THESlS 2000 This is to certify that the dissertation entitled L6 ze’a'r {uTEIZDaT EN FRANCE Au xme eiécle, i presented by i I Lulu}: HABIA (7500662590 Flo/Rim I l has been accepted towards fulfillment of the requirements for g b .\2, degree in fif‘fl/‘k LJ’iC (Wig $3; Major professor Date W? MS U is an Amrmau‘w Action/Equal Opportunity Institution 0- 12771 LIBRARY Michigan $18M University. PLACE IN RETURN BOX to remove this checkout from your record. To AVOID FINES return on or before date due. MAY BE RECALLED with earlier due date if requested. DATE DUE DATE DUE DATE DUE 0E? l 51 2082 6m cJCIRCIDmoDuepes-p. 15 LE RECIT INTERDIT EN FRANCE AU XVIIIe SIECLE by Lucia Maria Figueiredo Flérido AN ABSTRACT OF A DISSERTATION Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY Department of Romance and Classical Languages 1999 ABSTRACT LE RECIT INTERDIT EN FRANCE AU XVIIIe SIECLE by LUcia Maria Figueiredo Florido In this dissertation, we analyze some of the most relevant pornographic novels from Eighteenth-century France. We establish the correlation between the pornographic narrator as being the embodiment of the Enlightenment’s main beliefs in what concern nature, sexuality and the exercise of freedom. We also determine in which ways the structural and thematic characteristics of enlightened pornography reflect its age's literary, philosophical and political points-of—view. Finally, we describe how non-pornographic texts and engravings from the Eighteenth-century portray these same fundamental issues. The main critical approach used in our interpretation of the novels is the Reader- Response criticism, a branch of the Reception Theory elaborated by Wolfgan Iser and presented in The Act of Reading. Since the early 80’s, relatively few but highly significant critical studies such as The Invention of Pornography, edited by Lynn Hunt, or Ces livres gu’on ne lit gue d'une main, by Jean Goulemot, have been written on the subject of pornographic literature in France during the Eighteenth—century. In our thesis, we employ these critical texts as a foundation and continue by expanding on important points not yet fully developed. ACKNOWLEDGMENTS I thank Professor Porter, Professor Ahmed, Professor Meyering for their insightful comments and suggestions. My deep gratitude to Professor Josephs, my director, who guided me throughout the writing process and consistently assisted me in difficult times. iv TABLE OF CONTENT 1. Introduction 1.1. Curiosité et Lumieres 1.2. Investigation étymologique: profusion de termes et imprecision de sens 1.3. Pornographie, les modernes acceptions du terme: definition, caractérisation et censure 2. Curiosité et Lumieres: 1e désir de savoir le désir 2.1. Connaissance et jouissance: voyeurisme, exemple et apprentissage 3. Voyeurisme et jouissance 3.1. Lire et voir: le ménage a trois imaginaire 3.2. Des mots aux images: le texte et ses gravures 4. Le corps qui se découvre: prostitution, écriture et identité 4.1. Voix feminine, perspective masculine 4.2. Les mémoires de bordel: du plaisir du corps au plaisir du texte 5. Conclusion Bibliographie 1 . INTRODUCTION Dans cette these, il sera question d’analyser le role attribué a la curiosité, au regard voyeur et aux protagonistes du sexe féminin dans le récit pornographigue du XVIIIe siécle en France, dont les problemes relatifs a la nomenclature seront discutés plus tard. L'approche théorique choisie pour diriger notre recherche, développée par Wolfgan Iser et présentée dans The Act of Reading (1978), s’intitule "reader—response criticism." Elle prend en consideration les impressions produites par le texte sur le lecteur isolé.1 Il s’agit pourtant ici d’élargir cette définition afin d'inclure l'effet créé par la narration obscene sur les personnages qui la composent ou l’entendent raconter, car ces derniers, a l'image du lecteur, se révelent, eux aussi, séduits par le texte. Le texte obscene des Lumieres se construit d'habitude sous la forme de mémoires, ou les narrateurs racontent leur initiation sexuelle et leurs subséquentes aventures libertines. Le Bildungsroman demeure un genre capital dans la littérature francaise du XVIIIe siecle et l'investigation du moi reste aussi importante gue l’enquéte de l’autre ou du monde ou l’on vit. Cela dit, 1e récit a la premiere personne, ou le narrateur décrit l’évolution de son caractere et narre un processus d'apprentissage quelconque (de l’amour, de sa propre culture, d’une culture étrangere, etc.) foisonne tout au long du siecle et demeure indissociable du mouvement des Lumieres. Le besoin de tout connaitre va de paire avec le besoin de se connaitre. Le récit pornographique est un Bildungsroman ou les narrateurs dépeignent leur épanouissement en tant que libertins, leur découverte du plaisir et l’apprentissage d'un infini de techniques sexuelles. Différemment des autobiographies traditionnelles, celles-ci ne se concentrent pas sur la relation entre l’univers intérieur des narrateurs et les événements extérieurs. Les personnages obscenes se réduisent a des corps en action guides par un désir inassouvissable de jouir. Pourtant, si leurs histoires restent souvent au niveau superficiel et si leurs aventures se limitent a une suite de moments passes au lit, 1e message qu'ils communiquent dépasse la banalité de leurs caracteres. L’importance du Bildungsroman pornographique advient du fait qu’il raconte un processus d'apprentissage beaucoup plus universalisant et qui touche a fond la pensée des Lumieres: le passage de l'enfance a la maturité sexuelle vécu a des niveaux différents par les hommes et les femmes d’alors. Cette evolution sera accompagnée d’une validation de la sexualité, qui recevra désormais un intérét particulier de la part des philosophes et des scientifiques. Les romans obscenes du XVIIIe siecle resterent longtemps inaccessibles et avec eux 1a possibilité d’étudier leur contenu. Vu que les ouvrages enfermés dans la section dénommée "l’Enfer" de la Bibliotheque Nationale de Paris ne se trouvent a la disposition du public moyen que des 1980 (quand "L’Enfer" a été aboli), c’est seulement a partir de cette date que leur réédition commence a se faire de facon plus réguliere.2 Les nouveaux tirages des textes jusqu’alors interdits sont simultanés a une réappréciation de leur contenu et de leur importance par rapport a la période ou ils ont été d'abord publiés. Ainsi, depuis trés récemment, la critique universitaire s’est rendu compte que la littérature obscene peut beaucoup instruire sur la société qui l’a écrite et lue, surtout au niveau de l'histoire des mentalités. Au cours de cette derniere décennie, des ouvrages fondamentaux au sujet de la littérature pornographique du XVIIIe siecle ont été publiés en France et aux Etats-Unis. Parmi les titres les plus influents, on compte: Ces livres gu’on ne lit que d’une main, par Jean Goulemot (1991), Engraven Desire, par Philip Stewart (1992), The Invention of Pornography, une compilation d’articles organisée par Lynn Hunt (1993) et The Forbidden Best-Sellers of Pre- Revolutionary France, par Robert Darnton (1995). Le livre de Jean Goulemot annonce une théorie de la littérature pornographique, qui commence a peine a étre redécouverte. Grace a cette étude novatrice des caractéristiques du récit obscene du XVIIIe siécle, il est possible de retrouver l'importance d'une gamme de textes d’habitude ignorés ou déconsidérés. Dans son livre, Philip Stewart analyse l'aspect visuel du texte obscene en parlant spécifiquement des illustrations qui accompagnaient certaines éditions. Il reprend et amplifie les recherches de Goulemot en faisant un examen détaillé des images souvent présentes dans les récits du genre. Les articles réunis par Lynn Hunt offrent a leur tour un apercu tres varié et assez complet des aspects les plus importants de la littérature pornographique des Lumieres. Les auteurs y discutent, entre autres sujets, la typification des personnages féminins, la relation entre sexe et pouvoir, et le lieu du discours obscene dans le contexte littéraire de l’époque. Enfin, Robert Darnton a beaucoup contribué a une comprehension plus vaste de l’importance de la pornographie a l’Age des Lumieres avec la publication de plusieurs livres et articles sur le sujet. En analysant les relations entre la presse, la censure, 1e marché de livres clandestins et l'influence du texte obscene sur son lecteur, i1 nous a aidé a comprendre jusqu’a quel point la pornographie reste attachée a une facon de penser a la fois libertine et libertaire. Les textes obscenes des Lumieres révelent ainsi toute leur portée lorsqu'ils sont redécouverts par les critiques du XXe siecle. Ceux-ci se trouvent a la base de notre argument, qui essaie de rapprocher les aspects littéraires, artistiques et historiques des textes obscénes du siecle des Lumiéres. Alexandrian, dans son Histoire de la littérature érotigue, parle de l’Ancien Régime comme "L'Age d'Or du libertinage" sans cependant oublier l’énorme influence exercée par les devanciers de l’age classique. Ceux-ci écrivirent des textes qui connurent un succes considerable non seulement au moment de leur premiere edition, mais aussi tout au long du siecle. Comme exemple, on cite l'anonyme Lg source du gros fessier des nourrices (1610) ou Les heures perdues d'un Chevalier frangais (1615), attribué a René de Menou. Les chefs-d’oeuvres du genre, qui inspirent les conteurs du XVIIIe siecle, datent pourtant de la deuxieme moitié du XVIIe siecle. L’occasion perdue découverte, piece attribuée a Moliere, circula a Paris en 1650, L’école des filles ou la philosophie des dames, par Michel Millot l’ainé, date de 1655, et le scandaleux Vénus dans le cloitre, par Barrin, fut publié en 1683. Parlant spécifiquement des textes pornographiques qui datent de la fin du XVIIe et du XVIIIe siecles-—moment capital ou les romans du genre s’épanouissent et se définissent--Lynn Hunt conclut que: early modern pornography reveals some of the most important nascent characteristics of modern culture. It was linked to free-thinking and heresy, to science and natural philosophy, and to attacks on absolutist political authority.3 L’importance des écrits obscenes francais de l’Age des Lumieres provient d’abord du fait qu’il demeure difficile de démarquer la frontiere entre les aventures sexuelles des personnages d'un coté et la critique de moeurs ou l'enquéte philosophique de l’autre. D’ailleurs, comme l’affirme Robert Darnton par rapport a ce sujet: Bref, As carnal knowledge works its way into cultural patterns, it supplies endless material for thought, especially when it appears in narratives --dirty jokes, male braggadocio, female gossip, bawdy songs, and erotic novels. In all these forms, sex is not simply a subject but also a tool used to pry the top of things and explore their inner works. It does for ordinary people what logic does for philosophers: it helps make sense of things. (65) les romans pornographiques des Lumiéres servent de témoins a l'évolution d’un systéme de pensée qui aura lieu tout au long du siecle et ils se prétent d’ailleurs a l'essai de ce systeme dans le domaine de la fiction littéraire. Les personnages obscenes menent une vie réglée par la raison et le plaisir, rejettant ainsi les valeurs morales (comme par exemple la décence et l’ascétisme) qui empéchent la poursuite d’un bonheur plutot séculier, opposé a l’idée chrétienne de bonheur spirituel. Cela étant, l'apogée des Lumieres arrive en France simultanément a l’apogée de la pornographie, car: It hardly seems coincidental that the rise in pornographic publications in the 1740’s also marked the beginning of the high period of Enlightenment as well as a period of general crises in European society and politics. The year of 1748, so rich in pornographic publications, was 6 also the year of publication of Montesquieu’s L’esprit des lois and La Mettrie's L'homme machine. (Hunt, 33) En plus, i1 faut ajouter que "the pornographers of the eighteenth century used sex to express all the key ideas of the Enlightenment: nature, happiness, liberty, equality." (Darnton, 68) Dans le cas spécifique des romans analyses dans cette étude (Dom Bougre. le portier des Chartreux, Therese philosophe, Le rideau levé ou l’éducation de Laure, Tableaux des moeurs du temps, Le diable au corps, Le doctorat impromptu, Le libertin de qualité on ma conversion, Margot la ravaudeuse et La cauchoise ou mémoires d’une courtisane célébre), les protagonistes découvrent une nouvelle facon de vivre leur sexualité qui parfois s'oppose radicalement aux regles imposées par leur milieu ou leur croyance. Dans un effort de libérer 1e corps et le raisonnement par la pratique de l’acte sexuel, les personnages réinterprétent le milieu social qui les environne ou contestent les préceptes religieux a partir d’un point de vue inspiré essentiellement de la philosophie sensualiste de Locke, Bonnet, Helvétius, Condillac, ainsi que de la théorie de l'homme machine, concue par La Mettrie.4 Ils soutiennent l’idée que "toute connaissance provient des sens" ou, selon l'auteur, "all our knowledge comes from sensation and reflection."5 La plupart des personnages des textes précités ne s’occupent pas pourtant a réfléchir sur le role des sens dans l’acquisition du savoir 7 empirique. Ils éprouvent tous, et surtout les jeunes adolescents, les consequences immédiates de l'acquisition de cette connaissance tangible au niveau physique. Le savoir charnel nouvellement acquis provient, souvent, de leur curiosité, poussée par le désir conscient ou inconscient de jouissance sexuelle. En plus d’illustrer que la quéte de bonheur spirituel sera peu a peu transformée en volonté immédiate de satisfaction charnelle, les textes pornographiques des Lumieres nous offrent aussi 1a possibilité de pénétrer par la lecture une facon révolutionnaire en France au XVIIIe siecle d'envisager le corps et le désir. La comprehension du corps en tant qu'objet désirant et source premiere de satisfaction est simultanée a la conception du monde materiel en tant qu’endroit ou le désir peut trouver l'occasion de se réaliser. Le roman, devenu miroir sensible de la réalité, reste toutefois, par rapport a cette derniere, 1e seul endroit ou la jouissance se concrétise sans entraves, surtout pour la femme, car, en effet, "the eighteenth century [can be seen] less as an age of erotic pleasure than as a new era of sexual anxiety."6 Cette angoisse provient dabord du choc entre morale et désir, ou, plus spécifiquement, entre ce que l'on a envie de faire, ou ce qui semble possible d’étre fait, et ce que l’on peut faire en effet a l'intérieur d’un cadre social souvent contraignant. Le roman érotique, alors, reflete une liberation de l’imaginaire littéraire et demeure un des seuls endroits ou les mots liberté, égalité, fraternité s'exercent pleinement, ignorant les barrieres de sexe, de classe ou d’orientation philosophique. 1.1. Curiosité et Lumieres Le mot curiosité, du latin curiositas, voulait d’abord dire spip ou inguiétude.7 Sentir de l’inquiétude par rapport a l'état de quelqu'un ou de quelque chose implique un manque essentiel d’information de la part de celui qui s'inquiete. Au XIIIe siecle, le sens du mot apparait déja beaucoup élargi: il signifie appétit, avidité, soif de connaitre, associant ainsi le savoir du curieux aux besoins corporels ou, plus précisément, a l'idée d’alimentation. Il est presque impossible de ne pas admettre que l'homme est devenu homme parce qu’il était le plus inquisiteur des animaux. Cette curiosité "originelle" donne naissance a une sorte d’enquéte scientifique et technique assez primitive, qui se réalisa d'abord par le moyen de la simple confection d’outils associés directement a la survivance du groupe. Ainsi, l'homme est d'abord curieux d’apprendre comment i1 peut devenir plus puissant que les autres créatures et, en outre, plus capable d’apprivoiser la nature pour mieux satisfaire ses besoins immédiats. L’évolution de l'espece est ainsi liée de pres a la maitrise du milieu naturel, consequence a la fois des investigations perpétrées par l'étre humain et de son l'ingéniosité. La curiosité, donc, est le sentiment qui nous pousse a chercher de la nourriture (dans l'acception la plus large du terme) et, ensuite, a trouver des moyens materiels d’en obtenir. Curieux, a son 10 tour, est celui qui s’intéresse a quelque chose, en somme, qui recherche et qui cherche. Un autre sens du mot qui ne doit pas étre négligé est celui de badaud, puisqu’ici, a l’image des personnages des récits pornographiques, la connaissance provient directement de l’action de voir. Badaud est celui qui s'arréte pour regarder, par exemple, un événement pittoresque au milieu de la rue, qui observe des scenes qui ne le concernent pas directement, mais qui se jouent devant ses yeux et captivent son attention. Le mot badaud fonctionne aussi comme un adjectif, étant alors utilisé pour faire référence a un genre particulier de curieux, a un curieux par hasard, tout a fait ingénu, dont la curiosité est en principe plutot un produit des circonstances extérieures que d'un désir latent de dévoiler des secrets. Cette sorte de curieux, dont les yeux percoivent la réalité sans les masques d'une pensée pervertie par le raffinement des moeurs, apparait partout dans les romans des Lumieres. Jacob, dans Le paysanpparvenu de Marivaux, sert d’exemple pour illustrer le curieux naif et badaud dont la facon de voir la vie et les étres met en marche une satire mordante de la société. Comme l’écrit Herbert Josephs par rapport au role de l'innocence dans les écrits du XVIIIe siécle et, plus spécifiquement, chez Marivaux: "Jacob's directness and freedom from restraint have the effect of exposing, by the dynamics of contrast, the paralysed institutions of the mind."8 D’autres personnages, comme le Candide de Voltaire, la Péruvienne de 11 Grafigny et les Persans de Montesquieu illustrent, eux aussi, l’importance du regard ingénu et badaud, et en derniere instance, critique, dans la littérature de l’époque. L’Age des Lumieres ne peut pas étre dissociée d’un effort continuel d'érudition qui a son origine dans une curiosité inlassable. Cette quéte de savoir se manifeste dans le comportement de l’homme de sciences et des savants en général. D'apres Ernst Cassirer, le désir de savoir et la curiosité intellectuelle sont les principaux soutiens d’un mouvement complexe ou toutes les connaissances préalables doivent étre mises en doute et réconsidérées a partir des nouvelles prémisses de base purement 9 Peter Gay fait mention lui aussi du sens scientifique. général de curiosité qui influence la pensée intellectuelle de l'époque.10 Cela étant, la curiosité caractérise 1e siecle en tant qu'un moment on les yeux-—et les mentalités—- s’ouvrent volontiers aux découvertes. Cette curiosité met a nu des sujets qui demeuraient auparavant voilés par les préjugés ou par l’ignorance et elle contribue souvent a élargir le champ des connaissances humaines, en favorisant l’épanouissement de la philosophie, des arts et des disciplines scientifiques. On peut apercevoir l'inépuisable curiosité des Lumieres soit dans le désir qui anima les recherches, soit dans le regard pénétrant nécessaire a chaque pas d’une analyse, soit encore dans les nouveaux outils qui permirent aux yeux de mieux voir ce qui était 12 trop petit ou trop loin grace au perfectionnement d'instruments qui rendirent la vue tout d'un coup omnivoyante, comme, par exemple, 1e microscope et le télescope. L’oeil du savant dévoila ainsi, croyait—on, les secrets de la nature, éliminant l'erreur et les fausses convictions par l'intervention de la raison critique et de l’expérimentation. Quand on lit des textes qui traitent la philosophie, l'histoire, la littérature ou les sciences de l’Age des Lumieres, certains mots--par leur constance--nous sautent aux yeux. C’est le cas des mots investigation, penetration, classification, expérimentation, observation, exploration, découverte et d’autres qui appartiennent au méme champ sémantique. Tous ces mots communiquent directement ou indirectement une volonté identique d'examen, d'analyse et de critique, et servent, chacun a sa maniere, a donner un sens plus précis a la quéte de savoir qui caractérise l’époque. Le Micromégas de Voltaire semble faire la synthese de ce systeme, qui transpose a la littérature des sujets antérieurement particuliers aux sciences on a la philosophie, d'ou 1e terme conte philosophique. Dans les romans francais du XVIIIe siecle, on trouve une foule curieuse de toute sorte de renseignements, et notamment d’informations qui devraient rester en principe interdites. Ainsi, cette curiosité englobe des sujets d’envergure, comme par exemple 1a poursuite d’une conscience individuelle ou nationale, l’investigation des dogmes 13 religieux et l’examen d’un savoir théorique vieilli qui semble contredire les nouvelles pratiques. Cette méme curiosité intellectuelle présente cependant un contrepoint moins élevé, qui se manifeste dans l'indiscrétion sordide des personnages badauds, voyeurs, ou de ceux qui écoutent par derriere les portes afin de dévoiler des secrets qui ne les concernent pas. Comme l’affirme Vera Lee: "nothing remains hidden for long, for fictional characters, like the intellectuals of the time, are driven by a relentless curiosity."ll La curiosité constitue ainsi un des traits les plus singuliers de l’esprit de l'époque et, par conséquent, elle fut partout illustrée dans toutes ses manifestations. Alors, 11 y a des personnages qui éprouvent de la curiosité vis-a—vis des cultures ou des terres étrangeres (par exemple, Voltaire en Angleterre). 11 y en a d’autres qui, travestis en étrangers, jettent un regard curieux et innocent sur les moeurs de leur pays, car, selon Jean Starobinski: "rien ne motive mieux le trait de satire que l'hypothese d’un regard naif." 12 Bref, la méme passion de savoir qui nourrit les érudits particularise l'attitude des personnages des romans pornographiques du XVIIIe siecle. Leurs recherches, on l’a déja vu, se concentrent pourtant sur la découverte d'un savoir charnel plutét que sur les connaissances abstraites. Ainsi, ces personnages veulent en savoir plus longuement sur leur sexualité et, par consequent, sur les origines du plaisir. Ils désirent pénétrer dans l’intimité des boudoirs 14 pour réussir a avoir un "savoir du plaisir, plaisir a savoir 1e plaisir, plaisir-savoir."l3 Les personnages des romans obscenes découvrent leur désir et leurs corps a partir des perspectives les plus insolites, c’est a dire a travers 1e regard voyeur d'un curieux jeté sur le corps de l'autre. Les romans pornographiques de la France des Lumieres peuvent se définir comme des récits ou la curiosité sert de point de départ a la construction du récit. En effet, la narration existe notamment parce que l’oeil a vu et parce que cette vision a tout d’un coup illuminé une nouvelle sorte de connaissance. 15 1.2. Investigation étymologique: profusion de termes et imprécision de sens Comment nommer les textes du XVIIIe siecle qui traitent librement les rapports sexuels et qui les rendent méme le sujet principal autour duquel se construit le récit? Ces textes connurent a l'époque, malgré la censure, un succes de scandale.14 La parution d’une quantité d’ouvrages fut paralléle a la profusion de termes pour signaler leur contenu. De cette facon, pendant le XVIIIe siecle, il n’y avait aucune nomenclature particuliere pour designer cette sorte d’écriture. Comme 1e dit Darnton a ce sujet: early modern pornography did not stand out in the eyes of its contemporaries as a clear and distinct genre of literature. Instead, it belonged to a general category, known at the time as "philosophical." Eighteenth-century publishers and booksellers used the term "philosophical books" to designate illegal merchandise, whether it was irreligious, seditious or obscene. (66) Les censeurs, les libraires et les colporteurs appelaient indistinctement les nouvelles publications, entre autres denominations, livres de l’Enfer, livres du second rayon, livres philosophiques, pornographiques, érotiques, littérature priapique, textes interdits ou écrits libertins.15 Quoique les documents laissés surtout par les 16 libraires se révelent de nos jours indispensables pour comprendre les habitudes judiciaires et le marché d'édition des Lumieres, ils ne nous aident pas a percevoir s’il y avait une difference claire, au niveau du contenu, entre les textes philosophiques qu'ils classent sous le méme nom. Les critiques actuels, en voulant garder la méme profusion terminologique d’alors (afin de communiquer les nuances d'un genre encore naissant), emploient a la fois tous les termes précités (livres de l’Enfer, du second rayon, philosophiques, pornographiques, érotiques, priapiques, interdits ou libertins) pour designer les documents qu'ils analysent. Cet usage hétéroclite de mots qui, de nos jours, gardent des differences tantét subtiles, tantot radicales, exige une étude plus sérieuse, car chaque expression apporte une acception distincte et contribue ainsi différemment a la caractérisation du genre. Les titres livres du second rayon et philosophiques, par exemple, font référence aux ouvrages de contenu obscene, mais ils incorporent aussi les textes anti-cléricaux, les attaques aux pouvoirs séculaires et les critiques jansénistes.16 Priapigue fait référence surtout a la poésie érotique du XVIIe siecle, d'inspiration classique. Comme l’écrit Findlen: The transition of the image of Priapus from a witty household god into an object of sexual interest, and, finally, into an euphemism for obscene and pornographic writing, indicates the 17 ambivalence with which humanists viewed their engagement with the past.17 Livres interdits demeure aussi un terme trop ambigu et a l’époque meme on ne savait exactement a quoi il faisait référence, comme nous le prouve le passage suivant: "I cannot tell ... which books are prohibited. In general, everything that is opposed to religion, the state, and good morals."18 Le mot pornographe n’apparait par écrit qu’en 1769, créé par Restif de la Bretonne pour servir de titre a son ouvrage, Le pornographe.19 L’ouvrage traitait de la réglementation de la prostitution et était le premier volume d'une série de textes appelés Idées singulieres, desquels font partie, entre autres, Le mimographe (étude sur le theatre) et L'andrographe (relatif aux moeurs). Lg pornographe révéle un effort sérieux d’analyse de la part de l'auteur. Voulant examiner un probléme commun aux villes modernes, Restif de la Bretonne proposa plusieurs facons de le résoudre, c’est-a—dire il imagina une maniere de régler le métier et de sauvegarder a la fois la morale publique. Ainsi, vers le milieu du XVIIIe siecle, pornographe, provenant du grec ppppg (i.e. prostituée), faisait référence exclusivement a celui qui écrivait des traités sur la prostitution, ayant pourtant tres peu a voir avec la signification qu’on attribue de nos jours au terme. Les mots pornographie, pornographique, pornocratie et méme la forme abrégée porno, déja chargés de l'idée d’obscénité, 18 furent documentés pour la premiere fois seulement au XIXe siecle.20 En somme, les acceptions modernes du mot pornographie, ainsi que la campagne véhémente contre les résultats pernicieux de sa lecture, apparaissent déja en germe dans certains documents juridiques ou théologiques du XVIIe et XVIIIe siecles. On essayait d’y définir les termes obscenes, interdits et licencieux afin d'exercer plus efficacement la censure. Ceux qui jadis chercherent a préciser les sens des mots cites en haut insisterent principalement sur le pouvoir manifeste par la littérature obscene d'agir sur la libido du lecteur de maniere a le faire se comporter de facon immorale, comme les personnages du texte qu’il est en train de lire. Les definitions du mot obscene qui datent du XVIIe et du XVIIIe siecles suggerent que moralité et chasteté y deviennent presque synonymes. Le Dictionnaire universel de Furetiere, par exemple, définit obscene comme tout ce qui est "impudique, lascif, déshonnéte, soit en actions, on en representations".21 D’apres L’encyclopédie, obscene "se dit 22 D'ordinaire, de tout ce qui est contraire a la pudeur". le besoin de définir le terme precede l’action des censeurs. Ainsi Malesherbes, censeur royal, écrit dans les Mémoires sur la libraipie et sur la liberté de presse quelques remarques sur les livres qui outragent la morale et qui pour cette raison doivent étre durement persécutés et prohibés: "l'obscénité [différemment de la licence] doit étre 19 défendue".23 La premiere partie du passage sur l’obscénité écrit par Pierre Bayle (alors exilé en Hollande par suite de la persecution des Réformés en France) dans le Dictionnaire historigue et critique propose a son tour neuf categories d’écrivains obscenes. Pourtant, selon Bayle, seulement l’auteur qui: donne en vilains termes la description de ses débauches..., exhorte ses lecteurs a se plonger dans l'impureté [et] leur recommande cela comme le plus sfir moyen de bien jouir de la vie [mérite] toutes les peines les plus séveres du Droit Canon.24 La censure, en plus d’inspecter l’impression et la circulation d'ouvrages interdits, s’évertua a justifier le controle en dénoncant les résultats déléteres occasionnés par la consommation de materiel pornographique. L'Eglise du XVIIIe siécle attaqua de sa part les ouvrages obscenes en révélant leur pouvoir de détourner les jeunes gens du chemin de la vertu. Ces lectures, selon un Avertissement du clergé de France publié en 1770: "flattent l'imagination d'une jeunesse corrompue, et insinuent l’impureté a la faveur de la volupté."25 Bref, la pornographie représente une menace surtout dans la mesure ou elle risque, croit—on, d'entrainer ses lecteurs a désobéir aux préceptes moraux, religieux ou judiciaires, et a vivre ensuite commandés exclusivement par la volupté, car "eroticism in modern literature derives not from a situation of nature, but from a process of liberation 20 from pre-existent prohibitions and taboos."26 Tout cela ne suffit pourtant pas a bien caractériser les écrits pornographiques. Pour bien comprendre les textes du genre, i1 faut aller plus loin et en dégager d’autres particularités structurelles et thématiques. 21 1.3. Pornographie, les modernes acceptions du terme: définition, caractérisation et censure Au XXe siecle, des livres autrefois défendus se rééditent avec un immense succes et des auteurs proscrits font enfin leur entrée dans le milieu universitaire. On reproduit, sans beaucoup d’embarras, des magazines, des photos et des films ou l’acte sexuel est exhibé de facon explicite. Si jadis la pornographie se limitait strictement a ce qui était imprimé (i.e. textes et gravures), aujourd’hui son domaine est beaucoup plus ample: elle englobe tout materiel qui traite l’obscene, "bringing onstage what is customarily kept offstage in western culture."27 Encore de nos jours, cependant, les efforts de préciser 1e sens du mot et de régler sa pratique deviennent indissociables.28 Dans les pays qui veulent sauvegarder la liberté de presse et d'expression, il s'agit de délimiter ce qui est et ce qui n’est pas obscene, essayant par la de préserver la morale sans nuire aux droits du citoyen. Ainsi, au niveau de la representation, ce qu’on appelle récit pornographique ou obscene met-i1 a nu "explicit sex, usually depicting genitalia in action and usually to the end of eroticising its readership or audience." (Michelson, xii) Il faut ajouter a cette definition une autre beaucoup plus rigoureuse de ce qui maintenant se qualifie d’obscene. Selon 1e passage ci-apres, obscene est tout matériel qui expose: 22 human masturbation, sexual intercourse actual or simulated, normal or perverted, or any touching of the genitals, pubic areas or buttocks of the human male or female, or the breasts of the female, whether alone or between members of the same or opposite sex or between human and animals, any depiction or representation of excretory functions, and lewd exhibitions of the genitals, flagellation or torture in the context of a sexual relationship.29 Ce document, produit par le gouvernement de l’Etat de Massachusetts, nous fait penser tout de suite a quelques definitions d’obscene qui datent du XVIIe et du XVIIIe siecles francais. Dans toutes, il est clair que l’action de fixer 1e sens du mot a souvent comme objectif de justifier la condamnation d'un livre ou l’impression d'une gravure. Le travail du philologue devient inseparable de celui du censeur, puisque "pornography has always been defined in part by the efforts undertaken to regulate it." (Hunt, 11) Au niveau du langage, "there is an anarchic quality in obscene writing," dit Donald Thomas. 30 Au niveau de la narration, le discours obscene corrompt le discours méme, car une "flagrant violation of the social conventions of polite discourse" va y avoir lieu. (cité par Michelson, 38) Enfermés dans les boudoirs, les mots récupérent leur fonction primordiale de nommer les choses de facon objective et directe. Ainsi, quoique la pornographie ne se serve pas 23 toujours ouvertement de gros mots, elle raconte l’acte sexuel sans rien cacher au lecteur, malgré les métaphores et le double-sens dénotés par les monosyllabes ou les points de suspension qui parfois cherchent a voiler l'acte sexuel. En outre, 1e langage pornographique "dur" fuit les métaphores parce qu'il parle aux sens avant de parler a l’intelligence. Comme l'affirme Frappier-Mazur: First, there is the contrast between two registers of language, crude and polite, or, even better, crude and elegant, a contrast which actualizes the desired transgression at the linguistic level. This effect is increased when words usually associated with the lower classes are put in aristocratic mouths, especially when relayed by female narrators, a frequent occurrence which enhances their impact.31 Par rapport a la structure du récit pornographique, i1 n'y a pas d’ordinaire une intrigue a suivre on a étre dévoilée par le public. L’histoire est prévisible, et la prévisibilité en reste meme une caractéristique indispensable, car le lecteur sait depuis le début que son attente sera entierement satisfaite et qu’il pourra donner libre cours a ses fantasmes. Vis-a—vis de la voix narrative, la plupart des romans du genre s’adressent aux narrataires du sexe masculin. Les narrateurs pourtant sont souvent des narratrices: celles-ci racontent, a partir d’un point de vue féminin, ce que font les hommes et ce 24 qu’éprouvent les femmes a leur contact. Le repertoire de positions et d’activités, accompagné d'une description minutieuse de tout ce qui frappe les sens, est le site de l'invention, car méme l'infraction de tous les tabous ne semble, en fin de compte, sortir du lieu commun, c’est-a- dire: masturbation, sodomie, homosexualité, bestialité, pédophilie et inceste. Curieusement, il n’y a presque pas de viols, car, dans la littérature pornographique du XVIIIe siecle, l'acte sexuel qui commence par la force termine d’habitude par l’assentiment et, ainsi, par la jouissance du partenaire qui se sentait au début violé. Le texte pornographique se définit en derniere instance comme une littérature de consommation. Lily Pond, éditrice du journal Yellow Silk, reitere que: "Pornography...is really a very shallow thing. It is predictable, unchallenging, and utilitarian; its clear results are profit (for the producer) and arousal (for the consumer)."32 Tout en n’étant pas d'accord que la pornographie constitue toujours une écriture sans profondeur et sans art, on doit pourtant avouer son allure de marchandise. Comme tous les produits de consommation, la pornographie répond a une demande continuelle de la part du public, cherchant toujours a matérialiser les fantasmes des lecteurs afin de garantir leur satisfaction immediate. En effet, cette association entre sexualité et argent, basée sur la notion d'échange monétaire entre client et prostituée, se remarque depuis la creation du mot pornographe en 1746.33 25 On peut établir facilement des paralleles entre les caractéristiques formelles de la pornographie du XXe siecle et celles trouvées dans les textes de l’Age des Lumieres. Quoique ces derniers demeurent témoins d’un genre encore naissant, ils exhibent déja, et de facon assez uniforme, les techniques particulieres a cette sorte de récit, entre lesquelles les descriptions en tableaux, l’absence d’une intrigue élaborée, le recours au voyeurisme et la fragmentation du corps au profit de la surexposition des parties génitales. La correspondance au niveau de la forme, et parfois du contenu, nous mene a conclure que la pornographie, en tant qu'un ensemble de caractéristiques et de normes implicites, se révéle trés solide depuis les premiers ouvrages composes a la fin du Classicisme. Ce qui particularise cependant la littérature pornographique de la fin du XVIIe siecle et surtout celle des Lumieres est, tout d’abord, 1e fait que, malgré la censure, il y a, pour la premiere fois dans l’histoire littéraire de France, une extraordinaire quantité de textes obscenes a la disposition des lecteurs. En outre, ces textes sont écrits et lus par des groupes tres hétéroclites, prouvant que la pornographie est peut—étre le plus démocratique des genres. Quand il s’agit de chercher et d’avoir du plaisir sexuel, les nobles, les prétres, les riches, les pauvres, les hommes et les femmes, ils ont tous les mémes droits. D’ailleurs, la pornographie des Lumieres sert d'instrument d'attaque aux pouvoirs établis, associant les affaires érotiques aux 26 affaires d’état et d’Eglise. Enfin, les romans pornographiques d'alors transposent souvent a la conduite des personnages les idées clés des philosophies sensualiste et matérialiste, comme si l'initiation sexuelle ne pouvait pas avoir lieu sans une sorte d’éducation phiIOSOphique parallele. Cela étant, les personnages étudiés dans les chapitres qui suivent, voyeurs pour la plupart, nous montrent que la connaissance et l'expérience en matiere sexuelle favorisent 1e foisonnement des facultés intellectuelles, prouvant que "free love promotes free thinking." (Darnton, Sex for Thought, 66) Mais, quels sont ces personnages qui n'arrivent a penser qu'avec les yeux bien ouverts? Dans quelles conditions leur apprentissage a- t-il lieu? Quel genre de savoir cherchent-ils? Qu'est—ce qu’ils apprennent? Enfin, pourquoi faut—il raconter cette experience et la partager avec le lecteur? 27 NOTES 1 Cette approche, quoiqu'elle demeure une branche de la théorie de la réception, se distingue de cette derniere, car la "reader-response approach" s'occupe plutét des effets de la lecture sur le lecteur dans son individualité. D’apres la definition élaborée par Chris Baldick dans The Concise Oxford Dictionary of Literary Terms (Oxford, New York: Oxford University Press, 1990): "reader—response criticism [is] a general term for those kinds of modern criticism and literary theory that focus on the responses of the readers to literary works, rather than on the works themselves considered as self—contained entities. It is not a single agreed theory so much as a shared concern with a set of problems involving the extent and nature of readers' contribution to the meanings of literary works." (184) 2 Selon Darnton, "the librarians created "l’Enfer" sometime between 1836 and 1844 in order to cope with a contradiction. On the one hand, they needed to preserve the fullest possible record of the printed work; on the other, they wanted to prevent readers from being corrupted by bad books." Robert Darnton, "Sex for Thought." The New York Review of Books Dec. 22, 1994: 65. 28 3 Lynn Hunt, ed. The Invention of Pornography: Obscenity and the Origins of Modernity, 1500—1800 (New York: Zone Books, 1993) ll. 4 Voir John C. O’Neal, The Authority of Experience: Sensationist Theory in the French Enlightenment (Pennsylvania State University Press, 1996). 5 Respectivement: Etienne Bonnot de Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines (Paris: Galilée, 1973) 102. John Locke, An Essay Concerning Human Understanding bk.2, chap.1, esp.l-5 (Oxford: Oxford University Press, 1975) 104-6. 6 G.S. Rousseau and Roy Porter, Sexual Underworlds of the Enlightenment (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1988) 2. 7 Voir Le grand Robert de la langue francaise, 1e Trésor de la langue frangaise, publié par le Centre National de la Recherche Scientifique, et le Nouveau dictionnaire analogigue Larousse. 29 8 Herbert Josephs, "Le paysan parvenu: Satire and the Fiction of Innocence," French Forum vol.5 (1980): 26. 9 Ernst Cassirer, The Philosophy of the Enlightenment (Boston: Beacon Press, 1962) 5. 10 Peter Gay, Age of Enlightenment (New York: Time Incorporated, 1966) 12. 11 Vera Lee, Love and Strategy in the Eighteenth-Century French Novel (Cambridge, Massachusetts: Schenkman Books, 1986) 55. 12 Jean Starobinski, Le remede dans le mal (Paris: Gallimard, 1989) 94. 13 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol.I (Paris: Gallimard, 1976) 101-2. 14 Par rapport aux relations entre la censure et l’édition, Alexandrian affirme dans son Histoire de la littérature érotigue (Paris: Seghers, 1988) que, jusqu’aux années 1620, meme "les pires obscénités paraissaient librement ... car l’édition ne connaissait pas encore de limitation." (111) 15 Robert Darnton dans Boheme littéraire et révolution: le monde des livres au XVIIIe siecle (Paris: Gallimard, 1982) 30 offre un exemple tres clair de cette confusion lexicale quand il cite le passage d'une lettre qu'un libraire a écrite a son fournisseur de livres: "Voici un petit catalogue de livres philosophiques dont je vous prie de m’envoyer facture avant l’expédition: La religieuse en chemise, Le christianisme dévoilé, Fausseté des miracles des deux Testaments..., Systeme de la nature, Therese philosophe... (7) 16 Apres le proces de Théophile de Viau, accusé d’étre libertin par le jésuite André Voisin, la censure va commencer a agir sur les librairies de facon a contréler la presse. Théophile fut condamné a l'exil en 1619, soupconné de débauche et d’incroyance. Quelques années plus tard, absous et déja de retour en France, Théophile allait encore une fois souffrir la persecution des censeurs, mais non pas a cause de l’immoralité trouvée dans des écrits comme Lg parnasse satyrigue du sieur Théophile ou Le parnasse des poétes satyrigues. La principale opposition a son oeuvre provenait, selon les autorités ecclésiastiques, du fait qu'elle mélangeait la sexualité a la religion de facon a démoraliser cette derniere, ce qui prouve que la censure s'exerca d'abord sur les textes qui offensaient le clergé. Bref, l’obscénité pouvait étre répandue alors sans beaucoup de difficultés si elle ne se mélangeait ni aux themes religieux ni a ses porte-paroles. 31 17 Paula Findley, "Humanism, Politics and Pornography in Renaissance Italy," in Hunt, ed., The Invention of Pornography, (New York: Zone Books, 1993): 82. 18 Robert Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre- Revolutionary France (New York, London: W.W. Norton, 1995) 4. l9 Nicolas Anne Edmé Restif de la Bretonne, Legpornographe ou idées d'un honnete homme sur un projet de reglement pour les prostituées (d’abord publié en 1769). 20 Le mot pornographique, associé a l'idée d'écrits obscenes, date de 1835. Pornographie apparait par écrit seulement en 1846. Voir Le grand Robert de la langue frangaise. 21 Voir la definition du mot obscene du Dictionnaire universel de Furetiere. 22 Voir le mot obscene de L’encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences. des arts et des métiers. 23 Malesherbes, "Mémoires sur la Librairie et sur la Liberté de Presse", North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures 213 (s.d.): 127. 32 24 Pierre Bayle, Sur les obscénités (Bruxelles: Gay et Doucé, 1879) 1-3. Cette edition présente indépendamment le chapitre sur l’obscénité du Dictionnaire historigue et critique. 25 Cité par Jean Marie Goulemot, Ces livrespgu’on ne lit gue d'une main: lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siecle (Aix-en-Provence: Alinea, 1991) 18. 26 Alberto Moravia, "Eroticism in Literature," Perspectives on Pornography (New York: Macmillan Press, 1970): 1-2. 27 Peter Michelson, Speaking the Unspeakable: a Poetics of Obscenity (New York: SUNY Press, 1993) xi. 28 De nos jours, on remarque que le controle se justifie exactement pour les memes raisons, c'est—a-dire parce que la pornographie est "harmful to minors" du fait qu’elle produit "a prurient interest--in the form of 'immoral’, 'lustful', ’impure’ sexual desire". 29 Jon Huer, Art. Beauty and Pornography (Buffalo, New York: Prometheus Books, 1987) 185. 30 Cité par Michelson 38. 33 31 Lucienne Frappier—Mazur, "Truth and the Obscene Word in Eighteenth-Century French Pornography," The Invention of Pornography: 206. 32 Lily Pond and Richard Russo, ed., Yellow Silk: Journal of Erotic Arts (New York: Harmony Books, 1990) xv. 33 La pornographie n’a pas toujours été une source de gros revenus pour ses auteurs. Pendant le XVIIe et le XVIIIe siecles, dans le cas ou il n’était pas possible de se faire imprimer a Avignon, cité pontificale qui garantissait l'immunité religieuse et civile et qui, ainsi, facilitait l'impression d'ouvrages défendus, les textes devaient se faire imprimer en cachette, par des maisons d’édition clandestines en Hollande ou par des presses portatives. L'auteur souvent ne touchait son argent qu’au moment de la vente du texte au libraire. Celui-ci dépendait a son tour du colporteur pour faire circuler le texte. D’ailleurs, en ce qui concerne 1e commerce de la pornographie, il n'y avait dans ce temps-la aucune loi qui réglait les droits d’auteur. Cela étant, plusieurs editions se faisaient imprimer clandestinement a partir de la premiere et circulaient sans contréle d’aucune espece malgré les efforts des censeurs. Le profit se partageait au long du chemin, mais entrait surtout dans les poches des marchands, qui vendaient les ouvrages "sous 1e manteau" a l’occasion des fétes publiques, 34 ou qui répondaient aux demandes des biblitheques privées. Voir Darnton, Forbidden Best Sellers 3. 35 2. CURIOSITE ET LUMIERES: LE DESIR DE SAVOIR LE DESIR Les romans pornographiques de la France du XVIIIe siecle, comme Dom Bougre. le portier des Chartreux (1741?), Therese philosophe (1748) et Le rideau levé ou l’éducation de Laure (1786), peuvent se caractériser comme des récits ou la curiosité des personnages sert de point de départ a la construction de l’histoire.l Leur curiosité ne peut etre assouvie que par l’exercice du regard, souvent voyeur, jeté sur le monde extérieur. Dans le livre X des Confessions, Saint Augustin écrit longuement sur une sorte de curiosité mise en marche par les sens enivrés de désir sexuel. 11 la 2 Dans le nomme concupiscence, the "lust of the eyes." premier chapitre de L’oeil vivant, Jean Starobinski analyse a son tour les differentes significations attribuées au mot regard, utilisé pour faire référence a "la vision orientée."3 Selon Starobinski, la racine [du mot regard] ne désigne pas primitivement l’acte de voir, mais plutét l'attente, le souci, la garde, l'égard, la sauvegarde ... Regarder est un mouvement qui vise a reprendre sous garde ... L’acte du regard ne s’épuise pas sur place: 11 comporte un élan persévérant, une reprise obstinée, comme s'il était animé par l'espoir d’accroitre sa découverte ou de reconguérir ce qui est en train de lui échapper. (11) 36 Ce passage pourrait aussi bien s’appliquer au réle joué par la vision dans les textes obscenes des Lumieres, ou les personnages exercent continuellement leur vue afin de savoir davantage sur la sexualité. Ainsi, ces personnages découvrent, par le regard, quelque chose qui changera désormais toutes leurs perspectives. Cette liaison entre curiosité, voyeurisme, plaisir et savoir fut longuement examinée par Freud lorsqu’il expliquait la notion d’épisthémophilie, perversion dans laquelle - the thought-process itself becomes sexualized, for the sexual pleasure which is normally attached to the content of thought becomes shifted on to the art of thinking itself, and the satisfaction derived from reaching the conclusion of a line of thought is experienced as a sexual satisfaction.4 Mais, qui sont ces personnages qui n’arrivent a penser qu’avec les yeux bien ouverts? Dans quelles conditions leur apprentissage a-t-il lieu? Quel genre de savoir cherchent— ils? Qu'est-ce qu’ils apprennent? Enfin, pourquoi faut-il raconter cette experience et la partager avec le lecteur? Il sera ensuite question de les faire connaitre, de préciser les traits de leurs caracteres, ainsi que d’offrir un abrégé de leurs histoires. L’histoire de Saturnin, intitulée Dom B...portier des Chartreux. écrite par lui-meme devint, depuis sa premiere edition qui date peut—etre de 1741, un de plus grands best- 37 sellers de la littérature pornographique des Lumieres. Son influence fut telle qu’au moins deux autres récits s’en inspirerent directement pour donner suite aux aventures des personnages: Mémoires de Suzon, soeur de D** B*****, publié d’abord en 1778, et Margueritey fille de Suzon et niece de Saturnin, de 1784. Le Dom Bougre raconte l’histoire d'une découverte et d’une education des sens, mélangeant a celles- ci quelques considerations philosophiques et des attaques mordantes contre les membres du clerge, d’ou le succes de scandale qu’il eut a l’époque.5 Comme l’explique Hubert Juin, le récit de Saturnin "se trouve au centre de trois preoccupations: l’erotisme, qui est la découverte du corps: la philosophie, qui est une vue jetee sur le monde; la critique, qui est le jugement porte sur les moeurs sociales." (Dom Bougre, 19) Ouvrage essentiellement obscene, 11 se présente sous la forme de mémoires composees afin de concourir, d’apres la preface de Saturnin, a "l’edification de [ses] freres." (31) En effet, l’intrigue- -c’est a dire comment Saturnin, un jeune innocent, devint un moine debauche-—ne sert qu’a justifier une suite de tableaux orgiaques decrits dans tous les menus details. Le lecteur, ainsi, s’interesse a l’histoire seulement dans la mesure qu'elle lui promet une série de descriptions faites expres pour allumer son imagination et ses sens. Le narrateur, deja égee quand 11 se decide a ecrire, commence la relation de ses aventures en parlant de sa naissance illegitime et des mensonges qui l'entourerent. 38 Sur ce sujet, Hubert Juin affirme, dans l’introduction au roman, que le Dom Bougre est "un récit du masque [oh] plusieurs personnages ne sont pas qui ils sont." (21) Les fausses identites serviront pourtant a eviter 1a rupture immediate avec le plus grand des tabous, le sexe entre mere et fils. Saturnin, un adolescent avec "les dispositions toutes monacales" (i.e. par nature vicieux), doit avoir environ quatorze ans lors de sa premiere masturbation. (33) Celle-ci a lieu a l’occasion d’une scene de voyeurisme, poussée surtout par une immense curiosité de voir et de savoir ce qui se passait dans la chambre de son beau-pere. Il entend d'abord des bruits qui échappent a son entendement, mais qui semblent suggerer qu’il y arrive quelque chose de bizarre. Il ecrit ensuite: "l'inquietude ou j’etais fit bientét place a la curiosité," et, puis, "l'envie de savoir ce qui se passait dans cette chambre devint a la fin si vive qu'elle etouffa toutes mes craintes." (33) La curiosité de Saturnin precipitera son education dans le vice et figurera a la base meme de la narration de ce noviciat. Therese philosophe nous présente a son tour l’histoire de Therese racontee par elle-meme. Le texte se subdivise en trois parties relativement dissociees les unes des autres. La narratrice raconte d'abord a la premiere personne le debut de son education metaphysique/sensuelle (au couvent et aussi aupres de Madame C*** et de l'abbe de T***). Therese apprend alors que le corps est un instrument par lequel Dieu 39 manifeste sa volonté et que le plaisir que l’on eprouve au niveau physique n’est qu'une extension des plaisirs metaphysiques ressentis par l’ame en extase. Elle rapporte ensuite les affaires d'une entremetteuse et ancienne courtisane de nom Bois-Laurier. Le récit de Bois-Laurier, effectue lui aussi a la premiere personne, interrompt provisoirement la narration de Therese et fait le pont entre deux moments capitaux de sa vie, c’est-a-dire le depart pour Paris (i.e. la fin d’une education guidee) et la rencontre du comte (i.e. le développement d'un esprit affranchi des préjugés). Dans la troisieme partie, Therese, deja maitresse d'un comte, narre enfin les dernieres instances de son apprentissage et anticipe, par sa trajectoire, le sapere apdg de Kant. Comme l'ecrit Darnton vis—a—vis de la transformation de la narratrice en philosophe, changement qui a lieu de facon progressive tout au long du fil narratif: She learns that everything can be reduced to matter in motion, that all knowledge derives from the senses, and that all behavior should be governed by a hedonistic calculus: maximize pleasure and minimize pain. (Sex for Thought, 67) La decision d’écrire pourrait etre interpretee, par rapport au contexte d’un apprentissage toujours grandissant, comme 1e terme d’une formation accomplie. Therese pense indépendamment et regagne contréle de sa conscience du moment ou elle devient auteur de son propre texte. La prise 4O de parole correspond ainsi pour la narratrice a un exercice d’auto-decouverte ou, en écrivant les mémoires de ses aventures galantes, elle explore les sensations auparavant incomprises et devoile le désir sexuel jusqu'alors deguise en ferveur religieuse. Therese s’emancipe des anciennes croyances ou, plutét, les reinterprete, lorsqu’elle comprend sa sexualité et accepte son corps en tant qu’objet désirant. Comme l'affirme Ivker au sujet de cette adaptation des lois religieuses aux lois de la nature: Therese, guided by her own native reason, comes to the conclusion that man’s passions are natural and hence are creations of God: that in fact Nature and God are two terms for the same force. Attempts to regulate the passions by human standards are not only futile, but also blasphemous.6 Prenant en consideration que chacune de trois parties du roman Therese philosophe se classe différemment en ce qui concerne leur recours a l’obscenite, i1 y a un melange evident de registres qui pervertit 1e récit d’un bout a l’autre. Le lecteur remarque que la narration oscille entre pornographie (exposition) et erotisme (suggestion), ou, en d’autres mots, entre simple inventaire de pratiques sexuelles et description voilee suivie d’analyse. Par exemple: certains passages, surtout dans le récit de Bois- Laurier, semblent écrits uniquement afin d'enflammer les sens du lecteur. Les passages de cette nature font partie 41 d’une suite de tableaux qui ne communiquent rien de neuf au lecteur, a part l'excitation physique. Quelques autres scenes du roman, en revanche, decrivent l'acte en menus details, sans pourtant sortir du domaine des métaphores. Les passages de ce genre sont d’habitude suivis d’un examen de fond philosophique on moral de ce qui vient d'etre narre, comme il arrive tout au debut et aussi a la fin du roman, ou Therese medite sur ses propres préjugés concernant le coit et l’exercice du plaisir en general: "Je vous repete donc, censeurs atrabilaires, nous ne pensons pas comme nous voulons ... La raison nous eclaire, mais elle ne nous determine point." (657). Dans la premiere partie, Therese se sert de l'aventure entre une amie de couvent et son confesseur pour parler des prémisses de son education philosophique et sensuelle. Le récit de son initiation traite de l’affaire veridique et scandaleuse entre le Pere Dirrag (anagramme du jésuite Jean- Baptiste Girard) et la jeune Eradice (anagramme de Catherine Cadiere).7 Le choix d’une celebre liaison pour servir de sous-titre et de point de depart a la narration de Therese semble raffermir l'intention de l'auteur d’effectuer une critique des couvents en ridiculisant ses membres et ses pratiques. Pour le public lecteur du XVIIIe siecle, cette critique se soutiendra surtout sur les evidences judiciaires des crimes pratiques par les autorités ecclésiastiques. Le raisonnement logique de la narratrice qui, selon Robert Darnton, "stood for Enlightenment" aux yeux du lecteur de 42 l’époque, viendra lui aussi y ajouter de l’energie. (Tpe Forbidden Best-Sellers, 89) On verra ainsi l'esprit cartesien de Therese mettre en evidence les incongruites de la doctrine chrétienne pour ensuite la corroder a l'aide de ses propres contradictions. La narration de ses mémoires se justifie du fait que la jeune femme fut exhortee par son amant, 1e comte, a lui offrir une description écrite de sa vie et de l’affaire entre le Pere Dirrag et Eradice. Therese, en s’adressant au comte, replique: "Vous desirez un tableau ou les scenes dont je vous ai entretenu ... ne perdent rien de leur lascivite, que les raisonnements metaphysiques conservent toute leur énergie." (575) Therese se decide aussi a ecrire—-malgre son inexperience en littérature et malgré son amitie avec Eradice--parce qu’elle croit que son histoire relatera "des verites utiles au bien de la société." (575) Le récit de Therese s'ouvre par des "Reflexions ... sur l’origine des passions humaines." (576) Elle y explique que le contréle des passions nous échappe puisque Dieu les crea et que la pratique des vertus chrétiennes (qui preconisent la chasteté) est en effet anti-naturelle. Ensuite, Therese lui raconte brievement le moment de son enfance ou elle fut surprise en train de se masturber pendant 1e sommeil. Elle avait alors sept ans et, apres que sa mere eut denonce ce peche mortel, celle-Ci se rendit compte que sa fille était par nature portée a ce genre de plaisir. A l’age d’onze ans, elle fut mise en couvent, car on crut que la vie 43 religieuse pourrait contenir son temperament trop passionne. Elle fit 1a connaissance du Pere Dirrag et de celle qui deviendrait son amie intime apres la sortie du cloitre. Therese avait vingt-trois ans 8 cette occasion et, malade a cause de "cette liqueur divine qui nous procure le seul plaisir physique," elle, quoiqu’encore vierge, repoussa quand meme le mariage. (584) Apres etre sortie du couvent, presque morte, Therese se met tout de suite sous la direction du fameux confesseur. Jalouse de l’intimite spirituelle qu’elle voit s’etablir entre Eradice et Dirrag, et curieuse de voir de ses yeux l’authenticite de leurs extases mutuelles, Therese finit par se faire inviter a regarder, par le trou d’un cabinet, leurs exercices de devotion. Sans arriver tout de suite 8 comprendre la scene qu'elle espionne, la jeune femme se sent pourtant envahie par des pensees et des sensations qui lui etaient jusqu'alors inconnues. C’est ainsi que Therese, curieuse de connaitre la veritable nature des etranges sentiments éprouves lors du spectacle epié par le trou, va tenter de comprendre ce qui lui avait échappe auparavant. Guidee par une féroce curiosité, elle se mettra dorenavant volontiers dans la position de voyeuse a laquelle elle fut d'abord soumise en partie par le dessein d’Eradice. Son histoire sera l’histoire de la découverte du plaisir, d'un plaisir qui arrive toujours par des yeux qui regardent furtivement ou par des oreilles qui ecoutent en cachette la conversation des autres. 44 Enfin, dans le dernier texte de notre choix, Le rideau levé..., le récit de Laure a son amie Eugenie est posterieur a la lettre d’une certaine Sophie au Chevalier d’Olzan. Sophie lui explique comment le manuscrit qu'elle lui envoie fut trouve et copié. Bref, Sophie, qui passa quelques jours dans un couvent avec une amie recluse, fut prise par la curiosité de voir ce qui se cachait sous le fond d'une petite boite: le manuscrit de l'histoire de Laure y était et Sophie la copia secretement, croyant que sa lecture divertissante aurait pu eloigner le Chevalier des aventures galantes avec les femmes parisiennes. Le texte redige par Laure, comme celui ecrit par Therese au comte, est le fruit d'une demande faite par son amie Eugenie, qui s'ennuyait toute seule au cloitre. Il sert lui aussi a l'amuser dans sa solitude. Laure promet a Eugenie que sa narration aura 1e pouvoir de depeindre toutes ses experiences, "des [sa] plus tendre enfance" et c’est ainsi que les lecteurs connaitront chaque instance de son apprentissage. (12) Quoique Laure mele a son recit une sorte de traite d’education sexuelle et philosophique (reminiscences des lecons autrefois donnees par son feu pere), la pornographie prime sur la philosophie, surtout grace aux descriptions minutieuses de l’acte sexuel et des parties génitales. Comme il arrive chez Saturnin, la naissance de Laure se couvre de mystere et de mensonges. Le lecteur est bientét informe que son pere n'est pas son pere, ce qui semble venir expres afin de rendre l'inceste moin scandaleux ou, peu- 45 etre, de desacraliser l’idée meme de tabou. Sa mere meurt quand elle a onze ans et des lors cette tres jolie fille est elevee par l’homme qu’elle aime tendrement et croit étre son vrai pere. Celui—ci se charge de lui apprendre "a réfléchir et a former [son] jugement, en le dégageant des entraves du prejuge." (21) Leur relation s'etablit sur un attachement authentique et mutuel. Une presence feminine manque pourtant au paratre, et 11 commence a pousser encore plus loin les caresses qui, par leur nature libidineuse, avaient deja, de son vivant, frappe l’attention de son epouse. Laurette ne le repousse pas, au contraire, elle participe toujours de bon coeur a "ce charmant badinage." (23) Le pere, cependant, arretait toujours ses caresses pour aller en hate "s'enfoncer dans sa chambre." (23) Agacee par ce genre de sortie imprevue, elle voulut découvrir les raisons de ses fuites et essaya de le regarder furtivement: il avait pousse la porte vitree, qui formait la seule separation qu’il y avait entre [sa chambre] et la mienne. Je m’en approchai, je portai les yeux sur tous les carreaux dont elle était garnie, mais le rideau, qui était de son c6té...ne me laissa rien apercevoir, et ma curiosité ne fit que s’en accroitre. (24) Le regard curieux jouera désormais un réle capital dans son apprentissage, car, quelques jours apres l’arrivée de Lucette, la nouvelle gouvernante, la curiosité de Laure "fut a l'instant reveillée" par les discrets arrangements qu’elle 46 apercut entre son pere et cette femme. (27) Il sera donc question d’espionner constamment ce qui se passe entre les deux dans l’intimite du boudoir. En fin de compte, elle réussit a pénétrer leur secret, source a son tour d’un interet redouble par rapport aux sensations naissantes qu’elle éprouva. L'indiscretion de la narratrice, souvent comprise comme une particularite des femmes, ouvre le texte pour le lecteur a plusieurs niveaux differents. Comme l’explique Kraakman vis-a-vis du réle de la curiosité dans le développement sexuel des personnages féminins dans la littérature du XVIIIe siecle: "Curiosity, experience, and knowledge are the key notions that express the model of a girl’s sexual agency."8 11 va sans dire que la curiosité de Laure s'allume toujours quand il s’agit de savoir davantage sur les secrets de la sexualité. Toutes les lecons qui lui seront ulterieurement offertes par son pere constituent des reponses a ses inlassables questions sur la morale, le sexe et le plaisir. Les trois personnages--Saturnin, Therese et Laure-- sont, comme 1e prouvent leurs histoires, tous doues d'une curiosité infinie a propos du sexe et de la sexualité. D’ailleurs, ils communiquent une immense disposition a toujours jouir des plaisirs qui proviennent de leurs sens surexcites. Qu'est-ce qui se cache toutefois sous 1e masque de cette curiosité qui n’accepte pas de bornes, soient-elles tangibles ou immaterielles? Quel est le savoir qu’ils cherchent en cachette mais dont ils se font bien sfir deja 47 une vague idee? Qu’est-ce que la curiosité nous enseigne sur ce penchant du genre humain de vouloir incessamment découvrir, dévoiler, pénétrer et comprendre ce qui depasse la portée de notre entendement? Enfin, l’action du curieux produit-elle nécessairement des lumieres et du progres? Selon Kraakman, "curiosity...is the narrative event that sets the sexual initiation as a process of active agency in motion." (535) En parlant dans son article de la curiosité manifestee par les jeunes demoiselles des romans pornographiques, Kraakman affirme que: "It is as if the curious woman is sexualized by her curiosity, [becoming] sexually curious, but in an active, male sense--she wants to know and experience." (525) Pourtant, cette curiosité de portée sexuelle s'applique aussi au comportement de Saturnin. Cela dit, on peut interpreter ce manque de distinction entre les sexes comme si, au moins au niveau du texte obscene, la disparite entre garcons et filles s'aneantissait au profit d'une education sexuelle plus egalitaire. Le comportement des trois personnages revele que leur curiosité se realise d’abord sous la forme d'une faim viscerale de savoir l’acte sexuel et de le savourer indirectement. Ils feront n'importe quoi afin de rassasier ce désir de regarder et de gofiter les impressions sensuelles apportees par leurs yeux. Comme Saturnin, Therese et Laure le prouvent, la curiosité ne se manifeste qu'au moment on ils se rendent compte qu’il y a des choses qui leur échappent, soit parce 48 qu’elles se soustraient a leur regard, soit parce que leur naivete s'interpose entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’ils voudraient le connaitre (i.e. depourvu de mysteres). Saturnin, par exemple, veut découvrir ce qui a lieu entre sa mere et le moine Polycarpe. Les deux, enfermés dans la chambre de son pere, produisent des bruits bizarres et diSent des mots a demi compris qui attisent la curiosité du jeune garcon. Therese veut a son tour confirmer la veracite des extases de Dirrag et d'Eradice. Elle voudra ensuite apprendre davantage sur la copulation et sur les autres sources de plaisir. Laure veut de sa part saisir les raisons qui poussent son pere a s'enfuir lors de leurs badinages. Ainsi, toutes les recherches preliminaires accomplies par les personnages ont toujours comme premisse 1e désir de s’instruire, d’eclairer par l’investigation ce qui leur demeure encore impenetrable. D'ailleurs, les auteurs du Dom Bougre, de Thepese philosophe et du Rideau levé semblent toujours conscients que "faire l’apologie de l’experimentation, c’est [une facon de] denoncer l'obscurantisme des préjugés," car les recherches perpétrées par Saturnin, Therese et Laure finissent nécessairement par mettre en doute la morale etablie.9 Vis-a-vis des trois personnages, il sera aussi question de maitriser l’univers extérieur grace a la découverte d’un moyen efficace de rompre les barrieres physiques qui s'interposent entre leurs yeux (ou leurs oreilles) et la scene a etre espionnee. "Je resolus de tout 49 tenter pour etre instruite de ce que l’on voulait me cacher," affirme Therese. (605) "Voulant, a quelque prix que ce fut, satisfaire [son] désir envieux," Laure vaincra, a son tour, "tous les obstacles." (29) Malins, ces personnages mettront leur intelligence au service de leur curiosité afin de satisfaire leurs besoins immédiats. Leurs instruments sont un petit trou soigneusement fait dans le tableau mis sur la cloison qui separe les deux pieces, une ouie (ou une vue) tres aigue et la creation d’un mecanisme pour lever doucement la soie du rideau. La connaissance pratique du monde extérieur (ici represente par les organes genitaux) se fera ensuite accompagner, chez les trois, d’un regard curieux sur la nature du désir. Il ne faut pas uniquement exercer la curiosité sur ce que les vetements cachent aux yeux, il faut encore comprendre les lois qui determinent ce qui doit demeurer cache et, par consequent, l’etre sur lesquels ces lois agissent. De cette maniere, ils se lanceront (a différents degres, bien sfir) dans des divagations philosophiques sur les moeurs depravees ou sur le systeme de valeurs communes a leur siecle. Le savoir utilitaire du début--tourne vers l'assouvissement immediat des besoins de la chair--se transforme donc partiellement. Les personnages deviennent de plus en plus sagaces et pénétrants, prets a se rendre compte des contradictions qui existent entre ce qu'on fait et ce qu’on dit (c'est-a-dire, entre la théorie et la pratique) en matiere amoureuse. 50 2.1. Connaissance et jouissance: voyeurisme, exemple et apprentissage Outre ses etudes sur le voyeurisme associé a la connaissance intellectuelle, Freud réfléchit aussi sur le réle joué par la curiosité dans le developpement de la sexualité humaine. D’apres lui, 1e voyeurisme fait partie de la maturation sexuelle normale de l’étre humain, mais constitue (ou doit constituer) un moment transitoire de celle-oi. La fixation dans cette phase aurait comme consequence la transformation de la curiosité saine en sexualité deviee: "this pleasure in looking becomes a perversion [...] if, instead of being preparatory for the normal sexual aim, it supplants it." 10 Dans Don Bougre, Therese philosophe et Le rideau levé, les scenes de voyeurisme precedent d’habitude le premier acte sexuel des personnages. Elles leur offrent, par consequent, la possibilité d'une initiation au plaisir acquis par des voies indirectes, c’est-a-dire sans le coit. Celui—ci sera 1e dernier episode de cet apprentissage qui passe de la vue au toucher des parties génitales. Chez des neophytes, le regard voyeur aura comme fonction preliminaire l'instruction de leur intelligence, car ils veulent aussitét savoir ce qui se passe entre deux personnes enfermees dans une chambre. D'ailleurs, ils veulent aussi voir les organes sexuels de l'autre afin de mieux connaitre les leurs. La fonction la plus importante de la pratique du voyeurisme demeure 51 cependant l’éducation graduelle des sens: la vue mene d'abord a la masturbation, qui mene ensuite a la copulation. Bref, la curiosité produit, a partir de l’observation du corps de l’autre, la connaissance du propre corps en tant que source de plaisir. Comme l’explique Reichler a propos des scenes de vision qui precedent l'acte sexuel dans les textes obscenes: 1e franchissement est par essence visuel: 1e regard du sujet se dérobe une intimite, s'empare d'un secret, mais la distance physique est momentanement maintenue: elle exige la mise en place d’une representation du corps de l’autre, substitut que le sujet peut s'approprier et manipuler."ll Dans les cas spécifiques de Saturnin, de Therese et de Laure, il sera question de pénétrer sans etre vus, c'est-a- dire sans étre a leur tour penetres, comme s’ils voulaient se proteger du regard externe et percant de ceux qu'ils observent. Le besoin de se garder contre le regard de l'autre, pour ne pas se laisser saisir, nous remet au rele du regard dans la tradition classique, bien exemplifie chez Racine et aussi dans La princesse de Cleves. Starobinski analyse les differentes significations attribuées au verbe voir dans le theatre racinien, ou voir "veut dire tantét: savoir, connaitre ... mais que d’autres fois ... désigne un élan affectif incontréle, [gardant ainsi] ce battement sémantique entre ... 1e savoir et l’égarement." (76) 52 Cette vision a fonctions multiples ressemble a celle présente dans le texte obscene. Dans ce dernier, les pouvoirs du regard s'assimilent aux pouvoirs d’un penis symbolique (comme il arrive dans la celebre scene de voyeurisme de La princesse de Cleves, pleine d’allusions sexuelles, ou le Duc de Nemours observe en cachette la protagoniste dans sa chambre). Leurs organes genitaux demeurent encore vierges, mais l'oeil reste deja au centre de toute activite sexuelle. Ainsi, la penetration visuelle de l'espace physique d'une chambre close precedera nécessairement la découverte du plus grand secret de tous: la sexualité. Selon Foucault, ce désir de dévoiler les mysteres de la sexualité s'explique du fait que les etres humains sont "en proie a une immense curiosité pour le sexe, obstines a le questionner, insatiables a l’entendre et a en entendre parler, prompts a inventer tous les anneaux magiques qui pourraient forcer sa discretion."12 Didier remarque a son tour qu’au XVIIIe siecle la sexualité se transforme de "aspect medical" en activite sociale, et on reclame désormais "1e droit a la jouissance." (376-7) Cela étant, cette penetration materielle, intellectuelle et sensuelle (de l’endroit clos et du savoir/plaisir qu’il cache) resulte dans l'acquisition d'une connaissance qui va transformer radicalement celui qui regarde. La premiere scene de voyeurisme de Dom Bougre apparait tout au debut du récit. Son accomplissement se revele \ indispensable a la suite de l’histoire, car un Bildungsroman 53 de cette nature doit deployer pour le lecteur chaque circonstance de l'initiation par laquelle passe le personnage. Comme Freud le remarqua, le noviciat sexuel commence d'habitude par les yeux. Le regard voyeur de Saturnin sera la source premiere de toutes ses découvertes et fonctionnera comme une voie obligatoire de l’adolescence a la vie adulte. Apres avoir vu sa mere et le pere Polycarpe ensemble, il apprend d'abord la vraie nature des bruits bizarres qu’il ecoutait: Quel spectacle! Toinette, nue comme la main, étendue sur son lit, et le ... procureur du couvent..., faisant quoi? Ce que faisaient nos premiers parents quand Dieu leur eut ordonne de peupler la terre... (33-4) I1 découvre ensuite le plaisir de contempler l’acte en train d'avoir lieu, mais il n’arrive pas encore a comprendre les sensations qu’il eprouve: "Cette vue produisit chez moi une surprise melee de joie, et d’un sentiment vif et délicieux qu’il m’aurait ete impossible d’exprimer." (34) Son entendement s’allume par degres grace aux pouvoirs de penetration de sa vue. Il s’imagine bientét dans la position du pere Polycarpe et, lorsque le corps de Toinette se trouva completement expose, les yeux du jeune garcon firent 1e parcours que feraient, s'il en avait l'occasion, ses mains et sa bouche: Mes yeux parcourraient avec une rapidite inconcevable toutes les parties de son corps, il 54 n'y en avait pas une sur laquelle mon imagination ne collét mille baisers de feu." (34) Cette experience virtuelle (i.e. contact et penetration imaginaire) du corps d'une femme lui sert a rassasier en meme temps sa curiosité de voir, sans aucun voile, le sexe féminin, qu'il devine etre "1e centre de la volupte." (34) Saturnin, en observant les mouvements que Toinette appliquait au moine afin de ressusciter sa puissance déja eteinte, apprend enfin a se masturber. Il passe de l'imagination a la pratique solitaire de l'acte, ce qui presuppose l’approfondissement de ses connaissances et aussi la matérialisation de sa jouissance. Si la nature 1e guide a trouver la partie de son corps d’ou provient le plaisir, c'est l'exemple qui l'enseignera a se procurer une satisfaction physique plus réussie: J’examinais tous leurs mouvements, sans autre guide que la nature, sans autre instruction que l'exemple, et curieux de savoir ce qui pouvait occasionner ces mouvements convulsifs du pere. J'en cherchai la cause en moi-meme. J'etais surpris de sentir un plaisir inconnu qui augmentait insensiblement, et devint enfin si grand que je tombai pamé sur mon lit...Il tomba enfin de cette liqueur blanche dont j'avais vu une si grande profusion sur les cuisses de Toinette. (36) 55 L’observation de la scene de sexe entre Toinette et le pere Polycarpe frappa le jeune Saturnin comme s’il s'agissait de "l’eclat d’une lumiere étrangere," dissipant son ignorance d'enfant et révélant "la cause des différents sentiments qu[il] éprouvai[t] tous les jours a la vue des femmes." (36) Saturnin reve maintenant d'imiter ce qu'il vit, c'est- a-dire qu’il veut faire avec une femme ce qu’il n’avait experimente qu’en imagination, tout seul. Convaincu de la force de l’exemple sur les actions, il essaiera de seduire sa soeur Suzon, quelques années plus egee que lui et aussi plus adroite (grace aux enseignements donnes par la vie conventuelle). Encore une fois, l'inceste n'aura pas vraiment lieu, puisque Suzon n’est pas la soeur legitime de Saturnin. L’histoire du jeune homme sera provisoirement interrompue par le récit de Suzon. S’il avait auparavant assisté au spectacle de l'acte sexuel accompli entre un homme et une femme, la narration effectuee par sa soeur servira a son tour pour illustrer 1e sexe entre deux femmes. Le récit des aventures de la soeur (a la premiere personne et par consequent emboite dans celui du frere) s'interpose entre le premier et le deuxieme moment de l’éducation sexuelle de Saturnin. La premiere scene de voyeurisme sera suivie d'une autre ou Suzon agira en voyeur. Dans celle-oi, le jeune homme réussit a la persuader de regarder Toinette et le pere Polycarpe par le meme trou de la cloison qui lui avait permis de les espionner plus tet. Saturnin croit que, 56 inspiree elle aussi par l’exemple, et curieuse de se livrer aux memes actions qu'elle observe, Suzon ne pourra plus resister a ses attaques et finira par se laisser entrainer par le désir: "j'attendais avec impatience que la curiosité de Suzon fit pour moi ce que je n’avais pas pu faire moi- meme." (93) Le spectacle qui s'offrit a la vue de Suzon produisit tout de suite l’effet imagine par Saturnin: la jeune femme lui permit de la toucher et de l'embrasser librement. Suzon lui aurait offert meme sa virginite, s’il avait pu réussir a l’eloigner du tableau qu'elle dévorait de ses yeux, mais: "rien ne pouvait l’arracher au spectacle qui l’attachait." (97) En fin de compte, apres l’avoir convaincue que l’action lui donnerait plus de plaisir que la vision, Saturnin couche avec sa soeur. La "lumiere" qui servit a instruire Saturnin et Suzon sur les origines du plaisir physique et sur leur sexualité presuppose l’existence d’un ceté obscur de l’objet observe que seulement l’exercice d'une vision interdite a le pouvoir d’eclaircir. Comme si, jusqu’a la scene de voyeurisme, les personnages demeuraient aveugles en gardant quand meme les yeux bien ouverts, on peut dire que la vue demeure dans le contexte du roman l'equivalent d’une claivoyance absolue et irrevocable. Un savoir charnel et tangible qui, une fois acquis, ne peut plus s’effacer ou etre oublie. C’est-a- dire, ce que cette vision eclairée fait voir, met an clair, enfin, elucide, n’est pas une certaine verite cachee dans la personne ou chose observee, mais plutet un point equivoque 57 de l’observateur, son cete désirant, jusqu’alors a moitie cache a lui-meme. Le badinage de Saturnin et de Suzon est cependant brusquement interrompu par la chute du lit, qui favorisa leur double depucelage, mais qui mit un terme a leurs jeux. Le bruit attira Toinette et le moine a la chambre et cette visite inattendue effectuera la conclusion du processus d'apprentissage opere d’abord par le regard. Saturnin, arrache par sa fausse mere des bras de sa fausse soeur avant meme de jouir, est seduit par celle-la, qui lui permettra de finir l’operation qu'il avait commencee avec celle-oi. En meme temps, dans la chambre a cete, 1e pere Polycarpe essayait de sodomiser Suzon. A ce moment, on tous les tabous de l'inceste sont mis a l'oeuvre a la fois, 1e narrateur incite 1e narrataire a penser a ce qu'il lit et a guestionner ce gu'il éprouve a la lecture des descriptions: "Quelle foule de reflexions pour ces lecteurs dont le temperament froid et glacé n'a jamais ressenti les fureurs de l’amour! Faites-les, Messieurs, ces réflexions, je vous laisse le champ libre..." (101-2) Analysant la rupture des tabous et son association avec l'exercice du désir, Shattuck cite Freud: Taboos are very ancient prohibitions which at one time were forced upon a generation of primitive people from without, that is, they probably were forcibly impressed upon them by an earlier 58 generation. These prohibitions concerned actions for which there existed a strong desire. (56) Il conclut ensuite que l’interdiction existe parce que le tabou est a la fois "attractive and dangerous." (56) La curiosité de ce qui demeure interdit, le desir de transgresser la norme, le plaisir et le danger de la transgression (au niveau intellectuel et physique) entrainent les personnages du texte obscene a l’inceste. L’inceste étant le dernier des tabous, il fallait le rompre afin d'affranchir completement 1e corps et l'esprit de toute sorte de préjugés. En plus, le sexe entre parents et enfants corrode 1a notion de cellule familiale, menacant la base de la société telle que l’on 1a connait. Dans les romans pornographiques, le plaisir fuit les restrictions, il s'exerce malgré les normes religieuses et sociales. Il cree ses propres lois, basees exclusivement sur le besoin de rassassier les sens. Ici, la quete de bonheur terrestre diffusée par certains philosophes des Lumieres equivaut a donner libre cours au désir sexuel, meme si ce désir est parfois force sur l'autre, qui ne se voulait pas partenaire, comme il arrive avec Polycarpe et Suzon. En apercevant la violence qui retombait sur sa fille, Toinette sort en héte pour la délivrer des attaques du moine. Alors, une troisieme scene de voyeurisme a lieu: Saturnin regarde par le trou ce qui se passe entre Suzon, Polycarpe et Toinette: "Pendant ce temps—la, allez-vous demander, que faisait ce petit bougre de Saturnin? Se 59 contentait-il de regarder comme un sot par le trou...?" (103) Bien sfir que non; mais maintenant on remarque que les actions et les sensations auparavant inconnues au jeune garcon nous sont communiquées a travers une narration assez differente. Saturnin-narrateur apprend a nommer ce qu’il fait et ce qu’il voit et ses descriptions se revelent beaucoup plus explicites et precises. Au fur et a mesure que la scene premiere se deploie dans une suite de tableaux orgiaques, le lecteur se rend compte que les connaissances de Saturnin deviennent plus tangibles, pour ainsi dire, et que, par consequent, celui-oi passe progressivement de l’observation a la pratique, de l’enfance a la vie adulte. La fin officielle de l’enfance sera pourtant marquee par l'éloignement de la maison et par la coupure definitive des liens familiaux. Saturnin, pris en flagrant delit par Toinette et Polycarpe (qui découvrirent le trou de la cloison et qui redouterent de dangereux commerages), sera amene par celui-Ci a son abbaye. La vie monacale lui procurera d’autres occasions de s’instruire. Cependant, quelques années plus tard, Saturnin retrouvera Suzon dans un bordel de tres mauvaise qualite, malade de la syphilis et presque morte. Les deux finissent par coucher ensemble et, comme resultat, le narrateur attrape lui aussi la maladie. La castration sauvera sa vie et, apres avoir vague sans but ni direction, il deviendra le portier des Chartreux, monastere qui l’a recu et ou il attendra la mort, se soumettant enfin aux desseins de la 60 Providence. Comme l’ecrit Darnton par rapport a cette derniere conversion: Whether a send-up of religion or a confirmation of it, his [Saturnin's] story illustrates the precariousness of the struggle to find some solid meaning in life in the mid-eighteenth century, when Jansenism and the Enlightenment threatened to cancel each other out, and also today; for one cannot close a pornographic masterpiece like L'histoire de Dom B... without thinking that sex is good for thought. (Sex for Thought, 74) L'idee que le sexe favorise l'epanouissement de la pensée s’associe de pres au besoin de questionner les tabous et de combattre l’ignorance perpetuee par le prejuge, projet assez repandu pendant l’Age des Lumieres. Quand les narrateurs des textes obscenes racontent les details de l’acte sexuel, ils affrontent d’abord les mecanismes de contrele qui veulent bannir la sexualité des conversations ordinaires et qui cherchent a eteindre tout interet que ce sujet puisse eveiller chez les individus. En plus, quand les personnages parlent de sexe (et font parler leur sexe), leur discours est censé se transformer en action chez le lecteur, qui transgresse a son tour l’injonction des censeurs. Cela dit, la verbalisation et la vulgarisation de l’interdit entraine la "valorisation ... de la parole indecente." (Foucault, 26) D’ailleurs, il faut aussi ajouter que la rupture d’un tabou incite la mise en doute 61 et, par consequent, l’effacement d’autres tabous. Il va sans dire que l'abolition des interdictions finit par faire tomber les institutions qui les repandent et les sauvegardent. La pratique sexuelle depeinte dans le texte obscene sert ainsi a communiquer une facon de vivre et, par consequent, de concevoir le monde qui s’oppose aux habitudes communement acceptables: la débauche y remplace l’ascetisme, la philosophie sensualiste y remplace la religion. Apres avoir accepte que le corps a ses propres lois, 1e personnage pornographique tend a envisager le corpus social comme une extension de son etre. Pour libérer le corps des contraintes qui l’empechent d’aboutir a une satisfaction absolue et intarissable, le personnage met a has la société et les normes qui la soutiennent. D’une pensée d’abord orientee uniquement par le désir de jouir, le raisonnement du personnage se developpe jusqu'a ce que celui-Ci devienne une sorte de philosophe sensuel, pret a justifier son comportement a l’aide de la raison. La scene de voyeurisme d'abord vecue par la narratrice de Therese philosophe demeure assez distincte de celle qui ouvre l'histoire de Saturnin. Therese est invitee par son amie Eradice a regarder comment l’abbe Dirrag la conduit 8 de vrais transports de saintete: Le saint homme va venir ... et Dieu avec lui. Cachez-vous dans ce petit cabinet, d'ou vous pourrez entendre et voir jusqu’ou la bonte divine 62 veut bien s’etendre en faveur de sa vile creature par les soins pieux de notre directeur. (586) Eradice, ignorante des plaisirs sensuels, confond le rapport metaphysique avec Dieu et le contact physique avec Dirrag, qui se présente comme une sorte de messager divin aupres de la jeune. A cette occasion, Therese ne reste qu'a moitie voyeuse, puisque, quoique Dirrag demeure ignorant de sa presence dans le cabinet, Eradice sait toujours qu’elle s'y dérobe. D’ailleurs, l’action de les surveiller ne fut pas un projet concu par une curiosité préalablement sentie (et verbalement avouee) sur ce que les deux faisaient dans la chambre close. Selon 1a jeune femme, elle n'etait curieuse que de reconnaitre l’authenticite des extases qui la rendaient tellement jalouse de son amie. Toutefois, on ne peut pas affirmer que jusqu’a cette date Therese était entierement ignorante des plaisirs physiques. La premiere scene de voyeurisme represente en effet la reprise d’une enquete sexuelle brusquement interrompue par son entree en couvent a l'ége de onze ans, lorsque sa mere découvrit qu'elle vivait dans un "libertinage innocent" avec les autres enfants du voisinage. (578) La curiosité de Therese nait en effet a la suite de la bizarre experience visuelle qui, d’une certaine maniere, reveilla ses sens. Surprise des nouvelles sensations qu'elle avait éprouvees, la jeune femme ira perpetrer ensuite d’autres indiscrétions, maintenant projetees expres afin de satisfaire son desir de savoir davantage sur le désir, le sexe et le plaisir. 63 Par rapport au récit de Saturnin, la scene de voyeurisme consenti decrite par Therese se revele tres originale, grace surtout a sa structure narrative. Si 1e melange du point de vue du narrateur avec celui du personnage reste trivial dans les romans—mémoires du XVIIIe siecle, dans Therese philosophe ce melange se complique, produisant des résultats assez inattendus. Cette fusion de deux regards (celui de la jeune femme relativement sans experience et celui de Therese deja plus egee et instruite) acquiert de la complexite grece surtout a la facon singuliere dont 1a narratrice conduit son récit. Therese- narratrice semble parfois jouer un jeu de cache-cache avec le lecteur, a qui—-et pour qui—-elle masque et demasque l’entendement. Du moment on elle s’esquive de son texte, sa relative omniscience en matiere de sexe disparait en faveur d'une sorte d’omnivoyance ignorante. Le changement de perspective ressort nettement des brusques changements de tons et du passage de la premiere personne au dialogue on de la description 8 l’analyse. Par exemple, la voix de la narratrice est remplacee par le dialogue rapporte. Il nous semble qu’elle veut aussi se cacher du lecteur a travers 1e deplacement illusoire du point de vue narratif. Comme s'il s'agissait de laisser les événements parler d’eux-memes, sans avoir recours a l'interpretation des faits, 1a narratrice met par ecrit ce qui s’est passe, s’éloignant par moments de son texte. Therese se transforme ensuite en personnage absent et, par consequent, n’ajoute d’abord rien 64 de personnel a ce qu’elle écoute et voit. Dirrag et Eradice ont l'air, a ce moment précis, de conduire leur propre histoire, comme si du roman on passait au theatre et comme 51 de la peinture de tableaux on arrivait a des portraits vivants. Au fur et a mesure que progressent les lecons de transcendance donnees par l'abbé a Eradice, ou le penis est appele la corde de Saint Francis et l'orgasme se deguise en beatitude spirituelle, Therese annexe la memoire des impressions subjectives produites par la vision de l’affaire au récit objectif des événements externes qu'elle a observes.l3 A la vue de cette scene, elle ressent une foule de sensations qui la confondent: "j’etais remplie d'une sainte horreur, je sentais une sorte de fremissement que je ne puis decrire." (588) La "sainte horreur" de laquelle elle parle traduit les sensations et les pensees contradictoires éprouvees lors de l'observation des actions du confesseur et d’Eradice. Cet oxymoron suscite une certaine volupte qui l’effraie et la seduit en meme temps. A present, c'est la jeune femme ignorante qui regarde et tout ce qu’elle n’arrive pas a saisir a l'aide de la vue-- c'est-a-dire ses propres impressions de la scene—-echappe au cadre du dialogue rapporte et exige le retour de Therese au texte qu'elle est en train d’écrire. Le dialogue rapporte, qui laisse les circonstances parler d'elles-memes, s’enrichit graduellement de sensations et d’opinions éprouvees par Therese au moment ou elle écrivait son 65 histoire. D’ailleurs, la narratrice (deja instruite des usages du monde au moment de l'ecriture) superpose des jugements de valeur a ce qui était une narration neutre de l’episode et, par consequent, rend sa presence tangible aux yeux du lecteur. Celui-ci, qui fut laisse tout seul devant la scene de voyeurisme, pent-etre avec l’objectif de l’exposer plus directement au tableau et d’eveiller chez lui les memes sentiments éprouves par la jeune Therese, peut compter maintenant sur l'intervention de la narratrice pour le guider. Quand la narratrice se fait de nouveau remarquer dans 1e texte, grace a la substitution presque integrale du dialogue rapporte par la narration a la premiere personne, le langage laisse transparaitre a son tour les paradoxes du récit. Jeune femme ignorante, elle decrit d’abord 1e penis de l’abbé comme "un trait enflamme qui était semblable a ce serpent fatal qui m’avait attire les reproches de mon ancien directeur," ou encore comme un, "monstre [dont] la tete rubiconde paraissait menacer les fesses d’Eradice." (589) L'ecriture de la jeune naive se revele toutefois de plus en plus ironique, ce qui nous fait présumer la presence d’un regard raffine qui analyse désormais 1a scene antérieure au moment ou Eradice, a genoux, se laissera pénétrer par Dirrag: Il resta pendant quelques instants dans cette edifiante attitude, parcourant l'autel avec des regards enflammes...Deux embouchures se 66 presentaient, il les dévorait des yeux, embarrasse sur le choix..." (588) Les métaphores religieuses utilisees dans le contexte de l'acte sexuel (les fesses d'Eradice sont l’autel devant lequel Dirrag se met a genoux) ajoutent un tour de style ironique au passage, mais semblent aussi, a la fois, suggerer un certain degre d’ignorance de la part de la jeune Therese. Ensuite, Therese-narratrice prend la place de la jeune ingenue et conduit le récit a sa guise, mélangeant la naivete au sarcasme et en suscitant de l’humour. Tout le passage qui traite la seduction d’Eradice sera établi sur ces deux perspectives: la jouissance physique interpretee comme extase religieuse. La fluctuation de registres reclame du lecteur un effort continuel afin de remplir les lacunes laissees par le regard naif et de lire au-dela de l'ironie. A la fin de la scene, Therese-personnage, qui ne comprend pas encore les emotions produites par ce qu’elle a vu, interprete l’exaltation d'Eradice comme un signe "du bonheur supreme dont elle avait joui." (592) La narratrice prend ensuite la parole pour donner son avis sur la conduite de Dirrag, apposant definitivement son point de vue a celui de la jeune Therese. La premiere scene de voyeurisme aura deux fonctions distinctes mais complementaires: elle reveillera les sens de la jeune Therese et ouvrira, pour la narratrice, un espace a la critique de Dirrag, representant de l'Eglise et de la paillardise du clergé. Ainsi, immediatement apres le tete— 67 a-tete de l’abbé avec Eradice, le récit acquiert un ton polemique, car l'entretien servira de pretexte a la critique des moeurs. Therese-narratrice n’essaie pas d’examiner (et de communiquer au lecteur) les emotions qu'elle ressentit lors de cet episode de sa jeunesse. Les effets du regard voyeur ne seront decrits que quelques pages plus tard, a partir du point de vue de Therese—personnage. On y apprend que, obsedee par les images secretement apercues, elle se laisse entrainer par le désir sans cependant se rendre compte de ce qu'elle desire: Mon esprit était dans une agitation qui approchait de la fureur, un feu intérieur me dévorait... L’entree de ce membre rubicond dans la partie de Mademoiselle Eradice ne pouvait sortir de mon imagination...il me semblait que ce meme membre... faisait son entree en moi par la meme voie. (597) Defendue de toucher ses parties intimes par son ancien directeur de conscience, Therese, dans une sorte de transport mystique, se laisse pourtant froisser par la colonne du pied de son lit. Elle se masturbe sans en avoir conscience et finit par tomber dans un sommeil profond. Apres son reveil, Therese essaya inutilement de réfléchir sur la scene qui eut lieu entre son amie et le pere. Elle voulut aussi comprendre l'origine des troubles que cette vision provoqua. 68 Toujours dans un effort de saisir ce qui s’est passe, elle raconte son experience a Madame C***, amie de la famille. Celle-ci lui conseille a son tour de se confesser a son directeur, l’abbé de T***, dont la tolerance en matiere de religion aidera Therese a interpreter les besoins de son corps et a les satisfaire sans offenser Dieu. La confession faite a cet abbe a tendance philosophique la conduira enfin a un eclaircissement relatif a sa sexualité. Therese apprend que la masturbation (sans la penetration des doigts) ne constitue pas de peche et, en revanche, que l'acte sexuel peut resulter en grossesse pour la femme celibataire, ce qui serait mauvais pour sa reputation et pour sa santé. La grossesse demeure une source constante de peur chez les personnages du roman pornographique, on on l’associe souvent au risque de mort pour la femme. Dorenavant, le savoir de Therese s'approfondit Vite grace aux stratagemes concus dans le dessein de satisfaire sa curiosité. Cachee derriere les arbustes, elle écoute d’abord (mais sans pouvoir regarder) les conversations et les pratiques de Madame C*** et de l'abbé de T***. Ensuite, quand elle se trouve secretement enfermee dans la chambre de Madame C***, la deuxieme scene de voyeurisme aura lieu: je n’hesitai pas de m'y couler et de me cacher dans la ruelle de son lit ... J'avais le rideau du lit devant moi, que je pouvais entrouvrir au besoin pour avoir en entier 1e spectacle du petit lit... (615) 69 Therese voit l’abbé masturber son amante et remarque que son "doigt jouait ici 1e rele le plus intéressant." (616) L’exemple donne par le couple l’incite a surmonter l'interdiction de ne jamais s'enfoncer le doigt: "Je devins machinalement le singe de ce que je voyais," écrit—elle. (616) En imitant les actions qu'elle guettait, Therese devient agente de son plaisir et renforce l’idée que, malgré les interdictions de toute sorte, le corps cherche instinctivement la satisfaction physique. Depuis ce jour- 18, la masturbation devient la source premiere de son plaisir, ce qui rend son personnage encore plus controversable car, comme l’affirme Tarczylo par rapport a la condamnation de la masturbation au XVIIIe siecle: "The later the age of marriage became, the more the anti-onanist campaign... developed."14 Cette campagne contre l’onanisme cherche a combattre l’idée que plaisir, sexe et procreation peuvent exister indépendamment. En outre, la masturbation confere une certaine autonomie a la femme, qui peut se passer d’un homme pour jouir, evitant par la les inconvenients et les risques de la grossesse. Pendant des années, Therese garde dans sa tete l’image d'un penis epouvantable qui lui fut communiquee par ses anciens directeurs de conscience. De peur de souffrir la douleur de la penetration et effrayee par le risque de mourir aux suites d'une couche, elle restera longtemps vierge: 7O Je fremissais...a la vue du trait dont vous menaciez de me percer [elle s'adresse au comte]. Comment serait-i1 possible ... que quelque chose de cette longueur, de cette grosseur, avec une tete aussi monstrueuse, puisse etre recue dans un espace ou je puis a peine introduire 1e doigt? D’ailleurs, si je deviens mere, je 1e sens, j’en mourrai. (651-2) Cela étant, l'achevement de sa formation, c’est-a-dire la consommation de l’acte sexuel avec le comte, n'aura lieu qu’a la suite d’un pari entre les deux, lorsque Therese a vingt-cinq ans. Excitee par les livres et les tableaux de la bibliotheque galante de son amant, elle se donne a lui volontiers. Comme Saturnin, le comte sait jusqu'ou les images et les exemples peuvent mener une femme. Ainsi, en suivant une methode pareille, ce dernier vainc toutes les anciennes resistances de sa maitresse. Le rapport entre les impressions produites par les sens et les reactions humaines qui proviennent de ces impressions reste un sujet capital dans la pensée des Lumieres. De cette facon, il est tout a fait vraisemblable, et meme logique, que Therese se laisse impressionner par les images érotiques qui attisent son appétit sexuel. Le comte, connaissant les principes de la philosophie sensualiste, suit la route la plus sure afin de tester son efficacite. Grace au pouvoir des illustrations, c'est-a-dire a l’association entre la vue et la pensée, le 71 comte agit sur les sens de Therese et la fait réagir en acceptant enfin de participer a l'acte sexuel. Therese, cependant, ne se soumettra pas entierement, car elle exigera toujours du comte 1e coit interrompu afin d'eviter la grossesse. Alors: "Instead of accepting her lot in life, Therese refuses the role of wife and mother and pursues her own happiness on her own terms-~as a materialistic, atheistic, and liberated woman." (Sex for Thought, 67) Dans Le rideau leve ou l'education de Laure, les circonstances qui favorisent l'action du voyeur sont plus ou moins les memes presentes dans le Dom Bougre et dans les dernieres scenes de voyeurisme de Therese philosophe. Laure est curieuse, elle veut voir et savoir ce qui se dérobe a sa vue. Elle s'imagine un stratageme pour lever le rideau qui l’empeche de regarder dans la chambre de son pere. Le theme du rideau, tangible ou metaphorique, qui cache un secret et qui s’interpose entre le désir de savoir et la chose a etre découverte demeure une image centrale dans la littérature et l’art du XVIIIe siecle. Le rideau, le voile ou le masque preservent la veritable identite de quelqu’un. Quand utilises en tant que métaphores, ces mots protegent l'essence d’une verite quelconque. Dans le cas de Laure, le rideau est materiel et immateriel, couvrant a la fois la vitre qui donne sur la chambre du pere et se mettant entre la jeune fille curieuse et le besoin de découvrir (ainsi que de comprendre) sa sexualité. L’idee meme de "Lumieres" presuppose qu’il y a des sujets encore obscurs, c’est-a-dire 72 incompris ou mal-compris, qui doivent etre illumines par l’exercice de la raison. La premiere scene de voyeurisme, ou Laure regarde son pere et la gouvernante, lui servira d'initiation aux secrets de sa sexualité et aux plaisirs du sexe. Comme Saturnin et Therese, Laure apprend elle aussi par l’exemple suivi de la pratique. Elle voit son pere toucher les parties génitales de Lucette, et: "animee par cette vue, instruite par l’exemple, j’imitais sur la mienne les mouvements que je voyais." (29) La masturbation lui fait éprouver des sensations inconnues et devient par consequent la source de lumieres nouvelles qui la feront réfléchir longuement sur le spectacle observe en cachette. Son pere, pourtant, l'empeche de voir 1e reste de l’action, car 11 ferme a ce moment la porte vitree. Cette jeune fille d’a peine douze ans mettra toute son intelligence au service de son désir et de sa curiosité. Dans la littérature pornographique du XVIIIe siecle, les enfants sont souvent les personnages principaux de l’intrigue. La découverte du sexe reste ainsi parallele a l'epanouissement intellectuel et aux découvertes de toute sorte: elle est le resultat immediat d’une curiosité envers le monde et envers soi-meme. Manifestation d'un etat de nature, chez l’enfant le sexe n’est pas encore percu comme une perversion, mais 11 se revele plutet comme faisant partie des instincts puerils. L’enfant demeure, dans ce contexte, pareil aux animaux: ses reactions devant 1a vue ou 73 la pratique de l’acte sexuel se realisent d’abord spontanement, sans les bornes qui lui seront imposées plus tard par la morale. En plus, i1 faut ajouter que l'enfant, a l'image de la statue concue par Pigmalion, garde en soi la possibilité de devenir la personnification des desirs des adultes. Pret a etre moulé a leur guise, l'enfant des romans obscenes est un vide a etre rempli, une pensée a etre formee et un corps a etre faconne, dresse pour le plaisir. Laure, plus que Therese et Saturnin, est soumise depuis l'enfance, a un processus de formation, transformation et dressage afin de devenir une femme intellectuellement et physiquement (sexuellement) réussie. Son pere s'occupe de son education, mais celle—oi n’aura lieu qu’apres l'eveil, chez Laure, du désir de comprendre et d'apprendre davantage sur le désir. La volonté de tout comprendre éprouvee par Laure et par les enfants des romans pornographiques en general correspond au besoin continuel d’investigation manifeste par la pensée des Lumieres dans tous les domaines du savoir. L'expression d'une volonté pareille, qui inclut les affaires sexuelles, mais qui englobe aussi les questions scientifiques ou philosophiques, reste au centre de l’intrigue dans plusieurs textes littéraires de l'époque. Dans la lettre LXXXI des Liaisons dangereuses, par exemple, Mme de Merteuil écrit en parlant de son auto-didactisme en amour: "Ma tete seule fermentait: je ne desirais pas de jouir, je voulais savoir; le désir de m'instruire m'en suggera les moyens."15 Dans 74 Les egarements du coeur et de l’esprit, le jeune Meilcour affirme a son tour: "J’etais sur les matieres de sentiments d’une extreme avidite; ... soit pour m'instruire, soit pour avoir 1e plaisir de parler de la situation de mon coeur..."16 C’est ainsi que, decidee a "tout apprendre", Laure arrive a découvrir une facon assez astucieuse de manier le rideau a son gre: "j’imaginai de mettre une soie au coin du rideau, et de la faire passer par le coin oppose d’un des carreaux." (30) La deuxieme scene de voyeurisme a alors lieu. Dans celle-oi Laure observe non seulement l’acte sexuel dans tous les details, mais elle apprend aussi a connaitre les organes sexuels masculin et féminin, qui nous sont minutieusement decrits. Encore une fois, elle participe indirectement a ce tableau et jouit des sensations qui échappent encore a l’entendement d’une jeune fille. Le spectacle est interrompu par l’arrivée du pere, qui surprend Laure dans sa propre embuscade. Il lui fait ensuite expliquer pourquoi elle voulait tellement assister a ce qui arrivait entre Lucette et lui. En plus, 11 l’oblige a raconter litteralement chaque morceau de la scene guettee a travers la vitre de la porte. Cette narration (qui n’est pas rapportée au lecteur puisque en principe elle demeure identique a celle qu’on vient de lire) agira sur le pere de la meme facon que la vue avait auparavant agi sur Laure: l’inventaire de leurs prouesses sexuelles l’excite vivement, prouvant que "talking about sex (re—)installs desire." 75 (Kraakman, 537) Le discours de la jeune fille agit sur son pere de la meme facon que le texte pornographique fonctionne aupres du lecteur, c’est-a-dire de facon auto-referentielle. Comme s’il s'agissait d'un cercle vicieux, le texte se renferme sur soi-meme et se repete incessamment, a l’image du plaisir perpétuel qui s’eveille apres chaque orgasme. D’ailleurs, l'exactitude de ce que Laure est en train de depeindre rapproche le texte écrit d'une illustration; par consequent, la page blanche semble devenir une sorte de toile. Son récit acquiert des propriétes visuelles: "Chaque detail que je lui faisais, chaque tableau, que je retracais, loin d'allumer sa colere, était paye par des baisers et des caresses." (34) Il sera donc question d’un redoublement des images apercues a l’occasion du deuxieme acte de voyeurisme. Le pere réussit a saisir, grace aux mots de Laure, ce qu’il n’arriverait a voir qu'e l'aide d’un miroir. Ce miroir verbal strategiquement place sur le discours de sa fille le transforme a son tour en voyeur de sa propre image, renforcer l’idée de mise en abyme suggeree avant par les récits emboites. Le miroir verbal commun au récit pornographique, on on raconte afin d'exciter sexuellement un public virtuel ou reel, sera utilise avec le meme but par Diderot dans Lg religieuse. Suzanne Simonin, la narratrice, écrit sur sa Vie au couvent et, a plusieurs reprises, elle parle des malheurs d'un etat qui lui inspire du degout. Suzanne Eidresse ses mémoires au marquis de Croismar afin de susciter 76 sa pitie, mais il est clair qu’elle cherche aussi a eveiller chez lui un désir latent, car, comme l'affirme Herbert Josephs: Her pathetic appeal has been directed all along not so much at the charitable nature of her reader, not at his sensitivities to the beauty of virtuous resistance, but to his concupiscence.17 Dans une scene pareille a celle ou Laure raconte a son pere ce qu'elle a vu par la vitre, Suzanne raconte, directement a la superieure lesbienne et indirectement au marquis, les souffrances qui lui avaient ete imposées a Longchamp, le couvent qu’elle venait de quitter. Pourtant, en plus de repeter a son locuteur une histoire qu’il avait déja entendue, elle se complait a depeindre l’effet de ses mots sur l'abbesse d’Arpajon, lesbienne. L'abbesse, comme le pere de Laure, reagit au récit de Suzanne en lui couvrant 1e corps de baisers: "ses baisers se repandaient sur mon cou, sur mes épaules découvertes et sur ma poitrine a demi nue," écrit la jeune religieuse.18 Suzanne semble reconnaitre que, en racontant au marquis les impressions et les reactions de la superieure lors de son récit, elle le rend voyeur de cette scene et l’inclut dans le tableau par les voies de l’imagination. Pourtant, elle lui offre aussi un miroir verbal qui réfléchit son propre désir en mouvement a travers les actions de la superieure. A l’image de Laure, Suzanne transforme 1e récit de ses mémoires en une sorte de consubstantiation du desir du lecteur, qui doit, malgré lui, 77 faire face a ses fantemes, car: "it is common in Diderot’s writings for the body to speak truths that the mind is unprepared to acknowledge." (Josephs, 747) L'action de stimuler la pensée a partir des impressions éprouvees par le corps reflet les principes de la philosophie sensualiste qui a marque le XVIIIe siecle. S'il n’y a pas de raisonnement sans la participation directe des sens, on conclut que le récit érotique, ancre sur le corps, represente une source puissante de sensations et, par consequent, d’idees. Dans ce contexte, la narration effectuee par Laure ou Suzanne est censee, comme un miroir, redoubler sur l’auditeur (le pere) ou le lecteur (le marquis) un récit qui fut deja raconte, amplifiant la puissance de son contenu et renouvelant continuellement la possibilité de jouir. La mise en abime creee par la repetition constante d'une scene, soit sous la forme discursive, soit par l’allusion a des livres, des gravures ou des glaces qui refletent un moment pareil, renforcent la notion d’un désir inassouvissable. Pourtant, la mise en abime suggere aussi l’existence d'un mouvement circulaire, d’un cercle infernal d'ou le narrataire ne peut pas sortir sans avant comprendre et accepter son désir pour enfin libérer ses fantemes. Les événements narres par Laure et Suzanne cherchent donc a eveiller le sens de leurs auditeurs et, ensuite, a entrainer ceux-oi a se laisser guider par leurs passions érotiques. 78 Apres la conclusion de son histoire, Laure est soigneusement examinee par son pere, qui voulut savoir si la masturbation l’avait depucelee. Cet examen finit par une scene de sexe oral entre les deux, ou le regard de Laure et la pratique solitaire du plaisir seront remplacees par le contact de deux corps tangibles qui culminera dans l’orgasme. La découverte de cette sensation encore étrangere constituera un autre moment capital de l’apprentissage de Laure: Depuis ce temps, tout fut pour moi une source de Lumieres; ce que je n'avais pas concu jusqu'alors se developpa dans l’instant. Mon imagination s'ouvrit entierement; elle saisissait tout; il semblait que l’instrument.que je touchais fut la cle merveilleuse qui ouvrit tout a coup mon entendement. (36) La comparaison du penis a une cle qui ouvre les portes de la conscience nous remet au rideau et au regard voyeur de Laure. Celui-ci a fonctionne comme une sorte de cle par rapport a la porte fermee qui empechait Laure de voir ce qui se passait entre son pere et Lucette. Pourtant, cette cle n’a ouvert que partiellement les portes de son entendement. Il fallut que son pere la depucele pour que Laure comprenne entierement ce qu’elle a vu. D’ailleurs, ce penis acquiert un aspect symbolique dans le passage, associé a son pouvoir fécondant et a l’abondance (d’idees et de sensations) qu’il Gantraine. Cette cle magique non seulement favorise une 79 nouvelle perception de ce qui était jusqu’alors a moitie compris--le sexe--, mais elle devoile aussi pour Laure tout un horizon de possibilites. La découverte de la jouissance physique sera suivie du dévoilement du mystere de son ascendance: Laure apprend que son pere n’est pas son pere. Les voiles qui auparavant recouvraient ses yeux (la preservant dans une ignorance curieuse), et aussi les masques qui cachaient les vrais visages de ceux qui l'entourerent, sont tous en meme temps abolis. Laure devient tout de suite capable de lier les événements passes aux informations nouvellement recues et d’en tirer ses propres conclusions, car "perceptions remain meaningless...until they turn into ideas. This "turning into ideas is accomplished by discursive pratices." (Kraakman, 587) L'aveu paternel vient en outre apaiser-—et déguiser--le scandale de l’inceste, transposant leur relation du niveau pere/fille au niveau homme/femme. Le plaisir, qui offre a Laure une nouvelle perspective sur son propre corps, sera aussi une facon de découvrir 1e corps de l’autre en tant que source de plaisir pour l’autre et pour elle meme. Elle apprend donc a satisfaire Lucette, mais, quand Laure souhaite a son tour etre satisfaite, son pere l'empeche de donner libre cours a son désir. L’acte de voyeurisme, debut de l’éducation sexuelle de Laure, ne conduira pas--comme il arrive dans le Dom Bougre-- a la consommation du coit. Apres les premieres lecons, Laure se verra enchainee par son pere dans une sorte de 80 ceinture de chasteté. La ceinture lui est imposee, malgré ses protestations, parce qu’elle en savait trop pour son age. Ainsi, elle la gardera jusqu’a ce que son organisme soit bien mfir pour que l'accouplement ne nuise pas a la santé. Instruite d'abord vaguement (et puis de facon meticuleuse) des risques de la copulation precoce, elle finira par se soumettre aux desseins paternels. Le pere devient, dans ce contexte, 1e gardien de son savoir, de son corps et, par consequent, de son plaisir. Il s’occupera a l'avenir de lui faire perdre sa virginite, tournant la cle du calecon de cuir et, a la fois, la porte symbolique de la jouissance. La narration du depucelage, effectuee de facon assez spectaculaire, lui confere l’aspect d’un acte sacrificiel, d'un viol consenti, ou d'une guerre d'ou 1e 19 Le pouvoir du pere vient renforcer pere sort victorieux. les pouvoirs du penis, auparavant compare a une cle magique qui ouvre toutes les portes de l’entendement. L’idee d’un penis tout puissant reviendra maintes fois au long de l’histoire: il s’y presentera soit comme une epee, soit comme un "aiguillon" ou comme le "couteau sacre" avec lequel le pere immolera la virginite de sa fille. (67) De cette maniere, si Laure avait, jusqu'a la scene de voyeurisme, agi en autodidacte, invente meme un mecanisme pour faciliter son education, désormais le pere la rend passive, dirigeant entierement son apprentissage. Sa formation pratique sera interrompue en faveur d'une instruction plutet théorique, fournie exclusivement par le 81 pere, dont les lecons "[are] represented as the new scientific medical discourse of the late eighteenth- century." (Kraakman, 544) La jeune fille, qui se voit interdite de jouir de son corps, transpose la curiosité qu’elle sentait envers les experiences charnelles au developpement de son cete intellectuel: "Durant tout ce temps, mes talents s’accrurent et j’acquis des lumieres dans tous les genres. Une curiosité naturelle me faisait desirer d’apprendre les raisons de tout." (44) Cette education sexuelle et intellectuelle de laquelle s’occupe le pere de Laure reflete le nouveau discours pedagogique a la mode au XVIIIe siecle. L’education des enfants recut l’attention de plusieurs philosophes et écrivains de l’époque, qui insisterent sur le besoin de laisser le processus d'apprentissage a la charge des parents on de tuteurs qualifies. La critique des couvents ne se limitait pas pourtant au fait que l’incarceration était anti-nature, mais on insistait aussi que l'instruction y offerte aux jeunes filles demeurait le plus souvent de tres mauvaise qualite. Comme l'ecrit Samia Spencer au sujet du curriculum pratique a Saint-Cyr vers 1685 (et qui servit de modele a l’education conventuelle du siecle suivant): "Safe subjects included reading, writing, arithmetic, the lives of the saints, practical crafts, needlework, sewing, and moral and religious theater."20 11 faut toutefois ajouter que l’enseignement de ces matieres restait au niveau superficiel 82 et que la majorite des institutrices (des soeurs de charite) connaissaient a peine les sujets de leurs cours. La methode utilisee par le pere de Laure, en revanche, semble adapter les nouvelles theories pedagogiques de l’époque, comme par exemple celle proposee par Mme d’Epinay, qui "stressed the importance of learning through experience and observation ... in order to develop the girl’s capacity for careful and critical thinking." (Spencer, 91) Cela dit, l’education de Laure reflete les principes educatifs des Lumieres dans la mesure ou les lecons donnees par son pere sont ancrées dans l’exercice des sens et sur l’observation de la realite tangible, comprenant aussi les sciences naturelles et la philosophie. Son instruction parodie cependant ces nouvelles theories car l'apprentissage qui provient de l’observation et de l’experience reste surtout de nature sexuelle. En plus, 1e pere finit par contreler l’épanouissement intellectuel et sexuel de sa fille en l’enchainant a une ceinture de chasteté sans lui expliquer les raisons de cette contrainte, methode qui reflete plutet les usages conventuels. Apres plusieurs demandes de Laure, son pere decide de lui expliquer tous les mobiles qui le pousserent a l’enchainer, c’est—a-dire la possibilité que, prematurement active, elle aurait souffert de "maux de poitrine ...vapeurs... fureurs uterines ... affaiblissement de la vue...[et] deperissement." (46) Il ne sera pas pourtant question de supprimer désormais la pratique d’un voyeurisme 83 autorise: jusqu’a l’ége de dix—sept ans, Laure participera, et apprendra a jouir par le regard, des caresses echangees entre son pere et Lucette. La perte de la virginite, qui devrait en principe signaler la fin de sa contrainte, n’est cependant qu'un moment transitoire d’affranchissement. Sous le pretexte de veiller a sa sante, son pere l'oblige ensuite a "reprendre ce fatal calecon" tout en lui disant: "si tu veux me plaire, tu te preteras a ce que je desire de toi, et toi [sic] y consentira avec complaisance." (72-3) Le pere exerce un contrele absolu sur sa fille au point de lui faire accepter volontiers une situation qu’elle abomine. Il lui demande de continuelles preuves d’amour, developpe de complexes theories medicales afin de justifier ses actes et la persuade toujours par la pratique de la raison. Le discours a la fois sentimental et scientifique du pere sera renforce par la suite du récit de Rose, ancienne amie de Laure. Celui-ci suspend la narration de Laure et fonctionne comme une espece de preuve matérielle du point de vue paternel. Rose lui raconte les debuts de son education sexuelle et aussi la defloration. Comme Laure, Rose agit en voyeur et apprend par l’exemple a se donner du plaisir. Au contraire de Laure pourtant, elle mena apres une jeunesse dereglee et se laissa toujours conduire par le plaisir, pratiquant le coit avec tous les hommes qui traverserent son chemin. Par consequent, Rose, qui s’est toujours "livree sans frein a la passion furieuse...a la fin y succomba...Sa gaite fut 84 totalement perdue, et un deperissement produit par une fievre lente la conduisit au tombeau." (159) La conclusion funeste de l’histoire vient couronner tous les enseignements du pere relatifs a la pratique sexuelle des femmes, pour qui il recommande la jouissance, et meme la variete, sans cependant admettre les exces ni de l'une ni de l'autre. Apres la mort precoce de celui qui fut pour Laure son pere, son amant, et son maitre, elle se retire dans un couvent. Laure y fera la connaissance d’Eugénie, pour qui elle deviendra a son tour l'amie, l’amante et l'initiatrice. Dans les trois textes examines ci-dessus, il est toujours question d'un apprentissage qui commence par le regard et d’une entree dans le monde qui s’inaugure par la découverte des secrets du lit. Le caractere inquisiteur des personnages facilite ce genre d’initiation et explique pourquoi ils réussissent continuellement a franchir les frontieres imposées a leurs yeux. Ces personnages, caractérises par une enorme curiosité de voir ce qui arrive au-dela du rideau, de la cloison ou du trou de la serrure, leur histoire sera celle d'une auto-education, a la fois sexuelle, sensuelle et philosophique. L’impatience et l’obstination des jeunes gens rendent leurs recherches ancrées dans la vue encore plus vraisemblables, car, comme l’affirme Starobinski: De tous les sens, la vue est celui que l'impatience commande de la facon la plus manifeste. Une velléite magique, jamais 85 pleinement efficace, jamais decouragée, accompagne chacun de nos coups d'oeil: saisir, deshabiller, petrifier, pénétrer. Fasciner, c’est-a-dire faire briller 1e feu du cache dans une prunelle immobile. (13) Quoique souvent tres jeunes, les personnages semblent pourtant deviner que de l’action des sens sur le corps, objet sensible, naissent toutes les connaissances, devenant d’exemples concrets du courant sensualiste du XVIIIe siecle. Voyeurs par necessite et par intuition, leurs sensations se concentrent d’abord dans les yeux, c’est-a-dire elles demeurent en principe essentiellement visuelles, se repandant ensuite tout au long du corps et se transformant, en derniere instance, en reflexions sur la nature, la morale et la société. Ainsi, le regard pénétrant anticipe toujours la penetration physique du propre corps ou du corps de l'autre et du corps social. Le regard voyeur en tant que technique pour rapprocher 1e lecteur du récit qu'il est en train de lire demeure un procede courant dans les romans pornographiques et érotiques de l'Age des Lumieres. Par la frequence de scenes de voyeurisme, situees strategiquement par rapport au developpement de l’intrigue, on est entrainé a conclure qu’elles servent de point de depart a l’education des personnages. Il faut ajouter cependant que les scenes de voyeurisme fonctionnent par-dessus tout a engager le lecteur dans le récit et, par consequent, a le faire participer a un 86 processus d’education pareil a celui vécu par le personnage. Si, toutefois, l'exemple donne par les tableaux observes en cachette produit un effet de miroir a l’interieur du récit, comment peut-on interpreter ce qui arrive dans l’encadrement narratif? Pourrait—on parler d’un redoublement ou le voyeur et le lecteur fusionnent en un seul etre? Comment interpreter le rele joué par l’exemple? L’introduction d’un modele, qui apprend aux personnages a découvrir leur corps et, ensuite, le corps d'un eventuel partenaire, agira de quelle maniere sur celui qui est en train de lire leurs aventures? Pourrait-on associer l’acte de regarder en cachette a la lecture de textes interdits? Comment 1e lecteur serait-i1 insere dans le récit de facon a participer a un ménage a trois imaginaire? 87 NOTES 1 Toutes les citations ont été retirees des editions qui suivent: "Dom Bougre, le portier de Chartreux," Oeuvres anonymes du XVIIIe siecle (1), (Paris: L’Enfer de la Bibliotheque Nationale, Fayard, 1985): 17-240. Jean-Baptiste de Boyer? Denis Diderot? "Therese philosophe, ou mémoires pour servir a l’histoire du P. Dirrag et de Mlle Eradice," Raymond Trousson (org.), Romans libertins du XVIIIe siecle (Paris: Robert Laffont, 1993): 557-658. Honore-Gabriel Riquetti (comte de Mirabeau), Le rideau levé ou l'education de Laure (Milan: Edizioni Europee, 1969). 2 Cite par Roger Shattuck, Forbidden Knowledge (New York: Saint Martin’s Press, 1996) 46. 3 Jean Starobinski, L’oeil vivant (Paris: Gallimard, 1961) 11. 4 Sigmund Freud, "Notes upon a Case of Obsessional Neurosis," Complete Psychological Works of Sigmund Freud vol.X (London: Hogarth Press, 1959) 245. 88 5 Selon Alexandrian, les romans comme Dom Bougre et Therese philosophe furent concus afin de "soutenir l'action anticlericale engagee par Voltaire" a travers la denonciation de "la luxure des moines." (148) 6 Barry Ivker, An Anthology and Analysis of 17th and 18th Cenpury French Libertine Fiction (Ann Arbor: University Microfilm International, 1977) 69. 7 Pour en savoir davantage, voir Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre—Revolutionary France 91. Voir aussi l'introduction au roman Therese philosophe 559-60. 8 Dorelies Kraakman, "Reading Pornography Anew: A Critical History of Sexual Knowledge for Girls in French Erotic Fiction, 1750-1840," Journal of the History of Sexuality April, 4 (1994): 520. 9 Beatrice Didier, Le siecle des Lumieres (Paris: MA Editions, 1987) 158. 10 Sigmund Freud, "Three Essays on Sexuality," Complete Psychological Works of Sigmund Freud vol. VII (London: Hogarth P, 1956) 7. 89 11 Claude Reichler, "La representation du corps dans le recit libertin," Eros philosophe: discours libertin des Lumieres (Honore Champion: Paris, 1984): 78. 12 Michel Foucault, Histoire de la sexualité vol.1 (Paris: Gallimard, 1976) 101. 13 La confusion entre discours religieux et sexuel, et la satire des moeurs dissolues des devots que ce melange discursif presuppose, apparait deja clairement exemplifiee dans les passages du Tartuffe, de Moliere (Paris: Larousse, 1965), ou le bigot essaie de seduire Elmire (III, 3). Dans cette scene, Tartuffe cherche a deguiser son désir sous le masque des mots associés d’habitude avec le contexte du sacre, comme, par exemple, saLpL et beatitude (voir p.86) au lieu de satisfaction sexuelle, offrande (voir p.86) au lieu d'acte sexuel, et devotion au lieu de cupidite (voir p.87). 14 Theodore Tarczylo, "From Lascivious Erudition to the History of Mentalities," Sexual Underworlds of the Enlightenment (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1988): 31. 15 Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses (Paris: Flammarion, 1981) 173. 90 16 Crebillon fils, Les egarements du coeur et de l’esprit (Paris: Flammarion, 1985) 76. 17 Herbert Josephs, "Diderot’s La religieuse: Libertinism and the Dark Cave of the Soul," MLN 91 (1976): 752. 18 Denis Diderot, La religieuse (Paris: Garnier Flammarion, 1968) 160. 19 Voir Le rideau leve ou l’education de Laure 67—69. 20 Samia I. Spencer. "Women and Education," French Women and the Age of Enlightenment (Bloomington: Indiana University Press, 1984) 84. 91 3. VOYEURISME ET JOUISSANCE Le récit pornographique est ancre dans le domaine du visuel. Ses personnages, munis d’une curiosité inébranlable, s’exercent continuellement a voir ce qui devrait rester dérobe a leurs yeux, comme, par exemple, des scenes de sexe desquelles ils ne font pas partie. Ainsi, les textes pornographiques du XVIIIe siecle se caractérisent avant tout comme un exercice perpétuel de dévoilement.1 D’abord, dévoilement de la sexualité et découverte du corps en tant que source de plaisir comme dans les trois romans analyses au chapitre precedant: le Dom bougre, Therese philosophe et Le rideau leve. Pourtant, 1e rele de la vue par rapport a l’apprentissage du plaisir sexuel se revele aussi fondamental dans Le diable au corps (1786?), Le doctorat impromptu (1788), tous les deux d’Andrea de Nerciat, et aussi dans Le libertin de gualité oupma cgnversion (1783), du comte de Mirabeau.2 Dans ces derniers, la poursuite du plaisir demeure souvent parallele a la vue de l'acte sexuel et reste en meme temps indissociable de sa narration. Le voyeurisme, source de savoir et de plaisir pour le personnage voyeur, mene a la narration de la scene espionnee, a son tour source de connaissance et de volupte pour le lecteur , car "vous allez voir c'est aussi vous allez savoir, comme moi qui ai vu et qui vais vous faire voir."3 92 Le diable au corps, publié avec 1e sous-titre "Oeuvre posthume du tres recommandable Docteur Cazonne, membre extraordinaire de la joyeuse faculte Phallo-coiro-pygo— glottonomique," fut redige afin de devenir une sorte de "production dramatique, de nature a ne pouvoir occuper la scene" ni par son contenu ni par sa longueur.4 Il est toutefois intéressant de souligner que n’importe quelle piece de théetre demeure avant tout un texte pour etre vu et entendu par "un spectateur invisible et attentif." (Goulemot, 133) Une "production dramatique" qui ne se jouera jamais sur scene presuppose donc qu’elle sera lue en prive. Le céte visuel du Diable au corps sera intensifie par les gravures qui accompagnent le texte. Tout y est dispose de facon a seduire 1e regard et, par consequent, 1e lecteur. L’action de la piece se deplie autour d’experimentations continuelles perpétrées soit avec les organes genitaux, soit avec les sens des mots, soit aussi et surtout avec des jeux d'embuscades et de surprises qui resultent, le plus souvent, de la pratique du regard voyeur. Vis-a-vis des calembours, ils auront d'abord lieu dans le choix des noms des personnages, mais ils seront encore plus frequents dans les dialogues echanges entre ceux-ci. Par exemple, des la premiere partie de la piece, 1e lecteur se trouve devant une conversation au ton libertin echangee entre trois personnages: la Marquise, Bricon et l’abbé Boujaron. Ils discutent de 1'usage d’un godemiche double 93 que l’abbé put clairement discerner de l’interieur de la garde-robe, ou il se cacha pour epier les affaires du couple. A cette occasion, "l’expert anuiste" (I, 69) se dirigea a la Marquise, avec une attitude fort sarcastique, en lui disant "il est bien arrete dans votre esprit que Saint Noc et Saint Luc peuvent etre fetes a la fois." (I, 66) La scene du godemiche reste modele a cause de 1’usage que l'auteur y fait des jeux de mots, des tours de perspectives et aussi de ce que je denomme mascarades (illusion deliberee produite par un personnage qui se fait passer pour un autre aupres d'un partenaire sexuel). Ainsi, La Marquise, sans 1e savoir, avait couche avec l'abbé en penusant qu’il etait Boujaron, tandis que Boujaron, mort de fartigue, dormait paisiblement a cete, sur 1e meme lit: Imaginez-vous que, croyant ne plus devoir esperer 1a retraite du maudit gascon, je m’etais arrange pour pouvoir dormir ... Quelle fortune, a mon reveil, d'apprendre ... que la place était vacante! ma foi, je me suis desabille, et, zeste ... vous savez 1e reste. (I, 63) Jeux de mots, de regards, de mascarades et d'echanges mc>l'létaires, tout cela s'accomplit presque simultanément au lorhg de différents passages, favorisant une atmosphere luclique ou le delassement affaiblit toute possibilité de legement moral. Une des caractéristiques les plus frapipantes de l'aspect ludique du Diable au corps reste Cependant 1a surprise: celle d’etre pris en flagrant delit 94 de débauche par un voyeur, ou bien celle de se rendre compte apres (ou pendant) l'acte sexuel d’avoir eté l'heureuse (ou malheureuse) victime d’un echange de partenaires, masques par la nuit et par une volupte souvent aveuglante. La surprise de la découverte correspond a un eclat de lumiere jetee sur 1e visage de celui qui, dans l'obscurite, se faisait passer pour quelqu’un d’autre. Cet etonnement correspond aussi a une prise de conscience instantanee de la part de la personne trompee. En plus de se savoir trompée, la dupe doit reconnaitre que, malgré le quiproquo, la jouissance a eu lieu. Cela étant, la surprise est importante dans le texte pornographique parce qu'elle met a nu non seulement l’identite du trompeur, mais parce qu’elle sert aussi a prouver que le plaisir physique se dissocie du caractere des partenaires. C’est-a-dire que la jouissance sexuelle est un phenomene independant de l'amour ou de l'amitie, provenant du contact de deux corps et pas des subtilites de l'esprit. Le commerce de partenaires se repete aussi dans les scenes d'orgie, ou les personnages explorent les nuances multiples du plaisir. La promiscuite propre aux scenes du genre oblitere les traits de physionomie et de caractere, transformant chaque corps en un entassement de membres morceles et sans visages. A cause de la suppression frequente de l’idée de classe sociale, du nombre souvent éleve de participants, des plusieurs modalites sexuelles pratiquees a la fois (par exemple, bisexualité, 95 homosexualite ou utilisation de godemiches, entre autres) et, meme 8 cause de la facon fragmentaire dont la scene est decrite, l’orgie garde un potentiel foncierement egalisateur. En plus, comme l'ecrit Jacob sur la littérature pornographique des Lumieres, transformée par la nouvelle conception mécanique et matérialiste de la nature: The essence of the new pornographic moment lies in the arousal induced by watching the interaction of isolated, activated bodies, supposedly uncontrolled by any laws save those of nature and physiology. Whether they are masturbating or observed while having sex, whether alone or in a crowd, the atomized bodies in the new pornography are totally privatized. In the process, they become roughly, perhaps inadvertently equalized; they are as similar, as equal and metaphysically ungendered as the atoms and planets.5 Ainsi, cette narration egalisatrice entraine plus facilement des frenesies fantasmatiques chez le lecteur et favorise son intrusion virtuelle dans les jeux d’echanges. Il peut etre n'importe qui, il peut jouir n'importe comment: tous les personnages se réduisent a leurs organes sexuels et le lecteur s'identifie avec leurs actions, oubliant leurs traits de personnalite. Dans Le diable au corps, 1a derniere bacchanale sera toutefois suivie d'une punition physique de fond moralisateur qui touchera la Marquise, figure cle de cette 96 aventure. Pour celle-oi, 1e sexe deregle aura comme consequence 1a verole, attrapee, bien sfir, a l’occasion de la "fete priapique." (II, 167) 11 faut pourtant questionner le rele presume d’une lecon de bienseance et de pudeur qui n’apparait que presqu’a la fin du dialogue dramatique, c'est-a-dire apres l’inventaire minutieux de toute sorte de modalite sexuelle. Le lecteur, qui a penetre visuellement 1e secret de plusieurs boudoirs, en retirant de la satisfaction physique de cette promiscuite imaginaire, se trouve scindé entre deux voies antagoniques. D’un cete, 1e plaisir charnel sans bornes et, de l’autre, 1e mal que ce plaisir risque d'apporter. La verole, neanmoins, subsiste ici comme une maladie temporaire, car 1a Marquise recupere sa sante lorsque, encore souffrante et extenuee, elle est penetrée par un capucin du nom d’Hilarion: "la mourante, tandis qu'elle paraissait aneantie, se recueillait, gofitait 1e sublime de l’instruction pastorale, était touchee du coup de grace...penetree de contrition et d’amour divin ..." (II, 176) L’emploi constant d’une terminologie associee au lexique religieux pour faire allusion aux pratiques sexuelles du capucin et de la Marquise finit par profaner 1e sacre et sacraliser le profane. Le comique de la scene provient de cette parodie du sublime catholique (1a divine Conception de la Vierge) faite expres afin de satiriser les dOgmes de l’Eglise. Comme 1e dit Bakhtin au sujet de la Parodie et de la degradation de ce que l'on prend d’habitude 97 en haute estime: "degradation here means coming down to earth ... To degrade is to bury, to sow, and to kill simultaneously."6 D’ailleurs, il sera aussi question de mettre en evidence, a l'aide du comique, 1e ridicule de ceux qui confondent 1a jouissance sexuelle avec l’extase religieuse. Pourtant, la recuperation prodigieuse qui a eu lieu apres la penetration du penis suggere que le meme libertinage qui provoque 1e mal peut entrainer la santé. La resurrection de la Marquise reste donc un événement qui semble démoraliser 1a morale, se moquer du dualisme chrétien et inculquer chez les lecteurs les prémisses d’une philosophie de teneur sensualiste. Apres avoir ridiculise les dogmes chrétiens, la parodie ouvre donc l’espace a une nouvelle facon de concevoir les relations entre l'individu et son désir. Cela étant, l’emploi de la caricature prouve que to degrade an object [ici, cet objet est remplace par les dogmes catholiques de la venue du Saint Esprit et la fecondation immaculée de Marie] does not imply merely hurling it into the void of nonexistence ... but to hurl it down to the reproductive lower stratum, the zone in which conception and a new birth take place." (Bakhtin, 21) .L’aneantissement des dogmes chrétiens sera suivi de l’epanouissement d'une sorte de culte du plaisir. 98 Le doctorat impromptu reprend certains themes deja developpes dans Le diable au corps, comme, par exemple, 1e voyeurisme, la surprise et une certaine ethique de fond moralisateur mais a la fois assez equivoque.7 Structure comme une suite de lettres, 1e récit melange cependant 1a narration a la premiere personne aux dialogues rapportes. Erosie, 1a narratrice, raconte a son amie Juliette les mesaventures qui menerent a son depucelage et lui demande ensuite de la juger d'apres son histoire. Erosie, promise a un vieux riche, et son ami Solange, promis a la religion, se sont trouves escortes par l’abbé Cudart dans leur voyage vers 1e mari et l'Eglise respectivement. Chemin faisant, les deux jeunes deciderent de découvrir ensemble les plaisirs interdits a leur etat. Erosie et Solange finissent par etre pris en flagrant delit grace au regard voyeur de l'abbé Cudart, qui était cense les surveiller de pres. Le premier acte de voyeurisme aboutit a un passage on Cudart leur dit de reprendre volontiers 1e travail interrompu, car 11 veut etre "1e temoin fortune ...d'une ardeur aussi belle." (Diable au corps, I, 96) Le voyeurisme stricto sensu, ou le personnage regarde a la dérobee et participe indirectement a la scene, produit 1e désir de pratiquer 1e voyeurisme lato sensu, ou le personnage regarde ouvertement la scene. L'abbe, cependant, change ensuite d’avis et veut lui aussi participer au jeu en imposant au couple une Esodomie forcee. Leur ménage a trois, au debut coercitif, se 'transforme pen a peu en union consentie, car si l’acte 99 evoque une resistance, c’est pour mieux peindre une ebauche de Viol, espece de piment, par ailleurs sans grande consequence, puisque 1a victime devient Vite consentante et finit par partager la jubilation et les plaisirs de son agresseur. (Goulemot, 63) Le plaisir solitaire du moine devient a la fin jouissance partagee. Cela étant, ce qu'Erosie a nomme dans les premieres lettres une "chute dans le gouffre du plus blamable dereglement," devient a la longue la source immediate de tout son apprentissage libertin. (60) Discours moraliste mis a part, les jeunes apprennent bientet a oublier mari ou religion au nom du bonheur charnel. Sans l'intrusion du regard voyeur de l' abbe, qui mene a la defloration d’Erosie et de Solange, cette narration resterait celle d'une curiosité a moitie assouvie, c'est-a- dire d’une instruction inachevee, car, comme 1a narratrice l'affirme: "je payais cher ma curiosité ... Sottise, a la bonne heure, mais j’ai bien eu du plaisir." (101) Le libertin de gualite on ma conversion ne se concentre pas sur le theme du voyeurisme en tant que source d’apprentissage. Ses personnages exercent toutefois leur vue comme generatrice de plaisir, car le lecteur y trouve quand meme une quantité considerable de scenes ou le narrateur agit en voyeur afin de jouir en secret d’une scene cie sexe.8 Le récit s’ouvre par une lettre a Satan, signée lDar 1e narrateur, Con-Desiros. Le narrateur, toujours 100 conscient de la presence d’un narrataire, semble l’inviter a voir ce qu'il a vu et, par consequent, a sentir tout ce qu'il a senti, corroborant l’idée que "the viewer is typically a voyeur, peeking in from his invulnerable perch outside the book whose characters are always, unbeknownst to them, being indiscreetly watched."9 Comme dans Le diable au corps, les jeux de mots y jouent un rele capital: les noms des personnages revelent en avance leurs caracteres (Madame Honesta, La Baronne de Conbaille, Mme de Cusouple, etc.) et les souvenirs du passe sont toujours actualises grece a l'ironie présente au long du récit. L’ironie actualise la memoire grace a l'humour ajoute aux scenes et a la description burlesque de quelques partenaires sexuels. D'ailleurs, la forme donnee a la narration deconcerte parfois le lecteur, qui se voit egaré entre le style de la confession et les fragments d’un dialogue partiellement recupere par la memoire. Le narrateur, un homme qui vit du commerce de faveurs sexuelles avec vieilles femmes et laiderons, raconte les aventures qui l’ont mene a sa conversion. Mais de quelle conversion parle-t-il? A un moment donne, il reexamine ses liaisons avec deux jeunes filles vierges, mais de caractere tres enqueteur, qui prennent 1e membre viril pour "un genie qui n’a point de nez." (II, 7) Il narre aussi la suite de leurs investigations pueriles, c'est-a—dire la découverte de la satisfaction physique deguisee en jeux d’enfants: "Agathe, parle-t-il [le genie]? Ah! oui... comme il parle! 101 1e joli esprit... mon Dieu!" (II! 9) Cela étant, si son aventure ne lui apprend vraiment rien de nouveau sur la libido du genre humain, il sera pourtant question de comprendre, grace a la pratique de l'ecriture, quelle est sa veritable vocation. Le regard perspicace jeté sur le passe 1e rend voyeur de sa propre vie et lui permet de pénétrer sa propre conscience. La conversion finale sera au dereglement le plus absolu: Au foutre 1a Conversion: mais dans mon humeur de vengeance, je foutrai la terre entiere; j’immolerai a mon Priape jusqu’a des pucelages ... j’usurperai jusqu'aux droits de notre bonne mere Sainte Eglise. Point de fouteuse de prelats ... jusqu'a ce que rendant, dans les bras paternels de M. Satan, mon ame celibataire, j’aille foutre les Morts. (II, 101) La revelation du corps en tant que source de jouissance sexuelle produit a la longue une réforme radicale de la morale de fond chrétien au profit d'une autre de base plutet séculiere.10 La vision mystique cede sa place a un regard oriente exclusivement vers le monde physique. Ce renversement des valeurs apparait de facon assez Claire dans Le libertin de gualite. Con-desiros refute, depuis 1e debut, l’education fournie par les couvents et l’éthique des Imoines, en louant par contre "cette lumiere vive et fatale, (qui a dissipe les vapeurs du fanatisme, et brise les hochets cie 1a superstition." (II, 62) 102 C’est pourtant Therese philosophe qui demeure toujours 1e meilleur exemple d'un changement produit par les connaissances sensuelles et aussi de la découverte d’une morale laique qui detruit les doctrines theologales. La jeune protagoniste, enfermee dans un couvent depuis l'enfance, nourrie de tout un apparat de croyances assez tordues, n’arrive pas en principe a distinguer la jouissance sexuelle de l’extase spirituelle. Il sera question pour elle d’apprendre a voir clair, afin de revoir mentalement la scene on son amie Eradice fut defloree par le pere Dirrag. Cette revision aura lieu quelques années plus tard, au moment meme de la narration, quand le regard, deja illuminé par une vaste experience sensuelle, voudra traduire en mots les ambiguites vecues auparavant.ll Son récit sera donc l’inventaire d’une ouverture graduelle des yeux et, en meme temps, de la découverte d’une nouvelle direction a suivre: celle creee a partir des exigences d’un corps désirant. C’est grece a tout ce qu'elle a vu et entendu en cachette, ajoute a tout ce qu’elle a appris par la pratique, que Therese passe de l'aveuglement imposee par une foi dogmatique a la comprehension objective de la réalité tangible. Il va sans dire que Therese evolue de fille vierge a femme rouee surtout parce que les scenes qu’elle epia de l'interieur de l’armoire reverbererent sur son corps sous la forme d’etranges sensations qui demandent a etre a leur tour Ciechiffrees. Modele de la philosophie sensualiste, 103 l’histoire de Therese preconise la connaissance provenant des sens au detriment d'une sagesse qui avilit l’experimentation pragmatique au nom d’une doctrine quelconque. "L'eme n’a de volonté, n'est determine que par les sensations, que par la matiere. La raison nous eclaire, mais elle ne nous determine point," écrit—elle a la fin de la narration. (657) Si 1e récit, deja analyse dans le chapitre precedant, se revele plein d'antinomies concernant les points de vue de Therese narratrice et de Therese personnage, ces antinomies auront cependant une fonction tout a fait explicative. Le dévoilement graduel de l'entendement vecu par la protagoniste correspond en revanche a un eclat de lumiere instantane pour le lecteur. Celui-ci, voyeur en deuxieme degre de plusieurs scenes de voyeurisme, se rend compte sur-le—champ des contradictions communiquées par les regards et les discours qui s’enchevetrent. Il voit simultanément de ses propres yeux et par les yeux de Therese libertine. A cause de cette perspective privilégiee, ou un regard illumine l’autre, les yeux du lecteur transpercent au-dela de l'apparente cecite de la jeune protagoniste. Le récit a la premiere personne concourt a la creation d’une ambiance intime entre narrateur/narratrice et narrataire. Les secrets, les regards complices et la double-entente y sont facilement repandus et immediatement 'traduits. Ainsi, 1e narrataire, confident de la narratrice (Se Therese philosophe, percoit tout de suite la critique et 104 la moquerie deguisees sous cette tentative de communiquer les experiences auparavant incomprises. Comme i1 peut en savoir autant i1 se sent pousse a ajouter son regard aux regards echanges entre la narratrice, l'objet de son histoire (1a jeune Therese) et le destinataire immediat de son texte (son amant, 1e comte). De lecteur passif, il est invite, depuis 1a premiere scene de voyeurisme, a devenir complice et a participer activement a cette aventure sensuelle et philosophique. Alors, le lecteur s’attend toujours a voir et, par consequent, a savoir davantage. La recherche érotique et visuelle que les personnages des romans pornographiques doivent accomplir reste parallele a la quete de fond epicurien perpetree par le lecteur. Et, a cause de cette poursuite intarissable d’une et d’autre part, quand il n'y a plus rien a dévoiler dans le domaine immediat de la vision, les narrateurs deviennent voyeurs afin de pouvoir pénétrer au—dela des barrieres tangibles representees par des murs ou des portes. Selon Reichler: le sujet et l’objet sont places face a face a l'interieur d'un espace divise: la separation n’est pas absolue, mais au contraire franchissable. Cette barriere qu'on outrepasse sans la supprimer répond au mouvement de l'interdit et de la transgression. (78) Leur récit détaillé peint un tableau de ce qui se derobait avant aux yeux, ouvrant pour 1e lecteur la possibilité de 105 voir et de jouir a travers 1a lecture. Comme 1e dit Gaillard au sujet du savoir originaire du texte pornographique: raconter, c’est entrainer l’autre dans la situation de voyeurisme qui fut celle du narrateur. La confusion soigneusement entretenue entre voir et savoir sert de substrat (ideologiquel)...La connaissance s’y fait voyeurisme.12 106 3.1. Lire et voir: 1e ménage a trois imaginaire Le voyeurisme employe en tant que technique pour capter l’attention du lecteur demeure un procede assez courant dans les romans pornographiques et érotiques de l'Age des Lumieres, car "the visual is essentially pornographic, which is to say that it has its end in rapt, mindless fascination."l3 Chaque histoire nous offre plusieurs occasions d’apprecier un voyeur en action. Le voyeurisme s’y realise pourtant sous les formes les plus distinctes et variees, c'est—a-dire non seulement par la vue en cachette d’une scene interdite, mais aussi par l’appreciation furtive de gravures obscenes ou par la lecture d'une oeuvre prohibee. Alors, a ceté des personnages voyeurs dans 1e sens propre du terme, tels Saturnin et Laure, on en trouve une foule qui, comme le lecteur, retire son plaisir d’un texte pornographique quelconque. Ce type de personnage communique ouvertement ce que la lecture lui proportionne et souvent il laisse evidente la raison pour laquelle il choisit de lire un texte du genre. En outre, i1 s’occupe parfois a parler des avantages de la masturbation par rapport a l’acte sexuel: 1a scene on 11 la pratique, decrite de facon precise ou plutet a peine suggeree, semble refleter les actions du lecteur, alors devenu complice et imitateur. En obeissant a une regle pareille, plusieurs ouvrages pornographiques suggerent indirectement que leur lecture \ (ainsi que l’appreciation de leurs gravures) sert a stimuler 107 sexuellement les personnages qui, comme le lecteur lui-meme, sont en train de lire ou d'écrire des romans du genre. Dans Therese philosophe, par exemple, la narratrice nous dit tout au debut qu'elle compose son texte pour donner du plaisir physique au comte, destinataire immediat de ses mémoires. Alors, Therese reconnait, et nous fait reconnaitre, que sa narration doit servir d’aphrodisiaque. D’ailleurs, 1e pouvoir de la pornographie est tel qu’a 1a fin la narratrice se laisse doublement seduire: elle sera l’heureuse victime des histoires qu'elle lit et de la ruse de son amant, qui a parie sa bibliotheque et ses tableaux contre le pucelage de Therese. La narration de ce qu’elle a éprouve a l’occasion de la lecture rend explicites les consequences immédiates de la pornographie: je dévorai des yeux ... l'histoire du Portier des Chartreux...et nombre d’autres de cette espece ...j’etais au moment d’y enfoncer le doigt lorsque... (655) Grece a un effet d’abime, 1e lecteur, lui aussi seduit par le texte qu'il lit, se met a la place du personnage narrateur, c’est-a-dire en train de jouir, comme lui, secretement. Par rapport aux ouvrages pornographiques qui font reference a d’autres textes du genre, Darnton écrit que: "the works in the Enfer constantly refer back to the same sources ... they cite one another, sometimes by describing "gallant libraries" that are used as sexual props." (Sex for Thought, 66) 108 L’effet d’abime est d’abord possible par une reduplication du contexte physique: voyeur et lecteur se trouvent enfermés quelque part. Le récit pornographique étant celui de la chambre ou du boudoir, rarement les personnages accoupleront dans la nature. La lecture d’un texte defendu de fond obscene demande a son tour l’intimite des lieux fermés et la solitude. Comme la masturbation constituait a l'époque une maladie approchant 1e crime, il fallait alors s’assurer de ne pas etre vu.14 Les lois rigides concernant le colportage, la vente et la consommation d'ouvrages pornographiques ajoutaient encore une saveur d’interdiction a l’acte de lire. Par rapport au theme de la transgression inherente au récit obscene, Frappier-Mazur affirme qu’il provient aussi de la forme (i.e. langage et structure) du texte: "itself a semi- clandestine genre, pornography injects the desired transgressive element not only into the erotic tableau, but into the choice of narrative situations."15 Le lecteur, par consequent, retirait de sa lecture une double satisfaction, celle de la libido et une autre, plutet cerebrale, suite d’une violation deliberee du code moral. Par rapport aux differentes techniques employees afin de favoriser un effet d’abime, 1a creation de tableaux descriptifs, la manipulation du point de vue et l’introduction de gravures basees sur le texte en restent les plus repandues. L'importance attribuée a la presence d’un narrataire place hors du récit s’explique du fait que: 109 tout ici se fonde sur le regard. Il faut donner a voir par l'ecriture. Le livre ne peut faire naitre 1e vouloir de jouissance qu’en décrivant les corps offerts au désir et le stimulant, ou en mettant en scene 1e tableau des gestes et des attitudes de la jouissance elle-meme. (Goulemot, 55) Non seulement dans les romans auparavant étudiés, comme 1e Dom Bougre, Therese philosophe, Le rideau levé, Le doctorat impromptu, Le libertin depgualite et Le diable au corps, mais aussi dans beaucoup d’autres, tel, par exemple, Margot la ravaudeuse, de Fougeret de Monbron (date inconnue), il est toujours question des personnages voyeurs qui epient l’acte sexuel a partir d'un point de vue privilegie.l6 Curieusement, ils peuvent tout voir en menus details quoiqu’ils ne regardent que par une petite ouverture. Borne par les limites d’un trou dans la cloison, d’un rideau a peine levé ou d'une porte secretement entrouverte, le regard se concentre a saisir l’essentiel et a nous raconter, souvent mot a mot, cette vision, comme s'il s’agissait de compenser par le discours une perception toujours fragmentaire. Margot, la narratrice de Margot la ravaudeuse nous offre, dans le passage qui suit, un tres bon exemple de ce regard concentre a l’extreme. Elle y arrive a communiquer au lecteur, malgré les limitations visuelles imposes par la taille de l'ouverture, les details de la 110 scene espionnee a travers une petite breche qu’elle a faite sur 1e mur: Je me retirai dans un trou de cabinet ferme d’une simple cloison... Au moyen d'une petite ouverture que j’y pratiquai, 11 me fut aisé de les voir manoeuvrer en plein... (57) La suite de sa narration n’est qu’une profusion de membres, de hurlements et de soupirs. L’attention du personnage voyeur se dirige sur les corps en action et, en particulier, sur leurs parties génitales. A ce moment, 11 y a une sorte d’amplification verbale des perceptions visuelles, dans laquelle tous les membres acquierent des proportions formidables at ou le plaisir surpris semble exceptionnel. Dans le meme passage de Margot la ravaudeuse, la narratrice, une prostituee qui raconte ses mémoires, se complait a decrire meticuleusement la colossale fesse de Mme Thomas et "le seraphique goupillon" du moine, accentuant davantage l’enOrmite de leur désir par la constance d'expressions telles: "prodigieux volume", "vigueur inexprimable", "l'exces du plaisir" et "douleur inexprimable." (58) Comme l’ecrivit Claude Mercier de Compiege dans La foutromanie: "In such moments are things named by their names, without any periphrases or unwelcome veils."l7 Ainsi, afin de réussir a dire l’indicible, Margot se concentre exclusivement sur ce qu'elle voit et entend. A un moment (ionne, oubliant presque le discours (entrecoupe ci'exclamations et de points de suspension), elle s’applique 111 a elaborer pour le lecteur un tableau vivant qui essaie de reproduire l'action de la scene le mieux possible: "arrete- toi, je me meursl... Chien! Boug... tu me creves... Jeanf...finiras-tu?" (58) Le tableau descriptif originaire de l’emploi de cette technique narrative (rapport exhaustif d’une scene a peine vue par une petite ouverture) engendre une image mentale chez le lecteur. Ce tableau verbal suggere en plus l'existence d’un triangle forme par le couple en action et par le personnage qui l'observe. Le rele de celui-Ci ne se reduit pas pourtant a l’appreciation pure et simple; il faut que le personnage-voyeur participe, partage et raconte le plaisir qu’il regarde. 11 en devient a la fois témoin et acteur indirect et, comme l'affirme Goulemot: "ce témoin, inscrit dans la narration, est la figure par laquelle se met en scene le desir du lecteur lui-meme." (62) Du moment ou le personnage decrit ce qu’il voit et qu’il arrive a communiquer ce qu’il éprouve devant cette vision, i1 se deplace, par un tour de perspective, a l’interieur du tableau qu'il elabore. Dans la place occupee par le personnage-voyeur se trouve maintenant le lecteur, qui sera lui aussi entraine par la vision a prendre part activement a la scene a laquelle i1 assiste. Cet effet de miroir aura la capacite de "faire naitre chez son lecteur le désir de jouir, [de] l’installer dans un etat de tension et de manque, dont il lui faudra se libérer par un recours extra— littéraire." (Goulemot, 127) La technique du miroir cherche 112 a transformer l’acte de lire un texte pornographique en lecture active. Elle réussit uniquement dans la mesure que le lecteur est seduit au point de participer effectivement (par l'onanisme ou par la copulation) aux aventures qu'il lit. Le jeu de perspectives provenant de ce point de vue extérieur a la scene, ou le lecteur et le voyeur fusionnent, a le meme effet de reduplication produit par les miroirs, les glaces, les bibliotheques galantes ou les peintures qui composent la decoration de la piece 00 l’orgie se deroule. Ces images remplacent par moments la narration en tableaux et doivent creer, sur ceux qui les regardent, les memes impressions ou sensations que le recit cree sur le lecteur. La vue de ce dernier est donc comblee de reflets et d’illustrations qui, en guise de mise en abime, anticipent ou accompagnent l’acte sexuel decrit par les protagonistes. La redondance de mots et d’images sert a bouleverser 1a perspective du lecteur, qui voit son regard dirige simultanément vers plusieurs representations d’une meme scene at maintes repetitions d'une meme idee. Le lecteur/narrataire est donc entraine a voir ce que le narrateur voit at, par consequent, a sentir ce qu’il sent, participant indirectement a cette orgie virtuelle. Ce que le narrateur voit, il donne aussitet a voir. La visualisation de l’acte se realise grece a la peinture de tableaux qui dépeignent de facon tres precise chaque étape de la relation sexuelle ainsi que le sexe des partenaires. 113 Le tableau descriptif se caractérise alors comme le moment cle de la narration pornographique, ou les mots cessent de raconter une intrigue afin de peindre une image. Dans Le rideau levé, Laure écrit a Eugenie: "je ne couvrirai d’aucune gaze les tableaux que je mettrai sous tes yeux." (15) Dans Ma conversion, 1e narrateur parle a son tour de la difficulte de rendre en mots ce que ses yeux percoivent et il explique comment cette vision agit sur lui: "Quel tableau! Comment te peindrais-je trente femmes qui dechargent!...Je manquai enfoncer 1a fenetre qui me couvrait et sauter dans la salle." (II, 36) Dans le tableau descriptif trouve a l'interieur d’un roman pornographique, la chair nue et morcelee prime toujours sur les traits de caractere ou sur les nuances de sentiments qui pourraient individualiser les personnages. De cette facon, au moment on l'oeil du voyeur est en train d’epier (et celui du lecteur en train de lire), les adjectifs propres a particulariser un etre et a rendre unique un temperament se font remplacer par des termes plutet generalisants. Comme ceux qui bougent demeurent des types sans visages, i1 devient beaucoup plus facile pour le lecteur de se mettre a la place du narrateur ou de remplir un signe vide avec un fantasme quelconque. Le besoin de voir, mais surtout de raconter ce qu’on voit, contribue a la creation d'un triangle, ou les yeux du narrateur-voyeur conduisent 1e regard du narrataire et du lecteur, car, 11 sera question d’un "plaisir a voir, mais 114 surtout plaisir au recit, plaisir au redoublement, au ricochet du voyeurisme." (Gaillard, 277) La narration d'une scene de voyeurisme se conclut d’habitude par l’onanisme, qui mene souvent a la copulation. En lisant, le lecteur imagine la progression du plaisir du narrateur et des personnages que celui-Ci regarde. Margot, a la fin de la scene de voyeurisme citee en haut, se met a decrire ce qu'elle fait des images qu’elle a vues en cachette: Je voulais user de la mince ressource de mon index pour me soulager, lorsque j'apercus un bout de cierge... Je l’empoignai avec rage, et me l'introduisis le plus avant qu'il me fut possible, les yeux toujours fixes sur mes deux acteurs. (58) La connivence entre lecteur et narratrice atteint 1e paroxysme quand l'action du texte reverbere a l'exterieur du texte. Le lecteur est alors cense imiter 1e narrateur (devenu a son tour personnage du tableau qu’il raconte) et se masturber lui aussi. La notion de tabou qui accompagne les pratiques masturbatoires est entierement supprimee dans ce genre de texte. Les manifestations du corps désirant restent elles aussi valables et sont toujours Vecues a l’interieur d’un cadre ou tout semble naturel et ou la sante corporelle prend la place auparavant attribuée au salut spirituel. Le lecteur se sent a l’aise pour jouir, malgré le statut d’interdit moral qui pese sur sa lecture et ses actions. 115 Dans un roman qui traite l’acte sexuel de facon moins explicite, en revanche, 1e lecteur, quoique encore invite a se joindre indirectement a la scene, se trouve beaucoup plus restreint a cause du langage subtil et de la particularisation des traits de caractere souvent employes dans la composition du tableau. Ainsi, 1e tableau érotique se concentre davantage sur les nuances subjectives d’un acte sexuel (i.e. sur le chemin qui mene a la penetration et sur ce que le voyeur pense de ce qu’il voit) que sur la peinture explicite des corps qu'y prennent part. Comme exemple, prenons les Tableaux des moeurs du temps, de Crebillon Fils (écrit vers 1750, mais publié seulement en 1861), ou le jeune personnage Therese raconte a son amie Auguste la scene de chetiment d'une autre amie, Monique, scene qu’elle avait vue par le trou de la serrure d’une des portes du couvent: ...et je vis enfin les fesses de la pauvre petite tout a découvert; je vis cela assez bien, car elle tournait un peu le dos a la porte ou j'étais, et d’ou je la considerais par le trou de la serrure comme si j'avais ete au milieu de la chambre.18 Ce qui suit cette description n’est ni 1e sexe ni 1a masturbation, mais un dialogue entre Therese et Auguste ou celle-Ci questionne celle-la sur les sensations éprouvees lors de l'acte de voyeurisme: "vous y preniez donc plaisir, mademoiselle? ...Oui, je te l’avoue, et un grand plaisir..." (45) Le dialogue entre les deux s’entrecoupe d’autres histoires de voyeurisme et Therese relate ensuite a Auguste 116 1a scene de punition de cette derniere, epiee par le meme trou. Dans tout 1e passage, qui analyse 1e chatiment des jeunes femmes, le texte se construit a partir d'une sorte de leitmotiv qui amplifie le regard voyeur au fur et a mesure que les scenes sont mises en mots. Le regard en principe solitaire de Therese se fait accompagner de celui de Monique, sortie de la chambre de la superieure apres la premiere punition surveillee par Therese. Maintenant, les deux filles regardent Auguste qu'on fouette sur le derriere. Monique, toutefois, regarde simultanément 1e derriere de Therese, qui se courbe afin de pouvoir guetter par la trou de la serrure. Le regard d’Auguste rejoint ceux des deux autres au moment ou Therese lui donne les menus details de ce qu’elle a guette. Auguste devient alors, par un tour de perspective (qui fait qu'on lui parle d’elle-meme a la troisieme personne), voyeur de sa propre image, dans une sorte de "construction en miroir...ou il s'agit de montrer en indiquant bien clairement que l'objet montre est percu par un regard lui—meme désigne comme regardant." (Goulemot, 135) La repetition de cette scene, sous des angles toujours legerement différents, produit chez le lecteur un effet d'accumulation et d’accroissement. Celui-ci se voit capté par une sorte de toile visuelle tissue gréce aux regards qui se décuplent a partir du trou de la serrure. Cette intensification des regards--ainsi que la repetition de ce 117 que les personnages entrevoient--finit par induire a un jeu sexuel de caractere masochiste entre Therese et Auguste: les deux miment les chetiments qu’elles observerent. L’impression d’abime conferee par les scenes de voyeurisme et de punition qui s’entassent sera enfin renforcée par la narration d'un badinage de portée sexuelle entre un groupe de filles du couvent qui jouaient la sous-maitresse: "j'ordonne a celle a qui sera la troisieme gage se leve [sic], renverse sa voisine...la découvre bien...qu’e11e se découvre de meme...et se met a cheval sur elle." (Tableaux, 65) Cette narration se tient emboitee a l'interieur du dialogue on les deux personnages jouent elles aussi. La manipulation du point de vue se lie de pres a la facon dont la description du tableau est effectuee par le narrateur. Au moyen de brusques changements de temps verbaux, ce dernier transforme la narration au passe en narration au present. Le récit qui appartenait a la memoire devient tout d'un coup événement actuel, comme dans Lg libertin de gualite: "Je la mords...Elle me dechire...Le sang coule...le sofa crie, se brise, tombe." (I, 29) L’intrusion du present dans une narration au passe actualise le souvenir. Les corps qui agissaient a l’intérieur d'une limite temporelle imposee par un cadre narratif spécifique semblent échapper a l’histoire pour ensuite participer a une scene plus large, qui inclut 1e lecteur et son désir: "through its physiological effect, pornographic reading carries the law of the book-—of the imaginary-—into the real 118 world, hence the metaphor of trompe-l'oeil." (Frappier- Mazur, 220-1) Aussi, est—i1 particulierement intéressant de constater, a l’interieur du tableau, l’importance attribuée \ au verbe voir et a d’autres mots lies au meme champ sémantique, tel regarder, curiosité, vision, vue, oeil, scene, spectacle, image et beaucoup d’autres. La frequence de ces expressions réussit en derniere instance a faire subir au lecteur une seduction pareille a celle vecue par le personnage qui lorgne a la dérobee: le "je vois" du narrateur s’actualise et se melange au "je lis" du lecteur. Dans le tableau pornographique, les couleurs, l'action et les sensations produites par la vision d’une scene de sexe remplissent la page pour assouvir ensuite les desirs fantasmatiques du lecteur. 119 3.2. Des mots aux images: le texte et ses gravures La pratique d’ajouter des gravures a des textes pornographiques ou érotiques debute en EurOpe au XVIe siecle. Plus tard, la France des Lumieres deviendrait 1e principal centre createur de cette categorie d’art, associee de pres au libertinage du corps et de l’esprit. Comme l’explique Peter Wagner au sujet des illustrations, des textes auxquels elles appartenaient et de leur contenu: Sometimes, there was a short time lag between the first edition of an erotic book and its first illustrated version. Depending on the text, and the audience they were intended for, such pictorials could be allusively erotic, explicitly obscene, or obviously pornographic. (263) Les gravures souffraient les memes interdictions imposées aux ouvrages du genre: leur reproduction, circulation et appreciation constituaient des crimes qui menaient parfois a la prison. En outre, les gravures pornographiques et érotiques se vendaient souvent indépendamment du récit auxquels elles faisaient reference, ce qui atteste que leur pouvoir d’exciter les sens demeure autonome, c’est-a-dire dissocie des mots qui se trouvent a leur origine. Les gravures qui illustrent un roman pornographique ne sont pas a l'ordinaire exclusives a un ouvrage particulier: elles appartiennent plutet a une tradition d’images empruntees. Souvent interchangeables, ces illustrations refletent 1e 120 manque de particularisation (de personnages ou de situations) qui distingue les textes obscenes des textes moins explicites en matiere descriptive. Le texte pornographique se prete a l’illustration beaucoup plus aisement que les textes plutet érotiques, surtout a cause de ses proprietes intrinsequement visuelles, car les mots s’evertuent a peindre une scene plutet qu’a raconter 1e deroulement d'une histoire. Dans Le rideau levé, par exemple, Laure affirme par rapport au texte qu'elle écrit a son amie: "j’oserai meme dessiner" (12), ce qui implique qu’a sa "plume" elle ajoutera ses "crayons." (15) Le tableau descriptif se fait parfois accompagner d’illustrations qui le reproduisent en images. Illustrer voulait d'abord dire "eclairer, illustrer par des "19 Alors le explications, des commentaires, des exemples. rele du dessin est premierement de rendre un passage plus explicite, en éliminant toute equivoque. D’ailleurs, les illustrations servent aussi de modeles, ce qui presuppose qu'elles se pretent a enseigner quelque chose ou a faire repeter a ceux qui 1a regardent les gestes qu’ils observent, comme dans Therese philgsophe, ou la protagoniste declare: "je me mis en devoir d’imiter toutes les postures que je voyais." (655) Les gravures demeurent en essence une lecture seconde qui s’ajoute au recit du narrateur, portraiturant d'habitude les instants qui precedent ou qui suivent 1e rapport sexuel. Alors le lecteur y contemple, minutieusement depeintes, les parties genitales des 121 personnages dont l'excitation devient matérielle grece a la representation graphique de l’erection. Celle-ci, cependant, ressemble le plus souvent a une caricature, a cause de la taille hyperbolique attribuée aux penis. La transformation d’un tableau descriptif en gravure facilite 1e voyeurisme et transforme 1e va-et-vient d’une scene de sexe en tableau statique, i.e. l’action se convertit en moment ponctuel. Pourtant, quoique "[the] erotic art in literary texts usually served the purpose of increasing the erotic appeal of a book through the graphic or visual representation of selected scenes," la presence d'une illustration peut aussi borner la vision et attenuer les caprices du lecteur/voyeur. (Wagner, 264) Par exemple, dans Les Aphrodites (Andrea de Nerciat, 1793) un des personnages du dialogue dramatique se demande: "Gravures detestables. Les artistes qui se melent de decorer ces sortes d’ouvrages ne devraient-ils pas avoir autant d’esprit et d'usage que les auteurs eux-memes?"20 Cela étant, 1e lecteur, sans avoir acces a des gravures, doit imaginer les scenes decrites par le narrateur. Grace aux illustrations, ce lecteur risque de se voir limite par 1e dessin, car cette image toute prete remplace son effort de se figurer la scene. Toutefois, comme s’il s’agissait de compenser l'amoindrissement du contenu d'un passage devenu dessin, "the density of the image saturates the eye and the mind." (Stewart, 12) 122 Il nous faut toutefois analyser comment quelques-unes de ces gravures dépeignent 1e rapport sexuel raconte d'abord par écrit. L’illustration numero 1 (placee a la fin du chapitre) accompagne L’histoire de dom Bougre.4portier de Chartreux. Le choix de la scene a etre depeinte fait ressortir le rele attribué a la perspective du narrataire/lecteur dans 1e texte pornographique, vu que le theme du voyeurisme y est clairement represente.21 Le jeune Saturnin apparait en train de voir, par un trou de la cloison, ce que l’abbé et sa mere font ensemble dans la chambre de celle-Ci. Saturnin, comme consequence immediate de l'action d'espionner, se masturbe. Dans la gravure, les corps des deux hommes se trouvent paralleles l’un a l’autre, exactement dans la meme position, en train de repeter le meme geste. Cela etant, Saturnin pourrait remplacer facilement le moine. En effet, pour le jeune homme, l’echange a eu lieu au niveau de l’imaginaire. Observant une regle identique, Saturnin peut etre remplace en imagination par un lecteur inspire. Celui-ci se sent persuade, au moyen d’un tour de perspective (jeu de miroirs alignes face a face), a se mettre a la place du personnage voyeur. Comme s'il s'agissait d'une mise-en—abime, il devient voyeur en deuxieme degre de la scene observee par Saturnin, prouvant que dans le texte obscene: "The reader is made to look over the shoulder of someone looking through a keyhole at a couple copulating in front of a mirror or under pictures of copulating couples on the wall." (Sex for 123 Thought, 66) La gravure 2, retiree elle aussi de L’histoire de dom Bougre, reproduit la scene ou Saturnin pervertit sa soeur apres l’avoir instiguee a regarder les amours de sa mere par le trou de la serrure. (voir Camus, 95) L'image fait allusion aux pouvoirs de l'exemple sur celui qui regarde ou qui lit un tableau pornographique. Suzon, seduite par ce qu’elle epie, redouble le point de vue du lecteur, qui, par un effet de miroirs emboites, devient a son tour témoin d’un acte de voyeurisme. L'illustration qui caractérise le mieux 1a fonction primordiale du texte pornographique et l’effet qu'il produit sur son lecteur est pourtant la gravure numero 3, retiree du frontispice du Dom Bougre.22 La peinture de l'auteur fictif, en train d’écrire son roman et de se masturber a la fois a l'interieur d'une bibliotheque, met en relief l’objectif et la nature de ce genre de texte. Compose par et pour le plaisir sensuel, le texte pornographique demeure 1e seul ou les qualites de style peuvent succomber aux propriétes visuelles du récit, qui doit plutet montrer que narrer. Le satyre remplace ici la muse, renforcent 1e caractere profane, bestial et sacrilege du Dom Bougre. Son penis en erection est analogue au penis de l’ecrivain. Sa double nature de faune, moitie homme, moitie bete, désacralise l’ecriture en tant qu’un processus inspire par des creatures etherees et sublimes. Tandis que la muse communique une notion de perfection transcendante associee aux arts, 1e satyre s'associe a la bacchanale, aux 124 transports de la chair qui naissent de l’exces de vin, plutet comme la muse rabelaisienne. D’ailleurs, le fait que la plume et le penis occupent presque parallelement les deux mains de l'auteur ajoute des nuances metaphoriques au processus d’ecriture. L’action d'écrire, activite intellectuelle, se transforme en activite physiologique ou sexuelle. Plume peut devenir penis et vice—versa, insinuant un texte compose sous l'action directe du corps désirant. Lire et jouir deviennent donc des synonymes. Les illustrations 4 et 5, relatives a Therese philosophe, renforcent l’importance de la perspective externe, celle du lecteur-voyeur, en introduisant des figures mythologiques (la deesse et le cherubin) qui 23 La deesse, regardent 1e couple dans son intimite. depeinte avec des ailes sur le casque, represente la raison qui, au contraire de la religion, libere l'homme par l’exercice d’une pensée logique. Dans le recit obscene, c’est toujours la philosophie qui cherche a valider 1e besoin éprouve par l’etre humain de satisfaire la chair a tout prix. L'image de l'ange, ou plutet de Cupide, reprend l’idée d'amour sensuel, de cupidite, de plaisir qui nait de la vue de l’autre, du voyeurisme. En plus, en illustrant le texte avec des creatures chimeriques qui epient les amants du haut, l'illustrateur semble insister sur une sorte d’omniscience insaisissable et incontrelable, infligee a tous les couples et inherente a tous les boudoirs. L’illustration 6, reproduit a son tour 1e moment oh 125 Dirrag martyrise Eradice avec ce qu’il appelle la corde de Saint Francois. (voir Hunt, 193) Il est intéressant de remarquer, dans le cadre oval sur le mur, un dessin qui semble reproduire vaguement la Vierge Marie en adoration. L’etourdissement d’Eradice en presence du moine equivaut aux transports éprouves par Marie en face de Dieu: 1e sacre et le sacrilege se confondent. La figure de Therese n’apparait pas sur le dessin, mais elle se fait deviner grece a la porte entrouverte, suggerant l’endroit d’ou Therese espionne la scene. Dans la gravure 7, retiree d’un texte allemand de 1735 qui narre l’histoire de Catherine Cadiere (la meme racontee par Therese a son amant), le rele du voyeur est joué par deux diables, ou satyres, dont l’un a dans les mains une loupe.24 L’objet en question sert a amplifier la capacite visuelle de l'oeil, en rendant la chose vue plus proche et mieux definie. L’association entre les pouvoirs de penetration du regard et ceux du penis se laisse sous- entendre. D’ailleurs, en faisant attention aux menus details du dessin, 1e lecteur percoit une ouverture sur la porte, comme s’il y avait un petit viseur par lequel un observateur extrinseque pourrait regarder la scene, malgré la serrure soigneusement fermee par un des diables. Il est question d’une exposition hyperbolique de l'abbé Girard et de Catherine au moment crucial de leur histoire, ou la jeune femme succombe aux extases qu’elle croyait mystiques. Les deux illustrations relatives au Diable au corps traitent des scenes de bestialité et nous remettent ainsi a 126 la nature du récit pornographique discutee auparavant. Dans la gravure numero 8, un groupe de personnages féminins se procure du plaisir en utilisant un ene.25 Ces femmes, appelees par le narrateur "faiseuses d’experience", explorent toutes les sources de volupte afin d’en obtenir la satisfaction la plus accomplie. La reference faite a l’experimentation en matiere de sexe approche l’acte d’une science, on les nouvelles découvertes proviennent de l'essai continuel des hypotheses. Comme dans la plupart des gravures de cette période, on y observe 1e portrait d’un groupe ou l’un des personnages s’occupe a contempler les autres et a retirer du plaisir solitaire des scenes qu’il apprecie. La gravure numero 9 reprend aussi les themes du melange de l’humain a l’animal et de la porte entrouverte, deja etudie dans l'illustration 6, mais elle materialise la presence d’un observateur externe en dessinant subtilement son profil. (voir Camus, 281) On observe en plus qu'a cete du lit se trouve un livre entrouvert, associant la masturbation a la lecture d'un ouvrage obscene. En guise de conclusion, on affirme que les gravures commentees plus haut, ainsi que les reflexions concernant 1e point de vue et la voix narrative, soulevent forcement une discussion a propos de la condition de la femme dans le texte pornographique. Le chapitre quatre se propose a analyser 1e rele et l’image assignes aux prostituees qui peuplent la pornographie des Lumieres. Comment interpreter le choix frequent d’une narratrice plutet que d’un 127 narrateur? Y a-t-il des distinctions fondamentales entre le discours attribué a un narrateur et celui propre a une narratrice? Les personnages féminins veulent—ils produire un texte féministe ou renforcent-ils en revanche 1e discours masculin, de base patriarchale? Y a-t—il un type stereotype de libertine choisi par les auteurs males ou y a-t-il par contre une variete d’images qui exposent la multiplicite de leurs caracteres? Comment les narratrices décrivent-elles les autres femmes et comment reagissent-elles vis-a-vis des personnages du sexe masculin? Ces questions nous aideront a mieux comprendre la structure formelle de la pornographie du XVIIIe siecle ainsi qu'a préciser la situation de la femme a l’interieur du récit. 128 NOTES 1 Le dévoilement moral et psychologique des moralistes se transforme en un dévoilement de nudites. 2 Les dates de la premiere edition du Diable au corps, du Doctorat impromptu et du Libertin de aualite ou ma conversion sont fournies par Pascal Pia, Les livres de l’Enfer, bibliographie critigue des ouvrages erotigues dans leurs differentes editions du XVIe siecle a nos jours (Paris: C. Coulet et A. Faure, 1978). 3 Francoise Gaillard, "La representation comme mise en scene du voyeurisme," Revue des sciences humaines 154 (1974): 275. 4 Andrea de Nerciat, Le diable au corps, vol. 1 (Paris: l'Or du Temps, 1969) vii. 5 Margaret C. Jacob, "The Materialist World of Pornography," The Invention of Pornography: 182. 6 Mikhail Bakhtin, Rabelais and his World (Bloomington: Indiana University Press, 1984) 21. 129 7 Andrea de Nerciat, "Le Doctorat Impromptu," L’oeuvre du Chevalier Andrea de Nerciat, collection Les maitres de l’amour (Paris: Bibliotheque des Curieux, 1910). 8 Honore-Gabriel Riquetti, Comte de Mirabeau, Le libertin de qualité on ma conversion (Paris: Editions d’Art, 1928). 9 Philip Stewart, Engraven Desire. Eros. Image and the Text in the French Eighteenth Century (Durham and London: Duke University Press, 1992) 165. 10 Selon Alexandrian (Histoire de la littérature érotique, Paris: Seghers, 1989): "au XVIIIe siecle, la France fut pour toute l’Europe le modele de l’art...de jouir...Le roman érotique francais pretendit etre une etude de moeurs, révélant le dessous de la société." (143) 11 Voir John C. O'Neal, The Authority of Experience: Sensationist Theory in the French Enlightenment (Pennsylvania: The Pennsylvania State University Press, 1996). L’idee que les connaissances proviennent des sens, developpee par Condillac (Essai sur l'origine des connaissances humaines) et de Locke (An Essay Concerning Human Understanding), eut un succes considerable au XVIIIe siecle, trouvant des appreciateurs surtout parmi les romanciers libertins. 130 12 Francoise Gaillard, "La representation comme mise en scene du voyeurisme," Revue des sciences humaines 154, vol.2 (1974): 267. 13 Frederic Jameson, Signature of the visible (New York: Routledge, 1990) i. 14 Theodore Tarczylo, dans l’article "From Lascivious erudition to the history of mentalities," page 31 (Sexual Underworlds of the Enlightenment, Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1988), analyse le discours anti- onaniste ne au XVIIIe siecle comme un des fruits de l’esprit scientifique et medical de l’époque. Ce genre de discours s’attaquait surtout a l’idée que le plaisir sexuel pouvait avoir lieu sans conduire la femme a la grossesse. Il va sans dire que cette idee presupposait une liberation relative du corps et du désir féminins. Curieusement, la condamnation des pratiques masturbatoires grandissait dans la meme mesure que la publication de nouveaux textes pornographiques. Ceux—oi faisaient, par contre, l’apologie de l'onanisme, de la femme sexuellement active et du plaisir sans procreation. 15 Lucienne Frappier-Mazur, "Truth and the obscene word in Eighteenth-Century French Pornography," The Invention of Pornography 211. 131 16 Fougeret de Monbron, Margot la ravaudeuse (Paris: Zulma, 1992). 17 Claude Mercier de Compiege, cite par Frappier-Mazur 205. 18 Crebillon 1e fils, "Tableaux des moeurs du temps dans les différents eges de la vie," L'oeuvre de Crebillon le fils vol.1 (Paris: Bibliotheque des Curieux, 1911) 45. 19 Le grand Robert de la langue francaisel s.v. illustration. 20 Andrea de Nerciat, "Les Aphrodites ou fragments thalipriapiques pour servir a l’histoire du plaisir," L’oeuvre du Chevalier Andrea de Nerciat vol.2 (Paris: Bibliotheque des Curieux, 1910) 269. 21 The Voyeur from Histoire de Dom Bougre. portier de Chartreux (Frankfort edition, 1748), Camus 35. 22 The Pornographic Author. Frontispiece to Histoire de Dom B-, portier des Chartreux (Frankfurt edition, 1748). Hunt 17. 23 Therese philosophe (The Hague, undated, 1748?), Hunt 184-5. 132 24 Devils Watch while Jesuit Sodomizes a Young Woman, Historische print en Dicht Tofereelen, van Jan Baptist Girar en Juffrou Maris Catharina Cadiere (1735), Hunt 197. 25 Le diable au corps (The Hague, undated, 1748?), Hunt 336. 133 I ion numero Illustrat 134 Illustration numero II 135 Illustration numero III 136 $44 \ \ 4.. \\\4 444.444 \ . .444. 44.4%» IV 1011 numero Illustrat 137 l 0/4; ,- Illustration numero V 138 fi/w/ , .Z/R/ . 4., // 451/9751; ,ll, I; IV], .. ion numero VI Illustrat 139 lllll"Illlllllllllllllllllllllll 7W l ....l. i l. i I ll lllli ll 14 3. Illustration numero VII 140 Illustration numero VIII 141 .9 ell-J! r. .49 . x :41 IX . ion numero Illustrat 142 4. LE CORPS QUI SE DECOUVRE: PROSTITUTION, ECRITURE ET IDENTITE Dans ce chapitre, il sera question d’analyser dans Lg Cauchoise ou mémoires d’une courtisane celebre et Margot la ravaudeuse comment 1e regard masculin imagine et projette les femmes narratrices en face de leur public. Les personnages du sexe féminin dépeints dans ces deux textes nous laissent plus facilement apercevoir la veritable relation qui s’etablit entre les points de vue de l’auteur, des narrateurs et des narrataires, sujet partiellement analyse dans le chapitre precedant. Ensuite, on observe comment les narratrices, deux prostituees, se décrivent au moment de composer leurs mémoires. Bref, devant un texte qui se veut confession, quelles sortes d'images se font- elles d’elles-memes? Et que revelent ces images sur la femme fantasmatique des romans pornographiques du XVIIIe siecle? Avant tout, il faut préciser qu’il ne s’agit pas ici d'essayer de recuperer une réalité historique ou de retrouver ce qui deviendrait 1e mouvement féministe des siecles suivants par le biais de la fiction obscene des Lumieres. C’est-a-dire que ce qui est dit des narratrices ou par les narratrices, dont 1e discours est souvent emancipateur et non-conformiste, n’a presque rien a voir avec l'heroine typique des romans romanesques d'alors, dont le "corps [a été] evide de quelques-unes de ses 143 necessites."l En effet, la femme pornographique n’est qu’un produit de l’imagination masculine, car en "evoquant la feminite, le romancier male utilise la ’grille’ selon laquelle s'élabora sa propre notion du féminin." (Fauchery, 91) Dans La Cauchoise et Margot la ravaudeuse, plutet qu'un portrait exacte de la sexualité feminine, ce sont les preferences masculines en matiere de sexe qui s’y trouvent souvent depeintes Pourtant, il est important d’ajouter que les femmes libertines, financierement et sexuellement affranchies, n’etaient pas exclusivement des personnages de la fiction littéraire. Ces rares femmes, dont on sait tres peu, mais qui ont laisse parfois des mémoires, representent une minorite importante et souvent influente. Différemment des libertins, les libertines exercerent leur pouvoir de facon plus étendue, c'est-a—dire que leurs conquetes ne se limitaient pas aux boudoirs. Comme l’écrit Olivier Blanc: Les enjeux des libertines ne sont pas ceux des libertins males ... Leur projet ne se limitait pas au contrele de leur propre sexualité ... Elles cherchaient a se donner les moyens de leur independance ... L'amour pour elles ne se réduisait donc apparemment pas au mariage, a la procreation et a la vie domestique percus comme un enfermement.2 Loin d’etre des militantes des droits de femmes, elles proclament cependant un desir intrinseque de liberté 144 (sexuelle, financiere, sociale) et affrontent leur milieu afin de garantir une certaine egalite entre les sexes.3 Leur lutte individuelle, encore en germe au XVIIIe siecle, s’epanouira au cours des siecles suivants. Cela étant, l’analyse de La Cauchoise et Margot la ravaudeuse favorise en effet l’exploration et la reconstruction d’un statut social plutet utopique, presque exclusivement particulier a l’univers littéraire du récit obscene. Dans ces romans, les femmes agissent poussees par le besoin de rassasier un désir sexuel incontrelable et de parvenir financierement, defiant les lois etablies par l'Eglise et la société. Le comportement sexuel des narratrices ouvre en revanche un espace important a la comprehension de la sexualité feminine, encore un domaine obscur pour le public de ce temps malgré l’esprit scientifique et progressiste des Lumieres. Selon Didier: "dans l’Encyclopedie le discours tenu sur la femme est encore charge du poids des superstitions, comme si c’etait la un domaine tabou, un continent noir." (163) De cette facon, ces narratrices, quoique fantasmatiques, depassent parfois les limites qui leur ont été imposées par le rele de femme a plaisir. Leur caractere devient plus complexe au fur et a mesure qu’elles exhortent 1e lecteur a remettre en question les conventions et les lois qui s'interposent entre le desir sexuel et sa satisfaction. Il faut surtout se rappeler qu'elles sont des prostituées et qu’en principe leurs corps, rien que des 145 machines a plaisir, semblent effacer toute dimension intérieure, cette portée philosophique enrichit le texte et confere une nouvelle perspective a la lecture. Ce que Darnton a écrit au sujet des personnages féminins dans la pornographie des Lumieres resume tres bien ces deux tendances: They express men’s fantasies, not the long—lost voice of early modern feminism. As prostitutes, kept women and nuns, they perpetuate the myth of the female voluptuary who accepts her subjection in order to give full rein to her lasciviousness ... But the fictitious females represented a challenge to the subordination of women under the Old Regime. Above all, they challenged the authority of the church, which did more than any other institution to keep women in their place. (Darnton, Sex for Thought, 67) Chez Therese et Laure, par exemple, la découverte et la pratique du plaisir conduisent nécessairement a une autonomie de pensée qui s’exerce ensuite dans tous les domaines. Elles mettent la philosophie au service de leur libido et l'exercice de la raison les affranchit des préjugés. Leur independance est a la fois intellectuelle, sexuelle et economique. Ces femmes offrent donc aux lecteurs modernes l'occasion de comprendre quel était, au long du XVIIIe siecle, 1e rapport entre la sexualité et l’acquisition d’un savoir qui libere 1e corps et 146 l’intellect.4 Comme l’affirme Jacob sur l’évolution de l’image de la femme dans les romans obscenes du XVIIIe siecle: Women in materialist pornography, often social victims and hence social inferiors, have now become not only irrepressible participants, but also guides to the universe of the senses. Within their realm, these female materialist philosophers ... were relentlessly philosophical about the nature of the human order. By the late eighteenth century the female philosophers had become so commonplace as to be stock characters, and were generally depicted as enlightened prostitutes. (174) Si 1e rele de femme a plaisir simplifie et limite le caractere des protagonistes a un fantasme cree afin de plaire au lecteur, il a aussi un cete indubitablement positif. La libertine et la prostituee representent une facon tout a fait nouvelle d’envisager la femme et de concevoir son corps. Au niveau du recit, elles ouvrent un espace au désir feminin et a la possibilité, identique pour tous les personnages, de donner libre cours a la quete de jouissance physique et de connaissance intellectuelle. Comme l'ecrit Darnton dans l’article "Sex for Thought": Sex books often seem to condone as well as to condemn the brutal treatment of women. It would be silly to read a modern argument for women’s 147 liberation into ancient texts designed primarily to arouse men. Yet the texts also advance ideas that undercut simplistic notions of phallocracy. After losing their virginity, the heroines of early modern pornography often gain a kind of independence - not legal or professional or social autonomy: that was virtually impossible under the conditions of the 01d Regime; but self- reliance of an intellectual sort, because once they discover that sex is good for thinking, they learn to think for themselves. (69) Cela étant, plutet que de limiter l'analyse des narratrices exclusivement a un fantasme, produit de l’imagination masculine, il faut faire converger les aspects positifs et negatifs que suscitent leurs récits. Seulement de cette maniere sera-t-il possible de mieux contempler 1e point de vue audacieux et novateur offert par les récits obscenes du XVIIIe siecle en ce qui concerne la sexualité feminine, meme si celle-oi se circonscrit au domaine de la fiction littéraire. 148 4.1. Voix feminine, perspective masculine De tous les romans analyses jusqu'a present, 1e Dom Bougre et Ma conversion en demeurent les seuls ou deux narrateurs racontent leurs aventures libertines (n'oublions pas que le récit de la soeur de Saturnin se trouve emboite dans celui de son frere). Dans Margot la ravaudeuse, Lg Cauchoise, Therese philosophe et Le rideau levé, les auteurs (1a plupart desquels presumes hommes) choisissent toujours, en revanche, les perspectives d’une femme pour diriger celui de leur public virtuel. Le choix d'une narratrice, qu'elle soit une pucelle curieuse, libertine illustrée ou catin réussie, confere des caractéristiques assez particulieres a ce genre de texte, compose surtout pour le lecteur de sexe masculin (ce qui n’exclut pas toutefois l'existence de lectrices eventuelles). L’election d’un regard féminin dans un recit compose pour et par les hommes favorise non seulement l'illusion d’une intimite grandissante entre les sexes, mais il produit aussi l'impression de dévoiler une réalité toute nouvelle, celle percue a travers les sensations et 1e regard d'une femme. Bref, 1e besoin d'élire une voix feminine pour mieux réussir aupres des lecteurs des romans obscenes s’explique par les raisons suivantes: the introduction of a woman in the situation of communication between author and reader actualizes forms of complicity between the reader and the 149 woman, or rather, the reader’s imaginary representation of women. (Frappier-Mazur, 209) En plus, l’existence d’une narratrice s’explique aussi du fait que l’oeuvre pornographique se soutient sur la promesse d’une double incursion dans l’interdit. Le lecteur penetre a la fois le milieu des colporteurs des livres obscenes, risquant d’etre persecute par la loi pour avoir en sa possession materiel interdit par la censure, et 11 penetre encore l’univers du texte avec tout ce qu’il lui offre de plaisir sensuel. La sexualité feminine cesse d’appartenir aux categories de l’insondable: elle se devoile pour ce lecteur qui, gréce aux techniques de miroir, se comporte simultanément en femme qui jouit et en homme qui fait jouir. Le choix de la premiere perSonne et d'une narratrice plutet que d'un narrateur sert ainsi, tout d’abord, d’acces a l’univers hypothetique du désir féminin. Cette perspective inusitee, offerte par le regard d’une femme qui s’examine et qui se raconte, donne au lecteur l'impression d’avoir appris davantage sur les instances du plaisir chez les femmes en general. D'ailleurs, comme l'explique Norberg: the first—person narrative is a device that the author would use for two reasons. First, one is able to describe a series of sexual adventures without recourse to lengthy expositions or transitions. ... Second, the reader is provided 150 with the vicarious pleasure of an encounter--be it only textual--with a prostitute.5 Pour un homme, voir l'acte sexuel par les yeux d’une femme semble suggerer que les sensations qu'elle éprouve peuvent etre magiquement éprouvees par lui. Outre la possibilité de sentir ce que ressent une femme, le récit cree l'espace ideal ou le corps féminin pourrait etre possede par le regard masculin. Pourtant, contrairement a cette théorie: "The female body, far from being the signified, becomes the signifier of maleness, while the male, in wanting to know about femininity, only misrecognises himself."6 Le lecteur, piege par des techniques narratives qui cherchent a l’inclure dans le tableau qu'il est en train de lire, n’arrive pas a voir l’image de la protagoniste comme étant 1e reflet de son propre désir. Si la narratrice typique est transfiguree en objet du désir masculin des 1e debut de l'histoire, elle se chosifie davantage au long du récit, car, privee de traits physiques particuliers, elle n'arrive pas a se differencier d'une autre de sa condition. Dans tous les romans analyses jusqu'a present, 11 n’est jamais question de donner des details sur la mine des protagonistes. Les auteurs se complaisent, toutefois, a decrire longuement les parties genitales de celles-oi. D’ailleurs, grece aux descriptions en tableaux, qui visent a depeindre 1e sexe de la femme au detriment du corps dans sa completude, les singularites des personnages tendent a s'eclipser sous le stereotype de la 151 femme lubrique. Leurs actions, et meme leur apparence usuelle (les seins énormes, le vagin et les fesses toujours prets a accueillir 1e membre viril) correspondent a un modele de maitresse ideale concu par l’imaginaire masculin. En plus, on a deja vu que la voix de la narratrice semble continuellement reproduire celle du narrataire ou du lecteur virtuel. Cela étant, ce qu’elle attend de son partenaire sexuel, les compliments qu'elle lui fait sur sa performance au lit et sur la taille superbe de son membre, correspond en effet a ce que le destinataire du récit reve d'entendre. En somme, 1e lecteur des romans pornographiques ne s’interesse en general ni aux details d'un physique extraordinaire, ni aux trames trop embrouillées, ni aux caracteres complexes. 11 ne cherche qu'a jouir et sa jouissance provient de voir sur la page du texte qu’il lit un reflet de ce qu’il desire secretement en pensée. Cette representation au niveau du fantasme masculin sera renforcée par 1e fait que la protagoniste des romans obscenes se trouve depourvue d’un contexte socio-historique dans lequel elle puisse jouer des reles distincts de celui de femme a plaisir et, ainsi, établir un rapport non-sexuel avec d’autres personnages. En general, elle manque de famille, qui a été perdue ou abandonnee tres tet dans la vie. D’ailleurs, meme quand 11 y a une famille, celle-Ci se voit repudiee par la narratrice, demolie par l’inceste ou restructuree par les infidelites commises autrefois par les parents. Ces derniers cessent, tout d’un coup, d’etre de 152 vrais parents, pour devenir des membres actifs d’une scene d'orgie quelconque, comme il arrive, par exemple, chez Laure, son pere et la gouvernante. Les relations amoureuses avec un seul partenaire (qui pourraient remplacer les rapports familiaux) n'existent a leur tour que hors du mariage (impossible toujours a cause d’un decalage dans la condition sociale des partenaires, comme c’est 1e cas de Therese et du comte).7 Les liens de famille, c’est-a-dire, les rapports pere-fille, soeur-frere, mere—fils, sont supprimes et se font remplacer ou par l’orgie, ou personne n’appartient a personne, ou par le concubinage, ou la femme se reduit le plus souvent a l’objet d’un homme qui la soutient financierement et envers lequel elle n'eprouve pas d’amour. La femme des romans pornographiques des Lumieres coupe ainsi les liens avec la société, fondee sur la cellule familiale et, parfois, elle supprime aussi toute liaison avec le temps passe, d’ou provient le concept d'ascendance. Sans famille et sans memoire préalable a la découverte du plaisir sexuel, sa vie se resume a la narration de ses aventures érotiques. Au manque de passe, il faut ajouter le manque d'avenir, car ces femmes ne laissent pas de progeniture. En general, les protagonistes ne connaissent jamais la maternite, interrompue par l’avortement ou soigneusement evitee par des methodes contraceptives. La grossesse, comme il arrive chez Therese et Laure, constitue une raison de peur profonde, car, menee jusqu’au bout, elle 153 peut resulter en mort ou produire des douleurs affreuses. La libertine, poussée par la quete de plaisir sensuel, evite ainsi 1a grossesse a tout prix. Therese en reste 1e meilleur exemple. De peur de devenir enceinte et de mourir a la suite d’un accouchement malchanceux, elle gardait son pucelage et interdisait la penetration du penis a son amant. Meme apres s’etre courbee aux desseins du comte, il fallait toujours se garder contre la gestation par le moyen du coit interrompu. Alors, sans etre fille, mere, ou epouse, la protagoniste des romans pornographiques se présente uniquement en tant que femme qui cherche et qui donne du plaisir. 154 4.2. Les mémoires de bordel: du plaisir du corps au plaisir du texte Dans Margot la ravaudeuse et La Cauchoise ou mémoires d'une courtisane celebre, deux prostituées racontent leurs souvenirs libertins. Le genre "mémoires de bordel" fut inaugure par Cleland avec Fanny Hill. or Memoirs of a Woman of Pleasure. En general, ces récits deploient une série de rencontres sexuelles, soigneusement depeintes par les narratrices, qui semblent avoir le gout accentue du tableau descriptif. D'habitude, les prostituées et les femmes libertines (comme Therese ou Laure) qui se mettent a narrer leurs aventures demeurent toujours soucieuses de plaire au lecteur avide et de repondre a ses attentes. Par consequent, elles ne racontent souvent que les moments passes au lit. Le premier roman etudie ici, La Cauchoise ou mémoires d’une courtisane celebre, texte anonyme qui date de 1786, raconte la vie d’une prostituee de facon assez typique, c'est-a-dire, le texte présente une suite de tableaux narres expres afin d’exciter sexuellement le lecteur. Ce genre de narration traduit parfaitement les objectifs du récit pornographique, qui cherche a captiver son public par les images plutet que par la creation d'une trame bien elaboree: The function of plot in a pornographic narrative is always the same. It exists purely to provide as many opportunities as possible for the sexual 155 act to take place. There is no room here for tension or the unexpected ... In pornography, both men and women fuck because to fuck is their raison d’etre.8 En plus, vu que le quotidien du métier de catin se limite essentiellement a une rencontre apres l’autre, le choix d’une prostituee comme narratrice se revele ideal quand i1 s’agit de nuancer les scenes de sexe sans pourtant susciter le besoin d’une intrigue plus compliquee. Ecrit a la premiere personne, La Cauchoise, nommee la Dumonci, part de la premisse que la putain est nécessairement une femme qui aime le plaisir sensuel par-dessus tout. Elle repand le mythe du vagin insatiable et seduit 1e client en flattant son amour-propre. Celui-ci veut croire qu’il a été choisi pour devenir partenaire a cause de ses qualites physiques, de sa personnalite seduisante, de son pouvoir ou de son expertise au lit. Quoique sans echange financiere i1 n’y ait pas de relation sexuelle, pour cette femme lascive imaginaire, l’argent n’est pas une priorite. De cette facon, i1 demeure naturel pour elle de chercher continuellement de nouveaux partenaires et d’essayer de nouvelles facons de jouir: Tous les etres pensants ont un penchant favori qui les entraine et qui semble l’emporter sur toutes leurs autres passions. J’ai le mien comme les autres: c'est l'amour du plaisir. Disons mieux: de la fouterie. (388) 156 Comme il arrive d’habitude dans les textes pornographiques du XVIIIe siecle, inspires generalement de la philosophie sensualiste, la quete de plaisir se justifie parce qu'elle correspond a un besoin naturel du corps et non pas a une deformation du caractere. Cela étant, nous 1e dit la Dumonci en essayant de relever son etat, le choix de sa profession n’a suivi que les appels de la nature, argument qui cherche a la rendre moins infeme aux yeux du lecteur. L’influence de la nature 1a met aussi, a son avis, en avantage vis-a-vis des autres femmes, dont le raisonnement, trouble par le prejuge et les fausses croyances, se prouve souvent debile: Qu’est-ce que le putanisme? C’est un etat dans lequel on suit la nature sans lui mettre un frein. Apres une definition si claire, une putain est- elle donc un etre si méprisable? ... Ne pensent- elles pas mieux que les autres femmes? Elle connait a fond la nature, elle en suit les impressions. (388-9) L'histoire de la Cauchoise, qui a vingt-huit ans au moment de la narration, debute par le court récit de son enfance. Le lecteur y apprend qu’une curiosité naturelle (comme il arrive aussi chez Laure et Therese) 1’a poussée a découvrir son corps et, plus tard, sa vocation. La perte du pucelage, precedee du dessein de connaitre les sources d’un désir qui s’allumait, est suivie de l’acquisition immediate de savoir. Celui-ci n’est pas seulement de nature 157 sensuelle, il est aussi de portée intellectuelle, car la jeune femme devient lucide, surtout vis-a-vis de l’origine des sensations qu’elle éprouva. La penetration du penis correspond a une nouvelle intelligence acquise par la narratrice: "Jusqu’ici l’on a vu ma simplicite, je puis meme sans crainte dire ma betise. Je vais etre une toute autre femme." (394) En analysant comment l'education sexuelle des filles a lieu dans la littérature érotique et pornographique du siecle des Lumieres, Kraakman écrit que: "these girls do not lose their innocence--they get rid of it. In return, they experience pleasure and acquire knowledge. Curiosity may not leave the virgin intact, but it provides her with understanding." (526) De cette facon, 1e savoir qui suit la découverte du plaisir libere la narratrice d’une innocence incommode et, en plus, 11 la débarrasse pour de bon de sa famille, qui s’oppose radicalement au libertinage de la jeune fille. Dans le cas de la femme devenue prostituée, les liens économiques qu’elle etablit avec ses clients finissent par oblitérer entierement les relations familiales. Alors, apres avoir trompe son premier amant, qui "ne put plus suffire a satisfaire tous [ses] desirs," la narratrice sera violee huit fois. (396) L’attaque, organisée par l’amant affronte, sera suivie du couvent, ou elle se fait enfermer par son pere. Ce couvent, qui était cense etre "un lieu de correction pour les femmes ou les filles libertines," devient pourtant "un seminaire de l’amour." (404-5). Des 158 années plus tard, en écrivant ses mémoires, elle se rend compte de l’importance du cloitre dans son apprentissage libertin et dans le choix final de sa profession: J'etais une simple fouteuse quand j’entrai dans cette sainte maison, mais j’avais, lorsque j’en sortis, tous les talents d'une vraie putain ... je parvins a la perfection du putanisme a force d'avoir d'excellents modeles sous les yeux, et des exemples dont j’ai fait mon profit. (407) I1 va sans dire que, comme dans plusieurs textes pornographiques du XVIIIe siecle, il sera toujours question d'affronter l’Eglise en ridiculisant ses membres et en etalant toute la mauvaise foi qui se deguise sous un masque faussement pieux. Le clerge, souvent decrit dans les récits obscenes comme des depraves, transforme les couvents et les monasteres en vraies maisons closes, comme il arrive dans les romans Therese philosophe et Dom Bougre.9 Le couvent de La Cauchoise sera aussi l’endroit ou la narratrice connaitra l’homosexualite, occasion de participer activement (en jouant 1e rele du male) et aussi passivement a l'acte sexuel. Les scenes de sexe entre deux ou plusieurs femmes, décrites en menus details, semblent pourtant chercher a compenser l'absence de l'homme par l’utilisation constante de godemiches.10 De cette facon, le narrataire ne risque pas d'etre deplu, vu que la puissance masculine, circonscrite au pouvoir presque magique attribué au penis et a ses facultés, se manifeste la meme ou aucun homme ne 159 circule, c’est—a—dire, dans le cloitre. D’apres Day, "the women ... relate to each other not as women, but as men ... So the voyeur can easily identify with their behavior." (Day, 94) Le sexe entre deux femmes ressemble a celui qui a lieu entre homme et femme, puisqu’il se reduit a une sorte de jeu ou une des partenaires penetre l'autre a l'aide d’un godemiche, souvent de proportions exceptionnelles: "C’etait pour nous un jour de fete la plus solennelle,...enfin...nous allons avoir le meme plaisir que si nous etions homme et femme," écrit la narratrice. (411) Le plus grand plaisir n’est donc pas concevable sans la participation directe d’un penis. Pourtant, si cette perspective exalte 1e penis au detriment du vagin, elle suggere aussi que les femmes peuvent se passer d’un homme quand elles veulent obtenir du plaisir sexuel, puisque les godemiches "allow [the protagonists] to usurp the male role as penetrator." (Norberg, 239) La fragmentation du corps féminin, une constante dans les tableaux narratifs, trouve une correspondance dans ce penis fabrique, car le corps masculin devient lui aussi morcele du moment on 11 se reduit a l’organe genital, si extraordinaire qu’il soit. Apres la sortie du couvent, la narratrice part vers Paris, "ou une putain a veritablement ses coudees franches." (414) Le debut modeste l'amenera cependant au boudoir d'un riche financier, qui la prend pour une vierge et lui donne une maison, la transformant en femme entretenue. Pratique 160 avant tout, la Cauchoise envisage les hommes comme source de plaisir sexuel et de prosperite economique: Une veritable putain ne doit absolument connaitre que le plaisir. Elle doit mepriser sa naissance et ses parents, et n’avoir d’autre ambition que celle d'assouvir sa passion et de se ménager de connaissances aussi utiles qu’agreables. (389) Depuis la perte de sa virginite, elle connait a peine l’amour, n’eprouvant de tendresse que pour un jeune comte. Celui-ci la partagera pourtant avec son amant, qui la soutient financierement. Son corps devient par la suite un instrument de montee sociale et la narratrice apprend tres Vite a faire usage de ses appas afin de ramasser de l’argent et du pouvoir. L’existence simultanée de deux hommes avec lesquels la Dumonci maintient des relations a des niveaux différents (amoureux et financier) suggere l’existence d’une fracture dans son caractere, en principe simplifie a cause de l’importance accordee par elle a l’argent. La narratrice arrive par moments a concilier l'image d'une femme pragmatique qui se vend a celle d'une femme amoureuse qui se donne volontiers. L’amour éprouve par la prostituee des romans pornographiques se distingue cependant de facon radicale de celui decrit dans les récits romanesques.‘ D’abord, il n’est jamais question d’une relation qui ne soit pas vigoureusement ancree sur le corps et ses desirs. Cela étant, la passion que la Cauchoise éprouve pour le comte, 161 d’apres les impressions que la narratrice communique aux lecteurs, se caractérise par une attraction physique violente et presque incontrelable. L’originalite introduite par la texte obscene des Lumieres, c'est la constatation que la femme amoureuse desire l’objet de son amour. L’amour, dans ce contexte, est beaucoup plus qu'un sentiment ou le corps physique s’evanouit au profit d’un echange ascetique de caresses et de mots doux. C’est ainsi que, dans La Cauchoise, les souvenirs accordes a la relation de deux amants se circonscrivent notamment aux moments passes ensemble au lit. Alors, différemment de Therese (dans Therese philosophe), on 11 n'y a aucune mention faite a l’amour, pour la Dumonci l’amour présente un nouveau visage, permettant que la femme reconcilie enfin le coeur a la libido. L’expression des sentiments n'empeche pas pourtant que le couple exerce leur désir avec d’autres partenaires. La notion d’exclusivite demeure en effet inconnue tout au long du roman: ni l’amour ni l’argent n’arrivent a apprivoiser la libido de la Cauchoise. De cette facon, la condition de femme soutenue ne garantit pas le monopole sexuel de celui qui la soutient. A l’occasion d'un diner orgiaque ou la Dumonci se fait accompagner par le comte, elle se voit devant une sorte de bibliotheque érotique, ou les ouvrages furent sélectionnes expres afin "d’inspirer du gofit aux personnes qui composaient cette fete." (436). Comme la bibliotheque decrite dans Therese philosophe et comme 1e passage de Lg 162 Cauchoise ou deux soeurs imitent les postures qu’elles observent dans des gravures, ces ouvrages cherchent en principe a refleter le texte obscene qui est en train d’etre rédige.ll Sa fonction premiere, c’est-a—dire, instiguer le lecteur a simuler ce qu'il voit, demeure, en théorie seulement, une mise en abime de la pornographie elle-meme: "Pour ne laisser rien a desirer aux lecteurs de l’invention generale d’un pareil amusement, je vais donner ici 1e catalogue de cette bibliotheque." (436) La narratrice fait par la suite l’inventaire minutieux et objectif de tous les ouvrages disponibles aux invites. Pourtant, dans le contexte plus large du roman, 1e catalogue (qui se deroule au cours de quatre pages) ne présente en effet rien d’interessant, sauf peut-etre au niveau intellectuel, comme un denombrement exhaustif de plusieurs textes pornographiques disponibles a l’époque. L’effet de miroir suggere par le catalogue sera renforce ensuite par la narration d’une scene on les invites peuvent se regarder en action: "Rien, il est vrai, n'etait plus propre a faire bander, car, par le moyen d’une seule glace, on reunissait quelquefois toutes les scenes de fouterie de la salle." (443) Le discours en tableaux devient alors tangible, vu qu'elle se met a raconter les images refletees sur le miroir, sorte de toile sur laquelle des "tableaux vivants" se construisaient. (443) Apres cette l’orgie, ou la Dumonci trahit son protecteur encore une fois avec le comte son amant, elle 163 perd le soutien financier du premier et doit recommencer sa carriere. Nouvellement installee au Marais, elle retourne a la vie de catin jusqu’a ce que, contaminee par la verole, elle devra moderer ses activites et le nombre de clients. L’histoire s’acheve par une espece de retour au debut, car la narratrice conclut ses mémoires en expliquant au lecteur les raisons qui l’ont vraiment poussée a composer son texte. Ayant attrapee encore la verole, elle se voit empechee d’exercer son métier. Le texte remplace l’acte sexuel et, comme lui, sert a donner du plaisir a celle qui ecrit et aussi a ceux qui la lisent, qu’elle incite a la masturbation: Ne sachant plus que faire en attendant que mon teint se ranime un peu, j'ecris ces mémoires ... En terminant cet ouvrage-oi, j’exhorte donc lui- meme [1e lecteur], pour m'y engager, a faire s'il lui plait un bon accueil a ces Mémoires. Ils sont aussi fideles qu’il est vrai que je suis putain, verolee du haut en bas. (471) L'association entre texte et sexe se fait explicite a la fin du roman. La Cauchoise represente ainsi 1e récit de l’attente, moment ou la parole remplace l'action et ou la masturbation est censee remplacer 1e rapport sexuel factice. Margot la ravaudeuse, ouvrage de Fougeret de Monbron publié vers 1748, est un texte pornographique qui se prete a plusieurs interpretations, car, quoiqu’il raconte les 164 mémoires d’une prostituée, Margot se distingue de la catin présentée d'ordinaire dans les romans pornographiques du XVIIIe siecle. Bien qu’elle fasse le rapport minutieux de ses entreprises sexuelles et laisse entrevoir un clair developpement de son expertise dans le métier, Margot se particularise, on 1e verra plus tard, grace a la facon dont son caractere se faconne et s’impose au sein du tableau orgiaque. La complexite du texte est telle qu'il devient difficile de démarquer ou finit 1a pornographie et ou commence 1e récit realiste, tourne plutet vers la description objective des faits que vers le plaisir sexuel du lecteur. Différemment des romans pornographiques étudiés jusqu’a present, le texte de Fougeret de Monbron donne souvent des details du paysage de Paris on faconne et developpe le caractere des personnages qui croisent la vie de la protagoniste. Il cree ainsi une atmosphere de vraisemblance qui differe beaucoup des chambres fantasmatiques on se deroulent les récits obscenes. Margot la ravaudeuse exhibe en plus une intrigue bien elaboree, racontee par une narratrice dont l’esprit et la condition sociale evoluent concurremment au long du texte. Cette intrigue demeure indissociable d’une critique de moeurs pleine d’humour et d’ironie, dans laquelle on parle a découvert de maladies veneriennes, de l’hygiene des parties intimes des femmes ou du ridicule des clients. Le récit de Margot etale les moments capitaux de sa vie de courtisane depuis l’adolescence jusqu’a la retraite. Le 165 cete sensuel du texte cependant se laisse souvent eclipser par un discours qui cherche plutet a dévoiler objectivement la réalité des prostituées qu’a faire miroiter les fantasmes des lecteurs. Par comparaison a d’autres narratrices de la meme période, et surtout a La Cauchoise, il devient clair que Margot se preoccupe beaucoup plus d’etre fidele aux événements de sa vie et aussi a ses Opinions vis—a—vis de ces événements que d’attiser les sens des lecteurs ou d’enflammer leur imagination. La description de ses relations avec certains clients obeit a des criteres pareils. De facon objective et avec une precision presque chirurgicale Margot raconte ce qu'elle a vécu et ce qu’elle a veritablement éprouve en tant que prostituee. Ses mémoires finissent par deplaire plutet qu’a plaire a un lecteur qui ne cherche que du plaisir physique. Les scenes qui décrivent des hommes impuissants et repulsifs ou qui racontent la douleur des viols sont plus frequentes dans les mémoires de Margot que la description en tableaux de scenes de sexe explicite. Les mémoires de Margot sont ceux d’une prostituee réussie, sans repentir et sans honte, qui envisage son métier sans les faux scrupules d’un regard devenu pudique apres coup: Ce n’est point par vanite, encore moins par modestie, que j’expose au grand jour les reles divers que j’ai joues dans ma jeunesse. Mon principal but est de mortifier, s'il se peut, 166 l’amour propre de celles qui ont fait leur petite fortune par des voies semblables aux miennes, et de donner au public un temoignage eclatant de ma reconnaissance, en avouant que je tiens tout ce que je possede de ses bienfaits et de sa generosite. (25) Le profil de son public virtuel reste alors a moitie defini. Parfois il s'agit d'autres femmes de sa condition, comme 1e prouve "L’avis a une demoiselle du monde," mais il est clair qu'elle s’adresse aussi et surtout a tous les hommes, clients en potentiel, comme on peut observer presqu’a la fin du récit ou Margot interpelle les lecteurs du sexe masculin. Par consequent, 51 1e passage cite en haut explique que Margot écrit afin de "martyriser" ses collegues, le texte, dans sa totalite, fut aussi compose afin de se moquer des hommes, qui, selon Margot, "sont des animaux bien aveugles." (83) L'histoire de Margot débute quand elle a a peine quatorze ans, moment on elle va enfin comprendre ce qui la pousse a choisir volontiers son futur métier: "Ma parentele [sic] m'avait transmis par le sang et par ses bons exemples un 51 grand penchant pour les plaisirs libidineux." (26) Comme chez la Dumonci, la prostitution se caractérise chez Margot comme une libre manifestation des tendances intrinseques a l'etre humain, quelque chose qu'on herite et contre laquelle on ne peut pas lutter. De famille pauvre, elle partageait la chambre avec son pere et sa mere, qui 167 copulaient librement pendant la nuit, croyant peut-etre que Margot dormait. Celle—ci, toutefois, les ecoutait et les regardait attentivement, éprouvant un genre de plaisir encore meconnu qui va la pousser a experimenter son corps jusqu’a découvrir la jouissance fruit de la masturbation. Du voyeurisme enfantin, Margot passe vite a la pratique sexuelle avec Pierrot, un petit ami de son age. Les rencontres du couple adolescent, qui ont lieu pendant plusieurs mois, sont toutefois brievement racontees par la narratrice, qui semble ne pas attribuer beaucoup d’importance au fait que Pierrot a été le premier. Les mémoires de Margot restent encadres par les événements qui precedent et suivent immediatement ses années de prostituée, puis de courtisane, centre autour duquel s’organise l’intrigue. Ainsi, ce qui eut lieu avant ou apres la prostitution demeure, par rapport a la trame narrative, une sorte d’extension de la vie de Margot au dela du lit. Le corps féminin, souvent fragmente par le regard masculin (qui se concentre sur les morceaux de chair nue et qui reduit d’habitude 1a catin des romans des Lumieres a un lieu de decharge), se place désormais dans un contexte familial et s’humanise. Grace a cette technique d’encadrement, Margot acquiert 1e droit de surpasser les limites etroites de sa profession, contrariant ce que Carter écrivit sur les personnages habituels des textes pornographiques: "they have no inner life, no introspection. Their actions sum them up completely." (25) De femme qui 168 sert a procurer du plaisir, c’est-a-dire d’objet de plaisir d'autrui, Margot devient peu a peu agent de sa destinee et sujet de l’action. Au fur et a mesure qu’elle devient financierement independante, le lecteur observe que les hommes se mettent a sa disposition plutet qu’elle a la leur. Quand, apres la retraite, Margot écrit ses mémoires, 1e narrataire se trouve devant une femme qui, de l'apprivoisement graduel du désir masculin, est arrivee a la maitrise absolue de son propre corps ainsi que du corps textuel. Comme 1e dit Norberg a propos du pouvoir exerce par la catin accomplie: "figuratively and literally, she seizes the phallus, and the balance of power in the sexual relationship tips in her direction." (233) Le récit de l'enfance chez ses parents, qui precede de quelques pages les mémoires de bordel, finit quand, apres avoir été battue par sa mere, 1a jeune fille decide de s’emanciper et quitte pour de bon la demeure paternelle. Le meme jour, sur la terrasse des Capucins, elle fait la connaissance d’une femme qui, voulant l’aider a trouver des moyens, l'emmenera au premier lupanar de sa carriere. Les impressions et les sentiments de Margot a la vue de ses nouvelles compagnes sont decrits en details. L'attention faite désormais a 1’univers intérieur de la narratrice, souvent au detriment de la narration en tableaux, renforcera 1e propos de rendre son corps un corps humain et non pas de la chair vide d'esprit. 169 En arrivant au bordel, Margot ne comprend pas tout de suite la nature de sa future occupation. Son regard encore ingenu de jeune fille se revele pourtant deja capable de ne pas se laisser tromper ni par l’apparence des autres ni par le luxe de l’ambiance. Elle ne se perd pas dans des descriptions naives de ce qu'elle voit et son ignorance ne sert jamais d’excuse au choix de la prostitution comme métier. Pourtant, quoique Margot n'ait pas honte de son métier et qu’elle ne veuille non plus en diminuer les atouts, au moment d’écrire ses mémoires, envisageant la vie de prostituee comme un fait accompli, elle depeint sa profession comme la pire de toutes: qu’y-a-t-il de plus insupportable que d'etre obligee d'essuyer les caprices du premier venu ... de caresser l'objet de l'aversion universelle; de nous preter incessamment a des gofits aussi singuliers que monstrueux ... Que ceux qui figurent notre vie, un tissu de plaisirs et d’agrements, nous connaissent mal! (44—5) Le long passage ou elle montre ce qui se cache derriere la joie factice de la vie de catin s’oppose radicalement a l’idée que la prostituee pratique 1e sexe toujours par gofit. Margot envisage la prostitution comme source de revenu et non pas comme source de plaisir. Cependant, il n'est jamais question de repentir ou de fausse pudeur. Meme apres une suite de trente viols dans l’espace de deux heures, Margot ne quitte la maison de l'entremetteuse que pour travailler 170 pour son compte, n’envisageant pas la possibilité de changer de vie. La courte période ou, avant sa retraite finale, Margot abandonne la prostitution suit un episode de syphilis, ce qui veut dire qu'elle arrete a cause de la souffrance physique et non pas a cause d’une souffrance morale quelconque. Le repentir, la conversion spirituelle ou la mort, qui couronnent d’habitude la vie des prostituées des romans romantiques du XIXe siecle (comme, par exemple, la Dame aux camelias) n'aura pas lieu chez Margot, femme gouvernee surtout par la pensée pragmatique et la possibilité d’enrichissement materiel. L'argent et les commodites qu'il entraine demeurent toujours un sujet capital tout au long du récit. Les dialogues rapportes ou la narratrice apprend la nature de son travail au bordel parlent ouvertement de l’importance de l’argent dans la vie d'une fille. Selon Mme Florence, l’entremetteuse, sans argent, on n’a pas de bonheur et, sans bonheur, la vie ne vaut pas la peine d'etre vecue. Les mots de Mme Florence sont d’une franchise sans honte et le récit de Margot, au ton burlesque, cherche a recuperer, des années plus tard, le realisme et l’atmosphere de nouveaute des premiers jours de bordel. En suivant son but d'etre fidele aux événements, elle nous raconte l’examen de ses parties intimes, episode qui a suivi la conversation initiale avec Mme Florence: "Je fus viree et reviree de tous sens...a califourchon sur un bidet, elle m'y donna la premiere lecon de proprete." (37) Bien que Mme Florence se refere alors 171 au vagin de Margot comme s’il s’agissait d’une marchandise il devient bientet clair pour la jeune femme que la vente de son corps apporterait plus de profit a elle-meme qu’a ses clients eventuels. La relation du rapport avec le premier client, M. le president, obeit au meme dessein d’objectivite descriptive et de fidelite a la scene. Négligeant entierement les expectatives du lecteur traditionnel de récits pornographiques, Margot decrit cette rencontre en supprimant tous les details piquants qui pourraient concourir a exciter le narrataire. Dans les textes obscenes étudiés jusqu’a present, 11 n’est jamais question de plaisir non partage. Meme le Viol, on a vu, finit par faire jouir la femme brutalisee, car cette derniere se reduit, en fin de compte, a une machine a foutre toujours prete a fonctionner. Toutefois, malgré la douleur alors éprouvee, la narratrice voit la sodomie comme une incommodite a laquelle elle va bientet s'accoutumer: "Si c’est la mode...il faudra bien tacher de m’y conformer. Je ne suis pas plus delicate qu’une autre...il n’est rien a quoi l'on ne puisse s’habituer a la longue." (39) En plus, d'apres les descriptions faites par les narrateurs de la pornographie traditionnelle, 1e désir, l'acte sexuel et le plaisir sont continuellement vecus de facon extraordinaire par les personnages qui participent aux tableaux orgiaques. Margot, en contrepartie, cherche a decrire franchement la réalité du sexe vendu plutet qu’a 172 seduire 1e narrataire avec un texte compose expres afin de le faire jouir. Différemment du roman obscene en usage a cette epoque, ou les mots dépeignent une série de tableaux orgiaques, les mémoires de Margot s'occupent davantage des événements qui les encadrent comme, par exemple, les premieres impressions de la narratrice a la vue des clients et ce qu’elle éprouva a la suite d’un rendez-vous. Les rares tableaux demeurent toujours soumis aux besoins de la trame narrative, c’est-a-dire, ils restent dependants de l'histoire et non vice-versa. Il parait donc que Margot prend plaisir a ecrire ses mémoires et a établir avec le lecteur une liaison tout a fait differente de celle voulue par le narrateur des romans obscenes. Aux yeux de la narratrice, l'ecriture semble devenir, en derniere instance, l'occasion ou 1e contrele exerce auparavant par les clients sur son corps se renverse en contrele exerce sur le corps textuel. Ainsi, 1a description de ses aventures avec M. 1e president sert plutet a exterioriser davantage 1e caractere de Margot qu’a exposer son corps en tant qu’objet de désir du client et, par consequent, du narrataire. D'objet de plaisir de l'autre son corps devient objet de réussite, car Margot met ses talents au service de la prosperite matérielle. Tandis que, dans les romans pornographiques du XVIIIe siecle, les personnages ne parlent presque jamais d'argent en echange contre le sexe, meme s'il s’agit des mémoires d’une prostituee ou cette echange 173 demeure implicite, ici la relation monetaire reste un des points principaux pour le développement de l’intrigue. Au contraire de ce qui a lieu dans La Cauchoise, les mémoires de Margot réduisent considerablement l'importance des relations sexuelles en tant que fruit du désir. Habile financiere, Margot élargit ses gains et les transforme vite en fortune. En plus, l'argent permet a Margot de choisir ses clients et de se délivrer de ceux qui la genent. Comme elle tripote l’amour-propre de ses clients afin de les seduire avec l'illusion de pouvoir, Margot finit par renverser 1e rele de la prostituee en manipulant 1e capital et la cupidite masculine. En peu de temps, sa situation financiere est telle que Margot peut, elle aussi, se servir des faveurs d'un laquais "exactement de la tournure d’esprit et de corps du paysan que ... M. Marivaux nous a peint." (98) De cette facon, elle arrive a s’adonner au plaisir sans pour autant nuire a ses investissements: J'ai toujours eu un jeune et vigoureux laquais ... ils vous servent dans la minute, et ne vous ratent pas comme font les honnetes gens ... Deviennent-ils insolents? ... on les paie, et on les renvoie." (97-8) La prise d'un laquais qui fait plus que les travaux domestiques, transforme Margot en cliente, renversant par moments sa position de femme soutenue et la mettant au niveau des hommes qui la soutiennent: "the whore can also 174 usurp the traditional role of the socially dominant partner in mercenary sex, because she can move from being kept woman and prostitute to being keeper and client." (Norberg, 234) L’objectivite de Margot en face de son texte n’a rien a voir avec une sexualité debile ou avec un mepris des hommes en general, quoiqu’elle meprise profondement ses clients. Elle ne veut pas se montrer comme une femme frigide. Au contraire, la narratrice semble toujours disposee a jouir des rencontres avec les clients qui lui plaisent par leur physique ou par leur caractere. Margot cherche, en effet, a dissocier le sexe par profession du sexe par gofit ou par amour sans cependant tourner le dos a la possibilité d'un rendez-vous a la fois avantageux et satisfaisant. Dans l'Avis a une demoiselle du monde, guide "le plus sfir pour les filles qui veulent mettre en profit leurs appas," elle met par écrit les conseils qui lui ont été donnes lorsqu’elle était danseuse a l’Opera. (65) Dans cette liste de préceptes, un des elements qui garantit le triomphe professionnel d’une courtisane est le suivant: "que son coeur soit toujours inaccessible au veritable amour. Il suffit qu’elle fasse semblant d’en avoir, et sache en inspirer aux autres." (66) A plusieurs reprises Margot fait reference aux masques que doivent porter les femmes de sa categorie afin de plaire aux clients et de réussir dans la profession. Dans ses mémoires, il est donc question de montrer 1e visage qui se masque et de supprimer toute illusion de plaisir. Cette liste, qui demasque completement 175 le métier de catin, sert aussi a corroborer que le récit de Margot veut abolir chez son lecteur toute possibilité de se faire des fantasmes ou d’extraire du plaisir sensuel de la lecture. Si son corps a été pendant longtemps un objet de désir, le corps textuel ou elle se raconte et se denude devant le narrataire manque pourtant le potentiel de l’exciter sexuellement. A la fin de ses mémoires, 1e lecteur apprend que Margot, souffrant d'une espece de maladie de l'eme, dut abandonner la prostitution. Comme lui a explique le medecin qui l'a soignee: Votre mal auquel ils [les medecins] n’ont rien connu, n'est point une affection du corps, mais un dégout de l’esprit, cause par l’abus d’une vie trop délicieuse ... L'exces de la jouissance vous a, pour ainsi dire, blase le coeur, et engourdi le sentiment. (104) Le récit de Margot s’acheve par un retour au sein de la famille. Reunie avec sa mere, qu'elle a sauvee de la Salpetriere, la narratrice vivra désormais une vie heureuse a la campagne. Cette conclusion n'a pourtant rien qui puisse s’approcher d’une prise de conscience tardive ou d'une conversion de ton moralisateur. Comme elle l'avait deja dit, et comme elle insistera encore, Margot n’ecrit point ses mémoires avec le but d’excuser ses torts: J’ai cru que le moyen le plus sfir de decrier les filles publiques, était de les peindre avec les 176 couleurs les plus odieuses ... Au reste, quel que soit la-dessus le sentiment du lecteur, je me flatte que les traits obscenes de ces mémoires seront rachetes par l’avantage que les jeunes gens qui entrent dans le monde pourront tirer des reflexions que je fais sur le manege des catins, et le danger evident qu’il y a de les frequenter. (107) Les deux romans analyses dans ce chapitre offrent des points de vue assez distincts sur le meme sujet, c’est-a- dire les mémoires de bordel ou des prostituées se regardent, s’interrogent et se racontent. Tandis que dans La Cauchoise la narratrice apprecie son métier et semble envisager l’acte d'écrire comme une pratique qui l'excite sexuellement, dans Margot la ravaudeuse, en revanche, il sera plutet question d'obliterer l’idée que sa profession constitue une source permanente de jouissance pour la femme. Margot, au contraire de la Dumonci, n'ecrit pas pour eveiller les fantasmes du narrataire: en effet, il parait qu’elle cherche a l'arracher de cet univers fantasmatique 00 i1 se trouve plonge. Comme consequence immediate de ces differentes perspectives, 1e rele attribué au lecteur change profondement dans les deux textes, car, selon la Dumonci, le lecteur demeure toujours quelqu'un avec qui elle partage son plaisir et a qui elle doit plaire pour que son récit réussisse. Le pouvoir de pénétrer, par la lecture, cet 177 univers qui existait auparavant comme simple supposition (l’univers du désir et du plaisir féminins), reflete les penetrations successives infligees a la narratrice par ceux de sa famille, ses partenaires on clients. L'action de lire reste donc parallele a l’acte sexuel, ou l’oeil du lecteur equivaut a un penis symbolique et omnipuissant. Margot, a son tour, donne l'impression que ses mémoires ne s’occupent du lecteur que dans la mesure ou celui-c1 est 1a pour apprendre a discerner le vrai du faux, comme 51 le texte était une sorte de lecon de vie indirecte, un coup d'oeil jeté en cachette sur la réalité de la prostitution. La Dumonci invite aussi son public a epier ce qui a lieu a l'interieur des chambres closes. Ce qu’ils y voient demeure cependant tres different de la vision offerte par la narration de Margot, ou les images mentales produites par la lecture ne sont que des repliques de ce qui existait déja sous la forme de fantasme. En somme, la distinction fondamentale entre les deux narratrices, c’est une certaine maniere d’envisager la femme, de comprendre son altérite et de communiquer au lecteur comment 1e regard féminin percoit 1e monde extérieur. Si La Cauchoise obeit aux presupposes du texte pornographique du XVIIIe, Margot 1a ravaudeuse, en contrepartie, defie ces regles et annonce peut-etre le roman realiste-naturaliste du siecle suivant. 178 NOTES 1 Pierre Fauchery, La destinée feminine dans le roman europeen du dix—huitieme siecle. 1713-1807: essai en gynecomythie romanesque (Paris: A. Collin, 1972) 194. 2 Olivier Blanc, Les libertines: plaisir et liberté au temps des Lumieres (Paris: Perrin, 1997) 8. 3 Sur ce sujet, Jacques Rustin affirme dans Le vice a la mgdg (Paris: Ophrys, 1979) que: "le personnage romanesque de la femme lucidement libertine qui revendique hautement son droit a tous les vices habituellement permis aux hommes, devient un personnage positif et d’autant plus significatif qu'il traduit une reelle transformation des moeurs au lieu d’incarner, comme c’est 1e cas pour la plupart des heros masculins, 1e conformisme plat d’un libertinage degrade et vide de toute substance." (118-9) 4 Différemment de Darnton, Sontag, dans l'article "Representing Pornography: Feminism, Criticism and Depictions of Female Violation," (Critical Inguiry 13/4, Summer, 1987) soutient que la pornographie ne présente la femme qu'en situation inferieure a celle de l'homme, car "in the nowhere of pornotopia, time is always bedtime; space is always the supine, female body: man is an enormous, erect 179 penis inhabiting a ’pornocopia’ of inexaustible sexual plenitude that masks anxiety and deprivation." (725) 5 Kathryn Norberg, "The Libertine Whore: Prostitution in French Pornography from Margot to Juliette," The Invention of Pornography: Obscenityiand the Origins of Modernity. 1500-1800 (New York: Zone Books), 1993: 233. 6 Gary Day, "Looking at Women: notes toward a theory of porn." Perspectives on Pornography: Sexuality in Film and Literature (London: MacMillan P. 1988): 83-100 (89). 7 Par rapport a ce sujet, Darnton écrit: "Because Therese is a poor commoner and her lover a count, she cannot expect to marry him. But she strikes a good bargain: a generous annuity of 2,000 livres a year and the run of his chateau." (67) Cela étant, Therese échappe au rele secondaire de femme contrelee par un homme, souvent attribué aux protagonistes du sexe féminin, et exerce du contrele a son tour. 8 Angela Carter. The Sadeian Woman and the Ideology of Pornography (Pantheon Books: New York), 1988: 12-13. 9 Par rapport a l’attaque au clerge souvent effectuee par les pornographes du XVIIIe siecle, Marchand affirme: "It is striking how many works are directed against the clergy, 180 monks and nuns. The reason is that the immoral conduct of the clergy, induced by their enforced 'celibacy', had assumed the proportions of a national plague, so that nunneries were virtually disguised brothels." (The French Pornographers, New York: Book Awards, 1965). 10 John Atkins, dans Sex in Literature (London: Calder and Boyars, 1970), affirme que le mot godemiche provient de "gaude mihi, give me pleasure." 390 11 Le passage de La Cauchoise qui raconte l’effet que les gravures exercent sur les deux soeurs ressemble a celui decrit dans la scene de la bibliotheque de Therese philosophe, car l’un et l'autre parviennent au meme but: "arrivees dans un certain boudoir ou etaient resserres les dessins, peintures et gravures lascifs en tous genres, la premiere [soeur] congedia sa suite, ordonna de fermer toutes les portes de communication et de me laisser entrer personne. Nos deux heroines resterent plus d’une heure et demie couchees ensemble sur un sofa, ou elles exercerent plusieurs des postures qu'elles avaient sous les yeux." (410) 181 5 . CONCLUSION Dans les chapitres precedents, il a été question d’analyser le rele joué par le récit pornographique dans le contexte de la littérature, de l'histoire et de la philosophie des Lumieres. Les relations entre texte obscene et quete de liberté dans tous les domaines, entre pratique sexuelle et pensée philosophique ou entre regard voyeur, curiosité et apprentissage libertin ont été, jusqu'a present, les lignes directrices a partir desquelles cette etude s’est developpee. Maintenant, i1 s'agit de montrer dans quelle mesure certains des aspects étudiés, comme, par exemple, le voyeurisme et la concupiscence ou la confusion entre extase religieuse et jouissance sexuelle, n'appartiennent pas exclusivement au domaine de la littérature obscene. Au contraire, ces aspects se manifestent régulierement dans les textes littéraires de l’époque, ce qui prouve leur pertinence et renforce l'existence de liens solides entre plusieurs genres de récits apparemment distincts. On a vu que la curiosité d’apprendre davantage sur le désir et le plaisir sexuel demeure une des caractéristiques fondamentales de la pornographie des Lumieres. L'exercice de cette curiosité de caractere a la fois intellectuel et sexuel sera observe aussi souvent dans l’oeuvre d’écrivains plus prestigieux, comme Rousseau, Diderot et Voltaire. Cela étant, a l’image de Saturnin, Therese et Laure, 1e regard 182 voyeur reste une source majeure de connaissance pour des personnages comme le duc de Nemours dans la Princesse de Cleves, Saint-Preux (La nouvelle Heloise), Rousseau narrateur des Confessions et des Reveries, le sultan Mangogul des Bijoux indiscrets, et Cunegonde et Candide, de Candide. En regardant a la dérobee, ces personnages découvrent une réalité jusqu’alors a peine pressentie, celle de leurs corps sensuels et du corps de l'autre en tant qu'objet qui se prete a leur plaisir, quoique celui-Ci existe seulement au niveau de l’imaginaire. Saint-Preux, dans La nouvelle Heloise, et Rousseau narrateur des Confessions etablissent des relations presque exclusivement visuelles avec le monde extérieur. Alors, dans ces deux ouvrages, la vue n’est pas uniquement un sens, mais demeure la source d’une sensualite deviee qui commence et finit par les yeux. Au sein des morceaux selectionnes pour notre etude, les facultés attribuées a l’oeil se trouvent tellement multipliées que celui-Ci cesse d’etre un simple instrument d’apprehension de la réalité tangible. Par consequent, l’action de regarder--ou d'etre regarde par quelqu’un-~depasse le champ conventionnel de l’optique pour se caractériser surtout en tant qu’activité intellectuelle ou plutet, au niveau metaphorique, en tant qu’activite sexuelle. Les yeux peuvent donc, en plus de voir, espionner et gofiter, toucher et pénétrer jusqu’aux pensees les plus intimes pour enfanter tout un monde a partir de ce contact visuel et virtuel. 183 Dans La nouvelle Heloise, par exemple, Saint-Preux jouit par le regard de plaisirs inaccessibles au toucher. En effet, quoiqu’il ait "la vue trop courte pour le service [militaire]" (XXXIV, 68), 11 a en contrepartie les yeux puissants et pénétrants du voyeur. Comme s’il s'agissait de compenser un handicap naturel-—et d’abolir du meme coup la distance imposee au couple par les contraintes sociales--le jeune homme décuple les pouvoirs de la vision. Separe de Julie, Saint-Preux va convertir l’oeil en bouche et en main, ramenant les impressions produites auparavant par le gofit et le toucher uniquement aux impressions visuelles, dans la mesure ou "un sens peut quelquefois instruire un autre" (XXIII, 48). Un peu plus loin, Saint-Preux soutient encore cette hypothese en écrivant que "la vue opere l'effet du toucher" (XXIII, 48). Dans une des premieres lettres a Julie, 11 attribue deja au regard des pouvoirs carnivores lorsqu’il demande: "Faut-il qu'incessamment mes yeux devorent des charmes dont jamais ma bouche n’ose approcher?" (VIII, 22). Conscient des barrieres qui les séparent, le jeune homme essaie de vivre en reves le contact physique impossible. Cela dit, pour que cette transposition ait lieu, l'imagination doit operer comme mediateur entre l'oeil et le désir: il lui faut transformer le regard bloque par les vetements qui couvrent le corps de la femme en une main qui 1e touche et qui puisse ainsi 1e dévoiler. De cette maniere, malgre des contrarietes reelles, 11 se procure 184 quand meme tout un univers de delices imaginaires produits par "l'oeil avide et temeraire [qui] s'insinue impunement sous les fleurs d’un bouquet, erre sous la chenille et la gaze, et [qui] fait sentir a la main la resistance elastique qu’elle n'oserait éprouver" (XXIII, 48). Le rele des reveries dans l’amplification des pouvoirs de la vue s’affirme plus encore quand Saint-Preux, d’une esplanade lointaine, essaie d'espionner Julie chez elle. Il s'efforce d’abord de tout voir a l’oeil nu. Mais, se rendant bientet compte que "[son] imagination donnait le change a [ses] yeux fatigues" (XXVI, 54), 11 part a la recherche d’un telescope. C’est precisement quand les formes concretes du monde extérieur se trouvent perfectionnees a l’aide de cet instrument d'optique que Saint-Preux les remplace peu a pen par les images factices de ses reves.1 Sans jamais arriver a apercevoir Julie (i1 passe "[d]es jours entiers ... a contempler" les murs de sa maison) (XXVI, 54), Saint-Preux, "force de rentrer en [lui]- meme" (XXVI, 55) se met a parcourir un trajet imaginaire a l’interieur de chez elle. Quoique dirige vers 1e dehors--la maison de Julie--le telescope finit au contraire par rapprocher 1e jeune homme de ses souvenirs et par eveiller ses fantasmes, favorisant un regard qui se deplace vers 1e dedans. Saint-Preux devient tout d’un coup omniscient/omnivoyant: il voit Julie se réveiller, la voit consulter le pasteur, la voit lire des lettres. En somme, la femme, physiquement eloignee, se transforme en une image 185 chimerique créée "par une ame agitee qui s’egare dans ses desirs" (XXVI, 55). L’exemple tire des Confessions qui illustre le mieux comment 1e regard indirect réussit a devenir origine du plaisir et forme efficace d’auto-protection apparait pourtant dans le Livre II. 11 est question alors des amours cachees du jeune Jean—Jacques pour Mme Basile et de leur éventuelle mise a nu. Le jeune Rousseau, victime d'une timidité maladive et persecute par une culpabilite "originelle", prefere contempler l'objet de son désir en cachette, éprouvant par le biais du fantasme les joies d'une liaison qui fuit toutes les frustrations, sauf pent-etre la frustration de la chair. Quoique Jean-Jacques n'ose jamais s'approcher de Mme Basile a l’occasion de leurs tete-a-tete journaliers, i1 "dévorai[t quand meme] d’un oeil avide tout ce qu'[il] pouvai[t] regarder sans etre apercu" (II, 74). Source de "delices", mais aussi d’angoisse, cette relation qui s'etablit uniquement dans le Champ visuel semble en revanche lui suffire. C'est ainsi que le jeune homme, tout en epiant celle qui se trouve a portée de sa main, réussit a jouir sans la toucher, comme semble le suggerer cette description assez ambigfie: A force de regarder ce que je pouvais et meme au- dela, mes yeux se troublaient, ma poitrine s’oppressait, ma respiration d'instant en instant plus embarrassee me donnait beaucoup de peine a gouverner, et tout ce que je pouvais faire était 186 de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le silence on nous etions assez souvent. (II, 74) La mise a nu de leur désir, jusqu’alors vécu au niveau imaginaire, a lieu quand Jean-Jacques est enfin trahi par une glace strategiquement placee a la cheminee de la chambre de Mme Basile. Dans un jeu d'images refletees et de regards qui par hasard se croisent, Saint—Preux est surpris en flagrant delit de concupiscence. Dans Les reveries d’un promeneur solitaire, la volonté de penetrer et de découvrir l'autre par l'exercice d'une vision omnipuissante se manifeste sous 1e reve de posseder 2 Cet anneau une bague magique, l'anneau de Gyges. merveilleux, qui rendrait le narrateur invisible et omnivoyant, 1e transformerait en "maitre de contenter [ses] desirs." (107). Si en principe il ne reve de cette bague que pour voir ce qui se cache dans le coeur des hommes, i1 finit par reconnaitre que "la faculte de pénétrer partout invisible [l]'efit pu faire chercher des tentations auxquelles il aurait mal resiste." (108) Quoiqu’il ne le dise pas explicitement, l'association entre voyeurisme, cupidite et connaissance sexuelle se manifeste a ce moment de facon tres Claire. L’image de la bague magique apparait aussi dans ng bijoux indiscrets de Diderot.3 Le sultan Mangogul, apres avoir invoque Cucufa, un genie, lui demande le don de connaitre les secrets et les aventures sensuelles des femmes 187 de son regne. En avertissant 1e sultan "qu’il est des curiosites mal placees," qui peuvent lui apporter plus de chagrin que de satisfaction, le genie lui donne une bague magique avec laquelle il pourra devenir invisible et, en plus, faire parler 1e bijou des femmes, c’est-a-dire leur sexe. (22) Grace aux histoires racontees par leurs vagins, qui semblent parler malgré elles, 1e sultan devient tout d’un coup omnivoyant, omnipresent et omnipuissant. A la fin du roman, apres avoir mis a nu la vie privée de plusieurs femmes reputees et apparemment vertueuses, de peur de ne plus etre aime de sa favorite, Mangogul retourne la bague au genie. Dans Candide, c’est 1e hasard qui eveille la curiosité et, par consequent, 1e desir sexuel chez Cunegonde.4 Au milieu d’une promenade innocente aupres du chateau de son pere, celle-Ci a l'occasion d'espionner un couple d'amoureux. En regardant a la dérobee par derriere les broussailles, la jeune femme voit 1e docteur Pangloss et une servante en train d’avoir "une lecon de physique experimentale," c'est-a-dire des relations sexuelles. (41) C’est ainsi que Cunegonde "observa, sans souffler, les experiences reiterees dont elle fut témoin ... et s'en retourna toute agitee, toute pensive, toute remplie du désir d'etre savante." (42) Le voyeurisme lui fait éprouver de nouvelles sensations jusqu’alors incomprises. Il va sans dire qu'elle essaiera tout de suite de repeter avec Candide les actions regardees dans le parc. Cette curiosité de 188 découvrir et d’experimenter les mysteres d’une science qui ne peut avoir lieu qu'en cachette sera la source immediate de la chute de Candide qui, expulse du paradis vestphalien, parodie l’Adam biblique. Pour 1e jeune abandonne dans le monde avec un vaste bagage de savoir inutile, l’exercice de la sexualité aura comme resultat l’ouverture involontaire des yeux et l’acquisition graduelle d’une connaissance pratique qui finira par remplacer la philosophie de Pangloss. L’acquisition d’un savoir de portée sexuelle qui est cense remplacer tout un assortiment de connaissances inutiles est longuement discutee dans La philosophie dans le boudoir, de Sade.5 Dans ce roman, Dolmance et Mme de Saint- Ange, deux libertins de longue date, se chargent de l’initiation d’Eugenie, une jeune fille de dix-sept ans. Les lecons, qui visent a entrainer Eugenie dans la débauche la plus absolue, se soutiennent par une argumentation qui se veut logique et philosophique a la fois. L’education de la jeune personne, justifiee par l’existence d’inclinations naturelles qui commandent les etres en depit de la morale, finira par terrasser tous les "usage(s) gothique(s)" (comme la décence, 1a pitie, l'humanite, la religion et les vertus en general) an profit uniquement de la jouissance physique. (24) Ainsi, apres quelques heures d'instruction pratique et théorique, Eugenie conclut qu’il n’y a rien dans ce monde qui ait 1e droit d’empecher 1e désir d’avoir lieu: 189 d’apres vos principes, il est tres peu de crimes sur la terre, et que nous pouvons nous livrer en paix a tous nos desirs, quelque singuliers qu'ils puissent paraitre aux sots qui, s’offensant et s’alarmant de tout, prennent imbecilement les institutions sociales pour les divines lois de la nature. (70) L’individu et son désir restent donc au centre de l'univers sadien, qui semble vouloir exiler l'etre d’un contexte social coercitif pour le placer dans un monde- boudoir plus contraignant que la sociéte a laquelle il s’oppose. Dans ce monde-boudoir, la presence d’un partenaire n’est importante que dans la mesure ou celui-Ci se soumet aux desseins d’un moi triomphant et tyrannique. Dans ce contexte, l'Autre se chosifie, comme 1e prouve 1e passage on Mme de Saint-Ange explique a Eugenie 1a veritable condition de la femme: Dans quelque etat que se trouve une femme ... elle ne doit jamais avoir d’autre but, d’autre occupation, d’autre désir que de foutre du matin au soir: c’est pour cette unique fin que l’a creee la nature. (52-3) Cela dit, a l'encontre de Candide, l'acquisition d'une connaissance de base pratique effectuee par Eugenie ne la rend pas vraiment exempte de l'influence d'une série d'idees qui l’enferment dans une nouvelle prison. Si rien d’autre n'a d'importance—-ni l’amour, ni les lois des hommes, ni 190 celles de Dieu-—sauf les lois de la nature, ici synonyme de volonté individuelle, l'etre devient esclave de son propre corps et de ses appetits insatiables. La nature sadienne, plutet un appel a l'exces, semble se distinguer de celle preconisee par les philosophes des Lumieres et largement entretenue par les personnages des romans pornographiques de la meme période. Au XVIIIe siecle, la nature est rehabilitee et les penchants naturels de l’homme acquierent une nouvelle connotation, s’associant a ce qui est bon et bien (i.e. a une morale naturelle), et non plus a l’idee de peche ou de crime. La raison et la nature se soutiennent mutuellement, s’opposant par consequent a la foi chrétienne et a la revelation mystique, souvent principe d'ou provient les attaques faites aux manifestations de desir corporel. De cette facon, l’histoire et le droit naturels proposent un nouveau code de comportement, dans lequel l’observation de la nature doit fournir toutes les bases de la justice. Comme l'a écrit Burlamaqui en 1748, "la jurisprudence naturelle sera l'art de parvenir a la connaissance des lois de la nature, de les developper et de les appliquer aux actions humaines."6 En somme, l'idée de nature an XVIIIe siecle demeure "1a source des lumieres, et la garantie de la raison. Elle [la nature] était sagesse et elle était bonte." (Hazard, 151) Alors, l’homme qui se guide par ses instincts naturels ne se trompe jamais. Pourtant, ces instincts favorisent la tolerance, la 191 bienfaisance et l’humanite, ce qui semble contrarier l’idée de bonheur cultivee par les personnages sadiens. Les personnages decrits dans La Philosophie dans le boudoir, quoique appartenant a un macrocosme social dynamique (celui du grand monde), circulent exclusivement a l’interieur du microcosme d’une chambre fantasmatique. Le monde extérieur, et naturel, cesse donc d’exister en tant qu’endroit ou la relation entre le moi et les autres peut se concrétiser. L’etre concu par Sade ne s’occupe que de ses desirs immediats, mis a l'oeuvre dans une sorte de paradis terrestre ou tout est possible et ou les notions de peche ou de morale naturelle n'existent plus. Le jardin de Candide, qui s’ouvre sur le monde, sur les lecons fournies par la nature et sur les autres tels qu’ils sont, fait contraste a l’univers utopique sadien ou chacun se deconnecte de la réalité pour ensuite ne s’interesser qu’a sa satisfaction personnelle. Si dans les récits pornographiques analyses jusqu'a present les personnages semblent eux-aussi concernes exclusivement par leur jouissance physique immediate, 11 y a cependant une distinction fondamentale qui les eloigne des personnages sadiens. Dans Therese philosophe, Dom Bougre et Le libertin de gualite, entre autres, le plaisir doit etre toujours reciproque ou, au moins, 1e desir sexuel de l’un ne doit pas se mettre au dessus de la volonté de l'autre. C’est-a-dire, il n’y a pas de place, dans le texte obscene typique, pour le mepris des instincts naturels, pour la 192 sujetion implacable des partenaires, la cruaute ou les crimes violents. Par exemple, l'avortement n’y existe pas de facon explicite: il est remplace par des methodes contraceptives comme le coit interrompu ou 1'usage de tripes en guise de preservatifs. Le viol devient vite action volontaire de la part de la victime, qui succombe a un plaisir incontrelable et contagieux. L’inceste ne represente pas vraiment une rupture des lois etablies: le plus souvent, les relations de sang entre pere et fille etaient pretendues et pas reelles. Les romans du marquis restent donc un chapitre a part, car ses personnages loudly lay claim to each and every criminal and sacrilegious act, and this claim to a sexuality inseparable from violence forms the basis of the whole aesthetic, sociopolitical, and philosophical structure of Sade's thought.7 Le denigrement des institutions religieuses fait continuellement par Sade se realise de facon moins violente, mais en revanche plus sarcastique, dans les textes que l’on a étudiés dans les chapitres precedents, ou la critique de l’Eglise demeure toujours un sujet frequent et, meme, essentiel a la construction de l'intrigue. Selon Caroline Fischer et d’autres dix-huitiemistes actuels, les attaques continuelles contre la religion effectuees a travers la pornographie ne sont qu’un echo de l'esprit philosophique et matérialiste du siecle, constituant un sujet d'election 8 aussi chez les écrivains les plus acclames. Cela étant, 193 l’Eglise et la primaute qu'elle concede au salut de l'ame constituent un obstacle a la satisfaction corporelle preconisee par la philosophie sensualiste et matérialiste. Pourtant, dans La Cauchoise, par exemple, la vie conventuelle se présente sous une autre perspective, car elle offre aux jeunes femmes plusieurs occasions de gouter les plaisirs du dereglement et fonctionne comme une espece d'ecole de libertinage. Pretres, soeurs, superieures, tous contribuent a transformer les couvents en endroits ou l'amour de Dieu fut remplace par le culte de la chair. De cette facon, le passage par le cloitre ne correspond pas du tout a une plongee dans l'ignorance des choses de ce monde et a l’etouffement des inclinations naturelles. Au contraire, les filles en sortent d’habitude plus savantes et rusees, envisageant 1e couvent comme une source de delices plutet que d’oppression. Une autre facon de protester contre une education théologique inutile et souvent deletere ou anti-naturelle a lieu grace a l’introduction de personnages qui confondent transcendance mystique et jouissance physique, comme par exemple Therese et Eradice. Ce melange dangereux fut aussi longuement commente dans La religieuse, dans un passage de Jacgues 1e fataliste, ouvrages de Diderot, et dans les Lettres d'une Péruvienne de Graffigny. La religieuse se revele tout entier une attaque contre l'education conventuelle et contre les peines qu'elle inflige. Dans un passage on Suzanne fait echo 3 la voix d’un auteur 194 implicite, il devient clair que la vie conventuelle affronte continuellement la nature en essayant de supprimer les penchants naturels de l’etre. Les consequences de cette incarceration involontaire sont 1e developpement d'un caractere malsain et souvent corrompu, comme 1e prouve l'extrait qui suit: on est-ce que la nature, revoltee d’une contrainte pour laquelle elle n'est point faite, brise les obstacles qu’on lui oppose, devient furieuse, jette l’economie animale dans un desordre auquel il n’y a plus de remede? (120) Si dans les textes obscenes le cloitre devient vite bordel, prouvant que la nature demeure toujours plus puissante que les principes repressifs imposes par la religion, chez Diderot il s’agit de montrer que la nature brisee mene le plus souvent a la folie. Dans Jacgues 1e fataliste, 1e marquis des Arcis, personnage secondaire, parle de la confusion ressentie par les jeunes en face des nouvelles sensations qu’ils eprouvent et pour lesquelles ils preferent chercher un remede dans la religion. 11 medite sur ce moment de desarroi ou la religion est censee dissimuler le désir sexuel en la transformant en devotion: Il vient un moment ou presque toutes les jeunes filles et les jeunes garcons tombent dans la melancolie: ils sont tourmentes d’une inquietude vague qui se promene sur tout, et qui ne trouve rien qui la calme. Ils cherchent la solitude: ils 195 pleurent; 1e silence des cloitres les touche ... Ils prennent pour la voix de Dieu qui les appelle a lui les premiers efforts d’un temperament qui se developpe: et c'est precisement quand la nature les sollicite, qu'ils embrassent un genre de vie contraire au voeu de la nature.9 Pourtant, l’incompatibilite entre jeunesse et vie religieuse qui, en voulant dresser les impulsions naturelles d'un corps qui s'épanouit, finit, comme dans La religieuse, par le degrader et par le rendre infirme, se laisse voir clairement dans la conclusion du meme passage: "L’erreur ne dure pas; l'expression de la nature devient plus Claire: on la reconnait, et l’etre sequestre tombe dans les regrets, la langueur, les vapeurs, la folie ou le desespoir..." (Jacques, 206) Un autre exemple de cette confusion entre exaltation religieuse et sexuelle apparait dans la deuxieme lettre du texte de Graffigny, ou la narratrice parle des sentiments qu’elle a éprouves a la vue d’Aza, 1e prince inca de qui elle était amoureuse: L’imagination remplie de la sublime theologie des Cucipatas, je pris 1e feu qui m’animait pour une agitation divine, je crus que le Soleil me manifestait sa volonté par ton organe, qu'il me choisissait pour son epouse d'elite."lo L'amour sensuel se laisse etouffer par moments sous 1e masque de l'amour divin, mais cet effort de sublimation ne 196 dure pas longtemps et a souvent comme resultat le décuplement des sensations qu'il a voulu supprimer. La nature se présente donc pour les écrivains des Lumieres partisans de la liberté individuelle comme une voix souveraine, a laquelle on ne peut pas, et on ne doit pas, resister. La frequence et l’importance du voyeurisme dans les gravures qui accompagnent certains textes non-obscenes et érotiques écrits ou reimprimes pendant l’Age des Lumieres, renforcant par 13 1e rele capital octroye a un point de vue extérieur a la scene, reste un autre aspect essentiel a etre etudie. Ce point de vue extrinseque deplace a l'interieur du tableau nous offre les avantages procures par l’addition d’une nouvelle perspective a celle des personnages principaux, qui se croyaient seuls, attestant l’idée d’un secret en train d’etre devoile et ensuite expose aux lecteurs. Bref, 1e regard voyeur contribue a la vraisemblance du récit car "[it] is a device for communicating to the character [and to the reader] information that he could otherwise not have." (Stewart, 136) Intimite mise a nue, l'indiscretion du voyeur est le resultat immediat du désir de donner libre cours au besoin de savoir qui essaie de briser toutes les barrieres physiques ou abstraites. La curiosité favorise en plus l’exposition involontaire du corps deshabille sans mettre en question 1e caractere souvent pudique des personnages féminins ou des rares 197 personnages masculins. Ceux-Ci ne s’exhibent pas volontiers, ils sont victimes des perquisitions effectuees par un curieux. D’ailleurs It also typifies the role of the viewer in any scene, literary or pictorial, whose devices of representation allow him to see unseen, to appropriate for his own pleasure a situation that purportedly does not take him into account. (Stewart, 136) Plusieurs gravures, comme par exemple celles qui illustrent Angola (1751), Zélis au bain (1763) et L'ingénu (1767), dépeignent une scene ou la femme ou l’homme qui se baignent sont observes par quelqu'un qui se cache a la vue.ll Il est intéressant d’ajouter que ces gravures sont éloquentes par elles-memes, c'est-a—dire, que leur valeur artistique et richesse interpretative ne se limitent pas exclusivement aux relations qu'elles etablissent avec les textes. Cependant, la relation entre illustration et écriture peut resulter en la mise en relief d’un passage essentiel mais jusqu’alors lu sans grandes consequences, ce qui offre au lecteur la possibilité d’une nouvelle lecture et d’une perspective inedite. Comme l’affirme Wendy Steiner par rapport a l’introduction d'images qui accompagnent un texte: "these usages indicate the rootedness of illustration in interpretation and intertextuality."12 L’illustration choisie dans LgLig, numero 1 dans l’appendice, portraite une femme en train d'entrer dans un 198 petit etang tandis qu’un amoureux l’epie par derriere les arbustes.13 Le moment d’entree ou de sortie de l’eau est souvent 1e prefere des illustrateurs, puisque, comme le corps s’y trouve completement devetu, son exposition n’est pas gratuite, mais elle fait plutet partie de l'ordre naturel des événements. Un instant pareil est depeint dans L'ingénu et Angola (numeros 2 et 3), pourtant, la surprise de ceux qui se découvrent espionnes prend 1a place d'une 14 Dans exposition ignoree et, par consequent, insoucieuse. ces deux dernieres gravures, 1e sexe des personnages se dérobe aux yeux du lecteur grace a la perspective choisie par le dessinateur qui evite 1e nu frontal. Toutefois, quoique le nu frontal ne soit pas montre au lecteur, i1 l’est souvent au voyeur de l’histoire. Dans une variation du meme theme (numero 1), les organes sexuels des personnages depeints, bien qu’exhibes directement, demeurent depourvus de details, contrastant ainsi avec le corps montre dans les gravures pornographiques, ou chaque detail est exacerbe, soigneusement dessine et decrit. Cela étant, il est clair que, dans les trois gravures mentionnees en haut, l'excitation provient de l'action de voir sans etre vu et pas nécessairement du corps regarde. Bref, c’est la mise en pratique de la curiosité et la vision de ce qui demeure interdit au toucher qui resulte en plaisir. Cette expressiOn subtile du plaisir communiquee par l'ecriture reste ce que l’illustrateur essaie de saisir en image. 199 Un autre element du texte souvent choisi pour devenir illustration est celui ou la femme endormie est observee, sans le savoir, par un curieux. Cette fois—oi, 1e corps partiellement deshabille remplace 1e nu total. La vulnerabilite de celles qui dorment ajoute un sentiment d'omnipuissance a l’omnivoyance ressentie par le personnage qui regarde une scene de bain. Alors, il n’est pas rare que la femme endormie soit ensuite violee par le voyeur, comme on lit, par exemple, dans la lettre XCVI des Liaisons dangereuses, ou le vicomte de Valmont s’empare de Cecile Volanges malgré sa resistance initiale. Dans Les liaisons dangereuses, 1e passage transforme en gravure (numero 4) n’est pas celui de la seduction ou du viol, mais le moment qui 1e precede, c’est-a-dire, celui du voyeurisme et de la convoitise.15 Un passage similaire a été choisi par l'illustrateur d'Angola: la seule difference est que l'acte sexuel n’a pas suivi l’observation de Zobeide, la femme endormie (numero 5).16 D’ailleurs, si dans la scene de bain le curieux demeure physiquement eloigne de sa proie, dans celle de la sieste i1 n’y pas de barrieres tangibles entre l’un et l'autre. Dormeuse et voyeur se trouvent dans un meme espace et rien ne s’interpose entre leurs corps. I1 se peut cependant que le sommeil serve de masque au désir féminin, agissant comme une facon d’avoir de la jouissance physique et de sauvegarder sa dignite a la fois, car, comme le dit Stewart: 200 Every form of such representation is in form a symbolic rape, but behind that form may lie another contrivance, namely, that of the woman who would rather be presumed upon or taken by force than give herself overtly. (190) En guise de conclusion, il est essentiel de dire que la parente thématique entre les textes appelés philosophiques de l'Age des Lumieres mettent en relief une gamme de preoccupations qui caractérisaient la littérature et la pensée de l’époque. Le salut du corps au detriment de l’eme, 1e plaisir qui provient directement de l’exercice des sens, la critique des institutions qui veulent empecher la jouissance physique et contrarier ainsi les impulsions naturelles, l'esprit progressiste et liberateur, tout cela se realise de facons multiples, mais assemblees sous l’egide d'un meme projet. La quete de bonheur reste impossible sans qu’elle soit precedee de l’affranchissement des anciennes croyances et de la validation du corps materiel et sexuel. Bref: lorsqu'on s’ecarte du dualisme cartesien pour reduire l'homme a la pure materialite, 1e cete physique de l'existence prend une importance presque demesuree ... l'homme est pratiquement contraint de prendre le plus grand soin de son corps et de lui procurer un maximum de bien-etre. (Fischer, 410) 201 L’ecriture obscene des Lumieres demeure ainsi contemporaine des premieres investigations physiologiques de la sexualité humaine et elle ose proposer la dissociation entre amour, mariage et plaisir. Leur lecture nous permet en outre d’enqueter un systeme de pensée emancipateur et un projet de validation du corps qui se deploiera tout au long du XIXe siecle. D’ailleurs, la pornographie s’associe au mouvement révolutionnaire de la fin du siecle, car la liberté et l’egalite au lit ont anime 1e desir de jouir des memes droits en sociéte. Enfin, le texte obscene est devenu un instrument important dans la divulgation des principaux courants philosophiques des Lumieres: sensualisme et materialisme. En somme, de nos jours, l’etude des romans pornographiques du XVIIIe siecle se revele fondamentale pour ceux qui veulent comprendre a fond les idées-clés répandues par les philosophes et écrivains d'alors. Une fois sorti de l’Enfer de la Bibliotheque Nationale, 1e corps triomphant des récits pornographiques des Lumieres a trouve une place irrevocable dans la culture du XXe siecle. 202 NOTES 1 Dans le contexte du voyeurisme, le telescope peut etre lu metaphoriquement comme l’organe sexuel masculin, car les deux servent a pénétrer l'intimite de quelqu’un. Le contacte sexuel devie a la vue, toutefois, transforme 1e regard du voyeur en Viol (surtout parce que le telescope confere une super-puissance aux yeux). La personne espionnee (ici Julie), ignorante des yeux qui l’observent en cachette, est ainsi victime de privautes non-autorisees. 2 Jean-Jacques Rousseau, Les reveries du promeneur solitaire (Paris: GF-Flammarion, 1964). 3 Denis Diderot, Les bijoux indiscrets (Arles: Actes Sud, 1995). 4 Voltaire, Candide ou l’optimisme (Paris: Bordas, 1982). 5 Donatien-Alphonse-Francois de Sade, La philosophie dans le boudoir (Paris: Bookking International, 1994. 6 Cite par Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siecle (Paris: Boivin & Cie, 1946) 201. 203 7 Lucienne Frappier-Mazur, Writing the Orgy: power and parody in Sade (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1996) 3. 8 Caroline Fisher, "Les aspects philosophiques de la littérature érotique," La Philosophie clandestine a l'age classigue (Paris: Universitas/Oxford: Voltaire Foundation, 1997): 405-412. 9 Denis Diderot, Jacgues le fataliste (Paris: Garnier- Flammarion, 1970) 206. 10 Francoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne (New York: The Modern Language Association of America, 1993) 27. 11 Illustrations tirees des ouvrages ci—apres: Alexandre de Masson de Pesay, Zélis au bain (Geneva, n.d., 1763). Anne Claude Philippe de Tubieres, comte de Caylus, Oeuvres badines completes, 13 vols. (Amsterdam et Paris: Visse, 1787). Voltaire. "L’Ingenu," Collection complete des oeuvres de Voltaire (Geneve: Cramer, 1768-1771). 204 La Morliere, Jacques Rochette de. Angola, 2 vols. (Agra, 1751) . 12 Wendy Steiner, The Colors of Rhetoric: Problems in the Relation between Modern Literature and Painting (Chicago: University of Chicago Press, 1982) 141. 13 Gravure de Zélis, par Eisen/De Longueil. Voir Stewart, 153. 14 Gravure de l’ingenu, par Monnet/Deny, voir Stewart 161. Gravure d’Angola, par Eisen/Tardieu, voir Stewart 162. 15 Gravure des Liaisons dangereuses, par Gerard/Masquelier, voir Stewart 198. 16 Gravure d’Angola, par Eisen/Aveline, voir Stewart 191. 205 Ag)“; ' V4.4 Illustration numero I 206 ion numero II Illustrat 207 :a III I ion numero Illustrat 208 IV ion numero Illustrat 209 m m5“ at S was...» Nam; . In. 1: ' WHIIIRWAJRH whoa-I my» Illustration numero V 210 BIBLIOGRAPHIE Sources primaires: anonyme, "Dom Bougre, 1e portier de Chartreux," Oeuvres anonymes du XVIIIe siecle,_vol. I, L'Enfer de la Bibliotheque Nationale, vol. 3. Paris: Fayard, 1985. Alexandrian, Sarane. Histoire de la littérature érotique. Paris: Seghers, 1988. Rabelais and his World. Bloomington: Bakhtin, Mikhail. Indiana UP, 1984. Baldick, Chris. The Concise Oxford Dictionary of Literary Oxford, New York: Oxford UP, 1990. Terms. Bayle, Pierre. Sur les obscénités. Bruxelles: Gay et Doucé, 1879. Blanc, Olivier. Les libertines: plaisir et liberté au temps des Lumieres. Paris: Perrin, 1997. Boyer, Jean-Baptiste de (?). "Therese philosophe, ou mémoires pour servir a l'histoire du P. Dirrag et de Mlle Eradice," Romans libertins du XVIIIe siecle. Paris: Robert Laffont, 1993. 211 Brewer, Daniel. "Ordering Knowledge," New History of French Literature. Hollier, Denis, ed. Cambridge: Harvard UP, 1994: 447-455. Camus, Michel. 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