, ‘9“! 62min \ gnu “run-nu “44» ~ a... 'vz-ru-§$ .. . .‘v.-. .A u~......».< -.~-- -.Y'~V_-<- :‘in-.p—p "and”...q , |-'.v A”.-. . . THESIS H illmallllllllllllllllll'llllllllllIll 199‘? 1293 018341689 LIBRARY Michigan State University This is to certify that the dissertation entitled QUAND LE RIDEAU DES CONVENTIONS SE LEVE: DIDEROT ET LA PROBLEMATIQUE DES GENRES LITTERAIRES presented by Isabelle Cassagne has been accepted towards fulfillment of the requirements for Ph.D. degree in French Literature filiuuWI/m’ figffil IU‘J’L" Major professor Date August 17, 1999 MSU i: an Affirmative Action/Equal Opportunity Institution 0» 12771 PLACE IN RETURN Box to remove this checkout from your record. TO AVOID FINES return on or before date due. MAY BE RECALLED with earlier due date if requested. DATE DUE DATE DUE DATE DUE (HESSi ll l’ "2. I.’ X QUAND LE RIDEAU DES CONVENTIONS SE LEVE: DIDEROT ET LA PROBLEMATIQUE DES GENRES LITTERAIRES By Isabelle Cassagne A DISSERTATION Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY Department of Romance and Classical Languages 1999 ABSTRACT QUAND LE RIDEAU DES CONVENTIONS SE LEVE: DIDEROT ET LA PROBLEMATIOUE DES GENRES LITTERAIRES By Isabelle Cassagne Diderot stands out as a man of dialogue, not to say the man of dialogue of the Eighteenth century, constantly exchanging and challenging his own ideas as well as those of others. The lack of conforrnism for which he is so notorious anchors in his lifelong rebellion against any form of authority and tradition (e.g., religious or literary) that presents itself as the ultimate frame of reference. The major two axes of this study of Diderot from the perspective of literary genres are the heterodoxy of his philosophical odyssey against religious dogma, on the one hand; and the transgressive nature of his practice of literary genres, on the other hand. The latter is seen as not only reflecting the former in the various works chosen for examination, but also as providing a poetic illustration of it. Thus, the presentation of the Annunciation to the Virgin as a ridiculous fairy tale in L’Oiseau blanc conte bleu parodies liturgy as fictional, both at the level of the story narrated and at the level of the narration. Moreover, Diderot’s use of the letter-forrn shows “écart’ (i.e., a departing or differing from stylistic and phenomenological norms) to be a master trope for his heterodoxy as variously evidenced in the Lettre sur les aveugles and the Lettre sur les sourds et muets. Diderot’s transgressive and innovative practice of generic conventions will be further exemplified, and brought to a new level, in a transgeneric reading Of Le F ils naturel & les Entretiens sur "le Fils naturel’, the historical cornerstone of bourgeois drama, as a kind of novel. The narrative conception of this work challenges more traditional interpretations that see it as hard-to-reconcile dramatic theory and practice. Finally, Diderot’s work as head-editor of the Encyclogdie fosters his own article entitled «Encyclopédie». Authored by many individuals of various beliefs, backgrounds, and styles, the Engclogdie had its eclectic nature and mmposition sanctioned by dogmatic censorship. «Encyclopédie» provides a mise en abime of the philosophical and poetic heterodoxy previously discussed in Diderot's tale, public letters, and theatrical work. In a more distinctively theoretical manner, it presents genres, laws, and dogmas as arbitrarily established by convention, and thus as worthy of critical examination by the Enlightenment that Diderot embodies. Copyright by ISABELLE CASSAGNE 1 999 Pour Michael, Paulie et Michel REMERCIEMENTS Mes remerciements sinceres et affectueux s’adressent de plein droit au Professeur Herbert Josephs, dont la place dans le développement de mes facultés intellectuelles et personnelles ainsi que l’influence sur le present travail vont bien au-dela des mots. Un grand merci egalement au Professeur Laurence Porter pour la rigueur et la precision qu’il inspire a ses étudiants, ainsi qu’au Professeur Sheila Teahan dont le cours de rhétorique m’aura permis de comprendre pourquoi j’aime la littérature. C’est encore l’amour de la littérature qui m’amene a remercier le Professeur Marlies Kronegger grace a qui l’expression “the life significance of literature" prend désormais pour moi tout son sens. Leur contribution nourrit chaque page de cette these. Sans l’amitié constante, les conseils judicieux, l’oreille compatissante et le soutien moral de Bernadette en particulier, mais aussi de Luciano, Lucia, Carine, et Lynn, les inévitables passages a vide émaillant des recherches et une réflexion de plusieurs années auraient été insupportables. Les encouragements de mes parents et de mes beaux—parents tout recents sont incommensurables; que leur patience et leur comprehension se voient ici remerciés. Enfin, sans la confiance inébranlable et le soutien inconditionnel de Michael, cette Odyssée n’aurait pu aboutir. J’ai le bonheur de l’en remercier infiniment aujcurd’hui. vi TABLE DES MATIERES INTRODUCTION 1 CHAPITREI: L’Oiseau blanc conte bleu: de la dérision de la tradition alatransgénéricité dela derision” 11 1. L’Oiseau blanc conte bleu etlatradItIonlIttéraIre 11 2. Del’ironieal’hérésie: Erosen Orient” 23 3. Entre conte et pensées: Diderot “a travers genreS”. 49 4. Enfindecompte... 54 CHAPITRE ll: La Lettre sur les aveugles set Ia Lettre sur les sourds et muet__§: De “I’écriture comme écart” a l’écriture de l’nécart .. 57 1. A l’écart des genres traditionnels: la ‘lettre au XVllle Siecle ......... 57 2. Ecart, écriture, lettre.. 69 .“Dé—monstrer" par Iettre interpoSée: l’écriture de lécart 109 CHAPITRE lll: Quand le rideau des transgressions se leve: Le Fils naturel & les Entretiens sur 'Le Fils ____n_aturel’.. 133 1. La reception du Fils naturel & d es Entretiens sur ‘Le Fils naturel’ 133 2. Le F ils naturel & les Entretiens et les genres: in plun'bus nullum .. 149 3. En guise de conclusion 192 CHAPITRE IV. Religion, science et“fictions" autour deL Encyclong 196 1. Avant-propos” .. ........ . 196 2. LesgenresetlEngclcgédI 198 3. Les langages del’Encyclogédie: .. 214 4. Religion, science et “fictions” auteur de l’ EncyclogédI .. 29 CONCLUSION 237 OUVRAGES CITES 298 vii Si l'on s'en tient a certaines expressions génériques que personne n'entend de la meme maniere, quoique tout le monde s'en serve sans contradiction, parce que jamais on ne s'explique; et si l'on demande a chacun ou des elements, cu un traité complet et general, on ne tardera pas a s'apercevoir combien cette mesure nominale est vague et indéterminée." (Diderot, «Encyclopédie,» (Euvres, I: 395-96) La poétique de Mr. Diderot est la meilleure des poétiques. Tombez, tombez murailles qui séparez les genres! que le poete porte une vue Iibre dans une vaste campagne et ne sente plus son genie resserré dans ces cloisons OI‘I l’art est circonscrit et atténué. Journal littéraire de Berlin, (mars-avril 1775) viii INTRODUCTION Si l'on s'en tient a certaines expressions génériques que personne n'entend de la meme maniere, quoique tout le monde s'en serve sans contradiction, parce que jamais on ne s'explique; et si l'on demande a chacun OU des elements, ou un traité complet et général, on ne tardera pas a s'apercevoir combien cette mesure nominale est vague et indéterminée. (Diderot «Encyclopedia», guvres l: 395-96) 1. Une variété pantophilique A qui se penche sur la biographie de Denis Diderot, il apparait rapidement un éventail impressicnnant d'intérets divers pour les sciences et les lettres, un gout également curieux pour la rigueur et la precision scientifiques, pour un lyrisme et une imagination débridés, bref, un esprit inclinant a la fois vers Ia raison et vers le sentiment, ces deux pbles résumant les conflits au cmur de la pensée francaise du XVllle siecle. Quoique Diderot ait diversement pris parti pour l’un et l’autre, c’est en homme du dialogue, toujours interpelé par la variété des directions prises par un événement et ses interpretations, toujours examinant les possibilités offertes et ouvertes par l’un et les autres, toujours prét a les examiner plus avant, comme en témoignent les additions dont il augmenta presque systématiquement tous ses écrits. Les difficultés qu'on éprouve a situer ceux-ci en tennes génériques se refletent a travers les diverses epithetes attribuées a Diderot. Pour certains, il demeure "le philosophe” comma on l'appelait de son temps at tel qu’il demeura longtemps dans I’esprit du public. Cela dit, si l’on prend en compte I’équivalence synonymique existant au dix-huitieme siecle entre 'philosophie' et .1 “science, une telle appellation perd de son caractere spécifique en s’abandonnant a la polysémie du Iangage en contexte, et a l’équivoque qui en résulte aux yeux du lecteur (post-) modeme. En cette fin de vingtieme siecle, en effet. quoique la science et la philosophie se retrouvent parfois attablées devant une teche commune visant a définir des limites éthiques aux experiences scientifiques sur le clOnage de cellules animales, par example, l’essentiel du monde occidental s'accorde généralement pour différencier les représentants de ces deux disciplines en deux categories distinctes. Pour d’autres, Diderot reste l’auteur de Jagues le fataliste et son maitre, cu du Neveu de Rameau, i.e., il n’apparait plus en tant que “philosophe' mais devient 'romancier,’ comme on le connait mieux de nos jours. Pour d’autres encore, moins nombreux cette fois, il est aussi dramaturge praticien, statut dont il eat aimé se faire la reputation et le succes. Dans ce cas, il reste le dramaturge théoricien du “drame bourgeois” Du “drame sérieux,” tonne mitoyenne plus tout- a-fait tragédie, pas encore devenue melodrama, qui reflete Diderot I’homme du dialogue: dialogue theatral du Fils naturel, du Pere de Famille ou de Est-il bon? Est-ii méchant7, dialogue narratif des Entretiens sur “Le F ils naturel”, mais aussi dialogue plus large de formes et d’idées dans lequel sa plume l’engage chaque fois qu’elle effleure le parchemin. Les critiques diderotiens ne manquent pas de remarquer combien les textes romanesques de Diderot se preterit a la scene, at y sont portés, en effet. Des belles-lettres aux beaux-arts, il semble en outre n'y avoir qu’un pas, aisément franchi par un Diderot pionnier sinon de la critique dad, a tout le moins d'une critique d’art d'un “nouveau genre,” cu se mélent appreciation technique at imagination créatrice, pas tout-a-fait critique, pas completement creation. lndéniable amoureux de tout espace cognitif auquel abreuver libéralement sa curiosité éclairée, amoureux auquel rend encore hommage son travail de rédacteur en chef de I’Engyclogdie, Diderot le ‘pantophile' se voyait lui-meme comme un homme aux cent physionomies impossibles a saisir d’un trait, dont “le masque tromp[ait] l’artiste' enclin a faire de lui un portrait ressemblant, “soit qu’il y ait [eu] trop de choses fondues ensemble, soit que les impressions de [son] ame se [soient succédées] tres rapidement et se [soient peintes] toutes sur [son] visage" (films; IV, 532). Dans sa facon d’étre, de se voir comme de voir Ie monde alentour (scientifique ou philosophique, artistique, romanesque ou dramatique), le personnage et I’muvre de Diderot offrent une 2 multiplicité d’approches, toutes différentes sans jamais etre incompatibles l’une avec l’autre. 2. Etre homme de Iettres au XVllle siecle Directement issue de la diversité de ses centres d'intérets, la production littéraire Iaissee a la postérité par Diderot perrnet d'aborder son genie d'un point de vue plus concret mais plus rarement admiratif, celui de leur variété générique.3 “Littéraire', parce que ce point de vue s’inscrit dans le cadre de nos propres études de littérature, mais aussi par désir de conserver a ce terme la portée que lui donne la definition d’un homme de “lettres' telle qu’elle apparait dans I’Engyclomie. Le terme de “gens de lettres,” non sans évoquer l’équivalence entre “philosophe' et “scientifique,” désigne une personne cultivée dont les centres d’intéret se veulent multiples. Ainsi, au XVllle siecle, un homme de lettres, grammairien et philologue avant tout par I’étude de la rhétorique classique, ne doit pas seulement se limiter a I'analyse et la discussion de la grammaire, “base de toutes les connoissences.” Eclectique, il se doit d’élargir son horizon intellectuel aux mathématiques, a la philosophie, a la géométrie (Voltaire “Gens de Lettres” in Engyclofidie, “grammaire'). Les Lumieres, définies par leur inextinguible soif de connaissances, favoriserent en Diderot l’explcration ccntinuelle et eclectique de nouvelles voles épistémologiques. En meme temps, elles nourrirent sa remise en cause du dogmatisme de I’Eglise catholique, fondée sur une conception toute autre de la curiosite et donc de la connaissance comme source du péché, conception fortement moralisée par consequent. Or, durant toute sa vie, depuis ses premiers pas dans sa famille, a l’école, OU plus tard dans son propre foyer, Diderot eut une inclination pour le non-confonnisme, se montrant rebelle a toute autorité tentant de le mettre au pas impose et réglementé de la tradition. L’éclectisme de ses goats reflete la position qu’il occupait parmi les intellectuels du XVllle siecle (passant pour un eminent transgresseur de normes et defiant les contraintes érigées en lois par la tradition littéraire, religieuse ou politique), dans une quantité phénoménale d’ouvrages tous plus varies les uns que les autres, et dont la plupart échappent a toute tentative de categorisation généfique. Pourquoi donc se lancer dans une etude genrologique de certaines de ses muvres? Précisément parce qu’elles échappent a la denomination, et que, pour pratiques que soient les divisions génériques, elles n’en restent pas moins “vague[s] et indéterminée[s]." Qui trouve a redire au fait qu’on groupe L_e_s Biioux indiscrets, La Religieuse, Le Neveu de Rameau et Jagues Ie Fataliste sous I’appellation de roman? Apparemment le plus grand nombre, puisqu’cn se référe souvent au tieye_u comme a un “dialogue," ou que, dans le cas de l’édition récente des SELL/Les de Diderot par l’éminent Laurent Versini, ces “romans” ou “dialogues“ apparaissent dans le meme volume intitulé “Contes.” Certains “contes' de 09 volume apparaissent em outre dans la partie philosophique de certaines editions de Diderot. Mais peut-on dire que la philosophie est un genre? On parle bien de “conte philosophique“ cependant Le Neveu lui- meme compcrte en sous-titre Ia mention “satyre", francisation du latin satura, c’est-a-dire mélange, pot-pourri de choses et d’autres. Ainsi, c’est un Diderot bien conscient de I’impact des appellations génériques qui semble se jouer et s’écarter des normes et des genres en jouant avec eux, quels qu’ils soient, d’un bout a l’autre de sa carriere. 3. Diderot et la problématique des genres littéraires L’exploration de ce lien entre la reputation intellectuelle du philosophe et la production littéraire de l’écrivain revet un grand intéret. Dans quelle mesure l’une et l’autre pourraient-elles s’éclairer mutuellement? La multiplicité des categories pouvant s’appliquer a chacun des ouvrages de Diderot un fait curieux Iorsqu’on la met an contraste avec les élans classificateurs des ouvrages d’histoire naturelle ou intellectuelle qui jalonnent le siecle. Dans ce contexte, on peut ainsi s’interroger sur l’étendue et la portée de la pratique générique des genres de Diderot et sur sa réflexion genrologique, de maniere d’autant plus urgente qu’a la tete de l’Enchogédie, il devait se poser en expert es classification. La problématique des genres littéraires repose en effet sur l’existence de categories préétablies et définies comme outil principal de classification générique. Or, sans l’existence de ces categories, il n’y a pas moyen de prétendre débattre Ia valeur excessive qui semble étre accordée a leur dimension legislative, comme a leur fonction d’identification et de delimitation des muvres tombant peu ou prou sous le coup de leur loi. Par le choix qu’il fait de ces categories, Diderot semble remettre en question leur valeur identificatrice. C’est ainsi que notre attention fut attirée sur l’un de ses “contes' tardifs, datant des années 1770, dont le titre annonce tout un programme générique: Ceci n’est pas un conte. Provocateur a premiere vue, ce titre met en lumiere deux aspects des categories génériques qui renseigneraient ainsi sur le fond comme sur la tonne, mais de facon ambigue et peu sure, puisque “ceci' malgré les apparences implicites d’un conte nous est présenté d’emblée comme dérogeant a ces apparences. La forme relativement courte que l’on associe au label “conte“ ne préjugerait donc pas de son contenu, comme on pourrait traditionnellement le croire. Simultanément, l’affirmation du titre, a propos cette fois du contenu de ce conte qui n’en est pas un, impose au lecteur d’en reconsidérer tout d’abord l’authenticité, et de l’aborder comme véridique plutOt que comme fictif, mais ensuite de remettre en question la valeur de representation ici niée au terme “conte”. Des Iors, le choix de telle ou telle catégorie générique par Diderot nous semble ressortir d’une perspective consciemment ironique, dont nous nous proposames de verifier la validité en analysant des muvres plus anciennes dont le titre renvoyait explicitement a une categorie générique. Avec cet a priori, nous commencerons notre etude genrologique de Diderot par la lecture d’un autre conte, beaucoup moins tardif, celui-la: L’Qiseau blanc conte bleu. Peu étudié, il est le plus souvent mentionné au cOté des Biioux indiscrets (dont la dimension subversive n’est plus a démontrer), mais aussi de l’audacieuse Lettre sur les aveugles, qui valut la prison au philosophe. L’Qiseau blanc, conte bleu: autre titre, autre etiquette générique, autre jeu, ici de couleur. La encore, l’ironie meme moins ouvertement affirmee que dans le sous-titre de Ceci n’est pas un conte est au rendez-vous puisque, dans un cadre oriental quelque peu éloigné des themes de chevalerie communs aux ouvrages habitueIIement publiés dans la Bibliothéque bleue, une sultane endorrnie se faisait raconter les histoires ennuyeuses d’un oiseau blanc libertin. La curiosité est alors attisée par la dimension explicitement non-conformiste de ce texte. Non seulement la tradition du conte exotique et érotique incamée par Mille et gm nuits s'y trouve ridiculisee, mais cette parodie constitue encore le moyen pour Diderot de toumer en dérision l’un des faits de la religion catholique en le réduisant a une histoire de pietre qualité dont les faiblesses, essentialles a l’intrigue puisque elles sont censées endormir Mirzoza, donne un tour nettement idéologique anticlérical a ce conte que son appartenance générique semble pourtant rendre inoffensif. Nous verrons que la conjonction établie entre litterature et philosophie dans ce conte devient plus manifeste encore lorsque, en feuilletant, dans le tome “Philosophie” de l'édition Versini, les Pensées philosophigues, on y trouve un passage familier identifiable comme la version concise de l’épisode central de l’histoire de L’Qiseau blanc. Pensée philosophique? Conte? Le fait est que la pensée en question se présente sous la fonne d’une histoire courte et peu vraisemblable. La lecture des premiers pas de Diderot en philosophie, loin de révéler un style rébarbatif et truffé d’abstractions, se lit ainsi comme une histoire, amusant, divertissant, et ressemblant plus au conte qu’a un essai philosophique. Le premier chapitre de notre etude genrologique de Diderot nous permettra ainsi d’explorer, en meme temps qu’une remise en cause explicite des conventions du genre affiché en sous-titre par L’Oiseau blanc conte bleu, celle, a la limite de I’hérésie, de la dimension sacrée des textes fondateurs de la religion catholique. La Lettre sur les aveugles, ayant conduit Diderot en prison au moment of: il s’engageait dans l’énonne entreprise de l’Engyclogédie sous la regard critique de la censure politique et religieuse, se pose comme candidate immediate a la poursuite de notre étude genrologique. Déja subversive au niveau des idées, puisqu’elle se présente comme un manifeste de la philosophie sensualiste influencée par Locke, et débouche sur une remise en cause de l'existence de Dieu, elle nous parait tout aussi digne d’attention au niveau de sa fonne. Lettre dans son titre, elle s’offre a l’examen de la subversivité de son épistolarite jamais vraiment tenté comme tel a ce jour. Ce cadre épistolaire essentiellement constitue tout au long de la Iettre par une formule d’adresse anonyme, renvoyant a un contact préalable de l’épistolier avec une dame, est souvent percu comme fictif, “purement fonnel,’ et se pretant comme fréquemment a l’époque, a l’exposition publique d'idees polémiques. Cadre purement formel... peut-etre. Mais la lettre n’est-elle pas d'ordinaire associée a une certaine spontanéité et une certaine authenticité garantes d’une absence de formalité, voire de fiction? Or, en lisant cette lettre plus avant, l’on verra que la fiction (par le biais du détoumement de sources présentées comme historiques) n’est pas si accessoire que cela au développement d’un raisonnement qui remet en cause, apres tout, une “vérité' métaphysique de taille. La communauté titulaire rapprochant cette Lettre sur les aveugles de la Lettre sur les sourds et muets au titre et au contenu apparemment calqués sur ceux de sa “smur’ ainée, est cependant contredite dans la préface de la seconde. Dans cette preface, Diderot s’y démarque en effet de la premiere, tout en ayant l’air de faire de l'épistolarité une simple convention stylistique sans plus d’importance. Nous verrons que les composantes “littéraires“ de ces deux lettres (destinateur, destinataire, etc.) ont leur rble a jouer dans la subversion idéologique a Iaquelle on fait généralement bien plus attention, et que le relativisme sensualiste hétérodoxe incamé par le mathematician aveugle et athéiste Saunderson, se double d’une definition diderotienne du genre le plus populaire du siecle comme une écriture de l’écart et de la digression. C’est cette notion d’émrt qui constitue Ie fondement de la transgressivité genrologique de Diderot. Cet écart de genre et de style inscrit dans le texte le repoussement des limites génériques auxquelles l’énergie et le genie créateurs diderotiens ne sauraient se confiner. Au contraire, le drame bourgeois dont Le Fils naturel qui représente de nos jours Ie premier exemple identifiable comme tel, et que nous étudierons dans le troisieme chapitre, manqua de popularité, vraisemblablement parce que son genre était alors inconnu, histoire oblige, et que les grands genres traditionnels de la tragedie et de la comedie dominaient toujours la scene de la Comédie Francaise. Mais c’est précisément par sa dimension novatrice sur le plan générique que cet ouvrage exige une approche genrologique. Pour une fois, la critique abonde sur ce texte diderotien. La 00 elle peche par défaut, cependant, c’est plutOt dans la separation qu’elle impose entre ce “drame" at ca qu’on appelle traditionnellement l’appendice théorique des Entretiens sur ‘Le Fils naturel’, sorte de dialogue entre la protagoniste et auteur de la piece, devenu son critique d’une part, et, d’autre part, un interlocuteur dans lequel on veut voir Diderot lui-meme. La encore, Diderot attira de son temps l’attention sur une particularité générique de l’ensemble des deux textes, qu’il concevait comme “une espece de roman” habituellement limite de nos jours au “cadre” de la piece (constitue par un prologue narratif et les Entretiens). Nous nous proposons ici de revenir sur cette appellation, et de relire a sa lumiere Le Fils naturel et les Entretiens sur 'Le Fils naturel’ précisément comme un roman, afin de voir si “la poétique 0U la vérité est mise sans cesse en parallele avec la fiction“ (De la msie dramatigue 1033) ne produit pas de nouvelles conclusions, ou tout du moins des conclusions renouvelées, sur ce texte qui fit époque dans l’histoire du theatre et de la théorie dramatique. On verra en particulier que cette relecture permet de lier l’esthétique naissante du drame bourgeois et celle du roman influence dans les années 1740 par l’Anglais Richardson, notamment. F inalement, l’article «Encyclopedia»4 rédigé par Diderot pour la volume V de I’Engclogdie, a priori moins littéraire que les autres textes que nous avons choisis, et moins passible d’une analyse genrologique, permettra précisément de revenir sur ces textes, pour les inclure rétrospectivement (bien que Le Fils naturel & les Entretiens lui soit postérieur) dans l’ébauche de la théorie des genres qui s’y donne a lire. Si les trois premiers chapitres concement plus directement les conventions génériques associees a tel ou tel genre, celui-cl s’adressera plus spécifiquement aux notions de convention et de genre, sans pour autant, comme on le verra, écarter toute littérarité de la discussion. La separation des categories génériques, constatée par ailleurs dans la reception des muvres de Diderot, sera remise en cause de maniere encore plus nette qu’auparavant, offrant un point de passage linguistique fondamental entre littérature et philosophie. Répondant a l'évolution de la critique au vingtieme siecle, nous essaierons de souligner des lignes de forces proposant essentiellement une lecture renouvelée de Diderot, en voulant consciemment demeurer en deca de toute generalisation abusive qui réduirait son genie et son tauvre. En reprenant '5 pour caractériser celle-cl, comme beaucoup l’expression d’ “unité organique nous cherchons donc a identifier des traits caractéristiques de l’écriture diderotienne, mais des traits qui rendent hommage a sa diversité parfois chaotique et paradoxale. S’il est une catégorie qu’on peut leur appliquer sans trop de sectarisme, c’est bien celle d’oeuvre ouverte, précisément parce que cette épithéte dépasse sa mission identificatrice, trop restrictive. 10 CHAPITRE l L’Qiseau blanc, conte bleu6: de la derision de la tradition a la transgénéricité de la derision Dans un roman frivole aisément tout s’excuse; C’est assez qu’en courant la fiction s’amuse; Trop de rigueur alors serait hors de saison. Boileau, L’Art fitigue (Ill: 119-121) 1. L’Qiseau blanc, conte bleu et la tradition littéraire Qui dit tradition littéraire, dit tradition établie de plus ou moins Iongue date. Or, si Boileau reconnait dans son Art goétigue Ia validité, établie depuis l’antiquité, des grands genres tels que la tragédie et la comédie, Ie conte n'y apparait pas, meme si l’on peut s’imaginer qu’il se profile derriere la silhouette mal définie de son grand frere Ie roman. D’ou la rigueur reglementaire, ailleurs indispensable, n’est plus qu’accessoire et “hors de saison.“ Tout se passe comme si la roman ou le conte se définissaient alors non par une série de criteres positifs, au sens de loi positive, mais au contraire, comme par défaut, par manque de regles, comme si ce manque de regles devenait par consequent la regle. Boileau ne restraint-ll pourtant pas le terme “roman” en la qualiflant, donc en réduisant a priori sa portée par l’adjonction de “frivole”? Pas si l’on se souvient que c’est le jugement qu’on attache au roman durant la majeure partie du siecle des Lumieres... Pas si l’on se souvient encore que c’est l’une des raisons pour lesquelles Ia prose narrative de l’époque parait souvent sans nom d’auteur, précisément parce que ce genre d’écrit manque de consideration, at qu’il est de mauvais ton d’en avouer la creation... Pas, non plus, si l’on se 11 souvient que Diderot lui-meme—au moment d’avouer la patemité des Biioux indiscrets, et de L’Qiseau blanc, conte bleu, il ne faut pas l’oublier—associe romans et “polissonneries,” cu frivolités. ll commencera d’ailleurs son Eloge de Richardson? reconnaitre que “[plar un roman, on a entendu jusqu'a ce jour un tissu de 1761 en reprenant le terme figurant chez Boileau, pour d’événements chimériques et frivoles, dont la lecture était dangereuse pour le gout et pour les mmurs. Je voudrais bien qu’on trouvat un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élevent I’esprit, qui touchent l’ame, qui respirent partout l’amour du bien, et qu’on appelle aussi des romans“ (155, nous soulignons).8 Le probleme de la denomination générique d’muvres en prose narrative, et par extension de la denomination tout court, générique ou non, apparait dans tout le paradoxe d’une simplicité insunnontable: comment utiliser “un nom’ sans risquer de dévoyer l’muvre qu'il identifie mais de facon inexacte? En prenant ce problems, d’une actualité br0lante au dix—huitiéme siécle, d’un autre point de vue, on peut se demander inversement comment, en jouant de cette incapacité des tennes génériques a designer des oeuvres, Diderot a pu en tirer profit de la Iiberté offerte par la forme narrative pour s’exprimer au nez et a la barbe des censeurs du temps a travers L’Oiseau blanc conte bleu. 1. 1. Appellation d’origine incontrOlée: le label “conte” au XVllle siecle Depuis le XVlIe siecle, l’appellation générique “conte“ hésite entre deux autres categories, la nouvelle et le roman.9 Frederic Deloffre, dans La Nouvelle en France a Page classigue, constate la non-coincidence entre, d’une part, l’évolution du genre, i.e., de la réalité recouverte par les tennes de “nouvelle” et de “conte,“ et, d’autre part, l’usage du terme générique. ll évoque ainsi la publication par étapes des ‘contes’ de La 12 Fontaine, publication qui marque un changement des appellations génériques intégrées au titre de l’ouvrage publié. (18) On passe en effet des Nouvelles en vers tirées de Boccace et de I’Arioste en 1665 a une Deuxieme partie des contes et nouvelles en vers de M. de La Fon_t_a_ifl§ l'année suivante, puis a la Troisieme partie des contes et nouvelles en vers de M. de La Fontaine en 1671, pour finir en 1674 par une quatrieme partie intitulée Nouvegyx contes dm La Fontaine. Au debut du XVllle siecle, “nouvelle” et “conte” s’utilisent de facon interchangeable, “confonnément a l’usage" de l’époque, aux dires du Marquis d'Argens dans son Discours sur les nouvelles (cité dans l’introduction de Proust a Quatre contes )odv), ce qui révéle une source de confusion certaine entre l’un et l’autre tennes. Cette question de denomination occupait les esprits critiques du dix- huitieme siecle avides de classifier, comme en témoigne I’abbé Prévost dans son journal Le Pour et Qontre.10 Sa discussion toume en rond, cependant. Un terme chez les ltaliens (“Nouvelles“) en recouvre deux chez les Francais (“Contes et . . . Nouvelles”). Les nouvelles de Boccace, par ailleurs, “sont precisément ce que nous appelons des Contes,’ tandis que les Nouvelles exemplaires de Cervantes semblent avoir en privilege la propriété d’usage du terme “nouvelle”. Le terme italien recouvre pourtant deux réalités textuelles. ll semblerait que partager le genre “nouvelle” en nouvelle a l’italienne ou nouvelle a l’espagnole fasse aussi bien l'affaire. En somme, sous des dehors divergents, “nouvelle, histoire, anecdote, cu conte” finissent par designer ca et la des objets identiques. (Hellegouarc’h 7-8) Lorsqu’on se penche sur des critéres intemes pour tenter de différencier entre les categories, la confusion tenninologique entre “conte“ et “nouvelle" se complique encore. En effet, nouvelles et contes semblant s’opposer au roman 13 en ce que les récits qu’ils contiennent, censés etre véridiques, authentiques, se prevalent de la “caution de l’histoire". Or cette rhétorique est a la base du discredit entourant le roman pendant tout le siecle. Les nouvelles se font fort de comporter des événements historiques soit au centre de leur récit, soit pour donner un cadre a celui-oi. Les contes, au contraire, s’éloignent de l’historicité de ce contexte, rejoignant par la la definition encyclopédique de «Conte».11 Diderot, auteur de cet article,12 définit “conte” sous la rubrique neutre “Belles Lettres’ mais comme un “récit fabuleux,“ tenant de la “fable” et de la “comédie”, ce qui semble l’attirer du was de la définition de «Roman» (classé sous la rubrique “Fictions d’esprit') dans Iaquelle le Chevalier de Jaucourt rapporte l'origine de ces “récit[s] fictif[s] de diverses avantures merveilleuses ou vraisemblables de la vie humaine" aux galantes histoires d’amour du moyen age, par of: ressurgit la frivolité dont parlait Boileau. La separation lexicale entre contes et nouvelles d’un cOté, et de l’autre, roman, dont l’appellation disparait des couvertures de livres, separation de principe, n’empeche pas que, comme Frederic Deloffre le souligne, “entre 1700 et 1715, tous les écrivains qui s’adonnent en France aux genres narratifs, mémoires, nouvelles, avantures galantes ou historiques, puisque le mot de roman n’est plus prononcé, semblent éprouver le meme sentiment de mauvaise conscience“ (57-58). De fait, le cOté divertissant du récit en prose se voit investi et dominé par une distinction morale séparant plus avant fiction et réalité en mensonge et vérité. 1 3 “[L]a condition du romancier” en fait un malfaiteur, fabricant de faux faits: “pseudo-créateur, . . . il ne donne pas une vie reelle aux personnages qu’il imagine, il est aussi un pseudo-témoin, car il n’a pas vu, entendu ni vécu ce qu’il pretend connaitre. ll fait donc passer pour vrai ce qu’il sait etre faux: il ment en sachant qu’il ment et en prétendant dire la vérité” (ibid.). 14 C'est ainsi que Bayle, dans son Dictionnaire historigue et critigue de 1697 s’attaque a “ce mélange de la vérité et de la fable [qui] se répand dans une infinite de livres nouveaux, perd Ie gout des jeunes gens, et fait que l’on n’ose croire ce qui au fond est croyable" (Deloffre 57-58). De meme, I’abbé Bellegarde ecrit trois ans plus tard que “la vérité est, a proprement parler, la nourriture de l’entendement; [et qu’]il est dangereux de s’accoutumer a aimer la fausseté, at on s'y accoutume par la lecture des romans” (ibid.). Et c’est encore dans le meme sens que, dans le Journal de Trévoux parait en 1703 cet appel a la censure étatique: “[i]l serait bon que les puissances ordonnassent a ces nouveaux romanciers d’opter la qualité d’historiens, et de faire des histoires toutes pures, ou celle de romanciers, et de faire des romans tout purs” (ibid.). Cette conception repose, nous semble-t-il, sur la prémisse d’une transparence linguistique absolue dans la relation entre signifiant et signifié, transparence entre le choix des mots et l’intention auctoriale que le mouvement encyclopédiste aura a cmur de remettre fondamentalement en question a partir de la fin des années 1740. Une telle conception du Iangage et des genres littéraires comme outils de designation et de classification univoques connote un trait caractéristique du classicisme: l’imposition dogmatique d'une vision clairement définie et contrOlée du monde, au detriment d’une réalité incontrOlable, réalité bien plus difficile et delicate a cemer que par la simple imposition de categories générales. A travers l'évolution littéraire du “conte“ ou de la “nouvelle“ s’ébauchent ainsi les données du débat philosophique opposant la vérité révélée et absolue des Evangiles a celles, dament documentées et renforcées par l’observation empiriste, du relativisme des Philosophes. A l’échelle littéraire d’un genre, le conte reflete finalement un débat de plus grande envergure, celui de l’exclusivite et de l'intolérance du dogmatisme politique et religieux, et de leur transgression. 15 Tout comme la loi, ou tout autre ensemble de regles établies, lance un appel implicite at ironique a la transgression au moment précis cu elle entend la prohiber, de meme, la dualité soulignée par Jacques Proust dans son introduction a Quatre contes da Diderot finit par faire des “contes” le véhicule ambigu da principes moraux at de leur parodie, an remettant an question leur autorité par l’utilisation transgressive des regles génériques censéas les faire respecter. Par 00 l’on voit que le label “conte“, loin d’étre sans équivoque, constitue pour un auteur de l’envergure de Diderot une appellation générique au sens restraint de classification genrologique comme au sens plus large de générale, se prétant ainsi a la multiplicite des possibilités ouvertes par son utilisation.” 1. 2. Du conte au conte bleu Dans ces circonstancas, le choix du conte, du fait notamment de sa popularité démocratisanta, se constitue implicitement en moyen privilégié de remise an cause des traditions incamées par l’Etat et I’Eglise. Voltaire na disait- il pas an opposant le “pouvoir de manipulation qua raprésante la circulation massive das editions a bon marché,"15 a la distribution plus limitée de I'Engyclomie: “Jamais vingt volumes in-folio ne feront de revolution; ce sont les petits livres portatifs a trante sous qui sont le plus a craindre. Si l’évangile avait couté 1200 sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie.“ Cette affinnation lancée par Voltaire a d’Alembart an 1766 nous ramene a l’appallation de “conte bleu“ ajoutée en sous-titre a L’Qiseau blanc. Une telle appellation redouble l'intérét d'une analyse genrologique du texte de Diderot, tout an suggérant la subversivité potentialle d'une littérature a grande diffusion, que ce soit par rapport a l'histoira littéraira du conte ou par rapport a celle de la Bibliothaque bleue, vars Iaquelle ca sous-titre semble vouloir attirer les regards. 16 Comma celle du conte, la tradition da la Bibliotheque bleue échappe a das limitations claires at précises. La production das petits volumes a grossiere couverture de papier bleu, a Iaquelle renvoie cette catégorie, “semble correspondra a la face cachée de l’Ancien Regime, puisque c’est una littérature de masse [...] an marge de la production ‘savanta’ [dont elle] reflate a sa maniere le large éventail de titres” (Andrias 1)."6 Dans le meme temps, certains érudits affin'nant tantOt que “cette collection s’adrasse a de petits notables des villas at de la campagne”, tantOt qu’au contraire, “la Bibliothequa bleue est un instrument da propaganda politique at d’aliénation culturelle des masses” (4). Or, que l’on considers effectivement la distribution massive des livrats bleus vandus “aux masses” en échanga de quelques sous par les colportaurs et autres vandeurs ambulants, ou celle, peut-étre moins massive, aux notables, la publication du conte de Diderot pourtant rattache a la Bibliotheque bleue par son sous-titre s’affinne d’emblée an marge de cette tradition déja considéréa comme marginale. Rédigé a I’époque des Biioux indiscrets (1748) dont il constitue implicitement l’ébauche ou la suite, L’Oiseau blanc conte bleu na fut publié qua trante ans plus tard, mais a tres peu d’axemplaires, puisque c’est Grimm qui la fit paraitre dans la Correspondance littéraire. Autre prauve de marginalité, la Corresggndance étant non seulement manuscrita mais surtout destinéa aux tetas couronnées de l’Europe qui seulas y souscrivaient. A l’exclusion du Roi de France, ces monarques se payaient le luxe da lire en priorité des textes risquant, une fois imprimés sur papier, de défrayer la chronique. En ca sens, la publication du texte da Diderot correspondrait a un critare parfois associe aux publications de la Bibliotheque bleue: un contenu religieux, sacré (Andrias 6). Le maintien de ce texte hors du circuit public tend ainsi a l’envelopper d’un halo transgressif. 17 “Conta bleu“ pas tout-a-fait bleu, donc, ou plutOt, d’un bleu assez douteux, qui illustra la fragilité d’une definition générique, aussitOt énoncée appelant l’exception. Aussi peut-on lira la titre de L’Oiseau blanc conte bleu comme un clin d’cnil (conscient da ses frivolités formelles) a la tradition at a l’histoire littéraires, comme un avertissement au lecteur éclairé dont les attantes sont, des le titre, sollicitées et orientéas vars la galanterie et la frivolité fonciares, i.e., génériques, du sujet, et finalament, comma un geste préventif de l’auteur écartant par la prétérition les Objections potentialles opposées a la valeur du conte. Dans un autre registre, l’écho des sonorités voisines rapprochant les adjectifs “blanc” at “bleu“ constituent un nouveau clin d'cail, cette fois a un Rabelais délivrant dans son Gargantua un expose sur la valeur arbitrairament accordée a ces deux couleurs, en critiquant un ouvrage faisant soi-disant autorité en la matiere, “Le Blason des couleurs”. Si pour Rabelais, il est aisé de remettre en cause l'autorité douteusa d’un livre apres tout distribué par les colportaurs (“qui se vend par les bisouars et porteballes" [115]), moyen de distribution de la Bibliotheque bleue, il n’en reste pas moins que son raisonnement souligne deux importants faits da Iangage: Ia polysémia at l’arbitraire du signe. Avara de louanges a l’égard de celui qui “a esté prudent qu’il n’ a pas mis son nom' en tete du “Le Blason das couleurs", Rabelais déborda en revanche de critiques acerbes a l’encontre de l’outrecuidant “qui, sans raison, sans cause at sans apparence, a ausé prescripra de son autorité privéa quelles chosas seroient denotées par les couleurs, ce que est l’usanca des tyrans qui voulant leur arbitre tenir lieu de raison, non des saiges et scavans qui par raisons manifestes contentent les lactaurs" (115-16). On voit aisémant la communauté de penséa entre Rabelais at Diderot dans ce passage, ainsi que la perpetuation 18 dans les livrets bleus du XVllle siecle de ceux, souvent anonymes, distribués au XVle siecle “par les bisouars at porteballes.’ On voit surtout qu’ils partagent les memes sentiments sur la tyrannie des lois at des religions imposées arbitrairament. D’OI‘I, par consequent, la dimension subversive que l’on peut ainsi rattacher au conte de Diderot, dont le titre aux dehors innocents recele en fait tout un programme. Le fait est qu’a l' époque de sa composition, L’Oiseau blanc se heurta a la curiosité des officiers de la censure.17 Au moment 00 Diderot s’appretait a embrasser la tache monumentale d’éditeur-en-chef de I’Engclogédie, il commencait a se faire un nom parmi les cercles intellectuels parisiens. Sa popularité scandaleuse, attisee par l’argument antireligieux de la Lettre sur les aveugles a l’usage de ceux gui voient,18 fut force d’avouer, d’avoir écrit un roman licentieux, les fameux Biioux indiscrets. en 1749 grandit de l’accusation, qu'il Une fois emprisonné a Vincennes, Diderot an mal de liberté jura qu’on ne la prendrait plus a publier d’cnuvres “frivoles.” C’est ainsi que L’Qiseau blanc, conte bleu fut mis a l’écart du circuit traditionnel de distribution des livres, confinnant le manque d’orthodoxie de l’ouvrage ainsi censure par son auteur meme—quoiqu’il ne faille pas oublier que Diderot tenait tres certainement a protéger la mise en oeuvre de I’Encyclofidie en lui sacrifiant Ia publication de L’Oiseau blanc. Parallelement, cette anecdote consolide les liens entre la littérature libertine at la libre-pensée, entre la libertinage du corps et celui de l’esprit, le terme “frivolité” pouvant aussi bien designer l’un que l’autre. Aram Vartanian met an parallele “Erotisme at philosophie chez Diderot” en expliquant l’amalgame, commun a l’époque, entre les philosophes encore appalés “esprits forts” at les libertins, dans une période oil les uns et les autres se rejoignaient dans l’entreprise commune de dévoiler, at par consequent, de désacralisar les mysteres de la Nature. 19 On est loin, alors, des revendications de réalisme dans l’histoire de la nouvelle. On voit ressurgir le fantbme de la moralité épousée par la religion catholique at viséa a plus d’un titre par la dimension hétérodoxe, sur le plan idéologique at moral, de la Lettre sur les aveugles ou des Biioux indiscrets. C'est précisément la tendanca exotico-érotique d’une partie des romans de l’époque qui vient encore brouiller l’appartenance générique de L’Qiseau blanc, conte bleu. 1. 3. L’Qiseau blanc at l’Orient En remarquant que, “[s]atirique at libertin, le conte se permet une grande fantaisie d’imagination', Beatrice Didier suggere en effet que passer par l’Autre, qui serait ici l’Orient et l’érotique, permet un retour réflexif sur I’origine de la separation en meme at autre. (article «Center» in Le §iecle des Lumieres 100) La propension des ouvrages de la Bibliotheque bleue a foumir un passage vars cet Autre, quel qu’il soit, apparait sous la plume de Jean Ehrard pour qui la collection “donne de la noblesse, en puisant dans les romans de chevalerie, une image intemporelle et mythique: littérature d’évasion” (cite dans Beatrice Didier, «Bibliothéque» 57-58). Or, an contraste par rapport avec son sous-titre générique, le decor de L’Qiseau blanc paint les couleurs exotiques du sérail oriental, du sérail avec son sultan, sa favorite. Noblesse, peut-étre, evasion, certainement, mais pas tout-a- fait chevalerie... Le choix de la couleur orientale pour le cadre diégétique du conte a pour effet de tracer un nouveau lien avec la veine satirique du relativisme cultural rendu populaire par Montesquieu grace a ses m arsanes de 1721. Cette direction prise dans L’Qiseau blanc draine avec elle non seulement l'intertextualité littéraire de la traduction des Mille at une nuits, mais encore 20 “l’interculture' historique, remontant au XVlla siecle, du relativisme apporté en France a la suite de missions expansionnistes vers I’Extreme-Orient, et marque par le développemant d’un gout pour les “chinoiseries' et autres curiosités artistiques inspirées ou importéas d’Orient. Resonant plus profondément que dans le domaine esthétique des arts, cette vogue avait provoqué des debats intellectuels ardents. Touchant l’ancienneté de l'Orient sur I’Occident, at alimentant par consequent une controverse sur les origines du monde, ces débats amorcaient l’assaut lance au siecle suivant contre la religion révélée et contre la version chrétienne at catholique de ces memes origines.19 Ce n'est qu’au seuil chronologique du XVllle siecle, cependant, que l’Orient pénétra vraiment la littérature francaise par la porte secondaire da la traduction des Mille at une nuits de l'arabe par Antoine Galland (1704-1717), mais ouvrant le chemin exotique et ethnographique des descriptions de cultures lointaines et étrangeres. La-dessus vint se greffer le relativisme inevitable de telles descriptions, par une comparaison forcée de l’ouest avec l’est, dont l’avantage était de foumir au critique du pouvoir en place un moyen d'expression a demi-mots. La presence de ce relativisme orientaliste a certes inspire, comme nous allons le voir, les premieres experiences de Diderot en matiere de fiction. Cela dit, la charge intertextuella qui nous intéresse ici pousse L’Oiseau blanc bien au- dela d’une simple tentative expérimentale comme on a pu le croire.20 Avant meme de lire le conte, les circonstances génériques, historiques at politiques entourant sa composition le donnent ainsi, an accord avec l’image d’un Diderot a l’avant-scene du mouvement philosophique, comme le raflet potential de l’hetérodoxie de son auteur, mais un reflet an tant qu’il s’opére autant dans la matiere que dans la maniere du conte en question. 21 Le texte de Diderot tenant en cela du label “conte” avec toute la flexibilité que cela entraine, nous nous proposons donc d’y examiner la dimension polémique et subversive de sa généricité, puisque “c’est parce qu'il n’a pas l'air sérieux que le conte peut dire les chosas les plus graves sans jamais lasser, et sans trop risquer les coups de la censure“ (Béatrice Didier 100). ll s’agira ainsi de comprendre de quelle facon, a travers une certaine derision de la tradition diversifiée du conte, c’est une transgression plus profonde a Iaquelle il se livre, menacant le dogmatisme rampant de tout principe élevé au statut d’absolu.21 Venant bien apres les années de succes en librairie dont pouvait sa targuer une muvre comme Les Lettres gersanes, succes dans la prolongation directe de celui des Mille et une nuits, les Biioux indiscrets et L’Oiseau blanc relevant de la tradition orientale récemment établie en littérature. La dimension exotique des mmurs intimes des cultures étrangeres se constitue comme une donnée générique du conte, donnée de mise des le debut du siecle. Dans le cadre oriental du sultanat, le harem, Ie sultan et sa favorite constituent en outre des elements pressentis, attendus, rebattus a l’époque ou fut compose ca conte. Capendant, la surutilisation de tels elements pousse cette tendanca que Versini appelle “féerie exotico-érotique” (Diderot, CEuvres, ll: 19), tellement “attendue' qu’elle donne lieu a une série de romans modelés sur cette prémisse, at pousse le theme oriental vars la parodie. Aussi voit—on fleurir Zulmis et Zulma’ide at Le Sultan Misagouf et la grincesse Qrisemine de Voisenon (1745 & 1746), Le Sopha at Le Tanzai de Crébillon fils (1742 8. 1734), Angola, histoire indienne de La Morliere (1746), cu encore Les Mille at Une Fadaises de Cazotte. C’est ainsi également que paraissent Les Mille et un Jours, traduction supposée d’histoires dédiées a “une Princesse prévenua contre les hommes” alors que c’était l’inverse dans Lg Mille at gne Nuits (Dufrenoy 34-35).22 Une telle effervescence orientaliste, an 22 exploitant a l’axtreme la veine érotique, souligne a fortion’ le potential subversif du genre du conte: il flirte non seulement avec la satire de la société, mais encore avec celle du genre meme qui permit son accession a la popularite. Marie-Louisa Dufrenoy remarque an ce sens que “la vogue de la fiction orientale [qui] présente . . . dans l’ensemble un progres continu de 1704 a 1746' offre a partir de la “une regression symétrique de la progression” (40). L’Orient ne s’ome plus que d'un exotisme défraichi dont la couleur locale fait office de lieu commun. A cet égard, la toponymie des Biioux indiscrets est tout-a-fait fantaisiste, at celle de L’Qiseau blanc, conte bleu entre l’lnde, la China et la Japon, cache malaisément une géographie européenne refaite aux couleurs de l’Orient. A partir de cette idée d’un genre devenu auto-parodique en se démodant, Stephen Werner dévaloppe dans “Diderot's first anti-novel: Le_s Biioux indiscrets“ un raisonnement genrologique. Pour lui, Ie fait que Les Biioux (comma L'Qiseau blanc, d’ailleurs) aient été entrepris sur un pari (217) fait glisser la choix apparent du “roman galant' en tant que cadre générique de l’ouvrage, vars une derision motivée par une volonté de remettre en cause ca cadre. Werner considere une telle remise en cause comme la clé de l'ironia centrale aux acrits “anti-romanesques“ de Diderot. 2. De l’ironie a l’hérésie: Eros en Orient Sans diminuer l’intéret en propre de L’Qiseau blanc en se référant aux Biioux indiscrets, les ressemblances de composition thématique et narratologique entre ces deux textes encouragent une approche comparative du “conte bleu“ tout en éclairant indirectament l’intertextualite au cmur de Iaquelle ca demier prend toute sa signification. L’intrigue des Biioux indiscrets prograsse principalament grace aux essais répétés d’un anneau magique qui a la faculté de transporter le sultan Mangogul, 23 avide de nouveauté, OL‘I sa curiosité l’attire, pour l’y satisfaire tout en lui pannettant de raster invisible. Cet anneau est si puissant que, dirigé par celui qui le porte vars une femme, il parvient a lui faire révéler ses secrets les plus intimes en dormant littéralement la parole a son sexe. L’assai de ces pouvoirs, seul moteur spatiO-temporel de la narration mettent en abyme la subversivité du texte diderotien. En effet, les anecdotes de chaque bijou a la cour du sultan provoquent des remous éminemmant divertissants lorsque Mangogul se met a les faire parler en presence de ses sujets. En meme temps, la centralité du discours indiscret des bijoux de ces dames met la subversivité du conte galant en lumiare.23 Cela dit, ces anecdotes nous semblent moins révélatrices a l’égard des capricas particuliers de chacun des bijoux24, que de la lumiere dont elles éclairent indirectament la mise en muvre du pouvoir politique at religieux. Comma le suggere sur un mode fantaisiste les essais de l’anneau magique, ce pouvoir s’exerce au moyen d’un contrble inquisiteur et tyrannique du savoir. Or, pour le lecteur du XXe siecle, les réfiexions de Michel Foucault sur l'histoire de la sexualite rappellent que le péché original, par le biais de la pratique confessionnelle, rassemble la verité et le savoir en un ncnud de signification fondamental a la structure du pouvoir politique at religieux. L’exarcice impose at recurrent du pouvoir de l’anneau de Mangogul, dont la force est d’autant plus insidieuse qu’elle est invisible at s’insinue partout, se donne ainsi a lire comme una dénonciation de son arbitraire d’autant plus sérieuse qu’elle n’en a pas l’air. La definition de Beatrice Didier vient ici a propos: “c’est parce qu'il n’a pas l’air sérieux que la conte peut dire les choses les plus graves sans jamais lasser, at sans trop risquer les coups de la censure” (Le Siecle des Lumieres 100). Etant donné l’infiuence politique de l’Eglise catholique sur le roi de France au XVllle siecle, l’intrusion rendue publique de Mangogul dans la via 24 privée da ses sujets nourrit d’autres interpretations. Dans un premier temps, elle peut apparaitre comme la condamnation pure et simple de la moralité douteusa das femmes visées et ridiculisées par cette intrusion, condamnation ancrée dans la vision de la tentation pécheresse faite Femme. Cela dit, dans la mesure ou la figure orientale du sultan conjugue les rénes du pouvoir politique et religieux, le caractere recurrent de cette intrusion dans l’intimité physique des femmes la donne a lire, d’une part, comme une euphémique allusion aux efforts ecclésiastiques visant a limiter la liberté individualle en la contrblant par les liens institutionnels du mariage et les vmux conjugaux de fidélité, sorta de version sociale de la foi religieuse. D’autre part, la vanité de l’intrusion en question suggere que l’institution de la confession, caricaturée dans les aveux, forcés, de chaque bijou indiscret, n’opera plus qu’une influence limitee sur les instincts naturals, dans la mesure ou les discours qui ressortent de ces confessions prouvent l’inefficacité du joug marital et indique un renversement de valeurs.25 Dans un second temps, la persistance de Mangogul a chercher la vérité au bout de son anneau, dramatise de maniera fantaisiste l'importance épistémologique des recherches anatomiques en tant que les philosophes du XVllle siecle croyaient, eux, en l'explication du mystere de la (pro)création en tennes biologiques et scientifiques plutOt que bibliques. Elle dramatise également, du fait que Mangogul a recours a la magie an tant que procéde hennéneutique non orthodoxe, la faiblesse des institutions politiques et religieuses incapables de determiner de facon catégorique qu’elles detiennent la vérité, tout en se bercant de l’illusion qu’elles en possedent la clé. En ce sens, le choix hétérodoxe des discussions publiques provoquées et animées par les bijoux de ces dames, at le rOIe actif primordial du sultan dans la dramatisation publique at tapageuse des affaires privées de ses sujets, appellant encore une autre lecture. Du point du vue des genres, ce choix at ca rOle inscrivant au 25 cmur du texte l’association littéraire subversive entre l'expression de la sexualité, de la curiosité qui entoure cette sexualité, et de la dimension anti- religieuse du texte qui met an scene un tel faisceau de pensées. 2. 1. Eros at l'Oiseau blanc Qu’en est-ii de la thématique érotique dans L’Oiseau blanc conte bleu? Le cadre at les personnages sont identiques, a deux differences pres. Le sultan Mangogul, an effet, a quasiment disparu de la scene narrative. PlutOt que ce soit lui qui decide de quel bijou il va écouter l’histoire avant de la rapporter a sa favorite Mirzoza, c’est cette demiere qui, lorsqu’elle ne le recoit pas, aime en effet a se faire raconter das histoires par une poignée de conteurs, hommes et femmes, charges de l’endonnir. Le récit, que nous découvrons presque en meme temps qu’elle l’écoute, met an scene les avantures amoureuses d’un prince transforme en oiseau blanc et volant vers le royaume de la fée Vérité, sa marraine, a Iaquelle il raconte lui-meme ses exploits avant de ralliar le Royaume du Japon ou da la Chine pour les raconter une nouvelle fois au souverain son pare. Le récit galant figure donc toujours au centre du conte, mais a la demande at sous la contrble d’une femme qui ne détient ordinairement pas le pouvoir. Par ailleurs, la recherche allégorique de la Vérité réintroduit un theme polemique du siecle opposant d’un cote, les pretensions de l'Eglise clamant la possession d’une Vérité divine révélée contra celles, de l’autre cote, des “philosophes” reclamant, eux, le droit de chercher la vérité plutbt que l’obligation de la trouver. Les péripétias du voyage de l’Oiseau blanc prennent alors une dimension symbolique d’importance, en ce qu'elles promettent d'éclairer, meme d’un jour fantaisiste ou ironique, les conditions de cette recherche. Dans le cadre d’un “conte”, elles donnent a notre lecture une tendanca a la fois thématique et narratologique, en nous faisant examiner tour a tour la nature at le 26 développement diégetique de ces péripéties, ainsi que les conditions hétérodiégétiques determinant les modalités de leur récit.26 Jean Starobinski offra une telle analyse dans “Le pied de la favorite: Diderot et les perceptions melées.” ll appréhende certains des passages que nous avons choisi d’analyser sous un angle plus sensationnaliste qu’anticlérical. Cela dit, cette approche n’en souligne pas moins l’audace intellectuelle du texte de Diderot: commencant a évoluer du déisme de ses premiers écrits27 vars un quasi-athéisme exprimé plus ouvertement dans la Lettre sur les aveugles (1749), celui-oi avait déja développé un interet certain pour la physiologie at la biologie lorsqu’il écrivit L’Qiseau blanc, conte bleu.28 L'analyse de Starobinski met ainsi an parallele l’effet métaphorique de l’histoire de l’Oiseau blanc stimulant diversement l’oreille de la sultane au son des quatre voix des conteurs, et l’effet physiologique da la caresse que lui prodigue simultanément au pied una chatouilleuse. A travers ce savant “mélange’ de perceptions physiques at, d’une certaine facon, métaphysiques (on pourrait dire métonymiques dans la mesure ou le récit ne la touche que par contiguité sonore), se lit la dynamique du plaisir textual en tant qu’anticipation évocatrice du plaisir sexual. Starobinski poursuit le lien qu’il tisse entre la narration de l’histoire et l’histoire narrée, at compare l’expérience du plaisir éprouve par la sultane au niveau de cette narration a celle du plaisir éprouvé par l’Oiseau, souvent caresse dans l’histoire au gré des rencontres ponctuant son voyage. Le chant du volatile crée a son tour des sensations comparables a celles ressenties, salon Starobinski, par la sultane, ce qui nous ramene a l’érotisme du conte de Diderot dont nous allons a present voir et entendre la manque d’orthodoxie a plus d’un égard. Le fait que l’Oiseau princier porte un nom, Génistan, qui dans la langue locale se traduit par “Esprit " (229) provoque une association d’idées inhabituelle 27 entre libertinisma at religion, faisant du merveilleux volatile la reincarnation parodique du Saint-Esprit de la religion catholique.29 Son apparition des le debut de l’histoire racontée a Mirzoza est marquee par une series d'événements miraculeux dont la nature boulaverse soudain la vie réglée, et pour tout dire, assez ennuyeuse, des religieuses du “couvent de la Guenon couleur de feu”. Le nom du couvent, reprenant le titre de la mere supérieure qui le dirige fait echo, par-dela le texte a proprement parler, au titre, de librairie celui-Ia, d’un roman libertin de Fougeret de Montbron, Le Qanafi couleur de feu, at par association lexicale, au roman non moins licentieux de Crébillon-fils, Le Sogha. La charge sexualle transparente de ces allusions se renforce du choix du tenna de “guenon' connotant pour sa part une sexualité animale débridee, déréglée, at par la non-orthodoxe. D'emblée, outre le rapport a peine voilé entre l’Oiseau at le Saint-Esprit, ces touches intertextuelles ébauchent l’équation subtile at subversive a la fois de la vie conventuelle avec une sexualité non-conformiste blasphématoire. En effet, non seulement le personnage principal de la liturgie catholique se trouve implicitement compare aux personnages métamorphosés qui abondent dans les fables et les contes de fees, mais, au meme moment, parce qu’il vole librement, a l’inverse des religieuses confinées aux limites du couvent se métamorphosant en voliere, il se pare conjointament des plumes libertaires des “esprits forts” désignant les philosophes at de facon generate les esprits réfractaires au dogma de la religion. Planant au-dessus des religieuses, l'Oiseau blanc, immédiatement apercu par les vierges émerveillées de la communauté de la Grande Guanon, les captive derechef par la mélodie de son chant prodigieux. De son point de vue d’oiseau, ce qui peut paraitre l’efiet de la tentation pour le lecteur, n’a pas de raison de l’etre pour la volatile. C’est donc tout “naturellement’ qu’il ne résiste 28 pas aux avances de deux jeunes at jolies femmes puisqu’il ne saurait les percevoir comme religieuses, que leur habit devrait “nonnalement” signaler comme objats de désir interdits, ou empecherait de susciter de tels désirs chez d’autres. Capendant, le fait qu’elles sont mises en scenes comme coquettes dans un decor déja parodique rend leur comportement pour le moins hétérodoxe at inapproprié a leur état ordinaire: “L'Oiseau était trop galant pour se refuser aux agaceries de deux jeunes at jolies personnes. ll prit son vol et descandit légerement sur le sein de celle qui l'avait appelé” (223). La dimension transgressive de ce passage sur le plan des idées illustra la capacité de la plume diderotienne a tisser divers niveaux d’entrée dans son texte sur le plan de la fonne prise par ces idées. Une telle diversité, des le titre du conte, se voit contredit et enrichi par la couleur exotique d’un Orient dont les personnages merveilleux appartiennent simultanément aux contes de fee, attestant l’opulence polysemique du texte. Cette opulence offre ici un exemple concret de discours allant d'autant plus a contra-courant de I’univocité professée par la religion révélée, qu’elle transgresse le sérieux du discours de celle-cl en la contrefaisant sous la jour galant d’une scene de seduction. La-dessus, l’explication culturelle des mmurs chinoises qui suit, trait normal au dameurant dans un conte oriental, se revele an fait une attaque impitoyabla contre les conditions inhumaines, animales, de l’enfennement conventuel. Par-dela ces conditions, Diderot stigmatise une vision du monde que rétrécit l’étroitesse dogmatique de ses principes: LA PREMIERE FEMME. - [...] Ces vierges couraient un grand peril a cesser de l'etre sans permission. S'il anivait a quelqu'une de se conduire maladroitement, on la jetait pour le reste de sa vie dans une caveme obscure OI‘I elle était abandonnée a das génies soutarrains. ll n'y avait 29 qu'un moyen d'échapper a ce supplice, c'était de contrefaire la folle ou de l'etre. (224) Le style descriptif de ce passage joue sur la statut religieux de viarga dont les religieuses se font un “état,” presque une essence, pour le mettre en contraste avec l’attribut passager d'une virginité physiologique et contrOlée par la “pennission' de la hiérarchie ecclésiastique. La premiere femme semble ainsi insinuer par antiphrase que si “ces vierges couraient un grand peril a cesser de l'etre sans permission," d'autres pourraient paut-etre “cesser de l'etre” mais avec la benediction de leur mere supérieure. En d’autres tennes, cette presentation suggere que le vmu de chastaté pourrait etre transgresse dans les faits sans l'etre pour autant dans son principe. Sous les fleurs superficialles du merveilleux et de l’exotique poussent celles d’une satire mordante contra I’endoctrinement monastique et contra l’exploitation psychologique des individus tombant sous son influence. Diderot développera cette critique de maniere plus explicite dans La Religieuse (1760, pub. 1780-83), ou la protagoniste ainsi que plusieurs soeurs et au moins l'une des mares supérieures sont representées comme dementes, victimes d’un enfennement sans autre issue que la folie. Au debut de ses mémoires, la protagoniste, Suzanne Simonin, declare ainsi sans indulgence: “il est sr‘IIr . . . que sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses an attendant“ (282).30 Préoccupation constante d’un Diderot épris da liberté, ce theme de la folie religieuse reparait dans Jagues le fataliste (1765-1780, pub. 1778-80).31 S’appretant a raconter son histoire a Jacques, le Marquis des Arcis la preface d’un commentaire qui donne une autre version de la critique tracée a traits lagers dans L'Qiseau blanc, conte bleu: 30 ll vient un moment on presque toutes les jeunes filles et les jeunes garcons tombant dans la mélancolie; ils sont tourmentés d'une inquiétuda vague qui se promene sur tout, at qui ne trouve rien qui la calme. lls cherchent la solitude; ils pleurent; le silence des cloitres les touche; l'image de la paix qui semble régner dans les maisons religieuses les séduit. lls prennent pour la voix de Diau qui les appelle a lui les premiers l efforts d'un temperament qui se dévaloppe: et c'est précisément lorsque la nature les sollicite, qu'ils embrassent un genre de vie contraire au vmu de la nature. L'erreur ne dure pas; l'expression de la nature deviant plus claire: on la reconnait; et l'etre séquestré tombe dans les regrets, la languaur, les vapaurs, la folie ou le désespoir... (841 ). Dans ce passage, la folie des couvents résulte directement d’une confusion fatale entre l’éveil des sens at celui de la spiritualité, confusion dont L'Qiseau blanc tire matiera a dérision. Ravenons au couvent de la Guenon couleur de feu, dont nous avons laissé les vierges dans l’expectative apres qu’elles eurent apercu l’Oiseau blanc dans le ciel au—dessus d’alles. lmmédiatemant apres cette apparition de l’Esprit ailé, la description de sa rencontre avec les religieuses prend l'allure hérétique d’une version blasphématoire de l’Annonciation doublée d’una parodie du genre galant a la limite du genre pomographique: LA SECONDE FEMME. - [...] Cependant l’Oiseau s’élevant subitement dans les airs, se met a planar sur [les vierges "compagnes d'Agariste"]; son ombre les couvre at elles en concoivent des mouvements singuliers. Agariste at Melissa éprouvent les premieres les merveilleux effets de son influence. Un feu divin, une ardeur sacrée s'allument dans leur ccaur; je ne sais quels épanchements lumineux et subtils passent dans leur esprit, 31 y fermentent, at de deux idiotes qu'elles etaient en font les filles les plus spiritualles at les plus eveillees qu’il y eut a la Chine. [...] La presentation de l’eveil spiritual des religieuses se double a chaque mot des signes d’un éveil sexual, presentation d’autant plus subtile qu’elle juxtapose au fil de la phrase le metaphorique et le littéral. Ainsi c’est l’“ombre" et non pas l’oiseau qui “couvre” les jeunes vierges. Ce qu’elles en “concoivent”, i.e., une intelligence aussi risible que soudaine, se traduit par des “mouvements“ que l'absence de determination rend indescriptibles (“singuliers”), mais que la phrase suivante explique a demi-mots. Les “épanchements” denues de toute substantiation par les adjectifs “lumineux at subtils,” ainsi que le mysterieux “je ne sais quels" n’en evoquent pas moins des épanchements physiologiques n'ayant a proprement parler rien de spiritual, et trivialisant da facon implicite mais indeniable la mystere de l’Annonce faite a Marie, Vierge parmi les vierges. Aussi peut-on lire sous les “mouvements singuliers” et “les merveilleux effets“ du vol de l’Oiseau les convulsions plus tarre-a-terre et subversives das representantes de la Sainte Vierge. Diderot reprend a son compte l’aspect ‘fabuleux" de la liturgie pour le décrier comme tel at peut-etre susciter chez Ie lecteur la meme reaction que celle de Mirzoza, comme nous allons la voir. La situation respective des jeunes filles at de l’Oiseau descendu vers elles visualise la desacralisation du spiritual en l’incamant dans un corps chamel, métonymiquement evoque par le “sein“ probablement chamu sur lequel s’etait pose Genistan. Dans le meme temps que l’Oiseau se livre a cette lecon d’eveil, la discussion soulevee par la sultane sur ses consequences ajoute a la version diffamatoire de l'Annonciation, non seulement en raison de son contenu sensual, mais encore, at surtout, parce que cette version prend l’air d’un extrait pomographiqua parodie. L’“esprit fort“ de la mere superieure se voit 32 doublement diffame par la faiblesse qui la terrasse au moment or) elle cede aux “merveilleux effets de son influence”: LA SULTANE. - En furent-elles plus heureuses ? LA SECONDE FEMME. - Je l'ignore. Un matin l’Oiseau blanc se mit a chanter, mais d’une facon si melodieuse que toutes les vierges tomberent en extase. La superiaure qui jusqu'a ce moment avait fait l'esprit fort at dedaigne l'Oiseau, touma les yeux, se renversa sur ses carreaux et s'ecria d'une voix antrecoupee: “Ah ! je n'en puis plusl... Je ma meursl... Je n'en puis plusl... Oiseau channant, oiseau divin, encore un petit air.“ (24) La mort metaphorique da l’orgasme sexual eprouve par la religieuse (“je me meursl“) contrefait le discours pomographique en concluant son experience orgasmique par la chute comique de sa demande renouvelee: “Oiseau channant, oiseau divin, encore un petit air.” Le fanatisme religieux deviant nymphomanie de maniere d’autant plus blasphematoire que c’est la “Saint- Esprit” (“oiseau divin”) qui deviant l’artisan central de cette obsession?2 “33 principaux de la religion Par-dela cette attaque de l’un des “faits revelee, c’est la validite at l’authenticite de ces faits qui se trouvent alors doublement remises en question, dans la reaction logique a une parodie: le rire de l’incredulite. C’est ainsi que Mirzoza, a Iaquelle, rappelons-le, cette histoire est racontee pour l'endonnir, accueille le resultat de la seduction des religieuses: LE PREMIER EMIR. -— ll an naquit hombre da petits esprits sans que la virginite da ces filles an souffrit. LA SULTANE. - Allons donc, Emir, vous vous moquez. Je veux bien qu’on me fasse des contes, mais je ne veux pas qu’on me les fasse ridicules. (225) 33 De tous les passages que nous venons de citer, celui-cl nous semble le plus critique at le plus heretique. En effet, cette remarque de la sultane encadre l'histoire racontee, se situant aux marges narratologiques de son récit, cu elle inscrit son interpretation en tant que fiction. D’un meme trait, elle groupe le discours religieux at l’enonciation littéraire comme des histoires, se livrant a un effacement crucial das differences génériques entre le texte sacre at Ie conte bleu. Du point de vue des genres littéraires, le scapticisme connu de Diderot vis-a-vis du premier, par la biais de l’incredulite de Mirzoza vis-a-vis du second, reprend la tension philosophique d’un siecle des Lumieres avide de verite, revelee ou scientifique, pour la reproduire sur le terrain esthetique du dilemma existant entre realite at fiction. 2. 2. De la derision des conventions generiques a la transgenericite de la derision. La dilemma se deployant autour de I'opposition ideologique at littéraire entre realite et fiction a pour fondement le statut accorde a l’auteur, visant au dela de lui la source de tout discours pretendant faire autorite, renvoyant en demier lieu a l’autorite du Verbe divin de la Genese pour defier jusqu’a l’Ancien Testament. Or, a l’epoque de L’Qiseau blanc, Diderot remet en question la validite des faits de la religion revelee en les parodiant. ll mitige la vigueur de sa remise en question sous les dehors, trompeurs, il est vrai, de l’appellation “conte bleu.” Mais ce recours a diverses influences ne suggere-t-il pas l’impossibilite precisement d’identifier une influence, une source originale? La tradition editoriale du conte bleu, nous l’avons vu precedamment, ne met pas au premier plan de ses themes l’orientalisme dont la dimension satirique inspire pourtant L’Qiseau blanc. Dans le meme temps, le cortege de fees, de genies, at de personnages metamorphoses en animaux ou compares a 34 des animaux fait appel aux contes de fees at a leur manque de realisme, alors que le genre du conte au sens large s’apparentait a la tradition historigue pretendument ancree dans la realite. La-dassus, le genre galant, pouvant se rattacher au conte bleu et établissant un rapport avec I’aspect oriental du conte, rajoute plus encore d’echos generiques. Ceux-ci finissent par noyer L’Oiseau pja_nc dans un brouillard transgenerique deroutant pour l’amateur de categories claires et nettes, mais devastateur pour la religion catholique qui se voit ridiculisee par une comparaison avec le discours galant voire pomographique. Le lien entre la derision qui ressort de cette fusion des traditions littéraires at la remise en question du dogma religieux apparait deja dans des teuvres parues alors que Diderot etait pressenti pour faire partie de l’equipe encyclopedique, un Diderot que la necessite de ne pas contredire ouvertement, c’est-a-dire an son propre nom, les pouvoirs ecclésiastiques lies au pouvoir monarchiqua, fit publier ces muvres sans nom d’auteur. Le retentissement en particulier des Pensees philosophigues, suggerent que le choix de la fiction plus anodine du titre de L’Qiseau blanc s’imposait a Diderot par mesure de precaution. Cela dit, les Pensees offrent dans le sens inverse une reflexion philosophique impregnee de sensibilite littéraire. Diderot formule ainsi a la Pensee 45 l’impossibilite de retrouver les signes de la parole divine dans la Bible: “00 en serions-nous, s’il fallait reconnaitre le doigt de Diau dans la tonne de notre Bible?“ (32). ll pousse plus loin la derision casuistique en insinuant que la Bible, dont la pietre qualité ne doit cependant pas faire obstacle a la verite de la parole divine, est un livre mal ecrit comparable a un tableau contrefait. Diderot ecrit en substance: On conserve dans nos eglises des tableaux qu’on nous assure avoir ete paints par des anges at par la Divinite meme. . . . Quand j'observe ces celestes ouvrages, et que je vois a chaque pas les regles de la peinture 35 violees dans le dessin et dans l’execution, Ie vrai de l’art abandonne partout, il faut bien que j’accuse la tradition d'etre fabuleuse. Quelle application ne ferais-je point de ces tableaux aux saintes Ecritures, si je ne savais combien il importe pau que ce qu’elles contiennent soit bien ou mal dit? (32) Cette critique sa place au cmur du dilemma entre fiction et realite, et plus largement encore au coeur de la notion de representation, que ce soit an litterature ou an peinture. La preface originale des Lettres gersanes (1721) explicite la strategie littéraire reutilisee par Diderot dans ce commentaire. Montesquieu justifiait son choix de l’anonymat auctorial, pour eviter que ne s’etablissent d’abusifs rapports entre la qualité de sa pretendue traduction at celle de son propre caractere. Un tel procede, commun aux préfaces romanesques de l’epoque, ne pouvait manquer de resonner dans la critique transparente de l’origine de la Bible presente dans la conte de Diderot. Les Pensees philosophigues mettaient donc assez clairement en doute la valeur de la parole biblique an des tennes presageant la portee ideologique du dilemma entre fiction et realite mis en scene dans L’Qiseau blanc. Dans le “conte bleu“, Diderot s’attaque ainsi moins directement a la problematique de l’autorite du discours religieux dans sa mise en scene de l’autorite narrative, mais pas moins efficacement. Analysant le rOle qu’ont a jouer dans le processus de remise an cause de I’autorite discursive les preambules d’auteurs ou da narrateurs, Cecile Cavaillac y voit l’etablissement ce que Jean Rousset appelle la “fiction du non-fictif” (“Vraisamblance pragmatique at autorite fictionnella” 24). Jusqu’au XlXe siecle, la “vraisemblance pragmatique“ se pose salon elle comme la conclusion necessaire, mais non exclusive, d'une validation de “l’autorite fictionnelle, avant 36 ‘— ... A. tout comprise comme autorite de la voix narrative” (25). Pourtant, elle remarque que dans la prose narrative du XVllle siecle, le jeu de va-et-vient entre fiction et non-fiction produit des textes comme Tristram Shandy at Jaggues le Fataliste, qui subvertissent et deconstruisent une telle polarisation. Par extension, la Bible, sans preambule, tombe sous la coup de cette reflexion critique engagee de maniere particulierement active au XVllle siecle. Le defi lance aux faits de la religion revelee, constate au niveau thématique de l’histoire de Genistan dans L’Oiseau blanc, se trouve reflete au niveau du récit qui an est fait a Mirzoza, par la derision at le scepticisme avec lesquels elle accueille cette histoire reflétant une incredulité au sans fort d’incroyance. Cette reaction de derision constitue a son tour on defi a l'autorite de la parole divine. D’une certaine maniere, cette tendanca de L’Qiseau blanc anticipe la mouvance que Cécile Cavaillac associe en particulier a Jaggues le Fataliste. Les modalites da fonctionnement de “la voix narrative” mise en scene dans le conte qui nous interesse ici se caractérisent par une remise en question de “l’autorite fictionnella.’ Le defi a la parole divine se deploie dans les coulisses du récit-cadre d’OI‘I un narrateur invisible pose le decor de ce récit en insistant sur les conditions de son deroulement. Celles-ci detenninent en fait non seulement la conduite du recit mais orientent insensiblement son contenu et son interpretation. Des les premieres lignes de L’Oiseau blanc, l’attention du lecteur se voit donc dedoublee entre les peripeties exclusivemant intradiegetiques et celles qui ouvrant des passages transgressifs, metaleptiques, du niveau de l’histoire a celui de la narration, en faisant de la voix narrative diffractee le personnage et le vehicule d’un metarecit: La favorite se couchait de Donne heure at s'endormait fort tard. Pour hater le moment de son sommeil, on lui chatouillait la plante des pieds, et 37 on lui faisait des contes; et pour menager l'imagination et la poitrine des conteurs, cette fonction etait partagee entre quatre personnes, deux emirs at deux femmes. Ces quatre improvisateurs poursuivaient successivement le meme récit aux ordras de la favorite. (223) La part d’improvisation inherente a l’enonciation de l’histoire de l’Oiseau blanc par l’un ou I’autre des serviteurs de Mirzoza provoque avant son commencement une sorta d’effacement auctorial diluant l’origine eventualle de l’histoire. Cette origine se perd entre des voix sans visage, a peine identifiables si ce n’est par le sexe de leur proprietaire at l’ordre, arbitraire, dans lequel la sultane leur impose de parler au gre de ses capricas. Le premier emir fait ainsi office de conteur durant la premiere soiree, le second emir lui succede avant de lui laisser de nouveau la place, la premiere et la seconde femmes parlant pour la premiere fois a la fin de la deuxieme soiree; et ainsi de suite jusqu’a la fin du récit, etale sur sept soirees correspondent aux sept chapitres du conte. Le lieu dans lequel se deroule L’Oiseau blanc et le recit des avantures de Genistan, constitue un autre ecart propre a decourager tout effort d’identification d’une autorite quelconque au cours de l’histoire ou a sa source. A premiere vue, le choix des appartements prives de la Sultana participe a l’etablissement de la “vraisemblance pragmatique” examinee par Cécile Cavaillac. En effet, cette situation spatiale parait propre a satisfaire les exigences du public du XVllle siecle pour lequel c’est dans une chambre que se trouve “logiquement' une sultane, quand elle ne partage pas la vie collective du harem. Quel que soit la cas, il est toujours determine par les desirs du sultan e la tete du serail.34 Si Mirzoza est seule, c’est donc parce que le Sultan n’est pas la, absence qui conditionne sa conduite an attendant son retour. Or le sultan se fait remarquer par son absence, d’autant plus que c’est lui qui dirige la recit dans Les Biioux indiscrets. Le fait que Mirzoza reprend ici cette position s’accompagne d’un 38 effet de substitution qui ecarte la figure de pouvoir politique, religieux, et sexual, de la scene de l’enonciation, un peu comme Ia voix narrative heterodiegetique qui la presente disparait una fois que le decor est plante. Dans une entorsa a la subordination inherente de Mirzoza par son statut de femme, at de femme de harem, la favorite, également appelee sultane, incame finalement un transfert de l'autorite discursive du sultan vars elle-meme. Ce transfert s’accompagne d’un renversement des conventions établies par le plus celebre des contes orientaux, Les Mille at unes Nuits. Des les premieres lignes, la vision traditionnelle des “histoires” comme combinaison de l’utile at de l’agreable se voit parodiee. En effet, contrairement a Sheherazade, Mirzoza n’a pas e raconter mille at une fables au sultan pour maintenir sa curiosité éveillee, eloigner de lui l’ennui at ainsi retarder le moment menacant de sa propre mort.35 En fait, c’est Mirzoza qui exige qu’on lui raconte des histoires, mais contra toute attente, puisqu’il s’agit precisement qu’elles l’ennuient at l’aident a s’endonnir. Alors qu’on pouvait penser, en lisant Les Biioux indiscrets, cu Mangogul decidait quel bijou livrerait ses secrets, que c’etait lui qui contrOlait tout, Thomas Kavanagh montre que la dynamique du conte, ou du roman, depend non seulement des infidelites revelees par chaque bijou sur sa proprietaira, mais depend encore de ce que ces infidelites prouvees par la force sont mises en parallele par contraste avec la possibilite d’une infidelite de Mirzoza. Le fait que Mirzoza est seule, loin des regards at des desirs du sultan, la met donc automatiquement en position de s’y soustraire. Kavanagh ecrit ainsi que “[tlo the extent we remain aware of the implicit Et toi Mirzoza embedded in each of the stories Mangogul sets himself up to hear and report back on, we realize that every story . . . remains in fact incomplete“ (“Language as Deception” 109). 39 Repercutant les consequences de cet incisif Et toi Mirzoza sur la contrela at la censure du pouvoir at de la religion qui se donnent a lire derriere les ecoutes et les rapports du Sultan, on percoit a quel point ce contrOle at cette censure sont en fait a la merci des individus qu’ils croiant avoir soumis. Le transfert de l’autorite du sultan vars sa favorite se revele un transfert de la peur de Mangogul de perdre son pouvoir (peur implicite dans les essais repetes de l’anneau magique dans Les Biioux indiscrets), double dans L’Oiseau blanc de la confirmation que Mirzoza constitue une reella menace pour ce pouvoir. Celui de Mirzoza s’accroit ainsi dans la conte bleu puisqu’elle y demeure la seule autorite regnant sur les confins de sa chambre, aussi petite soit-elle, et sur ce qui s’y dit. De plus, tout au long du récit, l’autorite du Sultan est soigneusement releguee aux abords de ses appartements dont l’intimite et la subversivité potentialle n’en sont que mieux mises en valeur. De ce fait, l’unique intrusion de Mangogul (qui semble etre son mode d’apparition at d’action privilegié dans les Biioux indiscrets) venant assister en secret au ritual des quatre conteurs pendant la cinquieme soiree, fait de ces appartements le lieu ideal du recit prive d’histoires non-orthodoxes at dangereuses pour l’autorite en place: “Mangogul avait ordonne qu’on laissat la porte de l’appartement de Mirzoza ouverte, at lorsque Mirzoza fut couchee, il profita du bruit que firent les improvisateurs en s’arrangeant autour de son lit pour entrer sans qu’elle s’en doutat' (250). La force de la reaction de Mirzoza en termes de “vengeance” indique a proportion la subversite des discours tanus dans sa chambre, ainsi que les risques encourus si la sultan les surprend. Cette intervention an catimini, dans les coulisses a proprement parler d’une narration executee jusque la sous les ordras de Mirzoza, ajoute un degre supplementaire e la complexite du rele joue par la favorite. Sa reaction lorsqu’elle découvre la machination et comprend a posteriori les allusions 40 raspectueuses du premier emir au sultan, se manifeste an tennes de “vengeance” imminente: “Premier emir, vous m'avez tendu deux ou trois pieges, dont je ne renverrai pas la vengeance au demier jugement de Brama" (257). A trois reprises au cours de la soiree, le premier emir avait en effet essaye d’avertir Mirzoza par un poli “Madame an excepte surement la sultan“ chaque fois qu’elle se laissait aller a quelques commentaires impatients sur “les hommes, les hommes”, avant de finir par lécher un impérieux “Emir, respectez le sultan, respectez-moi, at continuez' n’admettant aucune replique. Ce moment de tension revele a quel point la subversivité at de l’histoire de l’Oiseau blanc, et de L’Oiseau blanc, se situe dans l’acte de narration, dans les conditions de son enonciation. ll revele combien cet acte et cette enonciation retentissent a leur tour sur l’énonce qu’ils rendent subversif. ll constitue en fait l’un des plus complexes du conte, puisque l’on a un emboitement de la dyade reliant narrateur at auditeur ou lecteur. En effet, au centre de l’histoire, c’est Genistan qui raconte son histoire a Zambador, tout comma les quatre conteurs la raconte, a un niveau diegetique plus vaste, e la sultane Mirzoza. Mais a ca stade, au lieu de passer directement au niveau le plus large pour atteindre celui de Diderot s’adressant au lecteur, se superpose un plan auquel intervient le narrateur premier, celui qui posait le cadre du récit fait a la sultane. C’est par lui, en effet, qu’est amenee l'intrusion de Mangogul dans ce cadre, at par lui, puisque cette intrusion la met an cause, que la situation d’ecoute subversive est mise en abyme comme inhérente au schema narratif du conte. La-dessus, le fait que la sixieme soirea s’ouvre sur un net avertissement aux improvisateurs de manifester par quelque bruit de toux l’arrivee eventualle du sultan opera un retour explicite sur cette instrusion, qui souligne ainsi la presence de Mangogul comme etant indesirable, at repousse a travers son 41 autorite celle du narrateur premier. Dans la mesure ou le sultan incame le sommet de la hierarchie et du pouvoir, la position de Mirzoza aux renes du récit peut alors se lire en creux en tant que refus et effacement simultane de l’imposition du pouvoir politique, refus at effacement de l’imposition de tout narrateur en tant qu’instance vehiculant ce pouvoir. D’autant mieux que la plupart de ses interventions au cours de l’histoire (celle-cl toumant principalament autour des exploits amoureux d’un Oiseau princier devenant sultan) tandent a se distancer des ecarts permis a un tel souverain. Le defi lance par Diderot a l’autorite absolue des hierarchies traditionnelles, a travers son renversement des attantes generiques, prete ainsi une forme fictionnalle a ses convictions relativistes en tant que ce relativisme represente la seule maniere de s’opposer a la tyrannie du dogmatisme religieux at du dogmatisme en general, puisque la parole meme qu’il prend pour dire cela est mise en balance par les tensions enonciatives que nous venons d’examiner. La tension entre Mangogul at Mirzoza, dont la relation repose essentiellement sur le maintien de la superiorite d’un sexe sur l’autre, deviant un element thématique et structural essential a une telle fictionnalisation. Elle concentre en effet une serie de bipolarisations propres au XVllle siecle, entre la public et le prive, le religieux et le sceptique ou le philosophique, ou encore le masculin at le feminin. En ce sens, le fait que, dans la structure narrative de L’Qiseau blanc, le pouvoir passe de celui ou celle qui raconte a celui ou celle qui ecoute at fait attention a ce qui est raconte pour mieux le critiquer, offra la meme portee que le changement de perspective operé par Diderot et le mouvement encyclopediste d’un univers concu d’un point de vue partial a un univers deploye autour de l’homme at de son sens critique. 42 Mirzoza ecoute un recit qu'elle ne cesse an effet de critiquer d’une maniere systematique en un geste subversif a l’egard de l'autorite de tout conteur (y compris la sienna), puisque c’est a elle qu’il revient de distribuer la parole, ce qui la place simultanement dans la situation d’un narrateur, mais pas omniscient. La parodie de l’Annonce faite a Marie en donne un exemple au debut du conte. Le portrait du saint-esprit sous les plumes galantes de l’Oiseau blanc princier, qui insemine les vierges du couvent da la Grande Guenon “par l’oreille“ si bien “qu’il en naquit nombre de petits esprits sans que la virginite de ces filles en souffrit“, ne suscite, on l’a vu, qu’incredulite chez Mirzoza, taxant l’histoire de “ridicule“ at saluant la sortie du premier emir d’un transparent “Allons donc, emir, vous vous moquez“ (225). Capendant, meme sa critique se voit en butte aux protestations raspectueuses, mais protestations malgre tout, du premier emir qui semblent jeter un voile de doute sur la validite de l’intervention de Mirzoza refusant la naissance multiple des “petits esprits.“ LE PREMIER EMIR — Songez donc, madame, que c’etaient des esprits. LA SULTANE -- Vous avez raison; je n’y pensais pas. Ah! oui, o’etaient des esprits. (La sultane prononca ces demiers mots en baillant) (225) Peut-etre ces protestations raspectueuses insistent-elles sur la nature spiritualle de ces creatures pour desamorcer l’interpretation sensualiste subversive entretenue l’instant d’avant. Cela dit, le baillement de sommeil at d’ennui de la sultane devalorise cette pretension au vraisemblablea'6 A d’autres moments, Mirzoza interrompt le recit des conteurs pour y “mettre la patte“, et reprend la narration pour an souligner les procedes traditionnels. De fait, elle interprete l'incident au cours duquel “Lively tira sa mule at an donna un coup sur le nez de l'eunuque qui en demeura aplati“ 37. comme un indica générique devalorise parce que trop visible . “Et voila l'origine de nos nez plats, ils descendant de Lively at de son eunuque“ (228). 43 Presque plus que la couleur locale du detail at Ia banalite avec Iaquelle il est recu, le commentaire ironique de Mirzoza sur les consequences arbitraires qui en decoulent, demontre sa comprehension de la fonction des mythes “originals.“ Son interpretation met an effet en lumiera que toute genese, fat-elle celle de la naissance du Christ ou des pouvoirs sumaturels de Génistan, ou du monde, comporte une part d’arbitraire et d’infonde. De meme, la repetition anticipee par Mirzoza de l’episode parodique de seduction de la mere superieure lors de la premiere apparition de l’Oiseau blanc consitue un nouvel exemple de derision du caractere extraordinaire et miraculeux de la premiere occurrence. La sultane interrompt le second emir pour terminer la péripétie previsible de l’evanouissement de la princesse Lively a sa place, at se met a pasticher Ia parodie avec un talent at un brio indeniables: LE SECOND EMlR. - [...] l’Oiseau blanc ne perdait pas [son temps] aupres de la princesse; il Obtenait tous les jours da nouvelles caresses. On pressait le moment de l’entendre chanter, car on avait concu la plus haute opinion de son ramage. L’oiseau s’en apercut et la princesse fut satisfaite. Aux premiers accents de l’Oiseau... LA SULTANE. - Anetez, emir..., Lively se renversa sur une pile de carreaux, exposant ses charmes qu’il ne parcourut point sans partager son egarement. ll n'en revint que pour chanter une seconde fois et augmenter l’evanouissement de la princesse qui durerait encore si l’Oiseau ne s’etait avise de battre des ailes at de lui faire de l’air. Lively se trouva si bien de son ramage que sa premiere pensee fut de le prier de chanter souvent, ce qu’elle obtint sans peine. Elle ne fut meme que trop obeie: l’Oiseau chanta tant pour elle qu’il s’enroua; at c’est de la que vient aux pigeons leur voix enrhumée at rauque. Emir, n’est—ca pas cela?... (229) Brouillant une nouvelle fois la distinction entre celui Du celle qui raconte l’histoire et celui ou celle qui l’ecoute, Mirzoza renversa les reles. Du meme coup, elle bouleverse les donnees traditionnelles établissant l’autorite de la voix narrative tout an minimisant l’importance de l’objet de sa narration. Son attitude envers les conteurs et la teneur des histoires, au son desquelles elle est censee s'endonnir, indique une certaine lassitude a l'egard des traditions et des conventions sur lesquelles ses interventions jettant la derision en comparant la parole du saint-esprit a la trompeuse melodie d’un oiseau “libertin,“ “dissolu” faisant figure de seducteur invetere. A partir de la, bon nombre d’episodes emaillant l’histoire de l’Oiseau blanc s’ajoutent comme a un livre de racettes pour mauvais conteur, tout an contaminant par contiguite l’histoire biblique du saint-esprit pour en faire un mauvais conte dont la facture, la fabrication, bref, la fiction, sont alors denoncees par l’exemple des avantures frivoles de Génistan. Strategie 38 entre puissante s’il en est: Diderot, qui devoile sous la forme d’un dialogue Mirzoza at les quatre conteurs les mecanismes rhetoriques de l’art de conter, tout an prenant pour objat implicite la liturgie catholique, finit par illustrar de facon probante que la liturgie n’est qu’une histoire au meme titre que toutes les autres, et que la verite respective de chacune n’est precisement que cela: respective, propre a un cadre de reference particulier at par consequent, relative. Plus encore que le fonctionnement des conventions de l’art de conter mis a nu, Mirzoza, en inscrivant la prise de conscience de ce fonctionnement dans la conduite du recit de L’Qiseau blanc, materialise sa dimension arbitraire, at par extension celle, abusive, de la pretension a la verite de tout récit. 45 Les conditions d’enonciation de l'histoire de l’Oiseau princier, outre qu’elles materialisent simultanement l’impossible certitude d’identifier la source d’une histoire improvisee par plusieurs, refletent cette impossibilite au cmur de l’histoire racontee. Génistan, aux moments or) il est rendu a sa forme humaine, se met an effet a raconter son histoire a au moins deux reprises, l’une a la fee Vérité, l’autre a son pere, d’une facon qui met an lumiere les donnees modemes de la theorie de la reception. Dans le premier cas, alors que Mirzoza vient d’accuaillir avec scepticisme l’idee d’un “prince elevé sous les yeux de Vérité,“ un prince “qui persiste“ en outre, “dans son goat pour la verite,“ Génistan est presente comme une source pau fiable. Quoiqu’il commence par “des reponses telles qu’il les fallait a la fee, claires at precises,“ verite le soupconne presqu’aussitbt “d’ajouter a son récit [sur son sejour dans le temple de la guenon couleur de feu] quelques circonstancas qui lui manquaient pour etre tout a fait plaisant, at d’en retrancher d’autres qui l’auraient depare“ (233).39 A l’inverse, dans le second cas, le sultan Zambador, peu satisfait de l’ampleur des conquetes amoureuses de son fils qui le font paraitre a son desavantage, l’ancouraga a “bien mentir“. A ce stade, Mirzoza, curieuse de ne pas entendre les commentaires correcteurs de Vérité supposee assister “a cette Seance du prince et de son pere“, s’entend repondre par la seconde femme que la verite “parle pau en presence des souverains“ (238). Cat echo de la situation narrative du cadre de l’histoire, d’ou le sultan Mangogul, “souverain“ par definition, est absent, confere a la critique menee sous la direction de Mirzoza les airs de la verite. Par 00 les composantes intemes de l’histoire reproduisant les conditions de son enonciation, at portent au centre de L’Qiseau blanc, conte bleu le dilemma entre fiction at realite. Ce trait deja mis en abyme de diverses facons se trouve encore accentue au centre de la structure du conte, lors de la 46 quatrieme soiree cu Génistan raconte a son pere son passage au palais de Vérité, chez qui tout est allegoriquement simple at sans fioritures. ll y rencontre la genie Rousch dont le nom signifie “dans la langue du pays Menteur“. Voila reunis en un meme lieu, frequenté et presente par l’allégorique at subversif Esprit qu’est Génistan, l’incamation de la realite et celle de la fiction, et les membres de l’assistance dont Ia principale preoccupation est d’ecouter ou de raconter des histoires, sans souci de leur authenticite. Rousch passe pour avoir “la tete pleine de frivolites, faisant des nouvelles, appretant des contes, imaginant des avantures scandaleuses qu’il nous débitait comme des verites. Nous donnions le-dedans, il en riait sous cape, et nous prenait pour des imbeciles, lui pour un esprit supérieur“ (243). Génistan, eleve par la fee Vérité d’un cbte, ne Iaisse pas d’etre l’emule de Rousch de l’autre, comme l’insinuent les histoires invraisemblables et ridicules qu’il se plait pourtant a raconter lui aussi “comme das verltes.“ Boileau aurait eu la matiere a illustrar ses vars devenus proverbiaux sur le “roman frivole [dans lequel] aisement tout s’excuse; trop de rigueur alors serait hors de saison“ ou encore sur la regle du vraisemblable, puisque “la vrai paut quelquefois n’etre pas vraisemblable.“ Aussi Génistan, parvenu a un point de son histoire cu Rousch la transfonna en oiseau (alors que c’etait Vérité qui Ie faisait auparavant), fait-il allusion non seulement aux difficultes de la recherche du pays de Vérité, mais encore a celles qu’il y a a raconter une telle recherche. Ce voyage symbolique pourrait faire l’objet d’une nouvelle narration, mais, “[c]e serait abuser de votre patience que de vous raconter la reste des mes voyages at de mes erreurs. D’ailleurs, tout voyageur est sujet a mentir, j’aurais peur de succomber a la tentation “ (256). L'equivalenca ebauchee entre voyage, errance at erreur, rejaillit sur le processus narratif, sorta d’errance entre deux points, l’arrivea comptant moins que la progression. 47 Or, a jeter un regard retrospectif sur le conte tout entier, c’ast en effet la progression du récit qui fait son interet, les interventions, interruptions et autres commentaires et interpretations de Mirzoza devenant une partie integrante de l’histoire de Génistan. un peu comme, dans Jagues la Fataliste, Diderot en proposant trois fins possibles a l’histoire des amours de Jacques, laisse la part belle au lecteur, en reaffirmant a travers l’absence de denouement l’arbitraire da toute interpretation donnea comme definitive. A cet egard, la “fin“ de L’Qiseau glam n’est pas en reste. Alors que le lecteur avait pu s’habituer au deroulement du recit sous la conduite de Mirzoza, la septieme et demiere soiree se tennine... sans se tenniner. L’histoire de Génistan se conclut par un rapida sommaire de l’evolution des enfants du prince arrives a leur majorite: “les males se toumerent tous du ceté das arts at remplirent le Japon d’hommes excellents en tout genre. Leurs neveux furent poetes, peintres, musicians, sculpteurs, architectes. Les filles etaient si aimables que leurs epoux les prirent sans dot“ (267). Aucune remarque critique ou ironique de la sultane ne vient remettre en question cette fin, somme toute assez plate. Par opposition au debut du conte, cu un narrateur heterodiegetique plantait le decor at les conditions encadrant la narration, ici, rien. Personna n’a vraiment le demier mot, et comma souvent chez Diderot, l’histoire racontee s’arrete en meme temps que celui ou celle qui la raconte, dimension mise en abyme dans L’Qiseau blanc dans la mesure oil la fin des avantures da Génistan coincide a la fois avec celle de l’intervention de la premiere femme, at avec celle a proprement parler du “conte bleu“ de L’Qiseau m. Fausse fin qui ne conclut que le recit dans la récit, elle coupe court a toute intervention du narrateur, ultime derision de la voix narrative et de tout espoir de verite que le lecteur aurait pu, par entetement, vouloir y trouver. 48 3. Entre conte et pensees: Diderot “a travers genres“ Plus qu’un brouillon, une ebauche rapidement crayonnée, L’Qiseau blanc se revele la source d’une richesse et d’une subversivité considerables lorsqu'on l’analyse du point de vue des genres. Quoiqua le recours au contexte historigue d’une muvre ne nous paraisse pas necessairement la meilleure des demarchas a suivre pour faire l’etude littéraire suivie d’un texte, la resonance du debat entre fiction at realite qui se joue dans le conte de Diderot en prend plus encore a la lumiere de la lutte encyclopediste contre le fanatisme at l’intolerance religieux, synonymes, pour les philosophes, de dogmatisme. Dans ce contexte, comme nous l’avons deje suggere, le choix de la fiction, du conte, par Diderot, nous semble un geste a la fois politique at stylistique. On ne saurait voir dans L'Oiseau blanc que le manifeste plaisant des ideas du philosophe, ou qu’une bravade ecrite pour satiriser la flopee de contes orientaux marquant le succes et le declin prochain de cette veine littéraire. Diderot en a desavoue la patemité alors meme qu’il était oblige d’avouer celles des ELM sur la denonciation du libraire auquel il les avait confies. La generalisation de la censure a l’epoque nous parait trop faire partie de la vie littéraire et intellectuelle du XVllle siecle pour ne pas etre prise en compte dans l’analyse de ce conte pau lu de Diderot. L’originalite du personnage de Mirzoza, sa position thématique et structurelle au cmur de l’ouvrage, mettent en abyme la volonte et la liberte d’une expression non censuree, resistant avec succes a la censure. Simultanement, elle permet l’expression d'un relativisme das plus risques, puisque les critiques que formule la sultane a l’egard des textes sacres de la religion catholique an denoncent la fiction at, par extension, le serieux pour l’epoque. Relativisme risque, qui avait deja mane au Ducher les Pensees ghilosoghigues, premier 49 ouvrage original de Diderot, mais attribue lors de sa parution a ni plus ni moins que Voltaire, critique du dogmatisme religieux s’il en est. La remise en question de I’authenticite de la parole divine de la Bible dans ces Pensees, a Iaquelle nous avons déje fait une breve allusion, s’exprime aussi bien en tennes philosophiques que littéraires, quoique le paravent de la categorie “conte bleu“ puisse pennettre plus facilement son expression que le titre ouvertement subversif de ces Pensees—“philosophiques“ sonnant comme “antireligieuses“ a l’epoque. A relire ce texte, surtout apres avoir lu L’Oiseau gm, la derision des conventions génériques que nous avons examinee dans ce demier parait encore plus transgressive at transgenerique, e tel point que la fiction de Diderot deviant l’alter ego littéraire de sa philosophie. Dans l’autre sens, qui lit Diderot philosophe n’est jamais bien loin de voir surgir Diderot poete. La comparaison sur Iaquelle nous nous proposons de conclure se veut proposition d’une lecture renouvelee de Diderot tout entier, du point de vue des genres, dont il transgresse les conventions aussi allegrement qu’il defie celles de la religion. Par-dela la communauté ideologiqua qui ressort des affirmations philosophiques de Diderot sur les “faits“ de la religion, at de son traitement littéraire de ces memes faits, ce sont des ressemblances frappantes d’images, de themes, de vocabulaire, qui apparaissent lorsque, lisant cOte a cbte des fragments de textes qui passent ordinairement pour philosophiques dans les Pensees du meme nom, ou pour “fictionnels” dans L’Qiseau blanc, conte bleu, on finit par n’etre plus si sur qu’il y ait une difference entre les deux. Dans les Pensees ghilosoghigues, la dimension heretique de l’histoire da l’Oiseau blanc se manifeste d’une facon qui rappelle la mise en scene de la reaction melee de scepticisme et de derision de Mirzoza quant a l’acceptabilite de cette histoire, en tant que cette reaction traduit une attitude cognitive propre 5O a la philosophic des Lumieres. Dans deux fragments de I’m aux Pensees ghilosoghigues, Diderot pose les fondations de I’incredulite manifestee dans L’Qiseau blanc par Mirzoza au fragment 20, en ecrivant: “Les faits dont on appuie les religions sont anciens et merveilleux, c'est-e-dire les plus suspects qu'il est possible, pour prouver la chose la plus incroyable“ (47). “Anciens at merveilleux,“ voila des qualificatifs qui s’appliquent diversement au récit des conteurs (Mirzoza repousse ironiquement l’histoire en des temps recules ou la verite n’etait pas si difficile a trouver)4o ou au chant de l’oiseau blanc, qualificatifs que l’on associe de surcroit a toute mythologie cu cosmogonie qui se respecte. Au ccnur d’une serie de pansées groupees sur la validite douteusa de telle ou telle croyance (fragment 17), sur la faussete de toutes les religions (fragment 18), sur la force insuffisance de “faits“ dont presqu’aucun temoignage ne subsiste (fragment 19), la fragment cite ci-dessus conduit logiquement a remettre en cause la validite de la logique acclésiastique a la pensee suivante: “Prouver l’Evangila par un miracle, c’est prouver une absurdite par une chose contra nature“ (fragment 21). On remarquera, dans les fragments ci-dessus, une certaine coherence qui transgresse Ia discontinuite générique des pansées, pour creer comme une logique nanativa qui n’est pas inscrite sur la page, mais qui emerge du jeu actif de va-et-vient rendu possible par la lecture at des rapports formes d’un fragment a l’autre. Un peu plus loin, plutOt que d’enoncer avec concision une pensee avant de passer a la suivante, Diderot choisit cette fois de superposer au format numerote at fragmente des pansées ce qui se donne a lire, malgre l’obstacle typographique de cette numerotation, comme le rudiment d’un dialogue dont L’Qiseau blanc fait plus largement usage. Ainsi, la question rhetorique du fragment 62 de l’Addition remet en cause l’existence d’un systeme 51 d’interpretation textuelle a double vitesse, devoilant Ia partialite d’une lecture orthodoxe des Evangiles par rapport a celle de la mythologie grecque. Cette lecture taxe implicitement de fictionnel et d’inauthentique un episode mythologiqua pourtant comparable a un passage biblique evoqué concurremment, mais arbitrairament soustrait a la meme interpretation que la morceau de mythologie: “62. Mais pourquoi est-ca que le cygne de Leda et les petites flammes de Castor at Pollux nous font rire, at que nous ne rions pas da la colombe et des languas de feu de l'Evangile?” demande ainsi Diderot. De la colombe de l'Evangile a l’Oiseau blanc du conte bleu en passant par le cygne de Leda, il n’y a qu’un battement de paupiere: la reponse a sa question est donnee au fragment suivant, sous fonne d’un exemplum intarcale comme une pensee parmi d’autres: 63. Une jeune femme qui couchait ordinairement avec son mari recut un jour la visite d'un jeune homme accompagne d'un pigeon. Du jour de cette visite, elle devint grosse; at l'on demandait: “Qui est-ca qui avait fait l'enfant du mari, du jeune homme ou de l'oiseau ?” Un pretre qui était la dit: “ll est prouve que c'est l'Oiseau“. (47) Si l’on penche du cOte de la religion, on an croira la parole du pretre sans sourciller, et l’on ne rira pas de l’absurdite de la prauve ainsi formulee. Si l’on penche du cete oppose, on adoptera plutOt la reaction de moquerie de Mirzoza a I’ecoute de la parodie de l’Annonciation, en remarquant les nombreuses ressemblances que cette parodie comporte avec les deux fragments ci-dessus pris comme un tout at lus a la suite. Une telle lecture comparative met an lumiere le tour nouveau que donne Diderot au format discontinu annonce par le titre des Pensees dont la philosophie emerge d’autant mieux si on les considere comme un ensemble narratif. 52 En d’autres tennes, Diderot, en inserant negligemment ce micro-conte ou cette micro-fiction dans un cadre censement speculatif, prend a deux genres a priori differents l’un de I’autre juste ce qu’il faut d’anecdotique et de speculatif pour communiquer une seule et meme idea. ll transgresse la forme concise et limitee de la pensee en inscrivant son commentaire dans l’espaca blanc marginal, OI‘I peuvent se glisser incognito les associations d’idees du lecteur d’un fragment a l’autre. De fait, l’interpretation moqueuse de Mirzoza, en soulignant doublement le “ridicule“ de la fable du point de vua du conteur, at du point de we de ses attantes (“Allons donc, Emir, vous vous moquez. Je veux bien qu’on me fasse des contes, mais je ne veux pas qu’on me les fasse ridicules“) semble mise en abyme a travers la question rhetorique du fragment 62 sur le ridicule des Evangiles. La proximite de la rhetorique finalement tres analogues de la philosophie at de la litterature soulignant a fortion' celle unissant les traditions religieuses et littéraires, en provoquant l’effacement des differences creees entre elles par la tenninologie entre le merveilleux at la sacre. Aussi Diderot presente-t-il l’enseignement de la religion revelee comme un acte sans justification pedagogique, at a vrai dire, completement abenant et improductif, de la part des representants de l’Eglise. En effet, nous dit-il, cet enseignement se nourrit abusivement de la tendanca marquee des enfants a croire fermement e des histoires sumaturalles: Qu'est-ca que Dieu ? Question qu'on fait aux enfants, at a Iaquelle les philosophes ont bien de la peine a repondre. . . . On sait a quel age un enfant doit apprendre a lire, a chanter, a danser, le latin, la geometrie. Ce n'est qu'en matiere de religion qu'on ne consulte point sa portee. . . . C'est dans le meme instant, c'est de la meme bouche, qu'il apprend qu'il y a des esprits follets, des revenants, des loups-garous et un Diau. On lui 53 inculque une des plus importantes verites d'une maniere capable de la décrier un jour au tribunal de la raison.“ On pourrait sans peine ajouter a cette liste d’“esprits follets, d[e] revenants, d[e] loups-garous at [d’]un Diau“ les oiseaux blancs spirituels de l’Orient..., tout en realisant effectivement que les enfants suivant le catechisme pourraient percevoir du meme mil la version biblique des origines at l’eveil spiritual des religieuses de la China. A partir da la se degagent an meme temps l’aspect fictionnel de la fable Biblique des Origines, at l'aspect epistemologique de la fiction. Ronald Shusterman soutient ainsi dans “Fiction, connaissance, epistemologie“ que les textes de nature scientifique ou littéraire, et, ajoutons-le, les textes religieux, transmettent moins les connaissances que la cognition, processus de leur acquisition, ce qui fait vaciller la dichotomie, ou ca qu'on pretend tel, entre fiction at realite. 4. En fin de compte... A un niveau encore plus vaste que celui de notre analyse deja intertextuella et transgenerique, la structure du récit L’Oiseau blanc, en sept chapitres correspondant aux sept soirees pendant lesquelles est racontee l’histoire de Génistan, evoque e deux siecles de distance celle des sept nouvelles constituant L’Hegtameron de Marguerite de Navarre. A commencer par l’attention attiree des le titre, sur la fonne de l’ouvrage. Son recueuil de nouvelles etait lui-meme un clin d’oeil explicite, lance au Decameron de Boccace. Or L’Hegtameron represente, par rapport a son predecesseur, mais également par rapport a la tradition narrative, la plane fondatrica d’une tradition narrative marquee par sa dimension critique.42 Alors que dans L’Hegtameron le lecteur se trouve confronte a de multiples conteurs des deux sexes, et responsables de multiples histoires auxquelles ils reagissent tous apres-coup, dans L’Qiseau blanc, la multiplicite des conteurs diffracte la narration d’une seule histoire. De plus, le contexte ideologique de la composition da L’Hegtameron rapproche encore les deux ouvrages, comme le suggere cette remarque de John D. Lyons: At stake in the Hegtameron is the role of literature in an era that is increasingly confronted by a withdrawal of the divine order from the observable world. In attempting to establish order without abandoning the divine, narrative can only displace the transcendant function onto some human agency. (150) On pourrait remplacer L’Hegtameron par L’Qiseau blanc sans avoir a changer quoi que ce soit au reste de cette affinnation. L’essor du mouvement encyclopediste repondit en effet largement a un retrait comparable de l’ordre du divin du monde observable DIZI s’affinna un anthropocentrisme triomphant.43 Si cet anthropocentrisme n’apparait pas en soi dans la structure narrative de L’Qiseau blanc, il n’en est pas moins conditionne par le mouvement centrifuge de I’eclatement de la voix narrative, mouvement qui souligne l’impossibilite d’identifier categoriquement cette voix narrative dans l’histoire, en soulevant l’impossibilite latente d’affirmer l’existence de l’Autaur du livre par excellence, la Bible. Le déplacement strategique operé par Diderot vars les conditions de la narration s’avere crucial a sa position par rapport aux conventions genrologiques parce que ce déplacement fait des conventions, at de la tradition dont elles emanent, I’objet principal de la derision. Du meme coup, Diderot suggere que l’autorlte supposee des conventions at de la tradition n’est que relative at d’ordre improvise plutOt qua fermement ancre quelquepart. 55 Cette derision est en fin de compte le produit d’un texte qui s’exprime a la croisee de plusieurs textes littéraires, voire a la croisee de plusieurs genres littéraires, dans L’Qiseau blanc. L’Heptameron de Marguerite de Navarre marquait la fin d’une tradition en se refermant explicitement sur une tradition qu’avait entame le Decameron (Lyons 150). De la meme facon, Diderot ecrit L’Qiseau blanc, conte bleu e la jonction marquant le declin de la tradition orientaliste, du genre galant, mais a travers eux, a la jonction marquant surtout le declin da toute tradition en tant qu’elle represente I’affirmation dogmatique de certaines valeurs ou de certains criteres, d’appartenance religieuse ou générique, comma les piliers d’un ordre immuable. La distance qui definit l’ironie inherente a la derision des conventions generiques de l’art da conter, parce qu’elle finit par gagner toute enonciation impliquant un echange intarhumain, s'affinne, perfonnative, dans toute sa force transgenerique. CHAPITRE ll La Lettre sur les aveugles at la Lettre sur les sourds et muets“: De “l’ecriture comme ecart“ a l’ecriture de l’ecart ll n'est point de serpent, ni de monstre odieux, Qui, par l'art imite, ne puisse plaire aux yeux. Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable: Le vrai peut quelquefois n’etre pas vraisemblable. Boileau, L’Art goétigue (III: 1-2, 47-48) 1. A l’ecart des genres traditionnels: la ‘lettre’ au XVllle siecle 1. 1. Un genre indefini Si la ‘lettre’ est au XVllle siecle un genre communement employe dans le domaine public, elle ne fait a l’ega classique l’objet d'aucun traitement critique. ll n’est que de parcourir L’art goetigue de Boileau, toujours an vogue au XVllle siecle, pour constater que la “lettre“, pas plus que le “conte“, n’y figure pas: le chant Ill se consacre aux grands genres dramatiques, le chant ll est reserve aux genres de moindre importance (idylle, elegie, ode, epigramme, satire ou vaudeville). Le chant l, quant a lui, presente diverses variations de style, favorisant Ia concision at la moderation (“Qui ne sait se borner ne sut jamais ecrire“ [v. 63]). Le gout du XVlIe siecle prefere de loin une langue chetiee45 au “Iangage des hallas“ (v. 84) tandis que la simplicité, meme versifiee, se doit d’y regner afin d’eviter toute forrne d’ecart a I’égard de normes deje établies. En depit d’une forte codification de l’expression epistolaire, Benoit Melancon constatait récemment dans son Diderot epistolier. contribution a une 57 metigue de la lettre familiera non seulement l’absence d’une poetique de la lettre familiere, mais plus radicalement encore, celle d’une poetique de la lettre tout court: “La conception actualle du systeme des genres n’existe pas au XVllle siecle at rend difficile d’extraire la correspondance de Diderot de l’ensemble de ses textes“ (10). La pratique epistolaire s’affinne a la croisee phenomenologique du reel et du fictionnel. Si, d’un autre cOte, le phenomena de reecriture analyse dans la correspondance de Voltaire par Deidre Dawson marque assez clairement chez le philosophe una volonte de narrativisation a travers l’epistolarite, la pratique epistolaire de Diderot se poserait de facon intennediaire entre “ses textes“ et les preoccupations qui les nourrisent. En tout etat de cause, D. Dawson note quant a elle, que les critiques ont taxe l’appellation “genre epistolaire“ d’antinomique, rappelant que “because of its versatile nature, the epistolary “genre“, if genre there is, has historically defied the efforts of critics and scholars to classify it“ (Voltaire’s Correspondence: An Egistolary Novel 21-22). Les articles encyclopediques consacres aux «Lettres» et aux «Lettres des sciences», a «Epitre», a «Epistolaire» sous la rubrique “(belles lettres)“ (Engcloggie IX: 405b-41, V: 820-21, V: 816), temoignent pourtant d’efforts d’identification at de classification, partie integrante de toute theorie, et a fortion', d’une theorie des genres. La lettre est tout a la fois le moyen da communication privee le plus emprunte de l’epoque, at l’origine de la plus grande partie des textes publies tout au long du siecle.46 Les difficultes inherentes a l’elaboration d’une poetique de la lettre s’en trouvent augmentees. Une telle entreprise se revele d’autant plus hasardeuse que la multitude de sujets47 dont elle se fait Ie vehicule rend malaisee toute tentative de definition thématique de la lettre. Dans la premiere moitie du XVllle siecle, le genre littéraire a peine naissant des lettres passe donc par un stade crucial da son developpement, revolutionne par 58 l’utilisation croissante de l’epistolaire a la fois comme moyen de communication interpersonnelle et comme moyen d’expression littéraire at scientifique. L'expression epistolaire devient un carrefour ou “croisement” d’échanges et de pratiques divers (Melancon 218), un point de rencontre entre l’ecritura a vocation publique et l’ecriture a destination privee, entre l’humanisme de la grande Histoire et l'humanite de la petite histoire, entre la mission didactique de l’una at l’interet anecdotique de l’autre. Ce demier aspect, que l’on s’attend a trouver dans les lettres familieres, tranche avec les discussions scientifiques d’envergure transhistorique, ce qui rend le contenu des lettres publiques a pn’on' plus ouvertement epistemologique.48 Mais ces distinctions ne sont que de 49 car dans l’un et l’autre cas, l’usage, commun a toute lettre, de degres, “marquer a la personne a qui elle est adressee, des choses qu’il ignore“ s’applique a la fois a la communication scientifique at a la communication personnelle. («Lettres», section “Lettres des sciences“ [Littérature]; IX: 405-441) De ce fait, La lettre deviant tres clairement le lieu de divers investissements au XVllle siecle: la lettre officieIle ou ouverte, que Diderot pratique fort souvent, cetoie les premieres manifestations de la lettre privee, les manuals proposant des modeles que la pratique est en train d’invalider, la publication des recueils de lettres est influencee par le roman qui, en retour, lui impose son besoin de narrativite historique, etc. Le succes du roman par lettres et la publication de plus en plus frequente de correspondances (reelles ou fictives) contribuent aussi au succes de la tonne epistolaire. (Melancon 56) Le style familiar et naturel associe a la pratique epistolaire se voit conquis par le territoire littéraire (au sens le plus concret du tanne) des belles-lettres. 59 L“ecriture epistolaire du XVllle siecle est ainsi placee dans le continuum de l’histoire littéraire, en contraste par rapport aux Anciens. La hierarchisation qui ressort de ce contraste nous interesse a plus d’un titre. On decele en effet dans “les lettres des modemes“ l’expression d’une esthetique naturaliste attirant “la louange“ sur leur “style simple, familiar, Iibre & naturel.“ Pourtant, cette louange est rapidement empreinte de critique, lorsque l’auteur de l’article regrette qu’ “elles ne contiennent que des petits faits, de petites nouvelles, & ne peignent que le jargon d’un tems at d’un siecle ou la fausse politesse a mis le mensonge par-tout.“ Ce jugement, limite au style dans un premier temps, s’elargit pour porter ensuite sur les mmurs de l’epoque. Quant au naturel initial des “lettres des modemes,“ partage par les praticiens de l’epistolarite familiere, il prend paradoxalement l’air de “frivoles complimens de gens qui veulent se tromper, & qui ne se trompent point: c’est un ramplissage d’idees futiles de societe, que nous appelons devoirs.“ La distinction entre les lettres scientifiques et les lettres anecdotiques s’enrichit d’une valorisation subjective par le biais de la pratique epistolaire historigue. Articulee sur l’opposition binaire entre mensonge et la verite, cette valorisation reprend sur un plan genrologique celle entre fiction et realite. Du meme coup, la tonne epistolaire se trouve liee par les difficultes de sa definition générique au “dilemma“ caractérisant le ‘roman’ et ayant inspire la celebre etude de George May sur ce meme genre, d’autant mieux que par leur “frivolité', les lettres modemes s’annexent l’epithete que siecle attribue au roman. L’asthetique du naturel s’affiche an rupture avec l’artificialite et la preciosite propres au classicisme pour ouvrir une ere de liberte d’expression. En meme temps, cependant, le comportement social, ethique et linguistique fustige a travers “la jargon [de] la fausse politesse [et les] ideas futiles de societe, que nous appelons devoirs“, contribue a la definition pratique d’un “mensonge“ en 60 contradiction avec la liberte et la familiarite simultanement affichees at invoquees comme caractéristiques dans la definition encyclopediqua des “lettres des modemes“. Ce dilemma trouve une double application dans le theatre et dans la presse ecrite. Au theetre, le maquillage des acteurs evoluant sur scene tend a “copier“ une apparence naturelle dont l’artifice at l’exageration n’apparaissent que lorsqu’ils se trouvent face a face avec des spectateurs alors en mesure de constater Ia “copie' de l’apparence soi-disant naturelle. Dans les joumaux, des personnages fictifs jouant le rele d’observateur sur la société environnante (1'12 Observer, Le Sgactateur frangis) melent joyeusement fiction et realite en proposant une sorta da rapport semi-epistolaire au Iectorat. De meme, dans la format de la Corresmndance littéraire, les articles, manuscrits, de Diderot et de ses amis philosophes, donnaient l’illusion d’un echange personnel pourtant semi-public par sa circulation plurielle, quoique restrainte. Par ailleurs, la circulation publique en societé de lettres recues personnellement contredit simultanement Ia distinction entre public at prive, situation de communication qui rappelle celle des romans epistolaires ou autres, ou par dela la narrataire premier, l’auteur s’adresse a travers le narrateur a l’instance multiple at indetenninea du lecteur potential.50 L’indetennination theorique et pratique de l’epistolarite se trouve renforcee au sein meme de l’EncycloQgie au detour d’un developpement ou surgit l’aveu, impressionniste at contradictoire, qu’ “il est plus facile de sentir que de definir les qualites que doit avoir le style epistolaire“ («Epistolaire», V: 816). A bien y ragarder, la lettre se definit au ccnur de la definition de l’IrEp‘I‘tre» (V: 820-21),51 par le trait pejoratif, mais essential, de ses “negligences,“ pretendant ainsi a une definition par defaut. Dans le meme sens, le roman “frivole“ ou la conte pouvaient se passer d’une “rigueur’ normative jugee par Boileau “hors de 61 saison“. Proteifonne at a-morphe a la fois, elle souligne ainsi plus avant la difficulte de delimiter le domaine epistolaire au XVIIle siecle, ainsi que la duplicite qui le caractérise. En effet, l’article «Epistolaire», sous la rubrique “(belles lettres)“, reutilise le trait du style naturel qui, “libre, simple, familiar“ («Epitre»), se distingue d’autres tonnes d’expression ecrite par un naturel particulier dont I’intention rhetorique apparait an ce que “la genre epistolaire se propose [precisement] de copier l’aisance & la naivete de la conversation.“52 Autrement dit, les definitions toumant autour da l’epistolarite mettent en avant a la fois l’artificialite de toute definition genrologique en tennes autres que relatifs, at sa dynamique conversationnelle, par ailleurs si caractéristique de l’ecriture diderotienne. Simultanement, c’est la rhetoricite de la notion de “naturel“ qui se devoile dans l’esthetique naissante des Lumieres. Si toutes les definitions examinees dans la recherche d’une signification precise, (ou, e tout le moins, d’un domaine d’application précis), dependent immanquablement d’autres definitions at creent de ce fait un cycle intenninabla de renvois illustrant la fonction infiniment referentielle du Iangage, c’est en meme temps l’arbitraire absolu de toute delimitation ou definition generique qui s’énonce ici. Dans Ia theorie comme dans la pratique epistolaires, les tentatives visant a separer le public du prive, le naturel du rhetorique sont donc mises en echec. Comma le suggerent les articles de l’EncycIonie, l’epistolaire caractériserait un “mode“ d’expression, une situation de communication, plutet qu’un genre a part entiere defini par un nombre limite de traits formels.53 L’epistolaire deviant alors caractéristique générique, at definit d’autres genres. Sa seule accession a un quelconque statut genrologique ne se fait au XVllle siecle qu’indirectement et de facon limitee, par roman interpose, dans la mesure of: ca genre alors naissant, at dont le caractere ‘personnel’ garantissait apparemment I’authenticite 62 factualle, recuperait l’epistolarite comme trait structural distinctif propre a definir une “espece’ de roman plutOt qu’un genre a part entiere. Cat etat de fait justifie une etude poussee du rapport de Diderot a l’epistolarite, etude plus particulierement de la litterarite de textes aussi connus desonnais que la Lettre sur les aveugles et la Lettre sur les sourds at muets. 1. 2. La Lettre sur les aveugles et la Lettre sur les sourds et muets: entre lettre at roman, public at prive, prison at liberte54 En devenant “au XVllle siecle le lieu de croisements de diverses pratiques publiques et privees” (Melancon 218), la lettre maintient un statut vague dont l’ambiguite apparait d’autant plus que “l"invention’ du roman ou de l’autobiographie est parallele e celle de la lettre“ (May [1967] 837).55 C’est a ce canefour a la fois historique, social at littéraire, que le choix de I’epistolarite dans la configuration generale des lettres dites “publiques“ de Diderot prend tout son sens chez ce penseur avide de trouver des points de passage d’un domaine a l’autre de l’activite humaine. A une époque OI‘I l’expression de la verite represente le but ultime de tout le mouvement philosophique des Lumieres. les opposants aux philosophes (autorites religieuses mais aussi, dans la mesure OI‘I les esprits forts pensaient a l’encontre du pouvoir royal, autorites politiques dirigeant Ie royaume) Ia cherchent peut-etre plus qu’ailleurs dans l’epistolarite. La presence de l’mil scrutateur des services postaux, dont les dirigeants n’hesitent pas e faire ouvrir le counier qui anive notamment de l’etranger est denoncee, plus facilement que d’autres gestes et opinions dogmatiques, dans l’Encycloflie. (cf. «Lettres», section “Lettres des modemes“) Cet etat de fait temoigne sur la plan philosophique de la valeur croissante qui est accordee au sujet critique et au discours par lequel il se presente comme tel, l’epistolarite s’y pretant mieux que les autres genres a ce genre de discours. 63 Durant la premier quart du XVllle siecle, plusieurs best-sellers empruntant a l’epistolaire illustrant la souplesse de ce mode de communication at de production littéraire. lls deploient un panorama générique des variations de l’epistolarite, depuis la communication au naturel de Mme de Sévigne (Lam pub. 1725-1754) an passant par le manifeste philosophique et joumalistique de Voltaire (avec ses Lettres ghilosoghigues condamnees en 1734 pour leur allegeance trop manifeste aux idees philosophiques nees en Angletene), at par l’allegorisation sous fonne fictionnella du commentaire de Montesquieu, marquant la veine culturelle du relativisme en litterature (Lettres gersanes pub. 1721) On considere la Lettre sur les aveugles et la Lettre sur les sourds at M, comme une etape dans le développement intellectuel du “philosophe“ plutet que comme specimen(s) d’expression epistolaire. Ceux qui s’attachent a la Lettre sur les aveugles, y voient le “manifeste eclatant de sa philosophie originale, c’est-e-dire de son atheisme at de son materialisme biologique“ ((Euvres l: 135)56; mais ils negligent la Lettre sur les sourds et muets comme un pale reflet des intentions polemiques de la lettre precedente. Ceux qui choisissent d’interpreter la Lettre sur les sourds et muets rappellent le 57 en s’engageant dans relativisme sensualiste de la Lettre sur les aveugles l’etuda de la synesthesie, sa contrepartia esthetique. Ainsi ces deux L_e_t_t_r_e_§ attirant-elles l’attention par leurs ideas plus que par leur fonne, creant dans le public le reflexe “de chercher la Lettre sur les sourds et muets a cete de la ME jumelle sur les aveugles, parmi les muvres philosophiques de Diderot“ (guvres N: 5). Saul Daniel Brewer semble s’etre penche sur les deux lettres en joignant a la fois la perspective intellectuelle du materialisme et celle, esthetique, da sa mise en scene littéraire. Le sous-titre eloquent de son livre sur le discours das 54 Lumieres, “Diderot’s Art of Philosophizing,“ ainsi que le titre du chapitre consacre aux deux lettres (“The matter of judgment and the art of phrasing sensation“ (93-1311) ont donc l’avantage de placer philosophie at litterarite sur le meme plan. L’epistolarite ne constitue pourtant pas l’objet d’analyse principal de son chapitre. Ses deux parties, “The body of the letter (I)“ at “The body of the letter (ll)“ examinant tour a tour la Lettre sur les aveugles (98-107) et la I_._e_tt_r§ sur les sourds at muets (107-131), dans un continuum differential marque par la notion d’ “ecart“ sur Iaquelle Diderot revient diversement au cours des deux textes (98-99). Brewer observe que la veine poetique at fictionnelle de I’imagination creatrica constitue le moyen textual pratique pour Diderot de faire face a I’inadequation des textes theoriques contemporains d’un Condillac par exemple.58 Notre interpretation de ces deux textes du point de we de leur epistolarite complete celle de Brewer dans la mesure or) ii pose an effet la lettre comme genre experimental offrant son desordre en contrepoint a ce qu’il appelle le genre theoriqua du traite ou de l’expose scientifique. Dans le cadre du materialisme sensualiste des Lumieres et de leur exploration de la dimension epistemologique du Iangage, la discussion du rapport linguistique unique au monde exterieur du philosophe aveugle Saunderson dans la premiere lettre, puis Ia discussion sur les inversions comme reflet linguistique du passage d’un ordre naturel a un ordre institutionnel dans la seconde prennent una valeur exemplaire. Les Lgt_t_r_e_s representent deux facons de poser un probleme philosophique en soulignant ses racines linguistiques, deux facons d’aborder le rapport de ce probleme avec celui des genres littéraires en tant que categories Iinguistiques institutionnelles visant a circonscrire la realite des ceuvres tombant sous la coup de leur classification. (97) 65 De facon generale, comme le remarquait deja Ruth Caldwell en 1971, at malgre d’autres etudes plus recentes,59 la Lettre sur les sourds et muets “reste neanmoins une muvre meconnue“ dont “la valeur historique a ete deniee“60 et qui reste “si pau connue e cause de sa forme, ou plutet de son manque de fonne, d’ordre, ou d’argument apparent“ (110-111). On peut ainsi attribuer la difficulte des critiques a la cemer d’un point de vue, disons, stylistique, e l’absence de contours generiques de la Lettre sur les sourds et muets. Ce probleme souleve une vaste question philosophique touchant d’une part a l’arbitraire du Iangage propre a ecarter de ses categories tout element ne les respectant pas, et d’autre part a l’inadequation consequente de ce Iangage en tant qu’instrument d’identification at de classification du monde qui nous entoure, que ce soit des merveilles de la nature ou de celles de la creativite littéraire humaine. Pour cette raison, l’analyse de ces deux “lettres“ nous semble d’autant plus appropriee qu’elles constituent les premiers pas de Diderot dans 61 Par le, elles nous semblent a meme d’eclairer l’epistolarite publique. l’importance at la fonction de ce choix générique par un Diderot que ses premiers pas epistolaires dans la Lettre sur les aveugles conduisirent en prison—un Diderot que la scandale ideologique de son ecrit et de son emprisonnement consécutif a longtemps at presqu’exclusivement marque de l’epithete de “philosophe.“ Or, le traitement critique recu par les deux Lettres reserve pau de place a l’approche genrologique de l’un de ces textes (encore moins des deux pris ensemble). Il nous semble pourtant qu’en choisissent le seul medium epistolaire pour ses deux etudes sur la phenomenologie de la perception sensorielle, Diderot lui-meme attire l’attention, meme d’une facon détoumee, sur son utilisation de la lettre. Les quelques mois passes a la prison de Vincennes pour avoir ecrit la premiere ne le decouragerent pas d’en reprendre le titre pour la seconde en faisant, au debut de la Lettre sur les sourds at muets, une filiation entre les deux, d’ailleur publiees sans nom d’auteur. Cela dit, Diderot etablit cette filiation d’une facon bien singuliere. Dans la lettre au libraire qui figure en teta de la 62 ii allegue en effet sa paresse at suggere que Lettre sur les sourds et muets, les echos d’un titre a l’autre ne valent guera l’attention qu’on pounait etre tente de leur preter: “Je conviens encore que [ce titre] est fait a l’imitation d’un autre qui n’est pas trop bon: mais je suis las d’en chercher un meilleur. Ainsi, de quelque importance que vous paraisse le choix d’un titre, celui de ma L_e_ttr_e restera tel qu’il est“ (11).63 Pourquoi donc garder un titre qui valut de tels problemes a son auteur, meme pour la desavouer comme un echo mal choisi? Ce geste niant tout rapprochement entre les deux lettres apparait, d’un point de vue genrologique, comme l’inscription textuelle consciente64 d’une transgression des regles qui codifient traditionnellement l’expression epistolaire (“de quelque importance que vous paraisse le choix d’un titre“).65 Du meme coup, il appelle une reconsideration de l’epistolarite comme genre ou medium anonnal au sens de s’ecartant d’una nonne indétenninee. Cat ecart retrospectif initial de la Lettre sur les sourds et muets vars la Lettre sur les aveugles ouvre ainsi la voie a une analyse partant de l’hypothese, pourtant refutee par Diderot, que I’echo entre les deux textes repond sinon a une logique, du mains a une dynamique plus complexe qu’il n’y parait au premier abord. Nous essaierons de voir comment la configuration typographique et générique des deux textes et de leurs Additions respectives favorise une interpretation de la lettre comma fonne essentiellement hybride dont la “transgenericite’ tient du monstruaux sur un plan e la fois ideologique at thématique. ll s’agira de comprendre a quel point la rapport existant entre les 67 deux Lettres permet d’analyser plus avant la transgenericite diderotienne telle qu’elle apparait deja dans L’Oiseau blanc conte bleu. Le cadre considere comme fictionnel des fonnules d’adresse et de cleture tranditionnelles vise notamment a assurer le lecteur d’une authenticite attendue de la lettre, tout an contribuent a destabiliser les classifications opposant la fiction a la theorie, I’encadrement a l’encadre. (Brewer 101) Envisagee sur la mode de l’“ecart“66 par rapport a la nonne, que ce soit la nonne de l’ecriture epistolaire (comme semble le suggerer le choix du titre de la seconde en fonction de la premiere), ou encore Ia norme remise en cause d’une “vision“ du monde fondee sur la prevalence absolu(tist)e du sens visuel, cette problematique theorique sera liee au theme de la monstruosite an tant figure de l’ecart par excellence. L’examen de ce theme nous permettra de montrer comment “l’écriture’ identifiee at analyséa par Maria-Helena Chabut “comme ecarts“ dans la Lettre sur les aveugles (at dont nous etendrons I’application a la Lettre sur les sourds et muets) se fait finalement ecriture de l’ecart,’ caractérisee sur le plan du contenu comme de la tonne par une fascinante a-nonnalite, monstruosite oscillant entre genie at folie sur fond historique at ideologique de Iutte contre la doxa religieuse, at contre la tradition reglementee de l’esthetique du classicisme. L’histoire at la litterature se trouvent etrangement melees dans le rapport de Diderot a l’epistolarite. D’un cete, dans le cadre de l’evolution historique des genres littéraires, epistolarite deviant synonyme da liberte. D’un autra cete, epistolarite semble aller de pair avec le jeu entre fiction et realite par lequel Diderot attaquait deje les fondements de la religion a travers L’Qiseau blanc, conte bleu. Cette flexibilite reproduit au niveau microgenerique de l’muvre, Ia tendanca macrogénerique de la prose a echapper aux regles restrictives consigneas dans l’ metigue. D’un autre cete encore, Ie lien 68 phenomenologique trace entre la cecite at la prison par le biais des aveugles du Puiseaux at Saunderson, rassemblent en une dimension, celle de la subversivité, l’importance de l’une et l'autre lettre, subversivité dont la matiere est precisement caractéristique de l’écriture epistolaire, i.e., sa capacite a passer entre les maillas trop fermement senees des categories génériques.67 Enfin, sur toile de fond d’un XVllle siecle marque par une tendanca a la classification, remise an cause par la tendanca opposee des oeuvres de Diderot a echapper a toute classification, la theme de la monstruosité toumira I’approche la plus riche at la plus inclusive de tous les angles utilises jusqu’a present pour rendre compte de l’une ou de l’autre. La presence de la monstruosité dans les deux lettres indique en effet un chemin de reflexion a emprunter si l’on veut les analyser ensemble, at que cette presence, par les images, metaphores, inversions, et autres tacettes de la monstruosité stylistique ou intellectuelle, illustra le rble at la fonction de l’ecart comme principe createur, que ce soit chez Diderot en general ou dans les Lettres en particulier. 2. Ecart, ecriture, lettre Theoriser I’epistolarite revient a aborder le vaste debat philosophique at linguistique au centre duquel on trouve le dix-huitieme siecle: celui de l’ecriture et de la connaissance. C’est ainsi que Jacques Denida part de Condillac et de son Essai sur l’origine des connaissances humaines comme example type de l’interpretation proprement philosophique de l’ecriture, du fait da sa reflexion explicite sur l’origine at Ia fonction de l’ecrit, [et de son organisation] dans un discours philosphique qui . . . comme toute philosophie, presuppose la simplicité de l’origine, la continuite de toute derivation, de toute production, de toute analyse, l’homogeneite de tous les ordras. (“signature evenement contexte“ 370). 69 Salon cette pensee, et dans une certaine mesure, salon Ia pensee de Diderot, proche de Condillac a I’epoque 00 ll commence a travailler sur l’Engclogedie, l’ecriture est consideree comme la prolongation du champ communicatif, oral et gestuel.68 Renversant la hierarchie privilegiant l’oral sur l’ecrit en demontrant que le premier n’est guera plus immediat que le second,69 Denida generalise et deplace le concept d’ecriture, afin de renverser du meme coup l’idee preponderante selon Iaquelle l’ecritura (motivee par l’absence) n’est qu’une tonne de communication. ll conceptualise l’ecriture an termes d’ecart et d’espacement, demontrant que la “signe ecrit comporte une force de rupture avec son contexte, c’est-e-dire l’ensemble des presences qui organisent Ie moment de son inscription. Cette force da rupture n’est pas un predicat accidental, mais la structure meme de l’ecrit” (377). C’est aussi une force de rupture qui reflete celle a l’cnuvre dans la conception du Iangage comme arbitraire au sein de Lettre sur les aveugles et de la Lettre sur les sourds at m. Dans l’article «Encyclopedia» of: la difference entre las moyens 0 qui maintiennent cependant I’arbitraire linguistique, on constate an effet que “[I]es expressits du discours et ceux de la peinture se lit an termes d’analogie7 caracteres de l’ecriture s’etendent a tout, mais ils sont d’institution; ils ne signifient pas par aux-memes. La cle des tableaux est dans la nature, at s’oftre e tout Ie monde: celle des caracteres alphabetiques et de leur combinaison est un pacte dont il taut que la mystere soit revele“ (I: 379). Autrement dit, l’ecriture de la lettre, avant meme que le lecteur ne s’engage dans la processus de dechiftrement, pointe surtout vars la partialite de l’ecrivain plutet que vars l’objectivite de ca 2. quoi il s’interesse. Les Lettres de Diderot que nous étudions ici offrent un debut de reponse a ce mystere de la relation entre Iangage et realite dans leur traitement de 70 l’ecart, intuition du tait qu’on parle toujours “autour du pot,“ que ce qu’on dit n’est jamais I’equivalent de ce a quoi on se refere, et qu’un ecart ineductible finit toujours par separer le mot et la chose an depit de tout effort pour l’y faire adherer. La critique contemporaine prend pour acquis le fait que le desordre ou le manque de structure de l’une ou l’autre lettre témoigne de la tendanca a la digression si caractéristique de l’ecriture diderotienne-allant parfois jusqu’a justifier la quasi-obscurite dans Iaquelle demeura Diderot jusqu’au milieu du XXe siecle. Mais lui-meme, dans le corps des deux Lettres, fait allusion a la dimension contractualle (et donc generique an puissance) des digressions qu’il nomme “ecarts,“ ce qui tend a désamorcer de telles remarques avant l’heure. Rares sont ceux qui ont choisi, comme Carole Sherman et a sa suite Mary Byrd Kelly, de depasser le niveau du contenu polemique de la Lettre sur les aveugles, pour en privilegier la forme, en s’appuyant e la fois sur la theorie des genres at sur celle des actes de Iangage. Mary Byrd Kelly reoriente les approches traditionnelles des deux Ledge: pour souligner que “[t]he issue at hand is not the meaning of the Ling, but the manner in which that meaning is conveyed“ (“Saying by lmplicature: The Two Voices of Diderot in La Lettre sur les aveugles“232-33). L’importance de la tonne dans la Lettre sur les aveugles remarquee par Carol Sherman peut quant a elle aisement s’appliquer a la Lettre sur les sourds at muets: [tlhe title displays the circumstance of meditation but not its direction or significance. Nor is the subtitle, “a l’usage de ceux qui voient,’ an abstract Of content: rather, it multiplies, points to and winks at the ideal hearer- readers and is an immediate divergence from the main title to manner. (“Diderot’s Speech-Acts: Essay, Letter and Dialogue“ 22) 71 A la lumiere da cet ajustement, on peut reinterpreter les propos de Ruth Caldwell sur la Lettre sur les sourds et muets pour suggerer qu’au lieu de se desoler des pretendues maltacons du texte, il faudrait, au contraire, s’appliquer e examiner ce que peut receler son apparent manque de tonne: l’aspect la plus deconcertant de cette lettre est sans doute son double point de vue apparent: Ie titre at le debut annoncent une discussion du Iangage, tandis que la deuxieme moitie de la lettre . . . abonde en citations de poemes, at les nombreuses considerations de Diderot sur la musique et la peinture semblent s’écarter du sujet annonce. (110) Les “considerations de Diderot sur la musique at la peinture“, en s’ecartant du “sujet annonce“, nous incitent plutet a regarder du cete d’une apprehension esthetique du Iangage. L’ecart par rapport au “sujet annonce“ ne se situerait plus dans le fait que Diderot digresse et change de sujet, mais dans la fait qu’il developpe la “discussion du Iangage“ par analogie avec la musique et la peinture, s’attachant au phenomena de la representation d’autres tonnes d’expression humaine qu’il substitue ainsi au Iangage at qui fait prendre conscience de l’arbitraire de ce demier. 2. 1. L’ecart epistolaire diderotien 2. 1. 1. La substitution comme ecart: les donnees du pacte epistolaire Dans Ia pratique epistolaire publique de Diderot, la “pacte“ gouvemant “la cle des caracteres alphabetiques at leur combinaison“ repond a un processus qui s’articule autour de la notion de deviation, d’ecart par rapport e la nonne d’un discours scientifique cense etre plus direct at concis.71 A plusieurs reprises, que ca soit dans la Lettre sur les aveugles, dans la Lettre sur les sourds et muets, ou encore dans les Additions LSM, le terme d’ecart revient sous la plume de Diderot, designant e la fois l’extravagance du phenomena ou 72 de l’idee rapportes, at les libertes prises par l’epistolier dans la lettre. L’ecriture epistolaire se fait alors reflexive at perfonnative, revenant consciemment sur la notion d’ecart qu’elle est en train de realiser. Cet ecart prend tout d’abord les traits de la substitution relevee par P. N. Furbank dans sa presentation de la Lettre sur les aveugles. (A Critical Biggraphy 57)72 L’histoire veut que Diderot n’ait pu assister a I’operation de la cataracte effectuee par Reaumur qui lui en avait interdit l’acces. Depite de sa mise a l’ecart des faits scientifiques, le philosophe leur substitue la speculation intellectuelle: 73 ont moins besoin de les observations d’un homme aussi celebre spectateurs quand elles se font, que d’auditeurs quand elles sont faites. Je suis donc revenu a mon premier dessein; et, force de me passer d’une experience . . ., je me suis mis a philosopher avec mes amis sur la matiere importante qu’elle a pour objet. Que je serais heureux, si la recit d’un de nos entretiens pouvait me tenir lieu, aupres de vous, du spectacle que je vous avais trop legerement promis ! (139) Au lieu de donner a sa destinataire74 le rapport circonstancie de l’operation de la cataracte supervisee par Reaumur, Diderot pretere donc se livrer a un autre rapport, celui d’une discussion sur la sujet que la dita experience devait eclaircir. La dynamique epistolaire substitue a la vue du spectacle manque par Diderot une conversation a entendre par ecrit. Ce faisant, par la biais d’une metaphore spatiale, le syntagme verbal “tenir lieu“ opera Ie passage substitutif du niveau de perception visuelle a son equivalent verbal, l’acuite intellectuelle de la discussion philosophique. En somme, Ia rupture initiale entre les evenements e relater et la relation des dits evenements est a la fois inscrite at reparee dans la texte epistolaire. Du point de we de la destinataire lectrice de sa lettre, cette substitution se traduit 73 par un emboitement de recits: recit de l’entretien “tenant lieu” de recit du spectacle, le tout au coeur de la lettre, tenant lieu, elle, de conversation entre l’epistolier et sa partenaire. Mais la lettre physique remplace plus encore, triple substitut du spectacle de l’experience, du discours virtuel sur cette experience, que Reaumur fait aux “auditeurs’ d’apres elle, et pour finir, du discours de Diderot avec ses amis philosophes, discours tenant lieu finalement d’une experience pour le moins originale puisqu’elle se deploie a partir de rien. Tout se passe comme si cette structure de substitution agissait en objectit photographique devant constamment etre reajusté jusqu’e ce que soit trouvee Ia perspective la plus riche pour developper un raisonnement. Au cmur de cette structure, la lettre cree ainsi un rapport de substitution cumulant dans le fonctionnement de I’epistolarite les elements tondamentaux de la méthode encyclopedique d’acquisition des connaissances: la méthode de l’observation directe d’une part, le témoignage sur l’observation de l’operation d’autre part, et pour finir, la discussion sur le sujet at la valeur de l’observation finissent par devenir interchangeables. Sur la plan des genres littéraires, ces substitutions repetees signalent le compte rendu epistolaire non seulement comme structure palliative de la distance du destinataire au destinateur, mais encore comme reflet du fonctionnement des processus cognitifs humains, at par extension comme reflet presque pris sur la vit de la litterarite du rapport de l’homme au monde. L’epistolarite met an abyme sa fonction de substitut de la realite, en meme temps que celle du Iangage. Cette situation de depart, que Diderot contrele pourtant de son ecritoire, la met virtuellement dans la situation d’un aveugle partial qui aurait a compenser ce a quoi il n’a pas pu assister par autre chose, ici, philosopher avec des amis. De fait, son debut de lettre esquisse une differenciation entre, d’une part, ceux qui voient reellement mais dont l’etroitesse d’esprit diminue les possibilites de 74 clairvoyance intellectuelle et philosophique (Reaumur, etc.) at, d’autre part, ceux qui se contentent de ne pas “voir reellement’ (i.e., de ne pas assister a l’ablation da Ia cataracte) mais qui compensent cette cecite de circonstance par une acuite intellectuelle superieure (Diderot et ses amis). La lettre, “a l’usage de ceux qui voient,“ peut ainsi se lire comma le palliatif pannettant de remedier e une faiblesse: la cecite philosophique de l’intoleranca voyante (Reaumur interdisant l’acces aux faits a Diderot). Elle suggere au lecteur que sa vision (ou sa lecture) n’est pas e prendre pour acquise, at que s’imaginer en tant qu’aveugle en remettant en question ses a priori pounait precisement apporter des lumieres au mal (plutet que clair) voyant. Ironie du sort: n’est pas aveugle qui croit. La Lettre sur les sourds et muets et les Additions L§M portent la substitution motrice de l’epistolarite diderotienne a un degre supplementaire. Le titre jumeau de la lettre (justifie, quoique de facon aussi pau convaincante que ce soit, dans la lettre-preface de Diderot au libraire Bauche), se porte garant d’une parente plus profonde que la seule ressemblance, verbale, invoquee par son auteur avec la Lettre sur les aveugles. La Lettre sur les sourds et muets et ses Additions comportent de nombreux echos—cu clins d’oeil—e la Lettre sur les avggglas. Dans la partie des Additions LSM destinee a Mademoiselle de La Chaux, Diderot declare notamment: “Ce que j’imagine de l’mil convient également aux autres sens“ (53). Pris a la ‘lettre’, ca propos donne de nouveaux signes d’une dynamique substitutive en torcant la lecteur a revenir sur la Lettre sur les aveugles. Tout comme celle-oi constituait l’ultime etape d’une serie de perspectives emboitees les unes dans les autres at se substituant ainsi les unes aux autres, elle deviant a posteriori un substitut qui, paradoxalement, semble contenir en genne la discussion entamee dans la Lettre sur les sourds at muets. 75 Proteitonne, la Lettre sur les aveugles se fait du meme coup preface a la Lettre sur les sourds at muets et aux Additions LSM, leur addition virtuelle et paradoxalement preliminaire. Diderot s’y lance dans des observations philosophiques de intellectu sur les donnees entourant le probleme Molyneux, observations faisant suite a un entretien reel (ou donne comme tel) avec l’aveugle du Puiseaux, at e un entretien donne comme imaginaire avec le mathematician aveugle Saunderson. Mais des le depart, il se passe d’observer l’operation de Reaumur de visu. Dans la Lettre sur les sourds et muets, Diderot n’a meme plus besoin de se deplacer sur le tenain. Recourant toujours plus a la reflexion philosophique, il fait litteraIement venir a lui ce tenain par la biais de digressions speculatives sous forme de conversations avec successivement un sourd-muet “de convention,“ par definition imaginaire, puis avec un sourd-muet de naissance, lui aussi imagine, mais moins enclin, de par sa condition, au prejuge inevitablement acquis par la sourd-muet qui pretendrait etre tel.75 Tout se passe comme si, ayant acquis l’experience necessaire a sa reflexion sur les sourds at muets dans sa lettre sur les aveugles (“Ce que j’imagine de l’cnil convient également aux autres sens“), Diderot pouvait s’en detacher. Tout se passe, en somme, comme s’il faisait abstraction de la Lettre sur les aveugles pour se livrer e une substitution de cette discussion originelle par la Lettre sur les sourds et muets. Ce mouvement de l’experience a I’observation theorique est d’une importance primordiale car il trace le modele de la méthode critique encyclopediste que Diderot resume habilement dans la Lettre sur les sourds gt mats: “je reviens au ton de la philosophie, a qui il taut des raisons et non des comparaisons“ (29). Si l’analogia entre les differents sens tonctionne a partir de comparaisons entre eux, les enseignements a an tirer proviennent, quant a eux, d’une mise en theorie, d’un depassement rationnel de l’observation comparative. 76 Or, sans l’etude des sourds-muets rendue possible par celle des aveugles, pas de comparaisons, ni encore moins de raisons. L’abstraction, version intellectuelle de la substitution caractéristique du style epistolaire de Diderot, deviant ici l’indispensable compagnon de son empirisme philosophique, parce qu’elle mime la distance indispensable a la critique constructive, et le garantissent d’un arbitraire abusit. . La tendanca de Diderot a ‘s’ecarter’ du sujet qu’il considere se fait tendanca a s’en abstraire par la speculation. C’est dans ce sens qu’il laisse aller son imagination a la conjecture dans une digression de la Lettre sur les sourds at muets. Mettant de cete la realite physique, il imagine une sorta d’anatomie metaphysique: “ce serait, a men avis, une societe plaisante, que celle de cinq personnes dont chacune n’aurait qu’un sens; iI n’y a pas de doute qua ces gens-le ne se traitassent tous d’insenses“ (16). L’absence de ‘sens’ constitue une insultante absence de ‘raison’. Capendant, la digression sert des “vues utiles“ (Lettre sur les sourds et muets 15) car malgre son desordre, “[c]’est le pourtant une image de ce qui anive a tout moment dans le monde; on n’a qu’un sens et l’on juge de tout“ (16). Cette critique vise principalament l’argument religieux sur l’existence de Dieu, tout en refonnulant la desaccord enonce a demi-rnot par Diderot dans la Lettre sur les aveugles: “Je me contenterai d’observer une chose dont je crois qu’il taut que tout le monde convienne: c’est que ce grand raisonnement qu’on tire des merveilles de la nature est bien faible pour des aveugles“ (148). Par Ie biais de cette allegorie anatomique, ‘ajoutee’ a sa discussion des données de la perception chez un aveugle ou un sourd-muet, Diderot parvient a s’abstraire du monde des voyants pour demontrer Ie temps d’une digression epistolaire Ia relativite de leurs jugements et croyances, subordonnes a la suprematie da la vue. L’ecart 77 générique de cette digression s’enrichit d’une valeur philosophique at didactique. 2. 1. 2. De la substitution a l’addition: l’autorepresentation du pacte epistolaire Cet apercu des ramifications de la notion d’ecart si centrale au developpement des m, objet d’une autorepresentation dans le texte, ouvre la porte e l’(auto)elaboration d’une poetique epistolaire. ll permet de considerer l’experimentation diderotienne du “genre“ si difficile a definir de la lettre. Dans la Lettre sur les aveugles, Diderot s’etant ‘ecarte’ de sa discussion initiale, revient a son point de depart en s’excusant d’un “Nous voila bien loin de nos aveugles, direz-vous; mais il taut que vous ayez la bonte, Madame, de me passer toutes ces digressions: je vous ai promis un entretien, et je ne puis tenir parole sans cette indulgence“ (164). Diderot souligne le pacte (“je vous ai promis“) definissant la nature de I’echange epistolaire. Le fait que le discours epistolaire s’apparente a une conversation (“un entretien“) dont les meandres (“toutes ces digressions“) font partie du jeu (“je ne puis tenir parole sans cette indulgence“) inscrit dans le texte de la lettre les regles de sa lecture. L’“autorepresentation“ de cette rupture contractualle tout au long des lettres lui donne Ie statut paradoxal de trait générique caractérisant un “pacte epistolaire”. Diderot note l’ambiguite de cette idea dans la Lettre sur les sourds et muets, parlant de “la multitude des objets sur lesquels [il] [s]e plai[t] a voltiger“, at affirmant qu’en effet “ce n’est point un détaut dans une lettre oil l’on est cense converser Iibrement, at ou le demier mot d’une phrase est une transition suffisante“ (preface 11-12). Diderot ebauche les prémisses d’une chaine de communication infinie, communication ou le demier mot n’est qu’un lien vers le prochain, at dont les limites epistolaires se voient toujours repoussees vers celles d’une addition 78 ulterieure. Or les deux Lettres initiales de Diderot furent suivies d’Additions, digressions generiques debordant le cadre spatio-temporel des premieres, de meme que la Lettre sur les aveugles deviant Ie substitut nécessaire a l’experience insuffisante de Reaumur, et que la Lettre sur les sourds et muets sa constitue en ‘Addition’ nécessaire a la Lettre sur les aveugles. La dynamique epistolaire s’oriente ici de la substitution vers l’addition, sans pour autant qu’elles s’etfacent reciproquement, la fonction suppleante de la premiere repondant a celle, supplementaire, de l’autre.76 L’evocation periodique par Diderot dans le corps de la lettre de la tendanca a l’ecart de l’ecriture epistolaire s’accompagne des signes tout aussi recunents d’une conscience auctoriale de sa transgressivité. Diderot repete ainsi dans la Lettre sur les aveugles une formule qu’il avait deje employee pour anticiper sur les recriminations de sa destinataire qu’il imagine impatiente: “Toujours des ecarts, me direz-vous. Oui, madame, c’est la condition de notre traite” (180). Le meme scenario se reproduit dans la Lettre sur les sourds at M, or], s’excusant aupres de l’abbe Batteux comme il le faiSait aupres de Mme de P*‘““ dans la Lettre sur les aveugles, Diderot avoue: “Cette reflexion, Monsieur, me conduit a une autre. Elle est un peu eloignee de la matiere que je traite; mais dans une lettre, tous les ecarts sont permis, surtout lorsqu’ils peuvent conduire a des vues utiles“ (15). Cette variation sur la mise en lumiere occasionnee par l’ecart souligne la fonction didactique de la lettre, censee, salon l’Engclogdie, “marquer a la personne a qui elle est adressee, des choses qu’il ignore“ («Lettres», section “Lettres des sciences“ [Littérature]). L’addition, ecart epistolaire, servirait ainsi d’instrument de développement des connaissances par le retour reflexit qu’il foumit a l’epistolier. Le mode non linéaire de la lettre (“un peu eloignee;“ “toujours des ecarts“), reproduit dans un meme mouvement la demarche rhetorique de 79 l’homme de lettres et le parcours epistemologique du philosophe. Si l’un utilise les ressources a sa portee afin de pouvoir s’exprimer le plus clairement possible, l’autre demeure en quete de nouvelles observations au sens of: ca terme caractérise la double dimension verbale at sensorielle de la perception ainsi que celle de la connaissance. La tendanca a l’ecart de l’expression epistolaire en deviant par consequent la regle paradoxale d’un comportement enatique (“tous les ecarts sont permis“) evoquant a pres da deux siecles de distance Ia devise au fronton de l’abbaye de Théleme, OI‘I S’erigeait en un imperatit paradoxalement non restrictif la liberte d’action (“Fais ce que vouldras“). L’imperatit coextensit a l’énonciation d’une regle se voit chez Diderot soumis non plus a I’arbitraire, mais a une autre dynamique, celle du hasard auquel Ie Moi du Neveu de Rameau vouerait plus tard ses pansées libres at Iibertines. Diderot avoue “jet[er] [s]es ideas sur le papier, et elles deviennent ce qu’elles peuvent“ (Additions LSM 58). De facon presque identique, il annonce qu’il va “jeter sans ordre sur le papier des phenomenes qui ne m’etaient pas connus, et qui serviront de prauve ou de refutation a quelques paragraphes de ma Lettre sur les aveugles“ (Additions LA 187). La lettre diderotienne conespond au sujet qu’ella aborde: la privation des sens de la we at de l’ou’ie s'empare alors de cette forme qui la restitue verbalement, devenant par abstraction sa privation de ‘sens,’ privation de la direction lineaire plus facile e suivre d’un raisonnement logiquement structure. 2. 2. Les chemins detoumes de la transgenericite epistolaire: les Additions a la Lettre sur les aveugles et a la Lettre sur les sourds et muets Le phenomena de l’addition met an abyme le phenomena epistolaire au sens le plus large de reponse, de reaction, ou de partie prenante d’un echange 80 potential. L’addition se donne a lire comme preuve tangible de l’infinitude de la chaine communicative (dont le genre epistolaire serait un exemple representatif), comme tentative toujours renouvelee at altemee de clOture et de reouverture d’un sujet ou d’une idee. Mais parce qu’il s’agit ici de genres littéraires, et que l’addition caractérise en fait de nombreux ouvrages de Diderot jusqu’a devenir le lieu de l’originalite de son ecriture, l’examen des Additions epistolaires a la Lettre sur les aveugles at a la Lettre sur les sourds et muets ouvre une nouvelle perspective sur le rapport entre la philosophe et sa pratique littéraire. Quels que soient en effet les genres auxquels il ait touche, toutes ses entreprises se sont vues prolongées par des additions sous une tonne ou sous une autre.77 La continuation de ces textes premiers par des addenda met an muvre un retour réflexif remettant en question l’appartenance generique de ce texte, qu’elle soit au genre de la lettre ou a celui des pansées, du roman, ou du theatre. Ce mouvement de retour vers l’original, vers l’origine, poursuit notre analyse de l’ecriture epistolaire comme ecart, mais également comme ‘différance’. Pour s’ecarter de l’origine, il taut bien, en effet, y repenser d’une tacon ou d’une autre, at s’en differencier ou par defaut ou par exces, mais en tout etat de cause, toujours “par rapport a’ cette origine; mais dans la mesure 00 la retour vars I’origine témoigne d’une distance temporalle aussi bien qu’au niveau du contenu, il taut toujours s’en distancer. La publication d’une augmentation cu d’une addition materialise ainsi typographiquement le depassement des frontieres theoriques des genres littéraires dont la validite se voit non seulement recusee, mais encore ‘re-tormee’, voire ‘de-tonnee’, en protondeur. Prises une par une cu bien par deux, les Lettres et leurs Additions illustrant la dynamique de l’ecart et de la dispersion propre a l’expression 81 epistolaire. En tant que telles, les “Additions“ affichent le titre pretaciel de leur dimension transgenerique en scellant a jamais l’insuffisance du texte qu’elles completent tout en I’ouvrant. Outre l’insutfisance de l’origine, leur existence souligne en effet l’incompletude inherente a la tonne epistolaire. Mieux encore: en materialisant la relativite de l’intonnation delivree dans la lettre par la publication d’ajouts destines a la confirmer ou a la refuter, les “Additions“ renforcent, par l’experience littéraire et genrologique, le relativisme de la connaissance, et la necessite de sa remise en cause dont l’urgence motiva Diderot d’un bout a l’autre de la publication de l’Encyclopedie. 2. 2. 1. La Lettre sur les aveugles et ses Additions: une mise en scene multifonne at multigeneriqua de l’ecart En ce qui conceme le format d’ensemble de la Lettre sur les aveugles et des Additions LA, la lettre initiale se trouve, comme apres une sorta de grafte, hypertrophiee par une suite d’observations (huit au total), toutes repetant cu amplifiant, et donc modifiant a un degre plus ou moins eleve, des sujets traites dans le texte original. La courte note ou preface precedant Ia liste des “phénoménes' qu’elle annonce s’ouvre ainsi: “Je vais jeter sans ordre sur le papier des phenomenes qui ne m’etaient pas connus, et qui serviront de preuves ou de refutation a quelques paragraphes de ma Lettre sur les aveugles“ (IV: 187). C’est donc sous une torme partaitement fragmentee que les Additions se presentent, en contraste non seulement ideologique mais encore typographique avec les longs developpements discursits at nanatits de la L—M originale. Autre difference fondamentale: madame de P**“, destinataire de Lettre sur les aveugles, a tout simplement disparu de la trame epistolaire. L’ecart temporal entre les deux textes justifie aisement ce changement. C’est sur la 82 matiere de ses propres propos que Diderot revient, plutOt que sur sa Lettre sur les aveugles en tant qu’elle était adressee a madame de P*“*. Capendant, cette divergence des Additions par rapport a la Lettre sur les aveugles contamine retroactivement la reflexion consignee dans la premiere d’une impersonnalite profonde. Elle laisse a penser que la destinataire n’etait que destinataire pro forma, at que le respect de cette convention n’a pas ou plus lieu d’etre. Dans Ie retour des Additions vars la Lettre sur les aveugles, tout le cortege des fonnules d’introduction at d’adieux tennine par la signature de l’epistolier, disparait également pour se transformer et depasser Ie cadre du genre epistolaire. L’addition se fait excrescence monstrueuse, tenant directement du corps qu’elle ramifie, mais modifiant de ce fait l’identite qu’il pouvait avoir auparavant. Les ramifications textuelles des additions servant ici a retuter plus qu’a prouver la validite du tronc generique epistolaire qui les alimente, at par extension, a suggerer l’impossible identite générique d’un texte au genre dont il est issu. De fait, les nombreuses references aux debats scientifiques at philosophiques de I’epoque qui nounissent les pansées at les Lettres de Diderot, la fluidite de l’ecriture epistolaire qui s’ecarte de toute definition stable, tout cela pousse la Lettre sur les aveugles et la Lettre sur les sourds at muets vers le genre hybride du traite epistolaire. Les deux Lettres ne furent-elles pas toutes deux publiees, l’une an reponse a la reflexion des penseurs traitant le probleme Molyneux depuis la fin du siecle precedent, et l’autre en reaction au traite de l’abbe Batteux sur la mimesis comme principe regissant les beaux-arts? En meme temps, at parce que ces deux reponses adoptent d’emblee la format de ‘lettres’ (meme pour s’en detaire par la suite) elles donnent leur demarche comme enatique et non sujette a la logique rigoureuse d’un expose sciantifique, 83 definissant cette proximite entre le traite et la lettre en termes de decalage généflque. Au moment de conclure la Lettre sur les aveugles, Diderot annonce qu’il revient enfin au probleme Molyneux, an integrant sa discussion au fond intertextuel philosophique des reflexlons contemporaines sur le rapport entre sens et connaissance. ll rappelle la solution proposee par Molyneux, ajoutant que Locke etait d’accord avec ce demier, avant d’introduire dans sa discussion Condillac, “dont vous avez lu l’Essai sur l’origine des connaissances humaines avec tant de plaisir et d’utilite, at dont je vous envoie, avec cette lettre, l’excellent Traite des Systemes [car il] a la-dessus un sentiment particulier“ (172). L’envoi du ILaLé ajoute, certes, au realisme de la lettre censement adressee a Mme de Pm. Mais il designe de surcroit une rupture par rapport au lecteur anonyme de la Lettre sur les aveugles en tant que lettre publique. Soit on a lu le Traite de Condillac, soit on ne l’a pas lu, auquel cas la Lettre de Diderot fait office d’ouvrage de vulgarisation. Cette demarche suggere que la Lettre vient finalement se poser en remplacement, meme partial, du traite de Condillac, de son Essai sur l’origine des connaissances humaines, voire en remplacemant de l’Essai sur l’origine de l’entendement humain de Locke, ouvrages dont la Lettre sur les aveugles constituerait a chaque allusion cu citation un alter ego aux faces multiples, tantet traite, tantet essai, infonne et infonnel plutet que respectueux des regles univoques d’un ars poetica par ailleurs inexistant. A cet egard, Carol Sherman ramene la forme epistolaire at le dialogue diderotiens au genre de l’essai,78 trois tonnes qui se caractérisent par leur infinitude79: si dans le cas de la lettre at du dialogue Ia spontaneite joue un rele important, dans le cas de I’essai, c’est l’hypothese plutOt que la conclusion qui deviant la regle ou trait distinctif. L’opposition ebauchee entre spontaneite 84 authentique at manque de spontaneite rhetorique evoque la distinction entre oralite et ecriture que Diderot remettait en question an posant une equivalence entre la conversation (“l’entretien“) at l’echange epistolaire. La lettre se deploie d’une part sur la mode de la conversation at sur la mode de l’ecart constitue par une conversation ecrite at transmise par lettre interposée, dans une dynamique conversationnelle qui rassemble en vain dans le corps epistolaire le discours materiellement isole de l’épistolier et la repartie qu’il implique chez son destinataire. En somme, “l’oralite agressive“ qui constitue globalement le trait dominant de la production ‘ecrite’ du conteur-philosophe (Sherman), caractérise simultanement la subversivité de cette production. Elle désigne une prise de parole (ou prise de vue) auctoriale subjective, geste en rupture ideologique profonde avec l’autorite supreme du Verbe original de la tradition religieuse orthodoxe,80 “l’écart’ (Chabut). geste ebauche de concert avec la “digression“ (Sherman), ou Simultanement, les notions de I’utile et de l’agréable associees a la lecture mentionnee de l’§S_s_a_i de Condillac cultivent subrepticement, des la Lettre sur les aveugles, les frondaisons romanesques d’une lecture transgenerique de la lettre at par contiguite du traité. Tout en refusant apparemment de vulgariser la pensee de Condillac par peur de detoumer son appreciation stylistique at pedagogique du style du penseur (“les raisons sur lesquelles il s’appuie . . . sont exposees d’une maniere si agreable et si philosophique que de mon cete je risquerais trop a les déplacer“ [172]), Diderot se lance pourtant dans une sorte de resume synecdochique de cette pensee, remplacant ainsi une analyse ‘en bonne et due fonne’ du traite par un jugement prenant la forme de I’observation epistolaire et oftrant un raccourci de ce meme traite; “je me contenterai d’observer qu’elles [les raisons] tendent toutes a 85 demontrer que l’aveugle-ne ne voit rien, ou qu’il voit la sphere et le cube differents“ (173). La qualité composite de ces ajouts qui developpent “quelques paragraphes“ de la Lettre sur les aveugles l’ouvre a l’influence de liens de parente générique supplementaires. Les Additions tiennent sans doute, meme par defaut, da l’epistolarite que leur impartit leur affiliation titulaire a la Lettre sur les aveugles, d’une part, at d’autre part le neglige revendique dans celle-cl par le biais des notes “jet[ees] sans ordre sur le papier.“ Mais elles tiennent également des pansées, par la numerotation et la concision relative de la majorite des additions. Le romanesque entrapercu dans la Lettre sur les aveugles retait surface dans la huitieme et demiere addition comme en témoignent sa Iongueur at sa tacture nanative. A proportion, cette addition prend plus de place que toutes ses devancieres reunies, enflee jusqu’a devenir un récit annexe aux phenomenes jetes sur la papier.81 Telle une addition aux Additions, cette extension hers-genre foumit l’illustration renouvelee d’une impossible clOture de l’ecriture, et d’une impossible circonscription de l’ecrit par les genres. Etant donne l’ “anomalie” fonnelle du decalage de la demiere addition par rapport au format générique annonce des Additions LA, on comprend que Diderot y adopte un style different, et que la portee genrologique du style de cette huitieme observation depasse celle des precedentes. S’eloignant en ettet de la concision factualle at quasi-Objective des pansées, Diderot s’y lance dans un developpement nanatif typique des préfaces romanesques du XVllle siecle qui regorgent en references pseudo-biographiques. Visant a satisfaire des exigences de realisme, il documente avec force details la genealogie de son sujet et l’authenticite historique de son “recit’: Mlle Melanie de Salignac, parente de M. de La Fargue, lieutenant general des années du roi, vieillard qui vient de mourir . . . est fille de Mme de Blacy, qui vit encore. . . . femme distinguee par l’eminence de ses qualites morales, et qu’on peut intenoger sur la verite de mon récit.82 (189) Le fait cliniquement observe par le regard scientifique des sections precedentes se transforme ici, retransmis d’une presentation nanativisee ou l’ordre et le contenu des faits presentes signalent l’intrusion de la subjectivite: “C’est sous [l]a dictee [de Mme de Blacy] que je recueille les particularites qui ont pu m’echapper e moi-meme pendant un commerce d’intimite qui a commence avec elle at avec sa tamille en 1760, et qui a dure jusqu’en 1765, l’annee de sa mort“ (189). En outre, l’introduction de la section concernee confere un statut superlatif, mettent la nanation de “l’histoire“ de Mlle Salignac a l’ecart de l’observation des autres phenomenes, pour la rapprocher de par son enormite inclassifiable des “recits et avantures merveilleux“ definissant contes et romans dans l’Encyclogedie: “De toutes les personnes qui ont ete privees de la vue presque en naissant, la plus surprenante qui ait existe et qui existera, c’est Mlle Melanie de Salignac.“ Si la distance temporalle joue dans le passage de l’epistolaire de la Lettre sur les aveugles au romanesque des Additions, la lecture de ces demieres comme participant de ce romanesque eclaire a posteriori la debut de la Lettre sur les aveugles d’une nouvelle perspective. Diderot tentait en effet d’y persuader Mme de P*‘"‘ de la veracite des faits de son récit, résumant Ie contexte dans lequel il avait pu rancontrer l’aveugle du Puiseaux et s’entretenir avec lui: “Voile, Madame, das circonstancas assez pau philosophiques, mais par cette raison meme plus propres a vous faire juger que le personnage dont je vous entretiens n’est point imaginaire“ (140). 87 Cette affirmation conclut par ailleurs l’exposition d’un certain nombre de “faits“ dont le realisme est accentue par le present de generalite: Le jour meme que le Prussian faisait l’operation de la cataracte a la fille de Simoneau, nous allames intenoger l’aveugle—ne du Puiseaux: c’est un homme qui ne manque pas de Don sens; que beaucoup de personnes connaissent, qui sait un peu de chimie, et qui a suivi avec quelque succes les cours de botanique au Jardin du roi. ll est ne d’un pere qui a protasse avec applaudissement la philosophie dans l’universite de Paris. ll jouissait d’une fortune honnete, avec Iaquelle il e0t aisement satisfait les sens qui lui restent; mais le goat du plaisir l’entraina dans sa jeunesse; on abusa de ses penchants; ses affaires domestiques se derangerent, et il s’est retire dans une petite ville de province, d’ou il fait tous les ans un voyage a Paris. ll y apporte des liqueurs qu’il distille, at dont on est tres content. Hors de son contexte philosophique, cette presentation de l’aveugle du Puiseaux rassemble fort a une introduction romanesque, qu’on s’attendrait presque a lire sous la plume d’un Balzac... La precision et l’authenticite requises par l’exposition scientifique des preuves ou des refutations rassemblees dans les Additions suggerent retrospectivement l’imprecision at l’inauthenticite de celles amoncees dans la lettre originale, faisant se rejoindre aux detours de l’epistolarite diderotienne science at litterature. Le caractere hybride de la lettre publique diderotienne sur les aveugles ou sur les sourds-muets se donne comme le medium par excellence de l’exploration des données at conditions d’acquisition de la connaissance, en meme temps que comme le support d’un besoin fondamental de nanativiser l’origine, l’histoire, et d’y croire. Les precedes que Diderot emprunte a la rhetorique romanesque pour valider sa Lettre en usant de tennes qu’il aurait pu 88 soit choisir dans une preface, soit y employer lui-meme, soulignant le fond mixte de ses appartenances génériques multiples. Simultanement, ils suggerent que le ton de la philosophie raisonnante s’inspire de celui de la nanation romanesque. La proximite de la Lettre sur les aveugles avec une matiere romanesque s’illustre enfin dans la tendanca de Diderot a tirer ses examples de la mythologie, tusionnant a la fois la technique propre a I’essai qu’est la citation 83 at la valeur exemplaire des textes anciens, pour en souligner le d’exempla cete nanatif: “Je pounais ajouter a l’histoire de l’aveugle du Puiseaux et de Saunderson, celle de Didyma d’Alexandrie, d’Eusebe l’Asiatique, de Nicaise de Michelin.“ (166) Le fait que Diderot les cite sans toutefois les développer,84 at qu’il se contante en somme de raconter “l’histoire de l’aveugle du Puiseaux et de Saunderson“ a la place, donne parallelement cette demiere comme l’equivalent, voire le substitut des autres, ou tout au moins, comme le substitut de l’histoire de Tiresias en tant qu’elle resume ces ‘autres’ et fait lien avec la lettre de Diderot. Elevés au rang des dieux, ces “philosophes aveugles“ sont punis par aux pour avoir transgresse la limite entre l’humain et la divin e tel point que “les dieux jaloux les priverent [d’un sens] de paur d’avoir des egaux parmi les mortals. Car qu’etait-ce que ce Tirésie qui avait lu dans les secrets das dieux, et qui possedait le don de predire l’avenir, qu’un philosophe aveugle dont la table nous a conserve la mémoire?“ (166). Cette breve incursion dans la mythologie des aveugles se termine par “Mais ne nous eloignons plus de Saunderson, et suivons cet homme extraordinaire jusqu’au tombeau“. Cette phrase inscrit la nature digressive d’excursus mythologiqua dans le texte de la lettre, tout en enveloppant d’un voile “fabuleux” et fictif les motifs de l’heterodoxie d’un cas comme celui de Saunderson sur le plan religieux. Citation ecourtee d’autres hypotextes, limitee a leur seule evocation, I’incursion mythologiqua situe le texte 89 epistolaire at l’axample de Saunderson a la croisea de genres et de traditions variees, remarquables an tant qu’ils racontent des ‘histoires’, des tables. Par 00 l’on voit que les Additions, largement posterieures a la Lettre sur les aveugles, foumissent las elements d’une lecture transgenerique de leur ainee, liee a l’utilisation de figures da rhetorique nanative apparentes dans l’addition n°8 en raison de ses proportions typographiques an contraste avec la reste des Additions. Mieux encore, cette huitieme addition permet d’etablir un lien thématique at tonnel entre la l_.ettre §y_r les aveugles at la Lettre sur les sourds at muets, dont elle finit par etre presque plus proche que de la l_._e_t_tr_e_ a Iaquelle son titre la rattache officiallemant. Le caractere extremement artistique de la jeune Melanie denote an effet une sensibilite ratfinea qua Diderot n’avait 85 pas exploitee chez I’aveugle du Puiseaux, quoique l’expression de sa folle passion pour la musique rappelle les termes memes avec lesquels Diderot 86 mais qu’il développa plus abordait ce sujet dans la Lettre sur les aveugles, longuement dans la Lettre sur les sourds et muets et dans ses Additions. Cette lecture transgenerique de la huitieme addition comme morceau scientifique at littéraire trouve une confirmation extratextualle dans sa situation chronologique. Elle n’est composée par Diderot, il taut le rappeler, qua vers le debut des années 1780, quelques années avant sa mort. Au moment meme ou Diderot reprend la plume at revient sur sa Lettre da 1749 pour en prouver at refutar a la fois les ideas at la torma, sa pratique du recit n’est plus a prouver a ceux qui l’antourent.,87 Cette plume s’est an effet enrichie de Jaggues le fataliste, qu’il lit a ses familiers presque dix ans apres la redaction des contes des années 1770, a une époque or) ii avait envisage la publication da ses muvres completes at deje vingt ans apres celle de La Religieuse. A travers le temps at les textes, la relecture das ecrits philosophiques at l’ecriture des ouvrages plus littéraires fondant dans un moule poetique 90 l’exposition des ideas scientifiques de Diderot. La complementarite sensualiste des domainas scientifique at asthetique atfinne une communaute de pensee entre la Lettre sur les aveugles et la Lettre sur les sourds at muets, at ca, du fait de l’importance des arts, du Iangage, de la lecture, at plus particulierement de la musique dans la vie de I’aveugle Mlle de Salignac. La dimension transgressive da I’Addition LA n°8 sur le plan genrologique foumit ainsi un passage ideal vars une interpretation transgenerique du diptyque forme par la Lettre sur les sourds at muets at las Additions LSM. 2. 2. 2. La Lettre sur les sourds at muets at ses Additions: enonciation, destination at transgenericite epistolaires 2. 2. 2. 1. Aux abords de l'infonne, quelques remarques theoriques La Lettre sur les sourds at muets at les Additions L§M composant un ensemble encore plus ‘diftorma’ que celui de la Lettre sur les aveugles et les Additions LA. Pour les critiques de ce texte, “the crucial task has been precisely to characterize the center of energy for the meanderings of this most tonnlass of his works“ (Josephs, “The Philosophe as poet“ 143). ll semble donc approprie d’examiner du point de vue des genres les tenants at les aboutissants de ce “manque de tonne, d’ordre, ou d’argument apparent“ (Caldwell 109-110), at d’accorder une plus grande place aux Additions en tant que telles. Le renversement que nous tentons ici an privilegiant la tonne de ces Additions comme voie d’acces a celle das Lettres publiques, plutet que I’invarse, peut se concevoir comme un reequilibraga hiearchique suivant un modele denidien. Un tel reequilibrage va an effet dans le sens d’une conception de la lettre comme phenomena scriptural determine, motive, par une dynamique de l’addition. La lettre est en soi addition a une realite spatio-temporelle, a un stimulus exteriaur a sa materialite epistolaire at anterieur a sa redaction. 91 Le manque “d’argument apparent” note par R. Caldwell, at l’attitude assez generale de la critique an mal de forma a Iaquelle se rattacher, sont moins revelateurs de l’interet du texte, que de l’état d’esprit de ceux qui le soulignant, at de leur desir de depassar les problemes parfois tres specifiques abordes dans la Lettre sur les sourds at muets, afin de la replacer plus aisement dans l’evolution de la pensea de Diderot (109-110). Faisant fl des protestations de Diderot ne considerant le manqua “d’ordre“ que pour an faire une regle paradoxale, les critiques en anivant en effet a negliger ce qui ressort de ces protestations, a savoir la mise en echac du dogmatisme an tant qua volonte de domination arbitraire, absolutiste at abusive inherente a toute regle at a tout ordra. Ce faisant, ils n’en reaffinnent que plus fortement le besoin fondamental de cadres, de definitions, de categories, de “garde-tous” qua sont les genres. En ca sens, grace au quastionnement des genres qui ressort de son traitement des conventions epistolaires, Diderot s’engage de maniere refonnatrice, voire revolutionnaire, dans la renouvallement de toute forma de tradition par le biais de celui des tonnes littéraires. Quelquas annees apres la Lettre sur les aveugles, la Lettre sur les sourds et muets et les Additions LSM, lorsqu’il redigera l’article «Encyclopedia» pour la parution du cinquiema volume de l’Engclonie, c’est precisement cette idea da modele generique absolu qu’il recusera ineverenciausement, considerant la statut legislatit des genres comme le resultat de contingences historiques ayant survecu a travers les ages, denoncant l’erection abusive d’muvres ponctuellas an modeles theoriques, parangons arbitrairament choisis par quelques individus improvises legislateurs en littérature. (413) Le manque “d’argumant apparent“ qui nous interasse ici peut alors se lire comme l’illustration de l’absence d’absolu, da l’inanite de la notion d’origine sur Iaquelle toute tradition, at toute religion, s’etablissent. De fait, la forma intorma 92 de l’epistolarite diderotienne dans la Wigs, la _l___att_re__§t_ILI_e_s sourds at muets et leurs Additions respectives, se constitue comme tonne ‘originale’ par excellence, au sens OI‘J nul modele na vient en limiter la realisation au prealable, at ca malgre la ‘presance’ metaphysique du stimulus auquel elle repond at contra lequel elle s’eleva en creux.88 Pour Diderot, plus que les exigences dogmatiques d’un genre qui n’en comporte pas reellament, c’est ainsi la statut at la force legislatrica de l’idea de modele at de tradition qui sont remis an question, at a travers eux la censure editant, interdisant, et brfilant au nom da sa regle arbitraire. En insistant sur la “genericite’ de sa Lettre sur les sourds at muets at da ses Additions L§M par l’entremise de leur titre, le philosophe montre en fait une grande audaca. Il remet an cause le concept de modele, a la tradition duquel il substitue un texte ‘original’ at par la subversif puisqu’il utilise consciemment les conventions de la lettre madame et celles da la lettre ancienne. Una telle substitution ne transfonna pourtant pas l’originalite des L_e_tges an un modele a suivre, puisqu’alle repose, precisement, sur l’absence de structure prealable a toute actualisation pratique des principes qu’une telle structure archetypale impliquerait. Aussi le choix de l’épistolaire deviant-ii, plutOt que la resultat de la selection d’una tonne générique par opposition a celle du traite ou de l’essai, Ie medium ideal propre a refleter, d’une part l’absence de direction univoqua de l’acquisition des connaissances par l’entremise des sens, que Diderot tente de demontrar dans ses Lettres, et d’autre part, la fait que cette acquisition varie d’un individu a l’autre, sans conespondre exactement a aucun schema cognitif preconcu, suivant certains principes dynamiques, cartes, mais toujours de tacon originale. 2. 2. 2. 2. De la theorie a la pratique 93 Mais revenons-en a nos muets. Les conventions de base d’un destinateur at d’un destinataire uniquas, que l’on peut rattacher a la lettre familiere, sont mises a mal dans la discours prefaciel presentant les L_ett_r_§_s_ d’une part, at d’autre part dans la jeu de substitution das destinatairas qui ressort de cette presentation. 1) La valse des préfaces Tout comme l’analyse de Additions LA renouvelle la lecture de la L_em sur les aveugles, celle des lettres precedant les textes de la Lettre sur les sourds at muets at des Additions LSM foumit les elements d’une relecture genrologique de leur ensemble. Elle oftra una mise en abyme actualisee de cette relecture dans les coulisses de l’epistolarite constitueas par ces lettres prefacielles. En effet, l’attention du libraire, at par la calla du lecteur, y sont consciemment dirigées par Diderot sur la tonne du texte qu’il tente de publier, procede que l’on retrouve dans les introductions auctoriales des romans des Lumieres. Elizabeth Zawisza remarque a ce propos que [l]a position singuliera [da la preface] en marge d’un autre texte, sa dimension d’une pratique situee a la chamiere du ‘litteraire’ at du ‘social’, son caractere hybride (a la fois critique, publicitaire et fictif),89 [en] font un lieu d’enonciation ideal pour apprehender l’muvre comme systeme ouvert at heterogene. (281) Aux abords at de la Lettre sur les sourds at muets et des Additions LSM, ces préfaces dont les “attitudes esthethuas face a une norme (la doxa) témoignent des rapports plus ou moins tendus entre l’ecrivain at le cadre institutionnel de son époque“ (286), amorcent un déplacement generique de leur nature epistolaire an creant un espace propre a l’expression de ce déplacement. Imitant leurs consmurs romanesques par leur demarcha, les préfaces 94 epistolaires ont “[la] fonction fondamentale de justifier toute prise de parole pour parer d’autant mieux les coups diriges contre le texte particulier“ (291), creant ainsi “un decalage entre la theorie at la pratique“ (294) aux vastes consequences. Lettres avant les Lettres, elles tonctionnent comme des ‘additions’ preliminairas e ces lettres, mais redigeas apres-coup, additions typographiquement inversees par rapport aux textes dont elles font partie integranta, mais confinees a leurs marges. A la fois preface at posttace, discours de I’entra-deux, elles sous-entendent la solitude de la relecture de l’epistolier at le dialogue qu’il instaura simultanement avec son lecteur an leur sein. La preface aux Additions LSM, parce que ces demieres torment deja un supplement, se presente ainsi comme addition a ca supplement deja annexe a la Lettre sur les sourds at muets par son titre. Ce phenomena d’emboitement, aux antipodes d’una logique d’axposition lineaira, claire et concise, prend des proportions physiquement monstrueuses at malaiseas a concevoir dans leur ' complexite.90 ll suggere une analogie entre la lettre publique diderotienne at un organisme s’autoreproduisant sous une tonne dont la transgressivité a l’egard de l’idee meme de forma constitue un point primordial pour notre travail, puisqu’elle reflete parallelement la transgressivité des implications ideologiques at epistemologiques de la surdite comme de la cecite. Or, la preface a la Lettre sur les sourds et muets fait etat de conections probablement requises par le libraire deniere lequel grandit l’ombre du departement “Librairia' das services de la censure royale, conections auxquelles s’ajoutent celles suggerees au philosophe par ses “amis“. De fait, la lettre que nous lisons n’est pas la lettre ecrite a l’origine par Diderot, puisque “Je vous envoie, Monsieur, la % e l’auteur des Beaux-Arts reduits a un meme princim, revue, conigee at augmentee sur les conseils de mes amis, mais 95 toujours avec le meme titre“ (11). Malgre cette double recommendation, semble- t-il, Diderot manifeste son manqua d’orthodoxie en conservant le titre, at par le l’epistolarite de la L_e_ttr_e_ comme support générique de son texte. Ce schema auquel l’inespect das conventions prete son originalite, se deploie en se multipliant tout au long de la preface dans une serie d’entorses a la nonne.91 Le decalage entre le destinataire du sous-titre at le destinataire reel vient en premiere position.92 Au meme moment, l’imitation consciemment inadequate du titre de la Lettre sur les aveugles, lui-meme deprecie, inscrit d’emblee la geste de l’ “entorsa“ comme un defi aux autorites de la censure.93 Diderot affirme ensuite son desir de conserver ses citations an grec malgre 94 ca qui renversa Ie primat institutionnel des l’impopularite patente de la chose, libraires sur les auteurs tout en remettant en cause celui de l’Academie trancaise sur leurs creations. La-dessus, il attribue la “multitude“ des sujets traites au format de la lettre, en infraction par rapport a une critique qu’il dit 95 mepriser, plutet que par rapport a une autre tonne rhetorique. Non contente de prefacer la Lettre sur les sourds at muets, Du Diderot defend la principe des 96 cette associations d’idees contre la rigidite artificialle d’un expose scolastique, entree en matiere sa transfonna an lettre ouverte a tous les libraires tentes de mettre la main aux ouvrages qu’ils publient. Preface a double jeu, par consequent, elle presenta le non-contonnisme de la % at suggere celui du genre epistolaire, depassant l’ici at maintenant de la publication de cette lettre isolee pour affinner l’incontoumable approximation des categories génériques, at la subversion de leur utilisation par Diderot. La mise en circulation sans signataire des deux Lettres, a l’issue de ces préfaces transgressives, abonde encore dans le sens d’une infraction auctoriale consciente, dont le schema general d’adresse present dans l’une et l’autre lettres se fait l’echo anticipe. Cette absence de signature, compensee par 96 l’allusion cristalline faite a la Lettre sur les aveugles, témoigne neanmoins d’un glissament simultane vers le non-conventionnal at l’intorme, loin des regles elementaires de la rhetorique classique du siecle precedent. Simultanement, elle rappelle combien l’expression d’idees a l’encontre de la norme ideologiqua établie par l’Eglise s’accompagnait des dangers de la repression at de la censure. Comma l’ecart tout au long du texte, l’intonne et l’a-normal annoncent subrepticement, des la preface a la Lettre sur les sourds at muets, qu’ils vont devenir sa regle aussi bien que le lieu de sa transgressivité, tout en attirant l’attention sur la configuration enonciative des Lettres. 2) La valse des destinataires L’epistolarite redouble au niveau de l’enonciation la phenomena de la substitution evoque a propos des genres dans la Lettre sur les aveugles at les Additions LA. Cette enonciation opera sur la mode da l’echange: echange d’opinions, de critiques, va-et-viant d’un destinataire ou d’un destinataur a l’autre, ces reles etant altemativement incarnes par des personnages difterents. La diade fondamentale de l’échange epistolaire sa deforme alors en une boursouflura linguistique de multiples destinataires, entre lesquels commence a disparaitre un Diderot destinataur dont l’unite vacille. D’un point da vue genrologique at philosophique dans les deux L_etm, la multiplicite des destinataires qu’exploite Diderot souligne leur transgressivité. On assista a un ballet inintenompu de substitutions d’un destinataire a l’autre dans le corps meme da la lettre, a tel point que l’identite du (ou des) destinataire(s) se tragmente inexorablement, et que “[l]a destinataire ultime de la lettre n’est pas toujours celui qui est le premier a la recevoir“ (Melancon 227). Cela etant dit, en refletant le fonctionnement de l’echange epistolaire au XVllle siecle,97 la multiplicite, la variete at la difference des destinataires dramatisant 97 du meme coup la relativite des perceptions que Diderot entend démontrer au plan philosophique. Si l’on prend an consideration la publication, exigee par Diderot, de la Lettre sur les sourds at muets et des Additions LSM a la suite les unas da l’autre, chacune precedee de sa preface au libraire, on s’apercoit que Diderot diminue an fait l’impact direct de ses ideas novatrices, dispersant peut-etre leur force, mais diversifiant du meme coup leur expression. Cette dispersion constitue a la fois la moyen da les repandre, et la moyen efficace, parce qu’inherant a la structure d’échange de l’épistolarite, de démontrer le relativisme de la perception at l’arbitraire concomitant d’un dogmatisme absolu. La mise en ecriture de ce relativisme opera a deux niveaux de la destination epistolaire. D’un cOté, a un niveau textual, d'ordra nanatologique, Diderot inflige une série d’entorses a cette apparence rétérentielle en brouillant les canes enonciatives de la destination, qui se decline alors sur un mode fictionnel. D’un autre cete, a un niveau paratextuel, d’ordra historique et referential, la distribution des textes epistolaires grace a l’intermedlaire de Bauche, at salon les indications prefacielles donnees par Diderot, determine un niveau factual de dispersion attestant et diffractant la reception des ideas de la Lettre at de ses Additions. Le mélange de ces deux niveaux auxquels s’opere la transgression rend malaise son discemement. La tacon dont les Lamas negocient en la contoumant l’imponderable d’une formule d’adresse en debut de lettre, par exemple, ainsi que la conjonction de l’individualisation de la formule d’adresse intra-epistolaire et de la publication du texte epistolaire affichant an sous-titre la communauté des clairvoyants at bien-entendants comme usagers, facilitant la brouillage at la transgressivité ideologiques at genrologiques de la Lettre sur les sourds at muets at des 98 Additions LSM. Elles eliminent toute separation entre public at prive, permettant ainsi au ballet des destinataires de s’eployer plus avant. Ainsi, au ccnur des Additions LSM, Diderot donne publiquement sa reponse aux questions posees en prive par Mlle de La Chaux sur la Lettre sur les sourds at muets. Du fait de la formule d’adresse privee a son amie, il brouille Ia distinction entre public at privé, entre lettre officialle at lettre familiere, A l’issue de cette addition partielle a la Lettre sur les sourds at muets, il continue de repondre, toujours da facon officialle, au jugement porte publiquement sur la Lettre sur les sourds et muets par Barthier dans la Journal de Trevoux, mais reglant au grand jour un conflit indeniablement personnel. Ce faisant, Diderot reunit an un meme lieu typographique das destinataires differents que ce soit par leur identite respective (individualle ou collective), ou par la relation qui les lie de pres ou de loin a l’epistolier. De cette orchestration baroque de la destination de la Lem at de ses Additions, il ressort également, que ce soit dans l’une ou les autres, que la distribution des textes dans le temps va a contra-courant de leur destination inteme. Durant la processus d’evaluation avant la publication, c’est bien la libraire Bauche qui les recoit tout d’abord, ainsi qu’en attestant a chaque fois leurs lettres-préfaces. Celles-ci, en depit du titre general at collectit qui adresse doublement leur contenu “a l’usage de ceux qui entendent at qui parlant“ et “a M”,“ confinnent ainsi leur multiplicite en matiere de destination. Si Diderot atfirme ensuite dans la preface a la Lettre sur les sourds at muets, que “[l]a vous envoie, Monsieur, la Lettre a l’auteur das Beaux-Arts reduits a un meme principe,“ c’est pour modifier la destination contenu dans ce titre des la deuxieme paragraphe: “Je conviens que ce titre est applicable au grand nombre de ceux qui parlant sans entendre ; au petit nombre de ceux qui entendent sans parler; at au tres petit nombre de ceux qui savant parler at entendre; quoique ma 99 lettre ne soit guera qu’a l’usage de ces demiers.“ La preface transfonna at inverse le schema de la destination qu’on peut trouver dans la Lettre sur les sourds at muets elle-meme. Apres-coup, l’on s’apercoit ainsi que Batteux disparait quasiment de l’enonciation tandis que Diderot se lance dans une discussion de ses propres ideas pour en eclipser le catalyseur. Pourquoi mentionner Batteux? pounait-on alors sa demander. Avant Batteux, la libraire Bauche, qui representa l’autorite de la censure at le premier obstacle a tranchir afin que le texte puisse etre mis sous presse, deviant en quelque sorta la destinataire (ou l’intermediaire) premier, paravent incontoumable, des Lettres publiques, ca dont il reste des traces dans leur enonciation et leur redaction. Bauche occupe donc une place primordiale et strategique dans l’etablissement da la contusion ordinairement attribuee au soi- disant “manque“ d’ordra de l’ecriture at de la pensee diderotiennes. Du point de we de la Lettre sur les sourds et muets et compte tenu de la redaction posterieura de la preface, il n’est en realite qu’un destinataire second at contingent, car le texte soumis a son jugement, deja ecrit, aurait fort bien pu etre envoye a un autre libraire. Ensuite, Batteux, Raynal at Bamis, destinataires respectits de la Lettre sur les sourds at muets et des Additions offrent a leur tour une couverture ideale, pretexte facile at plausible a la prise de parole par Diderot, qui explique leur presence dans la preface ou dans la texte. Cela dit, dans les Additions L_SM, aussitet passee la preface, on decouvre encore trois sections, juxtaposees par la typographie et la mise en page du texte epistolaire, successivement adressees a des destinataires chaque fois differents, at diftérents, qui plus est, des Batteux at autres abbes philosophes mentionnes au debut. Enfin, le plus large public contemporain (tonne par le public, au sens large das gens ‘qui voient, parlant at entendent’ Iittéralement) apparait comme le destinataire virtual 100 de ces lettres officialles, double par le fanteme de la posterite a Iaquelle Diderot vouait tous ses ecrits. Mais ce public est lui-meme e nuancer dans la mesure cu Diderot inclut dans les Additions LSM le petit nombre des destinataires sachant entendre at parler, au sens figure, cette fois. Ce nouveau groupe se superpose en creux (et se substitue) e tous les autres du fait de l’écho qui le rattache au sous-titre de la Lettre sur les sourds et muets at de la Lettre sur les aveugles. S’en degage une contusion savamment organisee au sans cu l’elite des seuls philosophes auxquels Diderot pretend pouvoir communiquer quelque chose appartient, sinon au camp oppose a celui de la censure, du moins a un camp divergent, at marque de ce fait par son ecart vis-a-vis de la ‘nonne’. Les Additions font devier plus encore la destination originelle de la ,l_.e_ttg sur les sourds at muets (i.e., I’abbé Batteux), puisqu’elles sont en fait destinees a l’abbe Bemis. Diderot s’excuse dans la preface d’avoir detoume les propos de celui-ci dans sa Lettre, tout an demandant a Bauche d’anvoyar la Lettre et les Additions non seulement a l’abbe Bamis, mais encore a l’abbe Raynal, dont le Mercure pounait an assurer Ia publicite. Les trois sections composant les Additions LSM (Avis a plusieurs hommes, Lettre a Mlle de La Chaux, Observations “sur l’extrait que la joumaliste de Trevoux a fait de la Lettre sur les sourds et muets“) ont donc Raynal at Bemis comme destinataires premiers, par- dela l’inexactitude du sous-titre avouea dans la Lettre sur les sourds at muets. Capendant, dans la mesure cu c’est Bauche qui doit faire passer le texte de Diderot aux deux abbes, on peut considerer qu’il leur soustrait temporallement le statut de destinataires premiers et les rend secondaires au cours de la distribution temporalle du texte imprime. Pour sa part, l’abbé Bemis disparait de la scene enonciative comme destinataire ‘inteme’ des Additions, puisque chacune des trois sections juxtaposees evoquees plus haut est adressee e un 101 destinataire different, creant de ca fait un nouvel emboitement dans la destination des Additions LSM. Ces trois destinataires intemes appartiennent tous a un niveau equivalent at partage de degre troisieme dans la distribution de la lettre mais premier dans leur individualite respective. Neanmoins, parce que l’Avis inclut Ia mention “lettre qui suit,“ renvoyant a la lettre a Mlle de La Chaux, cette demiere perd le statut de destinataire premier. Elle deviant destinataire second dans le corps des Additions tout en rastant destinataire troisieme, au cete de l’Avis et des Observations, dans la succession temporalle de la distribution de la Lettre sur les sourds at muets at des Additions LSM. Cette section des Additions LSM, on l’on reconnait exterieurement les signes de l’epistolarite: formule d’adresse an bonne et due forma, signature, est aussi (nous en discutarons plus loin a propos du theme de la monstruosité) la partie des Additions ou Diderot expose ses ideas les plus audacieuses, peut-etre d’autant plus qu’elles sont l’objet d’une discussion suscitee par une femme, comme l’Avis le fait respectueusement remarquer. Cette introduction pretacielle, an somme, de la lettre a Mile de La Chaux, Diderot l’adresse en fait a ces mysteriaux “plusieurs hommes,“ en dejouant plus encore toute vaine tentative d’eclaircir la destination dans les Additions LSM. Quant e Barthier, ll finit par etre quasiment exclu du banc des destinataires de ces demieres des la premiere reponse de Diderot aux objections citees de son article. C’est alors la public du debat d’idees toumant autour de la Lettre sur les sourds et muets qui deviant destinataire de l’histoire du conflit entre le philosophe at la jesuite: Diderot se refere a lui non par le tu ou vous auquel on s’attendrait, mais a la troisiema personne. Au moment de lui renvoyer la balle, present dans cette partie des Additions L§M sous la seule appellation indirecta de “joumaliste de Trevoux,“ Diderot semble s’adresser aux 102 lecteurs du Journal, ou tout au moins, a ceux ayant lu “l’extrait que le joumaliste de Trevoux a fait de la Lettre sur les sourds at muets“ (61 ). 3) Les masques du destinataur: de l’epistolarite a la fiction Au milieu de la confusion resultant de ces jeux de substitution dans la destination de la Lettre sur les sourds at muets et das Additions LSM, il ne taut pas en negliger l’origine, pele destinataur de la communication epistolaire diderotienne. Sur la plan de l’enonciation, la lettre familiere conespond a “l’expression d’un je non metaphorique (celui qui signe est bien celui qui dit je) a l’adresse d’un destinataire, également non metaphorique [qui a pour fonction] d’eliminer du corpus epistolaire au sens strict le roman epistolaire, la «conespondanca littéraire» . . . at les lettres fictives“ (Melancon 47). Pourtant, comme nous venons de le voir dans la Lettre sur les sourds at muets et les Additions LSM, si ces lettres melent les dimensions publique at privee, familiere at non familiere, elles se caractérisent en outre par une dispersion du destinataire an une multiplicite de recapteurs reunis dans un meme texte. Qu’en est-il du destinataur at da la fonction destinatrica a l’unite de Iaquelle tous ces recepteurs renvoient par detaut? Dans les Additions LSM plus encore que dans la Lettre sur les sourds at mtg, la valse des destinataires fait perdre de vue l’identite du destinataur. La publication de ces textes mine de l’interieur sa non-metaphoricite potentialle en lui substituant l’anonymat. Cela etant, la lettre s’ecrit toujours deje en reponsa a quelque chose, fut-ca une absence de communication. Diderot-destinataur, au moment OI‘I la plume eftleure la parchemin. s’affinne ainsi dans la double position de destinataur-destinataire inherente e son statut d’echangiste epistolaire. Des Iors, la diversite enonciative des Additions L§M reflete 103 l’impossibilite pour le critique de pretendre isoler le je de I’epistoliar dans son discours: il se manifeste a la fois comme le je-destinateur, donc comme le tu- destinataire de plusieurs echanges, differencies par plusieurs situations discursives en fonction de l’autre da la communication. Cat autre se module dans sa relation au destinataur des Additions LSM par la nature de l’echange pre-epistolaira reflete en creux dans les Additions, qu’il s’agisse des “Lettres sur la phrase“ da Batteux, das recommendations de Bauche, des vagues reproches, meme anticipés, de la part des “plusieurs hommes“, des questions de Mademoiselle de La Chaux, ou das extraits raproduits du joumaliste de Trevoux. De tels échanges témoignent a leur tour das variations de la reception du texte da Diderot dont ils portent la trace. Ces variations reflechissent respectivement non seulement les échanges bipolaires supposes entre Diderot at Bauche, Diderot at Batteux, Diderot at Bamis, Diderot at Mile de La Chaux, Diderot at Barthier, Diderot at le public, mais encore la diversite des cercles sociaux dans lesquels chaque individu evolue par rapport a l’autre ou aux autres. Ainsi de par cette diversité, le destinataur apparait dans l’espace epistolaire de la Lettre sur les sourds at muets at de ses Additions sous des masques divers: epistolier face au libraire, philosophe, linguiste, et critique littéraire 98 face a Batteux, Bemis at tous les participants de pres ou de loin au debat contemporain sur I’imitation de la nature at l’invarsion syntaxique, ami face a ceux que represente Mlle da La Chaux, ou encore polemista anti-religieux aux prises avec la critique des partisans du joumaliste de Trevoux. “Chaque esprit a[yant] son telescope“ (ct. pensee philosophique n°24 [26]) las destinataires se transfonnent en autant de telescopes regles sur un destinataur insaisissable, an autant d’auditeurs a l’affut du dechiftrement de ses ideas. 104 Cette maniere de procéder dans la combinaison des difterents échanges ayant lieu dans les Additions LSM eclaire retrospectivement la demarche didactique et hermeneutique de la Lettre sur les sourds et muets, at souligne I’epistolarite intrinseque de tout echange. La diversite sur Iaquelle nous insistons, qui fait ainsi coexister sur la page epistolaire des discours par ailleurs etrangers les uns aux autres, souligne a fortion' outre la relativite de la perception, celle de l’acquisition des connaissances par l’entremise des sens. Leur inclusion simultanee dans le texte epistolaire (lettre at additions y comprises), reunissant leurs perspectives par rapport a Diderot en un meme lieu at un meme temps ineels, evoque la dimension de canefour de l’épistolarite. S’il resulte de cette inclusion une diffraction du pele destinataur de l’échange epistolaire, ii an ressort également une idea objective de la diversite des perceptions at des opinions de “plusieurs“ personnes de sexes at de formation intellectuelle differents, tout en rendant concevable, perceptible et presque palpable l’impossibilite d’une perception unique at vraie du monde.99 Au niveau la plus large de la reception des textes de Diderot, tous ces moments de la Lettre sur les aveugles, de la Lettre sur les sourds at muets, ou de leurs Additions—la scene fictive entre Saunderson at Holmes et la rapport fictit de William lnschlit contradictoire par rapport au récit precedent, mais aussi l’echange imagine entre l’aveugla du Puiseaux at le magistrat, I’entretien de “deux heures’ entre Diderot at madame de P“'““, celui imagine entre le sourd- muet ‘de convention’ et Diderot, les lectures concunentes de quelques vars d’Horaca, ou encore la soi-disant rencontre entre le sourd-muet ‘de naissanca’ at la pere Castel,100 le face a face par commentaires interposes entre Diderot at Barthier, celui entre Diderot at son Libraire, la récit extraordinaire sur Melanie de Salignac)—torcant la lecteur a des operations mentales d’ajustement a une telle diversite de situations, a la lumiere de sa propre experience, a effectuer 105 observations, comparaisons at jugements forcements ralatifs. La situation du lecteur an general elargit celle du destinataire de la communication epistolaire. La misa a mal de l’unicite at de l’authenticite attendues de la parole enonciative, finissent par aneantir les soubassements de l’autorite de celui qui dit je. D’un point de vue ideologique, cette remise en question, par son mal- traitement des conventions epistolaires, traduit un dilemma a la portee considerable. Elle se constitue an quastionnement littéraire du probleme metaphysique de l’existence da Diau en tant qu’origine du monde, en tant que source de verite, source da la verite de son histoire, en quastionnement somme toute de l’existence d’aucune Vétlié.101 Le jeu da masques qui resulte de la dispersion de la destination epistolaire n’en suggere pas pour autant que tout est fiction. ll evoque plutet l’impossibilite fonciere de degager categoriquement la fiction de la realite, at celle d’en definir les limites respectives. La construction enonciative des Additions e la Lettre sur les sourds at M demontre que la verite at l’authenticite pretendument referentielles du discours epistolaire reposent en fait sur un reseau relationnal aux ramifications sans fondement. Strategiquement orchestre par Diderot, la ballet des ja at des tu se detait de toute personnalisation referentialla. A travers les Lettres at les Additions, il deplie les chatoiements multiples du prisme de la perception comme autant de clets menant vars des recits phenomenologiques traitant diversement du meme objet. C’est la metaphoricite epistolaire du je (coextensive e la disparition du destinataur du discours epistolaire), sa capacité linguistique a la fictionnalisation du sujet, sa capacité a la fluidite sur la mode da Ia substitution, qui pannettant e Diderot d’exprimer at d’illustrer tout a la fois la relativisme sensualiste des Lumieras an exploitant les ressources enonciatives de I’epistolarite. En d’autres tennes, I’exploitation des ressources de l’epistolarite, par sa proximite avouee sous forma d’ecart avec la conversation, souligne Ia 106 souplesse generique da la lettre, tout en signalant un lien fondamental at transgressit entre l’épistolaire et la fictionnel. La je at le tu censés éliminer du “corpus epistolaire au sens strict le roman epistolaire, Ia «conespondance littéraire» . . . at les lettres fictives“ (Melancon 47), finissent immanquablement par les y ramener. Dans le contexte de la popularisation du relativisme phenomenologique de l'epoque, cette diversite deviant l’illustration genrologique de la facon dont l’ecriture epistolaire de Diderot poursuit concunemment un objet philosophique at son objectivation linguistique. La cohabitation de destinataires divers dans les Additions a la Lettre sur les sourds at muets boursoufle at fait eclater le champ de la lettre defini comme support d’un echange bipolaire. Dépersonnalisante, la diffraction des peles destinataire at destinataur matérialise Ia tendanca notoire de Diderot a l’addition, que nous avons interpretee comme catalyseur d’un depassement des limites génériques imposees a toute oeuvre par la tradition. En sens inverse, la multiplication anamorphiqua de la fonction du destinataire en des figures successivement differentes, parallele a une demultiplication de la figure du destinataur en plusieurs masques epistolaires, met an relief la metaphoricite respective de leur identite. Le réseau communicatit des relations epistolaires mises en muvre dans les Lettres de Diderot reflete avec deux siecles d’avanca Ia conception benvenistienne d’un je-sujet seul actualise dans la pratique linguistique, qui suppose le faire-valoir d’un tu-interlocuteur (je-sujet en puissance) inherent a la dynamique de sa performance. L’addition epistolaire, insertion genrologique d’un nouveau destinataire, en multipliant la variete d’interpallations e divers destinataires, engendre une transgression des conditions de sa mise en scene. D’un cete, las limitations de l’ecrit sont transgressees par des references constantes a l’oral, par l’utilisation 107 d’un style conversationnel dont le natural ou le neglige visant a faire oublier la mise en scene epistolaire d’un destinataur qui se met a son ecritoire en teignant de ne pas y etre. Cette oralite deviant le lieu d’une mise en abyme structurelle de la lettre comme conversation, mise en abyme du conversationnel comma modele de l’echange epistolaire. Elle deviant l’occasion d’une deviation qui transfonna l’ecart stylistique diderotien en demonstration philosophique de la vanite des classifications generiques. De l’autre cete, l’oral sa trouve an contradiction avec la nature ecrite de la lettre qui le met an echec. La reunion at la mise en “presence’ typographiques simultanees de tous les destinataires dans la corps de la lettre provoquent an effet une rupture logique avec la realite, dans Iaquelle jamais ils ne se trouveraient au meme moment au meme endroit. Capendant, une telle reunion a finalement pour effet d’evoquer cette realite avec une certaine objectivite phenomenologique, quoique calle-ci puisse paradoxalement ‘manquer’ de realisme at de logique dans sa verbalisation—rappelant en cela Ie “desordre apparent“ reproche e Diderot dans ses Lamas La lettre ainsi concue comme “canefour“ spatio-temporel ou “non-lieu“ de l’ecrit102tavorise un va-at-vient vertigineux dans le chronotope epistolaire. En l’apparentant aux espaces-temps des recits fictionnels du XVllle siecle, elle permet de marquer la valeur ideologique de ces recits en tant que defi at contrepoint a l’assise theorique d’une conception dogmatique at prescriptive des genres littéraires. lls mettent en couvre une philosophie de la perception debanassea de tout fondement theocentrique, ainsi qu’une pratique des genres littéraires dissociee d’un dogmatisme hieratique continuant les efforts centralisateurs at unificateurs de l’ideologie at de l’esthetique du siecle de Louis XIV. 108 3. “De-monstrer" par lettre interposee: l’écriture de l’ecart 3.1. Fiction de la destination epistolaire, destin de la fiction epistolaire Ainsi, le passage de l’epistolaire au fictionnel, d’un mode theoriquament domine par la referentialite a un mode taussement referential s’opere dans les Lettres de Diderot par la fictionnalisation des ‘rOIes’ de destinataur et de destinataire da l’echange entre epistoliers. Par la biais de cette dimension metaphorique de la communication ecrite, le lecteur anonyme a la possibilite de se glisser dans la conversation lancee par Diderot avec plusieurs destinataires comme auditeur at comme lecteur d’un récit marque par une oralite qui, meme couchee sur le papier de la lettre, reste “agressive”. La fiction da la destination agit comme un element perturbateur faisant parallele a la dimension transgenerique de la conversation. Inseparabla de la pluralite de cette conversation par ecrit, la “mélange“ de cet “accouplement entre especes differentes[,] signala at renforce emblematiquement un principe d’hybridation partout a l’muvre chez Diderot“ (Starobinski, “Le philosophe, le geometre, l’hybride“ 21 ). Cette hybridite cree a son tour la pont103 par lequel se rejoignant Ia public at le privé, le lecteur contemporain at celui de la posterite, rendant possible I’etablissement de triangles epistolaires constitues de l’epistolier, du destinataire at du lecteur—ces trois rOles se pretant a diverses incarnations. Herbert Dieckmann dans la premiere de ses Qing Iflns sur Diderot, repere la presence dans la texte diderotien d’un interlocuteur “familiar“ permettant au dialogue de s’etablir, mais sans raster cloitre dans l’ici at maintenant historiques da Ia redaction, avec un interlocuteur assez vague pour que s’elargisse le dialogue vars la plus grand public qui soit: Ia posterite.104 Rosalina De la Canera identifie également un schema communicatit triangulaire dans la trame enonciative des oeuvres de Diderot."05 Elle y releve notamment, dans les lettres de la preface-annexe de La Religieuse, l’inclusion repetee d’un 109 troisieme personnage, element aleatoire indispensable a la poursuite de la mystification du marquis de Croismara. Ce troisieme element, veritable point de liaison entre la je at Ie tu des differents “personnages“ du dialogue (epistolaire, rappelons-le), permet l’insertion de details historiques at l’elargissement de la chaine conversationnelle par-dela le texte a proprement parler. Le texte epistolaire sert en somme a pieger par ecrit les apparences vraisemblables d’une realite au fond fictionnelle. Aussi la religieuse commence-t-elle soi-disant par ecrire, non au marquis son bientaiteur, mais a son cousin, le comte de Croismara. duquel elle dit tenir l’adresse ou le marquis reside.106 (12-13) Des Iors, Ia precedence de ca contact exteme par rapport a l’echange epistolaire entre Suzanne at le Marquis consacre le passage d’un echange binaire a une communication temaire. Ella ouvre par cet echange la possibilite de I’epreuve de realite. Une telle triangularite parait influencee par la structure inherente de l’epistolarite an general, dans son utilisation par Diderot an particulier. Toute lettre, qu’il y ait indiscretion ou intention rhetorique, peut an puissance etre lue par quelqu’un d’autre que le destinataire intentionnel d’une conespondance deje établie. En outre, du fait que les Lettres auxquelles nous nous interessons ici sont “publiques,“ leur reception suppose d’emblee ce schema a trois voix. De l’exterieur, Diderot qui, en tant qu’auteur, n’a aucun contrOle sur l’identite effective de la troisieme de ces voix, se fond dans son personnage sous la masque qu’il revet par le biais de l’instance du locuteur diversement apprehende par chacun des locutaires regroupes dans la corps de la lettre.107 De l’interieur, cette structure ouverte qui s’agrandit constamment transfonna las vous divers de ces destinataires en personnages d’un dialogue mis an scene par un Diderot devenu lecteur de lui-meme dans ses préfaces. La distance qu’il insuffle dans ses propres lettres resonne aussi de l’exteriaur, puisque la Lettre 110 sur les sourds et muets ou ses Additions sont luas par d’autres que les destinataires diversement inscrits dens la trame epistolaire, ces autres que l’ouverture de la lettre inclut en puissance. Cette dynamique temaire caractérise le fonctionnement des préfaces epistolaires dans le Lettre sur les sourds et muets at ses Additions, ou le passage oblige par la libraire, at par l’oeil de la censure, materialise deja les fondations trilogiques de l’epistolarite diderotienne. Une telle ouverture est plus significative encore sur le plan genrologique, parce que Diderot se sert de ces préfaces pour ecarter precisement la censure et faire fi des conections qu’elle suggere en las inscrivant en leur sein, y affirmant einsi sa liberte. La conclusion de la Lettre sur les sourds at muets oftre un exemple da l’ouverture de la diede ja-tu conventionnellemant associee e l’epistolarite. Addressee a l’abbe Batteux qui, disparu du texte, y ressurgit en fin de course sous la forma d’un “Monsieur“ identifiable, la lettre abandonne pourtant le demier mot a un “on“ anonyme. A la relecture, ce “on“ se remarque periodiquement dans la texte, au gre de fonnules telle que “L’on m’objectera peut-etre que si, (etc)“ (49). Ce glissement de I’échange binaire vars un echange temaire semble finalement faire du “on“ sinon le destinataire principal (reprenant peut-etre l’indetermination du demonstratit “ceux“ du sous-titre de la lettre), du moins un interlocuteur vague, plus vague que l’ebbe, ni tout-e-teit tu, ni tout-e-tait il, interlocuteur direct via l’ebbe dont il peut endosser las opinions, at tierce personne, temoin de l’interpelletion de I’abbe par Diderot. Cette impersonnalite du tiers, tout e la fois inclus at exclu, a qui Diderot laisse la parole, rejaillit sur le je de l’epistolier, apparaissant finalement lui-meme comme simple personnage d’un jeu de rele ouvert e tout lecteur. L’intrusion chez Diderot de la troisieme personne dans la schema de base binaire de la communication, amene e reconsiderar la distinction faite per 111 Benveniste entre discours at histoire. Du fait de la predominance de le premiere personne de l’epistolier, ainsi que du va-et-viant entre destinataur at destinataire, aussi difficile a detanniner soit-ll, I’epistolarite se rapproche de le notion de discours at du temps present.108 Per opposition, la récit est, lui, domine par la passe simple at par la troisieme personne. Or, le “on“ anonyme subtilement interpose entre la premiere personne de l’epistolier at celle, premiere également, quoiqu’en differe, du destinataire de la _L_SM, incame la troisieme personne, la “non-personne,“ celle dont on parle en son absence. Diderot, an inserent ainsi ce “on“ dans la lettre, accuse parallelement son absence en lui conferent ca statut de non-personne ou da personnage de récit. Cette strategie enonciative se double d’une fictionnalite mise en place e travers les temps verbaux d’une tecon qui remet en cause l’opposition peut-etre trop categorique que Benveniste fait entre present at passe simple. C’est plutet sur la mode de l’hypothese scientifiqua at syllogistique, d’une part, mais aussi littéraire at imagea d’autre part, que se deploie la “polyvalence temporalle“ (Melancon 36) qui caractérise l’ecriture epistolaire de Diderot. Dans les innombrables epostrophes des Lettres, las echanges, imagines, eu lieu de se poursuivra sur la mode conditionnel epproprié e la nature speculative du propos de l’epistolier, sont en fait communiques per la structure du present allie eu futur, structure plus convaincante per se “valeur argumentative“ (Melancon 336). Abondents dens l’une at l’autre Lettres, de tels échanges reproduisant de facon microlinguistique leur fonctionnement macrolinguistique. Nous avons vu que la réflaxion philosophique, insetistaite de la matiere que l’experience lui ottre,109 aboutit a one abstraction progressive de cette experience. L’imagination creatrice, symbolisee par la conjonction “Si,“ an prend le relais syntaxique—dens le reflexion des philosophes sur le sujet de l’experience non observea, ou encore dans la mise en scene du sourd muet de convention et de 112 reconstruction intellectuelle de l’ecquisition du Iangage, par exemple. Comma les philosophes dissertent sur un sujet sciantifique dont ils n’ont pas toutes les donnees mais qui pique leur curiosité, “la lettre reussit a abolir l’absence qui la rend nécessaire at elle cree une temporelite specifique, un present epistolaire“ (277-278).110 Ce present at cette temporelité, imegineires tout an communiquant une certaine tactualite, parviennent a creer l’illusion referentialle d’un realisme propre a la fiction au XVllle siecle. Cette illusion tonctionne d’autant mieux que sa “reference implicite est la parole, conversation, entretien ou dialogue, qui suppose deux interlocuteurs presents physiquement l’un e l’autre“ (ibid.).1 1‘ Accompegnant la desintegretion du cadre énoncietit de la destination epistolaire, le fiction chronologique de la lettre parvient e faire s’ecrouler les cadres spatio-temporels de la perception ordinaire. Son espace-temps phenomenal reunit le temps et son contraire, l’absence at la presence, le nonnel at I’anonnal dens una superposition monstrueuse de “l’immediatete de la parole at [du] differe de l’ecriture, [de] la parole comme continuum ou lien et [de] l’ecriture comme discontinuite ou separation“ (Buffet, cite dens Melancon, 277- 78). 3. 2. Fictions monstrueuses at de-monstretion epistolaire dens la Lettre sur les aveugles. Le fait que la tonne des lettres touche e “l’in-fonne“ suggere une parente dynamique entre le structuration originale du genre autour des “ecarts“ da la conversation, telle que la decrit Diderot dens ses deux Lettres, et la monstruosité chaotique associee e l’in-fonne ou tonne multiple, anamorphiqua. L’instence avec Iaquelle il revient constamment sur les ecarts de se pratique epistolaire tend ainsi a “de-monstrer" l’intorrne, at e lui attribuer une place au 113 sein d’un “continuum inintenompu de tonnes veriees“ (Cunen & Greille 9). Mais au XVIlle siecle, qu’on soit dans la camp des philosophes ou dens celui de la religion, tout ce qui ne se range pas sous la rationalisme des classifications utilisees de part at d’autre deviant monstruaux.112 La monstruosité se pose comme un probleme relevant de la taxinomie, du Iangage. D’Holbach la saveit bien, qui denonceit I’echataudage cultural soutenant le concept de monstruosité: “ll ne peut y avoir de monstres, ni prodiges, ni merveilles, ni miracle dens Ie nature. Ce que nous appelons das monstres sont des combinaisons avec lesquelles nos yeux na sont point familiarises“ (Cunen & Greille 7). La monstruosité a la faculte de destabiliser les notions fixes at traditionnelles associees a la nonnelite sans pour autant les renverser, comme lorsque Diderot bouscula la notion de perception “claire“ visualle ou auditive pour en examiner les presupposes ideologiques. Probleme relevant de la taxinomie, du Iangage, donc, at par consequent, des genres littéraires. En ce qui conceme I’epistolarite, ca probleme s’articule autour de l’utilisetion de la fiction ou metaphoricite inherenta au schema de l’enonciation dans la Lettre sur les aveugles, la Lettre sur les sourds et muets, at leurs Additions respectives. Leur metaphoricite enonciative est mise en abyme par celle da l’enonce, dens lequel se glisse la monstruosité non seulement a un niveau thématique mais encore et peut-etre surtout e un niveau metaphysique. Pour esseyer de contrar l’evidence physiologique at las consequences philosophiques du proverbial “ii an est de l’esprit comme de I’mil; il ne se voit pas. Il n’y a que Diau qui sache comment Ie syllogisme s’execute an nous“ (Lettre sur les sourds at muets 55). Diderot procede a das substitutions d’ordra metaphysique, metaphorique. L’cail personnifie en un etre de vision resume la condition humaine, douee d’una intuition metaphorique fondamentale, sorta de pouvoir poetique d’imaginer ca qui fait defeut a ses yeux, at de sans cesse aller 114 au-dele du “cachot’ qu’est la vie pour Saunderson comme elle l’avait ete pour Pascal. Ainsi va l’ecriture epistolaire, privee dens se redaction du vis-e-vis qui ne Ia conditionne pas moins, preferant dans la Lettre sur les aveugles le récit metaphorique d’une conversation entre philosophes e l’experience reelle dont Diderot avait ete spolie. Suivant Saunderson jusqu’e son tombeau dens ca qui se presente apparemment comme un recit véridique, il s’engege successivement dens deux versions contradictoires de la mort de l’aveugle et philosophe.113 Traduction fragmentaire soi-disant obtenue d’une biographie ecrite par des familiers de Saunderson at, toujours soi-disent, annexea aux Elements d’elgebre du mathematician, la premiere version de son deces met an scene une quasi conversion de I’aveugle athee: “Le monde est etemel pour vous [monsieur Holmes], comme vous etes etemel pour l’etre qui ne vit qu’un instant. [...] Cependant nous passerons tous, sens qu’on puisse assigner ni l’etendue reelle que nous occupions, ni la temps précis que nous aurons dure. Le temps, la matiere, at l’espace ne sont peut-etra qu’un point.“ Saunderson s’egite dens cet entretien un peu plus que son etat ne le pennettait; il lui survint un acces de delire qui dure quelques heures, at dont il ne sortit que pour s’ecrier". “O Diau de Clarke at de Newton, prends pitie de moi!“ at mourir. (169) La deuxieme fin, autre traduction fragmentaire, appuie indirectament sa veridicite e grand renfort publicitaire de titre, da nom de maison d’edition, details typiques des fictions romanesques du siecle, at visant ici e rendre vraisemblable l’existence d’un ouvrage que William lnchlift, pourtant reel disciple de Saunderson, n’ecrivit jamais. Cette seconde version propose quant a elle Ia fin 115 paisible d’un pere entoure de ses enfants, mais sans faire mention aucune de le presence du ministre Holmes e son cete. Insensiblement, cependant, toumant la page ou passent au paregraphe suivant, comme si la dialogue entre l’homme d’eglisa et l’athee s’attenueit par megie dans le brouhaha de la conversation, il semble que c’est plutbt son disciple, M. William lnchlif, qui ne vit Saunderson que dens ses demiers moments, at qui nous a racuailli ses demieres paroles . . .: “Je vais, dit-il [e sa tamille] cu nous irons tous . . . . Ja renonce sans peine e une vie qui n’a ete pour moi qu’un long desir, et qu’une privation ccntinuelle. Vivez aussi vertueux at plus heureux, et apprenez e mourir aussi trenquilles.“ ll prit ensuite la main de se femme, qu’il tint senee entre les siennes: il sa toume le visage de son cete, comme s’il eat cherche e la voir; il benit ses enfants, les embrassa tous, at les pria de se retirer, parce qu’ils portaient e son eme des atteintes plus cruelles que les approches de la mort. (170) Le melancolie que Diderot souhaite au lecteur-spectateur de ces tableaux e la Grauze n’elimine pas le soin qu’il a pris e traduire, quoique mal, salon ses dires, ca passage (1’ un ouvrage imprime a Dublin en 1747, et qui a pour titre: The Life and Character of Dr. Nicholas Saunderson late Iucasian Professor of the Mathematics in the niversi of ambrid e' b his disci la and friend William lnchlif, Esg. lls y remarqueront un agrement, une force, une verite, une douceur qu’on ne rencontre dens aucun autre ecrit, at que je ne me flatte pas de vous avoir rendus, malgre tous les efforts que j’ei faits pour les conserver dens ma traduction. (170) 116 Sens marquer de rupture dens le fil “de le conversation“ nanative, cette juxtaposition de deux versions contradictoires du meme evenement (la mort sereine en tamille contra le delire contessionnel avec la prelat) constitue neanmoins une abenetion au niveau de la logique at de la vraisemblence les plus fondementales.114 La scene entre le mathematician aveugle Saunderson at le prelat “clairvoyant“ Holmes est l’occesion d’un dialogue enime sur l’existence de Diau, l’un refusant de se rendre a l’ergument des merveilles de la nature (inoperant devant sa cécite), que l’autre tente d’opposer a son relativisme athee at sensualiste: “Si vous voulez que ja croie en Diau, il taut que vous me la fessiez toucher,“ s’axclama Saunderson. (166) Si ce n’etait pour l’existence historique des deux hommes, gage apparent de vérite, la dialogue entre ces deux représantants d’idees opposéas semblerait sorti tout droit d’un conte philosophique. En d’autres tennes, une fois denoncee la mystification de l’euthenticité proclemee de scenes qui sont en realite issues de la plume taussement traductrice de Diderot, c’est tout discours pretendant a l’authenticite qui se retrouve sous las faux critiques du scepticisme. C’est l’utilisetion precisément philosophique de le fiction dens ca texte que les critiques n’exeminent pour ainsi dire pas. Ella tonctionne e l’instar des contes et romans definis dens l’Encyclofidie comme “le recit fictit da diverses avantures merveilleuses ou vraisemblables de la vie humaine,“ c’est-e dire en somme, comme une autre version de la realite, qui s’y ajoute sans s’y substituer, fidele servente de l’antidogmatisme des Lumieras. Cele dit, si salon Boileau, “Dans un roman frivole eisement tout s’excuse; I C’est assez qu’en courant Ia fiction s’amuse; I Trop de rigueur alors serait hors de saison“ (Ill: 119-121),“ il ne taut pas oublier que Diderot insera ces passages emouvants dans une lettre. Les articles encyclopediques sur la style epistolaire, appuyant sur son “négligé’ et son “naturel“ semblent avoir repris les preceptes de Boileau, “legislateur du 117 Pamasse“, e propos du roman, en las appliquent a la lettre. Celle-ci, absente de l’ poetigue, le hante pourtant aux abords du chant III, on Boileau reconnait qu’ “(ill n’est point de serpent, ni de monstre odieux, I Qui, par l’art imite, ne puisse plaire aux yeux“ (1-2). Le hors-nonne, sens nom, contra-sens supreme qui insulte les bienséences du classicisme, subvertit las fondations de celui-cl an suggerent qu’elles s’elevant sur l’exclusion de sa monstruosité.115 Face a une existence divine reconnue dens l’eftroi de la mort devant Holmes, la reconnaissance de l’influanca de l’entourege familial dont témoigne fictionnellement lnchlit met an ceuvre dans la lettre le discours monstruaux d’un Saunderson debattant fermement avec Holmes. Pour l’athee, “S’il n’y avait jamais eu d’etres intormes, vous ne manqueriez pas da pretendre qu’il n’y an aura jamais, at que je me jette dens des hypotheses chimeriquas; mais l’ordre n’est pas si parfait, continua Saunderson, qu’il ne paraisse encore de temps an temps des productions monstrueuses.“ Puis, se toumant an face du ministre, il ajoute: “Voyez-moi bien, monsieur Holmes, ja n’ai point d’yeux. Qu’avions-nous fait e Diau, vous et moi, l’un pour avoir cet organe, l’autre pour en etre prive?“ (168) De meme que I’aveugla envisage au commencement du monde toute una panoplie d’animeux monstruaux e qui il manqua telle ou telle partie du corps,116 en anticipent sur sa propre monstruosité due e la privation d’un sens,117 on peut également concevoir que la vision theologique du monde, excluent de sa nonnalite toute manifestation n’entrant pas dens son schema de pensee, deviant a son tour ‘monstrueuse’ salon les tennes du mathematician, puisqu’elle manque d’une dimension qui la rend plus complete, mais que son incompletude lui rend incomprehensible. En dramatisant ‘l’anormalite’ de Saunderson dans les traductions fictivas de ses demiers moments, Diderot finit par lui Oter toute monstruosité, pour an quelque sorta le de-rnonstrer, et lui preter figure humaine. 118 La reaction emue de compassion de Holmes témoigne e cat egard de la force rhetorique du discours de l’aveugle. Saunderson, et son atheisme sensualiste avec lui, prennent droit de cite dans la monde du pretre, OI‘I les ‘monstres’ se trouvent soudain inclus, integres, comme un possible parmi d’autres, un monde ou la monstruosité se retoume contra le dogmatisme qui l’an excluait l’instant d’evant. 3. 3. De monstm matephon'co: l’ecart stylistique ou l’orgene de la de- monstration epistolaire: Salon la tendanca des critiques da Ia Lettre sur les sourds at muets, “la lettre jumelle“ est cependant souvent delaissee, restent ‘I’eutra’ da la Lettre sur les aveugles. Les tennes de cette evocation impliquant un rapport plus complexe que la repetition facile invoquee per Diderot dans la lettre-preface a la Lettre sur les sourds at muets ne le donnerait e penser. C’est en effet d’un geste séparetiste quoique neglige qu’il minimise l’echo titulaire entre les deux lettres. Or, l’idee du “retour' est cruciale pour la comprehension de l’epistolarite diderotienne at de ses transgressions genrologiques. Ce choix d’un titre commun aux deux textes, et donc ca “retour' titulaire, soulevant alors plusieurs questions, notamment sur la portee du medium epistolaire qui les engloba, at plus particulierement sur le dynamique de reponse at d’addition inherente e la pratique de ce medium per Diderot, mais aussi sur les variations thématiques potentialles suggerees par la passage de la we a l’oul'e, sur les implications philosophiques de ces variations, at finalement, sur la notion meme de “retour'. L’idee de “retour' accompagne en effet, dans la Lettre sur les sourds at muets, non seulement Ia dimension (auto)critique que la conscience d’un tel geste suscite, comme nous I’evons constate, mais encore le processus intellectuel au ccnur de la controverse sur la probleme de l’invarsion 119 118 qui rend souvent indigeste Ia Lettre sur les sourds at muets pour syntaxique, le lecteur eloigne da ce probleme polemiqua depuis tort longtemps a I’epoque de se redaction. Fait “d’institution“ (25), qui transfonna l’ordre “naturel“ des ideas en leur ordre institutionnel et sciantifiqua, l’inversion s’assortit d’un “retour de l’eme sur un objet qui l’avait anterieuremant preoccupee” (27), ouvrant ainsi l’anelyse des deux Lettres du point de vue du “retour.“119 Cette progression caractérise également, at c’est le son interet fondamental pour notre analyse das @1292. la passage de l’experienca pure e se mediation per le discours, arbitraire at donc institutionnelle. On a vu qu’un tel glissement substitutif carectérisait encore la demarche epistemique da Diderot dens ces textes ainsi que la demarche genrologique consciente de son ecriture epistolaire, ces deux processus reprenant avec quelques variations un propos deje tenu, au sujet duquel elle visait a raviver la discussion. Ainsi Diderot s’eloigne-t-il d’emblee da l’experienca de Reaumur, pour mieux y revenir dans la Lettre sur les aveugles sur la mode de la conversation philosophique dont la lettre elle-meme se veut le “recit'. Les Additions L§M pannettant au philosophe de retoumer a certaines ideas de la lettre originelle pour mieux les exprimer, at les “éclaircir'. Callas e la Lettre sur les aveugles lui donnent le moyen de foumir des “preuves“ ou des “refutation[s]“ a “certains paragraphes“ du texte original. La reflexion philosophique inverse en quelque sorta l’ordre de presentation des ideas, faisant primer la speculation sur l’experience, at les convertissant insensiblement en un “récit“ qui peut devenir digne des romans les plus emouvants, comme l’illustre an particulier la huitieme addition consacree a Melanie Salignac. De meme, dans les Additions e la Lettre sur les sourds at muets, Diderot revient a la fois sur cette lettre at sur la Lettre sur les aveugles Iorsqu’il y ecrit notamment “tout ce que j’imagine de l’mil convient également aux quatre autres 120 sens“ (53). Ce ratour an aniere sur les reactions ayant emaille le deroulement chronologique de la publication at de la reception des Lettres lui permet, quoique de facon retrospective, d’inversar at modifier ces reactions, an demontrant qu’elles ne procedaient pas de tacon philosophique, mais au contraire rantorcaient l’aporie de la perception humaine limitee per la preeminence du sens de la vision au detriment des autres. Or, seul un retour effectif sur le passe permet cette realisation retroactive. Comma si la mise en scene fictive de Saunderson at Holmes, trop proche da la verite des divergences entre les philosophes at l’Eglise, ne sutfisait qu’e faire reagir ces opposants du relativisme sensualiste par la censure at la prison de Vincennes, soulignant par le leur refus litteral de revenir sur leurs prejuges, Diderot revient donc e la charge dens la Lettre sur les sourds at muets. Mais ce n’est pas pour se contenter d’y fonnuler I’aphorisme qui désamorce la prauve de l’existence divine reposent sur I’argument des merveilles de la nature (“ll en est de l’esprit comme de l’mil, il ne se voit pas“ [nous soulignonsl). C’est pour donner de nouveaux examples, des comparaisons imagees qui se constituent en une ‘pedagogie (re)creative’ impregnee d’un style romanesque. C’est elle qui tera dire e Diderot que “la roman [est] souvent plus instructif que la verite“ tout en prescrivent de “substituer la conjecture at l’histoire hypothetique e l’histoire reella“ («Encyclopedienv 426-427) comme il l’avait si bien fait dans ses deux Limes- En outre, dens la Lettre sur les sourds at muets at ses Additions, Ie retour de “l’éme’ diderotienne repercute plus avant l’“objet qui l’avait enterieurement preoccupea“ dans la Lettre sur les aveugles, mais de facon imagee, plutet que nanativisee. Renouant son fil porteur d’heterodoxie, I’epistolier tisse au cmur de son ecriture epistolaire Ia laine metaphorique at multitonne de la 121 monstruosité, du relativisme sensualiste, du Iangage et das transgressions génériques, suivant le mouvement amorcé precedemment a travers Saunderson. Le rapport da celui-cl au Iangage amenait an effet la discussion devenue fameuse sur les “expressions heureuses,“ ces monstres linguistiques nés des difficultes eprouvees par l’aveugle (ou le novice en langue etrangere) e formuler ses ideas dans un idiome qu’il ne maitrise qu’approximativement, idiome qu’il ne peut aborder qua par l’edaptation linguistique de ses ideas par le biais das moyens periphrastiques, donc metaphoriques, e se disposition. Mieux encore, dans un echo au principe encyclopediste salon lequel “la langue est une image rigoureuse et fidela de l’exercice de la raison” «Encyclopedia» 382), l’elterite linguistique des propos du mathematician coincide sur le plan philosophique e son hypothese d’un monde plein da monstres, hypothese sous-tendue par le relativisme qua lui imposent les conditions physiques de sa cecite: “Qu'est-ce que ce monde, monsieur Holmes? Un compose sujet e des revolutions qui toutes indiquent une tendanca ccntinuelle e la destruction; une succession rapida d’etras qui s’entre-suivent, se poussent at disperaissent; une symetrie passagere; un ordre momentané“ (169). Hormis le nihilisme pessimiste de Saunderson, sa metaphore d’un “compose sujet e des revolutions qui toutes indiquent une tendanca ccntinuelle e la destruction“—qu’on peut considérer comme une forma extreme, a proprement parler revolutionnaire, de renouvellement—s’applique partaitement au dynamisme mouvemente de l’épistolerite diderotienne. Elle est marquee par “une succession rapida [de destinataires] qui s’entre-suivent, se poussent at disperaissent“ au gre des ecarts de la lettre ou de ses additions, au gre changeant de ce scheme énoncietit dont l’“ordre momentane“ at la “symetrie passagere“, traduisent las échanges imagines de la conversation. La lettre finit 122 per devenir sous la plume de Diderot “un compose“ dont les donnees echappent eu dogmatisme rigida des categories generiques. Elle se presente en tent que I’Autre générique, stigmatise en tennes de “monstre“ par Boileau, absent de son traite. Simultanement, elle prefigure l’erticle «Encyclopedia» cu Diderot, rapensant e l’Art poetigue, compare la forme inclessifiable du corpus de l’Encyclogedia e un monstre, tout an critiquant ces “vieilles puerilites“ que sont les “poetiques arbitraires“ (412-413): lci nous sommes boursoufles at d’un volume exorbitant; le, maigres, petits, mesquins, sacs at dechames. Dans un endroit, nous ressemblons a des squelettes; dans un autre, nous avons un air hydropique; nous sommes altemativement nains at geants, colosses at pygmeas; droits, bien faits at proportionnés; bossus, boiteux at contrefaits. Ajoutez e toutes ces bizanerias celle d’un discours tentOt abstrait, obscur ou recherche, plus souvent neglige, treinent at leche; at vous comparerez l'ouvrage entier au monstre de l’Art metigue ou meme e quelque chose de plus hideux. («Encyclopedieir 396) La lettre deviant un veritable salon de papier, un espace “hiéroglyphique’ cu parlant at se retrouvent presque simultanement plusieurs hommes, une amie eclairee, un detracteur jesuite a travers las fenetres discursives que leur dessine e l’envi l’imaginetion debridee d’un epistolier en mal d’objectivité. Elle deviant une sorta “hiéroglyphe' générique, anti-genre evoquant tous les autres, “non- lieu“ genrologique ou la pratique epistolaire s’ecarte inexorablement des regles, cu I’erudition mesuree du traite scientifique cetoie les coq-e-l’ene associatits de la conversation at la vivacite du dialogue direct, Dir les speculations de l’essai philosophique s’impregnent des details véridiques de la fiction romanesque. Sans passer par aucun genre particulier, la resolution des apories de la raison 123 dogmatique ne semble pouvoir s’operer que sur un mode fictionnel at metaphorique, coextensit au retour philosophique sur l’objet de la discussion, at malgre la rouerie casuistique avec Iaquelle Diderot pretend “leissa[r] ca Iangage figure qua j’emploierais tout au plus pour recreer at fixer l’esprit volage d’un enfant, [pour la] ton de la philosophie a qui iI faut des raisons at non das comparaisons“ (29). ll seme eu c(h)oaur de sa discussion les polyphonies d’intuitions évocatrices et magnifiquement poetiques mais toujours edifiantes.120 Mieux, il parvient a donner a une métephore monstrueuse les atours de la poesie, donnent corps a la “sensation“ flouee par “ca developpement successit du discours“ comme il donne corps aux destinataires de la lettre en las faisant parler, dotant le medium epistolaire de “vingt bouches,“ greca auxquelles, “Si elle pouvait [leur] commander, chaque Douche disant son mot, toutes les ideas precedentes seraient rendues a le fois“ (28). En quelques lignes d’une lucidite parfaite, le hieroglyphe poetique resume l’ecriture epistolaire de Diderot: “les chases sont dites at representees tout e la fois“ (Lettre sur les sourds at muets 34). “[C]heque boucha disant son mot“ (que ce soit celle de Bauche, de Mlle de La Cheux, ou encore du pere Barthier, voire de Diderot lui-meme e travers le dialogue epistolaire qu’il entretient), les voix plurielles de la sensation cristallisent la pluralite de leurs discours respectits regroupes dans les m at leurs Additions."21 Ce monstre ideologique de la philosophie sensualiste se realise a travers la dramatisation epistolaire des intuitions de Diderot en diverses images. Chacune conjugue et conjure le motif de la privation comme monstruosité, par la mise en mots de monstres symboliques doubles de monstrueuses metaphores inacceptables pour la raison qui veut se refieter dens la Iangage. Ainsi, le processus metaphorique gouvemant le desordre apparent de la Lettre sur les 124 sourds at muets “joins fiction and fact as it thematically joins esthetics and philosophy. As in all of Diderot’s great writings, the philosophe speaks the language of the poet, his intellect unloosed from its rational prisons, the hypotheses of the philosopher-scientist tecundated by the imagination of the literary artist.“ (Herbert Josephs, “The ‘Philosophe’ as Poet: Metaphor and Discovery in Diderot’s Lettre sur les sourds at muets“ 149) Comment pounait-ii en etre autrement, lorsque l’observation scientifique obeit au meme mode da fonctionnement que I’imagination creatrice: la comparaison: [d]epuis la collection generale de toutes les causes jusqu’ e l’etre solitaire, tout a son signe, at ce qui excede toute limite, soit dans la nature, soit dens notre imagination; at ce qui est possible at ce qui na l’est pas; at ca qui n’est ni dans la nature ni dens notre antendament, at l’infini en petitesse, at l’infini en grandeur, en etendue, en duree, an perfection. La comparaison das phenomenes s’appelle philosophie. . . . La langue est un symbole de cette multitude de choses heterogenes. («Encyclopedias 376) De “cette multitude de choses heterogenes“, on peut tirer e la fois la diversite des “phenomenes“ dont l’Encyclonie se veut l’etat des lieux, mais également l’in-fonne caractéristique de la monstruosité dont la Lettre sur les aveugles, la Lettre sur les sourds at muets at les Additions a cette demiere se font les “porte- parole“ multiples. Cette monstruosité, presente “dens la nature“ en la personne de Saunderson ou des autres aveugles invites a témoigner par Diderot at “dens [son ]imagination“ traduisent celle de Saunderson, sa glisse sous sa plume a quasiment chaque “comparaison“. La distinction faite par Diderot entre “raisons“ at “comparaisons“ exprime genialement le dilemma inherent e la conception du Iangage comme reflet da le 125 raison, at le dilemma dont la philosophe comme poete se retrouve le proie. Un tel amoureux des mots et de l’art ne pouvait raisonnablement ignorer l’eftet stylistique de cette phrase, renforce de surcroit par des caracteres italiques. La rime riche provoquee par le retour syntaxique at phonique du groupe nominal “des raisons“ dans “des comparaisons“ mele etficacement le “Iangage figure“ au “ton de la philosophie.“ Qu’on s’en souvienne eu dameurant, le majeure partie da Ia Lettre sur les sourds at muets est consacree au Iangage, a l’art d’utiliser le Iangage chez les poetes, de meme que la méthode des encyclopedistes repose sur l’analogie at la comparaison, at que, comme la rappelle Herbert Josephs, “the act of comparison [is] at the source not only of metaphor, analogy, and abstraction, but of judgment, memory, speech, even of consciousness“ (“The ‘Philosophe’ as Poet“ 144). Quoique Diderot ponctue les Additions de fonnules empruntees aux raisonnements scolastiquas at mathematiques (“donc, il s’ensuit que“), elles n’en restent pas moins structurees la plus souvent par des “comparaisons“ qui ouvrant la discussion a de nouveaux ecarts, tout comme les additions et autres digressions epistolaires structurent les lettres tout en las defonnant. Prenons “Nos sens sont distribues an autant d’etres pensents,“ par exemple. lssu de cette personnification a grande echelle de tous les sens, le principe d’une “anatomie metaphysique“ au coeur du motif animent le récit allegorique qui s’ensuit s’articule poetiquament. Qui dit personnification, dit effet de style, dit “Iangage figure“... at voile envolees les protestations formelles d’un Diderot qui des le Lettre sur les aveugles, avait du mal e retouler sa tendanca a “parler le Iangage das poetes“ (171). lmaginez en effet un groupe “d’etres pensants“ tonne d’un mil, d’una oreille, d’un nez, d’une langue, et d’un doigt, chacun s’agitant at tentant d’imposer un discours propre e sa nature visualle, auditive, olfactive, gustetive ou tactile! 126 L’individualisation monstrueuse des sens une fois ‘posee’, Diderot laisse aller son inspiration poetique, imaginant une dispute opposant l’mil aux quatre autres sens: “Bientbt l’mil bigenera son discours at ses calculs de couleurs122: at l’oreille dire de lui: “Voile sa folie qui le tient’; le gout: ‘C’est bien dommege’; l’odorat: ‘ll entend l’analyse e merveille’; at le toucher: “Mais il est tou a liar, quand ii an est sur ses couleurs.” Voile theetralise le dogmatisme inherent e toute ecole de pensee excluent des perspectives alternatives, sous quelque angle sensorial qu’on l’apprehende: “[c]e que j’imagine de l’mil convient également aux quatre autres sens. lls se trouveront tous ridicules“ car “plus un sans serait riche, plus il aurait de notions particulieres, at plus il pareitrait extravagant aux autres“ (Lettre sur les sourds et muets 53-54). Une petite mise en scene at le tour est joue, ou plutet, la re-tour, puisque ces affirmations semblant amplifier dans les Additions a le Lettre sur les sourds at muets des ideas ebauchees dans le Lettre sur les aveugles: “Si un homme qui n’a vu que pendant un jour ou deux, se retrouve contondu chez un peuple d’eveugles, il faudrait qu’il prit le parti de se taire ou de passer pour un fou“ (148). De meme, dans un passage 00, meditant sur les Elements d’algebre de Saunderson, Diderot imaginait le traité sur la geometrie qui aurait pu continuer ca texte, comme un systeme idealiste “extravagant, qui ne pouvait devoir sa naissance qu’e des aveugles“ (164). D’un texte e l’autre, ce qui preoccupe Diderot est (re)toume ‘dans tous les sens’ at observe sous des aspects differents. L’idee d’abstraction da l’experienca, ainsi dramatisee par Diderot a travers “nos sens personnifies“ en monstruaux organes pensants, provient directement d’un tel retour . Les tentatives de Holmes pour convaincre Saunderson de l’existence de Diau aboutissent e cette affinnetion lumineuse de l’aveugle: “Vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent 127 que pour vous at que pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Diau, il taut que vous me la fessiez toucher' (167). Une presentation aussi crue de la situation de l’aveugla est imparable par la logique. Holmes reste alors sans voix, decontenance par l’incontoumable demonstration de Saunderson, at ne peux que varser una lanne de compassion en assantiment avec la relativisme. Dans la Lettre sur les sourds at muets, l’anatomie metaphysiqua imaginee dans la réponse a Mlle de La Chaux fait retour sur la fiction sensorielle d’un monde regi par le toucher, sous tonne nanative. ll s’agit an fait pour Diderot de faire appel au “toucher“ linguistique d’une “mise en relief“ verbale qui grossit exegerement la disposition particuliere e chaque sens personnifie, pour nous faire “saisir [l]as ideas abstraites“ du relativisme. Alors qu’on s’ettendreit plutOt de la part do l’epistolier a “une misa au point metalinguistique, [il] nous ottre une nanation“ (Starobinski, “Le philosophe, le geometre, I’hybride“ 12), illustrant une fois de plus la pratique transgressive des genres chez Diderot. Dans un geste mettent en abyme sa predilection pour I’addition (version epistolaire du “retour” de l’ema sur ce qui la preoccupe), au contraire, il adjoint eu script de la discussion entre les cinq sens un synopsis plus substantial da son contenu potential, at plus subversif e notre evis que la premiere version, e peine ebauchee. Cette deuxieme ebauche s’assortit en effet d’un ton antireligieux at antidogmatique tranchement politise en fin de paragraphe par des allusions transparentes eu systeme de censure herite du siecle de Louis XIV. Le Iangage, tout an y restent metaphorique parce qu’il s’applique a le secte des nez, des yeux, at autres organes monstrueusemant eriges en individus sactaires, prend neanmoins une toumure allegorique, voilant e peine les abus de pouvoir contra lesquels les philosophes defendaient leur liberte d’expression: 128 Je remarquerai seulement que plus un sens serait riche, plus il aurait de notions particulieres, at plus il pareitrait extravagant aux autres. ll traiterait ceux-cl d’etra bornes, mais en revanche ces etres bornes la prendraient serieusement pour un tou; que la plus sot d’entre aux se croirait intailliblemant le plus sage; qu’un sens na serait guera contredit que sur ce qu’il saurait Ia mieux; qu’ils seraient presque toujours quatre contra un, ce qui doit donner bonne opinion des jugements de la multitude; qu’au lieu de faire de nos sens personnifies une societe de cinq personnes, si on an compose un peuple, ca peuple se divisera nécessairement en cinq sectes, la secte des yeux, celle des nez, la secte des palais, celle des oreilles, at la secte des mains; qua ces sectes auront toutes la meme origine, l’ignorance at l’interet; que l’esprit d’lntoleranca at de persecution se glissera bientbt entre elles; que les yeux seront condemnes aux Petites-Maisons, comme des visionneires; les nez regardes comme des imbeciles; les palais evites comme des gens insupportables par leurs capricas at leur fausse delicatesse; les oreilles detesteas pour leur curiosité at leur orguail; at les mains meprisees pour leur materialisme; at que si quelque puissance superieure secondait les intentions droites at charitables de chaque parti, en un instant Ia nation entiere serait aneantie. (54) On se retrouve e la fin de ce paragraphe l’esprit grouillant d’yeux, de nez, d’oreilles, de palais at de mains peuplant une societe qu’ils eniment de leurs monstrueuses gesticulations, qui rappellent les Bijoux indiscrets pour le tableau qu’y ebauchait e grands traits Mirzoza, cu l’on trouvait pele-mele des cerveaux pensant, de pointes de pieds densant, de mains joueuses de cartes s’egitant, de sexes se prostituant. Cele dit, l’aspect chaotique voire apocalyptique de cette 129 conclusion grossit clairement les traces de camages laissees dens l’histoire par la domination d’une croyance religieuse sur ses opposants. Une lettre at quelques additions plus tard, elle fait echo e la vision pessimista at monstruausa de l’evolution deS especes qu’emettait un Saunderson encore sceptique sur son lit da mort fictionnelise. La “table excellente“ qu’on pounait, a la maniere legere “da La Fontaine,“ tirer da ca passage (Diderot en bon rhetoricien vient de la donner an raccourci), n’est pas Si amusante que ce tourbillon onirique voudrait nous le laisser supposer.123 Sur la plan des genres littéraires, c’est un condense nanatif, un hieroglypha fictionnal, qui s’integre e la pedagogia recreative epistolaire d’un Diderot soucieux da mieux mettre sous nos yeux les ideas de sa Lettre sur les sourds et muets. Trop allegoriqua et marquee par la dogmatisme des sans sactaires, cette fable ne paut resoudre l’aporie phenomenologique de l’mil qui ne se voit pas. Si Diau seul est capable de “savoir comment la syllogisme est felt an nous,“ comment atfinnar le principe du relativisme sensualiste, son antidogmatisme spiritual? Mais Dieu n’etant pas le pour satisfaire sa curiosité anthropocentrique, Diderot s’en remet a la nature chaotique at monstruause qu’évoquait Saunderson dens la Lettre sur les aveugles: “I’ordre n’est pas Si partait . . . qu’il na paraisse encore da temps an temps des productions monstruauses“ (168). Son intelligence metaphorique contourne une impossible reponse directe au dogmatisme des sens, posant l’hypothese philosophica- Scientifique “qu’il faudrait etre tout a la fois au-dedans at hors da soi, at faire an meme temps la rele d’obsarvateur at celui de la machine observee“ (Additions a la Lettre sur les sourds at muets 55). Or une telle necessite philosophique débouche non pas sur des “raisons“, mais sur un nouvel ecart de style, metaphorique, at monstruaux: 130 Un monstre e deux tetes emmanchées sur un meme cou nous apprendreit peut-etre quelque nouvelle. ll taut donc attandre que la nature qui combine tout, at qui amene avec les siecles les phenomenes les plus axtraordinaires, nous donne un dicéphale qui se contemple lui-meme, at dont una deS tetes fasse des observations sur l’autre. (55) Tout sa passe ainsi dans les Lani; ou l’on S’attandrait a lire un monologue e une tete, celle des ideas de l’auteur. Au lieu de cela, Diderot nous oftre des dialogues multiples. ll nous laisse aux prises avec une hydra epistolaire, un interlocuteur e plusieurs tetes emmanchees sur le meme cou de destinataire qu’il leur fait chevaucher e tour de ‘rele’; des versions divargentes du meme evenement soulignant la relativite de la perception; des additions grossissant incessemment les lettres dont Ia cleture générique vole en eclats; une Lettre sur les sourds at muets qui vient subrepticamant developpar sa lettre jumelle pour donner e l’argumentation de celle-cl le racul nécessaire, pour démontrer plus avant la validite da la vision chaotique et desordonnee du monde da Saunderson en expliquant le relativisme greca a des metaphores monstruauses mais parlant e l’imagination. La lettre montre par la fiction, indique, signala at démontre l’inevitabilite du relativisme par la rassemblement dans un meme espace, celui de l’epistolarite, des vues divargentes da plusieurs individus, da plusieurs groupes d’individus, at de leur validite concunente (comme celles da Berkeley at de Condillac, da l’idealisma at du sensualisme), du doute at de sa refutation, de la presence at de l’absence. L’axistence epistolaire Simultanea de ces oppositions constitue una sorta de monstre générique, mais aussi logique, sorta d’ ‘anomalia’ discursive inherente a I’ecriture qui capitalise sur l’absence tout en la niant, qui refuse da dire an disant, qui montre at ca faisant, rend visible, 131 plausible, le validite du relativisme. En somme, l’ecriture epistolaire pannat a Diderot de se livrer e una de-monstration de la plus vaste anvargure qui soit: montrer le monstruaux (i.e., ca qui est percu comme tel), montrer sa nonnalite (i.e., son comportement comparable e celui qui est traditionnellement juge comme la norme), at de ce fait lui eter ce stigmata de la monstruosité, annihilee una fois que l’epouvante n’a plus raison d’etra, ramenee per la raison et les comparaisons au quotidian da l’experianca commune. Tout, dans la structure at la tacture du quartette epistolaire das deux Lille}; tend a exprimar la relativite de l’experienca at de la perception, refletea e l’extreme par la relativite intrinseque de l’ecrit au sens large par rapport au vecu. Les possibilites generiquas da l’ecriture epistolaire, fragmentaire par excellence, pannettant e Diderot, dans un espace-temps double cree par I’ecriture at la lecture, de poser simultanement le probleme (philosophique et esthetique) qui l’interasse, at sa resolution, precisemant parce qua cette “fragmentation epistolaire superpose l’immediatete de la parole at le differe da I’ecritura, la parole comma continuum ou lien at l’ecriture comme discontinuite ou separation“ (Buffet, cite danS Malancon, 277-78). La demonstration philosophique at la fiction epistolaire se depIOIent, non plus an tension oppositionnelle, restrictive at sactaire, mais plutet dans un elan creatif at syncretique. 132 CHAPITRE lll Quand le rideau des transgressions se leve: W124 Le poetiqua de Mr. Diderot est la meilleure des poetiques. Tombez, tombez murailles qui separaz les genres! que la poeta porte une vue libre dens una vaste campagne at ne sente plus son genie rassane dens ces cloisons OI‘J l’art est circonscrit at attenue. oumal littéraire de Berlin, (mars-avril 1775)125 1. La reception problematique du Fils naturel & [d]es Entretiens sur ‘Le Fils 9.81mi Una presentation traditionnelle du Fils naturel & [d]es Entretiens sur ‘La Fils naturel’ commencerait nonnalement par replacer ca que l’on considere de nos jours comme le premier drame bourgeois, ou drama serieux, ou comme la premiere tragedie larmoyante, Le Fils naturel, sur fond historique de l’evolution du theatre en France, at face “e l’usure des tonnes traditionnelles, tragedie at comedie“ (Quit—res IV: 1065). Contamporaine de l’apparition ou de l’affinnation de la bourgeoisie comme classe sociale substantialle, la piece experimentale de Diderot, qui fit scandale dans les milieux littéraires de l’epoque, apparaitrait alors comme l’expression refonnatrice sur la scene de theetre d’una societe en mouvement. La sujet da la piece? Renvoyons la quastionneur e son sous-titre, “las eprauves de la vertu,“ vertu de Dorval, principalament. Fils naturel d’un membre de la haute bourgeoisie, il passe, “dans un meme jour, [par] la bonheur d’axposer sa via pour son ami, at la courage de lui sacrifier se passion, sa 133 fortune at se liberte” (1081). Autour da ces rudiments, se tisse un theetre de “relations“ (la fils, l’ami, mais aussi l’amant) at da “conditions“ (financieras, essentiellement), dens lequel l’expression morale des emotions (“eprauves da la vertu“ obligent) passe par la remise e neut de la “pantomime“ (qui S’oppose e una declamation hieratique et rigida, heritee du siecle precedent), at par l’innovetion du “tableau“ (qui s’oppose, lui, au coup de theatre, également juge trop artificial at pau propre e l’expression du “naturel,“ valeur constitutive de l’asthetique bourgeoise representea an peinture par les tableaux tamiliaux da Grauze, par exemple). Apres cette entree en matiere, on trouverait probablement, une appreciation des Entretiens sur ‘Le Fils natural’, traité annexe e la piece. Portant sur le drame serieux, ces Entretiens se presentent sous forma d’un dialogue entre un personnage rassemblent tort a Diderot at Dorval, celui-le meme qui est le personnage principal de la piece, mais qu’un prologue nanatif encadrant calle-ci presente an outre comme l’auteur du “Fils natural“.126 Diderot passant pour un auteur o combien non-contormiste at rebelle e la tradition, at l’epproche genrologique que nous avons choisie pour aborder _L_a_ F ils naturel et les Entretiens sur le ‘Fils naturel’ imaginant sa pratique an dehors des sentiers battus, surtout lorsqu’il S’agit d’un genre nouveau comma le drame bourgeois, nous nous proposons de prendre ca texte dans la sens inverse de la tradition critique, suivant en cela les recommendations du Sieur Diderot lui- meme: mon dessein n’etant pas da donner cet ouvrage au theatre, j’y joignis quelques ideas que j’evais sur la poetique, la musique, la declemation, at Ia pantomime; at je formal du tout une espece de roman que j’intitulai Le Fils naturel, ou les Egreuves de la vertu, avec l’histoire veritable da la piece. M IV: 1303) 134 Si l’on considere, e partir de le, W non plus comme une piece flanquee d’une discussion theoriqua, mais comme un ‘roman,’ le tradition ne sert plus vraiment e presenter ca texte d’une complexite tascinante. Quoique centrale sur le plan thématique parce qu’elle donne une version des evenements dont il est question e plusieurs reprises, la piece du “Fils naturel,“ (i.e., celle qui est e proprement parler composée par l’un des personnages du roman, at non par Diderot), n’apparait plus que comme un episode parmi d’autres dens ca roman. On pounait alors resumer le développement de celui-cl comma suit. Un caveat avant ca resume... Le parti que nous prenons ici est celui, rarement adopte par la critique, de donnar un epercu da ce qui se passe dans la ‘roman’ an prenant comme reference spatio-temporelle l’univers de l’histoire racontea dans ce ‘roman.’ Par consequent, nous ecartons d’otfice, sans la renier pour autant, la perspective assimilant l’idantite fictive de Moi e celle, historique, de Diderot. Les echos da l’une e l’autre sont manifestes, at intantionnels. Capendant, la Separation cu l’union radicale de ces deux figures, non seulement eta une partie de la complexite genrologique de l’ouvrage, mais encore ignore le dessein avoue de Diderot de maintenir dans une relation dialectiqua fiction at realite, relation 00 nous anticipons l’emergence da son originalite transgressive par rapport a la tradition. Lorsqua S’ouvre le ‘roman,’ le nanateur, qui apparait également sous le nom de Moi, Sejoume e la campagne, or) ii entend parler de l’histoire incroyable de Dorval. F ils natural ne des amours illicitas de Lysimond, Dorval vit chez son ami Clairville. Dans la propriété de celui-cl (aussi appelee Cleirville), vivent également Constance, smur de Clairville, at Rosalie, ancienne pupille da celle- ci. Par la biais da circonstancas revelees plus tard dans la roman, Constance 135 est devenue l’epouse de Dorval, at Rosalie, S’etent revelee la demi-smur da ca demier au retour de Lysimond vars ses enfants, celle de Clairville. Cas relations sont inconnues du nanateur, Moi, au moment 00 commence Ia roman. Moi rencontre Dorval, apprend apparemment son histoire, alors que Lysimond est decede, mais qu’en compagnie des membres de sa tamille, il se prepare a la representation privea du “Fils natural,“ piece da sa composition censee commemorar, salon la volonte patemella, les evenements les ayant reunis. La representation apprend e Moi, ayant obtanu d’y assister an secret dans un coin du salon, que Dorval at Rosalie ont un temps ete amoureux l’un de l’autre. Leurs engagements respectits envers l’amitie at la confiance de leurs hetas, le discours de la raison tenu respectivement a l’un at a l’autre par Constance at Dorval lui-meme, brat, “la vertu“ les remene a cette raison, e temps pour l’anivee de Lysimond, qui en fin de piece maria les deux couples. Moi n’essiste cependant pas e cette demiere scene, qu’intenompt I’emotion generele suscitee par l’apparltion du vieillard jouant la rOle da tau Lysimond. Ravenant sur cette intenuption dans une conversation ulteriaure avec Dorval, Moi recoit la manuscrit du “Fils naturel“ dont les deux hommes discutant las merites trois jours durant. Leurs entretiens foumissent l’occasion d’une analyse sur le genre seriaux, drama bourgeois, ou tragedia domestique choisis par Dorval pour le genre nouveau da sa piece—en realite, les noms dont on qualifie traditionnellement le genre historiquemant inaugure par Diderot avec la representation du Fils naturel. Le ‘roman’ se termine sur I’evocation d’un diner avec Dorval at sa tamille eu cours duquel Moi dit avoir reconnu las personnages qu’il avait vus dens “Le F its natural.“ Suivant la point de vue sous lequel on se place, la “piece“ ou la “roman“ ou las “entretiens“ apparaissent ainsi da tecon tres differente, quoique, depuis le XVllle siecle jusqu’e nos jours, la reception du Fils natural & [d]es Entretiens 136 n’ait penche que dens le sens de la tradition. Parce que cette reception est essentiella dans la maintien de categories génériques que Diderot suggerait pourtant de reconsiderer, il nous semble justifie d’examiner las elements divers ayant contribue e la persistance dens l’ansamble de cette tradition. 1. 1. Quand la politique se mele des belles-lettres: la reception du Fils naturel & [d]es Entretiens e l’epoque da sa publication. Diderot était clair sur son intention de ne pas porter Le Fils naturel sur une scene de theetra des Les Entretiens 00 e plusieurs reprises, le personnage de Dorval evoque l’impropriete du scenario pour “les treteeux”.127 Plus clair encore dans le Discours sur la Msie dremetigue, il declarait comme cite precedemmant: “mon dessein n’etent pas de donnar cet ouvrage au theetre, j’y joignis quelques ideas que j’aveis sur la poetique, la musique, la declamation, et la pantomime; at ja tonnai du tout una espece de roman [...] avec l’histoire veritable de la piece.“ A plusieurs reprises, pourtant, la “comédie'128 du fls gaggle! tut litteraIemant amputee de son “histoire veritable,“ comme la montrant notamment la publication prematuree du texte de la piece des 1757, at l’unique representation sur scene du Fils naturel, presque quinze ens plus terd an 1771.129 Preliminaire a sa representation, la publication du seul Fils naturel sans las Entretiens contribue done, an meme temps qu’e l‘etablissement du genre sérieux at au renouvellemant de la tradition theatrala, e la separation entre ‘la piece at les entretiens’. D’un point de vue pratique, il est vrai que la prologue au texte da la piece comme le texte das Entretiens presentent des difficultes e une eventualle representation sur scene. On ne saurait non plus ignorer que Diderot a plus ou moins cree, ou laisse se creer, la division critique entre ‘la piece at les entretiens,’ division qu’influance la tenninologie d’un discours sur les genres 137 commun aux theoriciens et aux praticiens. Le texte du ‘roman’ perut en effet annonce par des indications ambigues. Le titre da ‘la piece’ S’elargit sur la page de garde d’un sous-titre (“les Epreuves da la vertu“) qui precede deux mentions: “comedie en cinq actes, at an prose“ suivi a la ligne de “avec l’histoire veritable de la piece.“130 Decoulent aisement du jeu publicitaire de titres generiques trompeurs, cette apparente division entre les deux parties designees de son “espece de roman“ demant paradoxalement Ie dessein unificeteur da l’appellation “roman“ que son approximation par la terme “espece“ isole pourtant an marge des categories traditionnelles. Les reactions a la publication du Fils naturel & [d]es Entretiens sur ‘Le Fils netural’ au XVllle siecle furent d’abord dominees par une querelle partisana et une controverse plus philosophiques qua dramatiques, 00 se refletait Ie conflit opposant la censure du parti devot aux libertes das philosophes. Les longueurs inhabituelles dens l’autorisation de la publication du Fils naturel (Dossier 79) suivirant de pres la suspension de l’Engclogédia. La reception de la piece s’en ressentit, at une serie de critiques plus partiales les unas que les autres parurent. En contradiction avec son titre, la Bibliothegue impartiale fit paraitre en juillet-aout 1757 un compte rendu sur Le Fils Natural dens lequel la joumaliste pretend retrouver dans la piece “ce fonds de philos0phie pau religieuse que l’autaur a dévoilé plus ouvertement dans d’autres ecrits“ (Dossier 106). Palissot, autre annami avoue de Diderot, s’en prit dens ses Petites lettres sur ga grands philosophes (oct. 1757) a la reputation de Diderot en tent qu’encyclopediste pour decriar la piece sur la plan de l’ideologie plutet que du genre. Se critique fait cependant apparaitre la composition da l’muvre comme un acte demagogique consciemment dirige e l’encontre des tenants da la tradition. Niant l‘existence d'un lien rationnel entre le texte an question at son auteur 138 suppose, il tente an effet de desolidariser Diderot de son entreprise dramatique, an y voyant “ qua M. Diderot S’est moque de nous; car il n’est pas possible qu’il ait ecrit ces choses étranges. C’est une experience qu’il a voulu faire sur le degre d’ascendent que la qualité de philosophe peut lui donnar sur le public“ (Dossier 106).131 L’impossibilite de Palissot a caractériser Le Fils naturel at les Entretiens avec precision an lui refusant toute valeur artistique, n’est pas sans lien avec la dimension genrologique de l’muvra de Diderot. Elle teit paradoxalement ressortir sa nouveaute générique transgressive de plus belle. “[C]es choses etranges,“ cette “chimera, & l’une des plus bizanes peut-etra qui ait pris naissance dans une tete humaine,“ constituaient una menace e la validité comma e la nonnalite des principes littéraires at ideologiques en vertu dasquels ecriveit Palissot. En effet, ses lumieras dogmatiques, inaptes a discamer la nature transgenerique de la subversivité du travail de Diderot, ne pouvaient concavoir d’autres genres qua ceux repertories dans l’art poetique official. lnvactivant par ca biais un apparent manque d’originalite littéraire chez ‘le philosophe,’ il soulignait au fond le manqua d’ouvarture de la tradition au renouvellement des genres. Seule porte de sortie dans cette impasse critique: un ames d’accusations de plagiat, injustifiees,132 contra un Diderot qui se voit derober son “autodoxie“ intellectuelle par le decret absolutiste des regles an place. La presentant comme un imitateur incompetent, Palissot remene la nouveaute da son cauvre aux genres reconnus d’auteurs moins controverses .que lui—Shattesbury, Bacon, Goldoni—, pour an somme lui baner le chemin de la reconnaissance at de l’officialisetion.133 Palissot mele ainsi tous les genres auxquels Diderot avait pu toucher, de l’essai aux pansées, au theatre, la tout surpasse par l’Engclomie qui, “au lieu de former un corps de doctrine, n’est qu’un chaos de 139 contradictions, OL‘I l’on trouve autant de systemes at de principes differents ayant foumi das articles“ (Dossier 107). Cette attitude perdure jusqu’e la mise e l'affiche eclair du Fils natural par les Comedians trancais an 1771: au landemain de se premiere representation, Diderot retire la piece. Orchestre non par la large public, mais par le monde du theatre demuni devant la nouveaute, Ia modemite at par consequent la difficulte du drama da Diderot, l’echac n’en tut pourtant que ralatit. Dans la Qonasmndance littéraire, Mme d’Epinay attribue a l’epoque le retrait de la piece au climat politise at e la vigueur partisana entourant les faits at gestes de Diderot. (Dossier 121) Les innovations generiques de Diderot, mal recues “parce que les nouvelles religions ne s’etablissent pas sans tumulte“ (ibid.), marquerent l’esthetique du drame bourgeois at du Fils naturel du scaau da l’heresie. L’etablissement d'une “nouvelle religion“ fait echo a celui d’une nouvelle tonne de gouvemement. De meme, l’etablissement d’un gouvemement appelle celui das lois qui lui conespondent, lois dont Montesquieu discutait les tonnes diverses at surtout le relativisme dans son recent Esprit des Lois (1748). lnseparable deS “propositions revisionnistes“134 sur l’art dramatique developpees par Diderot dans les Entretiens, la dimension legislative de la reception de sa piece remet la problematique das genres littéraires au premier plan, dans la mesure Du las categories generiques, établissant des criteras d’appartenance legitime, ou orthodoxe, e un groupe d’muvres littéraires, font office d’instrument legislatit at administratit. Preoccupation constante de Diderot, cat aspect des genres littéraires etait clairement apparu dans son article progremmatique sur «Encyclopedia» de 1765, 00 ll encourageait las esprits 135 critiques a osar voir l’arbitraire legislation da toutes categories imposees. En touchant au theatre, il touchait peat-etre au demier bastion da I’absolutisme 140 sous sa forma classique, bastion theatre! at politique e la fois, incame par “toutes [l]aS viailles puerilites“ des “poétiques' du passe. («Encyclopedias 412) Dans ce sens, la conception du drame bourgeois developpea dans la portion nanative du Fils naturel at [d]es Entretiens, par contraste avec la tragedie classique, met an abyme les changements an cours dans la société. Ella fait disparaitre le cadre da reference de l’ordra royal pour lui substituer l’ordre bourgeois an remplacant la cour par le salon, le public par le prive, pour consacrer en somme l’embourgeoisement du siecle en la mettent otficiellement sur scene. (Caplan, “Clearing the Stage“ 472-73) A peine un an apres Ia parution du Fils natural, Diderot enterine las appels de Dorval a ca repli du theetre des treteaux vers le salon dens De la goesie dramatigue (pub. 1758) en imaginant “sur la bord du théetre un grand mur qui . . . separe du partena . . . comme Si la toile ne se levait pas“ (1310). Qualle presciencel Des l’annee suivante, les largesses financieres du comte de Lauragais allaiant en effet repondra a cat appel an subventionnant l’élimination deS spectateurs qui encombraiant las scenes da theetre depuis la siecle demier. La conception meme de l’illusion at de l’espace theetraux allait s’en trouver revolutionnee. (Ceplan 472) Rapoussent le miroir theetral classique de la société sous Louis XIV, celui de le societe sous Louis XV S’affinnait avec la theatre da la tamille, de la nature at de la modemite, 00 la Roi n’aveit plus de prerogatives. De fait, en meme temps que la legitimité de la naissance de Dorval, ce “fils naturel,“ dens l’intrigue du roman ou da la piece, c’est celle du genre a leur attribuer, at celle das genres tout court, qui furent soulevees dans les debats autour du Fils natural & [d]es Entretiens sur ‘Le Fils naturel’ lors de la parution de la piece. Simon Davies examine un aspect fondamental de cette preoccupation dens ses “Reflexions sur la theme de la loi at da la justice dans les muvres de fiction de Diderot.“ Pour 141 lui, “la statut de l’enfant illegitime [qu’il mentionne par reference a W (1760)] souleve le question das droits de l’individu au sein de n’importe quelle societe“ (125). Adapte sur le plan des genres littéraires, le genre du drame bourgeois, qui n’est pas ‘legitime’ a l’epoque, fait donc figure “d’antent illegitime” at souleve, lui, la question deS droits da cite de ce genre d’una origine nouvelle au milieu de tous les etablis. Davies ajoute encore qu’una fois la religion at les lois ecartees, ou remises an question, “Diderot n’a rien e [y] substituer, si ce n’est obeir e ‘l’impulsion constante de la nature qui nous remene sous sa loi.“ Dans le titre “Le Fils naturel,“ on paut ainsi voir le soutien du merite individual contra l’arbitraire de la naissance an meme temps qua sa subversivité par rapport e l’ordre etabli. Anticipant de quelques decennies les revendications subversives d’un autre fils naturel, le barbier du Mariage de Figaro de Baaumarchais (1784), Le Fils natural & [d]es Entretiens sur “Le Fils neturel’ commence a faire branler de fond en comble l’edifica pretendumant immuabla das arts poetiques herites du passe, anticipent intuitivament sur la scene artistique les ebrenlements politiques plus radicalement destructeurs de la fin du siecle. 1. 2. La reception modeme du Fils naturel at [d]es Entretiens: de l’absolutisme des genres traditionnels au separatisma de la critique contemporaine. Du XVllle au XXe siecles, la reception du theetre da Diderot, et du Efls _rLatILel en particulier, ne varia pas dens son ensemble. Si l’on an juge par les reflexions das editeurs de Diderot, at des critiques littéraires ou dramatiquas de son theatre [...], celui-cl continue obstinement de faire obstacle e tout effort da caractérisation an matiere de genres littéraires. Par un curieux ratour de l’histoire, les critiques modemes du Fils naturel & [d]es Entretiens continuant de la ramenar a l’un ou l’autre des genres connus at repertories. Le plus souvent, 142 ils le font en privilegiant l’aspact dramatique de la piece, ou l’aspect theorique des entretiens, an laissant da cete l’appallation de “roman“. Pourtant, les conditions historiques ayant preside a l’emargence du drame bourgeois se contondent avec celles qui favoriserent l’evolution du roman, at justifierent a posterion' l’appellation hybride choisie par Diderot: “espece de roman.“ A travers le non-contonnisme genrologique de Diderot at sa remise en question Simultanea des categories génériques traditionnelles, ca sont an effet “la force ascensionnella de la bourgeoisie at du non-contonnisme,“ at “Ia regression du principe d’autorite“ qui s’expriment. (George May 6) C’est dens cette optique d’une evolution parallele du theetre et du roman qu’il nous taut a present reconsiderer I’ensemble du Fils naturel at [d]es Entretiens sur ‘Le Fils natural’ at la tacon dont Diderot tira profit de cette regression das traditions poussiereuses qu’il assayait de baleyer, en essayant de comprendre comment l’espace laisse par cette recession des valeurs traditionnelles crea l’elan nécessaire a une transgression d’ordra genrologique dont leS ramifications depassaiant largement le domaine da la littérature. Sans ignorer les remarques da Diderot orientent la lecture da son cauvre vars l’ouverture générique, les critiques modemes n’en adoptent pas moins une perspective que l’on peut qualifier de ‘separatiste’. Qu’elle soit editoriale ou simplement critique, la necessite meme de “joindre les pieces et les ecrits theoriques,“ laisse transparaitre l’a prion’, ancre dans la linguistique, d’une separation de principe entre las “pieces“ et les “ecrits theoriques“.136 Considerar la relation du Fils naturel avec Les Entretiens comme un va-at-vient d’una categorie a une eutre reatfinne cependant la preseance ideologique at temporalle des categories generiques sur l’muvre qu’elles pretendent identifier comma relevant da tel ou tel genre. Du meme coup, l’inadequetion du texte de Diderot a ces categories se voit implicitement renforcee. 143 Pourquoi ne pas ralancer la discussion danS l’autre sens? Pourquoi na pas prendre l’muvre da Diderot comme telle, i.e., hybride de plein droit? Certas, les categories prises comme systeme de reference perdant de leur stabilite presumee. Capendant, en considerant Le Fils naturel at Les Entretiens sur ‘Le Fils natural’ de concert, comma les parties integrantes d'une seule cauvre, le manque d’orthodoxie de Diderot s’enrichit at depasse l’opposition binaire entre theorie at praxis. L’arbitraire historique de la Separation générique entre Le Fils naturel at LeS Entretiens S’ettaca alors prograssivemant, pour mettre an lumiere une nouvelle interpretation de la dynamique de cette “espece da roman“. Plutet que I’insucces de Diderot dans une categorie ou une autra, dens la comédie, l’entretien ou le roman, c’est l’impropriete de toutes les categories veinement appliquees a cat ouvrage, Si malaise e definir ce qui est en jeu. La notion d’addition telle que nous l’avons examinee dans la chapitre precedent integre la complexite generique du Fils natural et [d]es Entretiens dans notre analyse des muvres de Diderot en la plecant dans la lignee de celle des Lettres publiques. L’addition au texte de la piece de remarques sur l’art dramatique concretise an effet l’insuffisence de toute categorie privilegiant l’un Du l’autre aspect de l’muvra, insuffisance qui revele du meme coup l’absolutisme inherent a l’exclusivite d’un tel choix. Tout se passe comme si “piece“, “entretien“ ou “roman“ s’averaient inaptes a designer Le F ils naturel at les Entretiens. Par le biais de l’addition ou de l’incorporetion de se partie dramatique au sein d’un prologue at d’un epilogue nanatits, la piece n’est en fin de compte plus tout-e-tait piece, ni les entretiens tout-e-fait entretiens, tandis que le “roman“ n’est encore qu’une “espece“ da roman. Le tacteur variable qu’instaure cette modification du terme “roman“ prend encore plus d’importance e la lumiere de l’article «Espece» (V: 955 & sqq.) inclus dans la meme volume que l’articla «Encyclopedia». Dans ca demier, 144 Diderot embrassa l’immense teche imposee aux encyclopedistes, celle de reconsiderer tout lexiqua pouvant pretar a confusion, dans la dessein d’evitar aux generations futures l’entrave posee a la communication d’idees precises par des definitions inexactes at laissant trop da place au contresens.137 «Encyclopedia» comma «Espece» pannettant aux philosophes de poser les rudiments de leur theorie des genres “an general,“ at des genres littéraires “an particulier.“ lls raconnaissent l’imperatit d’un systeme critique conventionnal imprecis resultant d’une urgence historique at de l’aporie phenomenologique conditionnant tout acte de nomination.”8 De meme qua Diderot admattait dens «Encyclopedia» I’impossible perfection de la presentation de l’encheinement deS connaissances dens l’Engclogedie, de meme “[l]’espace est donc un mot abstrait & general, dont la chose n’existe qu’en considerant la nature dans la succession des terns, 8 dans la destruction constante 8. le renouvellement tout aussi constant des etres.“ En d’autres tennes, Ia pratique hybride des genres montree par Diderot materialise e l’échelle da l’muvra littéraire non seulement les balbutiements theoriques das Lumieras sur les genres, mais aussi leur conception profonde du Iangage an tant qu’instrumant arbitraire at impartait d’apprehension de la realite littéraire ou physique. Du meme coup, ils explorant les fondements linguistiques du relativisme, tout en pressentant que le Iangage, at les categories generiques avec lui, ne sont guera qu’un compromis dens l’identification d’une “multitude de choses heterogenes“ («Encyclopedia 376). Ainsi, “[l]as hommes sentent qu’il leur seroit impossible de tout reconnoitre & distinguar, S’il falloit que chaque individu eat sa denomination particuliere & independenta, se heterent de tonner ces classes indispensables pour l’usaga, & essentielles au raisonnement“ («Espece»). 145 De fait, plutet que de considérer l’echac du F ils naturel at [d]es Entretiens 139 ll semble talloir se rendre a I’evidence que comme piece ou comme roman, c’est l’echac de l’utilisation da “piece“ ou de “roman“ qui s’exprime a travers les critiques du texte da Diderot. L’inadequation da cette terminologie, quoique cette demiere se justifie dans le cadre d’una reflexion sur la theetre, tient a ca qu’elle na distingue pas suffisemmant la piece ecrite par Diderot at mise en scene contra son gre, da la piece composée par Dorval au sein de “l’histoire [censement] veritable de [cette] piece.“ On a deje vu que l’utilisation du titre Le Fils naturel, pour designer comme piece de theetre e part entiere ce qui conespond plus exactement au manuscrit de l’un des personnages, representait un abus de Iangage intimement lie a la reception de la piece. Cat abus tient en felt a ca que leS critiques modemes, en lisant l’episode de “la piece“ incluse dans le roman, pensaient lire le script d’une “veritable“ piece de theatre destinea a la scene plutet qu’au salon. Tout se passe comme Si, par un bizana emprunt au titre integral de l’cnuvre, ils raprenaiant cette epithete a “l’histoire veritable da la piece“ pour en faire l’histoire d’une piece “veritable“; tout sa passe, an somme, comma s’ils déplacar sur le cadre (“l’histoire“), de cette piece un caractere fictionnel qui engloba l’ensamble du “roman,“ at modifia du meme coup la “Fils naturel“ comma creation, fabrication ou fiction, da Dorval. Quella que soit la perspective adoptea par la critique privilegiant la pratique theetrale, la theorie dramatique ou l’analyse nanatologiqua par opposition a I’analysa dramatique, l’adoption de l’une diminue d’autant Ia validite de l’autre. Tronque dens l’histoire, Le Fils naturel demeure injustement orphelin des Entretiens. L’ecart genrologique da l’expression “espece de roman“ insuffle la transgenericite dens l’art dramatique de Diderot tout comme l’eurt de l’addition 146 la faisait dens se technique epistolaire. Contrevenant aux efforts separatistes opposant paradoxalement la piece aux entretiens, c’est cette notion d’ecart qui constitue da notre point de vue le fondement de la transgressivité genrologique de Diderot qu’il s’agisse de sa production dita theetrale, ou de l’ensemble de son cauvre. Comma dens la Lettre sur les aveugles at Ia Lettre sur les sourds at M, cette transgenericite inscrit dans le texte la repoussement des limites generiques auxquelles l’energie at la genie createurs diderotiens ne sauraient sa confiner. Pour prauve: l’interet grandissant de metteurs an scene modemes pour des muvres diderotiennes a priori nanatives, mais dont la dimension transgenerique est encore amplifiee sur scene ou a l’ecran.140 La problématique des genres littéraires s’appuie cependant, at de toute necessite, sur la separation des categories. En effet, sans l’existence de categories génériques preetablies at definies d’una maniere ou d'une autre, aucun moyen de pretendre debattre la valeur excessive qui semble etre accordee e la dimension legislative de telles categories, comme a leur fonction d’identification at de classification des muvres tombant peu ou prou sous la coup de leur loi. ll taut remettre en question sans mettre en pieces ni cette separation ni ces categories. Les articles parus danS les dix ou quinze demieres années sur le theetre de Diderot témoignent de l’inadequation, consciemment utilisee ou non, des categories generiques traditionnelles. A partir de cela, Jay Caplan, Evlyn Gould cu Lucatte Perol ont ainsi pu developper de tructueuses hypotheses de reflexion sur ce theetre. Pour Jay Caplan, les “tableaux“ propres au drame bourgeois se lisant plus qu’ils ne se regardent, ce qui transfonna le theetre de Diderot an un problématique “theetre a lire, un «Theatre dans un tautauil»“ ainsi que le presente Lucatte Perol dens son article eloquemment intitulé “Diderot et le theatre interleur“ (36). A ces qualificatits qui tirent le theetre vers le para- 147 theetral voire le hers-theatre, Evlyn Gould pretere notamment celui de theatre “virtual“ qu’il definit radicalement comma un mode de representation... antirepresentationnel. (Virtual Theater 7) Interiorite, virtualite, pictorialite... ces tennes evoquant, il est vrai, la creativite propre e l’imagination diderotienne. Mais ils conespondent Simultanement e la fiction romanesque, dont ils decrivent at definissent tout a la fois les conditions de lecture at da representation. Partant, iIS nous remenent au point de depart du Fils natural at d as Entretiens sur ‘Le Fils natural’. Les cles interpretatives de cat ensemble sous forma d’ une ‘especa da roman’ créée par “l’histoire veritable de la piece“ sont donnees des Ie prologue. Par une mise en abyme nanative, les avantures da Dorval s’y offrent deje sous forma de récit a entendre at de texte dramatique au bord d’etre represente. Dans le chapitre de Thresholds of Representation qu’il consacre a _Qp_l_a_l @Sie dremetigue, James Creech decrit l’illusion theetrale comma la relation differentialle de valeurs (vraisemblable, reel, fictif, fictionnel) s’equilibrant en une equation infiniment renouvelee, qu’illustrerait la conception Le Fils naturel at les Entretiens comme “una espece de roman.“ (215) L’annonca dans la discours De la mesie drametigue da cette conception suggere an effet que la fiction pretendument vraisemblable, d’une part, at la construction fictive at nanative du “roman,“ d’autre part, operent le passage du theatre au roman en las integrant l’un a l’autre: Sens la supposition que l’aventure du Fils naturel était reelle, que davenaient l’illusion da ca roman at toutes les observations repandues dans les Entretiens sur la difference qu’il y a entre un fait vrai at un tait imagine, des personnages reels at das personnages fictits, des discours tenus at des discours supposes; an un mot, toute la poetique of: la verite est misa sans cesse an parallele avec la fiction? (1033) 148 2. Le F ils naturel & [d]es Entretiens at las genres: in pluribus nullum De sa conception a sa composition affective, Le Fils natural & las Entretiens s’ottre comme un tout composite anime d’une dynamique de l’aller-et- retour, entre theatre at roman comme entre fiction at realite, entre conformite at transgression, comme entre tradition at modemite. L’histoire du filS natural semble etre racontea, evoquea par un nanateur-parsonnage donnent ses reactions e la dite histoire, representee dans le salon de Clairville, discutea dans les entretiens entre le nanateur-personnega at Dorval, critiquea, manifestee sous diverses tonnes sous lesquelles sa realite supposee finit par prendre les allures de la fiction, mais d’une fiction manquent de respect a la tradition. Nous proposions an debut de discussion deux tacons divargentes da presenter Le Fils naturel & [d]es Entretiens, l’une privilegiant sa dimension dramatique an repoussant “Ie cadre“ nanatif aux marges de cette theetralite, l’autre privilegiant au contraire sa dimension nanative sans marginaliser sa portion theetral, mais en l’integrant plutet au cceur d’un roman complexe. Quoique nous choisissions la seconde, le fait que de telles divergences puissant sa faire jour nous engage a examiner comment cat ouvrage navigue entre theatre at roman. 2. 1. Entre theatre at roman L’histoire de Dorval constitue ainsi l’action originalle au cmur du ‘roman,’ origine heterodiegetique at de la piece e proprement parler (puisque calle-ci la re-presente post-tacto), at de la nanation in medias res dont cette piece forma un episode, tout comme les parties dialoguees at nanees du Fils naturel & [d]es Entretiens. En adoptent la premissa d’evenements comme chronologiquament 149 anterieurs a sa redaction, l’ouvrage comporte an tout quatre parties successives, dont chacune S’integre aux autres an fonction de ces evenements, operant un quadruple ratour vars leur origine heterodiegetique, et multipliant de ce fait le va-et-vient entre leur realite supposee at leur representation multipliee quoique partialle. Le prologue se pose tout d’abord an introduction non seulement e la totalite de l’ouvrage mais encore a la piece, dont il annonce que la demiere scene n’a pas ete representee (1081 -83). La nanateur antraprend da donnar le contexte historique de sa rencontre pretendua avec Dorval. Nanatit, ca contexte figure deje comme un retour preliminaire sur l’histoire de Dorval, avant la representation de sa piece, par Iaquelle le lecteur apprend cette histoire e retardement par rapport a Moi: un evenement, non moinS interessent par les circonstancas que par les personnes, devint l’etonnement at l’antretien du canton. On n’y parlait que de I’homme rare qui avait au, dans un meme jour, le bonheur d’exposar sa vie pour son ami, at le courage da lui sacrifiar sa passion, sa fortune at sa liberte. (1081) Premiere representation, discursive at nanativisee, de l’objet de la piece, cet avant-goat de l’histoire de Dorval est suivi par la sommaire de deux rencontres entre lui at Moi, la seconde foumissent comme une mise en abyme da la structure du ‘roman.’ En effet, Dorval at Moi y parlant da I’ “evenement [qui faisait] I’entretien du canton“ (nous soulignons) avant leur rencontre, donnent de cet evenement un nouveau recit qui anticipe, de tacon elliptique également, la representation du “Fils naturel“: “des la seconde fois que je la vis, je crus pouvoir, sans etre indiscret, lui parler de sa tamille, et de ce qui venait de S’y passer. II satisfit a mes questions. ll me raconte l’histoire da sa tamille“ (1082, nous soulignons). 150 L’explication qui developpe la premiere de ces ellipses (“I’homma rare qui avait au, dans un meme jour, Ia bonheur d’axposer sa vie pour son ami, at le courage de lui sacrifier sa passion, sa fortune at sa liberte“) n’apporte pas beaucoup plus da precisions, attirant l’attention de tacon repetée sur des evenements toujours laisses dans la vague. Strategia dilatoira propre a beaucoup da préfaces romanesques de l’epoque. Capendant, ca nouveau recit inclut an son sein une double evocation des memes evenements sous tonne theetrala. Dans un ces, Moi suggere a Dorval au cours da la conversation rapportee “qu’un ouvrage dramatique dont ces epreuves seraient le sujet terait impression.“ Dans l’autre, Dorval fait part a Moi d’une suggestion identique, anterieura au debut du roman, de son pere Lysimond: “si tu voulais, ca serait la morale d’une piece dont une partie de notre vie serait le sujet, at que nous representerions entre nous.“ Avant la piece retracant e proprement parler cette vie tamiliele, avant meme que la lecteur puisse se faire une idea precise das “circonstancas“ entourant l’evenement dont Dorval est le centre, un reseau de perceptions l’ayant pour objet se tisse sous ses yeux (l’evenement qui faisait l’antretien du canton; “l’homme rare qui avait au, dans un meme jour, le bonheur [etc]; “l’histoire de sa tamille“; plus les deux allusions soulignant le potential theetral d’une telle histoire). Ce reseeu diffracte par evance toute apprehension unique de l’homme ou da ses avantures, quoique le prisme phenomenologique qui en resulte conserve explicitement e chacune da ses tacettes leur caractere “étonnant', at par le invraisemblable. Le texte du “Fils naturel“ oftre a l’issue du prologue la version pretendument la plus proche de la realite evoquea. Cette version parvient donc au lecteur sous una tonne theatrala ou theetralisee, version incluant la demiere scene non jouee Iors de la “premiere“ representation (1084-1125).141 151 Apres quoi, un epilogue nanatif liant ces deux premieres parties e la demiere expose brievement les circonstancas ayant empeche sa representation (1125-27). ll foumit e Dorval l’occasion da preter a Moi le manuscrit du “Fils naturel“ afin que celui-oi puisse an lira la demiere scene et le relire tout entier, e tete reposea. L’epilogue illustra particulierement bien l’aller-retour entre theatre at roman que nous axaminons ici, puisque, troisieme partie du ‘roman,’ il fait doublement office de posttace e la piece at de preface aux entretiens, sorta de passeralle nanative entre la theatre! et la metatheetral qui fait echo a la discussion entre Dorval at Moi citee par ce demier. Redige dans un espace- temps nécessairement ulterieur aux entretiens, il ne les precede pas moins dans la typographia du ‘roman’, creant de ce fait un passage transgressit, entre le deroulement de l’action telle qu’elle est donnea dens le recit, at le récit da cette action."42 Comma par contagion métonymique, le nanatif envahit ainsi le theetral de tacon retrospective. ll semble apres-coup que le texte de la piece dens son entier tient lieu, dens le meme instant, de deux etapes differentes dans la chronologie inteme a l’ouvrage. Ce texte intervient en effet quasiment, dans la mise en page, au moment de la representation tronquee a Iaquelle Moi a supposement assiste. Simultanement, du fait de l’echange du manuscrit mentionné dens l’epilogue, on peut avancer que ce texte que nous lisons represente le manuscrit transmis e Moi et lu par lui. Diderot fait un usage hautement transgressit de la fonction referentielle du Iangage, at tusionne e travers leS meme mots deux representations phenomenologiquement differentes du meme objet, i.e., la piece a Iaquelle assista Moi-personnage, at le texte da cette piece qu’il lit ulterieurement. Ce texte que nous lisons fait paradoxalement office de texte ecrit at joue, vu at entendu, mais aussi de texte at de non-texte. 152 Autrement dit, le scenario de la piece necessite une (re)lecture transgressive. Cette lecture acrobatique qu’axiga Diderot de son lecteur rassemble a celle qui est mise an event au debut de Ceci n’est pas un conte, OI‘J Ie nanateur deviant Simultanement conteur du texte que le lecteur a sous les yeux, mais dont on predit qu’il va l’intenompre comma un auditeur at interlocuteur: la superposition mela alors Ia lecture du récit, l’audition du conte at la conversation intanompant Ie deroulement des deux: Lorsqu’on fait un conte, c’est e quelqu’un qui l’ecoute; et pour pau que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas intenompu quelquefois per son auditeur. Voile pourquoi j’ai introduit dans le recit qu’on va lire, at qui n’est pas un conte, ou qui est un mauvais conte, Si vous vous an doutaz, un personnage qui fasse e pau pres le rela du lecteur. (IV: 503). “Le Fils naturel“ peut ainsi se lire, se voir ou s’ecouter comme une “mauvaise“ piece de theatre, i.e., an fait, comme un texte qui comporte certains elements d’une “veritable“ piece, mais dont la misa en scene typographique at nanatologique previent son interpretation abusive comme theatre pur. Si la logique d’un dechitfrage lineaire du Fils naturel & [d]es Entretiens veut que le texte en question soit anive entre les mains de Moi apres sa representation partialle. c’est ca texte que le lecteur vient de ‘lire.’ Capendant, la logique du deroulement das evenements presentes dans le ‘roman’ exige, an accord avec la fin du prologue nanatif, que ca meme texte ait ete ‘represente’ at ‘vu’ avant qua d’etre remis entre las mains de Moi. ll tusionne dans la linearite du ‘roman’ la representation ecourtee da la piece avec son script, donne ulterieurement, par Dorval e Moi, dens son integralite comme celui-cl la rapporte dens l’epilogue: n’ayant point entendu la demiere scene, j'ignorais le denouement; mais . . . S'il voulait me communiquer l'ouvrage, je lui en dirais mon sentiment... . 153 . «Une piece est moins faite pour etre lua que pour etre representea; la representation de calla-cl vous a plu, il ne m’en taut pas daventage. Cependant la voile. Lisez-Ia, at nous an reparlerons.» (1126) La virtualite dont Evlyn Gould qualifia la theatre diderotien convient ici partaitement a un texte qu’on finit par ne plus savoir comment aborder. La juxtaposition rapida des interventions de Moi-nanateur at de la parole de Moi- personnage sa mele subtilement e celle du discours immediat presque direct de la nanation au present, avec le discours indirect at la nanation au passe. Elle démontre, de l’interieur de l’ouvrage, ce que Diderot claironnait depuis longtemps an melant theatre at roman: le texte de sa piece n’est pas tait pour etre represente, at qu’il fait partie d’une espece de roman, opinion d’ailleurs redoublee par la biais de Dorval, deS la Premier Entratien: MOI. — Mais ca ton est bien extraordinaire au theetre... DORVAL. — Et, Iaissez le las tretaaux; rentrez dans la salon . . . . [ ] MOI. — Mais au theetre! DORVAL. — Ce n’est pas la, c’est dans la salon qu’il taut juger mon ouvrage... (1135) Dorval substitue au lieu Si codifie du Spectacle theetral la lieu Spectaculaira d’une conversation sans restrictions: la salon. Salon qui se prete Si bien au dialogue diderotien, a la familiarite conversationnelle dans le cadre de Iaquelle (par lettre ou entretien interposes) sa joue la remise an cause du discours traditionnel des genres salon lequel le drame appartient aux treteaux at le roman au salon. Apres le prologue, le texte de la piece at l’epilogue, le texte des entretiens entre Dorval at Mei (1131 -90) prolonge Le Fils naturel & les Entretiens. 154 Dialogue a trois temps, trois entretiens, il est annonce de la meme tacon que la piece at Separé typographiquement du texte prealabla de l’epilogue comme la piece l’etait du prologue, “espece“ de drame en trois actes ponctuant chacun le cadre nanatif du récit des entretiens: “Je pris l’ouvrage de Dorval. Je la lus e tete rapOSee, at nous an parlemes le landemain, et les deux jours suivants. Voici nos entretiens.“ (1126) Les “Entretiens“ entre Dorval at Moi melent ainsi theatre at roman. lls offrent sous tonne dialoguee at nanativisea une discussion portant sur les principes du drame bourgeois. De plus, leur position dans la structure du ‘roman’ symetriquement opposee par rapport au “Fils naturel“, les met an equivalence parallele avec la pretendua piece. Dans le meme temps, l’importance theorique (ni theetrala, ni romanesque) de ces Entretiens n’est plus a prouver, notamment an ce qui conceme la notion de tableau adoptee au lexiqua pictural par Diderot comme marque distinctive du drama bourgeois. Capendant, chose rarement abordee dans les lectures critiques du Fils naturel & [d]es Entretiens, le composition nanative des Entretiens, sorta de mise en scene textuelle, ne s’ecerte jamais du theetral an ce qu’elle integre notamment, au niveau de l’énonce, la version diderotienne du tableau dramatique.143 Mieux, cette composition nanative, comme on va le voir, releve elle-meme du theatral an ce qu’elle pennat l’elaboration dans l’enonciation de cette innovation dramatique de Diderot. Dans sa discussion sur l’art, la nature at la fiction du spectateur diderotien, Suzanne Pucci remarque que chez Diderot, la public, le contempletaur ou la spectateur occupe souvent la position d’interlocuteur et de nanateur e la premiere personne de l’ouvrage dans lequel il apparait. (274) Le theetral en puissance de la vision spectatrice est infiltré par une parole nanative at nanatrice. Quoique son article porte pour l’essentiel sur l’art salonnier de 155 Diderot, la perspective qu’elle adopte s’etand aiSement a la structure nanative des Entretiens, mais dans la sens inverse: d’une part, c’est la nanateur en premiere personne qui apparait en position d’auditeur, de voyeur ou da spectateur. D’autre part, dans un renversement qui retablit l’equilibre perpetue par la reception critique de l’ouvrage, c’est la nanatif qui se voit de ce felt infiltre par le theatral. Parce que les “Entretiens“ constituant la reflet at l’extension theorique du “Fils naturel,“ mais que la nanatif conclut la piece, at preface la discussion, on a comma un chiasma structural renversant I’un dans les autres, avec pour resultat stylistique la mise en valeur centrale de la dimension nanative de l’ouvrage tout entier. Dans les Entretiens, Moi, an tent que nanateur, orchestra sa nanation ulterieure autour des trois journees successives durant lesquelles se deroulant ses conversations an tant que personnage avec Dorval. Mais alors que le premier entretien commence directement chez Dorval, le deuxieme at la troisieme sont, eux, préfaces d’una description conespondant etonnamment a la definition theetrale du tableau donnee le premier jour par Dorval comme “[u]ne disposition [des] personnages sur la scene, Si naturelle at Si vraie, que, rendue fidelement par un peintra, elle me plairait sur la toile“ (1136). L’esthetique du naturel at de la verite se pose dans cette phrase conjuguent l’art at la nature qu’on retrouve e la fois dans le drama bourgeois at dans le roman du XVIlle siecle. Or l’introduction nanative du debut des deuxieme at troisieme entretiens semble mettre en abyme la notion theetrale de tableau, pour an donnar des examples. Dans un cadre naturel at sauvage an accord avec la primitivisme analyse par Dennis Fletcher dans la theoria dramatique de Diderot,144 Moi ouvre ainsi la deuxieme entretien: Le landemain, je me rendis eu pied de la collina. L’endroit etait solitaire at sauvage. On avait en perspective quelques hameaux 156 repandus dans la pleine; au-dele, une chaine de montagnes inegales at dechirees qui tenninaient an partie l’horizon. On était a l’ombra des chenes, at l’on antendait le bruit sourd d’une eau soutenaine qui coulait aux environs. C’etait la saison ou la tene est couverte des biens qu’elle accorde au travail at a la sueur des hommes. Dorval etait anive la premier. J’approchai de lui sans qu’il m’apercut. ll S’etait abandonne au spectacle da la nature. ll respirait avec force. Ses yeux attentits se portaient sur tous les objets. Je suivais sur son visage las impressions diverses qu’il en eprouvait; et je commencais e partager son transport. . . . (1142) Hormis l’allusion au bruit da la source qui traduit Ia participation du nanateur a la scene an tent que personnage, Ia composition da cette scene pounait tort bien decrire l’organisation spatiale d’un tableau a commencer par la vaste cadre naturel du paysage (“en perspective. . . dans la pleine; au-dele, une chaine da montagnes . . . l’horizon“). A l’interieur de ce cadre, Ia vision du nanateur se tocalise sur un espace plus reduit (“e l’ombre des chenas“). Au centre de cat espace multiplament encadre sa trouve Dorval, lui-meme “abandonne au Spectacle de la nature.“1‘45 Ces quelques lignes tusionnant la peinture at Ie theatre an illustrant notamment, par leur composition at leur utilisation du lexiqua de la vision at du spectacle, le concept de tableau theetral. Elle le font d’une tacon d’autant plus transgressive qu’elle n’est ni picturale, ni theetrala, mais verbale. La mise en abyme structuralle de la Situation littéralement Spectaculaira dens Iaquelle il est presente est renforcea par la lexiqua da Ia vision at du spectacle envoCItant mais caractérisent également Dorval dont “[l]as yeux attentits se portaient sur tous les objets.“ Tout se passe comme si, danS ces Entretiens, le Dorval de la scene d’axposition du Fils naturel, ou le jeune homme 157 s’abandonnait non au spectacle de la nature mais au trouble de ses pansées, reparaissait dans le nature.146 Le spectateur, exclu de celles-cl, n’en demeure pas moins un spectateur privilegie (“Ja suivais sur son visage les impressions diverses qu’il an eprouvait“) au point de S’identifier avec l’objet de son regard (“at je commencais a partager son transport“). Ce prologue nanatif au deuxieme entretien glisse ainsi dans le texte Ie theme naturel, an preparant le tenain e celui de la pantomime, autre element tout aussi essential de la poetique du drame bourgeois. Plus tard dans la conversation, Dorval an foumit un exemple frappant: “[il] eprouveit a l’instant l’etat qu’il peignait“ (1142). Si bien que l’organisation nanative du passage adhere intimement a l’objet da la discussion, tout en illustrant la dimension mimetique de la theorie dramatique developpee dens Le F ils naturel & les Entretiens. Non seulement Diderot integre au canevas deS Entretiens les donnees essentielles a l’esthetique at la mise en scene du drame bourgeois, mais iI la fait en des tennes qui mettent en valeur la parente entre theatre at roman, comme nous allons le voir, par sa nanativisation du dilemma entre fiction at realite, dont Dorval at moi font un sujet de conversation fondamental e la creation et a la representation de la version theetrala des avantures du “fils natural“. 2. 2. Entre fiction at realite Faisant echo a la promesse des deux personnages, e l’issue de leur conversation, de se retrouver au meme endroit la landemain, Ie troisieme entretien S’ouvre sur le meme coin de verdure, entre las memes arbres, at sur una introduction nanative quasiment identique a celle sur Iaquelle s’ouvrait la deuxieme entretien: TROISIEME EN TRE TIEN 158 Le landemain, la ciel se trouble; une nue qui amenait l’orege, et qui portait le tonnena, s’aneta sur la colline, at la couvrit de tenebres. A la distance of: j’etais, leS eclairs semblaient S’allumer at s’eteindre dens ces tenebres. La cime deS chenes etait agitee; la bruit das vents se melait au murmura das eaux; la tonnena, an grondant, se promenait entre les arbres; mon imagination, dominee par des rapports secrets, me montrait, au milieu de cette scene obscure, Dorval tel que je l’avais vu la veille dans les transports de son enthousiasme; at je croyais entendre sa voix hannonieuse S’elever au-dessus des vents et du tonnene. (1165) Capendant, au lieu que dans la passage precedemment analyse, Moi rapportait S’etre approche d’un Dorval a l’unisson avec la nature sauvage, il ajoute ici au spectacle de la nature una interiorisation de sa perception antérieure par le biais de l’imaginetion artistique inspiree des forces memes de cette nature auxquelles la voix de Dorval en impose. La perception (supposee) reelle du debut du deuxieme entretien sa transfonna cette fois en une perception toujours marquee par daS sensations auditives at visualles, mais taintees cette fois d’ineel: “las eclairs semblaient S’allumer at S’eteindre dans ces tenebres. . . . mon imagination, dominee par des rapports secrets, me montrait. . . Dorval tel que je l’avais vu la veille . . . et je croyais entendre sa voix“). Ce faisant, il jette un voile de doute retrospectit sur la sincerite, pour ainsi dire, de sa premiere perception de Dorval sous les chenes, tout an contaminant le paysage at Dorval d’un degré d’incertitude quant a leur realite. Du meme coup, les conditions meteorologiques modifiant las perceptions de Moi lui pannettant de poser, par anticipation et comme “naturellemant,“ les jalons de la discussion qui s’annonce sur la conception de l’art en general, at de l’art dramatique en particulier, an tent qu’imitation de la nature. Partant, c’est la 159 dilemma propre au roman at au theetre, ou sont mises en balance fiction at realite, qui se trouve pose comme cadre nanatif de la conversation qui suit. L’accelmie une fois installee, Moi, S’etant decide e chercher Dorval chez lui plutet qua sous la pluia, le trouve en train de l'y attandre “car il avait pense [imagine, an somme], de son cete, que je n’iraiS point au rendez-vous de la veille.“ La discussion, avant de S’engagar sur la rapport entre tragedie, comedie at drame Serieux, repart un instant sur “quelques discours generaux sur les actions de la vie, at sur l’imitation qu’on en fait au theetra“ (1165), effectuant un rappel avec le premier sujet aborde par Moi au premier entretien: laS conventions theetrales de l’imitation de la nature. Moi y entamait Ie debat an soulignant la transgressivité du “Fils natural“ an decalage par rapport e ces conventions theetrales de l’imitation de la nature. Ca decalage oppose l’infidelite de la representation dramatique e la realite qu’elle est censee offrir aux spectateurs: Je vous ai lu; mais je suiS bien trompe, ou vous ne vous etes pas attache e repondre scrupuleusement aux intentions da monsieur votre pere. ll vous avait recommende, ca ma semble, de rendre leS chosas commas elles S'etaient passeas; at j'en ai remarque plusieurs qui ont un caractere da fiction qui n’en impose qu‘au theatre, of: l’on dirait qu’il y a une illusion at des applaudissements de convention. (1130) La remarque critique de Moi-personnage eclaire at renforce apres-coup l'exposition an introduction du “caractere de fiction“ at da la dimension “incroyable“ das avantures de Dorval dont l'entretien occupait tout le canton. Elle met an parallele deux reactions comparables dans leur scepticisme, celle da l’opinion publique du canton ayant ou'i dire ces avantures, et celle de I’opinion privee de Moi. Cette reaction redouble en fait la premiere, puisque, Moi, temoin deS debats publics, reprend implicitement leur teneur e son compte. 160 Mieux encore, elle la prolonge at la redouble une nouvelle fois dans la mesure cu l’examen a teta reposee du texte deS avantures en question confinne leur perception comme evenenements incroyables. Cette complexite resulte de I’orchestration nanatologique de ces avantures. Leur perception publique comme fiction, qui comporte un caractere romanesque, ainsi que leur lecture privée par Moi, qui tient de l’illusion theetrale, sont ainsi mises sur le meme plan. Elles deviennent subrepticemant la miroir dramatique ou nanatif l’une de l’autre, mettent en relief le caractere ambigu, incroyable mais vrai, des avantures de Dorval, caractere renforce si l’on evite de Separer Le Fils naturel des Entretiens. La version nanativiSee da ces avantures dens I’introduction du ‘roman’ absorbe leur theetralite dans le lexiqua dramatique qu’utilise le nanateur en se referent a la regle deS trois unites: “pp evenement . . . devint l’etonnemant at l’entretien du canton. On n’y parlait que de l’homme rare qui avait eu, dans un meme jour, le bonheur d’exposer sa vie pour son ami, at la courage de lui sacrifier sa passion, sa fortune at sa Iiberte“ (1081, nous soulignons). La perception nanativisee daS evenements mentionnes au debut du ‘roman’ en termes de critique dramatique trouve confirmation dans la reception dialoguea de leur lecture, aux premieres lignes deS Entretiens. Moi y refonnule alors da tacon explicitement theatrale les rumeurs du canton: “vous vous etes asservis a la loi deS unites. Capendant, il est incroyable qua tent d’evenements se soient passes dens pn meme liep; qu’ils n’aient occupe qu’un intervalle de vingtguatre heures, at qu’ils sa soient succede danS votre histoire comma ils sa sont enchaines dens votre ouvrage“ (1131, nous soulignons). De quelque cbte qu’on les apprehende, ces “evenements“ preterit a confusion. La repetition thématique de l’incredulite qui accueille cet evenement sous tonne de commerage ou de drame est a son tour amplifiea par l’inscription, 161 structuralle, donnent en debut de roman le ton au W, at foumissent an milieu de roman, las rudiments de son interpretation. La complexite genrologique du Fils naturel & [d]es Entretiens contribue aux hesitations qui font osciller l’muvre entre theetre at roman, entre fiction at realite, en leur donnent tonne parce que, comme le suggere Dorval, [d]enS la societe, les affaires ne durant que par de petits incidents, qui donneraiant de la verite a un roman, mais qui Oteraient tout l’interet a un ouvrage dramatique: notre attention S’y partage sur une infinite d’objets differents; [alors qu’] au théetre, cu l'on ne represente que deS instants particuliers de la vie realle, il taut que nous soyons tout entiers a la meme chose. (1 132, nous soulignons)147 Or, du point de vue du lecteur, les deux perspectives sont reunies, at dans l’espece de ‘roman’ compose par Diderot mais nane du point de vua de Moi, at dens l’ “ouvrage dramatique“ cree par Dorval. L’hybride roman dramatique qui en resulte participe encore au va—et-vient entre fiction at realite, etant donne notamment le double statut confere par Diderot au personnage de Dorval at a ceux qui l’accompagnent dens ses avantures. Faisant tous partie integrante de ces demieres, ils le font également de leur dramatisation dans le salon de Clairville. Dorval occupe bien SI‘Ir une position pivot a la fois dens l’histoire dont il est le personnage central, et dans la mise en tonne theetrale de cette histoire, dont il est le metteur an scene. Da meme, Lysimond, Rosalie, Clairville, Constance, Justine, Andre at Charles jouant dans la piece le rble qu’ils tenaient dans la realité.148 Cette configuration des personnages mele ainsi le vecu suppose des evenements at leur representation, partant, leur interpretation avec toutes les modifications qu’un regard ulterieur paut apporter au deroulement effectif de l’histoire. Dorval reconnait ainsi avoir communique le brouillon original da la 162 piece “e tous les personnages afin que chacun ajoutet e son rele, en retranchat, at se peignit encore plus au vrai“ (1135). Resultat de cette demarche: “la verite deS caracteres en a souttert en quelques endroits.“ MeiS Dorval, S’il avoue sa surprise initiale devant cette alteration de la realite, ajoute que c’est “une chose . . . qui est cependant bien naturelle.“ La mimesis devant informer la creation dramatique du “fils naturel“ finit per se reveler dens toute sa fiction artistique. D’un cete, le verite supposee des evenements, meme legerement alteres dans leur mise en scene, est percue comme telle par un Moi qui sort du salon en pensant “la representation en avait ete Si vraie qu'oubliant an plusieurs endroits que j'etais spectateur, at spectateur ignore, j’avais ete sur la point de sortir de ma place, at d’ajouter un personnage reel e la scene.“ D’un eutre cete, cette meme verite, apparaissant cette fois sous la tonne sommaire des discussions publiques du canton at celle, plus developea, des entretiens privés entre Dorval at Moi, est remise en question par un Moi qui est passe de la position de spectateur emu de la representation e celle de lecteur au jugement plus critique. Au lieu que, pour reprendre Dorval, “notre attention S‘y partage sur une infinite d’objets differents,“ comme, dans un roman, on ne saurait dire qu’elle se fixe entierement comme au theetre sur “la meme chose“ mais plutbt que, danS un double emprunt au roman at au theatre, l’attention du lecteur at spectateur se trouve insensiblement partagee sur un meme objet en une multiplicite de perceptions differentes. Seule une apprehension du Fils naturel & [d]es Entretipns comme “espece de roman“ pennat de prendre la mesure du projet transgenerique entrepris par Diderot salon “la poetique 00 la verite est misa sans cesse en parallele avec la fiction“, poetique de l’hybride, du monstre generique ne conespondant a aucune categoria (re)connue, mais, comme l’aveugle Saunderson le soulignait an parlant de lui-meme, du monstre comme faisant 163 quand meme partie de ca monde. N’est-ce pas ca que lui-meme laissait entendre lorsqu’il demandait dens WM: Sans la supposition que l’avanture du Fils naturel était reelle, que davenaient l’illusion de ce roman et toutes les observations repandues dans les Entretiens sur la difference qu’il y a entre un tait vrai at un fait imagine, des personnages reels et des personnages fictifs, des discours tenus at das discours supposes ? (1033) Et, da fait, la multiplicite des evocations concemant “l’aventure du Fils naturel“ fait ressortir qu’elles sont toutes caracteriSeeS par une dose de scepticisme quant a la “Vérité“ de cette aventure, sans que cette verite puisse etre ecartee pour autant. En prenant comme point da depart, contra toute approche “séparetiste“ du Fils naturel ou des Entretiens, la premisse genrologique du Fils naturel & las Entretiens comme roman, on s’apercoit avec Diderot non seulement qu’ella conditionne “toutes les observations repandues dans les Entretiens sur la difference qu’il y a entre un fait vrai at un fait imagine,“ mais qu’elle constitue encore la seul moyen de problematiser cette difference. La partie a proprement parler theatrale du roman (le texte de la piece at la representation tronquee qui s’en inspire at s’y superpose) S’insere dans la cadre d’un récit ulterieur e la premiere personne. Des Iors, Ie texte en question at sa representation deviennent plutbt des episodes de ce recit, que ce soient la rencontre at las entretiens entre Dorval et Moi, ou encore les interventions nanatorieles de l’introduction, de I’epilogue at des transitions entre les entretiens. Le texte at sa representation perdent de ce fait leur theatralite premiere, releguee comme element secondaire et inteme de l’histoire. lnvolontairemant, la critique séparetiste de Diderot dramaturge participe a ca jeu de miroirs, en prenant pour du “vrai“ theetre ce qui n’est en somme que 164 du theetre de “fiction.“ Parallelement, Ie “Fils naturel,“ fiction de théetre, est eleve de tacon transgressive au statut d’cauvre theetrale e part entiere, _La_Efl§ QM, en depit du prologue, de l’epilogue at des entretiens qui tous reviennent sur la fait que la piece ne saurait etre entiere puisque precisément, elle ne finit pas. D’une certaine tacon, le public et les critiques finissent, eux, par prendre pour l’muvre originale de Diderot ce qui, dans la cadre de son “espece da roman,“ n’est que l’cnuvre de Dorval, at encore, de Dorval aide par Rosalie, Cleirville et tous les autres personnages impliques dans l’histoire dont I’interpretation depend de leur participation. Le debat entre fiction at realite qui constitue non seulement la matiere des Entretiens, mais encore la substance de la piece, puisque Dorval est cense avoir reconstmit at donc fabrique, dens una certaine mesure, la realite, ca debat se trouve ainsi repercute a travers l’univers de l’histoire, e travers l’univers de le nanation de cette histoire, jusqu’e s'etendre a I’interpretation de l’histoire, de son univers, at de sa nanation. Dorval n’avoue-t-il pas l’existence de deux autres versions de la dita histoire, l’une, caricature comique du troisieme acte ecrite par Clairville, l’autre, se prOpra exageration tragique deS trois demiers actes dont le canevas est presente a Moi? Ces multiples varianteS de la meme histoire abondent toujours dens le sens d’une annulation de toute categorisation du Fils naturel & [d]es Entretiens. Aucune de ces versions n’est ni completement fidele ni vraiment integrele. Toutes se retrouvent sur le meme plan les unes que les autres, offrent en fin de compte un panorama d’interpretations plus pres du relativisme das philosophes que du realisme instantane des peintres ou portraitistes de l’epoque.149 Dans ces conditions, les demieres lignes des Entretiens (1190, of. intra), qui coincident avec la fin du Fils naturel & [d]es Entretiens, se revelent le pivot de la lecture transgenerique du dialogue entre fiction et realité engage per 165 Diderot e travers Dorval at Moi. Le coincidence de la conclusion de l’echange entre les deux personnages avec celle du roman meme fait coincider l’histoire nanee avec la nanation de l’histoire; Moi-nanateur n’intervient pas en tent que tel, laissant son lecteur avec la reflet de son personnage. L’epilogue liant Ia piece aux entretiens pounait cependant faire office de cleture, d’autant plus qu’il y intervient dans une anticipation da la fin de ces entretiens.150 Mais en admattant cela, cette “espece“ de conclusion S’en trouverait neanmoins curieusemant placee en milieu de ‘roman.’ Benoit Melancon considere la fin du troisieme entretien comme la clbture d’une demonstration sur le drama bourgeois dont tous les aspects ont ete traites dans les Entretiens: “dans la but d’exposer at d’expliciter ses theories dramatiques, Diderot s’est servi da la forme dialoguee. Parvenu au denouement de cette exposition, le texte se retenna“ (267). ll nous semble au contraire que cette conclusion, sans pour autant oftrir d’ouverture digne de ce nom vars un ailleurs des avantures de Dorval at Moi, pennat cependant d’operer un retour en aniere at de relativiser les invocations realistes auxquelles les allusions historiques a l’Encyclonie du prologue donnent un semblant de raison. Le fait, historique, lui, qu’un actaur de I’epoque ait ecrit dans les années 1760 sous la pseudonyme de “Dorval“ ne fait que rajouter au voile de fiction qui amene e reconsiderer Le Fils naturel & les Entretiens comme un roman."51 Le troisieme entretien se termine sur une seconde allusion pseudo- historique e l’Engcloflia, cette fois de Dorval et non plus de Moi, ainsi que par une invitation incitent Moi e revenir ulterieurement se reposer e la campagne pour voir “La Pere da tamille“ une fois acheve. Mais Dorval au courant du fait que Moi se prepare a partir, avance son invitation: il taut absolument que vous fessiez connaissance avec Constance, Cleirville at Rosalie... Seriez-vous homme a venir ca soir souper?“ (1190) Ultima miroitement de l’insoluble enigma 166 alliant realite at fiction danS l’interpretation du Fils naturel & [d]es Entretiens, Ia rencontre at la connaissance de Constance, Cleirville at Rosalie se deroulent chez Moi par une “reconnaissance“ des etres reels a la lumiere de leur partonnance dans le salon de Clairville. Paradoxe da la perception, c’est la spectacle, le theetre, qui deviant le point de reference de la prise de conscience par Moi que leS etres qu’il finit par rencontrer face-e-tace ressemblant a ceux dont il S’etait auparavant forge une idea e travers leur jeu dans la representation at dans la lecture de la piece. En fin de compte, Moi juge la realite e partir de la fiction dramatique: On parle devant at apres le souper gouvemement, religion, politique, belles-lettres, philosophie; mais quelle que tut le diversite deS sujets, je reconnus toujours le caractere que Dorval avait donne a ses personnages. ll avait Ie ton da la melancolie; Constance, le ton de la raison; Rosalie, celui de l’ingenuite; Clairville, celui de la passion; moi, celui de la bonhomie. (1 190) “[M]oi, celui de bonhomie“? La voix nanatrice de celui qui avait encadre las conversations durant les Entretiens se trouve incorporee par le dialogue, suggerent un renversement deroutant qui met e egalite l’acte at l’ objet de la nanation. Dorval, qu’on connaissait deje comme metteur an scene (“je reconnus toujours le caractere que Dorval avait donne e ses personnages“) deviant soudain le nanateur de leur histoire, dont Moi semble faire partie integrante au meme titre que les autres “personnages“: “[Dorval] . . . ; Constance. . . ; Rosalie . . . ; Clairville. . . ; et moi, . . . .“ Quoique le Moi-nanateur devenant moi-personnage ait Ie demier mot sur le plan typographique, c’est le que se joue de tacon transgressive la superposition de I’objet at de l’acte de la nanation, au point que la je nanant est 167 absorbe par le je narre, at ca de tacon d’autant plus subversive que ces deux niveaux, meme superposes, sont discemables. D’une part, an effet, ces demieres lignes se declinent au temps caractéristique du recit a la troisieme personne, le passe simple, mais dens un recit que delivre un Moi-nanateur du double point de vue paradoxal de spectateur exclu par essence de ce qu’il observe, mais Simultanement absorbe dens ca spectacle dont il fait aussi partie.152 Magnifique actualisation du monstre dicéphale espere dans la Lettre sur les sourds et muets, ce monstre dont une tete regardait l’autre en train de penser, presageant de la distance dialectiqua indispensable au bon acteur se ragardant jouer dans la Paradoxe. On retrouvera une Situation identique dens La Religieuse oiI Suzanne la nanatrice se montre capable de raconter en details la spectacle da souffranws dont elle ne saurait se detacher physiologiquement ou phenomelogiquement en tant que personnage. D’autre pert, alors que c’est Moi qui donne le mot de la fin, il disparait de l’enonciation au moment 00 ll la formule: “[Dorval] avait le ton de la melancolie; Constance, le ton de la raison; Rosalie, celui de l’ingenuite; Clairville, celui de le passion; moi, celui de la bonhomie.“ Le je nanant, encore sujet de la nanation dans la phrase precedente, quoique passit (“je reconnus“), en disparait at perd son autonomie, reduit a la position non seulement d’objet, mais de pronom-objet (“moi“). Ironia de l’homonymie, cependant, Moi se repete an “moi,“ l’elision du verbe “avoir“ pannettant d’eviter sa conjugaison e la premiere personne. Cela dit, l’anaphore syntaxique mettent sur la meme plan Dorval, Clairville, Rosalie, Constance at “moi“, leur confere collectivement le statut benvenistien de non personne, ou de troisieme personne. Ce statut, qu’inaugura dans la phrase le “il' remplacant Dorval, confinne implicitement I’absorption du nanateur en “personnage de Dorval.“ Ce retoumament final deS Entretiens remet an question toute la structure fictionnelle de l’ensemble da la piece et des 168 Entretiens. ll ebrenla ca cadre en devoilant la fiction de la fiction, rappelant au lecteur avide de voir Diderot en Moi que celui qui semble diriger la conduite de la nanation per son truchement n’est qu’un pretendu Diderot, un Diderot de facade, un Diderot de convention, une instance nanative, en somme, qui projette l’image proleptique du Moi dans le Neveu da Rameau (ll: 623-695; ca. 1760, pub. 1773-1774), du “premier“ et du “second“ interlocuteurs du Paradoxe sur la comedian (IV: 1377-1422; ca. 1770, pub. 1773-1774) ou encore des “A“ at “B“ du Supplement au Voyage de Bougainville (ll: 541-578; ca. 1772, pub. 1830). ' Coup da theatre nanatif, cette manmuvre souligne dens l’etfet qu’elle produit le caractere metafictionnel et transgenerique du texte de Diderot. Si elle pennat da refuser e l’ansemble du dialogue entre Dorval at “Diderot“ la clbtura que lui ettribuait B. Melancon, elle remene Ie lecteur attantit eu debut du roman dramatique pour reconsiderer tout le texte at le relire a la lumiere de se fiction devoilee. Tout se passe comme Si Dorval devenait finalement le nanateur premier da l’ensemble Fils naturel + Entretiens, comme s’il S’eteit tout du long dedouble en Dorval-personnage at Dorval-observeteur de ce personnage, comme S’il avait tout du long inventé un viS-e-vis dans la personne ‘historique’ du personnage-critique Diderot que l’on croit taussement reconnaitre aux allusions de la preface a la parution du “sixieme volume de l’Enpyclofidie“ at a celles, en fin d’entretiens, anticipent la publication du septieme. Par consequent, tout comme il deviant evident que l’opposition tenninologique entre fiction at realite se desegrege aussitet qu’on l’examine da pres, l’apprehension du F ils naturel comme une piece de théetra at des Entretiens comme un manifeste dramatique perd sa raison d’etre. Mieux, du point de vue deS genres littéraires, cette distinction se revele inoperante lorsqu’on presente Le Fils naturel & les Entretiens comme un echac, 169 romanesque ou theatral, salon des criteras dont la texte de Diderot recuse la validite da l’interieur. Dans le meme temps, il n’est pas question pour nous de remettre en cause tout le courant d’interpretation d’une muvre qui malgre tout reste la piena de touche, meme fictive, du drame bourgeois at de la theorie qui l’accompagne, quoique, encore une fois, Si l’on se place du point de we de la theorie du genre dramatique Serieux, il faille tout de meme nuancer de plein droit I’affinnetion que nous lanconS ici. Au lieu de faire du Fils naturel & [d]es Entretiens “non seulement un echac dramatique au sens ordinaire du terme . . . [mais] litteralement un echac en tant que roman en laissant inachevee Ia presentation du salon de Dowel“ (Julie Hayes “Le theetre de Diderot at sa reception“ 110), ii S’agirait plutbt d’y ajouter une dimension pau apparente jusqu’e present. Rares sont ceux qui contredisent ce que Julie Hayes avanca en disant que “[d]e quelque tacon qu’on la considere, la piece semble injouable.“ Mais c’est precisement cette injouabilite qu’il nous semble nécessaire de considérer en tent que telle, pour comprendre la portee de I’echec effectif du “Fils naturel“ dans le roman, at au- dele, du F ils naturel danS l’histoire du theetre. Nous nous proposons ici de voir danS quelle mesure Ie non-aboutissement de la representation diegetique du “Fils natural“ pennat de faire de l’espece de roman envisage par Diderot un roman de l’echec dans un sens qui ne porte prejudice ni au “Fils naturel,“ ni au F its natural & [aux] Entretiens. 2. 3. Entre tradition at modemite, respect at transgression Malgre l’inspiration trouvee per Diderot chez d’autres auteurs comme I’Italien Goldoni, Le F ils naturel fait date dens l’histoire du theatre. Pourtant, nous I’avonS vu an examinant la reception de la piece a l’epoque de sa composition, son apparition sur la scene publique du theatre at de la critique lui 170 donne l’air d’un scandale. Comma la critique vitriolee de Palissot sur I’ensemble des cauvres de Diderot connues a I’epoque de la publication du Fils naturel l’impliquait, Ia transgression qui y est e l’muvre a pour pivot le manque de respect des categories generiques traditionnelles, an ce que ces muvres ne conespondant sol-disant a aucune d’elles, parce qu’elles ne s’en inspirent que maladroitement. Cela dit, on peut considérer que ces muvres se caractérisent au contraire, plutbt que par une mauvaise imitation des categories existantes, par une reticence a tout effort d’etiquetage, comme Si, retives e subir la joug servile dogmatique d’une appartenance générique quelconque, elles se defendaient plutet contra l’imposition autoritaire de la loi qui l’accompegne. De meme que las hesitations genrologiques da l’muvre entre theatre at roman, entre fiction et realite se refletent dans le contenu et la structure du flip naturel at [d]es Entretiens, de meme la notion de manque de respect e la tradition at aux conventions theetrales se trouve elle aussi refletee dans le sujet at l’action du prologue, de la piece at des entretiens. Le titre de F ilS naturel S’atfinne d’emblee sinon en contradiction, du moinS an conflit par rapport aux valeurs du modele familial classique dens lequel le pere constitue un element de reference normatit et fondamental. Or, choisir un filS “naturel“ issu de la haute bourgeoisie pour personnage principal de l’intrigue va a l’encontre de la legitimite de cette tradition, quoique le fait sociologique deS naissances horS-mariage n’ait rien eu d’axtraordinaire e l’epoque. Anne-Marie Chouillet an donne pour prauve ca commentaire paru dans les colonnes du Mercure de France en avril 1758: deS lecteurs ‘impartiaux’ auraient desire que M. Diderot eat supprime le premier titre: «ca n’est pas que nous croyonS qu’on ne puisse mettre decemment un filS naturel sur le theatre, surtout quand on est legitime comme Dorval per son merite at par ses vertus; mais parce qu’il nous 171 semble que [...] Dorval, enfant legitime, y jouerait le meme rble [...1» (Dossier 105-106). Le probleme se pose ici en tennes da legitimite, donc de rapport a une nonne qu’on devine celle d’une tamille officiallement reconnue. La presence derangeante du fils naturel au centre du drame bourgeois semble par consequent indiquer que malgre l’atfinnation des valeurs bourgeoises de tacon croissante dans la societe trancaise du milieu du XVllle siecle, l’identite propre de la bourgeoisie n’est pas encore reellement établie.153 Dorval, representant las valeurs morales en hausse de cette bourgeoisie, incame aussi les tatonnements inherents e l’evolution de la societe en transition, lorsqu’il revient e plusieurs reprises danS la piece sur sa propre identite dont l’illegitimite la poursuit comme un stigmata. Comma le remarque Suzanne Pucci, Dorval se proclame lui-meme “stranger from all society,“ ca que confinnent plusieurs personnages de l’histoire en parlant de lui comme d’un etranger (“The Nature of Domestic Intimacy“ 273). Son identite morale est par consequent marquee d’une ambivalence profonde. D’un cbte, il est en effet Ie fiIS vertueux at exemplaire qui le rend implicitement digne de son pere at des valeurs traditionnelles representees par celui-ci. Mais d’un autre cete, il n’en demeure pas moins la resultat d’amours illicitas de ca meme pere, amours qui font de Lysimond un pere indigne an marquant son fils du scaau d’une naissance horS-la-loi. Si l’on reprend cet argument en la transposant a l’echelle de la piece at de son appartenance générique, et non plus a celle de son protagoniste at de son appartenance tamiliale, on y retrouve la meme ambivalence. Le Fils naturel n’est an effet ni une comedie ni une tragedie quoiqu’elle emprunte des elements aux deux traditions at puisse evoluer avec flexibilite entre ces “bornes reeIleS de la composition dramatiques“ (1166 at paSSim). Historiquement, elle constitue la 172 premiere tentative officialle d’un genre hybride dont Ia legitimite n’est pas encore établie a l’epoque da la parution de la piece et des Eptpeleps. A l’illegitimite sans patronyme de Dorval S’ajoute alors l’hybridité sans nom de la piece censee commemorer son histoire at “l’espece“ de roman qui l’encadre. La notion d’hybride doit cependant etre prise avec precaution. ll taut la comprendre a la lumiere des explications de Dorval sur ce nouveau genre dramatique que son “fils naturel“ est cenSe inaugurer dens l’intimite du salon, avant de faire ses premiers pas sur les planches deS theatres publics: On distingue dent tout objet moral, un milieu et deux extremes. ll semble donc que, toute action dramatique etant un objet moral, il devrait y avoir un genre moyen at deux genres extremes. Nous avons ceux-cl; c’est la comedie at Ia tragedie: mais l’homme n’est pas toujours dans la douleur ou dans la joia. ll y a donc un point qui Separe la distance du genre comique au genre tragique. (1165) ll S’agit moins ici d’un mélange da genres (refute par ailleurs dans les Entretiens) que d’un depassemant deS genres traditionnels aux caractéristiques “extremes.“ La hierarchie deS genres, symbolisee par la lexiqua Separant les genres eleves des genres bas, traverse depuis le XVlle siecle les textes theoriques, de l’Art mtigue de Boileau e l’Eppyclomie, at se retrouve dans les comedies at leS tragedies. Mais les deux genres ne sont pas faits d’elements strictement impermeables les uns aux autres. Dorval apprend ainsi a Moi que “La piece dont nous nous sommes entretenus a presque ete faite dans les trois genres“ (1169). Cleirville a cree sa version comique par “plaisanteries,“ une fois l’inceste entre Dorval at Rosalie ecarte; at Dorval, sa version tragique, par represailles envers la vexation infligee per son ami. Que l’on lise encore les articles encyclopediques y conespondant («Comédiem Ill: 665-72; at «Tragedies, XVI: 513-520). On y verra que la difference entre les deux porte 173 plutbt sur la perspective comique ou tragique que sur la type de personnages ou les evenements qui en font partie, ainsi que le rappelle Dorval: “[l]as sujets [propres au genre Serieux] n[e lui] appartiennent pas seulement. lls deviendront comiques ou tragiques, salon le genie de l’homme qui S’an saisira“ (1177-78). L’hybridite du F ilS naturel at [d]es Entretiens tiendrait alors a l’integration des conditions sociales at deS relations familiales n’appartanant encore e l’histoire littéraire qua sous la forma de stereotypes ridicules de la Commedia dell’arte ou que sous celle, hors de portee du commun des mortals, deS genealogies mythologiques. De fait, cette hybridite ancree dans son epoque incorpore ces genres “extremes.“ Le cadre flexible de l’“espece de roman,“ deje en vogue a l’epoque favorise l’assimilation des valeurs bourgeoises qui ne conespondant reellement e aucun extreme sur la plan dramatique. ll laisse Ia place a un discours critique sur les “extremes“ e la legitimite desquelles se heurta Ie drame bourgeois. Le cadre nanatif constitue la seul capable de donnar naissance au nouveau genre, d’aider e l’etablir par rapport a ces valeurs. Jay Caplan la rappelle dens “Clearing the Stage,“ la drame bourgeois constitue un repli ideologique horS du cadre de reference traditionnellement organise autour de la puissance du Roi comme figure patemelle de chef de nation ou de royaume. ll provoque l’abandon collateral des valeurs attachees e la noblesse du genre tragique, at se recentre vers le noyau familial at le pere de la tamille bourgeoise comme nouveau cadre de reference. Cela dit, Si la loi du pere oftre un modele relationnal plus individual que collectit, la disparition du modele royal d’autorite n’en contamine pas moinS les fondations du pouvoir patemel. Le Fils naturel et les Entretiens oftre ainsi la nanation dramatisee de l’histoire d’une bourgeoisie an rebellion latente contre le pouvoir de la royaute. Le titre de la piece est revelateur e cet egard, puisqu’il remet en question la 174 notion de filiation et partant, Ia tradition comme source de legitimite absolue dens l’etablissement de toute filiation. Et de fait, Lysimond, dens Le Fils naturel et les Entretiens, se distingue 154 que l’on prenne “l’histoire“ du Fils naturel paradoxalement per son absence: pour “veritable“ ou non, la portion de cette histoire qui nous parvient par le biais du FilS naturel et [d]es Entretiens se deroule chronologiquement apres la disparition de Lysimond. En outre, tous leS moments 00 il est question de lui se definissent donc par rapport au passe et a la tradition. Mieux, ils S’y rapportent en tant que Lysimond les incame at veut les voir reincames dens ca memorial dramatique de la piece qu’il demande e Dorval d’ecrire, post facto: “[C]e serait la morale d’une piece dont une partie de notre via serait le sujet, et que nous representerions entre nous. [l]l S’agit de conserver Ia memoire d’un evenement ‘ qui nous touche, at de la rendre comment il S’ast passe“ (1082). A l’autre bout du roman, dans les Entretiens, la premiere critique qu’enonce Moi conceme les recommendations du pere que Dorval n’a pas respectees: “vous ne vous etes pas attache a repondre scrupuleusement aux intentions de monsieur votre pere. ll vous avait recommende, ca me semble, de rendre les choses commas elles S'etaient passees” (1130). Enfin, le moment de la piece qui fait du F ils nature! at [d]es Entretiens un echac dramatique at romanesque est celui of: la doublura de Lysimond apparait, reveillant le souvenir d’un passe revolu mais trop influent pour continuer la representation (1125-1126; ct. infra). Le phenomena de la repetition qui S’amorce ici—phenomena jamais innocent chez Diderot, comme la rappelle Julie Hayes (“Diderot and the Problem of Authority in the Discours sur la fisie dramatigue“ 75)—, tend a mettre l’absence thématique du pere at le retour du récit vars cette absence eu centre symbolique de l’ouvrage. Le manque de respect evoque plus haut ressort per 175 consequent de la composition de l’ensemble du roman dramatique envisage per Diderot, plutet que de la piece a proprement parler. Le mise en perspective ainsi apportee per le cadre nanatif du “Fils naturel“ se pose ainsi en tennes da transgression. Des le prologue, a la deuxieme rencontre entre Moi at Dorval, le premier suggere au second de dremetiser leS evenements l’ayant reuni e sa tamille, at Dorval cite una suggestion semblable de la part de son pere auquel “[s]es enfants n’ont [soi- disant] jamais oppose de refus“ (1083). Capendant, la resistance du fils e composer la piece transmet l’image d’une figure patemelle autoritaire at absolutiste. Dans la mesure OL‘I cette image se dégage du prologue, elle suggere par sa position que c’est la, dans la dimension nanative de l’histoire, que se trouve la transgression.“55 Le debut deS entretiens entre Moi et Dorval evoque plus haut poursuit le parallele symbolique entre la regle dramatique at la loi patemelle, lorsque la transgression des recommendations de Lysimond foumit le tout premier sujet de conversation entre les deux hommes. II S’agit precisement du non-respect par Dorval de certaines regles dramaturgiques, ainsi que da l’imitation dramatique de faits reels: vous ne vous etes pas attache a repondre scrupuleusement aux intentions de monsieur votre pere. II vous avait recommende, ce me semble, de rendre laS choses commas elles S’etaient passées; at j'en ai remarque plusieurs qui ont un caractere de fiction qui n’en impose qu'au theatre, or) l’on dirait qu'il y a une illusion at des applaudissements de convention. (1130) Le theme central de cette critique est la non re-presentation “deS choses commas elles S’etaient passeeS“ en tant que cette re-presentation devait “repondre scrupuleusement aux intentions de monsieur votre pere.“ 176 Dorval oppose alors a Moi la necessite transgressive de ne pas respecter ces intentions mimetiques. Dans le but de preserver la vraisemblable at le naturel propres eu drame bourgeois, le dramaturge se doit de preserver l’unite de lieu, at non pas de torcer Ia spectateur a supposer durant la representation que “c’est la lieu qui s’en va“ comme lorsque “on voit sur scene “una assemblee de Senateurs succeder e une assemblee de conjures“ (1132). Dorval fait ensuite ce commentaire eclairant, qui inscrit au cmur du Fils naturel et [d]es Entretiens la transgression des regles, sorta d’imperatit paradoxalement determine par “la raison poetique“ comme force d’equilibre entre un trop-plein (ou un “trop-vide“) de respect: Au reste, sur ces conventions theatrales, voici ce que ja pense. C’est qua celui qui ignorera la raison poetique, ignorant aussi le fondement de la regle, ne saura ni l'abandonner, ni la suivre e propos. ll aura pour elle trop de respect ou trop de mepris, deux ecueiIS opposes, mais également dangereux. L’un reduit e rien les observations at l’experience des siecles passes, at remene l’art e son entanca; l’autre l’anete tout court or) il est, at l’empeche d’aller de l’avant. (1133) Abandonner ou suivre, respecter ou mepriser, l’art de la re-presentation theatrale deviant ici doublement l’art du “re-spect“, an tent que geste empreint da moralité, at an tant que retour visual vars une “presentation“ originalle. Le terme “respect“ prend ainsi une signification surdetenninee lorsqu’on lui rend, dans le contexte du Fils natural 8. d as Entretiens sur ‘Le Fils nat rel’, tous les sens auxquels il peut pretendre. ll semble tout particulierement indique dens notre discussion, or) ii S’agit de prendre en consideration ou non “las observations at l'experience des siecles passes“ (nous soulignons). Autrement dit, respecter implique la reiteration du regard S’appliquant a quelque chose de passe. En outre, l’evocation imaginaire cu theetrale de ce passe pennat 177 l’expression du relativisme inherent au processus phenomenologique du respect, inherent e la distance spatio-temporelle Separant la moment passe imagineirement re-conSidere, re-Specte, du moment present de la re- consideration, da la re-presentetion. Le respect de la tradition se charge ainsi d’une dimension morale a double tranchant. La demiere scene donnee par le nanateur-Moi coupe court a la re-presentation theetrale, et donne Simultanement une demonstration excessivement taintee de “respect“ envers le personnage central de la scene, Lysimond joue par un homme du meme ege. La dimension speculaire de cette demonstration an fait une sorta de Spectacle dans le spectacle. Elle met an abyme les effets du trop-plain de respect contra lequel Dorval met Moi en garde dans les Entretiens, tout en offrent avant la lettre un apercu du drame lannoyant: Ce vieillard entre dans le salon, comma Lysimond y etait entre la premiere fois, tenu sous les bras par Cleirville at par Andre, et couvert des habits que son ami avait apportes deS prisons. Mais a peine y parut- il que, ce moment de I'action remettant sous les yeux de toute la famille un homme qu'elle venait de perdre, et qui lui avait ete Si respectable et Si char, personne ne put retenir ses lannes. Dorval pleurait. Constance et Cleirville pleuraient. Rosalie etouftait ses sanglots at detoumait ses regards. Le vieillard qui representait Lysimond se trouble, at se mit :21 pleurer aussi. La douleur, passant deS maitres aux domestiques, devint generale, et la piece ne finit pas. (1125-1126) Ce n’est pas le pere, dont l’absence physique dans la deroulement de l’action n’eftace pas le rele tondateur dans la creation supposee du “Fils naturel,“ mais son re-presentant, ou sa version pour ainsi dire re-spectueusa, qui donne un corps allegorique e la tradition en “remettant sous les yeux de 178 toute Ia tamille un homme qu'ella venait de perdre, et qui lui avait ete Si respectable et Si char.“ D’ou, finalement, Ia necessite inteme au Fils natural 8. las Entretiens de ‘tuer’ Ie pere avant la premiere page. Sens cela, pas d’emotions telle que celle qui intenompt le courS de la representation, parce que l’acteur jouant le ‘rble’ du pere at redonnant via e celui qui en avait ete depourvu, souligne sa perte plus que sa presence. ll accentue du meme coup la dimension symbolique de la figure patemelle at plus encore, celle de sa mort. La dimension morale de la scene transparait encore danS le choix du qualificatif “respectable.“ L‘atfect du respect est intensifie par “Si“ at la repetition de la structure “Si respectable“ en “Si char.“ Le symbolisme de cette respectabilite, de cette capacité e inspirer le respect, montre d’autant plus de force que sa manifestation passe par une reincarnation litterale, par la remise an corps ou la dramatisation de l’idee du pere (restee inoffensive dens l'abstraction physique de son absence) e travers la ritualisation des vetements originals du patriarche dens ca qui deviant Simultanement une ceremonie sacrée et un Simulacre. Ce symbolisme vestimentaire provoque un impact d’autant plus fort, insoutenable at finalement injouable, qu'il cristallise en un lieu l’oxymoron phenomenologique de la presence du pere at de sa perte, at tusionne au meme instant celui de la realite at la theetralite de sa representation. La force du symbole de la mort du pere (la vision d’un pere an guenilles) prend le devant de la scene au point de la faire chavirer at d’intenompre le spectacle, au point que “toute la tamille“ se perd dans le deuil de la societe toute entiere (“deS maitres aux domestiques“) gagnee par les lannes. La scene deS retrouvailles doit etre intenompue: aveugles par les Iannes, las personnages soit ne peuvent plus “re-specter“ la figure patemelle, soit, comme dans le cas de Rosalie qui tente d’etouftar ses pleurs, choisissent de detoumer leurs regards. 179 Au-dele de cette interpretation psycho-physiologique da l’intenuption de la piece, c'est la pouvoir magique du theetre dont Diderot celebre ici l’efficacite sur le spectateur “pris au jeu“ melant fiction at realite dens la superposition de vetementS reels sur le corps du sosie de Lysimond. Le drame bourgeois qui se devait d’eviter “trop da respect ou trop da mepris“, met ici an scene “ces deux ecueils opposes, mais également dangereux.“ Effectivement, l’exces de respect (“pi respectable, si char“) aboutit e son annulation lorsque les pleurs generalises eliminent la possibilite physiologique du Spectacle, at que dans la salon ou deniere le rideau qui cache Moi-personnage, en proie aux lannes, ni lui, ni, a forliori le lecteur, ne peuvent plus “voir“ quoi que ce soit. A partir de la, Le Fils naturel et les Entretiens peut se lire comme la tentative mi-dramatique, mi-romanesque d’eviter les ecueils du respect at du mepris en las rendant de maniere indirecta l’objet d’une discussion contrblee entre Dorval at Moi. Et, e bien y regarder, l’espece de roman se construit danS son entier sur una Serie de retours intellectuels et visuals indirects vars l’origina de l’histoire du “Fils naturel,“ vars les principes enonces par Lysimond. La representation theetrale de cette histoire foumit an quelque sorta un point d’orgue ‘dramatique,’ theetral at frappant, puisqu’elle ne se termine pas, at qua l’ansemble deS conversations successives entre Dorval at Moi portent sur les modalites de realisation de ce retour, de ca re-Spect, ainsi que sur leS raisons de l’intenuption de la representation du “F ils naturel.“ Sur la plan das genres littéraires, l’histoire de Dorval, se compose donc d’une seria de retourS emboites vars une origine qui appartient chronologiquement a un avant suppose de la lecture, mais dont la representation theatrale montre trop directement l’enjeu: la mort deS conventions theatrales. Des Iors, la representation trop dangereuse deS evenements qui la constituent au cmur du Fils naturel at [d]es Entretiens se realise indirectament 180 sur tous les autres modes possibles: la conversation publique du canton; la deuxieme conversation de Moi avec Dorval en personne; l’evocation lors de cet echange, d’un echange prealable de meme nature entre Dorval at son pere; la mention en fin de prologue de l’echec de la representation; la representation at son echac; la sommaire de l’epilogue revenant brievement sur la representation ecourtee de la piece; les entretiens entre Moi at Dorval.156 Tant at Si bien que ces retours finissent par constituer l’histoire. Moi-nanateur le souligne a plusieurs reprises, dens un mouvement de symetrie opposee, refletant la fin du prologue dans le debut de l’epilogue encadrant le script de la piece commemorative, la demiere scene n’est jamais representée e proprement parler. On peut aller jusqu’e se demander Si dens l’univers de Dorval, cette scene originalle a “eu lieu“, au plein sens de ces tennes. Dorval situe paradoxalement son deroulement en de multiples endroits et a de multiples instants conespondants: Au premier bruit de l’anivee de mon pere, nous descendimes, nous accourfimes tous; at la demiere scene se passe en autant d‘endroits differents que cet honnete vieillard fit de pauses, depuis la porte d’entree jusque danS ce salon. Je les voiS encore, ces endroits... Si j’ai rentenne toute l’action dans un lieu, c'est que je le pouvais sans gener la conduite de la piece, at sans bter de la vraisemblance aux evenements. (1133) Curieux phenomena qu’une approche psychanalytique ceractériserait d’anamorphique.157 Ainsi consideres sous plusieurs angles, les evenements supposemant historiques auxquels Dorval fait allusion se diffractent en tacettes partielles ne pannettant pas de reconstituer totalement Ia scene primitive symbolisant la mort du pere. Le vocabulaire theatre! employe par Dorval contribue en outre a demultiplier la force affective des ditS evenements. ll S’y retere metaphoriquement, leur substituant “la demiere scene“ i.e., une version 181 dramatisee de ces evenements dont l’authenticite est constamment mise en doute dens Le Fils naturel et leS Entretiens. Le dogmatisme de la tradition at deS categories generiques trouve ainsi une expression tout-e-fait indirecta, par le biais de l’occultation de sa representation. Par un ,etrange retour en aniere, la singularite du texte diderotien reactuelise, une dizaine d’années apres la Lettre sur les aveugles, Ia promesse epistolaire faite e sa destinatrica par Diderot: le récit deS entretiens entre Dorval at Moi tient lieu au lecteur du “spectacle“ promis par Dorval. 2. 4. Diderot, fils naturel de Moliere at de Richardson L’importance de la notion de re-Spact comme le noaud at le lieu de la transgressivité du “roman“ tout entier se trouve encore renforcee a la demiere page deS Entretiens, lorsque Dorval revient sur le sujet de la tradition, en envisageant la redaction d’un Pere de famille, dont il a precedemment donne le plan (1153): “[l]a sujet tiendra mes yeux sans cesse attaches sur mon pere“ (1190). Le champ lexical de la vision met cette annonce au rang du “respect excessif’ (1133). “[M]es yeux“ denotent Ia source littéralament visualle du respect, source figurativement dirigee da force (“tiendra . .. attaches sans cesse“) sur l’autorite incamea par “mon pere“. Cheque mot du texte se trouve tout d’un coup littéralament obsede par le Semantisme du respect, at par extension de la tradition an tent qu’elle est representee par la figure de son pere, mais une tradition par ailleurs re-consideree et re-tormee par Dorval. Dans le meme temps, par contraste avec ce “Pere de tamille“ qui prend Ie devant de la scene discursive deS Entretiens au moment de leur conclusion, “Le Fils Natural“ se voit implicitement relegue au rang oppose du mepriS deS conventions plutbt qu’e celui de leur respect, aussi excessif soit-ll. 182 Cela dit, le trop-plein de respect, comme l’illustre Le Fils naturel at leS Entretiens, se traduit paradoxalement per una abolition du sujet de ce respect, attribuant aux deux extremes tautes qu’un poeta puisse commettre (“trop de respect ou trop de mepris“) la meme consequence quoique par deS moyens contreires: “deux ecueils opposes, mais également dangereux. L’un reduit a rien les observations at l’experience des siecles passes, at remene l’art a son entanca; l’autre l’anete tout court of: il est, at l’ampeche d’aller de l’avant.“ Si Q Fils naturel at las Entretiens constitue sur le plan dramatique comme sur le plan thématique “l’entanca” du drame Serieux, Le Pere de famille deviendrait pour ainsi dire son ege adulte. Or, comme Beatrice Didier le remarque, meme dens Le Pere de tamille, la figure patemelle apparait comme quelqu’un de faible, dont le symbolisme negatit et oppressaur est transfere et diffracte sur la figure de l’oncle, exclu de la tamille reconstituee en fin de drame. (“Images du sacre chez Diderot“ 203) La transgression générique se montre ainsi aux marges du “Fils naturel“, a la fin de cette “histoire veritable“ du cadre nanatif at des “Entretiens.“ LeS risques da ca “trop de mepris“ implicite semblent nounir retrospectivement le deSir de Dorval, dans la corps du “roman“, de ne pas vouloir “qu’on present[e] [S]a piece aux comedians“, parce qu’il doute serieusement de sa representabilite at de son succes. (1 189)158 Parallelement, danS le deroulement chronologique inteme des evenements inclus ou mentionnes danS l’ouvrage, Ie debut de la redaction deS Entretiens coincide plus ou moinS avec leur fin “réelle' danS l’univers de l’histoire. C’est la reaction de Moi qui merite alors attention. Face e Dorval, Moi en tant que nanateur d’un récit posterieur aux evenements qu’il est cense raconter, Moi pourtant capable de restituer l’energie et l’exaltation da son interlocuteur (comme plus terd la Moi du Neveu da Rameau le terait de celles du Neveu), 183 conclut l’epilogue d’une maniere bien moinS enthousiasmee. Relisant “ces lignes“ apres avoir termine les Entretiens, le lecteur peut sa demander ce qu’auraient ete les envolees lyriquas de Dorval sur la nature, si la personnage de Moi avait pu les rendre a la mesure de son experience at de son desir d’en restituer la vigueur at la force. Voici nos entretiens. Mais quelle difference entre ce que Dorval me disait, at ce que j’ecrisl... Ce sont peut-etra leS memes ideas; mais la genie de I'homme n’y est plus... C'est an vain que je cherche an moi l’expression que le spectacle de la nature et le presence de Dorval y taisaient. Je ne la retrouve point; je ne vois plus Dorval. Je ne l’entends plus. Je suis seul, parmi la poussiere des livres at dens l'ombre d’un cabinet... Et j’ecris deS lignes faibleS, tristes, et troides. (1126-1127) Cela dit, comme le Moi du philosophe dens Le Neveu de Rameau, inspire par le Lui du Neveu comparable au “grain de levain [qui] restitue a chacun une portion de son individualite naturelle, [qui] secoue, agite, fait approuvar ou blamer“, [at] fait sortir la verite. . . .“ (II: 624), de meme c’est Moi, at non Dorval, qui retransmet l’enthousiasma at Ie non-contonnisme de ce demier. Sans la nanation de Moi, cet enthousiasme at ca non-contormisme n’existeraient pas. A quelques années de distance, aux deux extremes generiques du % naturel at [d]es Entretiens, la drama at le roman, deux autres textes de Diderot exprimant deS sentiments semblables e ceux de Moi dans ca passage, suggerent un ratour diderotien sur ce demier en meme temps qu’une extension hors de sa fiction vers le rapport historique de Diderot a la tradition littéraire: 93 la mesip dremetigue (1757-58; IV: 1273-1350), at l’Elpge de Richardson (1760; IV: 155-168). A travers l’importance accordee e Moliere dans l’Engclofidie et dans le discours, comme e travers calla, proclamee par Diderot lui-meme, que Richardson prenait progressivement pour lui depuis les premieres traductions 184 trancaises des romans de l’auteur anglais, on connait l’importance Seminale de ces deux figures pour Diderot.159 Capendant, on s’interesse rarement e l’identite deS reactions suscitees chez lui par l’un at l’autre. Les Entretiens operent un demarquage du drame bourgeois par rapport a la comedie classique qui ridiculise leS bourgeois e outrance (1178), et S’encombre de valets dont Diderot desavoue l’influence parasite a cause de le seconde intrigue qu’ils ajoutant inutilement e celle constituant le sujet da la piece (1134). Cela dit, ca demerquage survient de l’inadequation des parametres de la comedie appliques a l’ethique at aux valeurs bourgeoises considerablement avanceeS au XVllle siecle par rapport a l’epoque a Iaquelle composait Moliere. C’est plutet par l’intennediaire de la pantomime, adaptee par Diderot aux exigences du genre Serieux, que l’art dramatique du grand auteur comique influence l’inventaur du drame bourgeois. Si bien que la datte du philosophe envers Ie comedian s’accompagne de consequences psychologiques at artistiques comparables a l’effet “dangereux“ du trop-plein da respect evoque dans les Entretiens. Le maitre de la comedie incama en felt une influence quasiment asphyxiante at qui rappelle qu’une admiration excessive “anete [l’art] tout court or) il est, et l’empeche d’aller de l’avant“: Moliere est souvent inimitable. . . . ll est des endroits dens Les Femmes savantes qui font tomber la plume des mains. Si l’on a quelque talent, ll S’ecllpse. On reste deS jourS antlers sans rien faire. On se deplalt a soi- meme. Le courage ne revient qu’e mesure qu’on perd la memoire de ce qu’on a lu, et que l’impression qu’on en a ressentle se dissipe. (_De_la fisie dramatigue 1327) La dynamique castratrice du respect excessivement admiratit deS anciens se dessine a travers ces lignes. Risquant de metaphorlquement couper court a tout 185 elan d’inspiration, elle ne pennat l’expression de celle-cl qu’indirectement, une fois le respect etoufte. Isolant I’impression paralysente de la conscience en la “dissip[ant]“ au fin fond de la “mémoire,” I’acta de repression prend des airs d’instinct de survie intellectuelle, tandis que la parte de memolre fait etrangement echo a la perte du pere et a l’ettet traumatisant de se reapparition impressionnante sous las traits de l’ami de Lysimond dans le Fils naturel & les Entretiens. Julie Hayes S’anete sur l’influence de Moliere en abordant la question de l’autorite dens De la ppesie dramatigua. Pour elle, “the relationship with Moliere, instead of reducing the writer to SpeechlessneSS, here is brushed aside by a new awareness of autonomy“ (81). Le tanne d’autonomie implique ici une conscience distancea (partant, un certain respect) de la regle, de la loi du pere (celle de Moliere ou de Lysimond). Callas-cl se trouvent dens De la M816 dremetigue, comma dans la Fils naturel et les Entretiens, concunencees par une loi personnelle que semble S’approprler Diderot e travers le discours de Dorval at a travers la piece que ce demier est dit avoir ecrite.160 Cette loi personnelle at transgressive par rapport e la tradition deS genres littéraires repose donc essentiellement sur l’utilisation de la pantomime,161 reprochee a Diderot dans le Joumel Enpyclopedlgue du 15 avril 1757, par un critique qui, au tanne d’un article plutet elogieux sur la piece, se demandait toutefois Si “un tel genre ne serait pas au-dessus de la comedie ordinaire“ (Dossier 105).162 Or, le choix insistant de la pantomime pour seconder, voire remplacer la discours theetral e certains moments du deroulement d’une piece, n’aboutit pas chez Diderot a une imitation servile de Moliere. Au contraire, elle conclut un axamen reellement critique de la tradition antique, manquent de didascalies sur la pantomime, dont le manque est compense dans le drame bourgeois: “Combien d’endroits oiI Plaute, Arlstophane at Terence ont 186 embanasse leS plus habiles interpretes, pour n’avoir pas indique le mouvement de la scene!“ (De la mesle dramatigue 1338). La nouveaute de Diderot danS sa conception dramatique de la pantomime, et par-dale, dens sa transgression des limites Separant leS genres leS unS des autres, S’il n’a pas a proprement parler decouvert Ia pantomime, est qu’il y voit les memes possibilités axpressives que celles exploitees dens l’art du romencier anglals Richardson. Pour lui, cette pantomime tendait vars des buts radicalement differents. Instrument herlte de la commedia dall’arte dans la production d’ettets comiques de scenes de bastonnada (comme la ceremonie turque du Bourgeois gentilhomme), la pantomime se transfonna chez Diderot an celui de l’expression d’une verite interiaure malaisee e rendre par le discours direct, at partant, devenant un objet de predilection des descriptions romanesques: 163 C’est la peinture deS mouvements qui chenne, surtout dans les romans domestiques. Voyez avec quelle complaisance l’auteur de Eéfllélé. Qrandisson et de garlic; S’y anete! Voyez quelle force, quel sens, at quel pathetique elle donne a son discours! Je vols Ia personnage; soit qu’il parle, soit qu’il se talse, ja le vols; at son action m’affecte plus que ses paroles. (1338) Le theatre et la roman continuant de se meler constamment dens la mise en muvre de la pantomime. Les allusions :11 Richardson dens De la fisie dramatigue rappellent que les “trois grands dramas“ du romencler avaient deje ete traduits an trancais a I’epoqua de la composition du Fils naturel & [d]es Entretiens“ (nous soulignons). De meme, durant les annees 1750, les articles «Comedle», «Conte», «Dialogue» et «Drama» etaient parus danS les volumes III a V de l’Engclfldle. «Conte», le seul de ces articles e avoir ete ecrlt per 187 Diderot, oftre une definition qui mele sans surprise theetre, peinture at roman: “[ce] recit fabuleux . . . dont Ie merlte principal consiste dans la variete at Ia verlte des peintureS . . . est une suite de comedies enchainees les unes aux autres“ m, IV: 126). La lecture de l’Eloge de Richardson, rédige en 1760 trois ans apres I_._e_ Fils naturel & les Entretiens, a peine deux ans apres la parution du Pere de ta_m_iflp et de De la mesie dremetigue, revele plus encore la pertinence pour Diderot du choix du theatre at du roman. L’important demeure l’esthetique bourgeoise du naturel, commune au drame Serieux, au roman domestique, ou a la peinture morale."64 De fait, I’evocation plcturale du thaatrum mundi que Diderot découvre avec delices chez Richardson pulse indifferemment eu vocabulaire de l’un at de l’autre, ainsi que l’lllustre Diderot en cement IeS caractéristiques pour le moinS transgeneriques de l’art que deploie le romancier anglals dens ses ouvrages: Le monde cu nous vivons est le lieu de sa scene; la fond de son drame est vrai; ses personnages ont toute la realite possible; ses caracteres sont pris du milieu de la societe; ses incidents sont dans les mmurs de toutes leS nations policees; les passions qu’il paint sont telles que je les eprouve an moi; . . . il me montre le cours general des choseS qui m’environnent. (156) A peu de choses pres, cette description conviendrait tout-e-fait au flip naturel & [aux] Entretiens, dans le prolongement esthetique duquel I’m S’affirme, telle une addition au cadre nanatif de la piece. La tacon dont Diderot montre le personnage de Richardson pounait an effet servir a presenter celui de Dorval. Le cadre nanatif de la rencontre entre Moi et Dorval sa reflete dens celui oi: Diderot pretend avoir lu Richardson pour la premiere toiS: l’un “etai[t] 188 alle chercher a la campagne du repos at de la sente“ (1081); l’autre “[S]e souvien[t] encore de la premiere fois que las ouvrages de Richardson tomberent entre [s]es mains: [ll] etai[t] e la campagne“ (157). Non content de parler des romans du premier comme daS “dramas“ familiers of: se devine l’esthethue deS relations abordee initialement danS leS Entretiens, Diderot avoue que le lecteur deS ouvrages de Richardson y “prend, malgre qu’[il] an alt, un rOle . . ., [ll] se mele e la conversation“ (156). C'est ainsi que, dans les coulisses du salon de Dorval, Moi reconnait en parlant da l’histoire du jeune homme que “[l]a representation en avait ete Si vraie qu’oubliant an plusieurs endroits que j'etais spectateur, at spectateur ignore, j'avals ete sur la point de sortir de ma place, at d'ajouter un personnage reel a la scene“ (1126). Les echos se multipliant tout au long de la lecture de I’m ou des Entretiens, reprenant e l’envi le theme de la vertu nounle aux ouvrages de Richardson comme aux examples de la conduite de Dorval. Dorval, heros deS evenements ayant inspire la piece, n’est-ll pas celui qui “avait au, dens un meme jour, le bonheur d’exposer sa vie pour son ami, at le courage de lui sacrifier sa passion, sa fortune et sa liberte“ (1081)? N’annonce-t-ll pas la definition diderotienne de la vertu que l’on cherche traditionnellement dens l’_El_og§ comme “un sacrifice de sci-meme“ (156)? Moi ecoutant “l’entretien du canton“ raconte son envie imperiause de rencontrer “I’homme rare“ dont il se sentit lmmédiatemant le trere at le parent; Diderot faisant la louange du romancier anglals S’exclame: “Qui est-ca qui a lu IeS ouvrages de Richardson sans desirer de conneitre cet homme, de l’avoir pour trere ou pour ami?“ (158). Le parallele entre l’un at l’autre ouvrage finlt par suggerer les affinites entre les romans de Richardson at les avantures de Dorval, Ia peinture de la vertu des ms at son example a lmlter dans les autres, soulignant en fin da compte la fictionnalite de 189 tous, mais également leur propension e inviter la participation du lecteur, at par Ie e transgressar leS frontieres de leur medium representationnel. Ces échanges metaleptiques transgressant las limites entre la realite at la fiction, entre I’univers du lecteur at celui du roman, ou encore entre l’univars du spectateur at celui da I’acteur refletent la conception deS genres littéraires a travers celle du genie exprimee an tennes de transgression, que ce soit dans les Entretiens ou danS l’Elpge de Richardson. Salon Dorval, I’homme de genie S’essaie e deS genres nouveaux en laissant de cbte ceux deje emprunte aux Anciens, dont aucun ouvrage n’est a l’abri d’une transgression genrologique: “une piece ne se rentenne jamais a la rigueur dans un genre“ (1166). De meme, dans I’m, I’homme de genie “qui franchit las banleres qua l’usage at le temps ont prescrites aux productions des arts“ s’expose au rejet de leur innovation par un public trop angonce dens ses traditions (158). Per un glissement métonymique, la personnage Dorval et la romancier Richardson prennent sous la plume diderotienne la statut de ce genie at de l’admiretion sans borne par I’lntennediaire desquels ressurgit Ia thématique du ra-spect avec les dangers que l’on a vus precedemment. Aux demieres pages de I’Elpge, c’est ainsi un Diderot desabuse at apparemment sans inspiration qui survit a la disparition du poeta dont il chanta la louange: Vous qui parcourez ceS lignes que j’ai tracees sans liaison, sans dessein at sans ordre, a mesure qu’elles m’etaient inspirees dans la tumulta de mon ccnur, . . . , effacez-les. Le genie de Richardson a etoufte ce que j’en avais. Ses tantbmes enent sans cesse dens mon imagination. . . . at je m’avanca vars le demier terme, sans rien tenter qui puisse me recommender aussi aux temps a venir (168). L’enthouslasme abattu du panegyriste semble faire echo e la melancolle de Moi- nanateur affinnant etre incapable de retranscrire avec justesse le contenu deS 190 Entretiens qui suivant: “Ce sont peut-etre les memes ideas; mais le genie de I’homme n‘y est plus . . . . Je suis seul, parmi la poussiere des livres at dans l’ombre d’un cabinet... Et j'ecris deS lignes faibleS, tristes, at troideS“ (1126- 1127) ll semblerait ainsi effectivement que “trop de respect“ d’un modele, finisse par etre Ia source d’une rupture inevitable, ou d’un echac, mais qu’en meme temps, ll faille passer par cet echac pour “aller de l’avant.“ Serait-ce donc vraiment un echac que la conclusion avortee de la representation du F ils naturel dans le contexte historique du XVIlIe siecle, comme dens celui de l’histoire du roman? Si l’avenemant d’un nouveau genre passe par la prise da conscience d’un “homme de genie [de] l’impossibilite d’atteindre ceux qui l’ont precede dans une route battue, at [de la necesslte de se jeter] de depit dans une autre“ parce que “c’est la seul evenement qui puisse nous aftranchir de plusieurs prejuges que la philosophie a veinement attaques“ (1155), la double ecueil du re-spect se constitue an passage oblige vars l’aftranchissement des traditions. Or a l’epoque du Fils naturel & [d]es Entretiens, cet affranchissement n’existe pas encore officiallement en Iittérature, cela malgre les tentatives varlees et renouvelees de nombreux ecrivains. George May an fait Ia matiere de sa reflexion sur le roman deS Lumieres, en plein essor durant tout le XVllle siecle, quoique constamment rabaiSSe par ces memes ecrivains. ll taut par consequent reevaluer Le Fils natgrel 8. las Entretiens pour en faire, plutbt qu’une piece injouable,165 voire un echac en tent que roman, un roman de l’echec, mais dans un sens desonnais positif. Vu sous cet angle, I’echac en question ne fait plus obstacle a la categorisation genrologique de l’ouvrage, mais constitue bien au contraire la pivot d’une discussion deplecant l’echec sur les categories generiques en general a travers le debat sur les grands genres traditionnels de la tragedle at de la comedie examinees dans les 191 Entretiens. Des lorS que le drame fait partie d’un récit en tant qu’il est inacheve, son sol-disant “echac“ deviant indispensable a la poursuite du roman dans leS Entretiens comma une peripetie sens Iaquelle ca roman, ou cette “espece de roman,“ ne saurait exister. 3. En guise de conclusion Les recherches diderotiennes les plus recentes sur Le Fils natural 8. las Entretiens s’interessent an priorite au theme de l’inceste. Jacques Chouillet at d’autres avec lui l’avaient jusqu’e present integre a leurs discussions, mais pas de maniere aussi centrale que Carol Sherman (“Imagining Incest in Diderot’s Q Fils naturel“) ou Suzanne Pucci (“The Nature of Domestic Intimacy and Sibling Incest in Diderot’s Fils naturel“). Pour nous, son interet principal est qu’il exprime d’une autre tacon encore la notion de transgression deS limites etablies par la loi, at an cela, se trouve directement lie a la problématique des genres littéraires telle que nous I’abordons chez Diderot. Dans la mesure cu les lois (et la dogmatisme qui les accompagne) établissant les fondations morales d’un ordre, quel qu’il soit, elles participant du sacre, qui, salon Beatrice Didier, n’est pas seulement le religieux, mais engloba le transcendant (“Images du sacre” 199), at posant implicitement la possibilite de la transgression, version lal'cisee de la desecralisation. Dans le cas du I18. naturel, ecrlt B. Didier, “le theatre de Diderot recupere un certain nombre d’attributs du sacre“ notamment par la ritualisation ceremonieuse dont est enveloppee la representation du “Fils naturel.“ Dans Le Fils naturel & les Entretiens, multipllee au niveau de l’enonciation nanative par les retours varies vars l’intenuption da la representation que nous avons identifies, cette ritualisation visa a depasser Ie tabou de la mort du pere par-dale celui de l’lncesta. (Didier 201; Sherman 141) Autrement dit, elle sert e exprimer, voire 192 exerciser, la transgression sans l’aborder deface, ce qui parait tout-e-feit sense dans la contexte historique de la Censure at des rapports tendus de Diderot avec elle. Par consequent, le risque de la transgression incestueuse, central a l’histoire de Dorval autant que sa nanativisation I’est au ‘roman’ de Diderot, deviant partie prenante de la nouveaute genrologique at de la structure nanative du Fils naturel & [d]es Entretiens.166 Dans le meme sens, l’analyse du “Fils naturel“ proposee par Carol Sherman revele que les schemes relationnels 167 entre les personnages principaux condulsent au theme d’un instables lnceste qui reste “imaginaire“ parce que la vertu des interesseS le fait cedar a la raison, avant meme que le retour du pere at le devoilement du lien fratemel entre Dorval at Rosalie ne deviennent nécessaires pour l’empechar. Or, ll nous semble Ie aussi que cette instabilite exprime sur le plan des relations interhumaines une caractéristique fondamentale du Iangage et du fonctionnement deS categories generiques revu par les Lumieres, et mis en cauvre par Diderot dens Le FilS naturel & les Entretiens. Ainsi, au niveau de I’intarpretetion genrologique du “roman,“ on y distingue la representation d’un ordre également lnstable. Salon le point de vue duquel on se place, c’est tel ou tel genre qui domine, c’est Cleirville qui tera pencher l’histoire vers le comedie, ou Dorval vars Ia tragedle, au lieu qu’un seul etablisse sa domination sur tous les autres, au lieu que le theatre ou la theorie dramatique prennent le pas sur la flexibilite plus riche offerte par la consideration du FilS naturel & [d]es Entretiens comme une “espece de roman.“ Qu’on n’oublie pas Ie refus des cloisonnements genrologiques oppose per Dorval e Moi: “Une piece ne se rentenne jamais a la rigueur dans un genre“ (1166). La tamille bourgeoise, dont l’economie deviant thématiquement essentiella au genre Serieux, finit par devenir l’embleme du nouveau modele de 193 penSee de Diderot at deS Lumieras avec lui. Si l’Engclofidie avait pour but de “changer la tacon commune de penser,“ la famille telle qu’elle est re-presentee dans le FlIS naturel naturel & les Entretiens constitue une illustration des changements envisages par la philosophe. D’un cbte, e travers “toute la famille“ dans la scene non jouee OL‘I l’emotivite deS personnages principaux deviant Si “générale' at Si forte qu’elle submerge et les maitres at les serviteurs, c’est toute la societe qui par cet acte de reconnaissance contrite fait son deuil du modele genealogique traditionnel base sur la hierarchia royale.168 D’un autre cbte, c’est l’idee deS connaissances comme une chaine de faits relies IeS unS aux autres qui s’exprime thématiquement dans le jeu fluide des configurations relationnelles ldentlfiees par Carol Sherman danS “Le Fils naturel“. Cette connaissance, consistent en I’etablissement de liens, de relations entre deS faits inconnus auparavant, at certains de remettre en question l’etat de faits précédemment considere, emerge a travers l’intrigue de “la piece“ qui toume autour d’une conception enonnee des relations entre leS personnages, mais dont la revelation finale est aussi devastatrlce pour la Situation ancienne (l’inceste au bord d’etre realise) qu’elle est nécessaire au passage a un ordre nouveau. Dans ca sens, l’idee, exposee dans le troisieme entretien, que le genre Serieux vient palliar un manque existant entre les deux genres extremes de la tragedia at de la comedie suit cette analogie fondamentale. Capendant, ainsi que le revele l’element lncestueux evoque dans “Le Fils naturel,“ une telle conception de la connaissance ne va pas sans risque. Quoique la representation de l’histoire de Dorval serve an partie a ecarter le danger d’un effacement des relations tamiliales, et que l’inceste reste ecarte grece a la vertu at a la raison, le fait que cette representation intervienne apres la mort de 194 Lysimond continue de suggerer une remise en cause at une remise en tonne de l’ordre etabli. James Creech avanca que “Le fils naturel“ celebre la survivance d’un autre ordre familial pre-existant, un ordre de vertu, mais d’une “bizana“ vertu tondee sur un principe d’indifferenciation pre-cadipienne. (“«Who will save me from myself?» 301) Sans que nous adherions completement e cette affinnation, il nous semble qu’elle reprend l’idee, deconcertante, d’une absence de repereS, at que c’est cette idea qui fait trembler les fondements de la societe des Lumieres. La malaise cree par l’idee symbolique d’une telle absence, a travers le nouveau modele genealogique ebauche danS le genre Serieux, conespond, cartes, e l’emergence d’un nouvel ordre, un ordre fidele a l’esthetique relationnelle at a la phllosophie relativiste dont il releve, qui ne s’affinne pas comme absolu at immuable. 195 CHAPITRE IV Religion, science at “fictions“ autour de L’Encyclogdie169 L’univers soit reel, soit intelligible a une infinite de points de vue sous lesquels ll peut etre represente, at le nombre des systemes possibles de la connaissance humaine est aussi grand que celui de ces points de vue. Le saul d’ou l’arbltraire serait exclu, c’est . . . le systeme qui existalt de toute etemite dans la volonte de Diau. . .; ordonnance qui a de la simplicité at de la grandeur, mais e Iaquelle on pounait reprocher un detaut important dans un ouvrage compose par deS philosophes, at adresse e tous les hommes at e tous leS temps: la defaut d’etre lie trop etroitement e notre theologie. . . . («Encyclopedia 394) 1. Avant-propos L’enonne entreprise editoriale de I’Engclogdie, monument a la gloire daS Lumieres, sa destinait a “changer la tacon commune de penser“ de tout un peuple en la liberant du joug deS prejugés de la religion. Comma Locke avant lui avait realise dens son Essai sur l’entendement humain que la Iangage avait partie prenante a sa reflexion philosophique, Diderot, e la tete de I’Engcloflie, comprit que la mission premiere des philosophes touchait au Iangage, ca reflet fidele de l’exercice de la raison philosophique, moyen de collection, d’exposition at de transmission deS connaissances dont le “dictionnaire raisonne des arts, des sciences at deS metiers“ se faisait fort de donnar l’etat deS lieux («Encyclopedia 375). Si bien que daS huit volumes de textes at deux d’illustrations prevus par le Prosflus (211) s’enflerent jusqu’e devenir dix-sept volumes de textes at onza de planches. La publication de 196 170 et clandestinite, S’etela sur l’ensambla, moyennant lnterdictlons, malfacons plus de vingt anS, de 1751 e 1772. Le fait est que les theologians de la Sorbonne virent dans cette immense entreprise celle de la remise en cause de la religion qu’ils defendaient, et mirent a plusieurs reprise un frein au developpement de l’Engclopedie. Capendant, la protection d’intellectuels haut-places favorise l’obtention d’une permission tacite de poursuivra sa publication. LeS encyclopedistes, tout en prenant quelques precautions rhetoriquas pour épargner les autorites religieuses, allant jusqu’e modifier certains articles leur deplaisant, n’en essayaient pas moins de legitlmer per leur travail une vision de l’unlvers independente du Verbe at de la volonte originals de la Genese. Le Iangage, et avec lui leS lettres, se virent invastis d’un statut archetypal, de discipline parmi les disciplines, recouvrant l’ensemble des connaissances d’une suprematie implicite. Dans la lignee de l’humanisme de la Renaissance du XVle siecle, sciences at connaissances sortaient en effet quasi directement deS traites, deS textes, brat de la ‘litterature’ laissee e la posterlte par les auteurs des siecles precedents. Voltaire, a l’article «Gens de Lettres» (VI: 599-600) affinne ainsi que “la science universalle n’est plus e la portee da I’homme: mais les veritables gens de lettres se mettent en etat de porter leur pas dens ces differens tenelns, S’ils ne peuvent leS cultlver tous“.171 Voltaire oppose dens l’article deux visions du monde, l’une, plus ou moins ‘tausse’ car sortie quasiment daS textes et trop theorique par nature, trop eloignee de l’experience, trop “meta-physique“ par consequent, comme dirait Diderot, l’autre S’appuyant sur eux, cartes, mais an tant que “témoignages.” Des Iors S’etabllt une distance critique essentiella au systeme deS connaissances tel que l’envlsageaient les encyclopedistes, Diderot le premier. 197 Contrastant ceS deux visions, Voltaire oppose naturellement deux especes, ou plutet deux generations de gens de lettres differentes, l’une issue d’un XVllle siecle cu les Lumieras de la philosophie commencant e se frayer un chemin experimental dens l’obscurite metaphysique 00 se complaisait l’autre. Les gens de lettres d’avant le XVllIe siecle se cantonnaient essentiellement au travail d’“un critique grammatical“ conigeant editions diverses at manuscrits anciens, sans remettre en question ni la theoria ‘linguistique’ a l’ceuvre au ctaur de cette ‘grammaire,’ nl les a priori phenomenologlques sur Iaquelle une telle theorie se tondait. A partir du XVllle, ils S’lllustrent plus noblement par “l’esprit philosophique“ auquel on doit l’elimination d’un nombre incalculable de superstitions, d’illusions, et de tous “les prejuges dont Ia societe etoit infectee“ («Gens de Lettres»). 2. Les genres et l’Engclopedie. Meditent sur leS ambitions philosophiques du siecle, Benoit Melancon remarque que “[l]a raison peut etre appliquee a tous leS objets (sensibles, intellectuels) de la nature: tout paut at doit etre dit, tout peut at doit etre explique. Les Lumieras pretendent ne rien laisser dens l’ombre: la verite est e ca prix. TouS leS genres sont requlS par elle“ (263). Nous avons voulu donnar un apercu, dans leS chapitres precedents, e travers la variete générique du conte, de la lettre publique at du roman dramatique de Diderot, de la tacon dont celui-cl tira profit deS possibilités de chaque medium pour problematiser la question de la verite. lI S’agit e present de cemer ce qui, dans la conception at la realisation de l’Engrclopedle, a donne e son esprit philosophique at e sa transgenericite une expression theorlque. Le fait que d’une part, Diderot alt largement participe e l’entreprise encyclopedique, entreprise aux viseeS educatives presque democratiques d’une 198 ampleur sans precedent, portee “dens differens tenelns“ cultlveS grace aux talents des specialistes de tout poll, at que, d’autre part, ses ecrlts témoignent d’une diversite générique prasqu’ egale en matiere littéraire e celle des sujets traiteS dens l’Enpycloggie, nous engage e examiner plus avant cat etat d’esprit “philosophique“ a l’origine de l’elimination deS prejuges dont la religion etalt alors rendue responsable. En outre, Ie fait que la censure S’attaquait a tout ca qu’ecrlvait Diderot, dans I’Engclopedle ou ailleurs, suppose que la tacon dont il ecriveit, que ce qu’il ecriveit, at plus largement, que son style, presentaient un risque pour les autorites. L’anonymat meme temporaire qu’ll impose e certaines de ses productions la suggere. L’intenSite at l’acrimonle des poursuites visant a identifier l’autaur, alors inconnu vars la fin des anneeS 1740, de textes aussi subverslts du point de vue des ideas, aussi varies du point de vue des genres littéraires que les Pensees Philosophigues, Les Bijoux lndicrets, ou L’leeau blanc conte bleu, avec le succes que l’on salt, abonde dans ce sens. De meme, comme nous l’avonS explique au cours de notre etude du Fils natural 8. [d]es Entretiens notamment, les muvres dont il etalt l’auteur reconnu ont essuye deS critiques visant plus sa reputation de philosophe que ses prouesses littéraires, suggerent par la la transgressivité commune aux deux groupes. 2. 1. Langage at reforme dens l’article «Encyclopedia» Programmatique, l’article «Encyclopedia» n’apparut pourtant, ordre alphabetique oblige, qu’au cinquiema volume de l’Enpyplogdie.172 Tout ce Diderot y ecrlt n’en prend que plus de valeur dans la Iutte antidogmatique entreprise par les philosophes, at l’exposition des moyens de cette Iutte. En effet, a ca stade da la publication, nombre de difficultes evoquees dans l’articla avalant deje ete rencontreas. A ca propos, manque de temps ou decision 199 strategique, l’article «Encyclopedia» na fut insere danS la volume conceme qu’au demier moment, dejouant ainsi I’mil scrutateur de la censure. La definition de ce qu’est une encyclopedia commence per son but, an faisant d’entree un instrument ambitleux: le but d’une encyclopedia est de rassembler les connaissances eparsas sur la surface de la tene; d’en exposer la systeme general aux hommes avec lesquels nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront apres nous; afin que . . . nos neveux, devenant plus instruits, deviennent an meme temps plus vertueux at plus heureux. . . . (363) Maniant cet outil educatit d’envargure, établissant un lien epistemologique entre le passe at l’avenir, Diderot se heurta d’emblee e ce que Locke avait trouve sur son chemin en ecrivant son Essai sur l’entendement humain: le Iangage. Au fondement de l’Encyclopedie, philosophia et linguistique vont main dans la main, et l’enjeu de l’entreprise encyclopedique se reflete dens l’importance consequamment allouee au developpement de la langue, puisque, dit encore Diderot, “La connaissance de la langue est le fondement de toutes ces grendes esperances [i.e., les ambitions de l’Enpyclopedie]; elles resteront incerteines Si la langue n’est pas fixee at transmise a la posterlte dens toute sa perfection; at cet objet est le premier de ceux dont il convenalt e des encylopedistes de S’occuper profondément“ (375). A la mesure de l’ampleur qui caractérise le projet encyclopedique, ce Iangage qui infonne I’Enpyclofidie prend des proportions magistrales. Magistrales at complexes, plurielles tel un Diderot en proie e cent pansées differentes se refletant cent fois le jour dans les changements incessants de sa physionomie. Pour lui, en effet “[c]haque science, chaque art a sa langue“ (403) un peu comme chaque pays aurait sa langue, chaque moment sa physionomie at 200 chaque physionomie un nom different, at “[c]hacun sa maniere de sentir et de voir“ (396). Cette pensee traverse l’article «Encyclopedia» comme elle traverse deje at traversera encore l’muvre de Diderot at sa pratique transgenerique. On la retrouve quelques temps plus tard dans la deuxieme des Entretiens sur la «Fils naturel, dans la bouche d’un Dorval pour lequel chaque passion a son prepre Iangage, son propre accent naturel. “Mais cet accent se modifie en tent de manieres; c’est un sujet Si tugitit at Si delicat, que je n’en connais aucun qui fasse mieux sentir l’indigance de toutes les languas qui existent at qui ont existe.“ (1146) C’est la meme argument qui se lit dens «Encyclopedia» lorsque Diderot constate Ia variete qui existe dans la prononclation d’une langue (384). La Lettre sur les sourds at muets soutient la meme idea concemant chaque art; Les Pensees philosophigues, deje, ou l’on pouvait lire que “chaque esprit a son telescope“ (26). ll S’ensuit d’une part l’impossibilite d’une comprehension universalle at immediate de tout enonce, verbal, scientlfique, artistique, passionnel, mais d’autre part, at surtout, la suggestion que la parole biblique elle-meme a son propre accent, son propre idiome, at qu’elle se trouve rabaissee par cette ressemblance avec les langages la'I‘cs. Ce quastionnement rend problématique et remet an cause non seulement l’interpretation du Verbe divin e travers l’interpretation du Iangage an general, mais encore at surtout, Ia conception deS genres comme instigateurs d’une nonne prescriptive at unitormisante. Car [S]i l'on s’en tient e certaines expressions génériques que personne n’entend de la meme maniere, quoique tout le monde S’en serve sens contradiction, parce que jamais on ne s’explique; at Si l'on demande e chacun ou deS elements, ou un traite complet at general, on ne tardera 201 pas a s’apercevoir combien cette mesure nominale est vague at indetenninee. (395-96) D’ob Ie pratique diderotienne des genres est tondee sur l’originalite d’une muvre at son appartenance e plusieurs traditions plutet qu’a un genre particulier. Ce probleme d’organlsation at de “denomination“, tout an suggerent l’inadequatlon da categories generiques at l’impossibilite virtuelle da trouver un exemple partait de leur dogmatisme, pose de tacon complexe la teche deS philosophes, ayant a rendre un compte aussi exact qua possible d’une societe en mouvement sur la plan economique, des “sciences, das arts at deS metlers” nouveaux e l’epoque. Le-dessus, le fait de reconnaitre l’individualite fondamentale de la pratique linguistique melgre l’existence d’un code commun1 73 dans la perspective du bonheur humain comme terme ultime de l’entreprise encyclopedique, place celle-cl au premier plan d’une refonne sociolinguistique: changer la tacon commune de penser implique changer celle d’interpreter. 1 74 En outre, Diderot suggere en creux la difficulte de concevoir le bonheur collectit danS une communaute qui ne reconnaitrait pas e chacun de ses membres la liberte sinon d’expression, du moinS d’lnterpretation, et de critique. Et l’on y retrouve un Iangage partage par les textes que nous avons examines dans les chapitres precedents, ou la pratique générique diderotienne illustralt les difficultes soulignees dens «Encyclopedia» par sa mise en cauvre de l’lnterprétatlon de faits ou de recitS, sacres, populaires et autres. Ainsi: [i]! taut donc s’attacher a . . . démontrer les verites; e devoiler les aneurs; a discrediter adroitement leS prejuges; a apprendre aux hommes a douter at a attandre; a disslper l’ignorance; e apprecier la valeur deS connaissances humaines; a distinguer le vrai du faux, le vrai du vraisemblable, le vraisemblable du merveilleux at de I’incroyable, les 202 phenomenes communs des phenomenes axtraordinaires, leS faits certains deS douteux, ceux-cl deS faits absurdes at contraires a l’ordre de la nature; e connaitre Ie cours general deS evenements, et a prendre chaque chose pour ca qu’elle est at par consequent a inspirer le goat de la science, I’honeur du mensonge et du vice at l’amour de la vertu; car tout ce qui n’a pas le bonheur at la vertu pour fin demiere n’est rien. (401- 402) C’est la meme ideal qui se retrouvera danS De la M816 dremetigue, 00 la drame bourgeois deviant, comme l’Engcloflie, un instrument de refonne morale. Dans une perspective historique, cette position s’appuie sur l’association etroite entre progres humain at progres linguistique. C’est d’ailleurs en ces tennes que Diderot formule l’orlgine d'une telle association lorsqu’ll assigna “le premier genne des progres de l’esprit humain,“ de sa curiosité, at de sa capacité subsequente e remettre en question las donneeS de son existence, a “[l]’institution de signes vocaux qui representassent deS ideas, at de caracteres traces qui representassent deS voix“ (375). Cela dit, le processus de l’instltutionnalisation du Iangage met sa dimension arbitraire en lumiere puisque “[l]as caracteres de l’ecrlture s’etendent a tout, mais ilS sont d’institution; ilS ne Signlfient pas par aux-memes“ (375), dameurant tributaires de la “double convention“ de la signification at d’une syntaxe arbitraires et gouvemant sa production orale at ecrite.175 2. 2. Langage encyclopedique at theorie des genres En ce sens, la conception du Iangage que Diderot developpe dens l’Enpyclomle a partir da l’arbltraire inherent au processus de son institutionnalisatlon, nounit un debut de theorie sur leS genres.176 Diderot met 203 ainsi an parallele deS phenomenes de développement littéraire, legislatlf et urbain. ll souligne Ia proximite dynamique de chacune da ces composantes du paysage sociocultural d’un pays—dont leS lettres, les lois at l’architecture constitueraient ainsi le fruit et le représantant. Dans ca contexte, l’orthodoxie religieuse defiee per la critique encyclopediste se donne, elle, a lire comme avatar cultural, comme systeme produit et organise par les hommes, participant d’un genre de littérature (texte sacre),177 d’une “compilation de lois“ (les Dix Commandemants) at de “la premiere fondation d’une ville“ (le modele d’une communaute chretienne par exemple). L’etude de la llttérature danS son organisation générique, foumit donc matiere e reflexion sur l’avenement d’une loi particuliere ou sur la legitimite meme deS lois at de tout principe en general, qu’ils soient generiques, civilS ou religieux. Mieux, cette etude deviant partie integrante de la croisade encyclopedlque contre les prejuges at la dogmatisme: J’ai dit qu’il n’appartenait que un siecle philosophique de tenter une encyclopedia; at je l’ai dit, parce que cet ouvrage demande plus de hardiesse danS l’esprit, qu’on en a communement danS les siecles pusillanimes de gout. Il taut tout examiner, tout ramuer sans exception at sans menagement: osar voir, ainsi que nous commencons a nous en convaincre, qu’il en est presque des genres de littérature, ainsi que de la compilation generale deS lois, et de la premiere formation deS villas, que c’est e un hasard singulier, e une circonstance bizana, quelquefois a un essor du genie, qu’ils ont d0 leur naissance. («Encyclopedia 412)“?8 Reprenant la métephore fondatrica deS Lumieras dens son exhortation a “osar voir“, Diderot se rapproche de celle de Kant donnent au siecle deS Lumieras la devise “Sapere aude“ intimant e l’esprit curieux ou hesitant l’ordre d’oser savoir. Ce passage prend ainsi deS allures de panegyrique e la gloire de la critique 204 encycl0pediste at de sa mission philosophique qui visant a ebrenlar le fondement de toute loi, de toute tradition, transformee en bastion d’orthodoxie at d’intolerance pour avoir oublie que “c’est a un hasard singulier, a une circonstance bizana, quelquefois a un essor du genie, qu’[elle a] do [sa] naissance.“ Sur la toile de fond idéologique du Verbe original, la caractere polemlque at transgressit de l’Engclomie, a travers celui de son Iangage, ou de la conception du Iangage qui S’y trouve proposee, n’en apparait qua plus clairement. La motivation de la relation referentielle (de ‘representation’) entre Signifiant at signifie depend donc entierement, d’apres «Encyclopedia», du choix de plusieurs individus, choix par consequent limite par l’histoire at Ia geographle. De fait, l’interpretation de tout texte tombe sous la coup d’un relativisme ditficlle a concilier avec la force absolutiste inseparable d’un Verbe ayant pour justification premiere de communiquer la puissance de Diau, de repandre sa loi, at pour fonction de valider la Genese tout en assurant la validite inebranlable de cette version univoqua du monde. Or, l’objectit deS Encyclopedistes consiste e remettre en question les prejuges, de quelque origine qu’ils soient, pour “changer la tacon commune de penser.“ Dans I’Engclogdle, l’esprit malntenu éveille grece aux solns d’une curiosité entretenue par l’usage du Iangage, par la recherche du sens de telle ou telle parole, donne ou a donnar e tel ou tel texte (Ecritures SainteS lnclusas), cet esprit se voit donc investi d’un pouvoir et d’une mission critiques. En sorta que, devenu perfonnatit du point de vue philosophique, il se fait du meme coup herethue du point de vue religieux. Etant donne la but d’edifier tous les hommes, “ll taut donc commencer par envisager son objet sous toutes ses faces les plus etendues“ (373). Cet imperatif de la representation la plus objective possible du monde n’est pas 205 exempt d’arbitraira, cependant, at Diderot lance encore une fleche contre le dogmatisme religieux, en reconnaissant l’arbitralre da sa propre position: impossible de bannir l’arbitraire de cette grande distribution premiere. L’univers ne nous oftre que des etres particuliers, infinis an nombre, at sens presque aucune division fixe at detenninée; il n’y en a aucun qu’on puisse appeler ou le premier ou le demier; tout S’y enchaine at S’y succede par deS nuances lnsensibles; at e travers cette unifonne immensite d’objats, S’il en parait quelques-uns qui, comme deS pointes de rochers, semblent percer la surface at la dominer, llS ne doivent cette prerogative qu’e deS systemes particuliers, qu’e deS conventions vagues, qu’e certains evenements etrangers, et non e l’anangement physique des etres at e l’intention de la nature. Voyez Ie Prospectus. (393) ll est else de remplacer danS ca passage “l’univers' par la littérature, et leS “etres“ qui le peuplent par des ouvrages “particuliers, lnfinis en nombre, at sans presque aucune division fixe at detenninee.“ On se rend mieux compte alors que les genres littéraires ne sont que deS “conventions vagues“, que deS “systemes particuliers“ comme les ouvrages qu’ils sont censés contribuer e définir, at que leur force legislative n’est qu’une fonction arbitraire de la necessite pour la pensee de categoriser le monde at IeS lettres afin de s’en distancer. Le seul systeme qui puisse se montrer exempt d’arbitraire, reconnait Diderot, ne saurait etre per consequent etre que d’origine divine. On devine la conclusion “logique“ de ce discours apres la demonstration que l’erbltreire est inevitable: Quant e ca systeme general d’oiI I’arbitraire serait exclu, at que nous n’aurons jamais, peut-etre ne nous serait-ll pas tort avantageux de l’avoir", car quelle difference y aurait-ll entre la lecture d’un ouvrage OI‘I tous les 206 ressorts de l’univers seraient developpes, et l’etude meme de l’univers? presque aucune: nous ne serionS toujours capables d’entendre qu’une certaine portion de ce grand livre . . . . Nous nous occupons maintenant a remplir ces vides en contemplant la nature. (394) Capendant, du point de vue relativiste de I’Enpyclogdie, dens Iaquelle il S’aglt d’exposer la plus de choses sous la plus d’angles possibles, ca systeme risquerait de se voir “reprocher un detaut important danS un ouvrage compose par deS philosophes, et adresse e tous les hommes at a tous les temps: le 179 Le Prospectus revele an effet une distribution subversive des domaines cu peut S’exercer la detaut d’etre lie trop etroitement e notre theologie“ (394). recherche encyclopedique. Le systeme figure des connaissances humaines qui le conclut (236-237) place la theologie ou “science de Diau“ (nous soulignons) au milieu des autres activiteS humaines. Organise a partir deS facultes, humaines elles aussi, de la memoire, de la raison at de l’imagination, le systeme propose trois domaines de connaissances conespondants: l’histoire, la philosophia et la poesie. L’Engclogdie attribue de fait e la theologie une position restrainte entre la superstition et la science deS “esprits bien at malfaisants“. La “science de Diau“ apparait sous la division Philosophle, au meme niveau que la “science de I’Homme“ et que la “science de la nature“. La variete de subdivisions qui developpe ces deux demieres enterine un desequilibre quantitatit at qualitatit au depens de la theologie, illustrant l’antidogmatisme deS Philosophes jusque dans la typographia de l’Encycloflie. Dans la meme ordre d’idees, I’organisation de l’Engclomie salon cinq ordras differents mais superposes leS unS aux autres inscrit au plus profond du Dictionnaire une multitude de perspectives, toutes arbitraires, de l’aveu de Diderot, at paSSibleS, par consequent, d’influencer a divers niveaux la comprehension at l’interpretation deS connaissances qu’on y trouve. Le premier 207 ordre est represente par la distribution deS facultes humaines, evoquea ci- dessus. Le second consiste en la proportion a accorder aux differentes parties conespondant danS le texte (dont l’importance respective deS categories enumerees dens l’arbre genealoglqua donne deje une idea). Le troisieme conceme “la distribution particuliere a cheque partie“ (398). Le quatrieme, quant a lui, touche celle partageant chaque entree du dictionnaire en differentes sections (398), que, pour finlr, le cinquiema developpe individuallement (400). L’unlte at la perspective d’ensemble respectivement oftertaS per d’Alembert dans la Discours preliminaire at par Diderot dans le Prosppctus, unite et perspective indubitables d’un cete, ne diminuent neanmolns pas, d’un autre cbte, la diversite de contenu at de tonne, quantitative at qualitative, deS contributions de quelques deux cents participants au projet. Une telle variete dans la presentation, dans le choix notamment deS categories sous lesquelles inclure diverses “feces“ du meme objet ou mot défini, laisse Ie champ libre a l’esprit philosophique et encyclopediste pour s’exprimer. La dispersion et la fragmentation de chaque definition ainsi concue favorise par consequent la dissemination des germes de l’anticlericalisme philosophique a travers de multiples sous-parties redlgees par de multiples auteurs. L’etendue du projet, la variete, également, deS contributeurs (artisans, 18° illustra ouvriers, commercants, abbes, philosophes, intellectuels ou autres) massivement et paradoxalement l’absence de l’auteur-Createur par excellence. En effet, l’absence physique a proprement parler, d’un auteur ou d’un nanateur dens l’Engclomie, ce qui nous remene vars leS genres littéraires, se dessine an creux, e chaque article parfois cree par plusieurs participants n’ayant pas torcément de lien entre aux. En d’autres tennes, l’Encycloflie, de par sa nature meme, de par sa conception, divisee, dispersee au gre des diverses sciences auxquelles appartiennent “tent de faces“ d’un meme objet, mais nature 208 également ordonnee par la raison generale de l’edlteur, se pose concretement comme le depositaire d’autant de versions du monde. Elle deviant comme la rivale en titre de la version officialla revelee prenee par l’orthodoxie religieuse, Si prompte e interdire la parution de cette Enpycloflle, precisement parce que sa version n’en est qu’une parmi tant d’autres. Les cauvres que nous avons traitees, conte, lettre, theetre, sont toutes marquees a des degres divers, par une absence auctoriale, ce qui souligne d’une part la communauté de pensee que l’on peut trouver dens tous les genres tels que les approche Diderot. D’autre part, ii an resulte un effacement collectit de l’identite generique da chacun d’entre eux, comme Si chaque genre offrait son propre Iangage, mais d’une tacon qui la lierait aux autres genres. 2. 3. Du conte e l’Encyclopedie: representation at transgression Par cu l’on voit la dimension primordiale du Iangage danS le mouvement encyclopediste, ainsi que ses repercussions genrologiques. LeS teches enumerees plus haut, donnent leS details du programme de retorme de la pensee humaine, concement toutes deS actions linguistiques que ce soit en raison de leur definition du moyen de leur realisation: “démontrer leS verltés; My; les aneurs; discrediter adroitement les prejuges; apprendre aux hommes e douter at e attandre; gjssm l’lgnoranca; apprecier la valeur des connaissances humaines; distinguer le vrai du faux, le vrai du vraisemblable, . . . “ (401 -402, nous soulignons). Le conte ne pennattait-ll pas de démontrer la parente entre enseignements et les moyens pedagogiques du catechisme at les Siens propres? La lettre ne constituait-elle pas en outre un moyen de representer Ia diversite deS perspectives sur un meme objet (l’existence de Dieu, la mort de Saunderson, la Lettre sur les sourds at muets)? 209 Le roman dramatique n’offait-il paS un exemple de la difficulte de “distinguer“ le vrai du vraisemblable at la verité de la fiction? L’Engcloggie, portent une telle utilisation deS genres e I’extreme, en foumit une formulation theorique e au moinS deux reprises en soulignant tout d’abord “l’habitude bien fondee . . . da suspecter toute loi generele en matiere de langue“ (380). Mais le scepticisme de Diderot quant a la validite et la solidite deS genres littéraires trouve une fonnuletlon plus claire encore. Ainsi e l’encontre des temps primitifs de l’etablissement du joug de la tradition (littéraire, legislative, urbaine), “[i]l fallait [contra “toute ces viailles puerilltes“] un temps raisonneur, ou l’on ne cherchet plus les regles dans les auteurs, mais dans la nature, at or) l’on sentit le faux et le vrai da tent de poethues arbitraires“, OI‘I l’editeur de l’Encyclonie prend “la terme de poétiqua danS son acception la plus generala, pour un systeme de regles donnees, salon lesquelles, en quelque genre que ce soit, on pretend qu’il taut travailler pour reuSSir“ (413). Comma lorsqu’ll donnait Ie detail des “actions“ linguistiques e effectuer dans la mise en muvre de l’Engclopeple par ca “siecle philosophique,“ Diderot opera un retour conscient sur le Iangage. Resultat de toutes ces “actions“ linguistiques, la dimension epistemologique du Iangage at son rble dens l’acquisition daS connaissances sont mis an event comme le suggere Diderot en fin de phrase. ll S’agit en effet, a travers elles, de “connaitre la courS general deS evenements, at e prendre chaque chose pour ca qu’elle est at par consequent [d’] inspirer le gout de la science, l’honaur du mensonge et du vice at l’emour de la vertu.“ On peut etendre cette remarque non seulement au niveau general de l’appartenance générique, mais encore au niveau intragenerique de la distribution deS “personnages“ at de leurs actions dens L’Qiseau blanc, conte bleu, Ia Lettre sur les aveugles at la Lettre sur leS sourds et muets, ou Fils naturel & d as Entretiens sur ‘Le Fils naturel’. 210 Par exemple, dens L’Qiseau blanc, du fait de la situation nanative at diegetique dens Iaquelle Mirzoza est mise en scene per Diderot (en tent qu’auditrice critique at participant e la nanation d’une part, et en tent que sultane voulant s’endonnir en ecoutant des histoires, d’autre part), elle “devoile les aneurs“ deS ficalleS génériques deS mauvais contes (sous-entendu ceux de la Bible, comme Ie denoncent plus explicitement leS Pensees philosophigues). A travers la parodie de l’Annonciation faite a Marie, elle “distingue le vraisemblable du merveilleux at de l’incroyable“ de son memorable “Allons donc, emlr, vous vous moquez. Je veux bien qu’on me fasse deS contes, mais je ne veux pas qu’on me leS fasse aussi ridicules“ (II: 225). Dans le meme sens, le personnage du genie Rousch (dont le nom veut dire “Menteur“) est presenté de tacon telle qu’il pounait “inspirer l’honeur du mensonge“ en apprenant a douter. A son tour, dens sa conversation avec le prelat Holmes, Saunderson “discredite adroitement les prejuges“ du religieux en lui “démontrant la verite“ de leur partialite tondee sur le sens de la vision, an “devoilant par consequent l’eneur“ qu’il y a a soutenir l’existence divine sur l’argument vraisemblable, mais non vrai, des merveilles de la nature que sa cecite l’empecha non seulement de voir, mais de concevoir.“181 D’oIZI, e un niveau qui rassemble las qualltes transgeneriques deS ceuvres an question, se degage la propre transgenericite de la conception de l’Enpyclopfiie comme vehicule de transgression littéraire, donc linguistique at ideologique e la fois. C’est ainsi que l’on retrouve an plusieurs endroits, depuis le Discours preliminalre a l’article «Encyclopedia», la métephore du “joug“, symbole d’une autorite imposee et maintenue par la force. 2. 4. TransgreSSlon generique et remise en cause de la tradition 211 Aux premieres lignes du Discours, d’Alembert donne un resume deS avancees philosophiques deS siecles passes, pour en aniver a Descartes pour lui rendre hommage d’avoir legue l’habitude de “douter de tout“ e ses successeurs du XVllle Siecle. La métephore du joug designe alors “[la] scolastique, [l’]opinion, [I’]autorite, en un mot [les] prejuges at [la] barbarle“. En secouant ca joug, Descartes a mis en branle une “revolte dont nous recueillons leS fruits“; mieux, “il a rendu e la philosophia un service plus essential peut-etre que tous ceux qu’elle doit e ses illustres successeurs“. D’emblee, aux abords de l’Enpyclopedie, cette métephore concentre les objets deS efforts encylopediques, objets caracterlSeS, notonS-la, par leur nature ou leur expression linguistique, qu’ll S’aglssa deS ideas, du discours ou deS lois qui deviennent tyranniques, berbares, contra nature. Dans la meme veine, Diderot, apres a peine quelques pages dans I’article «Encyclopedia», confinne ca qu’annoncait d’Alembert quelques années plus tet, pour affinnar le primat de la raison philosophique dans la revolte engagee, at prendre acte que sa misa en muvra est en marche: “Aujourd’hui que la philosophia S’avance e grands pas; qu’elle soumet a son empire tous les objets de son ressort; que son ton est le ton dominant, at qu’on commence a secouer le joug de l’autorite at de l’example pour s’en tenir aux lois de la raison, ll n’y a presque pas un ouvrage elementaire at dogmatique dont on soit satisfait. (371) La “joug de I’autorite“ deviant la cible designee des philosophes, e qui il revient de le “secouer,“ at de I’Encyclomia, ouvrage complexe at censement objectit, qui fait pendant e la Bible, dont l’ombre s’ebauche a contre-jour de l’expression “un ouvrage elementaire at dogmatique.“ Ce passage rappelle d’autant plus l’extrait du Discours preliminaire que Diderot tait lui aussi reference aux grands hommes du XVIle siecle, dont Descartes tombe en disgrace a la fin de sa via, an 212 avancant que “l’effet deS progres de la raison“ est tel qu’il “renversera tent de statues, et [qu’il] an relevera quelques-unes qui sont renversees. Ce sont celles das hommes rares qui ont devance leur Siecle. Nous avons au, S’il est permis de s’exprimer ainsi, deS contemporains sous la siecle de Louis XIV“ (371 -372). Un demier exemple, toujours dens l’article «Encyclopedia», au moment cle, deje cite, auquel Diderot compare l’etablissement des genres littéraires a celui deS lois at daS cites. La métephore du joug touche alors la tradition dont “ le nom donne at les lois prescrites“ ne S’appliquaient eu depart qu’e “une composition d’un caractere particulier,“ mais que leur modele trop rigoureux erigea bientbt an “joug recu“ qu’il revint a “un homme de genie hardl at original“ (1’ “OS[er] secouer“ (412). Ce ces condense les autres danS la mesure cu les lois at IeS cites sont du ressort des legislateurs, du monde politique aide deS autorltes religieuses, at tendent par leur portee collective a couvrir la societe toute entiere, alors que la Iittéreture, meme soumisa en principe aux lois trop rigoureuses des genres etabliS, est finalement du ressort individual de “I’homme de genie hardl et original“. Le genre transgresse, at le transgresseur de genre avec lui, representent par consequent l’element perturbateur dont la loi dogmatique n’accepte pas l’originallte at la deviation par rapport a “la route commune“. D’OI‘I la necessite que la chemin debroussaille par ces esprits hardis mais isoleS, tel Descartes, soit repris en main per la contingent plus nombreux deS encyclopedistes. Leur rble dans ce XVllIe “siecle philosophique“ prend assez d’ampleur pour faire face a la tyrannie de la tradition grece au nouvel “empire“ de la raison. Face e l’lnjustice du joug de l’autorite, du dogmatisme elementaire de la Bible, il taut desonnais legitimer une vision rationnelle, et non plus revelee, du monde, vision que resume l’axiome “Tout ce que nous sevens ne decouIe-t-il pas de l’usage de nos sens at de celui de notre raison? N’est-il pas naturel ou 213 revele?“ (393). Cette pensee S’lnscrlt dans la lignee de la representation deS facultes humaines sous la tonne d’un arbre dont Ia maitresse branche, voire le tronc, est constitue par la raison, impartie e chaque etre an meme temps que l’esprit critique; au lieu que la revelation reste l’aftaire d’une poignee aristocratique de theologians auxquels il revient an exclusivite de discourlr sur l’intarpretation de tel ou tel element d’histoire religieuse e Iaquelle la peuple n’est pas invite. Ce que l’image du joug, at celle de l’arbre avec elle, devoilent, en somme, outre la dimension arbitraire de la religion, de toute loi, de toute categorie, c’est en fin de compte une opposition profondément ancree dans le paysage intellectuel du XVllle Siecle. Dans l’histoire, le joug constitue I’instrument da la culture a proprement parler, i.e., l’instrument de la prise de possession de la nature par le zele lndustrieux et religieux des hommes."82 Par contraste, a l’oppose de ce duallsme, la nature va se trouver investi d’un symbolisme represente sous les traits da l’arbre deS connaissances. De fait, element visceral de la pensee scientifique du XVllle siecle, la nature se constitue philosophiquement an un lieu privilegle OU metaphoriser le relativisme deS sensualistes, at non plus l’existence d’un Diau sans substance. 3. Les langages de l’Enpyclogdie 3. 1. La nature, metaphora omnipotens Le rele strategiqua du “systeme figure deS connaissances humaines“, anticipe sous la tonne schemathue de l’arbre des connaissances, Ia place de la nature pour les philosophes de I’epoque. Ce systeme constitue tout un programme per son nom, et l’on a vu combien, dans le cadre d’une encyclopedia de l’envergure inegalee du Dictionnaire raisonne deS sciences des arts at deS metlers, Ia denomination devenait le centre d’enjeux ideologiques, at la 214 métephore un element important danS le deploiement da ces enjeux. Naturallser la raison (“tronc“ ou “branche maitresse“ de la representation encyclopedique du savoir comme ensemble da connaissances se ramifiant en un reseau arborescent), constitue un geste rhetorique, mais aussi rhetorique que celui de representer l’actlon de la religion par celle du joug. Ancree dans la nature, meme une nature rhetorique, la raison philosophique semble pourtant avoir plus de fondement et de substance que la revelation tombea du ciel. Plane de la Ramea, dens l’histoire de la rhetorique trancalse, presente l’arbre comme la métephore d’une conception genealogique de la connaissance, conception fondee qui plus est sur la visualisation deS concepts comme un instrument pedagoglque fondamental, at picturale en tant qu’elle reflete la raison. (ReiSS 280-281) On devine dens ces principes ceux e l’ceuvre chez leS encyclopedistes. Mais plus encore que la Ramee, lls furent influences par la Chancelier Bacon (dont d’Alembert fait l’eloga an tete de l’Enpycloflie [490]) et son De la dignlte at de I’accroissement deS connaissances humaines, cu apparait la métephore arboricole at genealogique de le connaissance, et l’ldee du pertectionnement de celle-cl pour le bonheur de tous. A contra-jour de cette métephore maitresse de la philosophia des Lumieres, se profile l’arbre de la connaissance du bien at du mal de la Bible, treinent a sa suite la culpabilite essentiella e l’humanite chassea du Paradis edenique. Plutbt qu’un arbre enracine dans l’allegorie d’un jardin d’origine divine at dens celui d’une pecheresse entouree d’un rampart d’interdits, celui deS Lumieras prend racines dans le sol de l’experience, dens celui de l’observation deS phenomenes naturals at de leur explication. En d’autres tennes, d’un cbte, la motivation a l’muvre dans la valorisation de la métephore organique, ou naturelle, de la religion catholique reste symbolique, au sens oiI un symbole associe deux elements sans rapport visible 215 l’un avec l’autre (la connaissance de la nature vs. la culpabilite ou la morale). Cette association se reflete alors dans une conception dogmatique du Iangage comme l’expression transcendante du Verbe divin. De l’autre ceté, le motivation Operant dans la valorisation conespondante du mouvement philosophique des Lumieras repose, elle, sur l’equivalence analoglque entre la nature (dont l’arbre serait la produit la plus representatit) et l’humenite dont la production at l’activite tendent vars la creation du bien, d’une morale comme but plutbt que comme origine pecheresse. Du meme coup, la conception du Iangage chez les encyclopedistes tend e imiter plus “logiquement“ la processus de cette production: “la langue est une image rigoureuse et fidele de l’axerclce de la raison“ («Encyclopedia 382). A partir de le, l’examen de certaines metaphores naturelleS utiliSeeS par Diderot dans «Encyclopedia» donne la mesure de ce que nous appellerons l’un deS langages de l’Engclowie, la métephore, ou tableau verbal. L’aspect visual at artistique de la métephore naturelle, quoiqu’il soit toujours relaye par la verbe, tend e compenser la distance entre le met et la chose, at semble d’autant molns arbitraire qu’il se rapproche du sensualisme, at par consequent se rend essential a une epistemologle tondee sur la perception par leS sens. Ainsi: [l]a peinture n’atteint pas aux operations de l’esprit; l’on ne distingueralt point entre des objets sensiblas distribues sur une toile comme ilS seralent enonces dans un discours, leS liaisons qui torment le jugement at Ie syllogisme. [La peinture] montre du moinS toutes [les choses] qu’elle figure: at Si au contraire le discours ecrlt les désigne toutes, il n’en montre aucune. (379) Diderot ecrlt sur la difference entre les moyens expressits du discours at ceux de la peinture, concluant e I’arbitraire du Iangage au contraire de son absence dans la peinture et la nature: “Les caracteres de l’ecriture S’etendent a tout, mais ils 216 sont d’lnstitution; ils ne Signifient pas par aux-memes. La cle daS tableaux est dens Ia nature, at s’oftre a tout le monde: celle deS caracteres alphabetiques et de leur combinaison est un pacte dont ll taut que le mystere soit revele“ (379). La topos du Iiber mundi trouve une expression particulierement évocatrice de la philosophia deS Lumieras lorsque Diderot presente son monument encyclopedique “comme une campagne immense couverte de montagnes, de plaines, de rochers, d’eaux, de foretS, d’animaux et de tous les objets qui font la variete d’un grand paysage“ (430). Outre Ia valeur pedagoglque d’une image aisement visualisee an imagination, son “grand paysage“ s’lmpose en tent que le medium indispensable a la refutation de la Genese. Cela dit, la “campagne“ encyclopedique se montre sous une “lumiere“ dont l’eclairage puissamment divers deviant indirectament heterodoxe: ll taut considerer un dictionnaire universal des sciences et des arts comme une campagne immense couverte de montagnes, de plaines, de rochers, d’eaux, de torets, d’animaux et de tous leS objets qui font la variete d’un grand paysage. La lumiere du ciel les eclaire tous; mais lls an sont tous trappeS diversement. Les unS S’avancent par leur nature at leur exposition jusque sur le devant de la scene; d’autres sont distribues sur una infinite de plans intennediaires; ll y en a qui se perdent dans le lointain; tous se font valoir reciproquement. (430) La description de ce ‘tableau’ imaginaire ne de l’imaglnation de Diderot, offrent les jalons poetiques at philosophiques a la fois de la critique d’ert qu’il allait commencer dens les Sglpng quelques années plus terd, est concue de maniere precisement poetique tout an rastant philosophique. L’ideologie deS Lumieras transpareit a peine voilee dens ca passage. Une fois de plus, S’opposent la culture et la nature, dont I’lmmenslte et la variete vehiculent celles de l’Engclowie. L’egale importance de chacun deS elements topographiques de 217 ce paysage S’inscrlt parallelement dans un reseau genealogique evocateur des ramifications de l’arbre encyclopedlque. Le vision artistique organisent ca paysage sous forma de tableau demeure infonnee par la phenomenologie deS philosophes, par leur perception holisthua d’un monde ou la plus petite partie n’est pas moins indispensable que la plus grande. La métephore Seminale deS Lumieras constitue une fleche de plus lancee dans le camp de l’aveuglement religieux, dont le monde biblique est fait de parties juxtaposees les unes aupres des autres au fur at a mesure de la Creation, monde ou la lumiere fit apparaitre la ciel et la tene sous un eclairage symbolisant la puissance du divin Createur. lci, “la lumiere du ciel“ deviant métephore non seulement de la connaissance, mais de l’ecleirage de la perspective humaine pannettant l’acceSSion a cette connaissance, ou encore de sa capacité a comprendre les liens an unissant les divers chainons qui la composant. Elle se caractérise par l’absence de transcendence, dans un espace vertical a deux dimensions, la has et le haut—que l’on retrouve incidemment dans la conception traditionnelle deS genres. lci, c’est donc l’absence d’un Createur qu’evoque an creux la diffraction des rayons lumineux qui freppent diversement “une infinite de plans intennediaires“ de l’Enpyclopedie. L’eftet de la lumiere amene la lecteur-spectateur non a S’emerveiller sur l’origine de cet eclairage, mais a constater qu’au sein du paysage qu’elle revele, “tou[te]s [les composantes] sa font valoir reciproquement.“ Eclairage indirect par consequent, puisque le paysage ainsi depeint “montre“ ca qu’il figure de l’interieur, pour ainsi dire, sans Ie designer par les detours verbaux de phrases explicatives. Toute influence exterieure an est, d’office, eliminee, laissant a I’homme toute latitude pour I’observer a loisir, at le racreer a sa tacon. 218 3. 2. L’Enpyclofidie ou le manifeste de l’anthropocentrisme deS Lumieras Tout comma l’Encyclomie resterait lettre morte sans lecteurs pour S’y abreuver de nouvelles connaissances at y trouver l’inspiration d’epprendre toujours plus par aux-memes, l’univars sans I’homme pour S’y plonger dans de nouvelles explorations deviendrait une espece de spectacle muet dont la dimension lyrique ou poetique apparait dans un merveilleux plaidoyer en faveur d’une reconnaissance de la centralite de I’homme dans la pansee encyclopediste des philosophes: “Une consideration surtout qu’il ne taut point perdre de vue, c’est que Si l’on bannit I’homme ou l’etre pensant et contempletaur de dessus la surface de la tene, ce spectacle pathetique at sublime de la nature n’est plus qu’une scene triste at muette. L’univers se tait; le silence at la nuit s’en emparent. Tout se change an une vaste solitude OI‘J les phenomenes lnobserves se passent d’une maniere obscure et sourde. C’est la presence de I’homme qui rend l’existence deS etres interessante; at que peut-on se proposer de mieux dens l’histoire de ces etres, que de se soumettre a cette consideration? Pourquoi n’introduironS-nous pas I’homme dens notre ouvrage, comme il est place dens l’univers? Pourquoi n’en feronS-nous pas un centre commun? Est-ll dens l’espace infini quelque point d’oI‘I nous puiSSions avec plus d’avantage faire partir les lignes immenses que nous nous proposons d’etendre e tous les autres points?“ (395) Tandis que la philosophia sensualiste deS Lumieras S’appuie sur des considerations ‘Scientifiques’ au sens d’empiriques, reposent sur les donnees de la perception physique, l’expression que lui donne ici Diderot la (de)place sur un plan esthetique at theetral. 219 Cela dit, pulsqu’il S’agit pour le philosophe de “representer‘” la Situation de I’homme danS l’esprit des Lumieres, la métephore theetrale at naturelle a la fois convient peut-etre d’autant mieux qu’elle fait revivre le topos du theetrum mundi en l’eclairant littéralament at picturalement d’une nouvelle lumiere anthropocentrique. De plus, dens l’exposition des grandes divisions deS facultes humaines an “Memoire, Raison, Imagination“ qu’ll donne dans le Prosppctus, Diderot explique que la poesie, associee a l’imagination (comme l’histoire e la memoire at Ia philosophia a la raison), e pour objet “les individus imagines a l’imitation deS etres historiques“ de meme que “[ll’histoire a pour objet les individus circonscrltS par le temps at par les lieux“ (234). En ce sens, se description eminemment poetique de la Situation de I’homme horS du temps at des lieux historico-geographiques n’en prend pas moins acte de l’importance grandissante accordee a I’initiative humaine dans un monde of: la divinite est en recession. 1 83 Sans I’homme comme nouvelle reference, l’univers n’est plus digne d’interet.184 Aussi taut-ll l’introduire “dens notre ouvrage, comme ll est place dans l’univers. . . at an [faire] un centre commun“ (395). Si Ia nature parle, c’est parce qu’elle resonne des echos du babillage humain sans lequel “[l]’unlvers [n’a plus qu’e] se tai[re],“ vide, comma apres un “spectacle“ de theatre, des acteurs qui en rendeient la “contemplation . . . pathetique et sublime“ l’instant d’avant, mais ne laissant plus dans la salla “obscure at sourde“ qu’une “vaste solitude“ sans plus de sens a y chercher. Conclusion logique de sa demonstration: “L’homme est le terme unique d’oir il taut partir, at auquel il taut tout ramaner. . . . Abstraction faite de mon existence at du bonheur de mes semblables, que m'lmporte le reste de la nature?“ (395) 3. 3. Deniere I’homme at la nature: la rhetorique 220 Dans cette entreprise de prise de parole humaine dans la defense d’un univers anthropocentrique dont e certains egards PM figure le proceS-verbal, le choix des mots deviant crucial, charge de I’independance naissante de la curiosité humaine, charge d’une puissance renouvelee a cheque article chantant les progres da sa science. Cela dit, le risque de la censure est tel qu’il taut Simultanement deployer deS tresors de ressources indirectes pour parvenir e faire passer Ie message des philosophes. Le structure d’ensemble de l’Encyclopedie illustra ainsi, deS Ie titre donne dans le Discours preliminaire de d’Alembert at dans le Proswus de Diderot, une double appartenance generiqua: “Encyclopedia ou Dictionnaire raisonne des sciences, des arts at deS metiers“ (211). D’Alembert y attache an outre “deux objets“, suggerent d’emblee l’insuffisance unilaterale da toute categorie, sous-entendu, l’imposition arbitraire de l’une sur une autre, at la necessite d’aborder toute definition avec un call at un esprit critiques: comme Enpyclofiie, [l’ouvrage que nous commencons] doit exposer autant qu’il est possible, l’ordre at l’enchainement des connaissances humaines; comme Dictionnaire raisonne des sciences, il doit contenir sur chaque science at sur chaque art soit liberal, soit mecanique, deS principes generaux qui an sont la base, et les details les plus essentials qui en font le corps at Ia substance. (485) L’ambivalenca est le, qui decrit la vocation d’identificatlon at d’expllcation du Iangage, mettent en relief la structure fondamentale de l’Enpycloggie comme metallnguistique, at reproduisant a une echelle macrolinguistique les dimensions constative at pertormative du Iangage. On pounait ainsi avancer I’hypothese qua cette structure encyclopedique tonctionne telle una syntaxe particuliere, ou macrosyntaxe, Si l’on veut, en contrepoint de l’ordre 221 alphabetique lineaire, le plus apparent. L’emboitement de cette linearite dans la cadre de la presentation propre a un dictionnaire fait apparaitre Simultanement la complexite de l’organisation encyclopedlque at les finesseS de sa mise en oeuvre. Par exemple, insistant sur l’attribution deS differents sujets a traiter dans le Dictionnaire raisonne au debut d’crEncyclopedie», Diderot propose une liste de domaines a repartir entre leS Academies at autres corps de specialistes, pretacant cette repartition par le fait qu’“on n’executera jamais un bon vocabulaire sans Ie concours d’un grand nombre de talents, parce que les definitions de nomS ne different point deS definitions de choseS . . . . at que les choses ne peuvent etre bien definies ou decrites que par ceux qui an ant fait une Iongue etude.“ Ainsi, ramanee au niveau de toutes les autres, “la Sorbonne [ne foumlrait a une encycIOpedie] que de la theologie, de l’histoire sacrée at des superstitions“. Cette affinnation cause deS problemes a Diderot qui dut, sous la pression de l’archeveque de Paris Ia modifier pour en faire “la theologie, l’histoire sainte et l’histoire des superstitions,“ enata inclus danS le tome VI. (366) La lecon que nous tironS de cet incident touche a la necessite strategiqua et imperative d’une tacon de divertir l’attention de la Sorbonne, precisement, de tous les domaines qui ne la concement pas a proprement parler. Par le biais de ces autres domaines, e partir de l’hypothese que leS connaissances torment un tout dont leS parties sont reliees les unes aux autres, par deS chainons qu’il reste aux encyclopedistes a explorer, on voit ce que les precautions que prend Diderot en Separant les uns des autres les chercheurs de chaque discipline, ont de rhetorique. Dans le reste de l’article, Diderot repete e cat egard la necesslte, philosophique, cette fois, d’etudier un mot cu un objet sous toutes ses faces, car mot ou objet, suivant le contexte et la rubrique 00 ils sont etudles, prennent deS 222 sens differents, ce qui contredit implicitement la separation de principe dens l’attribution deS articles a divers specialistes. Dans le ces d’artlcles qui incluant une partie “théologie” mais également une partie “belles-lettres“ ou una partie «philosophia», at connaissant les differences ideologiques deS représantants des unes et (les autres, on s’exposa ainsi torcément e oftrir des vueS contradictoires mais passant plus facilement sous la masque des articles at par le biais de leur fragmentation. La pensee philosophique des Lumieras s’appuye sur les raisonnements du philosophe anglals John Locke, dont l’article «Connaissance» (Ill: 889-898) s’inpire tres largement. Un point commun entre Diderot at Locke, outre la champ lexical de le lumiere pour parler de la connaissance, est l’importance du “raisonnement“ ou “demonstration“. Le synonymie de ces deux tennes montre e quel point la connaissance est un effet de Iangage, un resultet de l’efficacite de l’argumentation logique au sens OU elle est infonne par la Logos philosophique. Or la logique en tent que mode de pensee rationnel constitue “Ia méthode qu’on dolt suivre dans la recherche de la vérite, [et] aussi la méthode dont on dolt se servir pour exposer les decouvertas qu’on a faiteS“ («Analysexr I: 399-400). C’est la qu’intervient an fait la diversion philosophique, marquant la necesslte pour les philosophes embarques dens l’avanture encyclopedique, d’user d’indlrection dans l’exposition de leur méthode, dont la subversivité ideologique avait entraine l’interdlction de parution pour leS deux premiers volumes de l’Enpyclowie accuses de donnar dens l’heresie. Etablissant une distinction rhetorique entre las textes sacres at tout autra texte, les auteurs de l’article «Anelogie» enveloppant ce procede de precaution en affirment qu’ “[e]n matiere de foi on ne dolt point raisonner par analogie; on dolt se tenir precisement e ce qui est revele, & regarder le reste comme des effets naturals du mechanisme universal dont nous ne connoissons pas la manoeuvre.“ 223 L’exceptlon faite e la religion est cependant vite recuperee par l’inclusion de la fol, de “ce qui est revele“ dans la mecenisme egalisateur de differences de l’univers, mecanisme deniere lequel sa profile la materialisme philosophique de l’epoque. Cette position respire l’ambiguite cependant puisque dans un meme mouvement, on met la religion a part, hors de portee de la critique philosophique pour ainsi dire, tout en la designant comme objet de predilection, lorsque par ailleurs on met an doute “ce qui est revele,“ a travers les prejuges contra lesquels S’eleve l’Encyclopedie. Les encyclopedistes ont pour principe at méthode de tout comparer, de tout evaluer, en remontant aux sources les plus lointaines at disponibles afin d’attaindre aux conclusions les plus convaincantes. («Critique» [M 489-497]; «Connaissance») Comment pounaient-ils alors S’aneter ‘logiquement’ a la porte de la religion, dont l’autorite repose sur un texte, une version, des debuts de l’histoire du monde, at sa perpetuation reposent, elle, sur la seule parole des membres du clerge? L’article «Critique» oftre un exemple complementalre de cette strategie protegeant apparemment la religion at des textes religieux de tout ce e quoi pounait “S’attaquer“ la critique. Quelques lignes apres le debut de l’article, on trouve la notation suivante: “CRITIQUE, CENSURE, (Synonymes) Critique s’applique aux ouvrages littéraires; censure aux ouvrages theologiques, ou aux propositions de doctrines, ou aux mceurs.“ Une telle distinction semble nettement separer la theologie de tous leS autres domaines auxquels pounaient s’appllquer Ia raison philosophique. Cela dit, Ia notation “(Synonymes)“ contredit cette Separation de fait, que d’aucuns voudraient imposer a l’esprit inquisiteur des philosophes. Dans l’article «Encyclopedia,» Diderot insiste en effet le-dessusz ne devront etre donnes 224 comme synonymes que les termeS pouvant etre substitues entre aux sans changement de sens notoire. Or dans le cas de ‘cansure’ et de ‘critique,’ on a affaire aux prerogatives respectives des deux camps opposes de l’orthodoxie religieuse, at Si l’on veut de I’heresie philosophique, ineconclliables. ll S’ensuit que la critique constitue l’anne de choix daS philosophes contre la religion. De fait, quelques lignes plus loin, on lit que la critique porte sur toutes les productions deS arts at sciences humaines e travers l’histoire, dent, on s’en souviendra, l’histoire sacrée constitue une sous-division. D’ou la critique davra “exclure enfin du nombre deS preuves de la verite tout argument vague, folble ou non concluant, espece d’annes communes a toutes les religions, que la faux zele employe & dont l’impiete se joue.“ En d’autres tennes, les encyclopedistes ‘crithuent’ implicitement l’ordre etabli d’une Doxa imposee en laissant la place “dens toutes les religions“ e l’eneur at au mensonge concerte. Au niveau du contenu le plus manifeste, on constate la Separation de la theologie par rapport au reste des sciences. Mais c’est precisement, la presentation de la theologie, deS le Prosgctus, comme une science parmi d’autres (“science de Diau“ aux cbtes de la “science de la nature“ at de la “science de I’homme,“ on Sen souvient) qui implique qu’elle dolt se preter a l’examen minutieux de la critique Serieuse, at non passer au travers de cet axamen, par un traitement de faveur inaxplique et injustifiabla autrement que par la mystere de ses revelations. Au niveau de l’agencement interleur de l’article, l’insertlon editoriale d’un synonyme a cat endroit brlse Ia continulte ideologique de son expose at ouvre une perspective differenta sur son sujet, respectant par le le principe relativiste inherent a la volonte d’objectivite de la Iutte engagee dens at par l’Enpycloflie contre les prejuges. 3. 4. “La problématique du croisement“: renvoi et lntertextualité 225 Dans la mesure, des Iors, oiI I’Engclogdie se veut le fondement d’une revolution de la penSee humaine contre le dogma deS autorites politiques at 185 ainsi qu’une demonstration relativiste de la “barbarle“ de ce religieuses, dogmatisme, chaque ordre organisent la Dictionnaire se constitue an element de dispersion de la pensee des Lumieres, que ce soit Ie choix daS mots a inclure, leS synonymes choisis pour tel ou tel mot, la rubrique sous lequel il est place, etc. De meme que las principes exposes danS «Encyclopedia» mettent an abyme Ia fonctionnement de tout le texte en renvoyant a ses diverses parties at e sa composition, de meme, chaque article deviant an sci equivalent ou synonyme synecdochique de la diversion anti-religieuse e l’cauvre dans la reste, tout en foumissent a Iongueur de volumes des examples renouvales de la méthode critique encyclopedique. Ainsi, de la meme tacon que Diderot recommende l’etude d’un mot “sous toutes ses faces,“ i.e., “dens toutes ses acceptions,“ la connaissance telle qu’elle est exposee “ne s’acquiart que par ceux qui S’appliquent fortement & sans relecha, qui envisagent leur objet par toutes les faces“ («Conneissanca»). La choix deS mots, comme nous avons pu le constater en analysant la recunence de la métephore du “joug“, cree un reseau d’échos, qui va a contre- courant de l’alphabet an suggerent d’un point a l’autre de l’Enpycloggie un reseau dynamique non-lineaire dont Ia pratique des “renvois“ constitue la plane de touche. Cette dynamique met an ceuvre une “problématique du croisement“ caracteriSee par ses qualites intertextuelles (J. Berchtold). Diderot considere leS renvois d’une importance primordiale dens «Encyclopedia»; c’est meme “la partie de l’ordre encyclopediqua la plus importante“ (402). Ces renvois, habituellement inseres dans le texte par le mot “Voyez,“ suivi du nom de la chose ou du titre de l’article auquel Ie lecteur est renvoye, effectuant au cmur du systeme encyclopedique la “coordination“ des 226 articles que I’ordre alphabetiqua place arbitrairament a distance les uns des autres. Par dela leS effets positits “de pertectionner la nomenclature“ ou “d’eviter les repetitions“ (406-407), la renvoi oftre an sol une dimension supplementaire tout-e-feit subversive qui accentue l’eftet deje subversif de l’emploi deS synonymes. ll fait office d’ouvre-dimension, transgressant non seulement la linearite alphabetique discursive de la succession deS volumes danS l’Engclopedie, mais defiant encore la bi-dimenslonnalite de l’ecriture encyclopedique S’etteulllent au gre (les pages du dictionnaire. Sa presence au ctaur d’un article ne Signifie pas par elle-meme, comme lorsque Diderot ecriveit que les signes institutionnels at arbitraires du Iangage ne Signifiaient par eux- memes. Cette presence du renvoi constitue en quelque sorta un signe metalinguistique, signalant l’existence d’autres signes, an un autre lieu textual, qu’elle indique en la citant. En “d’autres“ termaS, le renvoi cree, danS la typographia des articles de l’espace bldimensionnel de la page, comme une epaisseur virtuelle an materialisant ca at la, an puissance, un autre article, una autre lecture, un nouveau puits de science a explorer plus ‘avant’, plus ‘profondement’. Si bien qu’e la fin, e supposer qu’un lecteur donne effectue ces explorations suggerees par le renvoi, il se retrouvera aux prises avec non pas un article, mais plusieurs articles, tout en sachant que chaque nouvel article consulte pour approndir Ia chaine de connaissance entamee dans le premier, contiendra d’autres renvois, vars d’autres chainons. Et ainsi de suite, on peut le concevoir, jusqu’e ouvrir tous les volumes de l’Engycloggie, pour an lire tous leS articles at se retrouver expose e toutes les sciences. D’une certaine tacon, le renvoi introduit dans la macrosyntaxe encyclopedique une troisieme dimension, virtuelle, imaginaire at paradoxale, 227 qui, tout an renvoyant Ia lecteur e d’autres mots, développe Simultanement (salon la tenninologie de Roman Jakobson), l’axe paradigmatique de la substitution d’un article par un autre article, at celui, syntagmetique, deS liens de contigu’lte e établir entre aux. La renvoi constitue finalement, dens la tacture encyclopedique, l’equivalent des paysages at deS mappemondes auxquels Diderot compare a plusieurs reprises le Dictionnaire raisonne. N’assimile-t-ll pas en effet l’ansemble de I’Enpyclopedie a un espace tridimenslonnel, un espace ou l’esprit puisse se transporter at se mouvoir plus facilement an imagination qu’en realite, ici realite bidimensionnelle de la lecture de haut en baS des colonnes de tel ou tel article? Les renvois tonctionnent ainsi comme deS passages, secrets parce qu’elllptiques, at des articulations, ramifications combinant at reliant les diverses parties du tout, synecdocque de la lumiere eclairant diversement les recoins du paysage encyclopedique, synecdocque de la raison retracant Ie chemin prograssif de la comprehension en passent du general eu particulier ou du particulier au general. (Voir «Analyse»; «Genre»; «Espece») Aussi n’est-ll peS surprenant que ce paysage linguistique extraordinaire, au moment pour Diderot de presenter “la distribution particuliere e chaque partie [i.e., la philosophia, l’histoire et la poeSie]", soit defini par une métephore spatiale at naturelle qui prend sa place au sein de l’arbre des connaissances rassemblees dans l’Enpyclomie an deracinant celui de la Bible: ll y a daS premiers principes, deS notions generales, des axiomes donnes. Voile les racines de l’arbre. ll taut que cat arbre se ramlfie la plus qu’il sera possible; qu’il parte de l’objet general comme d’un tronc; qu’il S’eleve d’abord aux grandes branches ou premieres divisions; qu’il passe de ces maitresses branches a da moindres rameaux; at ainsi de suite, jusqu’e ce qu’il se soit etendu jusqu’aux termes particuliers qui 228 saront comme les feuilles at la chevelure de l’arbre. Et pourquoi serait-ca impossible? Tous ces arbres particuliers saront soigneusement racueillis; at pour presenter les memes ideas sous une image plus exacte, l’ordre encyclopedique general sera comme une mappemonde ob l’on ne rencontrera que les grandes regions; les ordras particuliers, comme deS cartes particulieres de royaumes, de provinces, de contrees; la dictionnaire, comme l’histoire geographique at detalllee de tous les lieux, la topographie generale at raisonnee de ce que nous connaissons dans le monde intelligible at dans le monde visible; et les renvois serviront d’ltlneraires dens ces deux mondes, dont le visible peut etre regarde comme l’Ancien, at l’intelligible comme Ie Nouveeu. («Encyclopedia» 398) Les renvois pannettant ainsi de souligner la dimension metadiscursive de I’Engyclopédie, qui deviant une sorta de meta-genre qui gouveme la réflexion diderotienne sur l’acte langagler par excellence, la nomination. Par la subversite qu’ils vehiculent dans le grand Dictionnaire raisonne, ils y insuftlent la distance nécessaire pour prendre conscience de la partialite de “l’Ancien monde“ at de ce fait creer “le Nouveeu.“ 4. Religion, science at “fictions“ autour de l’Enpyclopfiie Ainsi concue at presentee dans «Encyclopedia», le Dictionnaire raisonne amplifie a l’echelle metagenerique, d’une tacon par consequent theorique quoique toujours poetique, la subversion des normes generiques entreprise dans les muvres de Diderot que nous avons analysees dans les chapitres precedents. La métephore naturelle de l’arbre des connaissances encyclopediques cultivees pour le bien de l’humanite evoque at critique implicitement la métephore, naturelle elle aussi, de l’arbre de la connaissance 229 biblique. La tonne eminemment littéraire de cette evocation critique finit alors par avoir le meme effet que la parodie deS faits religieux analysee dens L’Qiseeu blanc, conte bleu: elle suggere que religion, science at fiction traduisent diversement un meme rapport linguistique et nanatologique au monde. Pour Jacques Berchtold, “tout enonce littéraire, dont Ia dimension citationnelle est toujours pluriella [est] un lieu-canefour, traverse par diverses presences parasites qui le hantent, parce que la competence du lecteur impose ineluctablement de telles associations“ (60). On peut ainsi considérer le paysage encyclopedique comme un lieu-canefour 00 se croisent toutes les tonnes de connaissance disponibles danS la premiere moitie du XVllle siecle, 186 prend la valeur operatoire d’ “embrayeur dens lequel le renvoi, I’etymologle d’intertextualite“. L’un des intertextes tondamentaux de l’Encyclonie est l’Antiquite gracque, dont l’enteriorité se trouve reconnue at validee au meme titre que celle de l’Orient historique at littéraire. L’article «Lettres» (IX, 405-441), sous sa rubrique “Encyclopedia“, trouva ainsi daS antecedents de l’esprit philosophique chez “les sages de la Grece et de Rome [qui] employerent leS omemens de l’eloquence dens leurs ecrlts philosophiques“ en liant science at littérature: Socrete cultivolt également Ia philosophia, l’éloquence & la poesie. . . . Au seul nom de Platon, toute l’élevation des sciences 8. toute l’amenite deS lettres se presente e l’esprit. Aristote, ca genie universal, porte la lumiere & dans tous les genres de littérature, & dens toutes les parties des sciences. Par-dale une communaute de pensee explicite, se dessinent les rudiments da l’ampirisme encyclopediste e travers notamment les traveux d’Aristote en matiere d’obsarvatlon at de classification deS animaux. 230 Au diapason de la definition premiere d’une encyclopedia, l’artlcle “Lettres“ reprend ainsi le flambeau (“la lumiere“) du Logos antique et la modele des philosophes grecS dont il S’agit de faire culminer ca modele, danS un “siecle philosophique“ auquel “il appart[ient] . . . de tenter une encyclopedia“ («Encyclopedia» 412): leS lettres & les sciences proprement dites, ont antr'elles l’enchainement, les liaisons, at les rapports les plus etroits; c’est dans I’Enpyclomie qu’il importe de le démontrer; . . . Si IeS lettres servant de cle aux sciences, les sciences concourent a la perfection des lettres. ElleS ne teroient que begayer dans une nation 00 IeS connoissances sublimes n’auroiant aucun acces. Pour les rendre florissentes, il taut que l’esprit philosophique, at par consequent les sciences qui le produisent, se rencontrent dans I’homme de lettres, Du du moins dans le corps de la nation. Ce raisonnement presente comme une evidence Ia rencontre de “l’esprit philosophique, at par consequent [d]es sciences qui Ie produisent“ dens “I’homme de lettres,“ type meme de l’encyclopediste qui deviant ainsi le catalyseur incontastable, le transmetteur humain, non divin, des connaissances ‘ramaSSeeS’ et ‘exposees’ dens l’Enpycloggle. Qu’on se rappelle l’eloge anthousiaste fait par Diderot, d’une vision cosmique de I’homme au centre de l’Enpyclofidle, vision justifiant le decoupage du Dictionnaire raisonne en fonction das “facultes principales de I’homme,“ at conduisent a I’affinnatlon audacieuse que “[lj’homme est la tanne unique d’ou ll taut partir, at auquel ll taut tout ramaner . . . .“ Avec I’homme vient la Iangage, car sans I’homme, “[l]’univers se tait; le Silence at la nuit s’en emparent. Tout sa change an une vaste solitude Du les phenomenes inobserves se passent d’une maniere obscure at sourde . . .“ (395). 231 Pire encore serait un univers qui, sans signification possible parce que I’homme n’y serait pas a sa place, parce qu’il n’en occuperait pas le centre nerveux, “sa tai[rait],“ avant le Iangage, avant, tout au moins, le Iangage refonne par l’esprit philosophique. Autrement dit, le Iangage na se venait pas concretament amputer de sa Signifience Si lettres at sciences n’entretenalent paS une relation Si complexe. Ce qui est plutbt an jeu dans le raisonnement syllogistique de Diderot, c’est la portee de la signifiance de cette relation, la mesure dens Iaquelle le Iangage participe a la science, a la connaissance, en fait: “Si les lettres servant de cle aux sciences, les sciences concourent e la perfection des lettres.“ Diderot, en faisant l’apologia de la curiosité humaine, ne S’englue pas danS la construction d’un nouveau monde, et d’un nouveau “systeme“ aussi hieretiquas que ceux de la religion combattue par les encyclopedistes. Et Si l’on objecte que la raison rationnelle chesse avec aux la raison divine, “cherchent e substituer ‘la nature a la religion, Ia raison a l’autorite, Ia tolerance e I’intolérance,” cherchent an somme e remplacer une autorite par une autre, on trouvera toujours, chez lui, assez de place pour la contradiction de ses principes at de ses convictions les plus torts. Alors meme qu’il souligne dens «Encyclopedia» les avances de la philosophia dont le ton domine la scene intellectuelle du siecle deS Lumieres, il nous semble important non seulement de reconnaitre Ia merite de la connaissance e I'homme, at e lui-seul, mais de prendre en consideration la possibilité d‘une autre perpectiva que celle de I’homme, ainsi que la possibilité d'une enaur de trajectoire. Apres tout, “[clhacun a sa maniere de voir“ (396), comme le laissait d’ores at deje penser les “AlleeS“ concunentes de la Promenade du Sceptigue. La protection de ce relativisme renforce at revive l’aspact sociologique du “bonheur“ par la biais de I’education at deS lettres: 232 J’ose donc dire sans prejuge en faveur des lettres & des sciences, que ca sont elles qui font fleurir une nation, & qui repandent dans le ccnur des hommes les regles de la drolte raison, & las semences da douceur, de vertu 8. d’humanite Si nécessaires au bonheur de la societe.“ L’ideal civlque de cet extrait de l’article “Lettres,“ n’est pas consigne par hasard sous la rubrique ‘Encyclopedia’ car un tel choix remene clairement le contenu de l’article e leur philosophia generale, a leur conception de l’ouvrage, tout en eclairant leurs presupposes theoriques anti-religieux. La dynamique de la curiosité et du savoir scientifique, cherchent sa vole en tetonnant, mais de son propre chef, at faisant confience e l’observatlon at l’experience sensorielles, evoque en aniere-plan par contraste, at l’aveuglement exige de I’homme par un Diau autoritaire en echange de son bonheur pueril au jardin d’Eden, at l’obscurite de sa condition adulte hors du paradis perdu... Obscurlte que les représantants de la religion acceptent sans hesitation.187 Le discours encyclopedique se fait toujours plus anti-religieux dens sa méthode sans pour autant verser dens l’absolutisme. ll ne S’aglt pas d’imposer une Vérité lnattaqueble parce que revelee, mais bien au contraire, de presenter au lecteur de l’Engclopfiie, via l’eloquence littéraire, “les verltes [qui] dens Ia[S] mains [deS lettres] deviennent plus sensiblas par [...] leS fictions meme sous lesquelles elles las offrent a l’esprit.“ Toucher l’imaglnation du public auquel on S’adresse, at recourlr a diverses images ou “fictions“ apparaissant dans ce contexte comme la biais propre e assurer une telle communication, par la diversité, par la variete, offrent en effet l’avantage de S’adresser a tous. Paradoxe de l’esprit encyclopedique eprls de verites at prenant Ia fiction pour les communiquer. A l’epoque de l’Engclopfiie, fiction S’antend au sens large de “roman“ tel qu’en apparait la definition dens l’article du meme nom rattache a la categorie das “fictions d’esprit“ (XIV: 341 -343). La distinction ici 233 amorcee entre fiction et verite, ou fiction at realite, fait intervenir Ia problématique des genres littéraires au coaur de l’Engclopedie, en ce qu’elle dynamise la dimension epistemologique du Iangage at de felt, an ce qu’elle problematise une nouvelle fois le dilemma entre fiction at reallte a l’echelle encyclopedique. L’Encyclofidie se fait finalament monstruause, avec la meme originalite que Le Fils naturel at leS Entretiens, puisqu’ella na suit pas explicitement de 88 mais se presente comme colossalement diverse: modele précis,1 La prauve en subsiste an cant endroits de cet ouvrage. lci nous sommes boursoufles at d’un volume exorbitant; le, maigres, petits, mesquins, secs at dechames. Dans un endroit, nous ressemblons a das squelettes; dans un autre, nous avons un air hydropique; nous sommes altemativement nains et geants, colosses at pygmees; droits, bien faits at proportionnés; bossus, boiteux et contrefaits. Ajoutez e toutes ces bizanerias celle d’un discours tantet abstrait, obscur ou recherche, plus souvent neglige, treinent et leche; at vous comparerez l'ouvrage entier au monstre de l'Art Mtigua ou meme e quelque chose de plus hideux. (396) Monstre metaphorique ultime, cette representation da l’Enpyclopedie, qui Ia met an abyme danS l’article «Encyclopedia», S’inscrit ainsi dans les profondeurs de son texte comme la version textuelle du monde chaotique evoque danS la a Lettre sur les aveugles par un Saunderson desireux d’entretenir sa propre version deS origines: lmaginez donc, Si vous voulez, que l’ordre qui vous trappe a toujours subsiste; mais laissez-moi croire qu’il n’en est rien; at que, Si nous remontions e la naissance des choses at deS temps, at que nous sentlssions la matiere se mouvoir at le chaos se debrouiller, nous rencontrerions una multitude d’etres infonnes pour quelques etres bien 234 organises. . . . Ja puis vous soutenir que ceux-cl n’avaient point d’estomac, et ceux-le point d’intestins; ...que les monstres se sont aneantls successivement . . . . Mais l’ordre n’est pas Si partait, continua Saunderson, qu’il ne paraisse encore de temps en temps des productions monstruauses. (l: 168) Pranant le parti deS etres monstruaux, Saunderson se fait le defenseur da la possibilité de l’ecart de nature at de la deviation par rapport a une nonne qui reste torcément impartaite parce qu’elle veut exclure ce qui la remet an cause. En cela, le philosophe, at Diderot avec lui, defendant an demier lieu un relativisme sans distinction: Si Ie premier homme eat le larynx terme, eat manque d’aliments convenables, e0t peche par les parties de la generation, n’e0t point rencontre sa compagne, ou se fut repandu dens une autre espece, M. Holmes, que devenait le genre humain? ll . . . serait reste, peut-etre pour toujours, au nombres des possibles. . . . (l: 168) L’enonnite, pour ainsi dire, d’une telle supposition, mais en meme temps, sa plausibilite, amenent a reflechir dans l’autre sens, pour finalement se trouver danS l’impossibillte de nler droit de cite aux “monstres“ qualifiant de tacon pejorative et exclusive l’autre de la nonne, d’une nonne dont on comprend a quel point cet autre la constitue comme telle. L’article «Encyclopedia» deviant alors par ses dimensions metageneriques, l’autre en puissance de tous les genres, l’autre de I’M po_e_tlg_tg, établissant sa propre alterlte sans l’eriger an regle, mais afin d’affirmer l’individualite lnfinie de toutes leS productions humaines, at I’arbltraire de toute categorie: Depuis la collection generale de toutes les causes jusqu’ a l’etra solitaire, tout a son signe, at ce qui excede toute limite, soit dans la nature, soit 235 dens notre imagination; at ca qui est possible at ce qui ne l’est pas; at ce qui n’est ni dans la nature ni dens notre antendament, at l’infini en petitesse, at I’infini en grandeur, an etendue, an duree, an perfection. (376) 236 CONCLUSION Les Lumieras pretendent ne rien laisser dens l’ombre: la vérite est a ca prix. Tous les genres sont requlS par elle. La poesie sa fait didactique at demonstrative, le drame bourgeois est circonscrit pour remplacer les desuetes tragedle et comedie, le roman ne cesse de se debattre avec les discours de verite qui l’entourent. (Benoit Melancon, Diderot epistolier 262-263) Conclure une etude genrologique deS quelques muvres de Diderot que nous avons etudiees essentiellement du point de vua de leur caractere hybride semble paradoxal. Surtout lorsque ces cauvres an appellant taxtuellement e l’ouvarture toujours renouvelea du debat dans lequel elles s’inscrivent... A moins qu’il ne faille se resoudre a conclure mais que sur un mode transitoire, considerent la conclusion comme un temps d’anet ou une pause dans le debat constamment renouvalé par ces textes de Diderot, plutOt qua comme anet du temps sur les ideas qu’ils nous ont menee e explorer. Tous les textes etudies ici peuvent d’une tacon ou d’une autre, il est vrai, etre considerees comme des ilots creatlfS repondant e l’influence de l’ocean d’ideeS et de styles qui les interpellent, que ce soit celui deS propres ecrlts de Diderot, ou celui des oeuvres les ayant precedes. L’Oiseau blanc conte bleu sa pose par rapport e la tradition générique multiple du conte, remise en question au ccnur meme du cadre nanatif; la Lettre sur leS aveugles par rapport au relativisme de la perception at au dogmatisme ideologique et religieux de l’epoque; la Lettre sur les sourds at muets par rapport e la precedente, reprenant son relativisme at l’elargissant grece au rble du Iangage dans la 237 relativite de la perception; le Fils natural 8. las Entretiens sur le “Fils naturel“, per rapport au classicisme de la tradition theetrala ou aux changements sociaux du XVllle siecle; l’article «Encyclopedia», par rapport aux enjeux essentiellement linguistiques at ideologiques inherents e l’entreprise epistemologique at editoriale da l’Engclomie. Quoi qu’ll en soit, les reflexions que la perspective genrologique nous aura permis d’explorer se ragroupent autour d’un relativisme intellectuel merveilleusement mis en muvre a travers leS langages generiques varies dont Diderot a pu tirer profit. Lu parallelement aux Pensees philosophigues at par- dele les Pensees, parallelement e celles de Pascal at aux principes religieux du cathollcisme en particulier, L’Qiseau blanc, conte bleu suggere une identite fondamentale entre contes at textes sacres, revelent la strategie nanative a l’muvre dans les deux “genres.“ Diderot y joue avec l’ldee que l’identlfication générique de l’un ou de l’autre tient aux presupposes conditionnant leur dynamique enonciative respective. Par Ie biais nanatif de I’attitude sceptique de Mirzoza, critiquant les exploits rebattus (at me! racontes e dessein pour l’endormir) d’un oiseau libertin, Diderot parodie la trivolite at l’erotisme latent du conte. Il lnsuffle a celui-cl un air d’hereSle qui subvertit Ia Serieux avoue du catechisme, pour finalement les ramaner tous deux au rang de divertissement oral inherent e leur etymologle, at renforce par la communauté de leur mode d’enonciation. La Lettre sur les aveugles a permis d’observer plus avant combien Ie medium de l’epistolarlte, sol-disant vehicule d’authenticite at de spontaneite, pennat e Diderot, sous leS airs d’une conversation par ecrlt, de creer la fiction d’un développement authentique. Partant, il y integre des ideas n’ayant rien de fictionnel dans leur antireligiosite, mais tout de vraisemblable dans leur presentation. C’est ainsi que la mort du philosophe, mathematician, anglals at 238 aveugle Saunderson, est presentee par Diderot dans deux versions differentes. Sur la mode logiquement monstruaux d’une vision double at divergente de cet episode, elles materialisent taxtuellement at nanatologiquement une variete de discours qui suscitent deS interpretations differentes. De plus, le fait que Diderot pretende avoir traduit leS deux versions qu’il integre a sa lettre renforce la fiction vraisemblable d’un procede commun utilise dans les romans epistolaires de l’epoque, at souligne combien cette fiction trouve sa force dans la nanation des evenements rapportes plutet que dans la verite de ces memes evenements. La presomption qu’une telle verite existe, et qu’on puisse la trouver (rappelons le caveat de Diderot dans la pensee philosophique n°29: “on dolt exiger de moi que je cherche Ia verite, mais non que je la trouve“) est ainsi misa lumiere at offerte a l’esprit critique du lecteur. Dans ce contexte, Ia Lettre sur les sourds at muets deviant bien plus que la Simple repetition de la Lettre sur les aveugles. En effet, calla-cl aurait suffi e démontrer la dimension philosophique at parfonnative de la fiction. Cela dit, la Lettre sur les sourds at muets porte la monstruosité philosophique de Saunderson a un niveau supplementaire danS la mesure ou Diderot en explore le fonctionnement linguistique. Sous l’apparence d’ajouter un element au debat contemporain de l’origine deS languas, il elargit la portee du relativisme de la Lettre sur les aveugles an appliquent la Situation da l’avaugle a tous les autres sens. De ce fait, il finit par retonnuler, at donc repeter, mais également reexaminar et renforcer ca relativisme, d’une tacon qui veut e la fois pour la teneur du propos epistolaire at pour l’epistolarite de ce propos. En incorporant au scheme énoncietit deS Additions e la Lettre sur les sourds at muets ses propres reactions e celles de divers interlocutaires etrangers les unS aux autres, mais reunis verbalement dans l’hybride spatio-temporel de la lettre, Diderot represente at inscrit littéralament dans la corps de la lettre la multiplicite 239 monstruause deS perceptions, y compris la Sienna. En sorta que la Lettre sur les sourds et muets met an scene la reflexivite, porteuse de relativisme, de l’image extraordinaire du monstre dicéphale, dont une tete regarderait l’autre penser. Cette image transpose a un niveau thématique at metaphorique la notion d’ecart, de deviation, e travers Iaquelle se joue la complexite de l’epistolarite diderotienne. En ca sens, la vision du Fils naturel & [d]es Entretiens sur “Le Fils naturel“ comme “une espece da roman“, at de roman “dramatique“ (au sens de theetral), qui plus est, oriente plus nettement encore la pratique générique de Diderot dans la direction de la monstruosité. La dimension inecevable de la monstruosité, que le XVIlIe siecle conceptualise de l’exterieur, i.e., de par les reactions qu’elle suscite, plutbt qu’en fonction de ce qui la rend monstruause, se retrouve de tacon manifeste dans la reception hler at aujcurd’hui du seul flfi naturel. Deje Simpllfie par une bipolarisation entre piece at entretiens (qui ecarte comme accessoire le “cadre nenatif” reunissant le tout), cet ouvrage que l’on considere sous l’un ou l’autre de ces deux aspects an perd de son originalite... et de sa monstruosité originelles. Au contraire, Si l’on conserve les appellations hybrides en soi de “roman dramatique“ ou “d’espece de roman“, cette originalite ressort d’autant mieux, at, de notre point de vue, accentue l’inventivite générique du Fils naturel & d as Entretiens sur “Le Fils naturel“, encore plus innovateur qu’on na le presente a I’heure actualle. A sa tacon, I’Engcloflie continue, en I’englobant par sa vocation universalle le debat souleve a travers les textes que nous avons utilises. En effet, le relativisme generalise dont elle se fait l’organe Seculaire vise a remettre an cause, e travers “la tacon commune de penser,“ les fondements ayant conduit a son lnstitutlonalisatlon. De fait, l’Engclonie entreprend e une echelle encyclopedique la teche de mettre au grand jour le dogmatisme 240 absolu deS traditions littéraires et intellectuelles dont ces textes exprimaient la critique avec leurs moyens génériques propres. A cet egard, dens l’article «Encyclopedia», par la méthode encyclopediste dont ll expose la fonctionnement en justifiant la necessite d’une perspective relativiste, Diderot remarque en outre combien cette approche dolt s’accompagner de speculations, at de speculations informeas per l’imagination, cette faculte qui regne sur le domaine de la poesie ou de la Iittératura dens l’organisation du Dictionnaire. La fiction revient par 00 on ne I’attendait pas torcément, Iorsqu’il affinne que “Si les lettres servant de cle aux sciences, les sciences concourent e la perfection deS lettres.“ Si l’on considere le fondement ideologique de l’EngcloMie en tant qu’il S’oppose au dogmatisme absolu de la religion catholique, L’Qiseau blanc, conte plpu, les Lettre[s] sur les aveugles at sur les sourds at les muets, ainsi que L_e Fils natural 8. las Entretiens sur “Le Fils naturel“ font figure d’illustrations genrologiques d’une telle opposition. C’est an ce sens, nous semble-t-il, que Diderot resume la demarche encyclopedique: “ll faudrait indiquer l'origine d'un art, et en suivre pied a pied les progres quand ils ne seralent pas ignores, ou substituer la conjecture at l'histoire hypothetique e l’histoire reelle. On paut assurer qu'ici le roman serait souvent plus instructif que la verite“ («Encyclopedia» 427). Per ob l’on voit combien cette distinction entre realite at fiction, verite at mensonge S’etend de tacon pertinente dens tous leS ecrlts de Diderot, y compris danS «Encyclopedia», qui met an abyme les strategies expressives a l’muvre dans le Dictionnaire raisonne, at propose une vision audacieuse de la connaissance an tent que processus d’apprentissage comparable e la lecture, at an tent que contenu constituant “une version“ ou encore un reclt plausible de ca qui est apprehende par l’esprit et les sens. Wslon tellement audacieuse, qu’elle 241 nous semble finalement cristalliser le processus nanatif comme l’essence de la transgression generique telle qu’elle se manifeste chez Diderot. Tout bien considere, l’acte nanatif en sol est le point commun e tous les genres, y compris ceux qui ne font pas partie de notre etude, y compris les genres possibles qui n’existent peut-etra pas encore par manque d’un autre Diderot. De fait, la transgenericite d’un texte donne deviant coextensive a son mode de narration, OI‘I dens l’absolu utopique de l’absence de prejuges, i.e., d’attentes genrologiques, les tennes “transgenericite“ at “transgression“ se caractérisent moins par leur dimension subversive que par le fait qu’ils designent l’ambivalence at le passage d’une categorie a une autre ou a d’autres, sans en éliminer aucune. C’est ici que la problématique deS genres littéraires telle que nous la parcevons dens les muvres de Diderot rajolnt la problématique du dialogue, cette tonne que l’Engclopgdie reconnait comma la plus ancienne, comme una sorta d’archlgenre qu’il reutilisarait de tacon at d’autre.. Notre vision de la nanation diderotienne comme transgenerique permet de reconsiderer l’idee at le procede du dialogue que l’on associe Si souvent a Diderot non seulement pour decrire certaines de ses muvres fictionnelles leS plus connues aujcurd’hui, mais pour designer la lieu da son originalite en tent qu’ecrlvain. La quasi-totallte des critiques qui S’interessent aux muvres de Diderot mentionnent le dialogue plus souvent que les melanges generiquas dont la complexite donne du fil a retordre a la perspicacite du plus fin deS lecteurs. ll nous semble qu’on peut reunlr ces deux notions, nanation at dialogue, de meme qu’on reunirait une action at las modalites de sa realisation. En d’autres tennes, ce dialogue, qui se manifeste de tent de tacons multiples suivant las muvres de Diderot, at qui, d’une certaine maniere, est ancre dans “la realite sociale et littéraire de la conversation“ (Melancon 20), ne peut se manifester sans que se manifeste Simultanement un acte de nanation, dont il signala an somme la 242 realisation. Si le dialogue conceptualise l’echange de deux pblas nanateurs distincts, le nanation telle que nous avons essaye d’en decrire Ia transgenerite essentiella, se concentre plutbt sur la déplacement inherent a l’echange, qu’il soit epistolaire, conversationnel, dramatique ou encore encyclopedlque. C’est ce déplacement qui effectue la transgression, amenent ainsi e I’lntertextuallte de la problématique du croisement decrite par Berchtold, et qui, dans les textes auxquels nous nous sommes interessee, se resume le plus souvent par la representation d’un element commun a deux textes qui “nonnalement“ n’auraient rien a voir l’un avec l’autre, mais paraissent tout-d’un coup se faire signe, at appeler une etude comparee de l’un et de l’autre. C’est de cette tacon que l’on pounait ainsi soit reconsiderer das textes deje analyses par la critique, soit en rapprocher d’autres qui n’en auraient pas encore fait l’objet. On pounait alors reexaminer (de tacon plus systematique que nous ne l’avons suggere) L’Qiseau blanc, conte bleu, les Pensees philosophigues, la Promenade du §ceptigue avec La Religieuse. Une telle etude approtondirait la tacon dont Diderot disperse das echos intertextuels entre philosophia at littérature, par example a partir du motif antireligieux du couvent- voliere, ou deS variations subies par un episode tondateur tel que la seduction deS religieuses orientales par l’Esprit Genlsten, ou encore, a partir du mythe original, également oriental, de l’elephant soutenant le monde, lui-meme soutenu par un autre animal. Ce mythe réapparait notamment dans la bouche de Saunderson dans un moment censement traduit de I’anglals par Diderot, mais également dens De la suffisance de la religion naturelle. En se limitant, par ailleurs, au Supplement au Voyage de Bougainville, on pounait an outre reprendre la fictionnalite des fragments d’analyse sci-disant anthropologique apercus dans les commentaires sur les religieuses du Royaume de la China dans L’Qiseau blanc, conte bleu, at la comparer avec 243 ceux, plus consequents, mais aussi eurocantriques, développes dans le Supplement. Simultanement, la dynamique transgenerique de l’addition telle que nous l’avons interpretee danS la Lettre sur les aveugles at la Lettre sur les sourds at muets, toumirait un element nanatologique important dens l’interpretation du Supplement comma addition, ou substitution, d’un autre texte traduisent an tennes connus deS us at coutumes d’une autre culture. La notion et la pratique de la traduction culturalle pennettralent alors de preciser la mise en ceuvra du relativisme inherent a la matiere de ca texte, et de reflechir sur sa dimension epistemologique. Aux marges toujours relatives d’un corpus strictement littéraire, l’etude d’articles encyclopediques ayant trait aux genres littéraires at e le rhetorique pounait, elle, foumir l’occasion d’une observation plus systematiquement poussee deS mecanismes pratiques at theoriques de la transgenericite diderotienne. Dans le meme ordre d’idees, leS “dialogues“ ou “entretiens“ dens lesquels on trouve l’expression sous une tonne ou un autre de la loi, tel que Entretien d’un Ere avec ses enfants, donnerait matiere a une analyse de cette notion de loi an comparaison avec leS passages conespondants dens «Encyclopedia», par exemple. Le mouvement de la transgression vars les conditions da la nanation, s’avererait crucial au positionnement de Diderot par rapport aux conventions genrologiques. Ce mouvement de transfert fait des conventions, at de la tradition dont elles emanent, l’objet principal d’une remise an question, aboutissant e la constante reiteration du relativisme de toute autorlte par la biais de l’affinnation du horS-la-loi générique. En somme, a partir de textes toujours varies, pounait S’etablir un nouveau dialogue de genres levant le voile deS conventions generiques de l’un ou l’autre sur de nouvelles transgressions de la nanation. Precedent de la sorta, on ebaucherait alors “une espece“ de supplement verbal, de tacon dispersee mais 244 pourtant confonne aux vcaux de Diderot, au portrait de Van Loo, offrent aux lecteurs les mille at une tacettes transgeneriques de son originalite. 245 NOTES 1Equivelence soulignee par Diderot lui-meme deS le Prosgctus de l’gngclomie, OI‘J les disciplines de la philosophia at de la science reviennent pour lui a une seule at meme discipline: “Diau, I’homme, at la nature nous foumlront donc une distribution generale de la philosophia ou de la science (car ces mots sont synonymes); at la philosophia ou science sera science de Diau, science de I’homme, science da Ia nature” m I: 227-228). 2Voir la creation recente au theatre d’une piece intitulee Le Libertin, ecrite par la philosophe Eric-Emmanuel Schmitt, toumant autour d’un Diderot pris entre leS teux nounls des exigences de la redaction de l’Encyclogdie, celles de ses desirs toujours naissant pour les personnes du sexe oppose, le tout enveloppe d’une verve et d’un dialogue endiables mais constamment at subtilement impregnes de morceaux tires de l’oeuvre at de la pensee diderotiennes. 3ll n’est que de rappeler les reproches da desordre at de dispersion qu’on fit longtemps a Diderot avant de les reconnaitre comme partie integranta de son ecriture, de sa philosophia, avant de reconnaitre, en somme, qu’on le jugealt, a travers son muvre, d’un point de vue totallsant tres attirant mais a la limite de l’intolerance qu’il affectionnait Si pau. 4On pouna, a juste titre, se demander pourquoi notre choix se sera porte, dens ca quatrieme at demier chapitre, sur l’artlcle «Encyclopedia» at non sur l’article «Genre» de l’Engclonie. Notre enthousiasme, en decouvrant son existence, S’est trouve decu en ne trouvent rien qui alt veritablement affaire a une quelconque reflexlon sur les genres littéraires. Cela dit, chose tout-e-fait “naturelle“ pour un siecle encyclopedique avide de classifier tous les regnes animaux par exemple, cet article apporte une dimension interessante a notre 246 perspective dans la mesure ob il defend l’existence de classifications a deux sens, du general au particulier, at du particulier au general. Le relativisme deS Lumieras se ressent deje dans cette approche, at c’est essentiellement cet aspect que nous reprenons e notre compte. 5L’expression est de Ira Wade dans “The Enlightenment and L’ESprit Createur.“ 6L’Qiseau blanc, conte bleu, date de 1748, fut redlge e l’epoque des 31% indiscrets dont il constitue implicitement la suite, mais publie trante ans plus terd dans la Sonespondance littéraire. Toutes nos references aux textes de Diderot renvenont e l’edition das (Iuvres de Diderot etablle par Laurent Versini (5 vol., Paris: Laftont, Bouquins, 1994-1997) at saront indiquees le caS echeant an chiffres romainS pour le numero de volume, at an chiffres arabes entre parentheses pour les numeros da page. L’Qiseau blanc, conte bleu (II: 223- 267) at Les Bijoux indiscrets (ll: 25-221) figurent au tome “Contes“ de cette edition. 7L’Elme de Richardson figure au tome IV (“Esthetique-Theetre“) de l’edition Versini deS we; de Diderot. (155-168) 8Qu’on panse encore a cette opinion a la lecture des Liaisons dangereuses de Laclos (1782), dont I’avertissement de I’edltaur prend cette position du bon moraliste rejetant toute valeur a cat ouvrage at se defendant de la realite des lettres. Ca jugement n’est bien S0r pas a prendre a la lettre, at tend e participer a la rhetorique prefacielle qui desavoua pour mieux vendre. De plus, la preface de l’editeur qui suit cet avertissement, tout en reconnaissant la nature lmmorale des lettres qu’il conige e peine salon ses dires, tira dens l’autre sens, pour mentionner l’avls d’une mere se referent au recueil comme edifiant pour toute jeune mariee... Rhetorique at contra-rhetorique, qui, quel que soit leur 247 message, témoignent encore a la fin du siecle de l’associetion entre roman, trivolite at mauvaises mmurs. 9Pour deS etudes consequentes sur la genre nanatif court, voir IeS critiques suivantS: Frederic Deloffre, La Nouvelle en France e l’ege classigue, Jacqueline Hellegouarc’h, dans ses preface at notes deS Nouvelles francgises du XVIIIe Sie_cl_e, ou encore Jacques Proust, dont la preface at I’introduction aux Qpafl _cprltpg de Diderot (ca. 1770), limitees dens leur objet aux textes de Diderot, n’en font paS moins reference a la tradition du conte en general, at du conte moral en particulier. 10“Le mot est plus ancien chez les Italians at les Espagnols que parmi nous; . . . les Italians appellant nouvelle toute espece de récit amusant, tout ca que nous rentennons sous las denominations de ConteS at de Nouvelles. Ce n’est donc pas d’eux precisement, c’est des Espagnols que nous tenons le genre d’ouvrages qui porte ce demier nom; at Miguel Cervantes merlte la gloire d’etre l’lnventeur d’une sorta da nouvelle plus estimable qua tout ce que l’on avait au en ce genre avant qu’il e01 publie ses douze nouvelles. ElleS ne ressemblant a rien e celles de Boccace at de la plupart deS auteurs italienS, qui sont precisement ce que nous appelons deS contes. C’est dans cette classe qu’il taut ranger l’Heptameron, ou les nouvelles de la relna de Navana, composees sur le modele du Decameron.“ (cite dens Le Pour at Sontre, Deloffre, 18) "L’on cite souvent a cat egard Les deux amis de Bourbonne, conte tardif de Diderot (ca. 1770). Un personnage y decline trois sorteS de “contes“ dont en particulier un type “historique“ tenant de Cervantes at Scanon (cu l’on retrouve l’influence notee par Prevost). Les “petites circonstancas circonstancas [y sont] Si liees a la chose, [les] traits Si simples, Si naturals, et toutefois Si difficlles e 248 imaginer, que vous serez force de vous dire en vous-meme: ‘Ma foi, cela est vrai; on n’invente pas ces choseS-le’“ M, II: 480). 12’Voir IV: 126. La definition an est assez courte pour que nous Ia reproduisions ici: C’est un recit tabulaux en prose ou en vars, dont le merite principal consiste dans la variete at Ia verite deS pelntures, la finesse de la plaisanterie, la vivacite et la convenance du style, le contraste piquant des evenements. ll y a cette difference entre le conte et la table, que la table na contient qu’un seul at unique fait rentenne dans un certain espace determine, at acheve dans un seul temps, dont la fin est d’amener quelque axiome de morale, at d’en rendre las verites sensiblas; au lieu qu’ll y a dans le conte ni unite de temps, nl unite d’action, ni unite de lieu, at que son but est moins d’instruire que d’amuser. La table est souvent un monologue ou une scene de comedie; la conte est une suite de comedies enchainees les unes aux autres. 13Dans un article intitulé “Fiction, connaissance, epistemologle,“ Ronald Shusterman note Ia perverslte de la dichotomie entre fiction at reallte, suggerent que ce que l’on qualifie de fiction n’est en fait qu’une realite imaginaire. Cette proposition reduit a neant le parallele, etabli au XVIIle siecle, entre cette dichotomie phenomenologique at una autre dichotomie, aux allures morales, celle-le, entre mensonge at verlte, e la base du discredit dont fut victime le roman au XVIlIe Siecle. Capendant, il nous semble utile de conserver une telle distinction afin de souligner dans les diverses definitions generiques qui nous occupant ici son usage de tacon sinon contradictoire, du moins pau convaincante. 249 14C’est, par parenthese, le terme Selectionne par Laurent Versini pour regrouper en un les ouvrages de prose nanative de Diderot, qu’on appelle par ailleurs romans ou dialogues. 15Cette remarque est de Lise AndriaS, dans son introduction e 1.3m bleue au dix-huitieme Siecle. Elle cite, dans ca contexte, la phrase de Voltaire que nous reproduisons ici. (20) 16" ressort d’apres sa presentation generale de la Bibliotheque bleue, que Si cette collection désigne au depart un groupe d’muvres produites dans la region de Troyes, sa popularisation explique sa portee vaste at le depassement de ses limites editorialas geographiquas par l’aspect materiel de sa distribution. Se pretent aisement a la contretacon, elle foumit un moyen ideal de distribution pour deS ouvrages par ailleurs en butte e la censure. 170ette censure, instauree otficiellement en France par Richelieu en 1629, venait d’etre renforcee par la misa en place an 1742 d’un corps de censeurs royaux. Beatrice Didier explique la ressenement du processus de censure. Depuis 1629, seuls “[l]a chancalier at Ie garde deS Sceaux devaient faire examiner tous les textes destines e l’impresslon, avant qu’ils puissant obtenir le « privilege » royal qui permettait la publication.“ Mais a partir de 1742, c’est un bataillon de 79 censeurs qui S’attachent e faire respecter cette tradition. A remarquer que “pas moins de trante-cinq“ se virent assigner Ia techa de censurer les belles-lettres parmi “tous les domaines des sciences at das arts“ (article «Censure» 75). 18Le chapitre suivant est consacre e cette lettre polemique da Diderot m I: 139-196), au cours de Iaquelle ll fait dire a Nicholas Saunderson, mathematician anglals de renommee d’autant plus grande qu’il etait aveugle, que I’argument des merveilles da la nature, justifiant l’existence de Diau, n’avalt 250 aucune portee nl aucune force que ce soit pour un aveugle tel que lui. Proposition heterodoxe S’il en est. 19Voir :11 ca sujet l’ouvrage de reference de Marie-Louise Dufrenoy’s, ,L_’_(_)_I;i_e_nt romanesgua en France, 1704-1789. (22-23) 20Honnis I’etude de Vivienne Mylne (1971) qui presente ainsi le conte de Diderot par opposition aux Bijoux indiscrets, peu de critiques se sont interesses e ca conte. Mentionnons Jean Starobinki (“Le pied de la favorite: Diderot et les perceptions melees“) sur I’article duquel nous reviendrons plus longuement dens notre propre analyse de L’Qiseau blanc, conte bleu. Nous n’avons pas eu la possibilité de consulter I’article de Hinrich Hudde, dont le titre, qui fait allusion e une dimension parodique, donc metagenerique, du conte (“Marchen“) ne manque pas de signification dans le cadre de notre analyse genrologique de L’Qiseau blanc: “Diderot alS Marchenparodist: L‘Qiseau blanc, conte bleu“ (Denis Diderot: Zeit, Werk, Wirkung: Zehn Baltrage [81-93], paru au milieu des annees 1980 comme celui de Starobinski). 21Voir Herbert Josephs dens I’introduction du recueil d’articles intitulé Qiggrpt; Digression and Disgrsion qu’il a co-edite avec Jack Undank. ll rappelle notamment que Diderot has represented for us the spirit of intellectual adventure; . . . it was the principle of stability, of rigorous cateforical division, that he menaced; inherited convention, the fixed genre, linear process, unitary thinking, the rule of psychic identity, all these were upset and exposed by Diderot’s writing as just so much more of the baggage of arbitrary shapes which were molded by his own and by other creative imaginations. (13) 22Ces ouvrages sont soit mentionnes par Marie-Louise Dufrenoy, soit rassembles et reproduits pour la plupart dens son edition presentee at annotee 251 de Romans libertins du XVllle siecle. Des auteurs comme La Morliere ou Voisenon passaiant pour n’etre pas toujours des plus recommendables, ajoutant e la consideration toute relative deS romans libertins, malgre leur extreme popularite. 23Volr :11 ca sujet I’artlcle de Thomas M. Kavanagh, intitulé “Language as deception: Diderot’s LeS Bijoux indiscrets“ dens lequel I’auteur analyse le fonctionnement at les implications subverslts du procedes daS bijoux indiscrets. 24Soit dit en passant, aucun d’eux n’est decrit en tennes pomographiques, comme pounait le faire croira l’accusation licentieuse de la censure qui trappe Les Bijoux indiscret. Le seul passage que l’on pouralt e la rigueur faire pencher vars Ia pornographie se trouve au chapitre quatorzleme, vingt-slxiema essai de l’enneau magique sur “ Le bijou voyageur“ dont le discours trilingue (anglals, latin, italien) decrit diverses Situations digneS de l’Aretin ou du Kama Sutra. Le encore, le recours a des languas etrangeres ecarte une appreciation pomographique au sens ou la passage en question necessite un decryptege plutet qu’il ne montre explicitement. M II: 166-169). 25Dans “Language as deception,“ Thomas Kavanagh analyse la confession du bijou d’une jument, au chapitre XXXI. Mangogul, accompagne de son secretaire voit le pouvoir I’anneau magique mis en echac flagrant lorsque le secretaire se voit danS I’lmpossibillte technique de prendre an note le “discours“ du bijou da la jument. Quoique I’anneau parvienne a faire “parler“ ca qu’on n’entend pas d’ordinaire (at an ce sens, pennat d’exprlmer la verite tenue Silencleuse), Mangogul se heurta ici e l’evidence concrete d’un discours echappent a la confession qu’il pretend pourtant torcar, d’une part, at, d’autre part, a l’impossibilite d’exercer ca pouvoir qu’il croyait absolu: 252 Each of Mangogul’s experiments . . . turn on two antithetical postulates regarding the relation of language to truth and deception. On the one hand, it assumes that language as we commonly use it is inevitably an exercise in deception. . . . On the other hand, telling the story of the ring, transcribing these forced enunciations of the truth, presupposes the possibility of another, always verldlcal voice whose representations are held safe from language’s heavy precipitate of deception. To force the truth, to invoke a talisman guaranteeing that the truth be spoken, is simultaneously to distrust language as deception and to assume that our chorus of lies might be modulated to, and measured against, a second voice speaking only the truth. (103) 26 Nous reprenons les tennes nanatologiques communemant utilises depuis leur exposition par Gerard Ganette dens “Le Discours du récit.“ 27 Les Pensees philosophigues, fortement influencees par sa lecture at sa traduction de l’Essal sur la merite da la vertu (An Inquiry Concerning Virtue and Merit [1699]) de Shattesbury, datant de 1746; De la suffisence de la religion naturelle, “nouni de ses lectures des deistes anglals“ (Versini l: 53) tut compose la meme annee que ses Pensees; La Promenade du Sceptigue, date anfin de 1747. 28Cat lnteret, dont on peut notamment voir I’une deS sources dens sa traduction francaise d’un Dictionnaire de medeclne (pub. 1746-48) alle grandissant eu meme rythme que ses sentiments contre le fanatisme religieux. 29Cette association d’idee, maintenue tout au long du texte a partir de l’episode Seminal que nous allons examiner, renforce I’interprétation d’Eros comme agent da subversion heretique at générique, contre la tradition catholique at contre la tradition littéraire. 253 30Suit Ie portrait d’une religieuse folle ayant marque Suzanne e son entree au couvent: “ll anive un jour qu’il s’en echappa une de ces demieres de la cellule 00 on la tenait renfarmee. [...] Ja n’ai jamais rien vu de Si hideux. Elle etait echevelee at presque sans vetement; elle trainalt deS chaines de fer; ses yeux etaient egares; elle S’anachait les cheveux; elle se trappait la poitrine avec les polngs; les courait, elle hurlait; elle se chargealt elle-meme at les autres (les plus teniblas imprecations; elle cherchait une tenetre pour se precipiter.“ A la lecture de cette description, l’expression legere de la condition deS vierges du couvent de la Guenon couleur de feu prend une ampleur encore plus antimonastiqua qu’au premier abord. 31 La Religieuse et Japgues le Fataliste se trouvent tous deux danS le volume “contes“ des EMS de Diderot editeas par Laurent Versini. (ll: 277-405; 713- 919) Le passage de Japgues le Fataliste que nous reproduisons ici a ete porte a notre attention par le protesseur Herbert Josephs durant la redaction d’un etat prellmlneire de ce chapitre. 32A l’abbaye d’Arpajon d’OI‘I Suzanne Simonin finit par S’echapper, la Seduction da la musique at du chant, transparente quoique metaphorique dens L’Oiseau blanc conte bleu, conduit aux egarements lesbians de la mere superleure an deS termes qui ne sont pas sans rappeler ca passage du conte que nous axaminons. Les talents musicaux de Suzanne at plus terd la recit pathetique de ses tounnents se traduisent par deS “effets“ bien particuliers, auxquels Suzanne, ignoranta de l’eveil de ses sans, donne una toumure pathologique: Je chantai una chansonnette assez delicate, et toutes battirent des mains, me careSSerant, m’en demanderent une seconde. . . . « . . . elle joue et chanta comme un ange, at je veux qu’elle vienne ici tous les jourS. . . .» (358) 254 Je m’apercus alors au tramblement qui la salsissalt, au trouble de son discours, e l’egarament de seS yeux at de ses mains, a son ganou qui se pressait entre les miens, e l’ardeur dont elle me senait at a la violence dont ses bras m’enlacaient, que sa maladie ne tarderait pas a la prendre. Je ne sais ce qui se passait an moi, mais j’eteiS saisle d’une frayeur, d’un tramblement at d’une detaillanca qui me verifiaient Ia soupcon que j’avals eu que son mal etait contagieux. [...] Je na sais ce qu’elle pensalt; pour moi, je ne pensais e rien, je ne la pouvais, j’etais d'une faiblesse qui m’occupait toute entiere.“ (368) 33L’article de Starobinski sur “Diderot et l’art de la demonstration“ explique qu’au XVIlle siecle, Ie terme “felt“ désigne dans une discussion theologique IeS miracles at autres points essentials des textes sacres. Diderot critique l’authenticite de ces felts dans les Pensees philosophigues en declarant a la pansee 45: “una demonstration me trappe plus que cinquante faits“ (37) at an ajoutant au fragment 20. de l’Addition aux Pensees: Les faits dont on appuie leS religions sont anciens at merveilleux, c’est-e-dire les plus suspects qu’il est possible, pour prouver la chose la plus incroyable“ (43). 34L’exception des Lettres firsanes, dens lesquelles le sultan USbek est absent da son Serail, se justifie en raison du moteur principal de la nanation, a savoir le voyage cultural en Europa. Cela dit, cette Situation de Separation entre USbek at ses femmes aboutit au dementelement du harem en fin de roman, at a une remise en cause implicite de l’ordre at de I’autorite qui y regnent traditionnellement. 35Dans le meme temps, parce que son existence conditionne celle da la favorite d’une part, at que, d’autre part, le cmur volage de l’Oiseau blanc est souvent mis en parallele implicite avec celui d’un Mangogul que Mirzoza craint infidele, 255 le sultan reapparait metamorphose au sein da l’histoire. Mais ca n’est precisement que pour apparaitre comme infidela, at par consequent comme echappent e toute categorisation fixe at certaine. 36Au cours d’un echange semblable, prevoyant la Seduction de la princesse Lively, la sultane remarque un peu plus loin: “lls sont tous comme cela. Je serai la plus belle aux yeux de Mangogul jusqu’e ca qu’il me quitte“ (227). La generalisation e Iaquelle elle se livre ici, outre sa resonance personnelle, trivialise cependant la comportement de l’Oiseau blanc au point de la mettre au rang de “ces lieux communs,“ ficelle de l’art de conter tellement evidente que Mirzoza en demande e l’emir “Est-ca que vous ne pouniez pas [les] eviter?“. La reponse de celui-cl renforce alors Ia dimension parodique du genre de conte elabore pour la sultane: “Non, sultane, c’est la moyen le plus Si‘Ir de vous endonnir‘, e quoi Mirzoza acquiesce justement d’un “Vous avez raison“ (228). 37Cette attitude de Mirzoza touche un trait propre e l’esthetique diderotienne, qui reparait partout 0121 il est question de representation, at d’illusion theetrale cu référentlelle, mais dans le sens cu l’muvre d’art constitue una affinnatlon du genie de l’artiste e travers son art. Mannontel a l’article «Comedle», decrit precisemant ca phenomena, en (las tennes tres proches de la reaction de Mirzoza sur les ficelles de l’art du conte: ' le theatre a son optique, & Ie tableau est manque deS que le spectateur s’apercoit qu’on a outre la nature. [...] Un tableau est mal paint, Si au premier coup on remarque la degradation deS couleurs avant de voir des contours, deS reliefs & deS lointalns. Le prestige de l’art, c’est de la faire disparoitre au point que non-seulement I’llluslon precede la reflexion, mais qu’elle la repousse & I’ecarte.“ (Engyclopgdie Ill: 665-72), 256 38\Iivienne Mylne développe l’importance du dialogue danS “Dialogue as Nanatlve in Eighteenth-Century French Fiction.“ Elle analyse entre autres un dialogue extrait du Spm da Crébillon-fils, dens lequel l’echange contribue e faire l’histoire, situation que l’on retrouve a de nombreuses reprises dans des échanges comme ceux entre Mirzoza at les conteurs de l’histoire de l’Oiseau blanc. Voir aussi Diderot and the Art of Dialogue de Carol Sherman at “Diderot at la probleme da l’expressivite: de la panséa au dialogue heuristhue“ de Roland Mortier. 39Notons qu’elle renforce l’interpretation de Mirzoza sur l’episode du couvent en riant de Don cmur deS “petits esprits“ engendres par le prince Génistan. (234) 40Au cours de la cinquiema soiree, Mirzoza remarque: “Ca conte est ancien, puisqu’il est du temps on las rois aimaient la verite“ (256). 41 Les pansées 41 at 61 reprennent respectivement cette idea: “Le temps deS revelations, deS prodiges at deS missions extraordinaires est passe“ (30); “LeS livres qui contiennent leS motifs de ma croyance m’oftrent en meme temps les raisons de l’incredulite“ (39). 42C’est l’hypothesa de recherche de John D. Lyons dens son article intitulé “Marguerite de Navane’s Heptameron: The Foundation of Critical Nanatlve“ dont leS grandes lignes S’appliquent e notre analyse de L’Qisaau blanc. 43Voir l’article «Encyclopedia» (CEuvres I: 363-436) redlge par Diderot pour une description de l’avenement de cat humanisme anthropocentrique: Une consideration surtout qu’il ne taut point perdre de vue, c’est que Si l’on bannit I’homme ou l’etre pensant at contempletaur de dessus la surface de la tene, ca spectacle pathethue at sublime de la nature n’est plus qu’une scene triste et muette. L’unlvers se tait; le Silence at la nuit s’en emparent. Tout se change an une vaste solitude ou les phenomenes 257 lnobserves se passent d’une maniere obscure at sourde. C’est la presence de I’homme qui rend l’existence deS etres interessante; at que peut-on sa proposer de mieux dens l’histoire de ces etres, que de se soumettre a cette consideration? Pourquoi n’introduirons-nous pas I’homme dans notre ouvrage, comme il est place dens l’univers? Pourquoi n’en feronS-nous pas un centre commun? Est-ll dens l’espace infini quelque point d’OI‘I nous puiSSionS avec plus d’avantage faire partir les lignes immenses que nous nous proposons d’etendre a tous les autres points? (395) 44La Lettre sur leS aveugles (juin 1749) et les Additions a la Lettre sur les aveugles (mars-avril 1782) figurent danS le volume I (“Philosophle“) de la recente editions des m de Diderot editee at presentee par Versini; la [,th sur les sourds at muets (fevrier 1751) et les Additions Lettre sur les sourds at muets (mars 1751) proviennent du volume IV (“Esthetique-Theetre“). S’agissant deS Additions a l’une ou l’autre Lem, lorsque l’utilisatlon de ca titre abrege risquerait de preter e confusion, nous racounons a l’abbreviation Additions LA pour ranvoyer aux Additions a la Lettre sur leS aveugles, et Additions LSM pour ranvoyer aux Additions pour servir d’eclaircissements e gualgues endroits de la Lettre sur les sourds at muets. 45La deuxieme partie de la phrase (“Quoi que vous ecriviez, evitez la bassasse I Le style le moins noble a pourtant sa noblesse“ [79-80]) ne doit pas nous amener a nuancer cette affinnation. ll est ici question de decence, at la “noblesse“ du “style le moins noble“ reside a notre aviS dans la conespondance entre un style at le statut de l’individu qui l’edopte. 46Benoit Melancon evalue la popularite da ca genre aux quelques 250 dialogues parus de 1700 a 1789. (263) La bibliographie de Plane Conlon revele 258 pour sa part que les textes publies sous l’intitule “Lettre“ ou “Lettres“ constituent de loin Ie ‘genre’ le plus publie de tout le Siecle. Leur frequence editoriale est 8 fois plus importante que celle du dialogue at presque 10 fois plus que les quelques 180 essais, 150 “Epistres“ [var. “Epitres“] ou 110 “Dissertations“ (dont quelques-unes “sous forma de lettres“) parus entre 1716 at 1760. Environ 1750 textes sont an effet parus durant cette periode. 47Panni les lettres ‘publieeS’, nombreuses sont celles, souvent anonymes, dont Ie destinataur et le destinataire se reduisent dans la titre deS lettres a leur sexe. On trouve ainsi des Lettres dont le destinataire est anonymement represente par de traditionnelles astérisques, gage paradoxale d’authenticlte, mais partiellement identifie par un titre tel que M“““, Monseigneur *““, Monsieur“, Madame“. D’autres marquant plutet cette identite par l’appartenanca professionnelle du (de la) destinataire. Les titres deviennent alors: “Lettres a un docteur, un magistrat, un parolsslen, une religieuse, aux auteurs de l’Encyclopedie“. Le destinataur se revele parfois de la meme tacon, intitulant seS lettres “Lettres d’un avocat, d’un banquier, d’un chanoine, d’un citoyen, d’un comedian, d’un cure, d’un docteur, d’un ecclésiastique, d’un eveque, etc.“ La nationallte du destinataire at du destinataire viennent varier ces fonnules d’adresse, at l’on paut lire alors: “Lettres d’un Francais a un Anglais, ou, d’un gantilhomme francais a un filS, etranger, professionnal, inconnu, jesuite, lalc, magistrat, medecin, négociant, officier, particulier, patriote, protesseur, religieux, seigneur, titres agrementes de la nationalite conespondant sol-disant au destinataire ou destinataur an question. Cela contribue d’une part a souligner la croissance at l’importance deS professions auxquelles accede la bourgeoisie, mais aussi, d’autre part, a fictionnallsar deS individus historiques en las 259 caractérisent de la sorta. On n’est pas loin du drame bourgeois cu les conditions at les professions differenclent les individus dans la societe. 48Denida s’interesse e cette problématique du rapport entre ecriture at connaissance danS l’Essai sur l’origine deS connaissances humaines de Condillac. (Voir “Signature evenement contexte“ dens Merges de la philosophia) 49L’idee da profondeur epistemologique vise e differencier la commun deS mortals du milieu scientlfiqua deS Lumieres. Les échanges au sein da ca demier avalant une portee historique at philosophique autrement plus vaste, at un retentissement autrement plus grand sur l’evolution des sciences at sur celle da la conception et de la dynamique d’acquisitlon deS connaissances. 500a l’autre cbte de la plume at de l’encrler littéraires, I’illustration picturale de cette pratique se retrouve dans les tableaux de l’epoque representant a la toiS Ia lecture d’une lettre per son destinaire at, Simultanement, celle, ‘par-dessus l’epaule,’ de la meme lettre par un autre lecteur qui n’en est pas le destinataire premier. Reflet de cette pratique dans la mobilier de I’epoque, Ia Siege of: l’on S’abandonne e la lecture epistolaire porte le nom eloquent de ‘voyeuse.’ Deidre Dawson a attire notre attention sur cette extension picturale de l’epistolarite Iors d’une presentation intitulee “Textual Eavesdropping“ qu’elle fit a Michigan State University, le 10 avril 1998. 51 L’epitre est marquee par “l’idee da la reflexion & du travail, . . . on ne lui pennat point les negligences de la lettre. Le style de la lettre est libre, simple, familiar. L’epitre n’a point de style determine; elle prend le ton de son sujet, & S’eleve ou S’abalsse salon le caractere des personnes.“ 52Si l’on panse aux epitres de Marot, pleines d’une verve satirique, cu encore e celles da Diderot S’essayant e ca genre dens ses ecrlts de jeunesse, Ia Serieux 260 initialement attribue e l’epitre (“l’idee de la reflexion 8. du travail“) se trouve refute par l’existence historique concomitante de parodies. Elle remettant en question l’efficacite de la definition da ce genre, voire celle de toute definition générique, en démontrant que la loi n’est qu’un concept relatif, an opposition constante at implicite par rapport a un Autre de la nonne qu’elle vise a imposer. 53Voir Gerard Ganette danS son article intitule “Genres, Types, Modes“ sur la notion de mode, paru dens Poetigue. 54Qu’on ne voie pas danS cette Serie d’oppositions l’etablissemant d’une reflexion ideologlque a deux pans. Les tennes qui las constituent peuvent, cartes, se recouvrir deux e deux dens una certaine mesure. Mais c’est precisement ca contra quoi Ia lettre en tent que genre litteralre naissant resiste par la souplesse de sa forma, par la dlverslte de sujets et de styles qu’elle accueille, comme an témoignent las articles parfois ambigus de l’Engyclonle. 55“Le litterature epistolaire data-t-elle du XVIlle siecle?“ SV_§Q 56 (1967). 56Perkins demontre dens “The Crisis of sensationalism“ que la sensualisme, compagnon de I’atheisme et du materialisme blologique, est deje en crise lors de la publication, voire de la redaction de la Lettre sur les aveugles. 57Etant donne le nombre de titres portent la mention ‘Lettre,’ on aurait en effet tendanca a ne se concantrer que sur la message philosophico-scientifique ou esthetique associe a la discussion dans les milieux savants du probleme Molyneux, depuis la fin du siecle precedent, at d’autre part, e ne preter attention qu’e l’argumentation (plutet qu’a la tonne) elaboree par Diderot autour de la these de l’imitation “da la belle nature“ développee par l’abbe Batteux dens son traité de 1746 sur Les beaux arts reduits a un meme princig. Pose par le savant anglals Molyneux en 1693, ce probleme tentait de savoir Si un aveugle opere at recouvrant la vue serait capable de distinguer par ce moyen entre une 261 sphere at un cube. Sur la scene scientifique depuis Iors, ll avait attire en outre l’attention deS plus grands penseurs at philosophes de l’epoque: Locke, Condillac, Voltaire, etc. 58“Condillac may write a treatise on sensations, but this work, written in the idiom of philosophical, analytical discourse, unavoidably fails to present sensation adequately. Language is not a minor, but a structuring mechanism, creating a grammatical, analytical, even philosophical order“ (114). 59Ces etudes S’attachent generalement a das questions pointuas: voir David Beny, “Diderot’s Optics: An Aspect of his Philosophical and Literary Expression“ [1975]; Marian Hobson. “La Lettre sur les sourds at muets de Diderot: Labyrinthe at Iangage“ [1976]; Herbert Josephs, “The Philosophe as poet: Metaphor and Discovery in Diderot’s Lettre sur les sourds at muets“ [1973]; M. L. Perkins, “The Crisis of sensationallsm in Diderot’s Lettre sur les aveugles“ [1978]; Christine M. Singh, “The Lettre sur les aveugles: ltS Debt to Lucretius“ [1975]; D. A. Thomas, “Musicology and Hieroglyphics: Questions of Representation in Diderot“ [1994];). Parfois, elle se concentrent sur das extralts particuliers: voir Huguatte Cohen, “The Intent of the digressions on father Castel and father Poree in Diderot’s Lettre sur leS sourds et muets“ [1982]). 60R. Caldwell attribue cet oubli au cete trop technique, at eloigne daS preoccupations modemes, de la question des “inversions“ en francais et en latin. 6‘ Exception faite de la Lettre d’un citoyen zele publiee fin 1748, la Lettre sur les aveugles de juin 1749 at la Lettre sur les sourds at muets de fevrier 1751 constituent en effet les deux premiers examples de lettres publiques ecrites de la main de Diderot, e l’epoque cu celui-cl S’investissalt de plus en plus dans la demanage at la promotion de l’Engclopedle. La Lettre d’un citoyen zele, ne 262 serait-ca que par sa difference titulaire avec ses deux successeurs, se prete moins qu’aux e l’examen genrologique qui nous occupe ici. 62Voir l’etude d’Elizabeth Zawisza sur “Les introductions auctoriales dans les romans des Lumieras ou du bon usage de la preface.“ Lire leS lettres publiques de Diderot en regard de son travail souligne la litterarite de ceS demieres. En effet, le dementi de tout lien entre leS deux lettres rassemble fort a la strategie de nombreuses préfaces romanesques cu l’editeur Du l’auteur se detache du contenu du texte, tacon d’en assurer l’authenticite ou d’attirer le lecteur an lui representant la necessite de le lire. Diderot innove, d’une certaine tacon, an ce qu’il dement l’influence d’un texte precedemment condemne (la Lettre sur les aveugles), mais en adaptant son titre (Lettre sur les sourds at muets). S’en trouve renforcee l’ldee que la fiction at la reallte ne sont jamais bien loin l’une de l’autre, que las regles pannettant d’etudier la littérature S’appliquent tout aussi bien e la non-Iittéreture, at que l’on peut respectivement envisager ces categories comme les peles d’oppositions binaires n’ayant d’oppose que ca qu’une discussion critique veut bien leur preter dans un but de clarte d’exposition. 630n pouna peut-etra ‘voir’ dans ce geste un instinct du sensationnel, instinct sensible aux rouages de la publicite et de la publication: apres tout, ces paroles s’adressent au libraire, at non directement, et non publiquement, au lectorat potential de la L_e_ttrg. 640a phenomena de l’“autorepresentation“ fait l’objet du chapitre IV du mar—ct epistolier de Benoit Melancon, intitule “La lettre at ses miroirs. De l’autorepresentation epistolaire?“ Le discours autorepresentatlf oftre une dimension metagenerique s’appliquant a notre propre perspective. Daniel Brewer analyse ca phenomena en soulignant que “[tlhis self-reference to the 263 _L_e_t_tr_e’s own genre materializas the question of philosophizing about the material“ (103). En tennes plus philosophiques, mais nounis par la conscience de la Iittéra/ité du texte epistolaire, Diderot S’ecarte d’un idealisme dedeigneux daS reelites exterieuras at impermeable e l’lnfluenca du Iangage sur l’eplstemologie sensualiste. Le retour de l’eplstolier sur la processus énoncietit qui informe la lettre fait partie integrante du récit par lequel l’experience de Reaumur, danS la Lettre sur les aveugles, est consciemment remplacee. (102- 103) 65Mary Byrd Kelly développe cette these dens “Saying by lmplicature: The Two Voices of Diderot in La Lettre sur les aveugles.“ Pour elle (comme pour Carol Sherman), I’ecrlture diderotienne se caractérise par une attraction continue aux principes de la communication elementaire decritS par la theorle des actes de Iangage de Paul Grice, at repris par Elizabeth CIOSS Traugott at Mary-Louise Pratt dens Linguistics for Students of Literature (New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1980). (29) 66Maria-Helene Chabut a consacre an 1992 un article a “La Lettre sur leS aveugles: l’ecriture comme ecart,“ article dont la llmpidite nous a permis de fonnuler notre penSee sur les deux Lettres de tacon bien plus touillea qu’elle ne l’aurait ete autrement. Elle vient de faire paraitre un ouvrage intitulé D_eni_S Diderot: Extravagance et genialite (Atlanta, GA: Rodopl B.V., 1998) dont l’hypothese continue Ies reflexions de son article precedent, at oftre une application e notre analyse genrologique des textes de Diderot: “[l]as cinq essais qui constituent ca livre montrant comment, au fil d’une ceuvre, S’esquisse mais également se perfonne et sa questionne une theorie de la genialite, en particulier de l’ecriture geniale, comme extravagance, ecart, tout limite soit-ll, par rapport a la ligne deS modeles.“ (Note bane: cat extrait provient du prospectus 264 annoncent la parution de l’ouvrage de Marie-Helene Chabut, que nous n’avons pas eu l’occasion d’examiner). 67L’emprisonnement de Diderot pour la Lettre sur les aveugles donne a cat aspect subversif de ses ideas philosophiques plus da relief at de signification. 68La presentation du sourd at muet de convention dans la Lettre sur les sourds at muets se tonde sur l’hypothese d’une evolution historique entre la Iangage gestuel et la verbalisation y conespondant. 69Le modele de la communication orale (marquee par une illusion de presence de I’intention Signifiante au discours) constituant la pele dominant de l’opposition hierarchiqua examinee, se trouve finalament au meme niveau que celui de la communication ecrite, danS la mesure ou le Iangage de cette communication vise lui aussi a la repetition, a la comprehenslbilite de cette repetition, et, en fin de compte, e la demonstration involontaira que l’oral est, tout aussi bien que l’ecrit, signe de rupture entre la Iangage at Ia realite. 70L’analogie, “concept majeur dans la penSee de Condillac,“ comme Ie rappelle Denida (370), occupe una place de choix danS la pensea philosophique des Lumieras dont Ia nouveaute, la validite at I’efficacite reposent precisemant sur une analogie entre connaissance at lumiere. L’analogie represente en outre le clef de voOte de la reflexion at de la méthode philosophiques: “une grande partie da notre Philosophle n’a point d’autre fondement que l’analogie“ («Analogie» in Engrcloggie, I: 399-400). 71Le Pere Barthier reproche cette tendanca a Diderot e propos du debut de la Lettre Sur leS spurds at muets, regrettant qua, lorsque “l’auteur' (cense etre anonyme) se penche sur la question de l’ordre naturel des ideas, at prouve son raisonnement “par le Iangage daS gestes,“ il oftre un “article un peu entrecoupe 265 de digressions,“ qui rend la comprehension claire du sujet discute difficile (Additions LSM 64). 72Nous devons a Furbank d’avoir attire notre attention sur l’importance de la substitution, ca qui, a l’instar de l’article de M.H. Chabut sur l’ecart, nous a foumi les outils concaptuels conespondant a notre propre lecture deS L_efleg de Diderot. Quoique l’aspect allegorique de la Lettre sur leS aveugles note par Furbank ne nous interesse pas au premier chat, on se souviendra qu’il prend sa source dans la Promenade du sceptigue OL‘I l’etroitesse d’esprit reprochee par Diderot a la religion fait l’objet d’une allegorisation sous tonne d’un bandeau porte sur leS yeux par les membres de cette secte comme signe d’appartenance e son ordre. La remarque qu’ll entire nous semble digne d’etre citee de par sa clarte: “The Letter on blindness has, we perceive, already revealed itself as an allegory, concerned with the paradox of blinding oneself in order to see better. Such emphasis on a substitution, moreover, makes a fitting preface to a work occupied with how a blind person finds substitutes for eyes.“ (58-57) 730mm I’ironie de l’expression “un homme aussi celebre“ or) percent la distance at l’lronie de Diderot viS-e-vls de Reaumur, la lettre speculative S’annonce par consequent comme le procede de remplacement d’una lettre plus rigoureuse dens son traitement du probleme Molyneux. 74Son nom est masque par l’initiale “madame de P”"“ qu’on a identifiee de deux tacons differentes: madame da Pulsieux, la premiere de ces dames, aurait ete la maitresse de Diderot de 1746 e 1751; la seconde, Mme de Premontval, mathematicienna, avait “deje [ete] dedicatalre des Memolras sur differents sujets de mathematigues (1748).“ m I: 139, n2) 75Le fait d’lmaginer un sourd-muet de naissance contient sa part de prejuge at de subjectivite puisque choix vient de la part d’un bien-entendent. Malgre cet 266 obstacle, l’inititiative meme de Diderot tend a contrar l’existence des prejuges, ce qui, en sol, constitue un effort novateur at l’affirmation d’une prise de conscience audacieuse a l’epoque du point de vue ideologique. 76 On devine deniere cette phrase l’influanca de la reflexion de Jacques Denida developpee e partir de Jean Jacques Rousseau sur son “dangereux supplement.“ 77Sa traduction de l’lnguig Sonceming Virtue and Merit (1699) de Shaftesbury, tres libre, etait nounie, enrichie, de seS propres ideas—voir e ca sujet l’article de Peter France sur “Diderot traducteur de l’anglais“ (386). Ses Pensees philosophigues (1746) furent tardivement augmentees d’Additlons (ca. 1758- 1762), texte beaucoup plus corroslt at antireligieux que l’original. ll n’y a pas jusqu’e ses muvres romanesques at theetralas qui n’aient ete sujetteS a ce phenomena de refonte amplificatrice. L’Oiseau blanc conte bleu reprend laS memes personnages dans le meme decor que Les Bijoux indiscrets; les Entretiens sur ‘le Fils naturel’ continuant la piece Le Fils naturel at exposent les principes du drame bourgeois ou genre Serieux; De la poesie dramatigue continue d’expliquer, en plus du Fils naturel at du Pere de tamille, la genre Serieux. La publication de La Religieuse tut suivie par celle d’un appendice au titre curieux de Preface-annexe, appellation en sol transgressive des modalites regulant le fonctionnement d’une pré-tace. Cette tendanca inepressible de Diderot e l’addition depasse meme le cadre inteme d’une muvre prolongee per son addition cu son annexe Sl l’on panse e la publication du Voyage autour du monda de Bougainville en 1771 at a l’addition du Supplement au voyage de Bougainville (1780) qu’il y fit. 78L’article qui S’y rapporte figure dans un volume intitulé The French Essay. 267 79“High mimetic modes, tonnel ones like the treatise, epistle, and drama have their lower equivalents in the essay, the familiar letter, and the dialogue. In their modest forms all three belong to a same family to which I apply the broadest term, essay, for all establish a Similar relationship with their reader. The high modes traditionally have high intentions or noble causes for existing: they wish to fix memorable traits of an event of person, confer glory, or in the case of the treatise, communicate knowledge or discoveries. On the contrary, the essay is antisylloglstic, anti-enthymemic, and advances not logically but by simple association, that iS obliquely“ (19). Cette definition reprend l’ecart comme moteur formal at infonnel (“antisylloglstic,“ i.e., contre la forme rhetorique par excellence) da la lettre. 8OCe meme geste caractérise diversement une bonne partie des romans du Siecle. Sa dimension subversive transpareit dans les subterfuges auxquels se livrant tel auteur soucieux d’authentifier le recit qu’il/elle ne presente qu’en tent qu’editeur, Simple conecteur, depositaire, ou encore inventeur, au sens de celui qui fait une decouverte. 81Elle en monopolise approximativement les cinq Sixlemes. Les observations Nos. 1 e 7 occupant respectivement 6, 2, 4, 3, 9, 19 at 14 lignes de texte danS l’edition Versini. La huitieme, elle, en couvre 7 pages! 82C’est nous qui coupons le texte de la citation. Diderot avait effectivement pu voir Melanie chez Sophie Volland, dont elle était la protegee. 83Shannan rappelle que leS Essais de Montaigne (au “que scaiS-je“ ququel Diderot fait echo par un sceptique “que sevens-nous“ a la fin de la Lettre sur les aveugles) tirent leur origine d’un ensemble d’exempla traitant de sujets semblables. (21) 268 84Laurent Versini precise en note que “Diderot a simplement trouve ces noms dans la Preface deS Elements of Algebra de Saunderson, ce qui justifie plus simplement l’absence de développement dans ce sens, sans pour autant invalider notre lecture, ni éliminer la rapport substitutif qui S’etablit e notre avls entre les differentes “histoires“ mentionnees. 85" ne mettalt cependant pas an doute Ies interessants développements que cet homme aurait pu foumir an matiere artistique: “Aucun de nous ne s’avisa de l’interroger sur la peinture at sur I’ecriture; mais il est evident qu’il n’y a point de questions auxquelles sa comparaison [entre la we at le toucher] n’eut pu satisfaire; et je ne doute nullement qu’il ne nous ei'It dit, que tenter da lire ou de voir sans avoir (les yeux, c’est chercher une eplngle avec un gros beton“ (142). 86Cette proximite va jusqu’e l’utilisation d’axpressions identiques dans la huitieme des Additions LA at danS les Additions LSM: Je ne saurais comparer l’effat de la musique qu’e l’ivrasse que j’eprouve lorsque apres une Iongue absence, je me preciplte entre les bras da ma mere, que la voix me manque, que leS membres me tremblent, que les lannes coulent, que les genoux se derobent sous moi; je suis comme Si j’allais mourir da plaisir. (Additions LA, 191) En musique, le plaisir de la sensation depend d‘une disposition particuliere non seulement de l’oreille, mais de tout le systeme deS nerfs. S’il y a des tetes sonnantes, il y a aussi cles corps que j’appellerais volontiers hannonlques; des hommes en qui toutes les fibres oscillant avec tent de promptltude at de vivaclte, que sur l'experience des mouvements violentS que l‘harmonie leur cause, iIS sentent la possibilité 269 de mouvements plus violents encore, at atteignant a l’idee d’une sorta de musique qui les terait mourlr de plaisir. Alors leur existence leur parait comme attachee a une seule fibre tendue, qu’une vibration trop forte peut rompre. (Additions LSM 60) 87Herbert Dieckmann cite diverses lettres a I’appui deS intentions de Diderot a ce sujet a la fin deS années 1770. Voir “Diderot et son lecteur,“ Sing Iggns sur M. (15-39) 88Le Larousse universal donne la definition suivante de l’adjectit “original“: Qui sert de modele at n’en a point eu: tableau original. Copie originale, copie faite directement sur le modele at non sur une autre copie. Qui semble se produire pour la premiere fois: pensee originale. Qui ecrlt, qui compose d’une maniere nauve, qui lui est propre: ecrivain, paintre original. Singulier, bizana: caractere original. (439) 89L’article d’Elizabeth Zawisza, “Les introductions auctoriales dans les romans des Lumieras cu du bon usage de la preface,“ tralte des préfaces romanesques, d’or‘I l’emploi du terme “fictit” a cat endroit de la phrase. Ces préfaces appartiennent cependant au “genre“ plus large de la preface, du texte prefaciel, dont elles ne constituent en realite qu’une espece. Dans le cadre de notre etude genrologique de certaines muvras de Diderot, toutes caracteriSees jusqu’e present par un mélange subtll de realite et de fiction, faire reference a l’assai de Zawisza nous semble particulierement approprie, quoique ca geste soit motive par l’a prion' de l’imposslbilite de Separer Ia fiction de tout texte affichant deS pretentlons realistes, historiques, d’authenticité. 90A une echelle plus vaste, Diderot comparera plus terd l’EnQrclofidie e une sorta de monstre aux proportions inegales et difficiles a cerner du felt de sa diversité, qu’il associera aux monstres de l’Art @tigue de Boileau. (396) 270 91 Mary Byrd Kelly analyse ces ruptures du pacte communicatit avec la theorle deS actes de Iangage (“Saying by lmplicature: The Two Voices of Diderot in _L_a_ Lettre sur les aveugles“). 92“Ja conviens que ce titre est applicable lndistinctement au grand nombre de ceux qui parlant sans entendre; au petit nombre de ceux qui entendent sans parler; at au tres petit nombre de ceux qui savant parler at entendre; gppigpg ma Lettre ne soit guera qu’e l’usaga de ces demiers“ (11; Ies italiques sont dans le texte de Diderot, mais c’est nous qui soulignons). 93“Je conviens encore qu’il [ca titre] est fait e l’imitation d’un autre qui n’est pas trop bon: m je suiS las d’en chercher un meilleur. Ainsi de quelque importance que vous paraisse le choix d’un titre, celui de ma Lettre restera tel qu’il est“ (11, nous soulignons). 94“Je n’aime guera les citations; celles du grec moins que les autres: elles donnent e un ouvrage l’air scientlfique, qui n’est plus chez nous a la mode. La plupart daS lecteurs en sont effrayes; at j’eterals d’ici cat epouvantail, Si je pensais en libraire; mais iI n’en est rien: Iaissez donc le grec partout oil j’en ai mis. Si vous vous souciez fort pau qu’un ouvrage soit bon, pourvu qu’il se lise, ce dont je me soucia, moi, c’est de bien faire le mien, au hasard d’etra un peu molns lu“ (11). 95“Quant e la multitude deS objets sur lesquels je me plais e voltiger, sachez at apprenez a ceux qui vous conseillent, que ce n’est point un defaut dans une lettre OI‘I l’on est cenSe converser Iibrement, at 00 la demier mot d’une phrase est une transition suffisante“ (11-12). 96Nous venons un peu plus loin Diderot S’autorlser des “raisons“du “ton de la philosophia,“ qu’on ne contondra cependant pas avec la type d’expose auquel 271 nous faisons ici allusion, empreint de prejuges tondamentaux quant a la possibilité d’enoncar clairement leur argument. 97“[L[a lettre [tonctionne comme] point d’intersection de relations intarpersonnelles multiples. Elle S’inscrlt dans la sphere publique deS échanges sociaux, [ce qui fait que] l’epistolier est aussi un passeur. . . . La conespondance est en effet le lieu nodal de tout un ensemble d’échanges, de passages, de commerces“ (Melancon 226-227). 98La difference, au XVllle siecle, n’est pas enonne. Les hommes de lettres heritent d’une tradition OI‘I le philosophia est cousine de la philologie at de l'etude deS auteurs anciens. 99A cet egard, la lettre diderotienne ob sa perd volontairement la destinataur met an scene une preoccupation constante de Diderot tout au long de sa caniere. Elle deplole le miroir epistolaire anticipe defonne du commentaire que Diderot terait du portrait paint de lui par Van Loo dans la salon de 1767, une vingtaine d’annees plus terd. Interpele par l’image Singuliere donnee de lui dans ce tableau, Diderot allait y defendre la version, plus proche de la realite, d’un homme aux cent visages se succedant au gre da la joumee an fonction du moment, de ses humeurs, de ses ideas at de ses interlocuteurs. (M IV: 532) 100Voir a ca sujet la discussion sur l’intrusion de la fiction dans la Lettre, da Huguette Cohen dans “The Intent of the digressions on father Castel and father Poree in Diderot’s l_.ettre sur les sourds at muets.“ Le mélange de la fiction at de l’inventlon littéraire a la realite deS faits historiques intervient dens ces “digressions,“ version nanative des ecarts de la Lettre. 272 101Rendant en cela hommage au Iangage de Diderot dans la pensee 29 philosophique souvent citee: “On doit exiger de moi que je cherche la verite, mais non que je la trouve“ (28). 102“Utopia, cependant, l’ecriture n’est jamais qu’un « non-lieu »: precisement, le cerne d’une presence echappee, une concretisation d’absence, indefiniment « reprise » dens l’espoir d’acceder enfin a la presence qui la determine“ m completes: Edition chronologique, Intros. Roger Lewinter, vol. 1, Paris: La Societe Encyclopedique Francaise at Le Club Francais du lere, 1969-1973, ix). 103Janet Altman utilise cette meme image mais pour qualifier la lettre: elle definit differents groupes de polarltes entre lesquelles la fiction epistolaire evolue: “La lettre comme pont ou comme banlere; la confiance at la non- confiance; I’auteur at le lecteur", le ja et la tu, l’ici et l’ailleurs, Ie maintenant at le alors (passe ou futur); Ia fenneture at l’ouverture; . . . “ (Epistolarity. Approaches to a Form, Columbus: Ohio State UP, 1982; cite par Melancon [32]). 104C’est ainsi que Saci n’est pas un conte se termine sur une apostrophe du nanateur e son auditeur, que la preface presentait aussi comme lecteur, pannettant a posterion’ d’essimiler le vous de l’apostrophe de la conclusion a une adresse au lecteur (II, 519). Cette presentation souligne la fictionnalite de la situation enonciative (que nous trouvons dans les Lettres de Diderot) en marquant la necessite d’introduira “un personnage qui fasse le rele du lecteur“ at doublant le “quelqu’un qui ecoute“ un récit. (503) 105Success in Circuit Lies. Diderot’s Sommunicatlonal Practice. 106C’est aussi en ce sens que, a la fin de La Religieuse, lorsque Suzanne parle du Marquis de Croismara e la troisieme personne, la destinataire homodiegethue premier est efface passivement de la structure enonciative de la “lettre“ pour faire place e un destinaire second at heterodiegethue, c’est-e-dire 273 le vous du lecteur, qui est deje activement en position de voyeur lisant la conespondance de Suzanne—c’est aussi le caS entre Diderot personnage Diderot nanateur dans les ,L_e_tt_r_e_s. 107Qu’on ne panse pas pour autant qu’il en serait autrement dans une lettre familiere. D’une part, etant donne la frequence toute relative de l’utilisation du medium epistolaire au XVIlle siecle, nombre de lettres (y compris celles de Diderot) comportaient plusieurs destinataires, at par le exigeaient una lecture pluriella de la missive tout an rassemblent de ca fait danS l’espace epistolaire leS tacettes variees des relations entre l’epistolier et chacun des destinataires. D’autre part, at quoique deS lettres aient pu n’etre adressees respectivement qu’e une personne, leur lecture avait souvent lieu an public, ou devant un public, meme restraint a des familiers des epistoliers, ou encore était l’objet d’un elarglssement voyeuriste, “par dessus I’epaule.“ 108Janet Altman reprend Benveniste pour assimiler la lettre au discours. (Melancon 35). 109Comma l’experience inaccessible de l’operetion de la cataracte par Reaumur, par exemple. 11oBuffet, Marc, “Conversation par ecrlt,“ Recherches sur Diderot at I’Engclopedie 9, oct. 1989, cite dens Melancon (277-278). 111Rosalina De la Canera analyse les lectures de la Preface-annexe de I_.g Religieuse de Georges May at de Herbert Dieckmann pour démontrer que le lecteur modeme, meme averti, se laisse prendre a I’etficacite du jeu de la fiction et de la realite deploye par Diderot, en se laissant happer par le schema communicatit mis en ceuvre dens ses ecrlts. (28-31) 112L’introduction de Faces of Monstrosi in El hteenth- entu Thou ht, volume récemment edite par Andrew Cunen, Robert P. Maccubin at David F. 274 Monill, expose magnifiquement Ia complexite scientifique, philosophique at linguistique de la notion de monstruosité au XVllle Siecle. (1-15) 113Nous devons e Carol Sherman (“Diderot’s Speech-Acts: Essay, Letter and Dialogue“) ainsi qu’e Mary Byrd Kelly (“Saying by lmplicature: The Two Voices of Diderot in La Lettre sur leS aveugles“) d’avolr attire notre attention sur la presence concunente de deux fictions differentes racontent les demiers instants de Saunderson. 114On pounait eventuallement soutenir qu’au moment on Saunderson demande e ses proches de se retirer, Holmes aurait fort bien pu entrer an scene, at le delire se derouler alors. Cela dit, Holmes est present dans un caS, lnchlit dans l’autre, at semblent former las pillars de deux tableaux bien differents. Par ailleurs, la juxtaposition non soulignee de ces versions divargentes du meme evenement nanativise plus avant la complexite das perceptions, leurs variations d’un extreme a l’autre. 1"5Phllippe Beaussant exprime superbement cette dialectiqua d’un classicisme au bord du precipice alors meme qu’ll est e son apogee dens Versailles, Opera (Paris: Gallimard, 1981). 116“Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit a vous, e Leibniz, a Clarke et at Newton, que dans les premiers instants de la formation deS animaux, les uns n’etaient pas sans teta at leS autres sans pieds?“ (168) 117Diderot dit un peu plus haut danS la pom: “Madame, il taut manquer d’un sens pour connaitre les avantages deS symboles destines a ceux qui restent“ (152). Ne manquent d’aucun sens, Holmes at ses semblables ne percoivent donc pas la realite physique de leur dogmatisme. 118Sur la question de I’inversion, voir l’articla de Suzanne Pucci intitulé “The F lgures of ‘lnversion’ in Language Theory in Lettre sur les sourds at muets“. 275 119En ce qui conceme Ies Additions a la Lettre sur les aveugles, notamment, attendu leur data de composition tardive at postérieure a la redaction de la Lettre sur les sourds et muets et de ses Additions, la notion d’inversion S’applique d’autant plus a une analyse comparative des deux. 120 “Notre eme est un tableau mouvant d’apres lequel nous peignons sans cesse. . . . Le pinceau n’execute qu’e la Iongue ce que l’oail du peintre embrassa tout d’un coup“ (30). Dans «Encyclopedia» iI reprendre Ia meme image, mais en deS termes effectivement plus philosophiques at theorlques. Le dilemma entre la continuite de l’experienca ou de l’action, at Ia discontinuite du Iangage qui les exprime, anticipe a pau de chosas pres chez Diderot IaS tennes dens lesquels Ia theorie linguistique de Saussure S’est établie depuis: On a beau argumenter les tennes entre un terme donne at un autre; ces tennes rastant toujours isoles, ne se touchant point, laissant entre chacun d’eux un intervalle, ilS ne peuvent jamais conespondre e certaines quantltes continues. Comment mesurer toute quantité continue par une quantité discrete? Parelllement, comment mesurar une action durable par deS images d’instants Separes? (379) 121“Le sensation n’a point dens l’eme ce développement successit du discours; at Si elle pouvait commander e vingt Douches, cheque Douche disant son mot, toutes leS ideas precedentes seralent rendues a la fois . . . . Mais au defaut de plusieurs Douches voici ca qu’on a felt: on e attache plusieurs ideas e une saule expression; Si ces expressions énergiques etaient plus frequentes, au lieu que la langue se tralne sans cesse apres l’esprit, la quantité d’idees rendue a la fois pounait etre telle que la langue allant plus vita que l’esprit, il serait force de courir apres elle“ (28). 276 122Diderot montre Ie ses talents de poeta, chaque mot de la phrase etant surdetennine par champ lexical de la vue: “l’ail” en tent que sujet, “bigenera,“ verbe definissant I’activite colorante du sujet, “de couleurs“ designant la moyen de realisation de cette activite. “[S]on discours at ses calculs“ en position d’oDjet direct place entre la verbe “bigenera“ at le complement circonstanciel “de couleurs“ se trouve investi du Semantisme visual des couleurs, evoquant en fin de compte la domination absolue du sens de la vision sur la perception de ceux qui voient. 123Elle lui rappelle l’allegorle platoniclenne de la caveme (53), at communique avec elle un scepticisme certain. 124 Voir M, Ed. Laurent Versini, Esthetique-Theetre: Tome IV, 1081 -1190. Toutes nos references e ca texte renvenont e cette edition, les numeros de pages apparaissant entre parentheses. 125 Cite par Anne-Marie Chouillet dens son “Dossier du Fils naturel at du M de tamille“ (123). Les references e son travail apperaitront entre parentheses at porteront la mention "Dossier" suivie des numeros de page conespondants. 126Nous teronS dans notre texte une distinction typographique entre d’une part Le Fils naturel, pour designer la piece tiree du texte de Diderot at representee sur scene, at, d’autre part, “Le Fils natural“ pour ranvoyer a la partie du fls naturel & [d]es Entretiens constituea par la version dramatisee par Dorval des evenements de son histoire. 127Voir le Premier Entretien: MOI. — Mais ca ton est Dian extraordinaire au theatre... DORVAL. — Et, laissez le laS treteaux; rentrez dans le salon . . . . [ ] MOI. — Mais au theatre! 277 8L3 (I) were HI 99 anew eJIOISIHI 09w 'EISOtld NE! 13 ‘SEIlOV ONIO N3 3 I O 3 W O O may/1 v7 30 SEA DBL-Ida 837 no "13801 VN 871:! 37 :Isuga tIaJadda SUOIIBO!DU! sap elqwesuel '(0861) 1019910 99 W 969 IOOIJBA -]SnOJd-UUBU.I)[09!Q enDIIIJo UOIIIDOJ suap etInpOJdeJ epJaD ep e6ad a] mSOSI 'W a] no S'U—OITG'JITQ saj sues sloped ‘94“ ue,nDsnl eeuue enbauo tuetujsanb seeupael Iuos saoerd xnep sej ‘eJeIuIeJd uogtmad Jn9| ep Jruad v (a 1:99;) “tejjgnouo eIJaw-euuvp JeISSOp a] JSIIDSUOO ‘W 6p 16 W np enb 181118 W W np SUOIIBIUBSBJdBJ 1e suompe sap [Iatep e| JnodSZl. 'enDIquo eoegd ep Injeo enb Ictnld ,eIpequo, ep 961a] sues ej JerereJd tuc; snou ‘eneaut ep eoeId ap e613] sues na ,agpeuroo, ep uoudaooaj enb Isuge ,‘xneuas, euIaJp equIoo SIoeD‘Jnoq ewaJp np uoISIA a| ‘eanBaJt auonaqa eun ta enDIquo euonaqe eun oeAa word as etsanuoo ja/uoa W sej suap enDIonD ta "jar—ntau—SIE np see a] suap ‘Iuapuedeo 'eJIpeJtuoo e| a,nbsnl sad SUOJ[,U snou ‘e6a6uaj np eIuIeSAIOd er mod ‘edroupd ep ‘pJafie Jed ‘enDIquo eoegd ep sues a] ward aI ep eJm-snos np eIuad ones a Iueurwauuota euuop Iemnouo senboer “Iorepgo ep W sap uuauueH U0!)[p9,| suap U9!]OJ9p]p BJIQOU] ne uoIIonponuI uos suacj82L (93”.) "'ODBJAI‘IO uouI Je6nl Ina] II,nD uoIeS e1 suap Isep ‘aI sad tse,u e3 — 'TVAuoo 13'1La critique de Palissot ne nous semble pas porter aussi loin que Si elle etait simplement motivee par un avis, disons, desinterasse. L’art engage a ses detracteurs. C’est notamment pour cette raison, comparable aux critiques visant l’aspect predicateur du Fils naturel, que l’ouvrage en tent que piece da theetre manque d’efficaclte. Cela dit, dans ce caS particulier, l’ampleur deS dissensions ideologiques danS le contexte historique desquelles emergea le ‘roman’ de Diderot rend la critique de celui-cl plus destructive que constructive. 132Jacques at Anne-Marla Chouillet comptant scrupuleusement leS emprunts faits par Diderot au Verp amico de l’ltalien Goldoni: Ia ligne generale da I’intrlgue, “un nombre assez grand de repllques, de jeux de scenes, de traits,“ at la progression deS Six premieres scenes du Fils naturel. llS en concluant cependant que les ressemblances, malgre leur nombre at leur precision, dameurant “insuffisantes pour creer une presomption de plagiet.“ lls ajoutant, at cela abonde dans la sans de notre raisonnement: “[S]urtout, ca qu’ont refuse de voir Freron at Palissot, c’est que Diderot . . . a voulu ecrire une piece differente, qui mit en lumiere l’originalite de son propre systeme“ (8). 133“L’Essai sur le merite & sur la vertu, n’est pas, comme on l’a dit, une imitation, mais une traduction servile de Milord Shaftesbury,. . . les Pensees philosophigues sont tirees mot pour mot du meme auteur; . . . l’lntegpretation de la nature est toute entiere dens Bacon; . . . le F ils naturel lui-meme n’est qu’une copie defiguree du Vero Amlco de Goldoni . . .“ (Dossier 107). 134L’expreSSion est de Graham Lay (147). Celui-ci souligne l’importance de l’avenement du genre Serieux e ses ramifications, au dale de la scene dramatique, vers le domaine lyrique at artistique de l’opera at du ballet. Voir e ca sujet l’artlcla de Herbert Josephs: “A War at the Opera: The Premiere of Christoph WilliDald Gli‘Ick’s lphigenie an Aulide at the Paris Opera Sets Off Yet 279 Another Storm among Paris lntellectuals,“ dont le titre evocateur rappelle la guene ‘de religion’ declaree lors de la publication du Fils naturel. Graham Lay confinne pour sa part l’influence du theetre da Diderot sur ces autres tonnes artistiques: “Both ‘dance’ (ballet) and ‘lyric theatre’ were to find their reformers: in Novena and the ballet d’action, advocated in the Lettres sur la dense of 1760, and in Gli'Ick, who was first influenced by Novena in his ballet Don Juan of 1761, and who then realized his own dramatic objectives in M (1762) and the operas of that same decade“ (348). Novena rendit an effet un hommage eclatant a l’lnfluence de Diderot en s’lnspirant du Fils naturel au landemain de sa parution, at event meme que la piece ne soit montea sur scene, pour creer deS 1758 un ballet or) ii “[mit] an scene Clairville, Constance at Dorval“ (Dossier 114) 135“" an est presque daS genres de littérature. ainsi que de la compilation generale deS lois, at de la premiere tonnetion deS villas, que c’est a un hasard Singulier, a une circonstance bizana, quelquefois e un essor du genie, qu’ils ont d0 leur naissance“ (412). On notera, sans surprise, que l’erticle «Encyclopedia» avait ete redige at inclus a la demiere minute danS le volume conceme, passant ainsi au travers deS precautions de la censure. Nous reviendrons plus longuement sur cette phrase dans le demier chapitre, sur l’Engclomle. 1fimC’est Laurent Versini, le plus recent daS editeurs de Diderot, qui presente ainsi son theatre: “on y laisse joints danS l’ordre voulu par Diderot les pieces at les ecrlts theoriques, Entretiens sur le Fils naturel at De la flsie dramatigue, qui en sont la commentaire at le prolongement an meme temps que le soubassement. . .“ (ix). Dans l’obligation de traiter d’une tacon ou d’une autre Ia tonne hybride de l’ensemble tonne par Le Fils naturel & leS Entretiens, aucun critique ne semble pourtant dépasser la Simple constatation de cette hybridite 280 pour en explorer les consequences. Dans leur introduction au fls_n_at_ur_e_l, au tome X de l’edition Hermann deS muvres de Diderot, Anne-Marie at Jacques Chouillet illustrant, cartes, la tacon dont la poetique diderotienne de la nature implique deS “phenomenes d’interaction,“ des va-et-vient entre le piece at les entretiens, mais l’ensemble apparait comme le pretexte plutbt que la matiere d’analyse de l’esthetique diderotienne portant sur deS muvres ulterleures (en particulier La Religieuse, dont est soulignee la theetrelite). La mention du “cadre fictionnel“du Fils naturel visant e etablir Ies evenements representes dans la piece comme reels, le cadre en question, qui inclut IeS entretiens, n’en evite pas moins que ce cadre, meme fictionnel, at comme tel, reste Separé de I’encadre. On pounait de maniere probante opposer a cette dernlere appreciation une discussion denidianne soulignant l’indissociabilité de ces deux elements. ll n’en demeure pas moins que les tennes memes de cette discussion, de meme que la banme theorie-pratique, posant a priori leur Separation. Calla-cl fait logiquement partie prenante du point de vua expose par Graham Lay, critique mais egalement protesseur d’art dramatique, dens son etude sur “The Significance of Diderot.“ ll adopte lui aussi un ‘Separatisme’ de principe, situant la radicalisme du Fils naturel at deS Entretiens danS leur mélange de la prose at de la theorie dramatiques, sans analyser plus loin ca mélange de genres, at se contentent de remarquer que “[t]his radical proposal was expressed in two of his earlier works, the Sonversations that followed the edition of his play The Natural Son, and the Discourse on Dramatic Poetgy, associated with a second play, The Father of the Family“ (342). James Creech, dont l’article tente pourtant de resoudra cette discussion manicheenne, ebauche encore l’ombre d’une solution e partir d’un distingue qui 281 perpetue verbalement l’opposltlon entre theorie at pratique théetrale. (“«Who will save me from myself?»: Theory and Practice in Diderot’s Theater“) Dans le dessein de reconcilier le decalage opposant Ia theorie dramatique DaSee sur la sensibilite at celle baSea sur la distanclation respectivement exposees par Diderot dans Les Entretiens sur ‘Le Fils naturel’ at dans la Paradoxe sur le comedian, Creech ecrlt an effet: “it legibility could be discovered linking the theory and practice that seem to be so much at odds in this case [L_e_l;'_iI_S n_aM_e_l], . . . it would provide a means to hinge together and to articulate the theory and practice, which as things now stand, are Simply incommensurate and disconnected“ (296). Lucatte Perol note pour sa part la persistance d’une telle opposition e travers le decalage entre l’attentlon portee de nos jours aux textes dramatiques at celle recueillie par leS “textes theoriques“: “[Qluand on S’intéresse a Diderot ou au theatre [, o]n lit surtout leS textes theoriques . . . deS . . . Entretiens sur la Fils naturel, [et du] Discours sur la poesie dramatigue, a certains egards fondateurs de notre theetre modeme“ (“Diderot at le theatre intérieur“ 35). 137Voir la chapitre que James Creech consacre a l’Engyclopedie dans Qd_e_r_o_t: Thresholds of Representation. (137-156) 138Diderot aborde cette question grece e la notion de “hiéroglypha' danS la Lettre sur les sourds et muets, faisant de ce concept le moyen ideal de communiquer la complexite des perceptions, les subtilites de la pensee ou celles de ses productions, sans le desavantage de leur decomposition par la linearlte at la fragmentation du Iangage. 139Voir Julie Hayes at son travail sur la genre Serieux, notamment dens “Subversion at querelle du trictrac: Le theetre de Diderot et sa reception“ (110). L’on comprend qu’un dramaturge soit amene a concretiser une telle Separation, 282 meme contre la volonte de Diderot. Le travail de Julie C. Hayes s’integre danS la perspective d’un interet renouvele, ces trante demieres années, pour le theetre du XVllle siecle, en particulier pour le genre dramatique dont Diderot figure de nos jours comme la premier auteur trancals a part entiere. Quel da plus ‘naturel’ que de S’attacher Specifiquement e tout texte dont Ia facture participe de maniere explicite d’une categorie qui apparait en France avec, precisement, la piece de Diderot? Cette represention parait logique du point de vue du metteur en scene, mais non du dramaturge-romancier. Le probleme est que cela fait persister avec tenaclte la Separation entre theorle at pratique. 140Lucatte Perol ecriveit voici quelques années que “le theetre de Diderot est devenu un theetre a lire, un «Theatre dans un fauteuil»“. Mais elle ajoutait: Et pourtant, que de spectacles Diderot a l’affiche, depuis une dizaine d’anneas surtout! Combien n’avonS-nous pas vu de Jagues le Fataliste, tous differents, tous fideles. Or Jagues Ie Fataliste est un roman. Combien de Neveu de Rameau, chez les plus grands, car c’est deje plus difficile. Or ca n’est pas une piece de theatre, mais qu’est-ce au juste comme genre littéraire que ce texte qui ne rassemble a aucun autre? Combien de montagnes du Reva de d’AlemDert, deS divers Entretiens, deS _C_or_1_t§, at meme des Lettres e Sophie Volland! [...] La Religieuse . . . revele par sa facture que l’auteur a transpose dans le roman la technique dramatique. (“Diderot at la theetre interleur” 36-7) De son cbte, Beatrice Didier remarque danS “Images du sacre chez Diderot“ que “les metteurs an scene at le public rencontrent souvent plus de difficulte devant une piece de Diderot que devant les montages habilement fabriques a partir de ses textes non destines au theetre,“ a la nuance pres que Le Fils natural & leS Entretiens n’etaient precisement pas destines a la scene. (202) 283 141 Nous reviendrons plus loin sur la repetition episodique et metadiscursive des evenements de “l’histoire veritable de la piece,“ evenements dont le contenu n’est donne (at encore, que partiellement) que dens “Le Fils naturel.“ ContentonS-nous pour l’instant de reprendre a notre compte une remarque de Julie Hayes dans “Diderot and the Problem of Authority in the Discours sur la poesie dramatique“: “there is no entirely innocent repetition in Diderot“ (75). 142Ce type de transgression de niveaux nanatits prend le nom de “mételapse' salon la terminologie etablie par Gerard dens figppes_ll_l, 14:SSur la notion da ‘tableau,’ voir notamment Dennis Fletcher, “Primitivisme at peinture dans les theories dramatiques de Diderot“; Michael Fried, Absogption and Theetricality: Painting and the Beholder in the Age of Diderot; Angelica Gooden, “‘Une peinture parlante’: the tableau and the drama“; Suzanne L. Pucci, “The Art, Nature, and Fiction of Diderot’s Beholder“; Peter Szondi, “Tableau at coup de theetre: Pour une sociologle de la tragedie domestique at bourgeoise chez Diderot at Lesslng“. 1441a nature s’inscrit en donc tete de tout programme de refonne du theatre, at Ie naturel S’impose danS tous les domaines du Iangage theetral, qu’il S’aglsse de la parole ou du silence, du mouvement ou de l’immobilite, de I’agitation ou de la tranquillite“ (460). Fletcher ecrlt plus loin: “Tout en eXigeant qu’un tableau vivant soit nature! at vrai, [Diderot] se rend compte que ‘la necessite pour le peintre d’alterer l’etat naturel at da Ie reduire a un etat artificiel’ S’epplique a tous les artistes, y compris au poeta dramatique [at par consequent au ‘romancier’]. Si la notion de tableau est taintee de primitivisme an ce qu’il evoque la primaute du visual chez I’homme dens l’etat de nature, elle resume aussi, de tacon contradictoire, tous les progres fait depuis la jeunesse monde dans le domaine 284 de la peinture qui font de celle-cl l’un deS symboles les plus prestigleux de la culture“ (462). 14SComme Ie remarque Beatrice Didier, “[l]a paysage que decrit Diderot est [aussi] celui d’un decor de theatre, parce que la nature est un theatre“ (“Images du sacre“ 207). 146“Je le connus, at je la trouvai tel qu’on me l’avait paint sombre at melancolique. . . . ll eteit triste dens sa conversation at dens son maintien, e moins qu’il ne parlet de la vertu, ou qu’il n’eprouvet les transports qu’elle cause e ceux qui en sont fortement eprls. Alors, vous eussiez dit qu’il se transfigurait. La Serenlte se deployalt sur son visage. Ses yeux preneient de l’eclat at de la douceur. Sa voix avait un channe inexprimable. Son discours devenait pathetique. C’etait un enchainement d’ldees austeres at d’images touchantes qui tenaient l’attantion suspendue at l’eme ravle. Mais, comme on voit le soir, en automne, danS un temps nebuleux at couvert, Ia lumiere s’echapper d’un nuage, Driller un moment, at se perdre an un ciel obscur, bientet sa gaiete S’eclipsait, at il retombalt tout a coup dans la Silence at la melancolia“ (1081). 147Diderot reviendra sur cette meme strategie eu milieu du conte intitule Q deux amis de Bourbonne, un personnage peripherique a l’histoire centrale (comme Moi dans Le Fils naturel et les Entretiens), definlt au cours d’une lettre se rapportent e cette histoire (comme les entretiens entre Moi at Dorval), trois sorteS de contes (comme les trois sorteS de genres dramatiques de la comedie, de la tragedie at du drame Serieux), dont en particulier le “conte historique“ dans la definition duquel se retrouvent bien das details communs au drame Serieux. “[L]a nature [y] couvrira Ie prestige de l’art, at [l’auteur] setlstera a ces deux conditions qui semblent contradictoires, d’etre en meme temps historian at poeta, véridique et menteur.“ La strategie de Diderot rejoint donc celle du “conte 285 historique“ puisqu’ “il a pour objet la verite rigoureuse; il veut etre cru; il veut interesser, toucher, entrainer, emouvolr, faire frissonner la peau at couler leS larmes; effets qu’on n’obtient point sans eloquence at sans poesie“, mais que dans le meme temps, il dolt ne pas reveler Ia fiction de ces evenements: “ll parSemera son récit de petites circonstancas Si liees a la chose, de traits Si simples, Si naturals, at toutefois Si difficiles e imaginer, que vous serez force de vous dire en vous-meme: «Ma foi, cela est vrai; on n’invante pas ces chases-Ia» . . ." (II: 480). 148Lysimond constitue en fait l’exception a cette distribution puisque I’epllogue revele qu’il mourut avant de participer e la representation commemorative des evenements l’ayant reuni a ses enfants. Quoi que l’idee premiere de ce retour theetral vars la realite soit son muvre, il ne finit pas par jouer son propre personnage. ll reste en tant que tel unldimensionnel. De l’autre cOte de la realite, I’homme qui remplace Lysimond lors de la representation, at qui la fait avorter, n‘apparait que dans la dimension d’acteur, an d’autres tennes, que dans le rele et la fiction du pere. Nous reviendrons plus loin sur la distinction entre Lysimond at sa doublura. 149Diderot regrette ce cete instantane at trop partie dens sa critique du portrait de Van Loo: Mes enfants, je vous prevlens que ce n’est pas moi. J’avais en una joumee cent physionomies diverses, salon la chose dont j’etais affecte. [...] J’ai un masque qui trompe l’artiste, soit qu’il y ait trop de choses fondues ensemble, soit que les impressions de mon ema se succedant tres rapidement at sa peignent toutes sur mon visage, l’mil du peintre na me retrouvent pas le meme d’un instant e l’autre, sa teche devienne plus difficile qu’ll ne la croyait. (IV: 532) 286 Le probleme de la representation de la realite tel qu’il se pose an peinture repete les donnees de cette representation, at de la representation tout court, dans tous les arts. 150“Voici nos entretiens. Mais quelle difference entre ce que Dorval me disait, at ce que j’ecrisl... Ce sont peut-etre laS memes ideas; mais le genie de I’homme n'y est plus... C'est en vain que je cherche an moi l’expression que le spectacle de la nature at la presence de Dorval y taisaient. Je ne la retrouve point; je ne vols plus Dorval. Je ne l'antends plus. Je suis seul, parmi la pouSSiere des livres at danS l'ombre d'un cabinet... Et j‘ecris deS lignes faibles, tristes, at troides“ (1 126-1 127). 151Marien Hobson explique dans ses “Notes pour leS ‘Entretiens sur «Le Fils naturel»’“ qu’un certain Claude Villaret aurait pris part a la polemlque entourant la theoria du drame bourgeois sous ce nom. (207) Elle souligne la contusion entretenue par Diderot entre la fiction et la realite dans les Entretiens, en remarquant par exemple que “[n]on seulement Le Fils naturel se passe e Saint- Gennain-en-Laye, mais il y est bal at Dian represente sur scene pour la premiere fois“ (207). Cela dit, at quoiqu’elle rattache la confusion mentionnee plus haut aux “techniques rebattues du roman contemporain“ (206), c’est sans inclure la piece comme partie integrante de l’entreprise mystlficatrica diderotienne. 152Nous avons deje mentionné Suzanna Pucci at son article “The Art, Nature, and Fiction of Diderot’s Beholder.“ ll taut ici rendre hommage a Michael Fried at a son ouvrage Absogption and Theatricallg: Painting and the Beholder in the Age of Diderot, dens lequel ll développe la notion d’absorption du spectateur dans le spectacle dont S’inspire largement l’article da 8. Pucci. La connotation de protondeur inherente au phenomena de l’absorption “Spectaculaira“ constitue 287 I’equlvalent pictural de la transgressivité nanatologique du passage du niveau da la nanation a celui du récit. 153Julie Hayes aborde Ie personnage de Dorval par sa “négativité” dens sa discussion de I’ideologie du moi social dans le drama Serieux. (“Le Theetre de Diderot at sa reception“ 106-107). 154Pour diverses interpretations de cette absence, voir les articles de Jay Caplan, James Creech, Julie Hayes ou Suzanne Pucci sur Le Fils naturel et/ou Les Entretiens. 155Pour une analyse importante de la notion d’autorite chez Diderot, voir, en plus de l’article de Julie Hayes sur De la @818 dramatigue, le travail de Caryl Lloyd intitule “Illusion and Seduction: Diderot’s rejection of traditional authority in works prior to Le Neveu de Rameau.“ Elle y consacre quelques pages eclairantes au Fils naturel & leS Entretiens ainsi qu’au Pere de Famllle at e gala mesie dramatigue. 156Ce decoupage quelque pau clinique a le merita da reveler la mecanlsme verbal sous-jacent au texte d’ensamble d’une multiplicite de voieS raprésentationnelles explorees par Diderot, multipliclte qui n’est pas sens rappeler le relativisme inherent aux diverses voix transcrites dans la facture de tagging a la Lettre sur les sourds at muets. PlusieurS locuteurs y presentaient en effet leur vision respective du sujet traite dans la lettre originale, dont le texte que nous pouvons lire aujcurd’hui constitue deje une version modifiee par les conections y integrant les opinions des libraires at autres amis bien intentionnes. 157 Dans la mythologie freudienne, Ia tete de Medusa constitue de tacon similaire una representation diffractee de la figure matemelle castratrice. Le seul moyen pour la moi de faire face e cette vision ettreyante est de la 288 considérer de maniere indirecta, greca au Doucliar-miroir du jeune Persee qui, dans la mythologie, diffracte cette vision vars Medusa at pennat son aneantissemant. Dans Le Fils naturel at les Entretiens, cette diffraction S’eftectue donc grece aux multiples discussions entre Dorval at Moi. 1580ette attitude de Dorval reflete de l’interieur l’opinion de Diderot, connue at rendue publique dans les joumaux de l’epoque at dens MW, sur la ‘represantabllite’ du Fils natural at [d]es Entretiens. 159Laurent Versini precise an introduction e l’Eloge de Richardson (IV: 153-54) que “Egrpefi remonta a 1741 -42 (1742 en francais), Slarissa Harlowa a 1748 (1751 pour la traduction de l’ebbe Prevost), Grandison e 1753-1754 (1755-1756 pour la traduction de l’abbe Prevost)“ at que “Diderot lit Ie texte anglals chez d’Holbach a l’automne 1760.“ 160" ne S’agit pas ici de tracer un parallele entre Diderot at Dorval. Plusleurs l’ont fait, e notre avis sans autre resultat que de diminuer l’ambiguité de l’ouvrage de Diderot dans sa mise en texte du tandem fiction-realite. D’autre part, dans la lignee de notre hypothese de reflexion sur la fluidite des categories genrologiques en particulier, at de toutes classifications en general, una telle equivalence entre I’homme at l’ceuvra irait a contra-sens du dessein qu’avait Diderot en melant fiction at realite dens son “espece da roman.“ L’inévitabilite de l’expression d’ldées cheres e Diderot dens cet ouvrage n’est cartes pas a mettre en doute. Cela dit, elle n’en justifia pas, salon nous, de tirer deS conclusions trop rapideS, dont le dogmatisme implicite ne servirait qu’e devalorlser sans grand profit le coaur de son ouvrage “la poetique of: la verlte est misa sans cesse en parallele avec la fiction“ (1033). 161Voir le section XXI consecree e ca sujet dens De la poesia dramatigue (1336-1344). 289 162Le joumaliste finit par approuvar a posteriori les hesitations da Diderot a confier la piece e la scene de la Comedie francaise: “L’auteur avertit qu’ll n’a point ose la donnar aux Comedians, parce que les spectateurs pau accoutumes a cette sorta de tableaux, a quelques expressions, at surtout aux scenes muettes se seralent difficilemant pretes e l’illusion. Nous n’avons pas de peine a le croire, & certainement l’auteur S’est epargne un desegrement“ (Dossier 105). 163Peter Szondi fait aussi reference aux affinites existant entre Diderot at Richardson: Les raisons de ce realisme sensible, toume vars la tamille, apparaissent plus clairement dans les pages que Diderot a consacrees e Richardson. . Diderot fete ce realisme at sa proximite de la nature parce que ces deux qualites lui apparaissent comme l’action liberatrice d’un genie face au neo-classicisme du rococo, antiquisant ou s’abandonnant aux lointainS teariques qui etaient de mode au XVllla Siecle. Le culte de la vertu joue un role non moins decisif dens cette affinité qu’il sentait entre aux deux. (7) 164Monique Moser-Veney defend l’opinion que Diderot pretere la drame comme mode d’expression propre a poursuivra “l’exaltation de la vertu at la peinture de I’eme,“ par opposition a un Rousseau plus oriente vers le roman, par exemple. Elle reconnait cependant que Diderot “pretere le recit dans un premier temps pour tenter une dramatisation par apres“ (315). 165Et cela malgre Ie Dian-tonde indiscutable de ce point de vue centre sur la piece at non sur I’ensemble de la piece at des entretiens. Son echac textual dans le courS du roman opera une mise en abyme par anticipation de l’echec de sa mise en scene sur les planches. 290 166Suzanne Pucci remarque dans le cadre de son article sur la famille bourgeoise et la place de l’inceste dens son evenement, “the near ‘mlstake’ [of incest] becomes in effect a necesssary dramatic and textual strategy.“(272) 167L’analyse de I’inceste imaginaire de Carol Shannan montre ainsi la fluidite deS “releS,“ e la base du drame bourgeois, que jouant les deux couples protagonistes. Ces rOIaS les font passer altemativement da la fonction de parent a enfant (Dorval vis-e-vis de Clairville, ou Constance viS-e-vis de Rosalie, dens leur rOIe respectit da conseiller raisonnabla, mais aussi Dorval viS-e-vis de Rosalie lorsqu’il l’invite contra sa volonte a suivre la rectltude vertueuse de son engagement a Cleirville; Dorval at Rosalie viS-e-vis de Cleirville at Constance qui Ies hebergent sous leur toit dens l’autre sens) en diverses configurations qui mettent en relief Rosalie comme objet principal de l’inceste, at Dorval comme son agent moteur. Dans le meme sens, le travail de Beatrice Didier sur la sacre montre la fluidite de ce terme: “Ie fait meme qu’un mot soit susceptible de definitions diverses prauve bien cette faculte de glissement, da transfert dont nous voudrions precisement analyser le mecanlsme chez Diderot“ (193). 168Voir l’artlcle de Suzanne Pucci pour qui “The family as a heuristic device is than even further extended to embrace all individuals of Enlightenment society through terms belonging “originally" to the intimate domestic sphere“ (281). 169Nous avons pu consulter une edition originale de l’Engclogdie e la bibliotheque de Michigan State University. Nous indiquerons Ies references deS articles consultes dans cette edition, chaque fois que nous citerons un article pour la premiere fois, par numero de volume en chiffres romain suivi des numeros de pages en chiffres arabes; toute reference ulterieure ne mentionnera que le titre da l’article conceme. En raison de la frequenca avec Iaquelle nous renvoyons au Prosflus de l’Engclogdie (211-227) at a l’artlcle 291 «Encyclopedia» (363-436), mais également en raison de la Iongueur de ces textes, at da la facilite de manipulation, leS numeros de pages des references a ces deux textes, tous deux da Diderot, renvenont au volume I de l’edltion Versini des m de Diderot. Elles saront indiquees entre parentheses dans le texte. Les references au “Discours preliminaire“ redige par d’Alembert apperaitront de meme, at renvenont a (REFERENCE). 170Le libraire Lebreton prit sur lui g’ed_lter da nombreux articles, sans consulter Diderot ni ses associes, d’ou un retardement dans la publication de certains volumes encyclopedlques. 171 Nous conservons l’orthographa d’epoque pour les articles consultes dans I’edltlon originale de I’Engclogdie. 17"“Pour une discussion plus tormelle de l’ordre alphabethue dans I’epistemologie des Lumieres, voir Davidson, Hugh M. “The Problem of Scientific Order Versus Alphabetical Order in the Enpycloggie“. 173La didactique deS languas (et des languas etrangeres) se structure de nos jours autour de cette idea d’une partonnance linguistique toujours ldlomatique at an rapport de decalage par rapport a une nonne impossible at identifier. Diderot aborde deja ce probleme dans la Lettre sur leS aveugles, notamment lorsqu’il met sur le meme plan cognitif un etre humain prive de l’un de ses sens at devant compenser cette privation par un Iangage metaphorique, at un debutant de langue etrangere force d’utiliser des ressources limitees mais parfois creatives. L’articla «Figure» (VI: 762-771), dens sa partie rhetorique redigee par Dumarsais, auteur d’un traite sur les tropes, presente le Iangage (at donc le Iangage figure) comme ne du besoin d’etablir la communication entre les etres, et passant obligatoirement par l’utillsation de metaphores pour exprimer des ideas n’ayant pas de terme propre conespondant (c’est aussi la procede da Ia 292 catachresa). On notera que la premiere section de cet article est consacre au Iangage de la theologie, et principalament au mauvais usage qui an est fait par les ecclésiastiques, avec pour consequence de rendre Ia Bible incomprehensible. 174Refonne dont la drame bourgeois se fit l’echo avec sa theorie de la pantomime, i.e., du Iangage corporal propre a exprimer IeS passions at les vertus da chacun. 175Malgre cette affinnation repetee du conventionnalisme linguistique, Diderot penche explicitement en plusieurs endroits, danS «Encyclopedia» at dans la Lettre sur leS sourds at muets, notamment, en faveur de la superiorite du francais sur les autres languas, debat tres en vigueur tout eu long du siecle, at qui sera couronne en 1784 par Rivarol at son fameux “tout ce qui n’est pas clair n’est pas francais“ dans le Discours sur l’univarsalite de la langue francglse. 176Cette conception se donne a lire avant l’heure an tennes aujourd’hui associes e la linguistique saussurlenne, tondee sur la notion d’une matiere langaglere “discrete’ dont la discontinuite se trouve an decalage avec le continuum de la realite, de l’experience, de l’action ou de la pensee qu’elle slgnifie: On a beau argumenter les tennes entre un terme donne at un autre; ces tennes rastant toujours isoles, ne se touchant point, laissant entre chacun d’eux un intervalle, ils ne peuvent jamais conespondre e certaines quantites continues. Comment masurer toute quantité continua per una quantité discrete? Parelllement, comment mesurer une action durable par deS images d’lnstants Separes? (379) 177L’explication du systeme des connaissances humaines Ie suggere en parlant de l’histoire sacrea comme domaine de recherches appartenent a la philosophia 293 (ou science) au meme titre que l’histoire de la nature at que l’histoire deS hommes, repondant par consequent e une certaine organisation, ainsi qu’e un certain nombre de principes tondamentaux. A ce titre, la religion se montre torcément arbitraire, tout comme aucun systeme, da l’aveu de Diderot lui-meme, ne saurait echapper a l’arbltraire. 1780a manifeste encyclopedique S’applique tout particulierement aux genres littéraires avec la notion de miméSiS, mais on voit également a quel point la dynamique de l’etablissemant des categories génériquas suit de pres celle de l’etabllssament deS lois. (412) 179On notera dans ce passage la rouerie rhetorique du philosophe qui encense, tout en la refutant par la logique de son raisonnement, la position “sublime“ de la theologie. D’un cbté, Diderot confinne en effet l’existence de cette “science“ at semble lui accorder tout le credit dont elle pounait avoir besoin de la part d’un de ses opposants supposes. D’un autre cbte, il expose clairement leS a prion’ dogmatiques dont on se rend coupable e trop affirmer la verite, ou la suprematia de cette theologie, ce qui reviendrait e privilegier I’arbitraire d’un systeme sur celui d’un autre. Avec la nature, point de systeme a priori. La philosophe pousse plus loin en suggerent: Le seul d’ou l’arbitraire serait exclu, c’est comme nous l’avonS dit dens notre Prospectus, le systeme qui existalt de toute etemite danS la volonte de Diau. Et celui cu l’on descendrait de ce premier etre eternal a tous les etres qui dans la temps emanerent de son sein, ressemblarait a l’hypothese astronomique dens Iaquelle Ie philosophe se transporte an idea au centre du soleil, pour y calculer des phenomenes deS corps celestes qui I’environnent; ordonnance qui a de la Simplicite et de la grandeur, mais e Iaquelle on pounait reprocher un defaut important dens 294 un ouvrage compose par deS philosophes, at adresse a tous les hommes et a tous les temps: le defaut d’etre lie trop etroitement a notre theologia . . . . («Encyclopedia» 394) Une telle atfinnation souligne I’elaboration d’un systeme theologique objectit comme une construction imputable a l’orgueil de I’homme, a sa pretention de se hisser e la hauteur de Diau, at par suite, enterlne en realite la position herethue soutenue notamment par l’Anglais Shattesbury at reprise per son traducteur francais Diderot. 180Voir le repertoire biographique sur les encyclopedistes dens Franz at Serena Kafker, The Engrcloppdists as Individuals. xv-)o