juminer. Dans les deux oeuvres qui nous occupent, il s'agit plus d'exil physique, géographique, mental que stylistique, ou meme intellectuel. Ces deux auteurs vont utiliser la langue dominante a leur escient: [such an author] wrests Prospero’s language from him, inverts and subverts it in his fiction, and turns the empty space between two worlds into a privileged place, the exile’s domain, by means of what Edward Said calls a “contrapuntal” awareness. (Wilson, 77) Meme si techniquement et légalement, les Antillais vivant en France ne sont pas des exiles, 1e sentiment de déracinement n'en est pas moins vivace. Le déplacement spatial vers la France prend toutes les formes d'une alienation, d'une sorte de décalage et de division de soi, a savoir que: [...] the evident particularity of political 133 displacement may be merely a symptom or an image of some other form of estrangement: womanhood, the Third World, migrant labour, apartheid, colonisation and sundry estates of marginality. Dans un article paru dans le magazine HerperLe, le critique Edward Said analysait la différenciation entre les termes d'exil, réfugiés, expatriés, et émigrés. Toutes ces denominations apparaissent dans LQ_E§§§_A Eerie, mais celui sur lequel on va s'attarder est celui d'exil. Meme si les Antillais qui partent s'installer en France ne sont pas vraiment ”bannis" des Antilles, ils se retrouvent tout de meme en statut d'exilés, en vertu du contexte historique (colonial), de leur race (noirs dans un monde blanc), et meme de genre (pour certaines). Bien sfir 1e statut légal des Antillais en France differe de l'état d'exil proprement dit; i1 se définit de la maniere suivante. Les émigrés et leurs descendants sont presents a tous les échelons de la vie francaise. Pour comprendre cette situation, i1 convient de revoir avec attention l'attitude de la France envers la nationalité, 1a citoyenneté et le colonialisme. L'attitude francaise envers la nationalité a ses racines dans leur attitude envers leurs territoires coloniaux. Et les problemes générés par la decolonisation se rapportent directement aux perspectives de l'intégration 134 pour les descendants de l'immigration d'apres-guerre. La loi coloniale francaise imposait la culture francaise aux régions colonisées, soit la langue et les systemes politiques et académiques; et selon Ageron, l'obtention de la nationalité était percue comme une facon de s'assurer du triomphe des valeurs francaises. Néanmoins, une distinction essentielle doit se faire ici en ce qui concerne la population antillaise qui réside actuellement en France. Apres que les iles caribéennes de Guadeloupe et de Martinique, et la Guyane aient obtenu le statut de Département d'Outre-Mer en 1946, la population de ces territoires a pu ainsi avoir la citoyenneté francaise et bénéficier d'une integration politique complete a la métropole, accompagnée du libre mouvement des habitants. La migration vers la France de la population antillaise a débuté apres la deuxieme guerre mondiale en Europe, mais c’est surtout dans les années 1960 qu'une forte migration a véritablement commence, et la population antillaise résidant en France s'est montée a environ 200.000 personnes en 1990. Le statut de ces territoires n'a pas changé, et ces ”émigrés" ne sont pas comptabilisés dans la population étrangere. C’est la raison pour laquelle les Antillais vivant en France attirent peu de discussions sur l'immigration. D'ailleurs 1e Front National les 135 mentionne avec approbation comme exemplifiant une population qui est parvenue a s'assimiler a la société francaise. Cependant cela ne veut pas dire que les Antillais échappent a toute discrimination on tout racisme. Quelles sont justement les caractéristiques et les conditions de cette vie en France pour l'Antillais? Sous quelles formes la culture antillaise est-elle préservée? Que recherchent ces expatriés? Quelle est la motivation principale derriére cette traversée des Antilles vers la France? Que représente ce voyage pour eux? Ce déplacement est-i1 provisoire, définitif? L'expatriement implique l'idée d'un choix définitif pour des motifs économiques‘3 (pour trouver du travail, en vue d’une carriere, par exemple), pour les études, tandis que la visite a des finalités touristiques (en villégiature, etc). Comment la littérature envisage-t- elle ce passage presque obligé de l'Antillais par la Métropole francaise? Dans les ouvrages choisis, l'image de la France joue un role essentiel dans la psychologie des personnages. 136 Section II Le Noir dans la France métropolitaine Joseph Zobel: LAMS (1953) Dans cette suite au roman Le_3ue_geeee;uegree, 1e personnage José Hassam fait l'expérience d'un séjour en France (a Paris). Trois ans apres, Zobel publie son quatriéme roman, L§_E§L§_A_2§Iifip qui apparait comme le prolongement du precedent, la suite de son autobiographie. On y retrouve en effet le meme héros José qui, a la fin de Le_Rue_geeee;Negre§, se préparait a partir pour la France pour faire des experiences nouvelles. La France dont l'auteur a tant révé va enfin lui étre révélée. Le roman est le fruit de l'expérience parisienne de Zobel. Il est construit sur la polarité entre les Antilles et la France, leur climat, leur mode de vie, la chaleur humaine, les manieres de leurs habitants. Selon l’ami de José, Carmen, comparant la France aux Antilles, ”ici [en France], on n'a pas besoin de se trainer 3 genoux pour servir." (32) Contrairement a ce que parait suggérer le titre, elle n'a pas toujours en un caractére de fete. Le titre ironique, qui évoque 1e réve et l'euphorie, fait contraste avec le roman precedent. Aller a Paris représentait pour José une transformation ontologique, mais malheureusement pour lui, tout ne va 137 pas étre instantanément rose et enjoué. En effet, José arrive durant la période d'apres-guerre: ”il n'y avait presque rien en France, ni pour manger, ni pour se vétir." (16) Tout ce qu’il en connait, il l'a lu dans les livres ou appris par les oui-dires (les soldats ou étudiants). Et 3 son arrivée, sa premiere vision de Paris est bien décevante: cela ressemble a un “tohu— bohu" (24), un chaos auquel i1 doit échapper pour s'en sortir. La communauté des amis qui s'occupent de lui compense cette deception quant au climat de la France qui contraste tellement avec la douceur des Antilles. Le debut du roman est tres impersonnel. ”Parmi les passagers, il y avait beaucoup de Blancs. Des fonctionnaires coloniaux qui rentraient en France pour voir ce qui restait de leur pays et de leur famille". (9) Cela suggere que c’est un noir qui parle: qui d'autre pourrait remarquer l'omniprésence des blancs sur le bateau? Zobel suggére que les Francais de France sont différents des békés: ”Tous semblaient étre d'une simplicité et d’une débonnaireté amicales que les Négres n'avaient guére vues a un Blanc, aux Antilles". (10) Il va meme jusqu'a dire qu'ils sont plus sympathiques, plus joviaux que les békés: Le commissaire et le personnel étaient a la fois déférents comme d'irréprochables domestiques, et prévenants comme de vrais amis. Meme les trois on 138 quatre békés qui voyageaient en premiere classe essayaient de se mettre au diapason, par mimétisme ou, le Blanc créole étant essentiellement vaniteux, pour ne pas étre en reste avec leur entourage. Grande parade de civilité et de courtoisie francaise! (10) Cette comparaison entre les Frangais métropolitains (les bons Blancs) et les Frangais des colonies (les mauvais Blancs) est récurrente dans le roman; elle est le plus souvent polarisée, le premier tenant en général le beau r61e, le second toujours critique. Bien entendu, José a plus d'expérience -- bien que limitée -- avec la seconde catégorie; et celle-oi est bien défavorable a leur égard. La traversée en bateau fait découvrir a José un avant-gout de ce qui l’attend en France, enfin 1e croit- i1: Et le bateau s'éloignant des terres coloniales, les Negres devenaient des hommes pareils aux autres, infiniment intelligents, et bons, par surcroit, et les Blancs paraissaient rigoureusement conformes a l'image que les legons d'Histoire de France impriment dans les cerveaux primaires de petits enfants noirs... (10) Les Frangais sont le plus souvent présentés de fagon negative dans le roman. L'auteur est plus ou moins omniscient dans ce roman. Il s'abstient de se prononcer 139 sur l'inconscient des Blancs (personnages peu sympathiques dans leur ensemble). Plus loin, Carmen déclare: ”les Blancs ne doivent pas valoir tripette pour que le Bon Dieu les ait crachés dans un tel climat?" (45) Il devient clair que pour l'auteur, i1 faut distinguer 1e blanc de France et celui des Antilles. Tandis qu'on peut rencontrer en France quelques blancs sympathiques, ceux des Antilles, les békés semblent posséder toutes les tares et etre empreints de tous les préjugés envers les noirs. Et meme s'ils ne sont pas originaires des Antilles, les blancs de la Métropole, qui visitent les Antilles ou qui s'y retrouvent finissent par se comporter avec le meme paternalisme et air de supériorité que les békés: En France, c'est mieux. Mais, une chose: mettons que tu as un copain, la, un Blanc, copain-copain, pour le boire, le manger [...]. Tu t'embarques avec lui a Marseille, ou Bordeaux, pour la Martinique ou la Guadeloupe. Eh bien, au fur et a mesure que le bateau va, tu sens entre vous comme si chacun allait en sens opposé vers un bout de la terre. A l'arrivée, il est un Blanc, un Métropolitain, un Colonisateur, un Civilisateur -- tout ce qu'ils disent, et toi, un indigene. 11 a son prestige a défendre. Il ne peut pas, i1 ne doit pas te 140 fréquenter. Distance. Ca aussi, c'est un effet du “charme” des iles!... (116) C'est comme si ces préjugés sont si profondément enracinés dans les mentalités antillaises, que chacun, quelles que soient son education et son appartenance sociale et raciale, prend automatiquement 1e r61e attendu de lui par la société locale. En meme temps, Zobel a l'air de dire que cette mentalité raciste fait partie intégrante de la personnalité du Blanc, que lorsqu'il arrive au pays, son c6té colon et supérieur revient automatiquement. Plus loin, c’est le dénommé Bambam, jeune mulatre, tiré a quatre épingles, ami d'Alex qui donne également des conseils a José sur la difference entre ces deux categories de Francais, ou plutot 1e met en garde contre les fausses apparences et les préjugés de race, ”1e Frangais de France n'est pas mesquin comme le colon ou le béké. A tel point que lui-meme croit sincerement qu'il n'en a point. Mais a toi, a ne pas étre dupe." (134) Au debut du roman, l'auteur nous propose de faire 1a connaissance du premier Francais (non colon) qui va entrer dans l'univers de José. Le lecteur est témoin d'une “conversation" entre José et un blanc, au demeurant sympathique, dans une situation non officielle; cet échange met José mal a l'aise. Il s’agit 141 d'un dénommé Gaston Chaminder, un Frangais, blanc, qui enseignait au Brésil, qui rentrait lui aussi en France apres avoir tout perdu et qui doit recommencer a neuf. Le Frangais fait des généralités bienveillantes (sur la beauté de la Martinique) et malveillantes -— sans 1e savoir? -- (sur le fait que José est plus foncé de peau que les Martiniquais dont on dit qu'ils sont plus mulatres que les Guadeloupéens). Comme pour José, pour Gaston, le voyage en France prend des allures de seconde chance: ils esperent tous les deux un avenir meilleur en France, qui devient ainsi une espece de terre promise. Et si la traversée de l'Atlantique, de la Martinique jusqu’en France, s’effectue sans probléme pour José, i1 doit, dés 1e débarquement au Havre, affronter un froid glacial, sorte de prélude aux difficultés qui joncheront son chemin dans un monde dont l'hostilité prend des visages multiples. 11 y a du brouillard et le froid est constant a Paris: C'était toujours l'hiver. Il gelait, il pleuvait, i1 neigeait. Quand on n'a jamais vu Paris, i1 n'y a pas de boue dans les réves qu'on en fait. [...] Or 1a réalité, c'était le froid, la neige, la boue, l'indifférence des foules essoufflées, opposant une resistance telle que José Hassam ne parvenait pas a s'y faire une place amicale, ni cueillir la moindre joie. (89) 142 José arrive en France en décembre (en plein hiver): les débuts et la premiere mise en contact avec la France sont décevants. L’Europe, c’est l'hiver. Voila 1a dure réalité qu'a dfi rencontrer José. Et au Havre, i1 voit les ruines des destructions faites par les nazis pendant la guerre: Par 1e hublot, i1 n'avait apercu qu'un brouillard épais dans lequel se profilait vaguement la coque sombre de quelques bateaux. Mais 1e port n'est qu'une étendue d'aspect marécageux d'ou emergent, ga et la, des débris de ferraille; et plus loin, des pans de murs déchiquetés, des amas de petites fumées sinistres. (22) Zobel nous offre 1a une premiere démystification de l'image de la France, terre promise, terre d’accueil.“ Cette premiere vision est un choc total pour José qui s'attendait a trouver une France plus proche des romans qu'il lisait a l’école. Aprés avoir passe des jours a arpenter les rues de Paris comme une ame en peine, José est loin de rencontrer la chaleur et l'accueil auxquels i1 s'attendait: José avait parcouru tout le réseau et pratiqué toutes les stations du métropolitain. Cependant, il n'avait encore rien vu de Paris, sinon un brouillard persistant, des immeubles noirs, austéres, inhospitaliers. Partout une expression 143 d'indifférence voire de cruauté. On pourrait avoir faim, avoir froid, tomber, mourir, personne, lui semble-t—il, ne se pencherait. Personne ne vous connait et tout le monde est presse, tout le monde a peur d'arriver en retard, le diable sait on. (53) Les premiers contacts de José avec la France sont froids et déprimants, hostiles. Partout ou i1 va, i1 ne rencontre que des taudis, qui lui rappellent malheureusement trop la rue Cases—Negres. Il est décontenancé par ce pays et cette ville qui ne correspondent en rien jusque-la a ce qu'il avait espéré et ce dont i1 en avait entendu: “Mais ou sont donc ces lumiéres de Paris, ces merveilles de Paris, et cette gaieté qui touche a la folie"? (54) On ne peut s'empécher de s’interroger sur les motivations réelles de José pour partir ainsi en France: officiellement, il insiste qu'il est 1a pour faire des études de lettres, mais l'auteur ne nous parle que vaguement de ces études. Tous les éléments entre-apercus sont 1e prétexte pour Zobel de placer José dans un environnement totalement inconnu, aliénant meme, de tester ses capacités d'adaptation sur cette terre étrangere, tout en enregistrant les reactions des personnes qu'il rencontre. L'image de la France est une polarisation de celle des Antilles. C’est sur cette opposition que se 144 construit la découverte de la France par Jose. Tout lui rappelle les bons moments passés en Martinique. Au chapitre 5, lorsque José se réveille, c'est Noel. I1 a peur de rester seul, sans sa famille; son logis est froid tout comme José manque de compagnie chaleureuse: Donc, condamné a passer la journée et la nuit tout seul, dans ce detestable hétel, ce jour de Noel, tandis que la—bas, a la Martinique! C'est a la campagne... C'est toujours a la campagne, Noel, aux Antilles. 11 y a beaucoup de monde, beacoup d'amis. (76) Les Antilles sont constamment comparées a la France. A chacune des difficultés confrontées par José, 1e lecteur est ramené en arriere, vers des paysages lointains antillais. Le climat, la boue, la neige sale, lui font automatiquement penser a la Martinique: Mais a Paris, la neige était plus sale et plus repoussante que les bourbiers ou pataugent aux Antilles, les pieds nus des hommes noirs [...] Au moins, la boue n'est pas une chose étrangere a la terre et se lie facilement d'amitié avec les pieds nus des travailleurs negres et les sabots des mulets et des boeufs; tandis que cette neige déliquescente qui souille les rues de Paris, ressemble a une vomissure immonde que des pieds, meme chaussées, ont en horreur. (87) 145 José et son ami Alex discutent souvent de leur opinion de la France et des Frangais en comparaison des Antilles. Alex déclare: Ce ‘ Moi, franchement, ce que j'aime avec ce pays-oi, c'est qu'il m'enrichit de ce qui pourraient faire des Antilles le plus beau pays du monde... Mais les Antilles sont des pays que les Blancs ont empoisonnés. Eux, ils peuvent y vivre mieux que nous, puisque le poison, c’est eux-memes. Tandis qu'ici, au contraire, pour nous, ils sont comme des contre-poisons, les Blancs. C'est comme ca. (138) quoi, José répond: ... il me semble qu'ici en Europe, nombreux sont les Blancs qui feraient mea culpa, devant nous, et qui nous demanderaient pardon, pour les crimes de leurs ancétres, envers nous. Vous ne croyez pas? Tandis que la-bas, 1e maintien de leur toute- puissance et de leur infaillibilité ne les rend que plus féroces. (138) Pour lui, i1 ne faut pas mettre ensemble les Frangais métropolitains avec les békés (qu'il charge de tous les crimes). Parce que José a l'intime conviction que les Francais ont un bon fond, il est rare d’étre le témoin d'une de ses critiques directe de la France, en dehors des quelques scenes ofi i1 se plaint de l'hiver et de la sécheresse des Parisiens qui s'accordaient avec ce 146 climat glacial. Une fois 1e beau temps revenu, des sentiments plus positifs lui sont revenus également. Au début du roman, José ne tarde pas a connaitre l’adversité et doit notamment se battre contre le racisme dans ce Paris dont i1 avait tant révé. "A la Martinique, les soldats revenus de France apres la guerre avaient affirme que les Frangais n’aiment pas les Négres." (61) Les incidents des préjugés de race constituent des épisodes ponctuels (comme avec le propriétaire du bordel, obligé malgré lui d’accepter des locataires noirs). Au chapitre 8: i1 apprend a connaitre le racisme, ce contre quoi il se définit. Les passants lui rappellent constamment son pays natal: Beau temps, hein! Ca doit vous rappeler votre pays. Encore que José ne prisat pas du tout ces allusions a ”son pays", qui n’étaient pas sans un arriere- gout de discrimination. (75) L'un des traits marquants du roman et de la vie parisienne de José, est qu’il a l'air de vivre 1e racisme, les préjugés avec beaucoup de désinvolture. Il donne l'impression le plus souvent que cela ne 1e touche pas directement, que c'est 1e probleme de l'autre. Il n'est pas fait mention de confrontation violente, directe entre Jose et un Frangais. On se trouve plus en face du racisme ordinaire, a des scenes voilées, des petites choses de la vie quotidienne, des mesquineries 147 feutrées, des regards, des remarques breves qui ne contiennent pas forcément des propos racistes, mais sont ressenties comme tels par José ou ses compatriotes, a cause du ton sur lesquels les mots sont employés, des regards échanges, et de l'attitude parfois paternaliste des Frangais: Ce qui les avait amenés a parler de ces hétels on 1'on n'a pas accepté des Negres, a Paris, a cause de la couleur de leur peau, de ces restaurants on l'on oublie de servir 1e Negre qui attend depuis une demi-heure, et d'une autre maison de coiffure ou jeune coiffeur martiniquais s’est vu refuser de l'embauche pour la raison nettement expliquée qu’il était “trop noir". (190) Dans 1e roman, les critiques au sujet de la France -- du mode de vie des Frangais blancs, de leur racisme, etc -- est des plus virulentes lorsque les étrangers, vivant a Paris, se retrouvent ensemble: c'est l'occasion pour eux de faire preuve de solidarité face a l'adversité, mais surtout de raconter leurs miseres, leurs malheurs, dans un pays qui ne leur apporte pas de réconfort ni de chaleur humaine. Au hasard de ses différents déménagements, José fait la connaissance d'autres compatriotes martiniquais, guadeloupéens, guyanais, africains, indochinois memes. José retrouve Alexandre Roland, dit Alex, ancien camarade du Lycée de 148 Fort-de—France (Martinique) qui habite maintenant en France depuis des années. Alex est l'un des premiers a donner des conseils a José sur les blancs: Tu te débrouilleras bien aussi, tu vas peut-étre beaucoup aimer les Blancs; il y a beaucoup qui sont gentils, et toi tu n'as pas de complexe d'infériorité. Tu vas peut-étre aussi te bagarrer de temps en temps, car 11 y en a qui trouvent que par nous la France ternit l'éclat de sa blancheur. Or toi, tu as la peau orgueilleuse. (50) Les Blancs, je vous dis qu'ils ne nous aiment pas. Et ce n’est pas d'aujourd'hui. Meme quand Paris était Paris et que tout le monde avait du sucre plein les dents! [...] Ils nous souffrent parmi eux a condition que nous leur en sachions gré et que nous fassions preuve a tout instant de trois ou quatre fois plus de qualités que les meilleurs d’entre eux. Et malgré ca les meilleurs d'entre eux gardent avec toute 1a sympathie qu’ils daignent nous témoigner, la conviction que notre mentalité est primitive, que nous sommes vulnérables a la plus légere pression, et que tout ce que nous pourrions posséder ou acquérir est sujet a s’écrouler a la moindre épreuve. Meme les caractéristiques qui devraient nous honorer le plus 149 passent a leurs yeux pour indices de notre infériorité. (115) Lors d’une visite chez son ami Alex, José fait la connaissance de Bambam, un mulatre, dont on ne sait pas trés bien ce qu'il fait la, d'Anak, une émigrée hongroise, qui fait des études de cinéma et de mise en scene a Paris depuis un an. C'est l'une des rares blanches avec qui José discute directement, peut-étre parce qu'elle n'est pas francaise, et qu'elle aussi se retrouve en France en position d'émigrée, d'exilée; elle a l'air de constituer une des exceptions du roman. Elle est a meme d'étre plus ouverte d’esprit, et dépasser les préjugés raciaux coutumiers. A la fin du roman, au chapitre 15, l'auteur tient a nous faire partager sa victoire morale sur le racisme: le blanc, Jean-Claude Pelletier, étudiant dans la classe de José, s’excuse aupres de José. En jugez par ces deux passages: ... tu as pris un malin plaisir a m'humilier, a me dominer. Tu sais que tu es intelligent et que tu as une personnalité qui défie toutes mesquineries, au point de susciter de la jalousie... Je t'avouerai que j'ai essayé de te ramener a la representation que dans mon milieu on se fait de l'homme de couleur, pour te vexer. Mais tu gardes toujours une dignité imperturbable. Tu n'as pas de complexe 150 d'infériorité, en tout cas. Tandis que moi, j’ai été toujours attrapé par mon complexe de supériorité. (228) [...] sur le plan moral et intellectuel, tu possédes tout ce que nous avons toujours cru étre notre monopole -- et a nous en revendre. Tu brilles de notre culture, et tu t'en fiches en meme temps. Notre argent ne semble meme pas te faire envie. Nos préjugés crevent lamentablement devant toi. [...] tu constitueras un danger pour notre civilisation occidentale. (229) En fonction des personnes des interlocuteurs de José, la France et les blancs peuvent étre respectivement, soit inhospitalieres et racistes, soit magnifiques, sympathiques et intéressants. Le patron d'un café que lui a recommandé un voisin déclare: ”La France est un tres beau pays, vous savez; quand vous l'aurez visitée, vous verrez. Quand vous irez dans le Midi; car moi, je suis du Midi." (73) Certains Frangais sont meme plut6t sympathiques envers José. Par exemple, tandis qu'il désespérait de devoir passer Noél tout seul, José est finalement invité a passer les fétes de Noel chez le beau-pere du neveu de Gaston. Cette invitation lui a mis du baume au coeur, et l'a réconforté quant a la bonté et la générosité des 151 Francais. L'un des rares passages du roman ou les Frangais sont représentés de facon plus positive -- bien que ces paroles comportent une certaine ambiguité -- a lieu pendant une des conversations entre les locataires de l'immeuble ou habite José. Une fois de plus, ils discutent de leur environnement, des difficultés de leur existence. L'Indochinois Ding-Lé declare: Les Frangais, d'apres moi, sont comme ceci: A certains moments on aurait l'impression qu’on se trouve au ndlieu d'un peuple d'imbéciles, de gens sans jugement, ou bien de gens mesquins, intéressés, sans coeur, d’un peuple dont on souhaiterait l'extermination a la prochaine guerre. Et juste au moment cu 1'on se dispose a asseoir son opinion et a prendre parti, voila un qui sort on ne sait d’ou, et qui vous étonne par son esprit, son bon sens, sa générosité, un sens indiscutable de la fraternité humaine. Et 1'on s'apergoit que meme ceux qui vous avaient offusqué ne lui sont pas tout a fait inférieurs dans le fond, et 1'on se dit: “Apres tout..." (176) Ces mots servent presque de resumes aux sentiments de José a l'égard de la France, ceux a la fois de resignation, et de bénéfice du doute. Une fois qu'il a pris la la decision d'y habiter (pour des raisons variées), l'exilé (antillais ou non) se doit de faire 152 des efforts, tout en prenant les Frangais tels qu'ils sont, avec leurs bons et mauvais c6tés. C'est a cette conclusion que José semble parvenir a la fin du roman, et c'est une des raisons pour lesquelles il choisit de rester en France. Le passage par la France est envisagé par la mere de José comme une étape salutaire: en habitant en France, elle espere “faire de [lui] un vrai quelqu'un, [...] lorsqu'[il aura ses] diplomes de France personne ne pourrait dire qu'il n'y a pas de place pour [lui].” (47) La France devient dans ce cas le lieu de passage obligé afin de se réaliser, de devenir quelqu'un. C'est pour elle 1e moyen de valider sa propre valeur, qui passe par l'aval de la France et de toutes ses institutions. Les motivations de certains amis de José, comme Michel, Alex, Ernest, different quelque peu de celles de sa mere. Apres la guerre et sa démobilisation, Ernest, lui, révait de la France, de Paris, de ses monuments et ses rues célébres, surtout pour sa reputation de lieu d’amusement et de détente: ”voir cette Notre-Dame, ces Champs-Elysées, cet Opera, toutes ces choses orgueilleuses pour quoi j'avais vu mourir autour de moi, et pour quoi j'avais risqué ma peau...” (98) Dans ce cas-la, c'est Paris et sa reputation de fete qui le faisait réver. Tout comme beaucoup, il a lui aussi été 153 dégu par la ville. Pour beaucoup des compatriotes de José, 1e passage par la France n'est pas toujours 1e résultat d'un choix personnel réfléchi, mais est du plus au hasard de la vie, aux circonstances. En général, les hommes qui habitent en France, a l’époque ou le roman a été compose -- c'est-a-dire au debut des années 1950 -- apres avoir servi durant la guerre de 1939-1945 en Europe, au lieu de rentrer directement au pays, décident de rester en France. A quel but exactement, peu d'entre eux 1e savent? D'autres Antillais (des iles), les domestiques dans les maisons des békés, croient, a tort, que partir en France constitue une recompense supreme: A Fort-de—France, dans le quartier des békés, les domestiques comptaient parmi eux quelques-uns qui avaient déja en la faveur d'accompagner leurs maitres en France. Tous y voyaient une supreme recompense, ne se doutant pas que c’était tout simplement parce que ces Blancs creoles avaient tellement de difficultés a s’adapter a Paris, dans le pays de leurs ancétres, qu'ils se faisaient accompagner a l'occasion d'une négresse pour les servir selon leurs gofits. (47) D'autres, comme José, se trouvent sur le sol francais a des fins éducatives. Maurice Perrin, le nouveau locataire de l'immeuble de José, compatriote 154 martiniquais qui vient d'arriver, est, comme beaucoup, présent a Paris afin de terminer ses études d'anglais. Il avait hate de retourner en Martinique comme professeur. Pour lui, la ville de Paris lui inspire des sentiments mitigés: ”je ne puis me dégager de l'impression de m'y sentir comme dans une pension ou de m'y ennuyer, c'est-a-dire d'étre la tout en souhaitant de ne plus y étre." (194) De la meme maniere, cet autre ami, Roland, s'en retourne en Martinique apres des années en France. 11 refuse de se comporter comme ces autres compatriotes antillais qui, considérant la France presque comme une terre sacrée, et apres un séjour plus ou moins prolongé sur ce territoire, lorsqu’ils reviennent au pays, adoptent l'attitude supérieure de celui qui a été “béni” pour ainsi dire par une culture supérieure: [...] je ne me prendrai pas pour le Negre des bons romans, qui a puisé la culture des Blancs et qui retourne parmi ses freres de couleur pour en faire jaillir un peu sur eux. Non, je n'ai pas l'ame de l'Apétre de la Race. (253) Face a cette perspective masculine, les femmes semblent vivre l'expérience francaise avec plus de difficultés. Prenons par exemple le personnage de Pauline Babet qui habite en France depuis de nombreuses années. Elle s'est créée des points de repére a Paris, 155 ou elle c6toie un entourage d'amis de toutes sortes origines et horizons. Elle vit dans un petit appartement qu'elle a décoré a son gout et qu'elle a transformé en unlieu d'habitation confortable et chaleureux. Elle semble s’étre tres bien adaptée a la vie parisienne. Pourtant une chose demeure évidente: nostalgique, elle est malheureuse et n'aspire qu’a une chose, rentrer au pays, retrouver ses Antilles natales. Elle est plus proche d'une personne qui, par manque d'option, s'est résignée a passer le reste de son existence dans un pays étranger (en France), bien qu'elle ne cesse de répéter qu'elle va rentrer en Martinique un de ces jours. Pour elle, la France ressemble a un “Purgatoire” (147). Elle nous révele ses affres au milieu meme du passage du bal de Paris proprement dit, l'un de ces rares moments du roman ou les personnages ont l'air de vraiment s'amuser, de se laisser aller et emporter par la musique. Le titre Lfl_EéL§_A_2§Iifi prend toute sa mesure et son sens (119— 128). A la fin du roman (chapitre 16), tandis que José decide de rester en France, parce qu'il semble avoir trouvé un sens d’appartenance, Zobel nous fait assister au départ vers 1a Martinique de deux compatriotes, amis de José: Alex retourne en Martinique avec sa compagne et leur bébé, mais José refuse de rentrer au pays. Les élans nostalgiques de José sont refoulés, ce qui ne lui 156 fait pas désirer 1e retour. L'auteur est assez stoique. Selon Laurence Porter, la structure ouverte du roman semble suggérer que José ne veut pas s'assimiler a Paris. Pourtant i1 ne veut pas rentrer en Martinique. Il souhaite finalement rester a Paris, un avenir meilleur semble se dessiner pour lui: on devine que cette decision a son origine dans les nouvelles relations que José entretient avec Marthe, Francaise blanche, qui va certainement devenir sa future compagne. (109) Dans l'ensemble, L§_E§L§_§_E§£i§ nous présente un protagoniste en proie a un monde nouveau, révé, idéalisé, qui doit tout un univers de possibilités. Les premiers contacts de José avec la France sont forts négatifs et empreints de déceptions. Zobel nous offre tout d'abord une démystification quant a sa representation de la France. 11 y a un écart entre l'auteur mfir et le personnage inexpérimenté, plus jeune et le ton du jeune homme est toujours ironique, sur les préjugés (dans les 40 premieres pages). Les premieres difficultés surmontées, et le temps de l'adaptation passé, Jose devient un homme nouveau dont l'admiration pour Paris et ses habitants éclate a tout moment. D'une maniére presque insensible, on voit la France paradis révé se substituer a la dure vérité quotidienne. Avec ses compatriotes Alexandre, Roland et Carmen, un autre 157 personnage déja rencontre dans Le_3ue_§eeee;uegree, José évoque volontiers les souffrances des Antillais dans le monde des Blancs, critique la politique coloniale de la France dans son pays, mais sans que cela débouche jamais sur un véritable engagement patriotique. Au contraire, il arrive a la meme conclusion paradoxale que les autres, a savoir que l'Antillais est bien mieux a Paris qu'a Fort-de-France. Il réve a la Martinique, au pays natal, sans jamais envisager sérieusement d'y rentrer. 11 se soucie plutét de s’insérer dans le monde blanc, de s'en montrer digne, de justifier ce qui sera sa décision finale, qui est de s'installer en France, malgré les obstacles infranchissables a une totale assimilation. On sait qu'ici 1e héros et l'écrivain se confondent véritablement, puisque Zobel, parti de la Martinique depuis 1946, n'y est pas souvent retourne, et ce pour les memes raisons que celles qui, dans le roman, justifient l'installation en France de José Hassam.45 Le theme de l'assimilation a la culture francaise est présente dans le roman de fagon confuse: ... Car pour Jean-Claude Pelletier, comme pour beaucoup de Blancs, qui fréquentent ”des Noirs tres bien” José Hassam n'était plus tout a fait un vrai negre; d'ailleurs, i1 était un Martiniquais et la Martinique est francaise, depuis plus de trois cents ans. “Vieilles colonies"!... José Hassam 158 représentait en quelque sorte une création des Blancs, élevée a la comprehension des Blancs, accessible 5 1a confiance des Blancs, grace aux bienfaits des Blancs. (120) Toutes ces qualités de José expliquent sans doute pourquoi il est recu avec tant d'aisance dans des familles blanches. Ces mots sont-ils composes sur le ton narquois, ironique? On ne saurait répondre, tant est tenue la ligne entre l'acceptation et le refus de la culture francaise. Le scripteur est somme toute le produit fini d'une education francaise, tant et si bien qu'il en vient a s’y adhérer completement et a opter pour la vie en France; l'amour seul n’aurait pu en decider. A la fin du roman, c’est comme si l'exil parisien a pris fin pour lui et qu'il s'y sent presque chez lui. 11 se sent capable de mettre de c6té sa nostalgie pour son ile natale et parvenir a s'intégrer a cette culture qui, il est vrai, n'est plus tout a fait nouvelle. Malgré toutes les critiques, Zobel présente une image mitigée de la France et de ses habitants. Le personnage de José Hassam dans Le_Rue_geeee;Negree et dans Le_Ee;e_e_£erie présente une rareté parmi tous ces protagonistes, puisqu'il decide finalement de rester en France. Bien que José soit fortement dégu au début du roman, a la longue la France devient pour lui cette 159 terre promise, idéale. Et il choisit meme pour compagne une Frangaise blanche qui a sans doute motive cette decision. José semble parvenir a une sérénité dans ses relations avec la France et les Frangais. Pour que les critiques premieres prennent tout leur sens, i1 aurait fallu qu’il se refuse a rester en métropole, et choisisse de repartir aux Antilles, sa terre natale. La scene ou le blanc s'excuse aupres de lui parait presque irréelle, car on a bien du mal a se l’imaginer. Elle marque pourtant son triomphe sur le blanc, et l'affirmation de sa singularité Mais i1 en décide autrement, au contraire de son amd Alexandre. Le choix du retour de ce dernier est l'écho de celui du personnage principal des Bererde de Bertene Juminer. 160 Section I I I Le Négropolitain de retour en Guyane We de Bertene Juminer Au contraire de José Hassam dans L§_E§L§_§_E§£i§. ou l’exil a Paris n'a pas renforcé les liens privilégiés entre le protagoniste et son pays natal, et l'a meme conforté dans les qualités supérieures de sa terre d'accueil (la France), dans le roman de Bertene Juminer, L§§_§§§§Id§, 1e personnage principal, Cambier, se sent toujours en proie a une nostalgie profonde, qui fait de lui un étre divisé, incomplet, qui ne pense trouver son identité qu'en retournant en Guyane, son “foyer". Selon Gurr, l'exil a un effet constructif sur les écrivains nés dans les colonies et qui émigrent en métropole, puisque cela crée en eux un fort sens de leur racine et de leur propre identité. Edward Said conteste cette vision de la créativité engendrée par l'exil qui ne tient pas compte des mutilations psychologiques survenues lors du déplacement physique. L’exil constitue une cassure dans l'état d'étre des exiles qui sont, en fait, coupés de leurs racines, de leur terre, et de leur passé. Pourtant, Said reconnait tout de meme que la condition d'exilé a posé les fondements pour une creation littéraire plus fertile, étant donné que le nouvel univers de l'exilé s'apparente a de la fiction. 161 De nombreux écrivains antillais et guyanais résidant a l'étranger, en l'occurrence en France, et retournant réguliérement dans les DOM, sont confrontés a une situation similaire. Tout comme Damas et Maran, Bertene Juminer est l'un des rares auteurs guyanais a avoir percé 1e marché francais de l’édition. Le cas de la Guyane est presque en marge des départements francais d'outremer. Bien que tres souvent associée aux Antilles, la Guyane Francaise est un territoire (“abétarti”), perdu au milieu de la forét amazonienne. La Guyane a été longtemps considérée comme le ”dépotoire" de la France: c'est dans ce pays isolé et sauvage que la France exportait ses ressortissants les plus indésirables.“ Et comme l'indiquait amerement Damas, pour la France, 1a Guyane représentait “le bagne et les Guyanais des fils de bagnards, avec toutefois, quelques négres pour l’exotism " (Pigmenre)." En contraste avec la Martinique et la Guadeloupe ou le milieu naturel a été exalté au point de l'exotisme et du doudouisme, la Guyane a souvent été accusée de tous les maux dans les récits de voyage et la littérature coloniale. Ce n'est peut-étre que depuis l’installation réussie (du moins financierement) de la base aérospatiale européenne d'Ariane a Kourou que la France a développé un regain d'intérét pour la Guyane. Cette base a quelque peu 162 développé les infrastructures et l'économie de la Guyane. De par sa position géographique particuliére, située en Amérique du Sud, tandis que la majorité du continent est hispanique, elle se débat (a son corps defendant?) pour maintenir une appartenance linguistique, politique et culurelle a la France. Nombreux sont ceux qui pensent que la relation privilégiée de la Guyane avec la France est peut-étre l'un des moyens de rassembler la population locale en tant que communauté, leur donnant 1e sentiment d'une identité collective. Cependant cette tache n’est pas rendue aisée par la diversité démographique (raciale et ethnique) de ce pays: la population guyanaise est composée majoritairement de créoles (noirs et hommes de couleur), de réfugiers haitiens et surinamais, d'Amérindiens, mais aussi de nombreux blancs (fonctionnaires francais pour l'ensemble). Parvenir a une unite nationale se trouve ainsi compliquée. Et le fait que la majorité des auteurs guyanais resident a l’étranger rend plus difficile encore une littérature purement guayanaise, ancrée dans le quotidien local.“ Les motivations d’un voyage de la France vers les Antilles relévent dorénavant plus de l'agrément et du tourisme (que ce soit pour les Frangais blancs ou pour les Antillais). S'ajoutent a ce motif, celui du retour 163 des fonctionnaires antillais, (sous forme de mutation), des étudiants partis s'éduquer en métropole, etc. Le trait qui nous accapare ici concerne la psychologie et l'attitude adoptée par ces "exiles" une fois revenu sur le sol antillais. Déja Aime Césaire dans son célebre Wm (1939) Présentait 1e portrait d'un Antillais revenant sur le sol martiniquais apres des années passées a l'étranger (en France). Césaire a inauguré par la un theme qui va souvent se répéter dans la littérature antillaise: le retour au pays natal. Dans quelles conditions s'effectue ce retour? On va tenter de vérifier si 1e postulat de Fanon, qui déclarait que le “Noir qui connait la métropole est un demi-dieu” (15) est toujours valable. Fanon ajoutait: 11 y a un phénoméne psychologique qui consiste a croire en une ouverture du monde dans la mesure ou les frontieres se brisent. Le Noir, prisonnier dans son ile, perdu dans une atmosphere sans 1e moindre débouche, ressent comme une trouée d’air cet appel de l'Europe. (16) En Guyane, la question identitaire et celle des rapports a la France peuvent prendre des directions inattendues, du fait de sa position géographique -- plus proche de l'Amerique du Sud, du Brésil entre autres, mais par dessus tout de sa situation géographique trés 164 isolée (du fait de la langue, de sa culture at de son développement). Malheureusement, la question n’a pas été assez débattue et peu de réponses ont été apportées qui l'expliqueraient. La composition de la population guyanaise est un des facteurs contribuant a sa particularité entre tous les départements d’outremer francais. Damas nous a démontré que la situation de la Guyane n'était guére différente de celle des iles antillaises, que la politique d'assimilation a la culture francaise y était reine. Economiquement, la Guyane fait, trop souvent figure de parent pauvre, du fait de la lente urbanisation et croissance, et des faibles investissements économiques de la France dans ce territoire. La littérature locale reflete cette condition. La littérature guyanaise occupe une positiOn marginale dans la prolifique production d'ouvrages originaire des DOM-TOM. Parmi ses auteurs les plus connus, on trouve Félix, Eboué, René Maran, Léon Damas, et Bertene Juminer (sur lequel on va s’attarder). Et parce que ces derniers se sont tous plus ou moins illustrés a l'étranger, on peut affirmer aujourd'hui, que la littérature guyanaise se trouve bien a part de la littérature antillaise, car elle ne s'est pas faite par un enracinement dans le quotidien local, mais plus de l'extérieur, sans vraiment percer les tréfonds de 165 l'identité guynaise. Cette tache est rendue plus difficile par la diversité ethnique, raciale et nationale de la population guyanaise, faite d'Amérindiens, de Noirs marrons, d'Hindous, de réfugiés haitiens et surinamais, d’Antillais (surtout des Martiniquais), de fonctionnaires francais (blancs), etc. Cette pluralité démographique, sa fragilité économique ont provoqué une forte dépendance a la France. Damas et Juminer ont été les plus virulents pour dénoncer la politique francaise en Guyane, et ce qu’ils ont tenté d’exprimer dans leur oeuvre. Juminer, ”partisan de l'indépendance des DOM, attire l'attention sur les problémes complexes que connait 1a Guyane aujourd'hui, et sur les difficultés que vivent ses habitants" (Parmelli, 68) sous la domination économique, politique administrative et culturelle de la France. Dans son roman au titre tres évocateur, Lee_B§terd§ (1961), a l'instar de Fanon, Bertene Juminer décrit les symptémes et fait le bilan des “tares de la société guyanaise, encore marquee par la memoire de l'esclavage et les abus du colonialisme” (68). Dans ce roman, un fait demeure certain: la France ne sait quoi faire de cette terre perdue, et s'en lave les mains. La corruption y est maitresse. A l'époque ofi il a composé ce roman, il n'y avait point d'Ariane Espace, ni de base, on meme d'investissements européens comme c'est 1e 166 cas aujourd'hui. Donc les perspectives d'un essor économique n'étaient pas envisagées par Juminer. La Guyane avait semblait étre une terre maudite, sans possibilité d’avenir. Bertene Juminer‘9 se trouve parmi ces écrivains. Ce partisan de l'indépendance des départements d'outremer attire l’attention sur les problemes complexes que connait la Guyane aujourd'hui, et sur les difficultés (essentiellement économiques) que vivent ses habitants. Selon Ntonfo, Juminer "réalise combien il est difficile a l'intellectuel de couleur de s'intégrer dans la société coloniale dont la Guyane, bien que département francais, constitue un vivant exemple.” (34) Illustrant son experience, et victime du fait colonial guyanais, dans l’un de ses romans (autobiographiques), Lee Barerue, Juminer a eu 1e souci de démystifier l’image si negative de la Guyane, enfer terrestre, terre pénitiaire (associée avec l'Ile du Diable et la persecution de Dreyfus). On a fait de la Guyane une terre inhospitaliere, au climat insupportable, aux foréts impénétrables, pour justifier l'appellation de terre “maudite”. Chambord décrit avec amertume l'attitude biaisée de la France envers la Guyane: L'histoire de son pays ne retracait que les tentatives d'implantations européennes avec leurs difficultés, leurs échecs dont la relation 167 tendancieuse jetait un discrédit notoire sur cette terre cu i1 était né. Pour beaucoup [...] la Guyane n’évoquait que le bagne, la rudesse du climat, les dangers de la forét, l’atmosphere d'épouvante propre aux terres d'expiation. L'existence de ses compatriotes demeurés la-bas semblait relever de la légende: le pays ne pouvait étre qu'une vaste brousse inhabitée; un désert d'un type special. Mais c'était en raison meme de ce discrédit qu'il aimait son pays et qu'il se proposait de s’y consacrer tout entier. (36) La description qu'il fait de son pays n'est pas une polarisation des stereotypes sur la Guyane, mais plus une tentative de faire de ce territoire une terre comme les autres, avec ses bons (189) et mauvais c6tés (180) de la Nature. A ce moment du roman, on sent un profond enracinement de scripteur pour son terroir, dont il cherche a donner une image réaliste en rapport avec les problemes de la vie quotidienne, passée et récente. Juminer analyse les symptémes de ces difficultés et fait, avec lucidité, 1e diagnostique des tares de la société guyanaise, encore marquee par la mémoire de l'esclavage et les abus du colonialisme. Il tente de redécouvrir les dimensions africaines dans le vécu guyanais. Chemin faisant, il nous donne a partager son interrogation constante sur l'identité et la culture 168 fortement influencée par les théories fanoniennes. Le roman explore le désespoir et le pessimisme ou aboutit la départementalisation des anciennes colonies francaises. Cet ouvrage raconte l'histoire de divers étudiants guyanais en France; ces étudiants sont la representation d'une sorte de generation perdue qui se sentent en marge de tout, privés de quelque chose qu'ils n'ont jamais eu, leur identité. Le roman est empreint du malaise existentiel qu'éprouvent les personnages, tandis qu'ils s'efforcent de se définir. Ils en arrivent a la conclusion qu'ils sont les batards d'un Frangais et d'une Africaine, déportés aux frontiéres de la forét amazonienne, condamnés a la resignation et au désespoir, et le désir de s'évader hors de la réalité. Le titre du roman est révélateur des relations aliénantes que la Guyane entretient avec la France. Le scripteur nous l’explique: Nous sommes des batards issus d'un male gaulois et d'une fille africaine exilée par lui au bord de l'Amazone. En postulant jusqu'aux limites notre extraction européenne, nous découvrons notre position d'étre culturellement nés de mere inconnue; et notre option culturelle meme nous fait constater une autre tare: nous sommes -historiquement des anonymes ou des renégats. (83) Les “batards” de Juminer sont forces de reconnaitre 1e 169 statut de colonisé de la Guyane -- a laquelle on associe toujours l'épithete ”Francaise" pour la distinguer de la Guyane anglaise; ils savent que rien de la Guyane ne leur appartient. Le portrait dominant du roman est celui de ces hommes qui se sentent profondément aliénés et désorientés par la situation coloniale. L’influence de Fanon qui analysait les problemes des pays colonisés en proie a la domination politique de la France et a l'assimilation culturelle se voit ici. Bien que la premiere moitié du roman se situe a Paris, i1 nous est donné de témoigner de la corruption des fonctionnaires francais en poste en Guyane, du mauvais fonctionnement de l’administration régionale et locale, et autres méfaits politiques sur ce territoire. Dans sa preface au roman, Césaire déclare: [...] ces jeunes gens que 1'on a, de vrai, formes et éduqués, retournés au pays natal, quel sort les attend? Et que trouvent-ils? Une société livrée a l'ivresse bureaucratique de quelques tyrannaux omnipotents, un pays ou, sournois, le colonialisme comprime toute velléité d'indépendance individuelle, une terre ou la régle est de conformisme et de silence. (7) Les Guyanais regoivent une education similaire a celle des Antillais. A cet effet, les possibilités des études universitaires en métropole leur sont offertes. Il faut 170 souligner qu'a l’époque de composition du roman, il n'y avait point d'Université des Antilles-Guyanes, et qu’il était nécessaire pour les Guyanais de s'expatrier en France s'ils voulaient aspirer a l'avenir meilleur promis. Le scripteur, tout comme son protagoniste, Cambier, est retourne en Guyane en 1956 apres des études en France pour travailler comme docteur a St. Laurent, determine a tout mettre en oeuvre pour améliorer les conditions de vie en Guyane: Il n'ignorait pas qu'il allait délibérément au- devant de certaines contraintes. Ici, i1 n'était isolé de rien, sauf de son pays natal, de ses compatriotes; il se sentait libre, mais inutile. Pouvait-il se résoudre a laisser végéter les siens pendant qu’il profiterait des avantages de la métropole? La—bas, au moins, i1 servirait a quelque chose! (35) Juminer nous fait également partager sa frustration quant a la corruption et la lenteur administrative en Guyane. Juminer nous fait découvrir le fameux ”Square de la République" de Cayenne, tout aussi bien que les quartiers populeux et misérables de la Crique. La vie enrichissante attendue par Chambord ne se passe pas sous les meilleurs auspices. Il doit affronter les entraves d'une administration de type colonial hostile a toute tentative de lutte réelle: 171 [...] contre la maladie, la misere, l'apathie d'un peuple qu'une longue et subtile politique d'assimilation, d'aliénation, de décervelage, en meme temps que la peur de fréquentes et séveres répressions avaient fini par rendre allergique a tout changement, a toute mise en question du statut impose par les oppresseurs. (Ntonfo, 35) Pendant deux ans, Chambord se débat contre l’incompréhension générale et la corruption. Et, parce que, partout aussi, la population guyanaise vit en- dehors du temps, ses efforts ne sont pas récompensés et vont aboutir au découragement final du héros. Les promesses faites par l'administration francaise quant a sa nouvelle affectation ne sont pas tenues: on lui refuse son poste initial et le logement qui lui est attribué est rudimentaire (et a la limite de l’insalubrité), et les conditions de travail sont intolérables. Il s'agit du concours medical passé et réussi par Cambier, lui attribuant un poste dans l'unique hOpital de Saint-Laurent, et que le représentant local refuse d’honorer sous des prétextes fallacieux et franchement malhonnétes). La France et ses agents malhonnétes y sont représentés par le préfet Bertrant et le docteur Poncet, directeur départemental de la Santé. La vie guyanaise de Chambord se fait selon le bon vouloir et les caprices de ces deux personnages 172 qui se livrent des batailles mesquines de petits chefs, sans aucun souci pour le bien-étre des habitants. Beaucoup, comme l'ami de Cambier, Chambord, ont perdu tout lien de valeur avec le pays natal, meme s'ils sont persuades d'étre des militants pour la cause du Tiers-Monde et de la Guyane. Ils ont désormais acquis un nouveau mode de vie, se sont fait des amis, ont pris des habitudes qui n’ont rien a voir avec la vie guyanaise et qui risquent de les rendre déphasés quant a leurs compatriotes comme eux déracinés. Chambord est convaincu de la nécessité de retourner s'installer en Guyane une fois ses études terminées, pour y étre au milieu de son peuple. Cependant, il n'a pas tout a fait coupé les ponts avec la France, et se justifie en insistant sur la tache ardue qui attend l'intellectuel antillais ou guyanais qui tente d'améliorer les choses. Dans ce roman, Juminer semble réfuter l'image de la France protectrice et nourriciere. De meme que l'on se réfere toujours a l'Afrique comme la mere, la France prend tous les signes d'une figure paternelle. Toujours dans la préface au roman, les propos d'Aimé Césaire résument tres bien la situation: Ici le Pere -- celui qui détient le pouvoir, celui qui a la force, celui qui régente, celui qui administre, c'est la France. La mere, une mere lointaine, reniée mais dont la voix se fait 173 soudainement proche et tendre dans les moments de désespoir, c'est l'Afrique. Telle est la situation de l’Antillais, le “batard" de l'Europe et de l'Afrique, partagé entre ce pére qui le renie, et cette mere qu'il a reniée. (8) On reconnait 1a certains des arguments prénés par les partisans de la Négritude. Ils expliquent également les motivations des Antillais a partir (en général de fagon temporaire) pour l'Afrique, afin de retrouver leurs racines perdues. Et l’image véhiculée dans le titre, de la Guyane Francaise en tant qu'enfant batard négligé, possédant une mere africaine et un pere francais, résume la critique de Juminer envers l'administration francaise et ses représentants locaux en Guyane. Dans Lee_B§terde, Juminer exprime de maniere fictive les frustrations ressenties dans la réalité. La Guyane que découvrent Cambier et Chambord est une terre encore marquee par les stigmates du bagne. Le personnage de Cambier, marque par l'éducation et les préjugés de sa famille, découvre les ravages psychologiques engendrées par les partis—pris raciaux. Tentant de réhabiliter l'héritage africain dans la culture guyanaise, Cambier finit par prendre 1a resolution de légitimiser symboliquement la grand-mere noire, surnommée “la Négresse", reniée par sa descendance, méprisée par tous du fait de son origine 174 africaine: Une decision fulgurante s’imposa a lui. Il irait, sur le champ, retrouver sa grand-mere, l'embrasser, l'enlever. Il ne donnerait point d'explication. Il exigerait. Il l'emmenerait vivre avec lui, dans cette maison. I1 l'installerait aux commandes. Ce serait au tour de la Négresse de se placer du cété de ceux qui ordonnent. I1 avait trouvé sa voie, une voie unique at belle. Et cette fois—ci, i1 ne laisserait point passer sa chance. En réhabilitant sa grand-mere, i1 se réhabiliterait lui-meme, et l'Afrique, et la Guyane, et tous leurs fils. (202) Dans 1e cas des protaganistes, une fois revenus au pays, la réalité n'a malheureusement pas rejoint les espérances: ils ont dfi affronter la corruption, les lourdeurs administratives, le mépris et la devaluation de la part des fonctionnaires francais et meme de certains noirs en position, pourtant, de faire évoluer les choses dans le bon sens et dans l’intérét de la population locale. Juminer, a l'instar de Fanon, se montre virulent dans sa condamnation de l'assimilation. La representation de la France que nous offre Juminer se rapproche fortement des conceptions de Fanon. Le roman foisonne de references directes a l'aliénation culturelle ressentie par les Guyanais sous la domination 175 de la France. Son dégofit pour les procédés et les valeurs frangaises en Guyane se fait sentir ici. Les Guyanais exilés en France, une fois qu'ils ont pénétré cette culture d'adoption, se sentent comme des déséquilibrés, des batards. Cette batardise a au moins la consequence, selon Juminer, de leur inspirer 1e désir de se démettre pour la Guyane, de tout tenter pour leurs compatriotes, et la soif inapaisée de partir a la redécouverte de leur propre passé et culture. L'éloignement en France a renforce son sentiment d'appartenance nationale. Pour Cambier, ne rien faire et rejeter son patrimoine culturel et social est une trahison. Juminer semble convaincu que la meilleure fagon d'aider la Guyane est dans le retour au pays natal, et non demeurer (comme José Hassam) éloigné. Son ami Chambord a tenté lui aussi l'expérience, mais il a dfi faire face a trop d'hostilité, de la part de l'administration locale, et de ses compatriotes, parce que, pour ces derniers, il n'est pas le bienvenu; son séjour prolongé en France a fait de lui un autre homme, trop éloigné de la population locale et de leurs difficultés quotidiennes. Chambord, pensant utiliser ses talents, son savoir-faire medical, et son amour pour son pays, cherchait a créer un avenir pour la Guyane en dépit des ressources humaines et matérielles déficitaires. Trop d'obstacles se sont érigés sur sa 176 route, mais cela ne l'a pas totalement découragé. Son départ pour la France n'est pas définitif. Il espere revenir un jour dans de meilleures conditions. 11 a supporté les obstacles tant qu'il a pu, mais le sentiment de rejet a été trop fort. C'est la raison pour laquelle Chambord a dfi repartir pour la France a la fin du roman. Mais ce n'est pas pour autant la fin de ses réves pour la Guyane: il a ressenti un sentiment intense de plénitude devant le spectacle de son pays natal et des Indiens Maroni (qu'il c6toyait tous les jours), et son départ n’est finalement pour lui qu'une étape vers un autre retour en Guyane. Les circonstances 1'ont poussé a s’enfuir de la Guyane, font de lui cette fois un véritable exilé, car il doit partir en France a son corps défendant. A la fin du roman, i1 conclut sur ces mots: “La France, cette belle nation perpétuellement trahie, et qui ne comprend plus quand nous nous révoltons!" Comment la France pourrait-elle prévoir puisqu'elle n’arrivait jamais a savoir? Quand des parlementaires ou des techniciens venaient en mission en Guyane, ils étaient systématiquement chambrés, intoxiqués par des comptes rendus rassurants et mensongers; ils passaient au milieu d'un peuple ligoté, sans 1e voir et sans se faire voir. On le leur décrivait heureux, et ils 177 croyaient naivement que 1e bonheur pouvait naitre de l'irresponsabilité. (203) Cette conviction rappelle celle de René Maran, qui ne blamait pas la France pour les malversations de ses ressortissants a l'étranger: la France a, parait-il, été dupée. Juminer ajoute une particularité a cela: il accuse la France de faire la sourde oreille et de fermer les yeux sur les conditions critiques de la vie en Guyane. Cela ne fait-i1 donc pas de la France la complice de la situation? Juminer dénonce ici l'assimilation a la France, décrétée en 1946, et au nom de laquelle s'est instaurée en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane une sorte de terrorisme politique et culturel. Il s'emploie a dénoncer les contradictions de la départementalisation, qui a eu pour effet de rendre définitif le lavage de cerveau amorcé pendant 1e colonialisme, et de pousser les Antillo-Guyanais dans ce que Glissant a appelé le ”divertissement".” Juminer démontre le ridicule et le danger d'une politique d'alignement total sur la France, et qui n'épargne meme non plus les dernieres tribus d'Indiens Maroni de Guyane. En témoigne cette conversation entre Chambord et Cambier: [...] Derriere une case, des fillettes tournaient en une folle ronde provengale. -- Tu entends! dit Chambord. On trouve la 178 trace de nos peres gaulois jusqu'ici en pleine brousse. -- C'est l'assimilation. -- Quelle assimilation? Les Indiens n'ont pas d'état civil; ils ne votent pas. Alors a quoi bon leur bourrer le crane? Plus tard ces enfants retoureront dans leur tribu pour ne plus en sortir. [...] tant qu'on s'entétera a vouloir détribaliser cofite que cofite, on n'enregristrera que des échecs: gaspillage d'argent, de temps. Et pour finir, un déséquilibre social qui étiolera les tribus. L’assimilation remplacera le paludisme. (187) Juminer refuse de considérer comme un succes (de la part de la France) toutes les tentatives (soi-disant humanitaires) d’arracher 1e Guyanais (qu’il soit noir ou Indien) a ses traditions et sa culture, a son milieu, a le baptiser, l'éduquer, et l'instruire dans des valeurs qui lui sont étrangeres, a le faire dévaluer sa propre identité culturelle et son pays. Malgré cette critique et le constat d'échec, on a l'impression qu’a la fin du roman, Juminer ne rejette pas totalement 1e rapport a la France car il est conscient des liens séculaires entre la France et la Guyane. L'optimisme persiste chez Chambord quant a la destinée finale de la masse guyanaise, sans qu'il puisse néanmoins se l'expliquer de maniere rationnelle. 179 Chambord réve d'un sursaut désespéré de la population locale. Juminer semble voir comme un défi (ideal, irréalisable?) la bataille afin de préserver ces liens tout en enrichissant ceux avec l'Afrique, et son authenticité. Pour cela, i1 pense qu'il faut d'abord que les Guyanais se connaissent, soient conscients de leur histoire et de l'apport africain qui est le leur, s'ils veulent parvenir a une entente quelconque avec la France. Selon Juminer, ce n'est que lorsque 1e peuple guyanais se réveillera de son apathie que les choses évolueront en Guyane; en attendant, l'installation de la France la-bas ne fera que se renforcer, et malheureusement, selon lui, pas forcément dans le bon sens . 180 CHAPITRE 4 L'écriture feminine caribéenne Les mouvements indigénistes et l'influence du mouvement de la négritude ont sorti la littérature antillaise d'un académdsme et d'un mimétisme stériles. Depuis lors, elle affirme son originalité propre en s'enracinant dans la culture populaire locale et ses sources africaines ainsi que dans les problemes socio- économiques et politiques de la région. De nombreux écrivains -- tels Simone Schwarz-Bart et son roman Ti Wm. W de Rene Depestre on meme W de Maryse Condé -- restent sensibles a la problématique générale de la négritude et plusieurs ont fait des séjours en Afrique et en France, métropole ou beaucoup habitent et travaillent, intégrant cette experience dans leur création littéraire. La majorité des ouvrages analysés considere le passage par la France comme provisoire, comme une étape et une transition vers quelque chose de mieux. Les auteurs veulent-ils suggérer que pour continuer a étre un Antillais, il est indispensable de revenir aux Antilles? Apres avoir analyse la representation de la France dans les ouvrages d'auteurs essentiellement 181 masculins (Zobel, Chamoiseau, Juminer, etc), il devient indispensable de comparer cette image avec celle d'auteurs et de protagonistes féminins, et de voir si ce séjour en France est vécu de la meme fagon par les hommes et par les femmes. Le parcours personnel de Maryse Condé, romanciere et essayiste, se retrouve dans ses oeuvres, que de nombreux critiques disent autobiographiques”. Tout dans l'oeuvre de fiction de Condé concourt a donner une impression de réalité. Les themes dominants de ses romans -- l'aliénation culturelle, le climat politique dans les nations émergeantes d'Afrique, l’arrivée de l'impérialisme islamique et européen au Sahel -- correspondent a la réalité psychologique et historique, pointant ainsi vers un référent identifiable. . Plusieurs de ses romans se situent en Afrique. Condé puise une part cruciale de son inspiration dans les données de son pays, 1a Guadeloupe. Elle s'intéresse a la fagon dont les Antilles et le reste du monde s'entrecroisent et se définissent mutuellement, que ce soit par des passés partagés (en conflit ou en harmonie, imagines ou réels) ou par le present multiculturel des sociétés postmodernes. Ce sont les intersections de valeurs, de cultures et de passés qui caractérisent les Antilles dans les romans de Condé. En tant qu’écrivaine noire d'origine antillaise, Condé est une iconoclaste 182 qui dépouille les cliches émergeant des communautés dans lesquelles elle a vécu. Et c'est la société francaise qui occupe toute notre attention ici. Elle préfére s'interroger sur les conditions de vie de la femme noire plutét que de livrer des réponses figées. L'oeuvre de Condé contient un éventail de personnages (Antillais, Africains, Afro-Américains) qui reflete de nombreuses experiences an debut de l'esclavage, durant 1e colonialisme et les migrations de la diaspora noire. Ses romans principaux traitent souvent des ambiguités de la relation socio-culturelle entre l'Afrique et les Antilles, et de la condition feminine en Afrique. Condé, paroliere des tracées de l'errance, remonte les temps d'avant. L’exil et autres themes proches (comme l'aliénation, la recherche de son identité...) sont représentés dans ses romans, dans l’intrigue, dans leurs effets sur les personnages, et meme dans la forme d'écriture qui prend une signification symbolique. L'exil primordial de l'Antillais s'inscrit en termes de captivité, de soutes grouillantes de vermdnes, de traversées meurtrieres, de vente/achat, de débarquement et d'esclavage. Le traumatisme de la deportation préfigure l'errance qui semble sans fin. Elle s'intéresse a la quéte de soi, tentative torturée de nouer 1e contact avec l'Autre, éternelle deportation générée par des structures de domination. Le voyage en 183 Afrique est un pélerinage aux sources. Les mentions a la France sont comme des clins d'oeil, car i1 semble que Condé soit intéressée par une dimension culturelle plus universelle, et moins centralisée sur la France (ni meme simplement l'Occident). L'aliénation est l’un des themes principaux de Condé et différents modes d'exil sont dépeints dans l'oeuvre de Condé. Heremekhenen (1976), par exemple, fait le portrait haut en couleur, de facon intime, de la recherche personnelle existentielle d’une femme antillaise dans des pays africains (non-nommés). Le passage de l'héroine par la France est une étape/transition vers la recherche de son identité qu'elle pense trouver en Afrique). Condé utilise une narration a la premiere personne. Le titre signifie ”1e bonheur n'est pas dedans” en malinke, tout en évoquant le titre d'un poeme de Baudelaire ”L'Héautontimorumenos” (1e bourreau de sci-meme), titre emprunté a son tour du dramaturge latin Terence. Le roman de Condé fait la chronique d'un séjour en Afrique, des retrouvailles d’une jeune Guadeloupéenne avec la terre de ses lointains ancétres. Le réve de retrouver le paradis perdu guide les pas de Veronica. Elle est en quéte de son identité culturelle et se caractérise curieusement par le refus: refus de l'exotisme, refus de la politique, de son passé et aussi, par l'acceptation 184 d’une certaine aristocratie africaine. Condé a choisi de placer cette histoire dans la bouche d'une femme qui serait l'anti-moi, et par conséquent plus croyable. Veronica, l'héroine, est exilée, aliénée de son foyer/sa patrie Guadeloupéenne (duquel elle se sent exclue), de la société parisienne (a laquelle elle s'est pourtant brillamment assimilée), et de l'héritage culturel africain duquel elle se sent exclue mais qu'elle est impatiente d'adopter. Veronica a une vision stéréotypée du Negre, qui lui vient de ses parents et de sa société (puisque les Antillais a cette époque avaient rarement remis en question les images culturelles que la dépendance avait imposé, meme quand ils prétendaient s'en étre libérés). Elle porte des propos amers sur la mentalité méprisante aux Antilles, surtout sur la tension inutile qui s’est créée entre la Guadeloupe et la Martinique du fait de la politique francaise d'assimilation: Les Francais, et le monde a cause d'eux, ont toujours méconnu 1a Guadeloupe au profit de la Martinique. Les Martiniquaises seraient plus metissées donc plus belles. Grand bien leur fasse! Elles ont ainsi donné plus de batards a l'Empire et de soldats pour les grandes boucheries. (12-3) La rivalité entre la Martinique et la Guadeloupe est presque ancestrale, et a ses origines dans l'esclavage 185 et le colonialisme. Cette rivalité est tout aussi raciale qu'économique: il est bien courant d'entendre que les habitants de la Guadeloupe sont plus foncés que ceux de Martinique (ou le métissage a été plus prononcé)”, et de la meme maniere, la majorité des infrastructures et des bureaux administratifs francais ont été installés en Martinique, plutét qu'en Guadeloupe. Veronica ressent avec aversion cette rivalité inutile et malsaine. La religion a servi comme l'un des instruments les plus performants de la politique coloniale francaise. La narratrice décrit ainsi 1e sacrement chrétien du baptéme telle qu'elle l'a vécu: Mais quel est le commencement? Bien sfir on pourrait dire que c’était ce baptéme de poupée. Est—ce que cela se pratique sous d'autres cieux, ces baptémes? Les baigneurs enveloppés de dentelle, les das53 endimanchés, les enfants singeant les adultes. (16) Le regard critique que Véronica porte sur les Antilles ressemble a de la haine. Indirectement, c'est la domination francaise, ses valeurs et autres croyances qu'elle rejette et critique. Elle éprouve une sorte de tristesse quand elle voit l'état de frustration, d'aliénation dans laquelle sa société se débat du fait de l'emprise colonialiste francaise. Son voyage de la Guadeloupe vers la France, puis 186 vers l'Afrique ne parvient pas a alléger ses sentiments d'isolement et de nostalgie d'un foyer. En dépit de sa volonté de se libérer de sa famille et de la société guadeloupéenne, elle demeure en grande partie colonisée parce qu'elle ne réussit pas a surmonter son complexe d'infériorité. Ses voyages sont comme tout autant d'évasions. L’héroine de Condé se traine a l'étranger depuis neuf ans. Elle n'est pas “rentrée” en Guadeloupe depuis ce temps. Son passage temporaire par la France au cours du roman n'est qu'une étape vers une autre errance. Veronica cherche a retrouver en Afrique un vague sens d'appartenance. Mais elle ne rencontre qu'un continent déchiré par la violence, l’ambition, l’opportunisme, et le désespoir. Elle sera mélée a des \ conflits politiques et a diverses intrigues. La quéte de ses aieux tourne a l'échec. Elle se rend compte qu’elle s'est trompée d'ancétres. La derniere page du livre semble déboucher sur une prise de conscience tardive: - C'est le printemps a Paris en ce moment. Le printemps? Alors 1e balayeur de la rue de l'Université aura été ce gros pull-over bleu a col roule qui apparait sous sa blouse. Est-ce qu'il aura remarque mon absence? Comment saluera-t-il mon retour? Ma fuite - encore une! Un jour i1 faudra rompre ce silence. Il faudra que je lui explique. Quoi? Cette erreur, cette tragique erreur que je ne 187 pouvais pas ne pas commettre, étant ce que je suis. Je me suis trompée, trompée d'aieux, voila tout. J'ai cherche mon salut 15 oh i1 ne fallait pas. Parmi les assassins. Allons, pas de grands mots! Toujours ce gout du drame. Le printemps? Oui, c'est 1e printemps sur Paris. (312) Véronica marque ainsi la distance parcourue depuis 1e début du roman: elle a finalement décidé de s'installer a Paris. 0n peut également voir dans ces derniers mots la fuite éperdue comme seul espoir d'une heroine qui se cherche. Mais Condé pense que la fuite de Véronica (d'Afrique) est un depart tres courageux, car elle aurait pu rester la-bas (entre les bras de son amant ministre); elle a le courage de rompre, de partir, de se rendre quelque part on elle pourra réfléchir a toute son aventure, en tirer éventuellement la lecon. L'image du balayeur malien a la fin est la representation de l'Afrique humiliée de nos jours encore. Ce passage fait une reference directe a la France (Paris) comme une terre d'accueil de tous les exilés du monde. Le printemps étant la saison du renouveau, de la naissance, il se peut qu'il annonce ce qui l'attend, de ce que Veronica a accompli et la consequence heureuse de l'odyssée culturelle, émotionnelle, identitaire qu'elle vient de vivre. 188 189 Ce roman constitue l'un des jalons de la renaissance du roman negro-africain: roman-enquéte qui pose les problemes de l'Afrique contemporaine, tentative de jeter un regard neutre sur la société africaine, et de s'observer sci-meme lucidement. Condé s'y interroge aussi sur la négritude d'une Guadeloupéenne qui se sent alors plus a l'aise parmi les Européens que chez ses compatriotes. La décision de rester habiter en France a pour ainsi dire fermé les chemdns du retour vers 1a Guadeloupe pour l'héroine. Cet exil sans éventualité de retour fait echo 3 l'arrachement primordial des esclaves trois siecles plus tét. Veronica recherche un point d'ancrage pouvant servir d'alternative sécurisante au lieu antillais. Dans son errance, elle arrive a la conclusion que c'est en France. Condé trace sa quéte double d'identité: découvrir son rOle en tant que femme noire et en tant que représentante d'une littérature antillaise. Les récits de Condé sont traverses par des personnages dont 1e noble dessein de defense des oppprimes n'aura été qu'un mirage sans lendemain. Condé est la romanciére des errances de la diaspora noire. L'écriture de Condé est celle d'une mémoire des exils, des errances et des retours inachevés. L’échec de Véronica dans son aventure africaine postule l’impossibilité de reconquérir la 189 pureté originelle, de refaire le chemin inverse des bateaux négriers. La métaphore utérine, désir de retourner dans le ventre maternel ou alors quéte de la mere comme référence a une stabilité identitaire, revient de maniere constante dans ses écrits romanesques. Elle mélange la fiction, l'histoire, et les réalités contemporaines. Provocatrice, souvent ironique, elle excelle dans l'exploration des conditions de l’exil, de l'aliénation, des liens familiaux brisés, et des questions raciales. Elle développe des intrigues d’une riche texture, suivant une progression qui se déplace constamment dans le temps et l’espace, et évite, a tout prix, les interpretations folkloriques et stereotypes de l'Afrique et des Antilles. Actuellement 1e féminisme est l'un des sites primaires sur les questions de post-colonialité, mais ces questions de ”Femmes du Tiers-Monde" et “Femmes de couleur" (la notion de subalterne) et la post- colonialité deviennent l'arene predominant des préoccupations féministes occidentales.“ La domination masculine a marque la maniere dont on voit le monde. Le probléme consiste peut—étre a ce que le sujet est unifié, et est quelquefois passif. Est-ce que les femmes devraient se prendre en charge en se constituant comme sujets? La plupart des féministes examinant 1e 190 postcolonialisme et le subalterne se voient participer a des connaissances post-impérialistes et produire une rhétorique subversive de la decolonisation du centre imperial. L’écriture est a la fois l'activité originaire, et la trace de cette activité, la griffe de l'auteur. La maniere dont les femmes se constituent a travers le discours crée la representation de la femme. Spivak, dans son essai “Can the Subaltern Speak?” (1988), insiste pour situer la (et l'im-)possibilité des connaissances post-impérialistes en Occident a l'intérieur de la division internationale du travail (production intellectuelle et intéréts économiques occidentales étant liées). Le geste de compassion supposé des intellectuels du Premier-Monde de laisser parler les opprimés/le subalterne, de donner 1a voix a l'Autre est en soi paternaliste et répete la notion de la ”bienveillance” des Occidentaux. Spivak cherche a démasquer 1a complicité de l'intellectuel dans la constitution persistante de l'Autre comme l'ombre de “Soi” (”Self"): la perpetuation du sujet souverain de l'impérialisme occidental dans lequel l'Autre, le Subalterne, se reconstruit comme l'Autre des Etats- Unis/Europe. Spivak positionne l'"autre femme", la subalterne comme silencieuse. La figure de la femme du Tiers-Monde est prise entre la tradition et la modernisation. Spivak conclut qu'il n'y a pas d'espace a 191 l'intérieur duquel la subalterne peut s'exprimer, donc 1e subalterne ne peut pas parler. Spivak justifie l'approche féministe des littératures postcolonialistes comme suit: “Les femmes dans beaucoup de sociétés ont été reléguées a la position d'Autre, marginalisées, et, dans un sens métaphorique, colonisées.55 Dans une interview parue dans le recueil Ih§_EQ§L: eeleniel_§ri;ie (1990), Gayatri Spivak présente ses vues sur la question de la femme. Elle résiste a la tentation de se donner une etiquette precise, pour indiquer qui elle est et ce qu'elle fait. Elle avoue étre un sujet pluriel, multiple. Elle suggére, par exemple, que le terme “Indian woman” n'est pas monolithique. L'appellation “Indian woman" appliquée a elle en Bengali signifie quelque chose de completement different du ”Indian woman" qui se réfere a un écrivain, un professeur, un enseignant dans une académie occidentale. Le moi, tout comme l'étiquette, est hétérogéne et se définit selon son contexte puisqu’il tente de “generalise (it)self, make (it)self a representative". Les auteurs femmes francophones ont donné des perspectives uniques sur les ”zones frontalieres" de la culture."’6 Dans cette zone frontaliére, toutes nos idées précongues sur les normes culturelles, linguistiques, ou stylistiques sont constamment examinees dans les 192 pratiques de création qui rendent visibles et font démarrer les processus d'adaption, d'appropriation, et de contestation qui gouvernent la construction de l'identité dans le contexte colonial et post-colonial. La littérature feminine antillaise se situe au carrefour de deux voies littéraires marginales, celles de la littérature postcoloniale et celle de la littérature féminine/iste, voies dans lesquelles elles ne veulent pas se laisser emprisonner. Les critiques caribéens décrivent la tradition feminine caribéenne par de vastes termes en relation avec l’histoire caribéenne et des changements dans l'expression de soi des femmes. Le canon antillais étant dominé par les hommes, les femmes n'avaient pas de voix: d'un c6té, elles étaient absentes comme écrivains sur des sujets tels que l'esclavage, 1e colonialisme, la decolonisation, les droits des femmes et sur des questions plus sociales et culturelles, de l'autre, elles étaient silencieuses, incapables d’exprimer une position dans la langue du “maitre”, et d'opérer une construction textuelle. C'est cet argument que Carole Boyce-Davis dévelOPpe dans MW Homen_and_Literatnre (1990).57 La question de l'identité pour les femmes écrivains des Caraibes implique une definition de soi tenant en compte 1e sexe (gender) et 193 l'héritage. La politique culturelle doit aller de pair avec la politique sexuelle.58 Pour la femme Caribéenne, qui doit affronter la discrimination raciale, le phallocratisme masculin et le préjugé des étrangers, la relation 5 l'identité caribéenne est problématique.59 194 CONCLUSION Dans notre étude sur l'image de la France telle qu'elle est représentée dans la littérature antillaise, nous avons abouti a une typologie des rapports entre la culture francaise et antillaise (sous la perspective de cette-derniere), et a la facon dont les influences francaises se répercutent sur l'Antillais. Au regard de ces auteurs, la France serait a tour de r61e un idéal lointain, inaccessible -- personnifiée dans ce cas dans des rapports qu'on s'imagine --, un but a atteindre pour se réaliser, un objet du désir -- c'est-a-dire 1a ou i1 faut vivre --, un trésor qu'on possede déja et qu'on apprécie, un statut de Francais qu’on a, mais dont on n'a que faire, un devoir ou une nécessité, une distinction sans différence (c'est bonnet blanc ou blanc bonnet), un leurre (qui vous cache peut-étre le moi authentique), une prison, un enfer. La France devient pour l'Antillais une entité protéiforme et suscite en lui toute une gamme de sentiments a la fois passionnés et ambivalents. La representation des attitudes de la France envers les Antilles se polarise sur deux points: la devaluation, d'un c6té (ou le mépris, le paternalisme, 1a supériorité régnent), et la surévaluation, de l'autre (faisant une grande place a l'exotisme, et au doudouisme). Ainsi, sous l'influence 195 écrasante de la France, la Caraibe se trouve isolé des autres pays dans sa région. Ses rapports exclusifs a la France ont démarqué la Caraibe qui, vu sa position géographique, aurait dfi étre ouverte au monde. Les départements francais d'Amerique (Martinique, Guadeloupe et Guyane) se trouvent situés dans un environnement géo- politique particulier, a la fois américain, caraibe et antillais. Les rapports entre l'Amérique Latine et les Caraibes sont pourtant pratiquement inexistantes. La situation de non-productivité des DOM francais, leur manque de matieres premieres, et leur appartenance a la Communauté Européenne, aggrave leur situation de dépendance. Ces départements seraient a la fois une region singuliere, et une métaphore de transculturalité. Cette situation sociopolitique se complique encore davantage compte tenu de l'appartenance des DOM a la Communauté Européenne. De par leur dépendance de la France, les DOM sont des regions européennes, statut qui entrave les échanges potentiels avec les Caraibes (au sein de CARICOM, par exemple). De fait, dés la creation de la CEE, les DOM ont été intégrés a l'Europe (Article 227-1 du Traité de Rome, 1957). La cour de justice européenne a réaffirmé l'intégration sans restriction des DOM a l'Union Européenne (Arrét dit “Hansen").“ Mais dans l'immédiat et malgré les efforts frangais et européens, i1 ne semble pas que les DOM soient préts a 196 cette échéance. Chamoiseau et Confiant insistent que les Antilles et la Guyane auront sans doute plus d'autonomie au sein de l'Europe qu’en restant uniquement francaises, grace aux accords favorisant la légitimité des regions at d'autres minorités au sein de la Communauté. De meme, la centralisation de la vie intellectuelle de la France a Paris (réseaux d'édition et de diffusion) oblige l'écrivain antillais de rester sous la tutelle francaise, meme quand i1 cherche a étre un fauteur de rebellion. Depuis toujours, la métropole francaise maintient un canon de la littérature antillaise en francais. La notoriété d'un auteur des Antilles et de la Guyane ne lui vient pas des DOM, mais de la France: tel un cercle vicieux, c'est encore la France qui valide a l'aide des prix littéraires, de l'acces a des maisons d'édition, des louanges dans la presse, sa carriere et l'importance de son oeuvre. Lydie Moudileno met le doigt sur l'essentiel: “... c'est parce qu'il existe une réelle situation de dépendance par rapport a la métropole que le récit se tourne, volontairement, vers un public 'révé'." (200) Dans la mesure ou la littérature est le miroir de la société, l'Antillais fictif doit choisir entre des possibilités angoissantes: s’assimiler, servir, se révolter, ou bien s'isoler. S'agit-il alors de réorienter les Antilles vers des projets d'association 197 régionale? Beaucoup d'Antillais ne veulent pas admettre l'existence de la difference fondamentale de connotation entre le francais et le créole, et se prennent pour des Francais. Les phénoménes de domination qui caractérisent les relations entre la France et les Antilles ne s’operent plus de maniere colonialiste, mais de facon plus subtile par des valeurs qui colonisent l'imaginaire de l'Antillais, et qui, pen a peu, lui fait perdre ce qui est a lui. Il risque en tout cas de perdre sa part authentique d'antillanité. Dans l'ensemble des oeuvres analysées, l'aventure des personnages vis-a-vis les rapports avec la France se résoud difficilement pour la majorité d'entre eux. Leur choix final dans certains romans autobiographiques se fait le plus souvent aux dépens de l’élément antillais ou guyanais -- mais dans d'autres ouvrages (aux héros mythiques et légendaires) tels Ii_fieeu_L;Herizen de Simone Schwarz—Bart, le protagoniste parvient a définir son identité antillaise et a accepter que sa place se trouve aux Antilles. Les personnages fictifs ont toujours l'air d'expérimenter une lutte personnelle avec l'Autre. Cette lutte constitue-t-elle un triomphe ou un échec? Le protagoniste de Zobel, Condé, Juminer finit --- par la force des choses pour certains, d'un choix personnel pour d'autres -- par rester en France (Condé, Zobel) ou 198 a y revenir aprés une tentative ratée de retourner au pays natal (Juminer).61 Leur choix final est restreint: ils ont tout fait pour atteindre leurs idéaux (Juminer), faisant des sacrifices au passage (Zobel). Et dépasser leurs idéaux a été pour certains 1e meilleur moyen de ne pas complétement sombrer (Juminer). La Négritude avait constitué une sorte d’essence de l'étre noir, en ignorant les distinctions culturelles parmi les noirs des différents pays, fussent-ils africains, américains, ou antillais (groupes qui se ressentent toujours d'un fonds commun de déshumanisation). Une fois qu’on eut accepte cette situation de base, qu’on avait récupéré l'Afrique, i1 fallait absolument chercher d'autres bases pour fonder une identité ethnique nouvelle. C'est pourquoi Le dieeeure_eutilleie de Glissant, qui ramenait a une réalité particulierement antillaise, reste une oeuvre fondamentale. Mais 1e ”défaut" de l'antillanité est ancré dans le mot meme qui produit une restriction géographique. Ce qui semblait manquer aux deux conceptions -- Négritude et Antillanité -- est l'exploration de la multiplicité antillaise. Autrefois i1 fallait choisir une partie de son moi et se soumettre a une sorte de sterilisation, d'immobilisation entre plusieurs terres; ainsi est né un complexe identitaire 199 avec toutes les consequences du mimétisme. En fin de compte, la Négritude a offert a l'écrivain noir la possibilité de dépasser les données de l'identité offerte par les agents de “la mission civilisatrice" francaise. Mais la Négritude efface tout ce que l'Antillais posséderait de particulier. Et elle encourage (a la facon de Marcus Garvey) 1e réve nostalgique et irréalisable du retour aux origines (dénonce, par exemple, dans neremekneueu). L'Antillanité, réve d'association fédérative de toute la région caribéenne, s'avere plus réaliste en ce qu'elle tient compte d’un passé commun et des conditions actuelles, tout en regardant vers l'avenir. Comme le precise Benitez-Rojo dans Le_iele_gue_ee_repite, malgré leur diversité raciale et linguistique, l'unité des Antilles est marquee par la présence récurrente de certaines références communes: d'une ile a l'autre, on constate l'existence d'un langage particulier tiré d'une langue donnée. Il explique que l'espace caribéen a subi l'influence de diverses langues européennes (l'anglais, l'espagnol, le francais, le hollandais et le portugais), et est entrée en conflit avec les différents dialectes locaux (tels le créole, le papiamento, le patois, etc) compliquant énormement la communication entre les iles. 200 Pourtant, si 1'on est attentif, on ne peut qu'étre frappe par l'homogénéité “folklorique" de la région (surtout au niveau des contes et des légendes, des proverbes). Le systeme de plantation de la Caraibe a ainsi créé un fonds culturel commun qu'il est difficile de négliger. En dépit des limites que 1'on pourrait attribuer a un tel raisonnement, George Lang admet que: Benitez-Rojo in fact provides for the Caribbean [...] the application of contemporary critical theory to literatures usually seen as marginal, the ”centering" of the periphery, and it follows the “decentering” of the canon as it has been usually constructed.62 Mais l'Antillanité se heurte aux intéréts politiques et économiques des autres membres potentiels, qui se trouvent bien en restant sous la tutelle de l'Angleterre ou des Etats-Unis. Une solution plus récente, proposée par les partisans de la Créolité, consiste a chercher une identité culturelle authentique dans 1e mélange meme des traditions francaise et africaine, refondu au cours du séjour involontaire et séculier des noirs aux Antilles. Bien que la plupart de la population antillaise soit de race négroide, il existe une diversité ethnique indéniable. Et correspondent a la structure de la 201 société de plantation colonialiste, i1 s’est formé une mosaique oh les békés sont restés entre eux, idem les coulis, les Chinois, les mulatres. Les differences en ce qui concerne la couleur de la peau n’empéchent pas qu'il existe un processus culturel commun, nomme 1a créolisation. Quelle que soit la place d'un étre dans la société martiniquaise, selon Chamoiseau, on peut étre négre, couli, mulatre ou béké, on est aussi tous les autres. C'est cette complexité identitaire qu'il faut tenter d'exprimer tout en respectant les contradictions, les paradoxes. Comment concevoir une identité mosaique? Comment expliquer qu'on puisse désormais appartenir a une communauté qui releve de plusieurs langues, de plusieurs histoires et d'une sorte de confrontation et de conjonction de cultures diverses? Il faut harmoniser ces différentes cultures, sinon i1 se produit une espece d’amputation. Remplacer 1e caractere ”fautif" du francais créolisé par son appropriation et l'affirmation de sa valeur est une éventualité. L'écrivain Patrick Chamoiseau manifeste son souci de construire un “langage dans la langue”, synthese de la langue francaise et du langage creole, quotidien de son peuple (1e creole n'ayant pas encore acquis, selon lui, une maturité narrative qu'il se sente capable d'exploiter pour faire des romans).63 L'idée de créolité permet de comprendre que les écrivains appartiendront de plus en plus a 202 plusieurs cultures a la fois, et que la littérature sera de plus en plus multilingue parce que les écrivains auront plusieurs langues a leur disposition. La créolité veut justement tenter de penser l'identité de demain. Cette solution identitaire rejoint les considerations post-coloniales des Chicanos et autres sur la ”border theory", et l'hybridité culturelle préconisée par Homi Bhabha. Ainsi que l'Afrique est un continent qui a subi partout 1a colonisation mais qui preserve une variété ethnique et linguistique exceptionnelle, les Antilles (meme les Antilles francaises) sont également constituées d'iles au passé commun, hétérogéne et pluriel a la fois. Alors mettre la Martinique dans le meme “panier” culturel que la Guadeloupe serait une erreur, y ajouter la Guyane n'aboutirait qu'a reproduire le meme fourvoiement (compte tenu de l'apport supplémentaire des Indiens Guyanais, par exemple). Le point commun a la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane serait sans doute leur histoire sous la colonisation et la domination francaise, leur départementalisation simultanée en 1946, mais est-ce que cela suffit a les cataloguer dans la catégorie “antillaise" a moins que ce ne soit une catégorie purement géographique? On peut en douter. La littérature ”antillaise", comme on la désigne trop a la légere, est une littérature hybride a bien des niveaux, 203 culturel, linguistique, stylistique, etc. Cette littérature n'est pas qu'antillaise, elle est avant tout francaise, et nait d'un contexte plus riche et élargi: cette littérature est francaise par la forme (”the vehicle”), et antillaise par le fond (”the tenor"). L'identité antillaise actuelle est une identité en “ Pour devenir, constituée a partir de divers influences. le moment, la culture francaise prédomine dans la vie culturelle en Martinique, Guadeloupe, et Guyane. L'hybridité se realise concretement a cause du brassage des populations. Les oeuvres que nous avons analysées ici parviennent tous a la conclusion que la France a toujours été, et reste encore aujourd'hui une partie intégrante de l'Antillais, conditionne son quotidien et toute avancée sociale et économique indépendante. Il semble impossible de se reférer aux Antilles sans apposer le nom de la France. Qui sont d’ailleurs exactement les Antillo- Guyanais? Comme l'indique l'auteur d’origine guadeloupéenne Gisele Pineau dans Eenser_la_gréolité: Sommes-nous seulement des Frangais, grace a la Liberté-Egalité-Fraternité appliquée aux Antilles?... Grace 5 la belle langue francaise enseignée a l'école, parlée et comprise a pen pres par tous [...]? Grace aux containers arrivant 204 chaque jour pour débarquer les produits de consommation courante [...]! Grace aux mesures sociales, bourses, allocations familiales, allocations logement, allocations femmes isolées... Sommes-nous Frangais par amour de Schoelcher, par reconnaissance envers la Mére—Patrie, ou bien parce que nous savons que nous ne sommes pas des Négres authentiques de pure race, descendants directs de seuls Africains... et qu'il faut bien se raccrocher a quelque chose. (294) Pour compliquer la definition de Pineau, on peut s'interroger sur ce qui constitue un Martiniquais, un Guadeloupéen ou un Guyanais, compte tenue de l'interpénétration de populations des pays limitrophes et dans un contexte global. La Martinique, par exemple, est devenue une terre d'immigration pour des milliers d'Haitiens, de Dominicains, etc. D'ici 20 ans, ces derniers seront-ils moins martiniquais que les Martiniquais actuels? De plus un nombre croissant de Martiniquais quittent leur pays natal et partent s'installer de fagon permanente en France; d'autres font de constants aller-retours entre la France et les Antilles. Les données démographiques s’en trouvent ainsi faussées, ondulatoires. Il faut donc cesser de penser en termes de binarité entre la France et les Antilles Francaises. Voila le 205 défi qui attend la littérature des DOM: i1 faut dorénavant dépasser le simple cadre francais/DOM, et tendre vers une harmonisation et une ouverture littéraire et culturelle dans une perspective plus globale (en tant qu'Européen, caribéen, américain). Condé constate: En dépit de leur insularité, on peut décrire [la] culture [antillaise] comme une de ces “border cultures" dont parle l'écrivaine chicana Gloria Anzaldua. Les éléments culturels venus de partout se heurtent, saignent les uns contre les autres et donnent naissance a des formes nouvelles. (Renee; law. 309) Cette nouvelle tendance a la liminarité (qui prend une forme linguistique chez Chamoiseau, Confiant, et Barnabé) ne pourra qu'enrichir ou compliquer -- c'est selon -- les conditions d'existence aux Antilles et en Guyane, et, par consequent, leur littérature. Au pire, cette solution essentiellement littéraire de l'hybridisation rabaisserait l'écrivain antillais au réle de guide touristique pour les intellos francophones. Les mecanismes de richesse et de développement ne dependent plus exclusivement d'une culture nationale dominante; aujourd'hui ce sont le savoir et la technologie qui causent la richesse des 206 peuples et des nations et qu'il faut mobiliser rapidement. Au mieux, la solution de mondialisation jetterait les bases pour une prise de conscience ethnique qui préparerait l'éventuelle indépendance politique des départements et territoires francais d'outre-mer. 207 BIBLIOGRAPHIE Sources primaires Ageron. c.-R. La_dégglgnisatign_fran2aise. Paris: Colin, 1991. Althusser. Louis. Lenin_and_Ehilosgphx_and_9fher_zssaxs- London: New Left, 1971. Anselin, Alain. LLémigrati9n_antillaise_en_zransei_2u Len;eue§eu_eu_§herre. Paris: Anthropos, 1979. Anzaldfia, Gloria. BerderlendeLLe_Eren§ere. San Francisco: Spinster/Aunt Lute, 1987. 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C’est le cas d'auteurs comme Jean Price- Mars dont l'ouvrage le plus connu s’intitule Aipei parla l'oncle, et de Jacques Roumain et Bois d'ébene et surtout, plus tard, Gouverneurs de la Rosée (1946). 3. Voir les débats entre Ferry (colonialiste) et George Clemenceau a la fin du XIXéme siecle. 4. Voir l'ouvrage de Thompson sur le développement de la diaspora africaine aux Amériques, dans lequel i1 analyse les rivalités des pays européens pour contréler les Amériques. 223 5. L'image de la Tour de Babel dans la Genese a fortement marque la stratégie des maitres. 6. Thomson a compare, dans The Making of the African Diaspora in the Americas, les différents systémes de hiérarchie sociale et raciale qui prévalaient dans les Amériques en fonction de chaque pays colonisateur (anglais, hollandais, francais, anglais, brézilien). 7. Voir Saint-Domingue, Paris, 1909, pp. 217-20. 8. ”En ce qui concerne la representation au niveau national francais, la Martinique et la Guadeloupe élisent chacun quatre députés et deux sénateurs, la Guyane un député et un sénateur." (Taglioni, 66) 9. Des critiques tels que Gilles Thérien et Bernard Andres s’efforcent de démontrer les particulatités québécoises vis-a-vis de la francophonie: ils cherchent des influences et paralleles littéraires a l'extérieur de la France, éloignées meme des Antilles francophones. (Lang, ”Postmodernism..." 113) 10. No hay centro, comme le declare George Lang dans son article sur la critique postmoderne et comparative du Nouveau Monde. 224 11. Ibid. 12. Voir son essai sur ”L'idéologie et les appareils d'état idéologiques", 1971. 13. Voir a ce sujet l’ouvrage de Régis Antoine. 14. Traduction personnelle: “Le langage n'est possible que dans la mesure ou chaque énonciateur se constitue comme sujet en se reférant en tant que ”Je” dans son discours". 15. Traduction personnelle: “Le sujet est le lieu-meme de la contradiction et est, par consequent, en état perpétuel de construction, jeté dans la crise par des modifications dans le langage et dans la formation sociale". 16. Mais la question de la créolité de l'auteur antillais reste ouverte (voir Chapitre V). Une explication détaillée de cette definition particuliere va élargir la discussion. 17. Cet essai magistral, somptueux d'intelligence et de poésie constitue l'avenement de la conscience noire et la negation de la Négritude, en s'appuyant sur plusieurs ouvrages de la littérature antillaise. 225 18. Dans la théorie de Fanon, ce n’est pas seulement un indidvidu qui a été touché, mais tout un groupe (la société coloniale, les intellectuels). Selon lui, les intellectuels sont les plus aliénés de tous les groupes parce qu’ils ont assimile, ou ont tenté d'assimiler, les formes de pensée, les manieres et le mode de vie du colonisé -- de la France. 19. Voir 1'illustration de ce point avec le roman Batouala de René Maran au chapitre suivant. 20. C'est cette idéologie que Patrick Chamoiseau va dénoncer dans son roman Chemin-d'école. 21. Pour une étude comparée des différentes iles caribéennes, voir le rapport de Knight, F. ”Regional Overview", dans Islands of the Commonwealth Caribbean. A regional study. Edité par Meditz Hanratty, M. Federal Reserve Division. Library of Congress: Washington, 1989, 27-28. 22. Pour les autres iles voisines, les bourses servent généralement a étudier aux Etats-Unis et dans d'autres pays européens (tels l'Angleterre, la Hollande). 23. Bien avant Batouala de René Maran, des écrivains noirs haitiens, tels que Alcibiade Battier, Oswald 226 Durand, Frédéric Marcelin, et Antoine Innocent avaient compose une littérature noire authentique, mais ils n'atteinrent jamais 1e public frangais. 24. Voir René Maran, The Black Frenchman dans lequel Femi Ojo-Ade critique fortement la ”négritude" de Maran et cherche a analyser l’oeuvre de Maran afin de comprendre si ce dernier mérite le titre de “précurseur de la Négritude". 25. Dans les années 1930, la revue L'Etudiant Noir était une feuille estudiantine ralliant les étudiants des Antilles et ceux de l'Afrique et essayant de concilier des tendances culturelle et socio-politique. Rassemblant dans son comité de rédaction Césaire, Damas, Senghor et quelques autres, cette revue, est considérée comme le point de départ du Mouvement de la Négritude. 26. I1 était 1e premier de la Négritude a se faire publier. Il est moins connu que Césaire et Senghor. II a participé a la cause de l'indépendance de la Guyane (qui n'a pas réussi). 27. L'oeuvre de Léon-Gontran Damas (dans Pigments et Black Label), d'Aimé Césaire (Cahier d'un Retour au 227 Pays natal) et Frantz Fanon (dont par-dessus tout, Peau Noire, Masques Blancs) ont amplement fourni de quoi alimenter les débats sur le sujet, et beaucoup a déja été exprimé sur les idées de Césaire, Damas et de Fanon sur la question. 28. Mais une ambiguité, que Glissant et plus tard les auteurs de la Créolité ne vont pas tarder a relever, se fait parfois sentir lorsqu'on se détache des mots pour se plonger dans le style de ce recueil (et de la majorité de ses recueils poétiques) et les actions plus politiques de Césaire: la France devient a ce moment un idéal a atteindre, lointain, inaccessible. Il faut d’ailleurs rappeler a ce sujet que Césaire, a été a la base du texte de départementalisation en Martinique, préchant pour les bienfaits de ce statut pour les Antillais, servant pour cela comme député et maire de Fort-de-France (capitale de la Martinique). Dans la majorité des cas, on ressent chez lui le sentiment que la France est un devoir, une nécessité méme: c'est par l'apport, culturel, intellectuel et économique de la France que les Martiniquais peuvent survivre. La France devient un objet du désir, c’est- a-dire 1a on i1 faut vivre, un statut indispensable a 228 la survie des Antillais. Cette representation de la France differe quelque peu de la vision de Damas. 29. Dans le poeme ”Hoquet", il dénonce toute assimilation, ainsi que la mode factice du Negre qui sévit en France depuis l'Exposition coloniale de 1931. 30. On retrouve ce meme theme anti-assimilationniste dans les autres oeuvres de Damas. Déja, Damas avait publié Retour de Guyane (1938), pamphlet dans lequel il attaque de nouveau l'assimilation. Du recueil Pigments a Graffiti (1952), en passant par B1295 Lapel, (1956) et Névralgies (1966), ses poémes sont devenus des classiques de la Négritude comme protestation anti-raciste et anti-bourgeoise. 31. L'analyse ultérieure (au chapitre suivant) de La Fete a Paris, suite du roman de Zobel, juge des résultats de cette education telle qu'il les voit. 32. La figure de M’man Tine est en quelque sorte l'archétype de la mere antillaise, omniprésente, dévouée et en fait veritable chef du foyer. 33. Avec la figure centrale de M'man Tine, Zobel rejette le mythe européen de la plantation caribéenne comme un paradis naturel de soleil et d'abandon 229 sensuel, ou les travailleurs et les filles exotiques vont a travers les champs de cannes au rythme de chansons traditionnelles charmantes. Zobel présente plutét une image de la plantation infernale. 34. Tout comme Médouze, Vireil, camarade de classe de José, sait beaucoup de choses sur les zombis et les gens gagés. Il essaie d'inculquer cela aux autres éleves de sa classe, mais i1 fait face a l'incrédulité et aux moqueries systématiques de ses amis. 35. Médouze recrée l'histoire de sa famille africaine (dont la Guinée est le paradis pour lui), et par implication celle de son peuple. 36. L'interpénétration des notions de race, de classe, et de genre dans ce passage est réminiscente des theories fanoniennes. 37. Ce point se fait l'écho de Léon-Gontran Damas. 38. Le recensement de l'INSEE de 1990 fait apparaitre pour la Guadeloupe (386.000 habitants) et la Martinique (359.000 habitants) ”un taux d'accroissement en progression (forte natalité et population jeune) et un solde migratoire positif notemment pour la Guadeloupe (a cause de la situation 230 \ particuliere de forte immigration a St. Martin). Les DOM totalisent, en 1990, pres de la moitié de la population des petites Antilles." (Taglioni, 36) 39. Ft la liste pourrait se continuer ainsi avec les auteurs haitiens expatrides tels que René Dépestre. 40. Lorsque Renato Rosaldo utilise 1e terme de “border zone" (zone frontaliere), i1 se réfere a l'influence de la culture hispanique aux Etats-Unis. 41. Le Toussaint Louverture de Césaire (1962) s'inspire de l'ouvrage du Trinidadien marxiste C.L.R. James: Les Jacobins noirs (1ere version anglaise en 1938: Black Jacobins, et parisienne en 1983), lui-meme nourri d'historiographie haitienne. Vergniaud Lecomte (avocat haitien): Henri Christophe dans l’histoire d'Haiti (1931). Dans sa préface, l'auteur déclare qu'il a réunit “l’un des plus remarquables de nos aieux" des documents empruntés aux bibliotheques privées et “le meilleur de la tradition orale." John Vandercook publie Black Majesty: The Life of Christophe, King of Haiti, ouvrage qui repose aussi sur la tradition orale et qui est présentée d'une facon quelque peu romancée. Hubert Cole, avec Christophe: King of Haiti, s'appuie surtout sur des 231 documents officiels recueillis dans différentes bibliotheques européennes. Avec Monsieur Toussaint (1963), Edouard Glissant compose également un ouvrage qui ne représente pas de qualités littéraires majeures, Glissant traitant le sujet de maniere trop allégorique. C'est dire avec tous ces exemples l'importance accordée aux héros mythiques dans la constitution de la nation haitienne, ce que beaucoup d'iles voisines lui envient. 42. Rayé de l'histoire officielle pendant longtemps, ce dernier héros a survécu dans la conscience populaire, comme on peut 1e voir en remarquant 1a fréquence inusité de son nom “Louis" donné aux enfants males pendant les soixante ans qui ont suivi sa mort. 43. Comment s'étonner de cet expatriement des Antillais vers la France, tandis que les Antilles subissent un taux de chomage nettement supérieur a celui de la métropole? 44. Cette vision chaotique rappelle celle présentée dans le roman de Simone Schwartz-Bart, Ti Jean L'Horizon, ou le héros Ti Jean, lors d'un de ses voyages mythiques se retrouve en France, et pénétre 232 dans ce qui reste de la ville de Paris: des bouts de metal, des fils barbelés, des soldats, etc. 45. Plus tard, Zobel est devenu fonctionnaire en Afrique, ce qui a retardé d'autant son retour a la Martinique. 46. Il n'est qu'a revoir les images du film adapté des mémoires d'anciens forgats par Henri Charriére, Papillon, qui raconte les mésaventures de prisonniers dans l'ancien bagne de Cayenne. 47. Le film populaire ”Papillon" a beaucoup fait pour renforcer cette image stéréotypée. 48. Les deux auteurs a se rapprocher d'une littérature locale guyanaise (parce qu'ils sont restés au pays) sont les poetes Serge Patient (Guyane pour tout dire) et Elie Stephenson. 49. Juminer a fait des études de médecine a Montpellier, ou il s'est familiarise avec les problemes des étudiants de couleur en Métropole. 50. On peut y voir une référence aux Pensées de Pascal, dans lequel il est convaincu du role néfaste 233 du “divertissement” parce que cela détourne l'homme de la voie divine. 51. Maryse Condé est née en Guadeloupe mais a passé de longues périodes en Afrique de l'Ouest (comme professeur), en France et aux Etats-Unis. Elle a étudié a Paris et a recu un Doctorat en Littérature Comparée de la Sorbonne en 1975. S 52. Se reférer au chapitre sur La Fete a Paris de Joseph Zobel, ou le protagoniste principal, Jose Hassam, s'entend dire qu'il doit etre guadeloupéen, et non martiniquais, du fait de sa peau trés foncée. 53. En Martinique, la da tient un role complémentaire a celui de la marraine. Son equivalent en Guadeloupe est la mabo. Elle est généralement de sexe féminin. Sa fonction exacte n'est pas clairement définie. Lors du baptéme, elle sert a porter l'enfant. Sa presence et son existence se fait de plus en plus rare. De nos jours, seuls la marraine et le parrain se retrouvent durant ce sacrement. 54. En dénotent les nombreuses anthologies de théorie féministe parues récemment: - Hirsch and Fox Keller: Conflict in Feminism, 234 - Elizabeth Weed: Coming to terms: Feminism, Theory, Politics, - Butler and Scott: Feminists Theorizes Politics, - Chandra Mohanty, Russo and Torres: Third World Women and the Politics of Feminism, - Sidonie Smith and Julia Watson: De/Colonizing the Subject. 55. De la meme maniere, bell hooks (dans Talking back: Thinking Feminist, Thinking Black, 1989) pense que le processus de regagner une voix est “une métaphore pour la transformation de soi pour les femmes des groupes opprimés"; s’exprimer, c'est un acte de resistance. Parler devient une maniere de s’engager dans la transformation active de soi et un rite de passage dans lequel la femme passe su statut d'objet a celui de sujet. ”Only as subject can we speak". 56. Comparer cette perspective avec le livre classique de Gloria Anzaldfia, Borderlands/La Frontera. 57. Ce recueil d'essais de Boyce-Davis se concentre sur ces themes principaux: l’importance de la créativité de la communauté plutét que l'expéience individuelle; les questions de l'exclusion et de la 235 dépossession; 1a creation d’une écriture multigénérique, la question de la femme ”Autre" qui a aliéné les auteurs-femmes Caribéennes de la culture caribéenne. 58. L'essai de Frangoise Lionnet, ”Of Mangoes and Maroons", démontre la subjectivité polyglotte de Michelle Cliff dans son roman autobiographique Apepg (1985). C'est une fiction et une autobiographie a la fois, écrit a la troisieme personne (en anglais tout en incorporant du créole jamaicain). Le titre “abeng” est un mot africain qui signifie la conque (instrument de communication pour appeler les esclaves a travailler pour leur maitre, ou pour envoyer des messages aux armées marronnes: c'est un objet polysémique culturellement, ayant des connotations positives et négatives dans les sociétés d'esclaves. Parce que c'est un objet qui facilite 1a communication, l'abeng est un écho de la relation avec ce roman: les deux peuvent transmettre des messages, et leur voix est double, susceptible de réception et d’interprétation ambigue; le livre/la conque a une fonction performative. Elle veut éduquer les (non)Jamaiains et démystifier 1e passé afin d'imaginer, d'inventer et de ré-écrire une histoire 236 collective et personnelle différente. Le roman tisse l’aspect personnel et politique, permettant a la protagoniste Clare Savage (alter egoo de l'auteur) de négotier les éléments de conflit de ses origines culturelles et familiales. Elle parvient a affirmer l’identité aux multiples facettes que sa famille et la société lui ont appris a mépriser (son heritage métisse, sa féminité et son homosexualité). 59. Betty Wilson, diplémée de MSU et originaire des Antilles, dans son essai intitulé “Le voyage et l'espace clos--Island and Journey as Metaphor: Aspects of Women's Experience in the Works of Francophone Caribbean Novelists” situe la femme dans des questions d'identité caribénne: la géographie, la migration. Elle examine comment les Antillaises font l'expérience du voyage, de l'exil et de l'aliénation partout on elles sont. Wilson parle de “l’espace clos” (l'ile, coupée de tout, marronée) d'ou 1'on doit sortir pour grandir et se développer. 60. Selon Taglioni, ”1e gouvernement francais peut cependant intervenir pour obtenir l'adaptation de certaines mesures s'appliquant d’office aux DOM sans tenir compte de 237 leurs spécificités. [...] Les DOM devront, pour tirer parti du marché européen, diversifier leurs produits d'exportation en les adaptant a la demande européenne. Pour cela il faudra renforcer les structures de productions agricoles, industrielles et artisanales. (56) 61. Une issue similaire attend 1e protagoniste du roman de Raphael Confiant dans Eau de Café; apres un séjour prolongé en France, il revient a la Martinique pour retrouver son ile natale et les siens. Sa quéte identitaire finit par un échec et i1 doit retourner en France parce qu'en s'expatriant, il a perdu contact avec la population locale et un sens d’appartenance. 62. C'est une idée que le Martiniquais Edouard Glissant a tenté de développer dans Le Discours Antillais, et que Chamoiseau et Confiant ont récemment exprime dans Eloge de la Créolité. 63. L'oeuvre de Patrick Chamoiseau comprend entre autres une piece de theatre, Manman D'lo contre la fée Carabosse (1982), qui raconte sous une forme mythique dialoguée 1e choc des cultures. Son premier roman, Chronigue des sept miseres (1986), se déroule a 1a 238 campagne et raconte les problemes des ouvriers agricoles travaillant dans les usines; ce roman est influencé par Malemort d'Edouard Glissant mettant en scene quatre djobeurs en ville; Chamoiseau a puisé dans l'univers sensible des marches de Fort-de-France. Solibo Magnifique (1988) est le roman suivant sur la disparition des conteurs antillais. Au temps de l'antan (1988) est un recueil de contes. Appap d'enfance (1990) relate ses souvenirs d’enfance. Eloge de la créolité (1989) est le manifeste de la Créolité écrit en collaboration avec Jean Barnabé et Raphael Confiant. Lettres créoles (1991) est une anthologie écrite en collaboration de Raphael Confiant. Texaco (1992) est son roman le plus connu, qui a regu le Prix Goncourt en 1992 et qui lui a apporté une certaine renommée internationale. 64. L'ouverture des frontiéres, la mondialisation des economies, les relations commerciales éventuelles avec la Caraibe et l'Amérique constituent un défi prometteur pour les DOM frangais. 239 ANNEXE Carole Borne Interview de Patrick Chamoiseau Fort-de-France, Martinique, Juillet 1998 Carole Borne: Bonjour M. Chamoiseau. Je vous remercie d'avoir bien voulu m'accorder cette entrevue. Selon 1e critique caribaniste américain, James Arnold, la Créolité tend a l'exclusion. Pour lui, elle conduit 3 la marginalisation d'écrivains comme Maryse Condé, Mayotte Capécia et d'autres, qui ne répondent pas aux prescriptions. Que pensez-vous de cette accusation? Et ou est la part de la dimension feminine dans la Créolité? Patrick Chamoiseau: Je pense que toutes les critiques de M. Arnold sont absolument irrecevables et n'ont pas grand intérét, me semble-t-il. Si vous vous attardez beaucoup la-dessus, vous avez perdu du temps. C'est un monsieur qui répand son venin depuis pas mal de temps. Maintenant, a la question de savoir si nous faisons de l'exclusion, Si vous lisez Lettres Créoles, vous verrez que Maryse Condé est intégrée dans cette trajectoire. Je dirais justement que l'esthétique de la Créolité ou la grille de lecture de la Créolité permet de situer des gens comme Mayotte Capécia, 2M) Maximin et autres. Et nous avons essayé, dans Eloge de la Créolité, de porter un témoignage. Nous n'avons pas a imposer un diktat de creation: c'est marque, pourtant les gens font comme si ce n'est pas marqué. Nous portons témoignage sur notre pratique de creation. I1 n'y a pas une idée de créer une nouvelle école, ni de créer un état de creation. Deuxiemement, nous avons réintégré 1e doudouisme. Nous avons réintégré et mis en continuité la Créolité avec la Négritude. Nous avons mis ga en continuité avec l'Antillanité. Nous avons explique dans quoi nous nous situons. Et nous avons fait une lecture de tous les auteurs en fonction de ce qu'ils nous apportaient. Parce que ce qui est essentiel de comprendre, c'est que lorsque je lis Maryse Condé, je vais un état d'une personnalité, d'une identité créole qui cherche ses stabilisations selon des voies particuliéres. Lorsque je lis Mayotte Capécia, je comprends pourquoi elle est comme ca, ce qu'elle dit, parce que ca aussi, je 1e porte en moi. Lorsque je lis Maximin dans ses strategies littéraires, moi aussi, j'ai ma grille de lecture. C'est peut-étre ga qui doit choquer les gens: comme nous disposons d'une grille de lecture et que généralement les critiques littéraires n'ont pas de grille de lecture, ni d'esthétique, nous avons une esthétique qui nous permet d'affirmer un certain nombre de choses, de lire des choses avec une 241 relative, je ne dirais pas aisance, mais une relative clarté, qui donne l'impression aux gens qu'on donne des diktats. Je peux dire que grace a cette esthétique avec laquelle nous travaillons, que nous n'imposons a personne, je peux lire n'importe quel texte et le situer dans le systeme qui est le n6tre. Et quelle est la place de la femme dans la Créolité? Tous mes romans sont des romans féminins. Regardez bien! C. Borne: Pourtant Marie—Sophie Laborieux, la protagoniste de Texaco semble déféminisée. Vous la surnommez d'ailleurs la "femme matador", la "femme a deux graines". P. Chamoiseau: Le critique qui pense qu'elle est déféminisée ne connait pas les femmes antillaises. S'il voyait ma mere, i1 aurait compris tout de suite ce que cela veut dire: ce sont des femmes fortes, des femmes énormes, a tous points de vue, physique, moral, puissantes. Il ne connait pas la femme antillaise, s'il compare la femme antillaise a la femme occidentale, poudrée, etc..., avec tous les cliches qu'il a, lui, sur la féminité, alors il se trompe. Moi, je pense que la féminité est une puissance extraordinaire, qui n'est pas de meme nature que celle des hommes. Mais lui, comme il a de la féminité, l'image de la fragilité et d'un certain nombre de 242 bétises, je crois qu'il ne peut pas comprendre la complexité des femmes que nous connaissons. moi, je suis tranquille. C'est apres que je me suis rendue compte que tous mes romans étaient des romans féminins. Parce que la société antillaise, lorsqu'on essaie d'y pénétrer et qu'on cherche les fondations, on tombe sur des femmes. C. Borne: La femme est a la base de la société antillaise. P. Chamoiseau: Voila. Et ce n'est pas du féminisme que je pratique. C. Borne: Sur un autre sujet, Maryse Condé a déclaré récemment dans une interview qu'elle refusait de célébrer la commemoration de la fin de l'esclavage. Quel est votre point de vue la-dessus? Et pensez-vous que la commemoration est appropriée? P. Chamoiseau: Tout ca, ce sont des attitudes qui ne sont pas recevables. Moi, je crois que c'est du marronage a pen de frais. Elle a dit son avis: "Je m'arroge, je ne suis pas dedans". C'est facile. Pourquoi? Parce qu'il faut reconnaitre que dans nos sociétés, l'esclavage n'a pas été digéré. Les gens ont essayé de se débarrasser de ce truc-la, mais ce truc- 243 1a est en eux. C'est ce que j'appelle la mémoire obscure, une mémoire qui n'est pas consciente, mais qui est la, qui est présente, qui nous conditionne et nous manipule par pulsions: les rapports que nous avons avec les femmes, notre conception de l'amour, le rapport que nous avons au travail, 1e rapport que nous avons aux békés, 1e comportement actuel des békés, notre individualisme. Tout peut s'expliquer par l'esclavage, les fondations sont la. Et comme cette mémoire n'est pas consciente, c'est-a-dire qui n'a pas réussi a transformer l'événement initial ou le traumatisme initial en une experience enrichissante, la mémoire obscure ne transforme pas le traumatisme en experience. La mémoire obscure couvre le traumatisme et le laisse se disséminer comme un virus, un cancer, en une proliferation lamentable. Et c'est ca que nous vivons. Et ga, c'est un vrai probleme pour nous. Pourquoi sommes-nous encore sous dépendance frangaise? Pourquoi acceptons-nous l'assistanat et la sujétion avec tant de facilite? Vous voyez. Maintenant nous essayons de comprendre ca. Alors quand le gouvernement francais, avec l'aide de Maximin, qui est aux ordres, décide de faire ces 150 ans, -- moi, j'ai appris qu'il faut utiliser l'énergie de l'adversaire --, que s'est- il passé? Grace 5 1a puissance de l'Etat frangais, dans toutes les écoles, les universités, les medias, etc, on a parlé de l'esclavage. Et une énergie s'est 244 \ développée que nous avons utilisée a notre maniére. Quand je suis entré dans cette commemoration, c'était pour dire des choses qui visaient a dénouer 1e noeud psychique qui était le n6tre, utiliser cette énergie— la pour pratiquer des choses bienfaisantes pour nous. Et la commemoration voulait que l'esclavage soit reconnu comme crime contre l'humanité. Et nous avons lance l'opération avec plusieurs personnes -- ce n'était pas dans le programme francais --, on en a tellement parlé que notre demande est partie, a chevauché l'écume je dirais, et est entrain de s'installer: l'ONU prévoit d'en discuter l'année prochaine, et nous n'avons pas fini nos interventions. Alors Si nous étions tous restés comme Maryse Condé, des rebelles fondamentaux, qui s'occupe du niveau psychique, quui va faire avancer les choses? Moi, je dis, utilisons l'énergie déployée et diffusée par cette commemoration officielle, sans entrer dedans, pour faire des choses bienfaisantes pour nous. L'autre élément qu'il faut que les gens comprennent, moi, je fais la difference entre un rebelle et un guerrier. Quand on est rebelle, on est dependant de celui qu'on combat. Maryse Condé est restée en rebellion, c'est-é— dire qu'elle a dit: "La France a fait ga; non, je ne suis pas d'accord." Moi, je ne suis pas un rebelle, je suis un guerrier, c'est-a-dire que mon énergie de resistance n'est pas en reaction avec tel ou tel 245 événement, elle se nourrit de tous les événements qui se produisent, mais de maniere autonome et intérieure. Et le guerrier, lorsqu'il entend passer une commemoration, il va saisir et prendre ce qu'il y a dedans, utile(s) a son combat. Le rebelle va se positionner et ce sont toujours les autres qui prennent des initiatives. Le rebelle est dépendant. Maryse Condé est encore plus dépendante de la commemoration en n'y particpant pas, que nous, qui avons tenté de transformer cette énergie-la en quelque chose de bénéfique. C. Borne: La commemoration ne met-elle pas en avant des figures comme Victor Schoelcher, présentant la liberation comme une générosité de la France? P. Chamoiseau: Pas du tout. J'ai entendu tous les commentaires. Le schoelchérisme n'a jamais été avancé, meme si on a beaucoup parlé de Schoelcher. Ca, c'est un prétexte. C. Borne: D'accord. Vous avez dit dans Eloge de la Créolité que l'action floklorique permet de préserver 1e patrimoine antillais. Pourtant, dans son utilisation du folklore antillais a des fins touristiques, la France n'a-t-elle pas, en un sens, preserve ce patrimoine? Dans cette situation, la 246 France serait-elle 1e médiateur naif ou malhonnéte? Chemin faisant, elle aurait transforme les Antilles en paradis touristique et en doudouisme? P. Chamoiseau: Le folklore preserve. Je regarde ce qu'il nous reste: les bals d'habitation, 1e bel-air, la calenda, 1e damier, ... Tout cela, c'est grace a Loulou Boilaville. Cela a été folklorisé. Et quand je vais en Bretagne, en Alsace, en Corse, quand je vais dans toutes ces contrées, il y a toujours un folklore, c'est-a-dire des éléments du passé qui sont figés et qu'on reproduit de fagon mécanique, sans ame, juste pour l'apparence. Mais ce folklore qui s'est développé comme ca partout, dans tous les pays du monde et qui s'est articulé sur des éléments culturels non valorisés, non intégrés par la culture officielle, nous a permis de conserver un substrat. Aujourd'hui, i1 y a une association qui s'appelle AM4 qui fait un travail formidable sur l'étude du bel-air, du damier, du tambour, des danses, de la calenda, etc..., un travail de fond. Ce n'est pas un travail folklorique, comme celui de Loulou Boilaville -- 1e petit spectacle bon enfant --, mais un travail a partir d'un substrat culturel que les gens de l'AM4 ont pu retrouver. Nous disons donc que, grace a cette activité folklorique, nous avons pu trouver des points d'accroche sur des elements culturels qui, sans cela, auraient été 247 perdus. Cela veut dire que toutes les danses, ou toutes les pratiques gestuelles, toutes les. chorégraphies qui n'ont pas été prises en compte par le folklore, ou par Loulou Boilaville en ce qui concerne 1a Martinique, sont perdues dans nos mémoires, oubliées, effacées. Pour aller les retrouver la maintenant, ...? Vous voyez? Le folklore agit comme un conservatoire, un musée. Et ga, c'est précieux. Par contre, ce qui serait dommageable, c'est de considérer 1e folklore comme étant la culture d'un peuple. Le folklore, c'est la muséographie, ou la pétrification d'éléments culturels d'un peuple, qui sauraient représenter son dynamisme, sa vie, son avancée, son adaptation. Mais nous avons besoin de ca comme conservatoire. (Pause) Bon, pour la France, non. La France n'a rien préservé. Il n'y a pas de volonté du gouvernment francais dans ce sens. Quand les gens arrivent ici [en Martinique], et quand moi, je vais en Alsace, je demande: "Qu'est-ce qu'il y a a voir? Quelle est la boisson traditionnelle? Quel est le plat traditionnel? Quelles sont les danses traditionnelles?" Tous les zoreilles* qui arrivent ici aux Antilles ont un certain nombre de cliches. Cela suscite une certaine économie autour des pratiques folkloriques. C'est tout. C'est nous qui n'avons pas eu suffisamment de dynamisme pour prolonger le folklore par une étude veritable, une integration de 248 1a tradition, dans les evolutions chorégraphiques, musicales. Cela s'est fait sporadiquement, mais cela s'est fait quand meme. C. Borne: Je reviens toujours a Condé. Elle est souvent qualifiée comme la romanciere de l'errance, de l'exil de la diaspora noire. Ces themes ont-ils un quelconque intérét pour vous? Comment jugeriez-vous vos sujets de predilection? P. Chamoiseau: Moi, je ne dirais pas que c'est la romanciere de l'errance et de l'exil. L'errance, pour moi, a la signification que lui donne Glissant: il oppose l'errance a la trajectoire de la conquéte. La trajectoire de la conquéte a une trajectoire rectiligne qui renverse, qui posséde, qui écrase, conquiert, domine; c'est un peu la trajectoire colonialiste. Aujourd'hui, maintenant que nous sommes attentifs a la diversité du monde, nous avons plutét tendance a ériger comme mode de connaissance de l'univers, l'errance telle que l'a pratiquée ces phalenes dans le monde, c'est-a-dire un peu comme les papillons, comme ca, passer pres des fleurs, regarder, sentir, vivre avec les choses. La pensée de l'errance telle que Glissant l'a définie, est un mode de connaissance du monde et de la diversité du monde extraordinaire, et qu'il débarrasse des tentatives de 249 conquéte et de domination. Et aujourd'hui, les grands écrivains de l'errance, c'est plutét Glissant. Alors l'errance de Maryse Condé, ce serait plus l'errance physique, c'est-a-dire on peut étre un grand voyageur dans le monde, mais on peut ne pas étre un grand errant. Peut-étre un écrivain-voyageur, qui se déplace beaucoup. De méme qu'un grand roman de l'errance, ce n'est pas nécessairement les romans des écrivains voyageurs. On peut mettre un chapitre en Chine, et puis un chapitre 3 Cuba, et puis un autre chapitre je ne sais pas ou, comme d'ailleurs fait Maryse Condé, sous prétexte d'élargir sa vision, donc sa littérature, et avoir du monde une vision completement enracinée. Faulkner a tout fait passer dans son petit comté qu'il a créé, et pourtant, Dieu sait s'il a l'imaginaire du monde. Donc, ce n'est ni le déplacement en termes de sujet, ni 1e déplacement corporel. On peut voyager dans le monde et ne pas disposer de l'imaginaire du monde. On peut étre completement immobile dans un pays et disposer de l'imaginaire du monde. Et ca, c'est précieux aujourd'hui de disposer de l'imaginaire du monde, parce que 1e grand défi de la littérature, c'est d'essayer d'exprimer, de deviner les grandes mutations qui vont se faire, les grandes angoisses, les grandes questions, les grands renversements qui se produisent dans les humanités aujourd'hui: toutes les references 250 traditionnelles de culture, d'histoire, de pere- patrie, de langue maternelle, d'identité, d'appartenance raciale. Tout cela est entrain de se brouiller, de se renverser, de se disloquer, de prendre de nouvelles économies. Et ga, ga suscite dans la totalité du monde, des phenomenes culturels, psychologiques et autres, qui sont pratiquement insus, que nous devinons de maniere obscure, mais que l'expression artistique ou la connaissance artistique se doit d'explorer aujourd'hui. Le grand défi de la littérature aujourd'hui, c'est de deviner 1e tout- monde. C. Borne: Il est intéressant aussi de remarquer qu'il y a justement beaucoup plus de créativité dans ces populations on il y a des "combats" culturels. P. Chamoiseau: Tout a fait. Mais ce n'est pas un avantage. On pourrait dire que les peuples créoles, qui n'ont pas d'atavisme comme nous, sont peut-étre plus sensibles aux modifications du monde, parce qu'ils n'ont pas les pesanteurs culturelles et historiques, comme les Africains qui ont tendance peut-étre a verser dans le traditionnalisme, dans les immobilisations ou alors dans des mimetismes aliénants. Nous, nous n'avons rien au depart. Donc, nous sommes un peu tout ca; nous sommes mosaiques, 251 donc nous sommes plus facilement adaptables aux complexités qui viennent. C'est un intérét, mais ce n'est pas un avantage. Je crois qu'il y a des peuples qui peuvent etre des peuples ataviques et qui pourront tres rapidement prendre la dynamique du tout-monde avec beaucoup d'ampleur. En tout cas, 1e discours que nous avons sur la Créolité, ce que je vous dis la concernant le monde et la diversité, ces mutations et ces choses qu'il faut essayer de deviner, c'est ga 1e substrat de l'idée de la Créolité. Et quand je vois le genre de critique -- les femmes, les exclusions, les machins, les trucs comme ca -—, moi, je suis consterné. Et 1e discours que je tiens la, lorsque nous parlons de ces choses-la, il est recu avec une audience extraordinaire par les peuples européens, qui en sont avides. Moi, ce que je dirais a Arnold et a Condé: "Essayez de comprendre fondamentalement". (Pause) I1 s'est produit dans nos pays, dans les années des plantations, une alchimie anthropologique épouvantable, quelque chose qui a modifié les données culturelles, raciales, etc. Et la couleur de la peau, les traits physiques ou la langue, tout cela ne suffit pas a donner la complexité d'un imaginaire. Ce phenomena que nous ne connaissons pas; la créolisation dont parle Edouard [Glissard], c'est ga. Donc, i1 nous faut essayer de comprendre ca, parce que toutes douleurs identitaires, toutes les purifications 252 ethniques, les rétractations, les folklorismes, ce genre d'attitude d'universitaires qui se focalisent sur des petits points, etc, tout cela est provoqué par la peur et la non-lecture du monde. Et c'est cela que nous essayons de faire dans la Créolité. Alors, étre au monde, lire le monde, se soucier de la diversité du monde, cela ne se fait pas dans l'abandon de son lieu. L'universalisme transparent, ou la citoyenneté transparente au monde, n'est pas pour nous, au contraire. Comme nous voulons préserver la diversité, commengons par rassembler ce qui nous appartient, faire l'inventaire de ce qui nous appartient en termes de langue, nos coutumes, nos traditions, notre histoire, etc, bien posséder son lieu, et dans son lieu, vivre l'ouverture, pas aller se perdre dans l'ouverture, alors qu'on n'a meme pas de fondation. C. Borne: Peut—on vivre a l'étranger et continuer a dépeindre l'étre antillais, se démarquer des cliches parce qu'on est attache aux Antilles d'une maniere ou d'une autre? P. Chamoiseau: Il n'y a pas d'étre antillais, il y a un étant. Dire qu'il y a un étre antillais, cela reviendrait a penser qu'il y a une structure identitaire figée, qui ne bouge plus. Et moi, je vois que mon fils n'a pas le meme fonctionnement que moi, 253 c'est-a-dire il a toujours 1e meme substrat qui agit, qui le nourrit, etc, mais i1 entre dans un processus de modification extrémement plus rapide que ce que les peuples traditionnels ont vécu. Avant, les peuples traditionnels, d'une certaine maniere, étaient dans des espaces clos, on avait de grandes stabilités culturelles et identitaires. Et meme lorsqu'il y avait des métissages, cela se faisait sur des plages temporelles, sur des millénaires, les civilisations s'influencaient, etc. Maintenant, c'est tres rapide. 1 C'est ca qui est terrible. Donc l'étre aura de plus en plus de mal a se stabiliser. On est plus dans un processus qui est tout le temps en devenir. Alors, il faut étre vigilent pour tenter de garder certains flux, une certaine dynamique, une certaine ossature, qu'on a repérée, qui nous appartient et qu'on a revalorisée, pas pour faire du folklorisme, du traditionnalisme, du passéisme identitaire, mais simplement pour disposer d'une ossature dans la fluidité qui va se mettre en place, tant du point de vue culturel qu'identitaire, que des peuples. Cela me parait tellement evident toutes ces choses-la, que quand j'entends ces critiques-la, cela me fatigue. (Pause) Ceci étant, peu importe ou on se trouve. Le probléme de Maryse Condé, c'est qu'elle est partie assez tét, elle n'a pas la maitrise du créole que j'ai eue, ni 1a pratique. Mais peu importe. Gisele Pineau a 254 vécu en France, mais son experience est précieuse, parce qu'elle est une Antillaise, elle a une grand- mere créole qui l'éléve dans une HLM de Paris, cet univers-la lui appartient. Et de plus en plus, dans les individus, on aura des lieux, des milieux, des impressions, des mondes qui vont s'entre-choquer, qui vont les habiter. Et c'est cela qu'il faut exprimer. C. Borne: Ce que vous me dites 1a me touche particulierement. A la question de savoir si je me considere plus frangaise ou plus antillaise, je n'ai pas de réponse. Et je trouve cela meme déplacée, car ces deux cultures font partie de moi. P. Chamoiseau: Bien sfir. Quand on parle de l'Afrique, cela vous intéresse. Quand on parle de la France, cela vous intéresse. Quand on parle de la Caraibe, vous étes intéressée. Quand on parle des Etats-Unis, cela vous intéresse aussi. On est sur la multi- appartenance . C. Borne: Exactement. Sur un autre plan, quelles sont les profondes transformations sociales que les Antilles ont subies? Je pense par exemple aux changements au sein des familles, de l'autorité parentale, de la poussée du chomage, de la délinquance. 255 P. Chamoiseau: On peut résumer tout cela en un mot: c'est l'occidentalisation, cela veut dire que la famille se racornit sur papa/maman/enfant, que l'individuation et l'individualisme progressent, que les solitudes progressent, que les égoismes progressent, que la technicité et le modernisme progressent également. Et il y a par ailleurs un phénoméne de grande pauvreté. Nous subissons un processus d'occidentalisation extrémement rapide, auquel il nous est pratiquement impossible d'échapper. Mais c'est la qu'il est précieux, parce que les peuples qui subissent ce processus d'occidentalisation -- comme on l'a vu en Iran, en Algérie, etc --, ou dans les pays ou i1 y a des intégrismes religieux, des purifications ethniques -- comme en Yougoslavie, etc - -, ce sont des peuples qui refusent la standardisation occidentale, mais qui, quand ils le font, c'est sur des modalités dégressives. Par exemple, en Algérie, les femmes les plus progressistes sont des femmes purement occidentalisées; elles n'arrivent pas a faire le partage, l'alliance entre comment trouver de la liberté, de l'épanouissement de leur individualité sans perdre de ce qu'elles sont et sans s'occidentaliser pour autant, c'est-a-dire sans miner les valeurs ambiantes. Et les peuples n'ont pas le code de la nouvelle resistance, car cette 256 occidentalisation est silencieuse -- c'est ce que j'ai mis dans Ecrire en pays dominé: les nouvelles dominations sont silencieuses et furtives. Donc le processus d'occidentalisation est quasiment indolore et inodore. Lorsque 1'on en a conscience, ou lorsque 1’on le sent obscurément, on rentre dans des processus dégressifs, d'interdiction. En Algérie, ils viennent d'imposer la langue arabe; les religieux sortent; tous les intégrismes qu'on connait, qui font passer la liberté du cote de l'Occident, c'est cela qui est terrible. C'est-a-dire qu'un homme ouvert, tolerant, en Algérie, il a l'impression que c'est l'Occident qui libere, et il va s'occidentaliser encore plus pour lutter contre ca. Alors ce que nous disons, c'est que le meilleur moyen de lutter contre l'occidentalisation insidieuse du monde et de l'étre, c'est de répandre un nouvel imaginaire qui nous permette de valoriser le divers en commengant par l'élément qui est le nOtre, qui ne soit pas un élément fermé, folklorisé, muséographié, un étre immobilisé, mais quelqu'un qui sait qui il est, qui a valorisé ce qu'il est, et qui, a ce moment-la, peut entrer dans un processus de partage et d'échange, sans se dénaturer. C'est ca qu'il faudrait faire -- cela sera 1e theme de mon prochain roman. La nouvelle resistance doit s'inventer aujourd'hui. Les vieilles formes de resistance anti- colonialistes -- mon drapeau contre ton drapeau, mon 257 imagination, mon hymne national, nous allons libérer le pays --, on peut 1e faire puisque cela s'est fait dans les années 60. Et on s'est apergu que l'Occident n'a jamais été plus puissant que lorsque les pays ont été indépendants. Donc, i1 faut vraiment mettre en oeuvre son nouvel imaginaire; et ce nouvel imaginaire est décrit par Glissant, préciser, explorer, deviner, supputer, etc. C'est sur ca qu'il faut travailler. Et l'idée de la Créolité, c'est cette complexité, ces urgences-la que nous voulons mettre en avant. C. Borne: Et comment jugeriez-vous 1e rapport a la France pour les Antilles? Quelles sont les representations actuelles de la France dans le quotidien et l'inconscient antillais? Trouvez-vous que cela évolue dans un sens ou dans l'autre? P. Chamoiseau: C'est-a-dire qu'avec la France, il y a toujours eu une ambivalence amour/haine. 11 y a eu dans l'histoire antillaise, l'idée la France n'était pas au courant -- c'est-a-dire que pendant l'esclavage, lorsque les maitres torturaient etc. 11 ressort toujours l'impression que c'étaient les békés* qui étaient mechants et que les bons étaient en France -— d'ailleurs Schoelcher venait de France, toutes les lois, tous les décrets d'abolition, d'aménagement venaient de France --, que lorsque 1'on touchait la 258 terre de France, on était un homme libre, qu'il n'y avait pas d'esclaves en France (que lorsqu'un type partait esclave avec son maitre, dés qu'il arrivait au Havre ou a la Rochelle, il était un homme libre). Donc, la France a toujours été une espece de mere lointaine, bienveillante, mais qui ne savait pas tout. 11 y a un amour pour la France extraordinaire. Ma mere adorait De Gaulle. Mais lorsqu'elle voyait passer un zoreille*, elle disait: "Surtout, pa menin an zoreil ba mwen". Et les gens aiment les Frangais, et en meme temps les détestent. Ainsi 1e rapport essentiel entre la France et les Antilles, c'est l'ambivalence amour/haine. Ce que je veux dire, c'est qu'il y a une équation un peu simpliste que les gens font, qui laisse croire que les indépendantistes sont les ennemis de la France. Moi, je suis indépendantiste. On me dit: "Vous étes indépendantiste et vous allez prendre le Prix Goncourt". Je dis: " D'abord, je n'ai rien demande. Et deuxiémement, il faut distinguer entre les Etats et les peuples". Moi, je ne vais jamais brfiler le drapeau francais parce que je respecte le peuple francais. Dans toutes les luttes anti-colonialistes, dans tous les combats que nous menons, jusqu'a aujourd'hui, i1 y a plein de Francais qui sont la, qui risquent leur peau et qui se font tuer. Et quand 1e peuple frangais, dans ses institutions civiles, ses universités, ses 259 associations, son prix Goncourt, etc, quand la population peut honorer l'un d'entre nous, moi, je suis d'accord. Par contre, je n'irai pas accepter l'Académie Frangaise qui est une institution étatique, ou alors la Légion d'Honneur qui est un titre gouvernemental. Je lutte contre les systemes et les politiques, et non contre des peuples. Il faut bien comprendre que 1e désir nationaliste aujourd'hui, en Martinique, est décrit comme étant l'ennemi de la France et du bienfait. Donc, cela s'oppose directement a l'amour que les gens ont pour la France, meme si cela s'articule sur la haine et le ressentiment que 1'on a vis-a-vis de la France. Mais cela s'oppose a la partie amoureuse pour la France qui est énorme ici et qui ne va jamais disparaitre. Alors que c'est faux: moi, je dis que les meilleurs amis de la France sont les indépendantistes, parce que ce sont eux qui ont un véritable rapport de partenariat avec la France -- rapport qui differe du rapport de sujétion et d'assistanat --: ils s'estiment mutuellement, s'aident, se considerent, ont une histoire commune, des points communs et essayent de faire en sorte que ce peuple retrouve son initiative, sort de l'anesthésie, ne soit pas un peuple mendiant, ait son existence au monde, souveraine et verticale. C'est comme cela que cela devrait évoluer: trouver un 26) partenariat avec la France qui nous permettrait de nous ré-installer dans notre souveraineté. C. Borne: Depuis ces dernieres années, les Antilles sont intégrées a la Communauté Européenne de facon plus poussée -- notemment depuis la signature du Traité de Maastricht. Quelles sont les implications de ce traité pour les Antilles? Et est-ce que vous pensez que les DOM peuvent accéder a une certaine autonomie au sein de l'Europe? P. Chamoiseau: Oui, oui. Moi, je crois qu'il est plus facile d'étre plus autonome en Europe qu'en France, et que le statut des grands Empires comme ceux qui vont se faire en Europe permettront aux regions une plus grande autonomie. D'ailleurs, on le voit, on a de plus en plus une déconcentration, une decentralisation qui va étre accélérée par le phénoméne européen. Des pays comme le nOtre auront plus d'espace pour exprimer ce qu'ils sont, leur(s) particularité(s), leur(s) différence(s), etc, que dans le cadre Etat/nation tel qu'il se concevait auparavant. Donc l'affaiblissement des Etats-nations peut favoriser l'émergence des doubles nationalités, de la diversité. Cela peut aussi 1e raboter. 11 y a deux tendances. Des que vous pensez a une société humaine, il faut toujours associer les contraires. La tendance a l'uniformisation, a la 261 standardisation génere aussi la tendance a la différenciation, a la diversification. Les deux sont reliés; c'est que c'est une chance pour nous, que d'étre intégrés a la Communauté Européenne. Mais le probleme, c'est que nous y sommes intégrés de maniére completement anesthésiée, c'est-a-dire que ce n'est pas un acte souverain, ce n'est pas quelque chose que nous décidons, dont nous discutons les modalités en fonction d'un projet que nous avons; c'est en assistés, dependants, silencieux, éteints, comme un paquet, que nous tombons dans l'Europe. Et ca, ce n'est pas bénéfique. Donc il est sfir que nous aurons besoin de l'Europe, que cette solidarité historique, culturelle, ancestrale avec la France sera nécessaire lorsque nous aurons a construire notre pays; et 11 est sfir que ce sera un avantage que de pouvoir disposer de relations particulieres, compte tenu de notre histoire avec l'Europe. Ce sera un avantage certain que d'avoir une ouverture sur un marché comme celui-la. Ste-Lucie ou la Barbade réverait d'avoir cette entree-la. Donc, c'est une chance. Mais cela ne devient une véritable chance que si nous en avons la maitrise souveraine, que si en homme responsable, digne, et souverain, nous organisons notre rapport avec la France. Alors que ce n'est pas le cas: nous entrons comme un paquet, noué, qu'on dépose dans un coin. 262 C. Borne: Et comment participez-vous a la vie politique de la Martinique? P. Chamoiseau: Moi, j'ai eu des périodes de militantisme tres actif. Je crois que chacun de mes livres est un acte militant. C'est une resistance fondamentale, qui ne va pas tout de suite prendre les gens dans l'urgence, mais qui essaie de fonder un nouvel imaginaire, qui devrait nous emmener a étre plus libre, a avoir plus d'estime de nous-memes, a disposer de plus d'autorité intérieure, donc a revendiquer avec plus de fermeté notre souveraineté. L'autre élément, c'est que j'ai compris que le probleme n'était pas d'entrer dans des rivalités, que celui qui veut absolument étre frangais peut s'y plaire ou s'y perdre; la France, je l'ai en moi et celui qui veut absolument se dissocier, s'écarter, je l'ai aussi en moi. Cela est un peu meme l'idée de la Créolité telle que je l'ai exposée: les fonctionnements de Maryse Condé, les strategies, tout cela, c'est comment un Creole, avec son probleme identitaire, sa mosaique, se débrouille avec ca. Quand je lis un écrivain créole, je me dis: "Voila. On va voir ce qu'il fait avec. C'est tout." Moi, j'ai compris que l'amour de la France (dont on parlait) qui génere l'assimilationisme, etc, c'est aussi en moi, 1e refus de la France, les Neg'Marrons, c'est en moi 263 aussi. Je porte tout cela. 11 me faut donc en réaliser l'unité, trouver l'association des contraires dont je parlais. Ca, c'est la pensée complexe qui nait, et i1 faut toujours trouver 1e moyen d'associer les forces contraires et d'entrer dans une dynamique qui permet des mouvements convergents de forces qui se tiraillent. Aujourd'hui, mon militantisme, si militantisme i1 y a, se situerait plus dans les points de convergence, les points de rassemblement, les points d'accord. Cela veut dire que nos sommes en train de travailler a un projet global, pour la Martinique, qui nous permettrait de mobiliser tout le monde dans une intention collective. Et cette intention devrait nous amener a revendiquer plus de liberté et plus de souveraineté. Je pense qu'il faut disposer de quelque chose a faire ensemble. 11 y a trop de fractionnement dans notre pays; il faut essayer de rassembler tout le monde autour d'un projet commun, et c'est ce projet commun qui va générer ces espaces de souveraineté. C'est ce que nous appelons 1a souveraineté optimale. Plutdt que de revendiquer une espece d'indépendance brutale, collective, i1 faut construire des espaces de souveraineté qui seront des outils pour faire ce que nous souhaitons entreprendre. Et c'est comme ga que progressivement, nous allons un peu re-souder les morceaux du peuple, et puis en meme temps avancer sans faillir, vers plus de liberté et de 264 souveraineté. C'est comme cela que je milite aujourd'hui. C. Borne: Vous y avez déja plus ou moins répondu, mais quels sont alors vos espoirs pour les Antilles de demain? P. Chamoiseau: Je crois que c'est une chance de ne pas étre inscrit dans l'économie du monde telle que cela va, tandis que les Antilles sont un peu dans une zone entre parentheses, qui a encore des problemes économiques, qui essaie de se construire, qui est un peu mimétique dans sa construction. Mais c'est quand meme une chance, parce que je pense que nous devons essayer d'exister dans un monde qui va devenir un tout-monde, dans des conditions qui ne seront pas celles des grands pays capitalistes occidentaux développés. Nous devrons échapper a leur rapport a la nature. Nous devrons faire autrement. Et ce petit décallage que nous avons peut étre une chance. Lorsque les données nouvelles du monde, vont se mettre en place. nous pourrons mieux nous installer dans un autre monde. C'est cela que j'aimerais. Je n'aimerais pas que nous entrions dans 1e capitalisme triomphant, qui fait fi de la nature et des étres humains. je pense que ce systeme, completement délirant, basé sur une croissance continue, va s'effondrer. 11 y a peut- 265 étre autre chose qui va surgir et j'espere que la Caraibe sera préte a s'installer dans cette autre chose-la, qu'ils respecteraient plus les hommes, qu'ils n'auraient pas une conception de la progression économique completement infernale, etc, une autre conception de l'homme. Et entre parenthese, l'Afrique, encore aujourd'hui peut-étre, j'espere qu'elle se réveille la-bas dans cet autre monde, apres le capitalisme triomphant, et qu'elle sera peut-étre plus disposée en matiere, a la fois de socialisme et de capitalisme, du respect de l'ordre, de la recherche de modeles qui ne soient pas uniquement basés sur le matériel et le dollar. C. Borne: Merci beaucoup. 266 1292. "llfiilfllll”11141411115