1.: 7:61P”- Zuni?" F , u r‘ ' .r-v . ”w... . “pun ~ gr. 1.- ' 2’93 “2 35:37 A .444?“ ~ I 4 117* 1253’? wham- .p—. ‘- Z“- - v.- ‘4"- ‘2. «‘3’ w d-AI-I‘» . "a -1 -1 <- .—-< 3. 2’ . at, ‘Wlt :3, '3‘ 3313.3, 152:? f‘bg' if?“ wit “1:“! u...” 83.1“: i:- w— :{ézgm - . a 4‘ 93.— w )4 :29” .3: kf‘il‘oh‘sg ‘11 1" ‘4 3' 3 9 R- v" \Tiépi‘ ML ! 1.3% 3:434:- a nun This is to certify that the dissertation entitled THE SYNESTHESIA IN LES FLEURS DU MAL, BRUGES LA MORTE, ETINCELLES ET GERBE DE SANG, ANALYSE COMPARATIVE ET CONTRASTIVE presented by BONAVENTURE BALLA OMGBA has been accepted towards fulfillment of the requirements for PH.D . FRENCH degree in WNW? U Ma' professor Date 91‘0103 MS U is an Affirmative Action/Equal Opportunity Institution 0-12771 LIBRARY Michigan State University PLACE IN RETURN BOX to remove this checkout from your record. To AVOID FINES return on or before date due. MAY BE RECALLED with earlier due date if requested. DATE DUE DATE DUE DATE DUE 6/01 cJCIRCJDateDuepss-pJS LES SYNESTHESIES DANS LES FLEURS D11 MAL, BRUGES-LA-MQRTE, ETINQELLES ET GERBE DE SANQ : ANALYSE COMPARATIVE ET CONTRASTIVE By Bonaventure Balla Omgba A DISSERTATION Submitted to Michigan State University In partial fulfillment of the requirements For the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY Department of Romance and Classical Languages 2003 ABSTRACT THE SYNESTHESIA IN LES FLEURS DU MAL, BRUGES-LA MORTE ETINCELLES ET GERBE DE SANG, COMPARATIVE AND CONTRASTIVE ANALYSIS By Bonaventure Balla Omgba My dissertation focuses on the analysis of the synesthesia in Baudelaire’s Fleurs du Dial, Rodenbach’s Ewes-Lfldorte and Depestre’s Etincelles et Gerbe de Sang. In my dissertation I use a holistic approach (poetic, hermeneutic and semiotic). But this approach is strongly influenced by stylistics and semiotics. The word “synesthesia” comes from the Greek “sunaistheis”, which means: “simultaneous sensations ”. It is composed of the prefix “sun” (“with, together”) and the root ‘ ‘aisthesis” (sensations). As such, synesthesia refer to the combination of two or several sensory perceptions triggered by specific stimuli. These different sensations merge in order to create an organic unity by virtue of the psychological law of totality. For instance, when saying that sounds are clad in green, I use synesthesia because I coalesce an auditory perception (sounds) with a visual perception (green). Synesthesia can be either psycho-pathological phenomena and studied in cognitive and neurological sciences or literary/esthetic phenomena. My dissertation focuses on the literary aspect of synesthesia. The key argument of my heuristic work is to assess the expressive power and the coefficient of poeticity in synesthesia as intersensory metaphors, metonymies, catachreses (and tropes in general). Throughout my corpus I try to demonstrate that synesthesia constitute a metalanguage standardized and formalized by a technique created by symbolist poets: the “collage”. The collage sparks off a tremendous and highly sophisticated power of expression and, as a result of this, it endows the synesthesia with a meta-poetic quality. The power of a poetic sign might be assessed by the coefficient of the density of its semantic deviance from mimesis. Since this semantic deviance cannot always be evaluated unerringly, it is possible to reenforce it by additional key notions such as overdeterrnination, expansion, conversion, hypogrammatic derivation, etc. . .Moreover while scrutinizing the effectiveness of synesthesia as a language, I also underline their functions in the three works. These functions are philosophical, ideological, artistic, esthetic, apophantic. Consequently, in my dissertation, my contention is that synesthesia are inherent in symbolism and constitute a language sui generis. Besides, they are endowed with an exceptionally expressive quality. Their semanticism is particularly rich and inexhaustive. They are highly sophisticated and utilized by Baudelaire, Rodenbach and Depestre. By virtue of the special techniques they involved, they foreshadow modern literature and some of its trends : inter alia : nouveau roman and post-structuralism. In this respect, these three writers passed down an invaluable literary legacy to future generations. Copyright by BONAVENTURE BALLA OMGBA 2003 TO MY DEAR LATE MOTHER AND FATHER WHO TOILED SO HARD THROUGHOUT THEIR LIFETIME TO ENLIGHTEN ME. MAY THEY KNOW THAT THEIR EFFORTS WERE INVALUABLE. TABLE DES MATIERES IN D N ENE ............................................................................................. 1 CW] : Len canons enthétiquen de l’efficacité expressive den synesthésies ......... l4 MERE] : Definition den synesthenien ........................................................................... 52 Sens étymologique Sens technique Critéres définitoires W3 : Analyse den synesthenien «MW ..................................... 71 Origine des synesthésies chez Baudelaire Morphologie et Typologie (Procédés dc construction) Fonctions MIT—RES: Analyse den synesthenien “MW ..................................... 114 Origine des synesthésies chez Rodenbach Morphologie et Typologie (Procédés de construction) Fonctions QflA_PITRE 5 : Analyse den synesthenins dans Etincellg et Mm .................. 143 Origine des synesthésies chez Depestre Morphologie et typologie (Procédés de construction) F onctions W: ............................................................................................................... 210 vi “NIHIL EST IN IN T ELLECTU QUOD NON PRIUS FUERIT IN SENSU” (JOHN LOCKE) vii DITHYRAMBE POUR LES MUSES SYNESTHESIQUES Sensations qui parfument ce grand univers Y aspergeant les éthers de l’aura divine, N écrosées par la prose, animées par les vers, Enchantez-moi par vos voix combien sibyllines ! Sur le fin tabernacle dc ma suave lyre, Tissez-moi un splendide festin mélodique, Honneur qui échoit a tous mes sens en délire ! Ecoutez donc mes vmux résolument orphiques Sussurés sur le mode de la courtoisie ! Inspirez toujours ma plume alerte et lyrique, Etemelles et sublimes synesthésies ! Souffrez que j’accede au si melliflu viatique ! Bonaventure Balla O. (Homo poeticus synaesthesicusque) MUSES OF SYNESTHESIA Sensations molded in pied beauty, Yeast that beguiles any deity, Never dry up my inspiration, Enthralling Mysteries of the Revelation ! Sweet Muses nurturing my fickle ego, Teasing Creatures assuaging my vertigo, Heal my soul meandering in York ! Enrapture scholars gauging my work ! Sleek viatica, spark ofi‘ my intellect, Inspire my word, make it perfect And let this dissertation take flight ! Bonaventure Balla O. (Homo poeticus synesthesicusque) viii INTR D N: Dans une optique romantique, la litte'rature en general, la poe’sie en particulier, est une manifestation du ge'nie humain. Chaque grand écrivain manifeste ce genie diffe’remment, en fonction de son inspiration du moment, sa sensibilité, sa vision du monde, son esthétique fictionnelle. Cette conception, pour autant qu’elle soit fondée, n’en demeure pas moins limitée de nos jours, car 1e lecteur a aussi le statut d’un auteur virtue], tant il est vrai qu' il participe a l' elaboration du texte. Cependant, force est de relever que sur le plan purement poétique, le ge’nie est, plus qu ’ ailleurs, tributaire de la maitn'se langagiere ainsi que du statut particulier de l ' individu qui maitn'se le langage. En effet, phe’nome’nologiquement parlant, le poete préexiste au langage et fait exister le langage. Cela est (1’ ailleurs attesté par les tenants de la critique herméneutique et Heidegger en particulier. Cependant, autant un poete maitrise la langue, autant son (nuvre fait flores. La chose tient au fait que la poe'sie est préalablement un exercice qui accorde le primat a la forme. Le mot ‘ poésie ‘ vient du grec ‘ poien ‘ qui signifie ‘ créer ‘. Toutefois, il ne 5 ' agit point ici de créer au sens de fabriquer ex nihilo, mais de créer avec son imagination, sa sensibilite’ particuliere. I] s ' ensuit que le poéte est 1 ’ instance privilégiée qui puise la matiere premiere de sa création dans le magasin fe’cond de son imagination, veritable arsenal linguistique. Certes, s ' il est vrai que ces considerations sont valables pour tout artiste en general, il 11’ en est pas moins vrai que chez le poéte, l' imagination créatrice et la sensibilité ont tendance a s ’ hypertrophier. Cela se concoit et se justifie notamment sur le plan de l’ utilisation et de l' exploitation particulieres du langage. L’ attention spéciale que le poete accorde aux mots est la méme que celle qu' un orfevre accorde aux joyaux, aux bijoux. Le lecteur, a son tour, devient aussi un orfevre en ce sens 1 qu ' il apporte uneMtion efficada l ' elaboration du texte. C ' est ce que Roland Barthes nous démontre dans Le Plaisir du Texte. Il reconnait que le plaisir du texte provient de sa deconstruction par le lecteur qui y inscrit sa propre lecture/écriture. Kibédi Varga, dans Littérature et Pgstmodemité, accrédite ce point dc vue et aj oute : “l ’ oeuvre littéraire ne sera plus considére’e comme un ‘texte clos ' , dont les structures immanentes seraient porteurs de signification, mais comme un texte ouvert, pluriel dont le sens est constamment de'placé”( 36). Pre’cise’ment 1e langage poétique est le fruit (1 ' un travail heuristique special qui amene le poete a cre'er ou in re-créer un autre langage a partir du langage ordinaire et a le formaliser ensuite. Puis les linguistes se chargent de le formaliser a leur tour. D ' ou la dimension métalinguistique de la poésie. Le poete cherche toujours a affiner systématiquement cette matiere qui a pour substrat les mots pour en extraire la quintessence. Mais, en réalité, la quintessence procede du fait que chaque mot associe d ’ une maniere fe'conde et consecutive avec les autres dans des rapports de type syntagmatique. C ' est cette association qui, au bout du compte, génére la quintessence. Au demeurant, chaque poete essaie, consciemment ou subconsciemment, de perpétuer l’ entreprise heuristique d’ Otphée, ancétre mythique des poetes, en descendant dans le ventre de la terre et du langage pour chercher des trésors. Ie mythe d’ Orphée nous présente ce virtuose, ce héros qui descend aux enfers pour chercher sa belle Eurydice. Son talent émérite et la magic exquise de sa lyre subj uguent les dieux. C ' est ainsi qu ’ ils consentent a lui rendre son Eurydice pour la ramener au monde des vivants. Tel est, schématiquement narré, le mythe d’ Orphée. Cependant, symboliquement, ce mythe pourrait se lire comme la descente du poéte au fond du langage pour chercher des trésors (- 2 lesquels sont avant tout des mots dans leur systeme de rapports réciproques qu ' ils entretiennent entre eux pour construire le texte, son sens et sa polysémie en vertu (1’ un axe syntagmatique-). Des lors qu' il les trouve, il les retravaille me’ticuleusement pour en faire des oeuvres (1’ art, aptes a se hisser sur les ailes du temps. En definitive, 1e poete s’ arroge, dans une certaine optique, un triple statut : i1 devient un ouvrier, un ingénieur du verbe, et un chercheur qui travaille vigilamment ct constamment son matériau en vue d’ atteindre a la perfection formelle et esthétique. Quant au lecteur, sa fonction est tout aussi importante. Elle est méme cardinale, car sans lui, le texte, et, par transitivite’, la littérature n’ existe pas. Un texte est écn't pour étre lu par un lecteur. Tout narrateur a nécessairement besoin (1’ un narrataire. La relation qui se de’veloppe entre les deux est conditionnée par une nécessité phatique, laquelle est précisément mise en evidence par Roman J akobson a travers ses six fonctions du langage. Ce sont schématiquement: la fonction emotive ou expressive, centrée sur leje/moi ; la fonction conative ou inj onctive, centrée sur le tu/vous ; la fonction phatique, centrée sur le contact, la communication ; la fonction re’ferentielle, centrée sur le referent, 1’ information objective, la troisieme personne ; la fonction poétique centrée sur le message ; et la fonction métalinguistique centrée sur le code en tant que métalangage, obj et métadiscursif. En outre, le narrataire ou lecteur a un role important dans l’ activité scripturale dans la mesure ou il y participe substantiellement. Dans 1e Plaisir du Text; Roland Bararthes souligne ce role avec beaucoup de justesse. Dans la m.élfi,éme optique, beaucoup de critiques littéraires, notamment les adeptes de la théorie réceptionniste, reconnaissent ne'anmoins la fonction importante qui est dévolue au lecteur dans une oeuvre littéraire. Terry Eagleton abonde dans le méme sens dans Litem Theory. 11 pense lui aussi que sans lecteur, il n ' y a ni littérature, ni texte. LCe souci pérenne d' optimiser la forme, les mots, et, somme toute, la langue, en vue de la perfection (par le poete), est ressassé par Mallarmé dans sa poétique, notamment dans Le T ombeaud ’Edgar Poe. 11 y postule une nécessite’: donner un sens plus pur aux mots de la tribu. C ' est précisément dans cette perspective que 5' alignent Baudelaire, Rodenbach, Depestre. Tous les trois, a l ’ instar de Prométhe'e, s ' érigent en voleurs de feu. Alors, plus ils s ' affirment dans leur prome’théisme, plus ils assignent au langage une mission particuliere, re’volutionnaire : traduire l' intraduisible, exprimer l ' ineffable, 1’ invisible. L’ instrument leur permettant de positiviser et réaliser ce dessein est les synesthéesies qu ’ ils vont créer par un remarquable travail de recherche langagiére. Meme 3 ' ils adoptent des approches différentes, ils font un travail fondamentalement identique, car ils sont éminemment habite’s par une méme tension heuristique, linguistique et stylistique : l' efficacité expressive par 1’ e'criture synesthésique. Baudelaire descend en enfer pour chercher des fleurs. Il revient de cette pre'gnante aventure poétique et linguistique avec un florilege dont l' une des composantes est les synesthésies. De surcroit, il est proto-symboliste. C ' est done lui qui ouvre la voie au symbolisme. Il est aussi le pere de la poe'sie modeme. N ' efit e’té Baudelaire, quantité de poétes modemes n’ eussent pas en la place privilégiée qui leur fut échue. En somme, c ’ est un géant de la littérature du dix-neuvieme siecle qui fait miroiter un ide'al dont l ' acte de naissance est paraphé en 1857, année de la parution de ses Fleurs du mal . L ’ idéal en question est celui de tous les symbolistes: la Poésie Absolue. Leur école littéraire a voue’ un veritable culte religieux a la poésie. L’ influence de Baudelaire se signale encore de nos jours avec vigueur, notamment sur le plan linguistique, artistique, thématique et ideologique. Sa poésie seduit toujours par son charme exquis, un peu mignard, son elegance formelle. Certains critiques et chercheurs sont meme tentés de voir en lui un pamassien avant la lettre. Corollairement, étudier ses F leufi du M, c’ est se livrer au vif plaisir d’ examiner un texte aussi puissant que de'licieux. De son cote, Rodenbach, a1 ’ instar de Mallarmé, exploite les ressources cachées des mots, leur combinaison et leur signifiance, pour créer des techniques (1’ expression éminemment suggestives parmi lesquelles se trouvent les synesthésies. Il emprunte, a la suite de Verlaine, Rimbaud et surtout Mallarmé -son ami-, la voie trace’e par le maitre, Baudelaire. Il est 1’ un des te'nors du symbolisme belge. Son me’rite est (1’ avoir réalisé la prouesse d’ e'laborer une oeuvre de prose poétique, Br_uges-La—Morte, chose tres rare dans le symbolisme. D ’ autre part, Rodenbach et son ouvrage Br_uges-La-Morte ne sont pas tres connus en dehors de la Belgique. En France par exemple, seul un groupuscule de lettrés peut se targuer de les connaitre. A cet égard, entreprendre un examen de son texte, c’ est devenir d’ une certaine maniere, un des pionniers des études rodenbachiennes. Eu égard a Depestre, nous sommes instruits du fait que c’ est un poéte et romancier haitienhaitien engagé et contemporain. Alchimiste du verbe, il explore les innombrables subtilités du langage dans son athanor poétique. Il les malaxe savamment et, au bout du compte, crée des synesthésies. Dans Etincelles et Gerbe de sang, il pourfend souverainement le systeme colonial et néo-colonial, et tout ce qui conspue la dignité du Noir. Sans pour autant étre symboliste de systeme, il utilise néanmoins les symboles avec une grande finesse, et un bonheur certain. Or, le symbolisme est a la fois un mouvement littéraire et une doctrine philosophique qui valon'se la musique, les vers impairs, les vers libres, les symboles en particulier. I] focalise sa réflexion sur les relations existant entre le reel et ]' ideal, 1e monde immanent et le monde transcendant. Entre ces deux univers circulent les correspondances, lesquels se manifestent sous forme de synesthésies, de symboles. Nous nous inclinons done a penser que Depestre a des affinités certaines avec Rodenbach et Baudelaire. Par ailleurs, ]’ usage du symbole fait partie inte'grante de la réalité linguistique et culturelle en Afrique traditionnelle. Lorsqu’ un aine’ s ’ exprime en Afrique, i] recourt sysouvte'matentiquement a ]’ usage du symbole et de la métaphore. Aussi sa parole est-elle dense, polyse’mique, complexe. Or, Depestre en tant qu ’ Haiitien a des ancétres afi’icains et son cordon ombilical avec ces demiers s ’ élabore par son patrimoine ancestral et surtout culture]. C ’ est précise’ment 2‘: ce niveau culture] qu ' intervient 1’ emploi des symboles. Par consequent, ]’ utilisation des symboles et des synesthésies par Depestre instaure un parallelisme stylistique entre lui, Rodenbach et Baudelaire. Des lors, juxtaposer ces trois écrivains dans un meme espace scriptible a des fins comparatives et contrastives cessent d’ étre une vue de ]’ esprit. En definitive, ces trois poetes, pour autant qu’ ils soient différents, n’ en ont pas moins une similitude de perspective. En effet, leur poésie puise sa seve nourriciere dans un meme fonds linguistique: les synesthésies. C ' est 1’ une des raisons pour lesquelles, il est inte’ressant de les étudier. Par ailleurs, force est de constater que lorsqu’ on se situe dans une perspective purement synesthésique, on pense, a bn’ilepourpoint, a Baudelaire bien e’videmment, et surtout a Rimbaud. Alors pourquoi Rodenbach et Depestre au lieu de Baudelaire et Rimbaud’ On 6 pense a Baudelaire dans la mesure ou les synesthésies constituent une notion-clé de son esthétique poétique. L’ esthétique poétique baudelairienne valorise effectivement cette technique linguistique. Elle en pérennise meme la quintessence. Quanta Rimbaud, i] en est ]e chantre et nous en fait un catalogue impressionnant dans son audition colorée, ve'ritable décalogue du symbolisme. Pre’cisément, ]’ audition colore'e atteint la créte de sa re’flexion sur les synesthésies dans “Le Sonnet des Voyelles”. Cependant appréhender le probleme sous cet angle, c ’ est ]’ analyser partiellement, c ’ est aussi méconnaitre quelque peu la contribution de Rodenbach et Depestre (a un degré moindre) eu é gard aux synesthésies. En effet, Bruges-La- Morte, une des (euvres maj cures de Rodenbach regorge de synesthésies. Lorsqu ' on fait de la statistique lexicale, on acquiert la certitude que cette ceuvre comprend environ cinquante synesthésies, ce qui fait en moyenne une synesthésie toutes les deux pages. I] y a plus, un bref commentaire mérite d’ étre fait sur le plan purement qualitatif. C ’ est donc le lieu de préciser que cette (euvre est un veritable florilege de synesthésies, car elle en contient de tres belles formes: des plus simples aux plus raffinées, des plus elegantes aux plus sophistiquées. C ’ est un catalogue exquis de délices stylistiques et linguistiques Le lecteur averti 5’ en délecte a ]’ envi et pourrait fort bien atteindre lajouissance intellectuelle. De surcroit, les synesthésies sont tres connues chez Rimbaud a travers ]' audition colorée et notamment le sonnet des voyelles. Cependant, i] n ’ a pas ]’ apanage de ces techniques. Tout symboliste qui se respecte, se doit, peu ou prou, de flirter avec elles, et Rodenbach, en bon symboliste, ne déroge point a la régle. Compte tenu de cet état de choses, nous avons donc préféré exploiter d ’ autres voies, d ’ autres auteurs symbolistes pour apprécier leur gamme de possibilite’s, sortir résolument des sentiers battus et, peut-étre, apporter notre infime obole a la connaissance des synesthésies (en 7 géne’ral et chez ces auteurs en particulier). L’ intérét des synesthésies chez Depestre reside dans la hardiesse et la vigueur stylistiques de ces techniques, la puissance expressive particuliere dont elles dotent sa poe'sie dans Etincelles et Gerbe de sang. Elles lui octroient une dimension singuliere. Elles en font une poésie ambitieuse, insolite, quasi—iconoclaste, en de'phasage péremptoire avec les poncifs surannés, et, en definitive, éminemment originale. LElles participent d’ une espece de stigmergie qui s ’ éclate en acrobaties linguistiques dont se pare le texte lui pour confee'rer des ailes, une puissance alchimique. En attendant de dormer une definition plus de'taillée, plus pre'cise, et appropriée, nous pouvons, a titre provisoire et lapidaire, appre'hender les synesthésies comme des procédés stylistiques relevant d’une transposition et d ’ une association de perceptions sensorielles difl‘érentes. Cette association est faite de maniere a produire une fusion et une harmonic parfaites. Lorsqu ’ on dit par exemple: “un son bleu”, on crée une synesthésie par association de deux sensations différentes : ]’ auditive (son) et la visuelle (bleu). Ce faisant, on crée une métaphore ou une catachrese par synesthésie. Les synesthésies font partie du programme symboliste. Elles répondent au besoin de repenser le langage symboliste pour l’ optimiser, absolutiser son efficacité. Par le biais de cette optimisation, on retravaille son ordonnance syntaxique, lexico- se'mantique, et on 1e rend apte a traduire certaines réalite's particulieres, speciales, le langage ordinaire n’ étant pas en mesure d’ assumer cette fonction, au regard de sa gamme de possibilités limitées. Pour ce qui est du theme de notre re’flexion: les synesthésies, il est intéressant a plus (1’ un titre. I] s’ inscrit pertinemment dans la logique de ]’ actualité. En effet, 1e point focal de la synesthésie, c ’ est la combinaison, la fusion harrnonieuse de deux ou plusieurs re'alite's antithétiques. I] s ’ agit en clair (1’ un besoin fondamental de synthese, de me’tissage. L’univers contemporain, le nouvel ordre du monde se présentent sous le signe de la synesthésie lato sensu, car de plus en plus, les clivages entre les peuples, les cultures, les nations, les races, se transcendent, s ’ abolissent. Sous ]’ impul sion du developpement fulgurant de la technologie, des moyens de communication (transports par avion, intemet, television, téle'phone, et peut-étre vidéophone dans un avenir proche...), i] y a brassage de races, de cultures, de civilisations, d’ autant plus qu’ on peut parcourir la planete en un temps record. Par consequent, les distances se réduisent, les stereotypes et certains pre’juge’s raciaux et racistes, sinon se déconstruisent, du moins tendent a disparaitre. De ce fait, les hommes acquierent progressivement la certitude que ce qui les unit est nettement plus grand, plus important, et plus noble que ce qui les sépare. Nous vivons dorénavant dans un grand village planétaire, et ]’ évolution allant du pluriel a l ’ unite semble plus quejamais irreversible. C ’ est désormais l’ ere de ]’ interface généralisée, prope’deutique a une certaine fonne de fratemité culturelle et spirituelle a l’échelle planetaire. Déja, un peu partout on parle du “global awareness” ou “globalization”, concept par leque] la synthese s ’ inscrit dans le lot quotidien. Dans la méme veine, la forrnule de Senghor : le métissage culture] (Liberte’ H), ou celle de Teilhard de Chardin: la “noosphere” (l’harmonie parfaite entre les hommes en vue du regne de la sphere de l’ esprit (“noosphere”)) se precise exponentiellement au fil desjours. En definitive, réfléchir sur les synesthésies c ’ est souscrire a la necessité de 5 ' interroger sur le nouvel ordre du monde. C ' est apprendre a faire un avec le cosmos. Pour utiliser la formule de Depestre, nous dirons que, c ’ est apprendre “1e métier a métisser” (Me'tier a me’tisser). Au demeurant, les siecles, voire les décennies futures seront appelées a traduire (- faute d ’ expression plus appropriée-) le métissage culture] et biologique dans les faits. Corollairement, le linéament et le ciment de la société a venir seront le métissage, la synthése, et, par ricochet, la synesthésie. Nous devons cependant pre’ciser que 1’ expression métissage culture! ne fait pas ]’ unanimité chez les penseurs, les ecrivains. Elle peut méme étre suj ette a caution, controversée. Néanmoins, nous nous en servons provisoirement parce que nous n’ avons pas trouvé une expression qui soit plus idoine, et plus pertinente pour notre analyse. Par consequent, toutes les considerations qui precedent sont autant de raisons qui sous-tendent le choix de notre travail sur les synesthésies. L ’ approche que nous utiliserons sera holiste et plus pre’cise’ment poétique, herméneutique, sémiotique. Le choix d’ une telle approche est subordonnee par la complexite' de ces 3 grandes oeuvres. Une approche moniste ne permettrait pas de les appréhender dans leur inse’ité et toute leur subtilité me'andreuse. La dimension poétique de l’ approche procéde du fait que ces trois oeuvres se prétent naturellement a une approche poétique, car elles sont fondamentalement poétiques. (m Q-Mgrte est cependant un cas de prose poétique). La dimension se'miotique se justifie dans la mesure oil elle porte sur les schemes se'miologiques, le systeme de signes dont l ’ analyse jette des balises sur les textes. L ’ analyse du signe est révélatrice du fait qu ’ i] a un signifiant et un signifié. Or, en littérature en ge'néral, et en poe’sie en particulier, un signe est tres riche. I] peut souvent avoir plusieurs signifies et, en cela, developper une polysémie, pour éventuellement cre’er une hiérarchie sémique. C ’ est par 1 ’ analyse sémiotique, c ’ est a dire du systeme de signes inhérents a un texte avec tous leurs 10 rapports de type paradigmatique et syntagrnatique, de similarité, de dissimilarite, d’ analogie (métaphore) et de contiguite (metonymie) que 3 ' élabore un veritable travail spéléologique, grace auquel la lecture du texte s ’ affine particulierement. D ’ or‘r 1’ importance de la dimension semiotique. La dimension herméneutique est motivee en ce sens que dans ces trois muvres, nous sommes dans la perspective du symbolisme. Or, le symbolisme est souvent entaché (1’ un certain hermetisme du fait de l’ usage recurrent des symboles. Le symbole, a proprement parler, n ’ a pas une signification precise, univoque, transparente, mais une signifiance, c ’ est a dire : une signification diffractee, firyante, inepui sable, d ' orientation asymptotique. Manifestement, i] y a done une certaine obscurité qui limite l’ horizon sémique des textes symbolistes. Cette obscmite peut meme parfois aller j usqu ’ a l' esoterisme et 1 ’ amphigourisme notamment chez les poetes tels que: Mallarme, Rimbaud, et, a un degre moindre, Baudelaire. Ceux-ci considerent d’ ailleurs la poesie comme un univers hieratique, esotenque, et le recueil poétique comme un coffre ferme (Chez Mallarme surtout). L’ approche herméneutique a ceci de particulier qu’ elle pennet d ’ interpreter les textes peu accessibles. Par consequent, grace in ses canons, nous aurons les cles exegetiques permettant de de'crypter, eventuellement, les sens (caches) de ces trois textes. D ’ autre part, comme nous ]’ avons mentionne, ]e symbolisme et ses poetes ont dans leur programme quelque chose de visceralement prometheen, d ' iconoclaste en vertu de leur anti-classicisme, leur aspiration a révolutionner la poesie, dans la lettre et ] ’ esprit (faire une poesie de la volonte (conscience du style) qui puisse subordonner l ’ inspiration; deconstruire et desarticuler la syntaxe ; creer des neologismes ; systeematiser la 11 connotation au detriment de la denotation, ou utiliser des mots/syntagmes rares; creer un lexique special, une écriture spe'ciale (les synesthésies) ; proscrire la narration, ‘ dormer un sens plus pur aux mots de la tribu (Le tombeau d 'Edgar Poe); faire du poete un voyant, un dechiffreur d’ analogies universelles ; suggerer les rapports entre le visible et ]’ invisible, traduire l ’ intraduisible, entre autres choses) dans la perspective (1 ’ atteindre un idea]: la poe’sie absolue. Autant dire que le symbolisme a une mission fort ambitieuse. On pourrait aussi se demander le bien fonde qu ’ i] y a a j uxtaposer les symbolistes et Depestre dans un meme espace scriptible. Quelles affinités pourraient bien avoir Depestre, ce communiste radical avec les symbolistes’ Depestre, sans pour autant étre symboliste, utilise, comme nous l’ avons mentionné a la page 6, les synesthesies et les symboles avec une grande finesse, tout comme les symbolistes. En outre, le communisme a aussi (au meme titre que le symbolisme) dans son programme quelque chose de visceralement revolutionnaire, d’ iconoclaste: liquider les capitalistes (la classe exploitante), qui detiennent les moyens de production pour asseoir le regne d’ une societe sans classes, quasi-egalitariste, gerée par les prolétaires (la classe exploitee), ceux-la memes qui sont exempts de moyens de production et ne vivent que du seul fruit de leur travail. Les communistes essaient d’ atteindre cet idea] irrealisable: ]’ egalite absolue par l ’ unite de tous les prolétaires du monde. Les symbolistes, quant a eux, aspirent aussi a atteindre un idea] : la poesie absolue. L’ un des moyens techniques permettant de la realiser reside dans les synesthesies : schématiquement, la perception par ] ’ unite des sens. Cela postule une vision du monde non manicheenne, or‘r tout est un. Les communistes aussi augurent une vision du monde non manicheenne: le regne d ’ une societe oir tous les hommes seront un. D ’ autre part, le symbolisme se caracterise par 12 1e detachement de la realite', ]’ aspiration a l ’ idea]. De meme, 1e communisme se singularise par ] ’ aspiration a l ’ idea] ou mieux a une societe’ ideale, irrealisable, ce qui trahit un manque de prise sur la realité. Sur 1e plan methodologique, 1e communisme est enclin a la violence, a l ’ energie, pour transformer le monde. Pareillement, 1e symbolisme est enclin a priviliegier les chocs poétiques par le rapprochement brutal de realites disparates, ce qui aboutit a un langage qui s’ impregne et se nourrit de violence pour transformer la poesie et le langage meme. Dans Etincelles et Qerbe de Sang , on sent cette propension a vouloir transformer le monde, a faire usage de la violence, sur le plan physique et sur le plan verbal. Similairement, dans gsfleursdu Ma] et Bruges-La-Morte, i] y a aussi de la part de Baudelaire et Rodenbach une propension a transformer le langage en le recreant et le repensant par des techniques comme les synesthésies. L’ emploi meme des synesthesies requiert un langage fait concomitarnmment de collision et de collusion verbales. Un tel langage ne saurait se concevoir sans violence, mais, une violence qui est dans une certaine optique, disciplinée, dialectisee. C’est a la fois une esthétique de la violence et une violence esthétique. Done, les trois auteurs ne sont pas totalement incompatibles. Ils ont, a bien des égards, certaines affinités qui méritent d’ étre prises en consideration. Ce n ’ est donc pas par hasard que nous avons pn's la resolution de les etudier. Nous avons estimé que non seulement ils se servent des memes techniques formelles (les synesthésies) mais encore se distinguent par leur caractere revolutionnaire, dans leurs aspirations a transformer respectivement ]’ art et 1’ univers. l3 CHAPITRE 1 : LES CANONS ESTHETIQUES DE L’EFFICACITE EXPRESSIVE DES SYNESTHESIES L’analyse des synesthésies dans Les Fleurs du Ma], Bruges-La-Morte, Etincelles et Gerbe de Sang travaille a rationaliser les synesthésies. Quels sont donc les principes de cette rationalisation? Que] est l’argument qui en emerge ? Qu’est—ce qui maximise vraiment l’importance et la signifiance des synesthésies aujourd’hui? Telles sont les questions qui nous serviront de pistes de réflexion dans ce premier chapitre. Nous nous servirons des études critiques de Genette, Barthes, Kristeva et Derrida pour la sémiotique post-structuraliste, Riffaterre et Henri Mitterrand pour la sémiotique structuraliste). Nous avons jete notre devolu sur ses semioticiens/critiques littéraires parce que leurs travaux sont trés pertinents. De ce fait, ils apportent un éclairage particulier sur ]’efficacite’ expressive des synesthésies. Rationalisation des synesthésies La lecture des synesthésies dans les trois textes apporte la certitude que les trois auteurs ont crée une écriture spécifique, originale: l’écriture synesthésique. A notre connaissance, en dehors des symbolistes tels que Mallarme, Rimbaud (dans son audition colorée), Maeterlinck dans Serres Chaudes, aucun autre symboliste et aucun autre auteur n’ont fait un usage aussi élabore et subti] des synesthésies. Dans la meme veine, aucun écrivain noir autre que Depestre n’a ni utilise l’e’criture synesthésique. ni fait un usage aussi raffiné de cette écriture. Par consequent, a travers cette écriture ces trois auteurs innovent considerablement. L’ecriture en question est quasi-standardisable. Elle est ]4 susceptible de constituer tout un corpus qui a des canons esthétiques spécifiques. I] importe a cet égard de les isoler. Ce sont: la systématisation du collage surre’aliste avant la lettre ,' son corollaire : la fabrication des métaphores, des métanymies intersensorielles (et sursignification de l ’e’criture synesthésique) la gestion de la fragmentation du re’el par le ciment de l 'e’criture synesthésique ; la creation d ’une nouvelle se’mantique (qui met en relief la maximalisation de l ’e’criture synesthésique). A present, examinons ces canons esthétiques l’un aprés l’autre. La systematisation du collage surrealiste L’écriture synesthésique systematise le collage surrealiste. Nous appréhendons l’e’criture dans l’optique de Roland Barthes ainsi qu’elle est formulee dans Le Degre’ Ze’ro de l’e’criture, c’est a dire: “ morale de la forme” (45) Le terme écriture, nous l’employons aussi avec une connotation proche de celle dc Derrida dans De la Grammatologfi ou L’Economie deg Diffe’rance . I] s’avere donc que, dans l’e’criture, nous mettons en relief non seulement l’aspect forme], plastique de la langue utilisée, mais encore et surtout son aspect dynamique, fluide. En d’autres termes, l’écriture a le sens de gramme, du grammata de Derrida dans les deux ouvrages critiques sus e’nume’re’s. Elle secrete un processus pérenne de cine’tisme verbal, c’est a dire:un mouvement ou le sens est permanemment differé, en protension. Bref, i] « s’e’crit en s’effacant » sans cesse ( ). Nous reviendrons plus tard sur cet aspect intéressant de l’ecriture. Nous expliquerons 1e principe du collage surréaliste en details dans les chapitres suivants. Aussi nous contenterons- nous ici de le résumer tres schematiquement. Le collage surrealiste est un travail qui s’opere sur les images. I] consiSte a conjoindre brutalement deux ou plusieurs notions/realite’s souvent tres eloigne’es pour créer une image et un choc poétique tres e’nergiques. Plus les notions dont il est question sont éloignees, plus l’image est forte et signifiante. Le collage surrealiste est en realité une invention des symbolistes qui en ont 15 b) C) fait, techniquement parlant, un instrument privilegié de leur écriture. A la base de la plupart des synesthésies, on trouve le principe du collage. Dans Les Fleurs du Mal, Bruges-La-Morte Etincelles et Gerbe de Sang , la quasi-totalite’ des synesthésies sont construites sur le modele du collage et, 21 cc titre, sont des images plus fortes et plus signifiantes que les tropes ordinaires. Citons pour memoire quelques exemples dans Les Fleurs du Ma] Les Iourdes te’nébres, les froides te’nebres, les retentisscmtes couleurs, l ’humide profondeur, déchirer les te’nebres dans Bruges-La-Morte Un silence incolore, une poussiere (1e sons, i1 buvait ce son. dans Etincelles et Gerbe de Sang Paroles de braise, les paroles douloureuses décochées. une nuit sans son, sans couleur, le silence coula, la nuit est Iourde, taches bruyantes. Dans Les Fleurs du ma] au nom du collage que nous appellerons pré-surre’aliste, pour ne pas donner dans un anachronisme evident, le poete rapproche a brfile—pourpoint deux realités incompatibles, e’loigne’es: le poids d’une part, et les te’nebres d’autre part. Le poids qui se traduit par l’adjectif « lourdes », est inherent aux considerations d’ordre physique. I] procéde d’un cas de pesanteur ou de masse d’un corps. I] est inherent a une perception sensorielle tactile. En revanche, Les te’nebres relevent de l’obscurite’. Elles sont inhérentes a une perception sensorielle visuelle. Par consequent, du fait de ce telescopage, i] s’e’labore a la fois un effet de surprise, un choc qui genere une grande puissance, et, subse’quemment, travaille a creer une image tres expressive et d’une grande intensite’. En definitive. grace au talent du poéte, les deux realités. si éloignecs fussent- l6 elles, fondent harmonieusement l’une dans l’autre. C’est cette technique de fusion qu’on appelle collage. Dans les exemples sus e’nume’rés extraits des deux autres textes, la matiere premiere de production des synesthésies est assujettie a la meme technique: le collage. Nous ne reviendrons pas dessus puisque la meme analyse s’y applique. Sans collage, i] n’y aurait pas vraiment de synesthésie. Ceci s’explique par le fait que la synesthésie presuppose une unite intersensorielle. C’est précise’ment le collage qui élabore cette unite en “soudant “ deux ou plusieurs perceptions sensorielles pour en faire un tout sinon monolithique, du moins harrnonieux. Au risque de nous répéter, nous dirons que c’est la condition sine qua non de l’e’laboration des synesthésies. Le corollaire du collage et sursignification de l’écriture synesthésique Le corollaire du collage est la creation des métaphores, des metonymies, des synecdoques intersensorielles. Ces techniques sont des innovations systematise’es et formalise’es par les symbolistes. Les métaphores, les metonymies, les synesthésies sont des tropes. Nous avons vu que les synesthésies sont aussi conside’rées comme des tropes. Ils en arrivent a constituer une écriture tropologique et sursignifier le reel. La fonction implicite de l’e’criture synesthésique est la sursignification du langage, car la métaphore, la metonymie, la synecdoque, la catachrese (- pour ne citer que celles-ci) en tant que tropes, contribuent a créer des plus-values se’mantiques. Dans La Sémantique de la poésie, Barthes, Cohen, Rigolot étaient notre examen. Ils de’montrent que les tropes en genera], les metaphores en particulier sont «le pain quotidien des poetes » (45) en ce sens qu’elles font partie de l’arsenal linguistique dont les poetes se servent chaque jour pour cre’er. écrire des oeuvres de l’esprit. Leur puissance expressive garantit a leurs écrits une l7 polysémie, une pérennité sémique, bref, un sens qui s’autogénere permanemment. Telle est ]a rationalisation des synesthésies. Que] est l’argument qui en emerge? L’argument de rationalisation des synesthésies L’argument intrinsequement cardinal qui sous-tend l’ecriture synesthésique est celui de l’unite. L’ecriture synesthésique est un des instruments privilegies par le biais desquels les symbolistes ambitionnent d’atteindre a leur ide’a] de poésie absolue. Mais au centre de cette preoccupation esthétique git la question de ]‘unité. Cette unite se donne pour caution de gérer la fragmentation du reel par ]e ciment de l’ecriture, en rassemblant vigilamment ses lambeaux. En effet, ]e rée] se présente d’une maniere chaotique, dispersée, fragmentee. Les elements de l’univers se presentent d’une maniere autonome, indépendante. Par exemple ]e son, a priori, n’a pas de rapport avec la vue, ni ]e toucher. La vue n’a, a priori, non plus de rapport avec ]‘odorat. Le langage qui s’occupe de traduire ]e reel reproduit sa fragmentation. Mais les poetes symbolistes et notamment Baudelaire, Rodenbach, Depestre vont creer un langage ou plus exactement une écriture qui aspire a unifier les fragments du reel. En rassemblant meticuleusement ses fragments e’pars, ]e poete parviendra a unifier tous les elements de ]’univers en vue de déchiffrer les arcanes cosmiques, entreprise federatrice quasi-prome’the’enne. Le premier stade de cette entreprise de dechiffrement est tributaire de l’unite’, ]aquelle doit s’operer prioritairement par l’e’criture synesthésique. Celle-ci suggere un mode d’appréhension du monde non pas analytique, mais synthetique, ou mieux sympathique. La chose se justifie dans la mesure oir, pour decrypter ]es arcanes de l’univers, i] faut se doter d’un esprit sympathique plutét qu’analytique, et ainsi que le concoit Leiris dans L’Age d’homme, « en procédant de ]8 choc poétique en choc poétique, on peut arriver a maitriser l’univers, a en décrypter les énigmes » (15). Cela postule unc cassure épistémologique, car ]e nouveau mode de connaissance d’ou va sourdre ]e de’chiffrcmcnt de l’univers est assujctti a une perspective sympathique, ]aquelle comble les vides dc la communication. La valeur cardinale dc l’écriture synesthésique reside dans son efficacite’ expressive. Elle supplantc ainsi lc langage ordinaire, devenu ]acunaire, car i] contient des vides, dcs trous, et sc disqualific en ceci qu’i] n’arrive pas a traduire cfficacement ]e reel, la pensée. I] n’est, en fait, qu’une structuration du pensable. En effet, la philosophic du langage ct la psycholinguistique nous instruiscnt que la representation de ]a pcnsée sous forme de signes linguistiques est arbitrairc, immotivee. Le signe linguistique n’arrivc pas vraiment a exprimer ]a pcnséc dans toute sa plenitudc, son insc’ite. ]] y a toujours une part dc la substance noétique qui nous échappc permanemment. Par consequent i] nous c’choit deux possibilités: ]e cratylismc ct la poétisation dcs signes. La premiere possibilité est vainc, trés sujctte a caution, car i] n’est guére possible d’c’tablir une ade’quation sémantiquc entre les sons, les signes linguistiques et la pensee, derogation faite pour les cas d’onomatopees, d’harmonics imitatives. Quant a ]a deuxieme possibilite’, elle est susceptible de connaitre du succes a condition dc rendrc ]e signe linguistique efficace, lui garantir un capital de poeticité ct par la meme optimaliser son cxpressivite. C’est précisément la mission que s’assignent les synesthésies. I] faut cependant reconnaitre que cette mission n’cst pas couronnee d’un succes absolu, car il est des cas oil ]a pensée est tellement riche qu’elle s’c’panche en une multitude dc connotations. De ce fait. on nc peut que suggerer sa kyrielle dc signifies ct non l’épuiscr, encore moins les cerncr avec une certitude mathe’matique. Sa posture devient organiciste. cn pcrpe’tue] devenir, l9 conforme a ]a logique d’une natura naturans. Ces considerations inclinent a constater l’imperfection du langage dans sa fonction d’cxprimer la pcnsée, dc traduire ]e rec]. Toute l’activité dcs poetes, au demeurant, consiste a pallier cette insuffisance du langage en ]e retravaillant, ]e reinventant avec des techniques spéciales (c’est ]c cas des synesthésies par exemple) pour lc rendrc plus cfficace, ct minimaliser l’inadéquation entre la substance noétiquc et ]c signe linguistique. Barthes dans Proust ct Les Noms considerent que la tentative dc compensation du dc’faut du ]an gage procede d’une posture cratylecnne. Voici ]e commentaire qu’il en fait : (La fonction poétique) au sens large du terme se définirait ainsi par une conscience cratyle’enne des signes, et l’e’crivain est le récitant de ce grand mythe séculairequi veut que le langage imite les ide’es et que, contrairement aux precisions de la science linguistique, les signes soient motives. ( 12 ) Cette particularite appelle un certain nombre de principes: la creation d’unc nouvellc se’mantique, et son cortege de consequences telles que: ]a survalorisation de la connotation, ]e depassement de la télc’ologie et du projectivismc. I] s’instaure donc un nouveau langage avec pour corollaire une nouvellc pratique pratique sémiotique, ]aquelle draine sur son sillage un novcau mode dc connaissance du mondc. Notre re’flcxion est ici subordonne’e au texte critique de Foucault a savoir : Les Mots ct les Choscs. Foucault démontre d’abord qu’unc cpistcme determine les conditions dc tout savoir. l] y declare en effet : « Dans une culture et a un moment dmme’, il n 'y a jamais qu ’une episte’me‘, qui de’finit les conditions (1e possibilite’ de tout savoir. (l4) » Chaque cpistemé est plus ou moins lie 21 unc semiotique, un discours sur le signe. Puis, i] continue son analyse pour nous re’véler que le paradigme épistémologiquc du dix- scptieme siecle est domine par une approche analytique du monde. C’cst cc qui explique qu’a cette époquc ]e discours heuristique devient analytiquc dans la mesure of] i] cherche syste’matiquement a diviscr, a classcr, a démonter ]c me’canisme dcs phenomenes. Le modelc-type de cette approche est le modele cartesien. En revanche, a partir du dix- neuvieme, un nouveau modele épistémologique, de nature non analytique, s’élabore. C’est ainsi qu’i] s’instaure unc rupture e’pistémologiquc. Celle-ci correspond pre’cise’ment au discours semiotique qui sous-tend l’e’criture synesthésique. On releve, de fait, que la lecture semiotique des synesthésies se préte pertinemment a ce nouveau mode épistémologique. En vertu de ce mode, l’analyse est rcmplacec par la synthese. Le mondc doit de’sormais s’appre’hender d’une maniere synthetique, totalisante, englobante. La synesthésie est précise’ment ]e lieu stylistique ct sémiotiquc ou sc realise cette synthese. En cela, elle ouvre ]a voie non seulement a l’ecriture modeme, mais encore au paradigme esthétique et épistémologique dc la modemite. Henri Mitterrand dans Lg Dictionnaire des Grandes (Euvres de la Littérirture francaise apporte de l’eau au moulin de Foucault. I] met en exergue la rupture que les symbolistes et Baudelaire ont opérée par rapport aux courants antérieurs. I] affirrne: Les F lgyrs du Mal constituent pour les contemporains de Baudelaire, comme pour les lecteurs d ’aujourd ’hui, une rupture par rapport aux courants esthétiques ante’rieurs, elle sefonde sur le modernisme d ’une attitude critique et ironique...Les F leurs du Mal demeurent un lieu de confrontation pour la critique et le veritable point de depart de la poe’sie moderne (441) 2] Gerard Genette dans Essais sémiotigues, etaie notre argumentation. I] reconnait que la poe’sie utilise un certain nombre de proce’dés techniques pour comblcr les lacuncs dc la communication et pallier, nc fut-cc que transitoircment, ]e dc’faut du langage ordinaire ou, tout au moins, le minimaliser. Les synesthésies occupent une place honorable dans ce paradigme. La re’flexion dc Genette est a, cet égard, trés a propos, car i] explique que, l’expression poétique recourt syste’matiquemcnt a des techniques efficaces qui ambitionnent de mitiger, dc corriger les insuffisances du langage. Les synesthésies en font partie. I] declare: llfaudrait d ’autre part analyser de pres l’ensemble des proce’de’s et artifices auxquels recourt l'expression poétique... La mieux connue, car la plus imme’diatement perceptible, rassemb/e les proce’dés qui, avant de 3 ’attaquer au de’faut du langage, s 'attachent a le re’duire, exploitant en quelque sorte le de’faut du de’faut, c ’est a dire les quelques bribes de motivation, directe ou indirecte, que 1 ’on trouve naturellement dans la langue: onomatope’es, mimologismes, harmonies imitatives, efiets d ’expressivite’ phoniqueou graphique, _év0cati0n par synesthésie, associations lexicales. (441) Cependant, i] importe de préciscr que ces notions, bien que souvent contestees par ]c post-modemisme, sont pertinentes a plus d’un titre, car elles nous montrent la voie que la poésie s’est frayec pour comblcr ses lacuncs et maximiser son efficacite linguistique. L’écriture synesthésique qui ouvre la voie a ]a poésie moderne assume donc une esthétique de ]a totalité dont ]a finalité avoue’e est dc crécr une nouvelle écriture qui puisse maximiser l’efficacite’ expressive en comblant les vides de la communication. 22 Dans cette perspective, elle appelle un certain nombre de consequences. En effet, elle cede ]e pas a la philosophic moniste, ct retrace en filigrane une cosmogonie. Philosophie moniste ct substrat cosmogonique Dans les trois textes, ]c scheme se’miologiquc des synesthésies atteste que les perceptions sensorielles auditive, visuelle, olfactive, gustative, tactile se combinent harmonieusement en un tout indivis pour emblematiser l’unité profonde qui re’git tous les elements de l’univers, dc l’inftniment petit a l’infrniment grand. Par consequent, tout est dans tout étant donne que le microcosme est le reflet du macrocosme et vice versa. Ce monisme, qui impregne l’e’criture synesthésique et les trois textes, est corrobore’ par Platon dans Le Mythe de la Caveme. La theorie moniste puise ses racines dans la metaphysique. Dc nos jours, celle-Ci est contestée, tenue pour non scientifique. Cependant pour autant qu’elle soit conteste’e par le post- structuralisme, elle a au moins lc mérite d’alimenter un débat d’une haute tenue intellectuclle. En effet, pour peu qu’on prenne le temps d’analyer une cosmogonie, on arrive finalemcnt a décrypter son didactisme et sa richesse axiologiquc. Au sein de la cosmogonie que suggerent les synesthésies se deploie un vieux mythe. Par mythe, nous entendons récit cosmogoniquc, c’est a dire: centre sur l’origine du monde et le systeme d’idees qui en explique l’originc. Dans les ]inéaments dc ]’e’criturc synesthésique est ]c paraphé ]e mythe de l’originc du mondc. Selon ce mythe, au commencement, i] n’y avait que ]e chaos, la dispersion, ]e désordre, emble’matique de ]a division. Puis vint le logos, le discours, ]a raison, emblematique de l’ordrc et de l’unite’. I] s’ensuivit un affrontement entre le chaos et le logos. Au bout du compte, ]e logos cut raison du chaos et engendra le cosmos. Par consequent, l’écriturc syncsthésique suggere, a travers cette cosmogonie, l’unite, 23 l’harmonie pree’tablie qui existait des l’origine du monde. A ce titre, elle se prete a une lecture philosophique. De cc fait, la fonction intrinsequcment majeure de l’e’criture synesthésique est d’ordre philosophique. L‘autre fonction majeure cst d’ordre apophantique. Cette demiere porte sur l’aptitude a creer un langage ou mieux une écriture spe’cifique, originale. Les autres fonctions que nous analyserons sont subsidiaircs, secondaires (uchronique, ideologique, picturale, artistique. ...) Nous aurons l’occasion dc revenir sur la fonction apophantique subsequemment. La fonction philosophique gouvemc l’ordonnance des synesthésies. Elle est omnipresente dans les trois textes e’tudiés. Dans Les Fleurs du Ma], elle atteint son summum dans le poeme “Correspondances ’ ’, notamment dans le deuxieme quatrain. Elle s’attache a de’montrer que tout est un dans l’univers. Tout est dans tout. Tout est lie’. Le macrocosme est ]e reflet du microcosme et vice versa. Par ricochet, tous les elements de l’univers/de la nature, dc l’infiniment grand a l’infiniment petit, sont etroitement lies d’autant plus qu’ils obeisscnt aux memes ]ois. Ce lien organique est le garant de l’harmonie préétablie qui re’side dans l’univers. C’est pre’cisément cc que lc deuxieme quatrain des Correspondances atteste. I] est devenu l’exemple classique dont on se sert pour illustrer les synesthésies, et mettre en exergue leur fonction philosophique et l’unité cosmique. Son titre est d’ailleurs sémantiquement transparent. I] initie deja l’isotopie (isotopic traversant tout le poeme) de la correlation unitairc qui existe entre le macrocosme et le microcosme ainsi que dans leurs composantes intimes: Comme de longs e'chos qui de loin se confondent. Dans une ténébreuse et profonde unite’ 24 Vaste comme la nuit et comme la clarte’ Les parfums, les couleurs et les sons se re’pondent. (5-8) Le demier vers illustre remarquablcment l’unite’ ct l’harmonie parfaites intracosmiques, par synesthésies interposées. Le verbe correspondent a un role capital dans ce vers. I] a u n se’mantisme copulatif, conjonctif. C’cst l’ele’ment/le lieu lexematique et verbo- temporel oir exprime ]a synthese mystique et parfaite entre les différentes composantes de la nature: les parfums, les couleurs et les sons. Pareillement, dans Bruges-La-Morte, la fonction philosophique et l’unite intracosmique se deploient avec l’e’criture ; ynesthesique. On y releve aussi l’isotopie de la correlation ou des correspondances. Te pendant les correspondances s’operent sur le mode des analogies entre les diverses arceptions sensorielles, le materiel et le spirituel, la copie ct l’idea]. Elles suggercnt un a t onisme fondamental qui s’instaurent dans les constructions synesthésiqucs du type : -a voix de l ’autre, toute semblable et re’entendue, une voix de la meme '5“ 1e ur, une voix orfe’vre’e de meme. Le de’mon de l’analogie se jouait [u i. ”( 39) “:1 Chevelure e’tait d ’un or unique comme l ’autre. ” (21) «a resemblance entre les deuxfemmes allait jusqu a l ’identite’. ” (21) analogie se retrouve aussi dans la resemblance entre Hughes et Bruges. y a plus. Dans ces énoncés, a l’isotopie de la correlation (ayant pour indice lexical de ‘ ‘5‘ tree qui presuppose l’existence de de 1 ’un) se superpose une isotopic de l’analogie ou l a Similarite (ayant pour indice ]exico-se’mantique : semblable, meme, analogie). lots cette co-présence isotopique integre se’mantiquement la correlation unitairc ct l . n aIQgIe. Dans Etincelles et Gerbe de Sang, l’écriture synesthésique s’opere nettcment moins sur le mode philosophique que sur lc mode idéologique et apophantique. Cela se justifie en cc sens que Depestre est plus preoccupe par la quete d’un arsenal linguistiqque apte a assumer son hai’tianite et asseoir son militantisme idéologique. Le contexte sociohistorique dont nous avons leve un pan de voile au de’but du chapitre quatre certifie cet argument. En effet, Depestre sc donne unc sc’rie dc diktats: corriger les erreurs et les accidents historiques, déconstruire les préjuges racistes et raciaux, etriller l’hydre du systt‘eme ne’o-colonia]. Ceci mérite quelques balises. De meme qu’i] y a eu une diaspora j 111' ve, i] y a eu une diaspora noirc en raison de la betise humaine culminant dans la colonisation, l’esclavagc, l’holocauste. L’Homme noir tout comme l’I-lomme juif a impérativement un passe’ a corriger, une dignite a restaurer et a reconquérir, une economic a panser et a penser, une hemorragie humaine a arreter, une communauté de doll l eurs a gérer. Cette conjonction de devoirs ne doit trouver sa ple’niere expression qu’a tr aVers une ideologie au socle puissant. Les oeuvres comme Les Damnes de la Terre dc Franz Fanon, Discours sur le Colonialisme de Césaire portent le sceau de ce combat i(ie"<)l()gique des diasporas. Elles s’alignent dans la meme perspective que Etincelles et M. De fait, l’ecriture syncsthésique tout alerte, incisive et révolutionnaire qu ’ elle est, repond parfaitement aux attentes d’une telle idéologie. L’ecriture S5""‘eSthesique est donc censée étre un adjuvant efficace pour finaliser cette entreprise SOC iale, morale, axiologique des races humiliées, re’ifrées par la betise humaine. Par Con Séquent l’ame noirc de Depestre n’aspirc pas tellement a l’élevation cosmique ct rnétaphysique. Elle est prioritairement, urgence oblige, orientec vcrs l’engagement doc . trl na], ideologique, apophantique. Néanmoins le principe de base de la synesthésie est respecte’: l’unité intersensoriclle, le collage, assujetti a une esthétique de la totalite’ ou/et de la fluidite’. Voici un exemple assez représcntatif dans Etincelles ct Gerbe dc Sang , D’autres exemples figurent dans l’appendice. Les paroles de braise La construction paroles de braise est assujettie a une esthétique de la totalite. Elle con joint deux semes : celui du discours (paroles) et celui de la matiere ignee (braise). . Mai s, au demeurant, l’isotopie 01‘] se de’ploie la construction est celle du discours. I] s ’ensuit qu’un ]exeme étranger (celui de la matiere ignee) au discours s’insinue dans une isotopic du discours (les paroles) et lui transmet son se’mantisme. En raison de cette tran smission, la parole ct la matiere i gnec s’influencent reciproquement et ensuite se sou dent sémantiquement en un tout monolithique, selon l’esthe’tique a laquelle la con struction est assujettie dans son ensemble: la totalite’. Te] est le mode dc fonc t ionnement de l’ecriture synesthésique dans Etincelles ct Gerbe de Sang. Ainsi que ”on S l ’ avons mentionné pre’ce’demment, ce mode souscrit plus a la fonction apophantique et i déologique que philosophique dc l’écriture synesthésique. I] importe maintenant dc reven i 1' sur la problematique fondamentale de notre analyse. Nous avons déja souligne ]e fait Clue l’argument central qui oriente ct e’taie la re’flexion sur cette problematique est la Crézition d’une écriture originale, standardisable, l’ecriture synesthésique. Scs canons esthétiques pourraient Simplement se schematiser en quatre volets. En effet, cette écriture a 11 he signification majeure, d’ordre philosophique: l’unité cosmique, l’harmonie qui regit tous les elements dc l’univers. Elle a pour socle : ]c collage pré-surrealistc a travers Pu n i fication des perceptions intersensoriclles, pour approche : la maximisation de l’e fr 1QExcite expressive et la projection d’un ide’a]: la maitrise des arcanes de l’univers Les 27 deux volets de cette analyse ont éte’ aborde’s. A present, attachons-nous a amorcer les deux autres volets : la maximisation de l’efficacite expressive ct l’idea] projete’ par l’écriture synesthésique. La maximisation dc l’efficacité expressive passe par la creation d ’ une nouvelle sémantique. g1 maximisation de l’efficacite aggressive des synesthésies La maximisation dc l’e’criture synesthésique prend en charge la creation d’une nouvellc sé mantique et d’une nouvellc pratique sémiotique ayant des principes spécifiques. Nous nous servirons des réflexions critiques de Julia Kristeva, Roland Barthes, Michael Ri ffatcrre, et Derrida pour examiner cette notion dans cette section. Lagcréation d’une nouvellc sémantique L.es poetcs symbolistes sont soucieux de maximiser l’efficacite expressive de leur POé Sie. L’adoption de l’écriture synesthésique répond a cette preoccupation stratégique, car elle se veut encore plus efficace que l’écriture poétique ordinaire. Par consequent elle CSt rI‘le’ta—poesie stricto sensu, car elle est une poésie qui se situe qualitativement au-dela de l a poe’sie ordinaire. Elle se distingue donc par un certain nombre de topoi censés Opti l”irlaliser son efficacite. La creation d’une nouvellc sémantique est infe’odee a une nouvelle pratique se’miotique. Elle a pour principes: le refus quasi-systematique de la dél_1()‘::1ttion, la surde’tcrmination, la derivation hypogrammatique, la propension a adhe’rer au , . . . , .. . ., r1iodele axromatrque. Nous examrncrons d une manrere crrconstancree chaque topos. A —le refus quasi-systématique de la de’notation 28 L’écriture synesthésique est ce que Julia Kristeva appelle « systeme modélant secondaire » (32), ce qui signifie systeme d’ecriture infini, qui fonctionne presque toujours connotativemcnt. C’est par exemple l’ecriture dc Mallarmé et dcs symbolistes authentiques. Dans Essais dc Sémiotique, Julia Kristeva donne une definition du concept systeme modélant secondaire. Elle dit 5 cc sujet: Pratiques se’miotiques qui s ’organisent sur des bases linguistiques (1e langage de’notatif e’tant le systeme primaire), mais qui se constituent en structures comple’mentaires, secondaires et spe’cifiques. Par conse’quent ces modélants, secondaires contiennent, autre les relations propres aux structures linguistiques, des relations 0' ’un deuxieme degre’ et PLUS COMPLEXES. [...] Evidemment, tout systeme de signes, y compris 1e systeme secondaire, peut étre considére’ comme une langue particuliere dont ilfaut isoler les e’le’ments minimaux, l ’alphabet du systeme, si 1 'on veut définir les regles de leurs combinaison (32). La pratique d’une telle écriture obeit a une ordonnance proceduriere tres consciente qu’on retrOlnve chez Mallarmc’, Baudelaire et maints vrais poetes symbolistes. Dans le méme Du Vl‘age critique, Julia Kristeva souligne cet aspect fondamental de l’ecriture Sytiesthésique: Dans la littérature, nous trouvons de tels exemples dans l’e’criture (1' ’un Lauréamont, d ’un Mallarme’ : une écriture qui est consciente de CONSTRUIRE UNE NOUVELLE SEMANTIQUE. La reprise de cette sémantique AUTRE par un systeme explicatif (par la SEMIOTIQUE) reformera notre mode/e 29 global du monde et nous obligera a de nouveaux de’coupages dont on ne saurait pre'voir les consequences (36). La notion d’écriture consciente est si importante qu‘elle meritc qu'on s’y attarde, ne fut- ce que brievement. Chez les symbolistes elle est appelec conscience du style. Elle se coneoit comme ]a capacité de l’ecrivain, du poete dc créer par la scule force de sa volonte. Done i] y a primat de la composition sur l’inspiration. Les poetes symbolistes purs sont guides par ce souci liminairc: creer ]e beau par la seule force de la volonté. Tout hantés qu’ils sont par leur idea] de poe’sie absolue, ils vont affiner au plus haut point I ’ i nstrument heuristique permettant dc re’aliser cet ide’al: l’e’criture, sa facture synesthésique étant, bien e’videmment, inherente a cette entreprise heuristique. Le souci des poetes symbolistes, qui integre la conscience du style, est d’inventer un langage qui PU i 886 compenser l’imperfection du langage commun. I] retrace en filigrane la fonction POé t iquc. Barthes la commente ainsi qu’il suit dans l’articlc “Proust et les noms”: ( La fonction poétique) au sens large du terme se de’finirait ainsi par une conscience cratyle’enne des signes, et 1 ’écrivain est 1e re’citant de ce grand mythe se’culaire qui veut que la langage imite les ide’es et que, contrairement aux précisions de la science linguistique, les signes soient motive’ (39). Dan 8 Le Symbolisme, Svend Johansen fait reference a cet attribut capital qu’est la Con SCience du style. C’est l’un des criteres majeurs qui lui permet d’operer une dieI‘lOtomie entre les vrais poetes symbolistes et ceux qui ne le sont pas. Ses propos sont assez éclairants: La conscience du style chez, les symbolistes fait de leurs oeuvres un excellent objet de rec}, e rches, s1 l’on déstre surprendre Ia créattonpoéttque dans sa fonction. Leur degre d ’importance, 2: cet e’gard de’pendra du point de auquel 1e probleme du style, le probleme du processus actif, a préoccupe’ le poete. Une classification des symbolistes sur la base de ce degre’ d ’importance...peut permettre d ’e’carter plus facilement les poetes qui, seulement pour des raisons de contemporane’ite’ ont recu le nom de symbolistes. Les poetes qui seront écar-tés sont ceux dont la conscience du style n’a pas été assez forte pour prendre la forme d ’un complexe (20). L ’ écriture synesthésique, ainsi que nous l’avons signale, systématise la connotation. En cela, non seulement elle aspire a se detacher souverainement de la langue commune, mais encore et surtout a se doter d’une efficacite’ expressive optimale, absolue. Cette particularite’ importante se constatc chez tous les symbolistes ct notamment Mallarme, Baudelaire. Avant de continuer notre analyse sur la connotation, i] importe de preciser un dé tail important. Nous faisons/ferons souvent reference a Mallarme’ parce que les cri ti ques les plus brillants en matiere de symbolisme le considerent comme le maitre/le Pape de cette ecole. I] incarne son esthétique litteraire au plus haut point. Ce n’est done p as, par le fait du hasard que nous ferons souvent reference a lui meme si notre propos porte sur Baudelaire, Les Fleurs du Ma_l et d’autres symbolistes en general. Dc surcroit, il Va de soi que cc qui s’applique a Mallarmc’, devrait aussi, en principe, s’appliquer a B an delaire, Rimbaud, Valery a l’avenant, car ces quatre poetes sont considerés par les Cri tiClues les plus éclaires (notamment Johansen, Lyod Austin, Jean Pommier, Claude Pichois entre autres) comme ]es meilleurs rcpre’sentants du symbolisme. I] y a, par exerrlple, chez eux, une complexification fonciere du phenomene de la conscience du St . . . , . , . . . , , . yl e 3 une des conditions sme qua non de l assomptron d affiliation a ] ecole symboliste. 3] Pour ce qui est de la connotation, nous nous devons dc préciser qu’ellc adhere a une démarche cathartique. En effet, les poetcs symbolistes nourrissent un vmu Cher : purifier la langue, la purger du sens commun. Dans Trésor des Grandes (Euvres dc la Litterature F rangaise Henri Mitterrand s’emploie a examiner la syste’matisation de la connotation chez les symbolistes. I] l’explique en ces termes : llfaut vider 1e mot de son acception triviale pour lefaire re’sonner, lefaire étinceler en le nommant. 11 y a [[1 quelque terrorist-tie 3 la volonté de de’truire le sens commun. Contre la de’notation, Mallarme’ préconise les connotations, contre la nomination, il met avant la suggestion, d bit I ’axiomefameux .° « nommer un objet c ’est supprimer les trois quarts de la jouissance qui est faite de deviner pen (‘1 peu » (47). Par 1 a suggestion, les symbolistes vont cre’er, car l’unc des fonctions du symbole est pr éC i sément de créer. Au coeur de cette preoccupation esthétique, les connotations p('T'rjrllettront a l’écriture synesthésique de se doter d’une the’rapie: se purger visceralemcnt de 1 a prostitution linguistique. Elle aura done a charge de se dessaisir constamment du sens commun en s’ouvrant aux nouveaux sens et notamment aux métaphores ct aux pé r i Phrases, en ne privile’giant aucun terme. La celebre formule Mallarme utilise’e dans le poéme “Tombeau d’Edgar Poe" est tres explicite ]a-dessus : « llfaut dormer un sens plus Pur aux mots de la tribu. » En definitive, ]a connotation va garantir a l’e’criture synesthésique un haut Coeffl cient de poéticite’. Nous allons illustrer la syste’matisation de l’usage de la CO 1] IT‘Qtation a l’aide dc quelques exemples dans Les Fleurs du Mal, Bruges—La-Morte, 32 Dans Les Fleurs du Ma], nous avons les expressions synesthésiqucs : fro ides te’nebres, blessants tic-tacs. La construction froides te’nebres ne saurait en aucun cas s’appréhender dc’notativcment ici . Elle donnerait lieu a un non-sens, un paradoxe par rapport 2‘) ce que Michael Riffaterre appelle mimesis, c’est a dire: la representation de la realite’, la referentialite. En effet, les ténébres qui portent le seme de l’obscurite, révélatrice d’une perception sensorielle visuelle ne peuvent jamais etre froides, tributaires d’une baisse de temperature. I] y a done necessairement intervention de ]a connotation ou des connotations dans cette construction, alimentéc par un télcscopage lexical. En effet, les deux termes sont ab initio sémantiqucment eloigne’s, et leur télcscopage travaille di 1 i gemment a opérer une transcendance dc l’expression. En definitive, elle crée une con Struction riche d’un double patrimoine sémique (compose de notions rcssorties a la fOi S au domaine de la vue/de l’optiquc (te’nebres) et de celles rcssorties au domaine du tone her (froides)). Cette innovation/creation linguistique heureuse, contribue a comblcr le S 1 acunes de ]a communication, fabriquant ainsi une metaphore intersensoriclle. Celle- Ci 0L1 vre ]e sémantisme du discours, y integrant ainsi une gamme infinic de possibilites e’(é.gétiques/hermencutiques. Du fait de cette ouverture du semantisme, 1e mot te’nebres Se préte désormais a une foret d’interpretations. I] pourrait designer l’ignorance, l , i l lettrisme, l’obscurantisme, la bensc, l’absence de foi, le danger, l’incertitude. . .Son Sen S est d’une certaine maniere éclate, fuyant. 11 est porteur d’un symbolisme latent si 1 ’ on Concoit, a l’instar dc Johansen, dans le Symbolisme, que les symboles manifestent << 1 a , . , - tI‘anscendance de l expressron (1 un genre de perception » (73-74). b.) '4) C’est pre’cise’ment cette transcendance qui est a la base meme de l’elaboration des synesthésies. En outre, l’expressionfroides te’nébres vehicule ce que Riffaterre appelle dans La Sémiotique de la Poesie l ’obliquite’ sémantique. Ce concept de’signe ]e fait de dire une chose pour en signifier une autre soit par glissement sémantique (metaphore, mé ton ymie, catachrese...) ; soit par distorsion (polysémie, done ambiguité); soit par création (elements dc prosodic : homometrie/héte’rométrie, paronomase, harmonies imi tatives, homograhie, homophonie, contrepetteries, etc). Dans cet e’nonce’, l’obliquite’ Sémantique se realise par glissement sémantique. Aussi le mot ténebres ne signifie-t-il pas Ce qu’il dit. Il ouvre ]e se’mantisme a une gamme de possibilités exe’gétiques. Cette on Verture est d’autant plus manifeste qu’il y a adjonction d’un caracte’risant adjectival ép ithétique ante’pose’froides. Or, nous sommes instruits du fait que l’anteposition adj eCtivale a un sens connotatif done subjectif. I] s’ensuit que le lexeme te’nebres suggere l ’ i l—1_111‘.rincnce d’unc commination, d’un danger, i] a un haut coefficient de negativite dont Sen 1 S ]e contexte et l’analyse Sémiotique peuvent baliser. Corollairement, i] ne peut S ’ a~1312)réhender que connotativemcnt. En ce qui concerne le syntagme blessants tic-toes, i] sc compose d’une perception Se 1‘ Soriellc tactile (blessants) ct d’une perception sensorielle auditive (tic—tacs), obtenue D811— Onomatope’e substantivee. La également, i] y a paradoxe par rapport a la rnimesis, car u ‘1 bl'uit n’est pas en mesure d’infliger une blessure par attouchement. 1] se realise done uh r1On-sens qui légitime l’obliquité sémantiquc opéréc par glissement. La collision 1% )C iC ‘ . ~ , t , ale obtenue par le rapprochement des deux lexemes genere une metaphore l riteI‘sensorielle in absentia par transcendance des deux elements sensoriels auditif ct i s, . . . . . . . . . . , he]. La construction se prete amsr a une prodrgreuse gamme de possrbrlrtcs 34 herméneutiques que seuls le contexte et la pratique Sémiotique pourraient contribuer a mettre au jour. Elle (la construction) suggere la cacophonie, une discordance, un dysfonctionnement singulier susceptible d’étre prejudiciable a la trame meme dc l’etre. Elle e’voquc aussi une expression periphrastique, un symbolisme latent. Seuls le contexte et 1 ’ analyse Sémiotique pourraient aider a en eclairer les sens qui ne sont formulés que connotativemcnt. Dans Bruges-La—Morte, nous allons aussi illustrer l’usagc systematise’ de la connotation avec quelques exemples. Etant donne’ que cette illustration se sert des mémes principes dc base, nous nous limiterons a ces deux textes pour éviter dc nous I.6’1365ter. Dans cc texte, nous avons l’excmple de l’expression un silence incolore. Cette ex pression, tout comme les pre’cédentes, s’inscrit en faux contre la mimesis. De ce fait, e l l e crée un non-sens, Car un silence ne saurait jamais étre incolore. Le silence est 1 I) lThig—l‘ent a la perception auditive alors que l’absence dc coulcur est inhe’rente a la De I‘ertion visuelle. La construction ne peut donc se saisir que connotativemcnt. Elle l t) té gre une incompatibilite’ sémantique qui crée une obliquite’ sémantique produite par g1 i S Sement sémantique. Le seme de l’audition se de’place et s’insinue dans celui de la CO L) leur et leur combinaison genere une metaphore intersensoriclle. La construction DBL) I‘rait aussi contenir les gerrnes d’un symbolisme latent, et n’avoir rien en commun avec le silence stricto sensu si on la concoit comme une metaphore ou une pe’riphrase l I) vétéree. Le symbole peut procéder d’une telle metaphore, auquel cas elle sous-tend une on verture du discours, pretant son sémantisme a unc varie’te d’interprétations. Nous 13%“ SOns notamment a un cas de pathologie, dc schizophrenic, ou de solipsisme i” .. e Versible suggére par l’usage de cette expression. Cela aurait dfi/pu arriver a Viane 35 .——A aprés qu’il a perdu son épouse. Bien evidemment, c‘est le contexte (mort de l’epouse, ]e paratcxte (titre) qui suggere ]e climat de deui] qui cnchape aussi la ville de Bruges, BmgeS-_La_-M_o_rt_e (c’est nous qui avons souligne) qui aide a décrypter le sens/les sens connotatifs de l’e’noncé. Le silence symbolisant un ma] conse’cutif a un defaut de communication et l’absence de couleur tendant a le radicaliser, nous pourrions en inférer C1 ue l ’ expression silence incolore suggere l’installation d’une telle psychopathologie. Aprés avoir examine la connotation, i] nous faut a present etudier la surdéterrnination. B- La surde’terminzm C ’ est l’un des concepts dont se sert Riffaterre dans Sémiotiqgc de la Poésie pour mettre en relief ]e coefficient dc poéticite que recele un signe ou un systeme de signes. La SD rdétermination pourrait se saisir comme la force en vertu dc laquelle un texte/une éc ri ture poétique se singularise a telle enseigne que son discours bien que deviant S , i 11"11303e au lecteur. Alors, contre toute attente, i] n’est pas gratuit mais fortement motive La poe’ticite se mesure en fonction de cette surdetermination. Deux autres factelus completcnt la poe’ticite. I] s’agit de l’obliquite sémantique, et dc la derivation l”‘3’130grammatique que nous examincrons subséquemment. Le produit mathématique de CE: 8 trois facteurs sémiotiques conditionne la poéticitc’ d’un signe ou d’un systeme dc Si g hes. Il s’ensuit que c’est précisement ce qui credibilisc la poeticité dc l’écriture Syn eSthe’sique. En d’autres termes, l’écriture synesthésique synthetise ces trois facteurs g the , . , . , . Ce auxquels elle devrcnt plus efficace que n’rmporte quelle forme d’ecrrture poetrque. QQ lFl’ll‘nent la surdetermination fonctionne-t-elle concretement dans Les Fleurs du Mal ? e lques exemples representatrfs vont nous permettre de le cerncr. Les constructions 36 A synesthésiques suivantes incarnent le concept de la surdétermination : retentissantes c-ozlleurs ; déchirer les te’ne‘bres. Nous allons les examiner sucessivement. Retentissantes couleurs Ice phenomene de la surdétermination s’observe dans cette construction. Le lecteur est effc ti vement surpris par la phrase’ologie de’viante qui lui est inhérente. I] saisit i n t u i ti vement l’obliquité sémantique consecutive (produite par glissement sémantique), an x antipodes de la mimesis, de la référentialite’, car les couleurs, si splendides fussent- e1 16 S , ne sauraient etre retentissantes. Une perception sensorielle inhe’rentc a l’audition ( re teIlti ssantes) ne saurait, norrnalement, composer avec une autre inhérente a la vue (Con leurs). L’injection du seme de l’audition dans le corpus de celui de la vue construit he heterotopre. I] s ensurt que, a nouveau, l apprehensron connotatrve du srgne S ’ C. x I - - 1 “113056. Des lors, le lecteur comprend , sous lc feu du choc poetrque auquel 11 est en pr - ‘ ' I I I - - \ \ ()1 e , que le srgne est fortement motive malgre sa devrance parce qu’rl adhere a sa propre 1 Ogi , . . . . , . . , . . Clue serruotrquc dont 1] se nourrrt a crew jore. Par consequent, celle-c1 (la logique) le ( le S i , . , . . ~ . , . . , ~ gne syncsthesrque) surdetermrne, valorise son potentrel de poetrcrte. Déchirer les te’nebres La construction déchirer les te’nebres s’inscrit dans la meme perspective. QOllrsron des deux modalrtes tactile (dechtrer) et vrsuelle (tenebres) se distingue par sa n 0 1) ‘I‘e’férentraltté, sa devrance, du fart de son obquurte sémantique. Elle surprend le lth . . , , . , , . . . eur qur ne purt que 1 apprehender connotatrvement, heterotopre oblige. I] se produrt LI ‘1 Q hoe poétique consécutif a l’incompatibilite sémantique des lexemes conjoints mais q“ - l ' ' \ ' I I ° I ' I 0 I I Drodurt une image tres forte ct motrvee par sa nouvellc vente interreure creee par sa propre logique poétique Sémiotique. Ce me’canisme assez complexe surdétermine 1e signe et accroit sa poéticite. Etant donne’ que tous les cas d’écriture synesthésique peuvent subir la meme analyse, nou s nous contenterons a present de réfléchir sur un exemple tire de Bruges-La-Morte et u n autre extrait de Etincelles ct Gerbe dc Sang. Dan s Bruges-La-Morte, la surdétermination est aussi ubiquitaire. Juste un exemple pour en avoir la certitude : il buvait ce son (40). La premiere lecture de il buvait ce son, surprend le lecteur dans la mesure oil l’obliquite Sé I1’1antique se signale du coup avec vigueur, car entreprendre dc boire no son s’inscrit en fan X contre la mimesis, la réfe’rentialité. Alors, l’expression inscrit dans sa matrice un I)1"()C:essus dc déplacement par glissement sémantique active par sa phraseologie deviante. I] s’instaure done spontane’ment ct nécessairement une connotation qui s’impose au 1 EC teur. Il comprend que le signe adhere a une logique particuliere qui est la sienne propre, nettement différente de la « logique Sémiotique poétique norrnalc », encore moins de celle de la prose. Cette logique est si pre’gnante qu’elle se délecte gofilument de sa I)ITQI)re vérité inte’rieure relevant de sa mimesis particuliere. Corollairement, elle 8“ I‘Cle’terrnine le signe, augmentant tres sensiblement son potentiel de poéticite’. bans Etincelles ct Gerbe dc Sang la surdétermination est immanente, s’observe athuement a chaque cas d’ecrrture synesthesrque (cf : Appendrce). l a lumrere de ces consrdérattons, nous pourrions créer une 101 de semrotrque 3 yr) 13 sthesiquc. 38 A Loi de sémiotigue synesthésique : Les synesthésies sont des métaphores, des metonymies, des synecdoques, des catachreses intersensoricllcs (done dcs tropes intersensoriclles). Elles sont surdétermine’cs. Par consequent, elles ont un haut coefficient dc poeticite proportionncl a 1 a densite’ (ou mieux a la marge) d’incompatibilite sémique de la deviance par rapport a la mi mesis. I] s’ensuit que, plus elles manifestent une densite de deviance sémique, plus 1611 r coefficient de poéticite’ est eleve’. Moins elles le manifestent, moins elles le sont. E"ertlple . : Uncflamme (modalite visuelle) lui chanta aux oreilles (modalité auditive) ( R Odenbach 76) Ex e mple 2; Unefume’e (modalite’ visuelle) dc sons (modalite auditive) (Baudelaire 77) Ex emple 3; Le son (modalité auditive) se méle a la lumiere (modalite’ visuelle) ( B audelaire 36). En vertu de la loi que nous avons émise, nous pourrions dire que les exemples ] et 2 on t un coefficient dc poeticité plus e’levée que l’exemple 3. Mais il faudrait mentionner Que parfois la densité/marge de la deviance ne se présente pas sous le signe de l’evidence. C , eSt ]e contexte qui pourra aider a l’apprécier. C’est pourquoi, on pourrait ajouter un an tre facteur dans l’analyse pour evaluer sainement cette densite’ : la derivation h ypOgrammatique. Etant donne que la poéticite’ depend aussi de la derivation hypogrammatique, nous d e VOns aussi etudier cc concept. C-La derivation hypogrammatiquc La derivation hypogrammatiquc est un concept utilise par Riffaterre dans son texte Q 1‘ ‘ l ‘ . . , n , - . I - - I 9 t l que Sémrotgre de la Poesre pour mettre en evrdence le potentiel de poettcrte d un 39 A signe ou d’un systeme de signes. Une bonne explication de ce concept presuppose qu’il fai He faire la lumiere sur le sens du mot hypogramme. Selon Riffaterre, l’hypogramme se defi nit comme : Un systeme de signes comprenant au moins de’jd un e’nonce’ pre'dicatifi et il peut étre aussi e’tendu qu ’un texte. L 'hypogramme peut exister a titre potentiel dans la langue ou peut avoir de’ja éte’ actualise’ dans un texte ante’rieur. Pour qu ’il y ait poe’ticite’ dans un texte, 1e signe renvo- yant a un hypogramme doit e’galement étre un variant de la matrice de ce texte (39). CO Iitinuant son explication, Riffaterre precise les composantes d’un hypogramme. I] aj 011 te : « L ’hypogramme est formé par les sémes d ’un mot et/ou ses presuppositions. Le Sig he actualise un certain nombre ,' le mot noyau peut on non étre actualise’. (40) » S e 1 On Riffaterre, i] y a derivation hypogrammatiquc quand : “U n mot ou groupe de mots est poétisé, renvoie a (ct pour un groupe de mots se modele SI 3. . ,, 1‘) un énonce’ verbal preexrstant (39). Nous pourrions dire que, la derivation hypogrammatiquc permet dc decomposer les 87% ITles d’un systemc, qu’elle aide a analyser la polysémic de l’enoncé et a quantifier sa d e 1‘ Site de poeticite’. Nous allons e’tudier la maniere de l’appliquer a notre analyse. Etant dané que le constat de la force de poéticite d’un systeme de signes se mesure aussi en fOti‘irtion du nombre d’unitc’s de sa signifiance, nous evaluerons la poéticité de l’ecriture Syn es.thésique sur la base de ses semes, ses unites dc signifiance. 40 Dans Les Fleurs du Mal nous pouvons c’laborer quelques exemples dc derivation h ypogrammatique sur l’e’criture synesthésique. Verse-moi moins deflamme Par l’expansion, nous pouvons trouver l’ensemble des semes qui constituent 1 ’hypogramme dans cette synesthésie. La modalite’ tactile (verser) s’adjoint a une mod alite visuelle (flamme). Le seme de la premiere modalité renvoie a la perte, au gaspillage, a la dispersion, l’eparpillement, la dissemination, la propagation. En revanche Ce 1 u i (16 la deuxieme renvoie au feu, a la possession, l’amour, 1a passion, la souffrance, la Violence, la colere. Tous ces semes sont inclus dans la matrice et la sursignific. Mais fc)rldzinientalement la matrice est habite’e par le lyrisme, lexique affectif et tous ses lDre’sllpposés a l’appui (la flamme suppose: amour, passion, violence,fougue, coeur, Sentiment; verser suppose: débauche, perte, fougue, dispersion etc...) Par ailleurs on rfirtléquue un phenomene interessant: des oppositions bipolaires sous-jacentes. pI‘e‘.cisément, selon Riffaterre : “la bipolarisation est toujours présente dans les ’2 ypogrammes £1 valeur poétique particuliere ” (39). Nous allons, a cet egard, interroger la valeur poétique de cet hypogramme. Le Séme de la deuxieme modalite porte simultanément sur la passion, l’amour et la colere, c at 1e terme flamme se referc concomitamment a l’amour, la passion, 1c feu, la SQ“ ffrancc. Ainsi y a-t—il d’une part l’amour passion, la souffrance, d’autre part le feu, la vi Qlence. Mais toutes ces variantes paradigmatiques viennent d’une meme isotopic: la fie. I‘l'lrne, la passion. Comme certains signes hypogrammatiques, elle construit une bi I Qlarite’. C’est un lexeme tres signifiant. I] vient du complexe verbe dc’ponent latin 4] patior qui signifie soufi‘rir. Un verbe deponent est complexe dans la mesure or) il est a la fois actif et passif. I] a un signifiant passif mais un signifie actif. I] entretient par la méme trois bipolarite’s actif/passif ; signifié/signifiant; negatif/positif. A l’analyse, la bipolarité tient au fait que la passion est re’vélatrice d’un etat passif ct actif. L’état est passif parce que la victime de la passion subit un sentiment tres intense qui ]c consume, le de 3 saisit completement de toutes ses facultes. L’état est actif en ce sens qu’il suscite chez e1 1 e la mise en branle d’une suractivité, d’une debauche d’energie exceptionnelle ayant pour finalite’: ]a conquéte dc l’objet de sa passion. La passion est done fondamentalement Ije’tgative, dangcreuse. C’est précisement la raison pour laquelle maints dramaturges ont touj ours préconise de l’exorciser cathartiquement (Racine au dix-septieme siecle, S OphOClC et Eurypide dans l’Antiquite’ gre’co-latine). Cette bipolarite appelle un certain Ombre d’observatrons lexrco-syntaxrques. L ecrrture synesthesrque se presente amsr (11;- ’ i1 suit : ‘9 rse-mor moms deflamme au lrcu de verse—m0] plus de flamme. L emplor de la p anicule adverbiale comparative moins au lieu de plus suggere quelques presupposes. Il Dré Suppose que l’instance poétique est pleinement instruite des graves dangers de la passion. Alors elle formule une requéte qui s’e’labore sur le mode de la supplication, de l 8‘ Conjuration ou de l’oraison, comme pour dire : << Je te supplie/ je t’en conjure/ je t’cn prie, verse-moi moins de passion.» Consciente du fai ‘1 que, en recevant moins de passion, elle en patira moins. Par consequent cette S I) Dplication latente est inscrite dans la matrice du signe synesthésique. C’est l‘analyse de l t l ypogrammc qui l’exhume et en fait la troisieme opposition bipolaire du type négatif ( % de flamme)/positif (plus de flamme). Elle est aussi porteuse d’un seme celui de la 42 quantité ou de l’intensite dc l’amour (moins de flamme) et du refus dc cette quantite’, étant donne que : verse-moi moins de flammc rcvient a dire : n_e_ me verse pas plus de flammc. Vu toutes ces considerations, force nous est de constater qu’il y a derivation hypogrammatiquc dans ce petit texte synesthésique, pour deux raisons. D’abord lc signe ten voyant a l’hypogramme (moins de flamme) est un variant de la matrice (element latent de cette matrice = ne me verse pas plus deflamme), de’veloppc deux semes : celui de la q Uan tite’ et celui de la supplication. Ensuite, i] y a immanence de la bipolarisation-dont la Pfésence est toujours assurée dans les hypogrammes a valeur poétique particuliere. Comte tenu de cette derivation hypogrammatique, l’écriture synesthésique reeoit la Cauti on de son coefficient de poe’ticité tres eleve’. Elle est exhausse’e grace a la derivation hYIJOgrammatique au stade de la me’ta-poéticité. Sa signifiance est ainsi garantie. Celle- Ci 3’ aligne dans la perspective du modelc axiomatique qui est le demier point de notre SeCtion sur la creation d’une nouvellc sémantique. D- La propension a adhérer au modele axiomatique L’examen de l’ecriture synesthésque, si ]’on s’en tient a sa poéticité élevée, appelle “he remarque intrinsequement e’vidcnte : sa sursignification. Dans la loi que nous avons Créée : nous avons de’couvert certains critercs de poe’ticite : la surdétermination. A celle- Ci , nous devons ajouter 1a derivation hypogrammatiquc. La poeticité de l’écriture Syhesthésique est donc garantie non seulement par la surdétermination mais encore par la déI‘ivation hypogrammatiquc. Lorsqu’une écriture a un haut coefficient de poe’ticite’, elle Cl‘i‘vVient sursignifiante et tend a adherer au modele axiomatique. L’e’criture synesthésique est conforme au principe de l’incxhaustivite’ herméneutique du texte poétique. Selon ce principe, un texte poétique a une polysémie qu’on ne peut jamais e’puiser. I] s'cnsuit que 43 si on me saurait l’epuiser, i] n’ y a plus de signifie demier, transcendantal, ce qui disqualifie la métaphysique ct l’écarte du champ dc la science et de la critique. La pol ysemie, dans ce cas, postule qu’il y ait dans un texte une activite’ pérenne d’e’vasion sémantique, instituant non pas des significations fixistes, absolues, mais des sens constamment tremblants, ambigus, secretant permanemment d’autres sens. Cette these admet qu’un sens en vaille un autre et que tous se construisent au fil du texte indéfiniment. Elle aboutit au concept de la dissemination forge par Derrida, leque] Pour‘rait sc resumer ainsi qu’il suit : Chaquefois que, pour retrancher précipitamment l’e’criture sur un dehors rassurant ou Pour rompre tres vite avec tout ide’alisme, on en viendrait a ignorer telles acquisitions théO riques récentes (critique du signifie transcendantal sous toutes sesformes ; déCOnstruction, déplacement et subordination des effets de sens et de reference, comme ‘19 tout ce qui commanderait un concept et une pratique logocentriques, expressivistes [ ‘ - - J de l ’e’criture ; reconstruction du champ textuel a partir des operations d ’in tertextualite’ ou du renvoi sans fin de traces aux traces ; réinscription dans le champ dwérentiel de l’espacement des effets de theme. de substance, de contenu, de presence Sensible oil intelligible partout on ils peuvent inervenir,etc. ), on regresserait encore plus Surement dans l ’ide’alisme avec tout ce qui [... ] ne peut que s ’y accoupler. . .(5 ] ). A l’analyse, la re’fiexion sur la poeticité de l’écriture synesthésique incline a penser Que cette écriture, du fait de sa sursignification, re’pond aux attentes de l’inexhaustivite’ h‘el‘lneneutique du texte. En cela, sa polysémie inscrit dans sa matrice les germcs de la 44 dissemination, contribuant a la multiplier, a la deconstruire permanemment. Par consequent, pour paraphraser Derrida dans La Dissemination, on dira : son sens s’eflace en s’e’crivant, car i] s’instaure un “mouvement qui place tout signifie en situation de trace différentielle”(l 1) . On pourrait plus précisement dire que ses sens s’effacent en s’ecrivant. Concevoir la chose de cette maniére postule la pratique d’une se’mi otique post-structuralistc. C’est pourquoi nous ferons appcl a la science lato sensu de Derrida pour baliser notre analyse. Cette science a des affinites avec la me’thode aXiOmatique. Quels sont done les principes de la methode axiomatique ? C’est Julia Kri steva qui en donne l’explication dans L’Expansion de la Se’miotigug : ‘ ‘ La méthode axiomatique est la seule approche scientifique e’chappant a l’atomisation 5” Qu postulat de l 'intelligibilite’ du signe, du fait qu 'elle place I ’intelligible dans les articulations et non dans les aboutissants ”(37) . S i nous appliquons le principe de l’inexhaustivité herméneutique du texte et de la méthode axiomatique a notre etude, qu’allons-nous apprendre sur l’écriture Slynesthesique? Examinons quelques cas d’e’criture synesthésique pour en avoir le coeur net- Etant donne que les formes de cette écriture sont, a quelques exceptions pres, SiIIlilaires dans les textes de notre corpus, nous pouvons nous servir de n’importe que] teXte de notre corpus pour l’examiner. Nous utiliserons done quelques cas dans E t\incelles et Gerbe de Sang et Bruges-La-Morte. IDans Etincelles ct Gerbe de Sang et Bruges-La-Morte, nous examinerons respectivement les construction suivantes: La nuit est lourde de fausses paroles (41) et Son petit concert asthmatique et acidule' lui tirait des larmes (36) 45 La premiere construction synesthésique contient une isotopic dc l’absence de lumiere (la nuit). Elle integre un éle’ment afferent a deux autres isotopies, celle du poids (lourde) ct celle du discours (paroles). Tout se passe comme si les paroles e’taient tellement lourdes qu’elles écraseraient l’obscurite de leur poids. Aussi une distension se cre’e-t—clle entre ce qui est réfc’rentiel, mime’tique (ici) ct ce qui ne l’est pas (ailleurs) (langage articulé, 1e poids). Cette distension non seulement marque l’espace textuel d’une obliquite sémantique mais aussi ouvre le discours, et du coup sursature son semantisme, done l’enrichit d’unc somme prodigieuse de possibilites herméneutiques et sémantiqucs. Ql—l ’ est-cc a dire concretement ? La sursaturation du semantisme de nuit appelle quantite’ de présuppose’s. En raison de l’association de lourdes avec paroles par synesthésie, fOI‘Ce est de remarquer que ce semantisme secrete de nombreuses connotations. I] ne 3’ agit pas seulement de la nuit au sens strict, physique, i] s’agit aussi de la nuit au sens mOra] ou métaphysique. I] s’ensuit que ]‘obscurite renvoie a une obscurite’ morale, rnétaphysique et 51 cc titre, a la misere, la tristessc, l’ignorance, la solitude. Du fait de l ’ Usage du seme du poids, l’impression de pesanteur, de pression, d’etouffement S , insinuent dans ]a lecture. La pression, l’étouffemcnt sous-tendent les ]imites, la C laustration, la forclusion, qui agisscnt sur l’instance qui parle, ]e poete. Toutes ces c0nside’rations sont réve’latrices de la presence d’un espace carceral avec tous ses déSagréments impliqués. C’est le paratexte (lc titre) qui e’claire ce contexte carce’ra] : << Cellule ». Mais toujours est-i] qu’il n’ y a pas vraiment de signification absolue, lc texte I30étique étant sursature de connotations, dc presupposes, dc dits et de non-dits. L, écriture synesthésique travaille done syste’matiquement a irradier cette plethore de sens. Elle realise ce proces non seulement par l’adjonction des sémantismes de ces deux 46 e’le’mcnts de perception sensorielle (tactile (lourde) + visuelle (nuit)), mais aussi par l’accumulation constante des presupposes, des non-dits et des connotations cree’s par sa phraséologie de’viante et ses corollaires (obliquite’ sémantique, ouverture du discours, sursaturation du semantisme, surdétermination). Par consequent, au travers d’un processus continu d’accumulation de connotations, la polysémie est constamment différe’e, car un sens en appelle toujours un autre. Il ne s’erige point de sens absolu référentie] mais un foisonnement de sens qui s’activent sans cesse selon une esthétique dc ' la dissemination. Nous pourrions parler dc toute une dissemination dc «synesthesemes». En définitive, la signifiance, c’est a dire : une signification toujours fuyante, différée, asynlptotique, s’integre pleinement dans l’ecriture synesthésique. Aussi, pour nous en tel'lil‘ a la me’thode axiomatique, ne faudrait-i] pas placer l’intelligible dans les abOutissants du signe la nuit est lourde defausses paroles mais plutot dans ses no1T1breuses articulations. Dans la deuxieme construction : son petit concert asthmatique et acidule’ lui tirait des larmes “011$ avons la realisation dc l’obliquite’ sémantique par déplacement (glissement SéI‘nantique). Les modalite’s auditive (concert asthmatique), gustativc (acidule), tactile (tirait), et visuelle (larmes), réferenticllement, ne devraient pas ette unimcnt dans une Irlélne matrice sémique, tant elles sont incompatibles sémantiquement. Mais en raison dc la loi de la synthese inherente a la synesthésie elles s’associent pour creer une metaphore intérsensorielle. Elle integrc dans sa matrice tous les semes des quatre modalite’s. Dé Sormais elle s’enrichit de ce legs. Aussi faut-il lire en elle une foule de connotations 47 affércntes au seme de la musique (concert, melodic, chant), de la tristesse (acidule’), une tristesse elle-meme tres signifiante (la particule affixale ule’ est un indice de degre’ d’acidite avec une tonalite affective positive, ccla presuppose que le sujet se delecte de ce gofit acide, qu’il l’apprécie, possibilite de seme du masochisme), de la violence/coercition (tirait), du de’senchantement/enchantement (larmes dc joie ou de tristesse) Par ailleurs la surdétermination de l’expression garantit/ valorise sa poéticité, car l’hypogramme est l’ensemble des semes et/ou ses presupposes peuvent étre des variants de la matrice. Antant dire que tous les elements sémiques impliquc’s dans cet hypogramme (musique, mélOdie, tristesse teinte’e de joie ou non, violence/coercition. . .) ne sont pas forcémcnt danS la matrice (la tonalite masochiste, par exemple, est un variant de la matrice ou du moins en est une structure latente) et l’enrichisscnt particulierement. L’association de tOutes ces connotations, ces presupposes et non-dits (variants de la matrice), s’appellent, S, iI‘I‘radient sans cesse pour gc’ne’rer des sens qui se développcnt et se disséminent toujours all fil de l’écriture synesthésique et garantissent par ]a-méme sa poéticite’. En outre, elles S ’ il'lterdisent toute pratique Sémiotique qui se donne pour caution la recherche d’un sens uIlique ct univoque, absolu, d’un signifie transcendantal, d’essence ne varietur. Par C'Oflse’quent, dans cette expression synesthésique, ]a prudence convie, aussi, a rechercher l ’ intelligible non pas dans les aboutissants du signe mais dans les articulations. les ITléandres intimes de l’ecriture. Telle est la maniere dont on pourrait apprehender le modele axiomatique dans notre corpus. Par consequent, nous sommes fondes a croire que l’ecriture synesthésique a Véritablemcnt une poéticite tres elevée. Elle devient done une meta-poésie. Sa poéticite’ Illaximalise sa force expressive, sa polysémie inexhaustive. Elle se veut une écriture qui 48 doit gérer la fragmentation du reel par le ciment de son écriture et declencher des chocs poétiques particuliers. Mutatis mutandis, de choc poétique en poétique, elle aspire a cristalliser et fc’de’raliser toutes les energies (unite des sens, unite de tous les e’le’ments dc l’univers) lui permettant dc posse’der les arcanes dc l’univers, realisation dc l’idea] du poéte. Le lecteur ne saurait etre exclu de cette enterprise, car une écriture presuppose toujours une lecture. Alors, ]e lecteur, necessaire compagnon de cette aventure intellectuclle, cosmique et alchimique, doit aider lc poete synesthete a asseoir son ideal. En ce qui concerne Depestre tout particuliercment, nous devons souligner que son leCteur a un statut special. Il est en fait l’instance judicative ct testimoniale qui l’assiste danS son réquisitoire, lui prete une oreille attentive. Il est juge ct temoin. I] juge les responsables dc toutes les formes d’exploitation, dc discrimination, dc despotisme. I] fait Sien le combat que ]ivre Depestre, au plus fort de ses tribulations existentielles, de son aVenture idéologique. I] juge tous ceux qui portent entorse a la dignité du Noir, de tous les, prolétaires du mondc entier, des races vilipende’es. Il est aussi, devant l’histoirc, tétTloin des atrocités perpe’trées par les despotes, les potentats et les exploiteurs dcs classes défavorise’es, des races ct masses conspuées (\Gcrbe dc Sang 29), (Etincelles 25). D’une certaine maniere, il aide donc ]e poete a affuter ses arrnes ideologiques, dans cette aventure au bout de laquelle i] faudra transformer l’homme pour transformer le monde et catalyser la realisation du Grand Soir. Aussi le texte devient-i] un espace fecond on se tisscnt des rapports de convivialité, de Connivence intime entre le lecteur et le poete. Par consequent, le lecteur devient co— auteur, co-poete. 49 Le present chapitre nous a permis dc poser les jalons de notre travail heuristique. Précisément, il nous a permis d’expliquer les concepts-cles, les notions dc base sur lesquelles nous allons construire notre argumentation sur l’efficacité expressive, la Poeticité des synesthésies. Le second chapitre que nous allons aborder portera sur les Origines et la definition des synesthésies. Elle servira d’étai au troisieme chapitre qui se localisera sur l’analyse proprement dite des synesthésies. Nous appliquerons a cette analyse les concepts-clés examines au premier chapitre. Par ailleurs, nous nous devons absolument dc préciser quelque chose de tres important. L’approche que nous adopterons tout au long de travail se fera sur la base de PanalYSe Sémiotique des exemples de synesthésies dont les trois textes regorgent. La matiére premiere de notre travail est les synesthésies. Nous avons de’ja démontre’ qu’elles constituent une écriture specifique. Or, i] y a a peu pres trois cents (300) synesthésies dans les trois textes re’unis, et la faeon optimale de démontrer l’cfficacité expressive et p Oétique de leur écriture (argument-cle’ de notre recherche) est de soumettre les exemples les plus importants dc ces synesthésies a un examen de type Sémiotique. Ceci revicnt a dire qu ’il faut examiner, cas par cas, chaque exemple majeur de synesthésie sur la base (1, “he étude sylistique (et sémantique, car l’etude du style, de la fonne est inseparable de celle du fond) avec un arriere—plan Sémiotique. Par consequent, notre travail sera tres fortel'rlent marque du sceau de la stylistique (les synesthésies étant fondamentalement - {Out au moins- dans notre recherche un fait stylistique, des tropes intersensoriels). C,est 1a seule approche optimale, a nos yeux, permettant de refléchir sur l’efficacité expreSsive et la poéticité de l’écriture synesthésique. Il est evident que l’approche qu’i] fa . ., A ut a(iopter pour chaque travail de recherche depend de la mattere premiere meme de 50 Cette recherche, et que dans l’absolu il n’y a pas de panacee dans ce domaine (chaque dissertation etant une cntite sui generis). Nous avons donc estime que cette approche est la seule qui convienne a notre travail, car comment prouver que les synesthésies Constituent une écriture efficace? Sinon en analysant les elements constitutifs memes de Cette écriture (exemple par exemple, cas par cas), c’est a dire: les synesthésies elles- mémes, en montrant, concretement ct vigilamment en quoi elles sont efficaces, c’est a dire, par une etude stylistique avec un instrument Sémiotique. Est-i] besoin dc ]e souligner? Les synesthésies ne sont pas un theme, ni un motif (par exemple: l’amour, PangOiSse, la fuite du temps, ]e carpe diem, ]e taedium vitae, l’optimisme, la guerre sont des thén'res, c’est a dire: des sujets, des idees developpees tout au long d’une oeuvre et qui S€31‘Vent de soupapes/de pistes de reflexion) dans cette etude mais des techniques, des pr 0cétlés stylistiques. Aussi meritent-clles d’etre analysees stylistiquement et SémiOtiquement pour valider l’argument-cle dc notre travail dc reflexion: l’efficacite expreSsive et la poéticite dc l’ecriture synesthésique. I] s’ensuit que l’approche dont nous nous servirons est, a notre sens, valable pour notre type de recherche, ct, peut-etre, non Val able pour d’autres types dc recherche. 5] CHAPITRE 2 : ORIGIN ES ET DEFINITION DES SYN ESTHESIES Avant de procéder a la definition proprement ditc des synesthésies il importe de preciser leur origine dans la mesure ou celle-Ci apporte un peu plus d’eclairage sur celles- la. A-ORIGINES DES SYNESTHESIES PERSPECTIVE PHILOSOPHIQUE, IDEALISTE Les synesthésies ont une origine philosophique, idealiste. Elles sont un maillon essentiel du symbolisme. Or, i] appert que le symbolisme est fondamentalement une doctrine philosophique, heritee de l’idealisme platonicien. Par consequent, pour bien apprehender les synesthésies, il faut les resituer dans le contexte symboliste et philosophique general d’ou elles sont issues. Ce contexte atteste qu’elles puisent leur source dans le platonisme ct notamment son dualismc, synthese dc l‘etre parménideen statique, parfait et de l’etre heracliteen, passager, fluidique et perissable. Le premier est emblematique du macrocosme, avec ses essences etherees, transcendantes, ses entelechies rcssorties au monde intelligible. Le second est emblematique du microcosme, avec son flux insaisissable, evanescent, immanent, ressorti au monde sensible ou des apparences. Entre ces deux mondes circulent les correspondances, elements concrets du monde materiel qui symbolisent lsuggerent les realites dc l’ordre ethere. Precisement, les synesthésies font partie de ces correspondances. Elles sont revelatrices du lien, de l’unite existant entre ces deux mondes. Or, cette unite fait partie integrante des lois fondamentales du symbolisme. Corollairement, l’unite qui se trouve au coeur meme du mecanisme des synesthésies est la meme que celle qui regit ]e symbolisme, et partant, le platonisme. Selon Platon, seu] lc philosophe est en mesure d’apprehender cette unite. 52 Pour Baudelaire et les symbolistes, seul le poete est apte a la saisir. C’est ainsi que ce qui est l’apanage du philosophe dans le platonisme, devient celui du poete dans le symbolisme. Le dualisme platonicien debouche sur le monisme dans la mesure on i] souscrit a l’ide’e que le microcosme n’existe pas en soi. I] n’est qu’un pfile et timidc reflet du macrocosme. C’est précisement l’une des significations du Mythe de la caveme, recit cosmogonique et philosophique dans ]eque] les prisonniers perclus dans une caverne confondent les ombres (microcosme) refletant les essences du monde exterieur avec ces essences-memes (macrocosme). Cette signification incline done a penser qu’il n’existe qu’un seul monde, celui des essences. D’ou le monisme et sa logique subsequente. L’unite essentielle qui gouveme ce monde est appelec monade chez Leibniz et celui-ci en fait d’ailleurs une analyse approfondie dans sa Monadologie. En fait, l'unite et la synthese qui president au processus d’elaboration du platonisme et, par ricochet, du symbolisme, sont exactement identiques a celles qui sous-tendent ]e processus synesthésique. Par consequent, les synesthésies ont une origine philosophique et idealiste et souscrivent a loi de la synthesc et de l’unite inscrites au trefonds meme du symbolisme. Henri Peyre abonde dans ]e meme sens dans Ou’est—ce-que le symbolisme quand i] declare : Ces correspondances (entendons par la synesthésies ) entre les arts deviendront l’un des traits du symbolisme, qui en sera redevable a Baudelaire. Elles constitueront l'un des moyens par lesquels le poete ou l'artiste veut atteindre une unite’ sous-jacente derriere la varie’te’ des apparences (45 ). PERSPECTIVE HISTORIQUE, SCIENTIFIQUE, PATHOLOGIQUE, ESTHETIQUE Pendant l’Antiquite Platon et les philosophes ont peut-etre ete parmi les premiers a reflechir sur les synesthésies notamment dans les discours comme Le Cratyle oil deux personnages discutent du signifie des sons. L’un d’entre eux est Cratyle. I] considere que les sons renvoient a un signifie. L’autrc c’est Hermogene. Lui, i] n’est pas du meme avis. Mais c’est veritablement au dix-septieme siecle qu’on commence a parler officiellement mais timidement des synesthésies. En 1690 dans-son ouvrage m Concerning Human Understanding, John Locke fait etat d’un aveugle qui etablit une correspondance entre le son et la couleur. Voici cc qu’il en dit: A studious blind man who had mi ghtly beat his head about a visible object, and made use of the explications of his books and friends, to understand those names and colours, which often came his way, betrayed one day that he understood now what scarlet signified. Upon which, his friends demanded what scarlet was? The blind man answered, it was like the sound of a trumpet. Mais ce fut veritablement vers les demieres décennies du dix-neuvieme siecle que les synesthésies ont commence a etre accreditees par les savants ainsi que les artistes. A cette époquc un certain nombre d’etudes serieuses se signalent deja notamment celles de Galton en 1883 Inquiries into Human Faculty and its Development, et celles de Starr en 1893. Malheureusement l’interet scientifique dc l’etude baissa en raison de l’emergence du behaviorisme comme modelc psychologique dominant. Selon cc modele toutc etude afferente aux etats mentaux etait tenu pour non scientifique et, en consequence, proscrit. Precisement comme la seule approche analytiquc des synesthésies nc pouvait se 54 concevoir que par reference aux etats mentaux, elles furent exclues du domaine scientifique. En littérature, notamment avec l’influence du mysticisme spiritualiste, un bon nombre d’ecrivains de l’epoque se sont vivemcnt interesses aux synesthésies. Ce fut le cas de Musset, Baudelaire, Rimbaud, Mallarme, Huymans. Ainsi furent-elles ostracisees en science et quelque peu accreditees en ]ittérature. Neanmoins vers les annees 1985-1990, i] y eut un regain scientifique du phenomene. John E. Harrison et Simon Baron and Cohen soulignent cet interet nouveau dans leur ouvrage Synaesthesia, Classical and Contemporary Readings : Within the last few years synaesthesia has enjoyed something of a renaissance, with researchers from various disciplines within cognitive neuroscience contributing both new data and theory. Such development have led, for the first time, to thecondition being widely recognized as having a neurological reality, thereby moving it beyond ‘romantic neurology’ as Humphreys (1990) described it and into the real of the scientific investigation of human experience( 4 ). Tel est le bref cursus historique des synesthésies. Sur quoi portent-elles done exactement? C’est du reste la question qui va a present orienter notre reflexion. Les synesthésies ont pour objet les perceptions sensorielles. Elles participent d’un processus psychologique et d’un besoin esthétique. Le processus psychologique releve souvent d’un etat pathologique. Victor Segalcn, dont les travaux font autorite sur ce terrain, a ecrit un ouvrage intitule: Les ivnesthesies ct l’Ecole Symboliste. Dans cet opuscule, i] met en evidence le cas de plusieurs patients qui attestent qu’ils voient certaines couleurs lorsqu’ils percoivent certains sons. Dans cette optique, ils ont lc 'JI 'JI sentiment que certaines couleurs corrrespondent ineluctablement a certains sons. Nous retrouvons cc processus chez les philosophes Bergson et Husserl- et a un degre moindre chez Proust- dans ce qu’on pourrait appeler la phenomenologie dc la perception. Bergson parle de la memoire affective en analysant ]e cas d’un sujet qui a subi un choc traumatique dans l’enfance. Un enfant, qu’on avait coutume de frapper avec un fouet rouge vif qui emettait un bruit particulier, en a ete affecte ]e reste de sa vie. Par consequent chaque fois qu’i] voyait un objet rouge vif, i] percevait aussi 1e bruit du fouet. 1] se trouvait dans une situation telle qu’il lui etait impossible dc separer 1e rouge vif du bruit en question. En clair, i] vivait les deux perceptions presque concomitamment, comme si elles eussent ete regies par un subtil principe de causalite. On retrouve un peu le meme phenomene dans A la recherche du temps perdu dc Proust. Ce demier utilise cependant une expression differente dc celle dc Bergson en l’occurrence : la mémoire involontaire dans l’episode de la madeleine. I] s’agit ici de la couleur marron qui evoque toujours l’odeur dc ]a madeleine chez un sujet, la couleur et l’odeur devenant pratiquement deux realites indivises. Ces deux exemples mettent en exergue l’origine des synesthésies comme phenomene psychologique ou pathologique. en ceci que : deux sensations l’une primaire l’autre secondaire finissent par se confondre dans l’esprit d’un sujet, en vertu de la loi psychologique de la totalisation. Cette loi est en fait celle de la synthese, de l’unite et stipulc qu’une seule perception sensorielle est en mesure d’engendrer toutes les autres qui lui sont necessaires pour que la perception puisse constituer une unite accessible a tous les sens. Segalen en fait une analyse pertinente dans l’opuscule sus-cite. I] designe par terme « primaire », la sensation directement 56 pereuc et par terme « secondaire », les sensations associees. Donnons—lui la parole pour eclairer davantage notre lanterne : Catégorie A. La sensation secondaire est objective’e, c ’est-c‘t-dire qu ’elle possede tous les caracteres de vivacite’ et d ’exte’riorite’ d 'une veritable perception. Elle est projete’e et localise’e au dehors, comme une hallucination, et se me’lange avec les sensations réellement e’prouve’es au point de n ’en pouvoir étre se’pare’e. Cate’gorie B. Mais la sensation-Echo peut Simplement ere pense’e, n ’exister qu a l ’e’tat d ’idéation, et sa relation avec la Primaire est faite d ’analogie (mis en caracteres gras par nous) plutét que de re’elle évocati0n(mis en caracteres gras par nous) (27). Les termes analogie ct evocation sont tres importants dans la mesure ou ils designent respectivement un phenomene esthétique et un phenomene psycho]ogique/pathologique. De cc fait, les synesthésies qui sous-tendent une evocation participent souvent d’un processus psychologique ou pathologique. En revanche, celles qui sous-tendent une analogie procedent d’un besoin esthétique. Cc besoin est tributaire de la volonte du poete de creer une belle image qui pourrait s’epancher en symbole a partir d’une synesthésie. Auque] cas, la synesthésie ne relevc pas d’un processus psychologique ou pathologique mais d’un dessein esthétique. I] importe dc precisder que la littérature s’interesse surtout a l’aspect esthétique alors que les sciences cognitives s’interessent surtout a l’aspect psychologique ct pathologique du phenomene. Comme exemple de synesthésies s’integrant dans la categorie A nous avons ces vers de Baudelaire dans Tout entiere: 57 0 me’tamorphose mystique De tous mes sens fondus en un Son haleinefait la musique, Sa musiquefait le patfum (1 l 1). Pour les synesthésies de la categorie B, nous avons cet exemple du poeme intitule , I “Parfum exotique’ Quand, les deux yeuxferme’s, en un soir chaud d 'automne, Je respire l ’odeur de ton sein chaleureux, Je vois se de’rouler des rivages heureux C’cst ici (Categorie B) que ces synesthésies fonctionnent sur le mode d’un besoin esthétique ou artistique. Svend Johansen dans son ouvrage Le Symbolisme donne une excellente explication de la chose: Dans cet exemple, les sensations visuelles et olfactives ne sont pas fusionne’es ,' la sensation olfactive appelle la sensation visuelle qui, unefois e’voque’e, e’volue d ’une maniere assez inde’pendante. Cette catégorie de synesthésies est —ou peut étre- plus artistiqueque la premiere. ll est caracte’ristique aussi que la technique de la synesthésie de ce poeme soitjuste a la limite de la technique du symbole, forme plus e’tendue et plus artistique de la synesthésie...La catégorie B est la plus artistique, elle contient toujours des e’le’ments esthétiques et c ’est la une des raisons quifait qu ’elle aura droit de cite’ dans 58 le style symboliste. Par contre la categorie A n ’est pas nécessairement de nature esthétique, elle peut étre purement psychologique ou meme pathologique. Telles sont, schématiqucmcnt presentees, les origincs dcs synesthésies. Elles instaurent une hierarchie en ceci que d’un phenomene psychologique ou pathologique, on en est arrive a un phenomene esthétique. Elles perrnettront de faire encore un peu plus dc lumiere sur la definition des synesthésies. 8- DEFINITION DES SYNESTHESIE a-SEN S ETYMOLOGIQUE Le mot « synesthésie » vient du grec « sunaisthesis » forme du prefixe « sun » qui signifie « avec » ct du radical « aisthesis » qui signifie « sensation, perception ». De ce fait, les synesthésies stricto sensu sont des sensations simultanees. Le Dictionnaire de Critique Litterairc jette un peu plus de lumiere sur cette definition. Selon lui, les synesthésies sont: « des associations de sensations consécutives (‘1 difle’rents domaines de perception sensorielle .' odorat et gout, toucher et gout, etc... mais qui contribuent a former an ensemble harmonieux, esthétique. Une voix chaude (ouie et vue), un son rond (ouie et toucher) sont des ysnesthésies» (203). Cette definition conduit a quelques considerations precises. Forts dc cela, nous sommes enclins a relever qu’i] y a synesthésie ]orsque, deux ou plusieurs perceptions sensorielles differentes fusionnent au point qu’une seule sensation predomine au detriment de toutes les autres, en vertu d’un principe d’unite souveraine et sous-jacente qui « cimente » toutes les autres sensations. Ex: un silence (sensation auditive) opaque (sensation visuelle). Ce principe d’unite encore appelee loi de la synthese est inherent au symbolisme, legs doctrinal du platonisme. Aussi l’intelligence du fonctionnement des synesthésies presuppose-t-elle celle des principes techniques specifiques au symbolisme, lesquels remontent au platonisme et a son corollaire : 1e monisme. b- SENS TECHNIQUE ET CRITERES DEFINITOIRES Les synesthésies font partie du programme du symbolisme. Les criteres definitoires des synesthésies sont ressasses dans La Symphonic litteraire dc Mallarme. I] y catalogue les attributs fondamentaux du symbolisme. Les synesthésies en font partie integrante et occupent une position privilegiee clans cette liste. I] declare : “Le tre’sor profond des correspondances, l’accord intime des couleurs, le souvenir du rythme antérieur, la science myste’rieuse du verbe sont les qualite’s du symbolisme”. Dans cette reflexion, les termes « tresor profond des correspondances », « accord intime des couleurs » sont une reference implicite aux synesthésies. D’ailleurs les synesthésies sont aussi appelees correspondances horizontales. L’expression accord intime des couleurs traduit l’harmonie des sensations, autre signifiant de ce mot. Sven Johansen donne une explication technique des synesthésies dans Le Symbolismc . I] dit: La nature de la synesthésie se plie de la maniere la plus naturelle a l ’exigence de synthese des symbolistes ; on retrouve par ailleurs dans la synesthésie les deux courants paralleles que l’on constatc a travers tout le symbolisme et qu ’il est si important de pouvoir discerner, si on veut juger du style symboliste par rapport aux problemesfondamentaux de la poe’sie...la primitivite’ de la pense’e et le raffinement de 1 ’expression (34). 6O Johansen, avec beaucoup de justesse, souligne que le cote primitif dc la pensee permet de donner impression concentree ct entiere, sans qu’i] soit possible, in abstracto, dc jeter son devolu sur une chose au detriment de l’autre. I] continue son explication en ces termes :“Le céte’ primitifde la synesthésie apparait dans le cas on, par exemple, des e’le’ments auditifs et visuels sontfondus en un tout”. Nous devons mentionner qu’il faudrait apprehender le mot primitif dans son sens etymologique, c'est-a-dire : premier en latin primus. I] n’a done rien a voir avec la connotation raciste ethnosociologique coloniale. I] n’a rien a voir non plus avec la connotation pejorative afferente a la mentalite prelogique de Levy- Bhrul. Le cote raffine a cree les valeurs abstraites des couleurs, qui relient un mot abstrait a un adjectif dc couleur, par synesthésie, la couleur prenant ainsi une signification que l’on pourrait appeler ethique (une noire trahison-une verte re’primande) Les aspects primitif et raffine etaient deja intuitivement apprehendes par Baudelaire, car i] avait l’intime conviction dc l’existence dcs synesthésies avec leur logique impliquee. 1] se plaisait a declarer: au salon de 1846 : Ce qui serait surprenant, c’est que le son ne put pas suggérer la couleur et que les couleurs ne pussent pas donner l ’ide’e d ’une me’lodie et que les sons fussent impropres (‘1 traduire les ide’es : les choses s ’e’tant toujours exprime’es ainsi depuis le jour ou Dieu a profére’ le monde comme une complexe et indivisible totalite’. Cette reflexion met en evidence les aspects fondamentaux des synesthésies. Elle se distingue par son caractere programmatique. De prime abord, Baudelaire polarise notre attention sur l’harmonie intime entre le son ct la couleur, ce qui finalise le cote primitif de 6] la synthesc sus mentionnee, et se traduit par la synesthésie. 1] y a la un accord entre les elements sensogenes. D’autre part, quand il parle de l’un des elements ideogenes, postulant que le son et la couleur expriment les idees, i] fait l’apologie dc tout cc qu’il y a de plus raffine dans la synesthésie. (Nous avons emprunte les mots sensogenes et ideogenes du lexique technique et scientifique de Segalen ct Johensen). I] y a done dans cette reflexion une declaration cardinale liminaire qui credibilise les deux Cotes de la synesthésie. Ainsi que nous l’avons mentionné, les notions d’analogie et d’evocation/ association sont tres importantes dans les synesthésies. D’ailleurs, ce sont elles qui conditionnent l’existence des synesthésies. Johansen et Segalen reconnaissent a bon droit que l’analogie rentre particulieremcnt dans la categorie B alors que l’association s’integre dans la categorie A. Il est un fait indeniable releve par Johansen : « Quand deux associations sontfortement associe’es dans notre imagination, non seulement l ’une nous fait penser a l’autre, mais encore nous avons aussi tendance a lesfondre l ’une dans l ’autre ,° leur association devient vraiment une combinaison. » (34) Ces observations pertinentes de Johansen illustrent excellemment le cas du patient de Bergson, (dans la memoirc affective), chez qui la sensation visuelle (la couleur du fouet) est absolument inseparable de l’auditive (lc bruit du fouet). L’une se fond dans l’autre. Pour schematiser, nous pouvons dire que, generalement, les synesthésies peuvent etre soit dc nature psychologique ou meme pathologique, soit de nature esthétique. Celles qui sont de nature psychologique ou meme pathologique rentrent dans la categorie A. Elles denotent une primitivite de la pensee ct accordent le primat a l’association/evocation des 62 sensations. Segalen considere qu’elles instaurent des rapports sensogenes. Antithetiquement, celles qui sont dc nature esthétique font la part belle a l’aspect stylistique et accordent le primat a l’analogie, aux sensations qui peuvent Simplement ette pensees, n’exister qu’a l’etat d’ideation. C’est pourquoi Segalen considere qu’elles instaurent des rapports ideogenes, les sensations (]e son ct l’odcur ou la couleur) traduisant les idees. Celles-Ci rentrent dans la categoric B. Elles ont donc une valeur plus decorative, plus artistique. Elles peuvent s’eriger en symboles et contribuer meme a la creation dc chefs-d’oeuvre. C— TYPOLOGIE DES SYNESTHESIES La typologie est tributaire du type de sensations. Elles peuvent étre visuelles, auditives, olfactives, tactiles, gustatives. Chez la plupart des poetes symbolistes, les perceptions visuelles predominent dans la mesure of) la vue est un sens qu’ils utilisentv plus frequemment. En effet beaucoup sont consideres comme des voyants. C’cst lc cas de Rimbaud et Verlaine, Mallarme. Dans la lettre oil Rimbaud theorise sur la notion de voyance, i] s’appesantit sur la maniere dont le poete doit procéder pour valoriser les sens et s’assumer effectivement comme voyant: “ Le poe‘te se fait voyant par un long, immense et raisonne’ de’reglement de tous les sens. " Ce raisonné dereglement de tous les sens concerne les synesthésies de la categorie B, celles qui trahissent un parti pris esthétique. L’oxymore « raisonne dereglemcnt » met en relief un glissement sémantique qui s’opere d’un niveau pathologique (de’réglement) a un niveau esthétique, conscient et vecteur de ]ucidite (raisonne). Manifestement i] y a done ici télcscopage de deux facteurs antithetiques:la rationalite ou ]ucidite (raisonne’) et l’irrationalite (dereglement). I] met en branle l’intervention de la volonte du poete qui se 63 fait fort d’orienter deliberement la synesthésie d’un stade de non controle (dereglement) a un stade de controle (raisonne). C’est en quelque sorte le logos (raisonne) qui surmonte le chaos (dereglement) pour engendrer le cosmos (la caution, ]e garant de l’ordre assume finalement par la combinatoire synesthésique a des fins esthétiques). D’ou la dimension teleologique de cette forme dc synesthésies. Comme nous l’avons souligne, chez la majorite des poetes et chez le symbolistes en particulier, ]e sens visue] predomine. Par consequent, ]e type dc synesthésies le plus frequent est celui oil les sensations visuelles sont recurrentes. Neanmoins, ils cmploient aussi d’autres sensations. C’est le cas de Mallarme et de Baudelaire. Chez Mallarme les sensations auditives sont aussi importantes. Chez Baudelaire, en revanche, les olfactives sont assez recurrentes (Exemples dans les poemes « Parfum exotique », « La chevelure », « Correspondances »). En general, les sensations visuelles ct auditives sont predominantes chez les poetes symbolistes. La chose tient au fait que le symbolisme valorise la voyance (la vue) et la musique (la sensation auditive). La voyance est maximisee par Rimbaud dans sa lettre sur la faeon dont ]e poete se fait voyant. Quanta la musique, elle est maximisee par Verlaine et Mallarme. On se rappellc le primat que le premier accorde a la musique dans son “Art poétique”. Le vers qui met en exergue l’element musical dans le symbolisme est devenu celebre : “ De la musique avant toute chose... ” On se rappellc egalement le travail heuristique special auquel s’astreint Mallarme sur ]c plan artistique, forme] ct prosodique: exploiter les ressources cachées des mots au point de creer une sorte de silence dans les vers. Cependant, ce ne sera pas un silence opaque, 64 sterile, mais un silence porteur de musicalite. En somme, chez Mallarme aussi l’element musical est important. Etant donne que ces 3 poetes (de predilection, Rimbaud et Mallarme) sont de vrais representants de l’ecole symboliste, et qu’ils privilegient effectivement ]a vue et l’ouie, il appert donc que les synesthésies dc type visuel-auditif sont tres frequentes dans le symbolisme. Pour schematiser, nous pouvons considerer qu’il existe ]es types dc synesthésies suivantes: Synesthe’sies dyadiques: 2 elements sensoriels: VISUEL + AUDITIF ou AUDITIF + VISUEL Ce sont des synesthésies tres courantes et assez simples. Ex : En vain ! l’Azur (visuel) triomphe, et je l’entends qui chante Dans les cloches (auditif) (L’Azur) Ex : A (and) noir(vis.), E(aud.) blanc(vis.), [(aud) rouge (vis), U(aud) vert (vis), O (aud.)bleu (vis), voyelles (Sonnet des voyelles) Ex : De blancs (visuel) sanglots (auditif) glissants sur l’azur des corolles (“L ’Azur”) Ex : I] sonne une cloche (auditif) dc feu rose (visuel) dans les nuages (Les Illuminations) Synesthe’sies dyadiques .' 2 elements sensoriels .' auditif + olfactifou vice versa Ex .' Les silences (auditif) parfumés (olfactif) (Les Illuminations) Synesthe’sies dyadiques : 2 elements sensoriels .' olfactif + visuel Ex: 11 est des parfums (olfactif) verts (visuel) comme des prairies (Correspondances) Synesthe’sies tryadiques: 3 elements sensoriels: auditif +visuel + tactile ou vice versa Ce genre de synesthésies est assez rare, complexe et se rencontrent surtout chez les poetes a sensualite hypertrophiee comme Baudelaire, Rodenbach ou Rimbaud, entre autres. Ex : [I arrive souvent que sa voix aflaiblie Semble le réle épais d ’un blesse’, (auditif) qu ’on oublie Au bord d ’un lac de sang, (visuel) sous un grand tas de morts, 65 Et qui meurt sans bouger, dans d’immenses efforts (tactile) ( ‘ ‘La clochefe‘le’e ’ ’) Synesthe’sies te’tradyques .° 4 elements sensoriels : auditif + gustatif + tactile + visuel Ce type de synesthésies est tres rare et se rencontre chez les poetes tres sensuels tels que Baudelaire ct surtout Rodenbach. Ces synesthésies sont d’autant plus rares qu’elles contiennent parfois un element gustatif, chose au demeurant insolite. Generalement les synesthésies contiennent deux elements sensoriels. Les synesthésies a trois ou quatre elements sensoriels sont fort rares ct denotent une hypertrophie des sens. En outre, par leur truchement, une grande fluidite s’instaure sur la gamme des sens. Ces deux phenomenes (hypertrophie des sens et fluidite sur la gamme des sens) peuvent etre revelateurs d’une psychopathologie transitoire, de tonalite affective intense liee a la brusque rupture du compose humain (Chez Baudelaire par exemple), ou tout Simplement d’un dessein tres prononce d’une grande creativite artistique avec, au bout du compte, la parturition d’un chef d’oeuvre (Chez Rodenbach en particulier). Ex : Son concert asthmatique (auditif) et acidule (gustatif) lui tirait (tactile) des larmes (visuel) (Bruges-La-Morte) Pour ce qui est des synesthésies pentadyques, c’est a dire: qui se composent de 5 elements sensoriels, on peut dire qu’elles existent mais sont extremement rares. On en trouve quelques—unes dans Bruges-La-Morte . Eu egard a la morphologie des synesthésies, on constatc qu’il existe des formes simples et des formes complexes D- MORPHOLOGIE OU PROCEDES DE CONSTRUCTION a- Forrncs simples 66 Les fonnes simples sont generalement celles dont les procedes de construction sont simples. Celles dont le nombre d’element sensoriels est moindrezdeux elements (par ex .° un son bleu (Serres Chaudes) ou qui sc composent d’un nom ct d’un verbe ou vice versa (ex:il buvait ce son (Bruges—La-Morte) ); un nom et autre nom (Une voix de la meme couleur (Bruges-La-Morte) ;un nom avec un caracterisant adjectival ou participial (une voix mouillée (Bruges-La-Morte) ) peuvent etre considerees comme des formes simples. b-Formes complexes Les formes complexes sont tributaires d’une construction complexe. Celles dont le nombre d’elements sensoriels est eleve ( trois, quatre ou meme cinq elements) Qu’est-ce pour nous, mon coeur, que les nappes de sang Et de braise (visuel), et mille meurtres, et les longs cris De rage, sanglots (auditif) dc tout enfcr, renversant (tactile) Tout ordre (Les Illuminations) font partie des formes complexes. Celles dont l’ordonnance subtile, raffinec fait interfercr la poesie avec la peinture au point qu’on a le sentiment d’avoir devant soi une ceuvre picturalc relevent aussi des fonnes complexes. Ex : Une voix de cristal qui chante, s’elargit en halos, en remous ou l’homme cede, toumoie, ct s’abandonne. (Rodenbach 37) Ici, la morphologie des synesthésies permet de traduire le Changement continu, graduel, souvent quasi-imperceptible, et en forme de petits tableaux, qui s’opere entre les perceptions de plusieurs domaines sensoriels, donnant ainsi au lecteur l’impression de contempler une (ruvre picturalc. Ce sont des synesthésies impressionnistcs. 67 Les types des synesthésies que nous vcnons dc presenter ne sont pas les seuls existant dans le symbolisme. Ce ne sont que des formes usuelles. Bien evidemment i] pcut done exister d’autres formes de combinatoire synesthésique. Cependant, quelle que soit la maniere dont elles se presentent, les synesthésies font partie des subtilites stylistiques et linguistiques, generatrices dc plus-values sémantiques. Par consequent, elles perrnettent de sursignifier la pensee, comblant ainsi les lacuncs de la communication. La ou le langage ordinaire est disqualifie, redhibitoire, les synesthésies prennent le relais. Elles sont donc linguistiqucment tres efficaces. D’ailleurs leur riche combinatoire contribue a la creation des hypallages, des catachreses, dcs metaphores, et des metonymies pour nc citer que celles-Ci. Nous nous bornons ici a citer quelques exemples de metaphore, de metonymie et de catachrese synesthésiques. Dans l’exprcssion: un silence incolore (Bruges-La-Morte), la synesthésie est metaphorique, car elle exprime une comparaison en raccourci, ou, mieux, sous-entendue. Tout se passe comme si ]e silence etait inherent a la vue. Par cette operation, on transporte (phore en grec = porter, transporter) le semantisme du mot silence au-dela (le prefixe grec meta signifie: au-dela ) de sa frontiere normale. Un ici s’ajoute done a un ailleurs. Cette adjonction confére a l’enonce une plus-value sémantique et, en consequence, ]e sursignifie. En definitive, l’enonce s’arroge d’un symbolisme latent tributaire de son champ sémantique. En revanche, ainsi que l’atteste Johansen : L ’expression phosphores chanteurs (Bateau ivre) peut ainsi étre de’signée comme un descendant de la métonymie. Etant donne’ sa forme elliptique-le terme explicatif la mer, a été omis- elle appartient plutét au genre pars pro toto, te’moignage paradoxal du besoin de synthese de la synesthésie (37). 68 Dans la construction, un parfum bleu, nous sommes en presence d’une catachrese synesthésique. Dans le cas d’espece. i] s’agit d’un procede tres proche de la metaphore. I] consiste a employer un mot au-dela de son sens strict. En fait, la catachrese est fondamentalement une metaphore. Cependant cette metaphore est, selon Le Dictionnaire de critique litteraire, « érigee en figure ]exicalisee en ce sens qu’elle permet de creer un neologisme a partir de plusieurs mots (ici plusieurs sensations : olfactive (parfum) et visuelle (bleu) empruntes a un autre genre on a une autre espece » Manifestement, a la lumiere de toutes ces considerations, on peut, a juste titre, considerer les synesthésies comme des tropes. Dans Le Symbolismc, Johansen demontre que les synesthésies sont des tropes. Elles relevent de la metaphore ct parfois de la metonymie. Certains auteurs les classent dans la categorie des metaphores. D’autres, en revanche, les classent dans celles dcs metonymies. En general, i] estime que les grandes synesthésies sont des metaphores tandis que celles qui sont plus breves sont des metonymies. I] declare a ce sujet : Conside’re’e comme trope, la synesthésie prend place a cote’ des deux plus importantesformes du langage figure: la metaphore et la me’tonymie. la metaphore exprime une situation au moyen de la meme technique que la synesthésie : elle saisit un parallele a la situation présente et en fait une image. Bien que 1 ’on ne soit pas d ’accord quant (‘1 la limite qu ’il convient de tracer entre la metaphore et la me’tonymie, 0n peut dire que la synesthésie se rapproche plus de la metaphore darts les grandes synesthésies e’largies... car on peut e’largir la metaphore a un plus haut degre’ que la métonymie. La me’tonymie, qui est la forme du singulier 69 de la metaphore, est par contre plus apparente’e avec les synesthésies plus courtes, mais plus decoratives...Alors que Sourieau la compare a la me’taphore...Segalen emploie 1e mot me’tonymie pour la designer .' « C ’est un trope nouveau, insoupgonne’ des premiers grammai- riens, rendu possible par 1e progressif rafi‘inage des données sensorielles. Nous les placerions volontiers sous l ’épithete grammaticale cettefois, de synesthésie, a 1 ’issue desfigures de mots, aux environs de la me’tonymie (45). Telle est la typologie des synesthésies en general. Nous allons a partir des notions fondamentales que nous examinees sur les synesthésies passer a l’etude proprement dite des synesthésies chapitre par chapitre. Le chapitre trois se penchcra sur l’ecriture synesthésique dans Les Fleurs du Mal. Quant aux deux demiers, ils permettront d’analyser cette écriture dans Bruges-La-Morte ct Etincelles et Gerbe de Sang a la lumiere dcs canons esthétiques deja presentes (au chapitre premier). Notre argumentation de base sera dc discutcr l’efficacite de cette écriture stylistiquement ct semiotiquement. 7O CHAPITRE 3 : L’ANALYSE DES SYNESTHESIES DANS LES FLEURS DU MAL Une lecture ne ffit-cc que cursive dcs Fleurs du ma] met en exergue l’cxpressivite singuliere qui gouveme la poesie de ce recueil. En effet, 1e poete y travaille diligemment a distiller la quintessence de son an dans une langue efficace. I] met cet instrument a contribution pour nous livrer le fruit de ses rflexions, ses visions, ses impressions. Il existe cependant un element recurrent, une sorte dc constante scalaire qui emerge de son texte et innerve son expressivite: les synesthésies. En effet, ces techniques sortent congrument de sa plume lyrique avec un bonheur certain. Le poete les affine tellement qu’i] en fait un instrument linguistique tres efficace. Quelle est leur origine? Comment se coneoivent-elles sur un plan morphologique/ typologique ? Quelle est leur fonction ? Ce sont autant dc questions qui seront « jetees en pature » a notre reflexion. Ces questions permettront d’asseoir l’argumentation centrale qui orientera tout notre travail a savoir : l’efficacite expressive dc l’ecriture synesthésique, son capital eleve de poéticite. Elles aideront a demontrer que l’expressivite de chaque construction synesthésique est proportionnelle a son coefficient de poéticite. En clair, elles apporteront la caution que: plus an signe synesthésique est expressif, plus son coefficient dc poéticite est eleve. Pour mcner a bien notre entreprise, nous utiliserons un certain nombre de notions inherentes a la semiotique poétique et a l’hermeneutique: obliquite, deviance sémantique; referentialite ou mimesis ; surdétermination ; expansion/derivation hypogrammatiquc; bipolarisation, modele axiomatique etc... Toutes ces notions ct bien d’autres figurent deja dans le chapitre premier de notre travail. 7] A — ORIGINE DES SYNESTHESIES CHEZ BAUDELAIRE A l’epoquc de Baudelaire et notamment dans la deuxieme moitie du XIXéme siecle, un phenomene nouveau voit le jour. De nombreux ecrivains ct artistes s’apercoivent intuitivement qu’il existe un clavier des sens a l’interieur duquel les perceptions sensorielles sont transposables au point de se confondre, ou, a la limite, dc correspondrc les uncs avec les autres. Ce phenomene a probablement deux origines, ou mieux deux causes efficientes. La premiere participe de la grande influence du philosophe et mystique suedois Swenderborg. Sa lecture a fortement impregne les esprits d’une frange notable de l’intelligentsia de l’epoquc. En effet, ce philospohe dans son livre intitule _L_es Orbes Celestes - qui fit sensation dans les cercles intellectuels — parle des connexions invisibles qui lient tous les corps de la creation. lntransitivement, il se référe par-la a cc qu’on appellera plus tard synesthésies. La deuxieme tient au desir ardent des artistes de l’epoque de creer un art total, c’est a dire: un art qui synthetise toutes les possibilites expressives sensorielles et artistiques. On l’appellera opera. Cet art souverain, holiste conjuguera : la danse; la musique instrumentee, vocale; les chants ; la mimologie ; la proxemiquc ou langage de la distance, la kinesie ou science/etude du mouvement, des gestes, etc. . .Ccrtains ecrivains de temperament mystique spiritualiste ont cru trouver par- la une source d’inspiration pour concevoir/realiser une forme de communication artistique qui transposerait les principes de l’opera dans la littérature, la peinture ou les autres arts et touchcrait l’z‘rme du contemplateur. Dans waesthesia, Classic and Contemporary Readings, Harrison et Baron—Cohen explique cette genese artistique et 72 mystico-spiritualiste des synesthésies. Ils montrent l’infiuence de l’opera de Wagner sur les compositeurs et pcintres Scriabin ct Kadinsky, les poetes Baudelaire et Rimbaud. Cette influence leur a inspire l’elaboration des synesthésies. Ses reflexions sont assez explicites : The composer Alexander Scriabin and painter Wassily Kandinsky were almost certainly aware of the efforts of Rimbaud and Baudelaire to link the senses and seem to have been aware of one another’s work ; both were also influenced by the operatic work of Richard Wagner (1813-83). Wagner saw opera as the ideal medium for conveying his thoughts and ideas and hoped ‘to touch the Christianity within us’ ...Kandinsky, in his written work On the Spiritual in Art, takes up Wagner’s suggestion that it is possible to touch the inner spirituality through the arts. Kandinsky appears to have possessed a certain envy of music as an art form, in that music. whilst being almost totally abstract, can successfully conjure visual images (cf : Debussy ’s Clair de Lune, and Wagner's overture to Das Rheingold). [...]Kandinsky ‘s move towards total abstraction in his work seems to have followed [...] from his desire to imbue his work with a synaesthesic quality. His intention was for his work to possess the quality of evoking sounds ( ‘klangen ’) in those who viewed his canvases. This evocation of an auditory dimension to visual representations was a move toward Kandinsky ’s ultimate aim of creating the gesamtkunstwerk ( “ total art Work" ) (9-10). Telles seraient les deux tendances qui ont marque les consciences dc l’epoque. Alfred dc Musset etait de celles-la. Dans son ouvrage La Mystique de Baudelaire Jean Pommier cite précisement le cas d’Alfred dc Musset qui, dans un diner dc famille, s’est ffiche parce que, selon lui, l’existence des synesthésies etait intrinsequemcnt evidente, incontestable. Pour lui, tout le monde devait en avoir la certitude. Malheureusement, contre toute attente, personne ne cautionnait cette existence. Alors Musset se fécha tout de go. A travers les lignes suivantes, Pommier explique la raison de sa colere : « I] devait soutenir une discussion pour prouver que le fa etait jaune, le soprano blonde, unc voix de contralto 73 brune ». I] pensait que : « Ces choses-la allaient sans dire ». Jean Pommier evoque aussi le cas d’Hoffmann, de Gautier pour ne citer que ceux-la. Le premier s’emeut dans La Princesse Bambilla en ces termes: « une voix qui exhale par ses accents un parfum d’amour (25) ». Dans Le Pot d’or il fait dire a son personnagez<inégayer, ->inapitoyer et surtout dé ->défiorer , se détachcr, se déprcndre). Laude dans Rodenbach, les De’cors de Silence explique avec beaucoup de justesse cette particularité qu’il met sur le compte du de’cadentisme. Il declare a ce sujet : Dans le méme re’gistre d ’imagination de’cadente, on ne peut manquer defaire réfe’rence au substantif « e’miettement », si caracte’ristique du monde de Rodenbach. Le verbe « s ’e’mietter » revient lui aussi re’gulierement pour exprimer de facon particulierement expressive l 'e’clatement et la dispersion symboliste, la fragilite’ de la « croute » du monde, c ’est bien l’absence d ’unité qui caractérise au fond la structure du monde. Eton peut parler chez le de’cadent d 'un ve’ritable vertige de la mutiplicite’fragmente’e. Cette fragmentation, cette absence (1 ’une architectonique du sens constitue sans aucun doute l ’aurore de la modernize. ll est d ’ailleurs une caracte’ristique du lexique de Rodenbach qui prend en compte, mieux que toute autre de cet e’miettement du monde decadent, il s ’agit de l ’usage massif de verbes et d ’adjectifsformés sur le pre’fixe dé-et par la méme expressif d ’une perte de forme. Nous avons recense’ pres d ’une trentaine de verbes et d ’adjectifs relevant de cette cate’gorie, dont certains fort rares .' de’dore’, démode’, desse’ché, de’fraichi, de’nuder, de’senfiler, se de’florer, se de’prendre, se de’clorer, se de’sargenter, de’faire, se de’bander, de’labrement, désue’tude, de’mantele’, se de’sagre’ger,, de’ajuster, détréner, déveloute’, de’teint, de’calque’, se de’composer, de’nouer, se desse’rer, de’serter, de’colorer, se de’nuancer, de’plume’, de’racine’. comment mieux exprimer cette « de’cadence » tous azimuts qui semble marquer la re’alité ? [...] cette « decadence » n ’est, en fait, rien d’autre que 1 ’e’clatement ou l'eflacement —suivant le cas — de la surface formelle de l ’existence, son « émiettement », qui n ’est pas seulement multiplication et désarticulation, mais aussi e’piphanie de l ’informel et du « ne’ant » (98). Ces considerations fort pertinentes appellent deux remarques. D’abord on pourrait dire que Chez Rodenbach, une portion majeure de l’écriturc synesthésique, par l’unite’ intersensoriclle, cherche tacitement ct formellement a conjurer cet émiettement, ce décentrement du monde. D’autre part, la vision du monde qui se de’gage de cet aspect 140 fragmentaire des choses est propédeutique de la modemité et meme du post- structuralisme dc Derrida. En effet,elle est réve’latrice « d’une absence d’architectonique du sens ». C’est une vision du monde ou le sens s’échappe permanemment, un monde oil le sens est constamment fuyant, en protension... Le texte, re-création du monde, microcosme et mise en abyme du monde, est le theatre ou se de’roule constamment cc proces d’évasion sémantique. Precisement, les synesthésies constituent des textes qui mettent en evidence l’inexhaustivité expressive catalysc’e par les canons specifiques de la poéticité. Elles contribuent donc dans Bruges-La-Morte a l’inexhaustivitc’ sémantique notamment les synesthésies aux formes complexes. Elles font le charme meme du langage poétique. Gourévitch dans La Poésie en France arrive 51 la meme conclusion, car i1 reconnait que c’est grace aux techniques complexes comme les synesthésies (Toutefois il ne les cite pas nommément mais son discours pourrait tout aussi bien s’appliquer a elles) que le langage poétique tue l’habitude ct séduit : [..] Le langage poétique est un antilangage. Tous les sche’mas d ’information habituels sont bouleverse’s. Les mots sont libres. La syntaxe n ’est plus la strate’gie des mots, mais leur magie. Nous voila dans l ’e’tonnement du premier jour. Cette difliculte’ du langage est donc la chance de la poc’sie. Elle nous empéche de consentir a l ’habitude. Elle restitue au mot sa valeur choc. Elle n 'utilise plus I ’objet, elle le conjure (I51. Telles sont l’orientation et la force dc l’écriture synesthésique dans ce quatrieme chapitre. En dc’finitive, elles (l’orientation et la force de l’écriture synesthésique) polariscnt toute l’attention du poete/romancier sur l’embellissement de l’expression en s’appesantissant 141 sur son efficience poétique et sémantique. Le poete/romancier s’investit dans un effort esthétique et. stylistique tres poétique révélateur d’une grande inventivité verbale. En cela, il s’inscrit dans le sillage de Baudelaire qui a frayé la voie que ses épigones allaient optimiser plus tard. Pre’cise’ment, Rodenbach fait partie de ses épigones. Telles sont la fonne, la substance ct l’cfficacité expressive dc l’écriture synesthésique dans ce quatrieme chapitre. Le chapitre cinquieme se chargera de s’interroger sur la puissance dc l’écriture synesthe’que dans Etincelles et Gerbe dc Sang Elle s’assignera notamment 1a tache d’e’clairer la portée idéologique de cette (ruvre. 142 CHAPITRE 5 : L’ANALYSE DES SYNESTHESIES DANS ETINCELLES ET GERBE DE SANG 1- ORIGINE DES SYNESTHESIES CHEZ DEPESTRE Chez les ecrivains caribéens en general ct Depestre en particulier, on prend conscience d’une difficulte’: exprimer son ame, son moi dans une langue qui ne parvient pas a traduire tres fidelement sa re’alite’ culturelle, son vécu existentiel et son étre dans le mondc. Du fait d’un drame historique, l’Ha’itien est devenu un transplante’, un étre qui n’cst plus vraiment africain (malgre ses lointaines origines africaines), encore moins occidental. Des lors, i1 s’impose un diktat, un programme: repenser son moi, sa culture, et surtout la langue qu’il utilise afin d’affirmer sa singularite’ identitaire. Cependant cette entreprise ne peut se réaliser qu’a travers une langue dont l’efficacite’ est indéniable. apte a traduire son ha'i'tianité. C’est précisement ce que Depestre s’emploie a re’aliser dans Etincelles et Gerbe de sang. Depestre y ressasse ses aspirations a un monde plus juste, e’galitaire, ou toutes les races du monde pourraient dialoguer sans complexe, un monde ou le Noir pourrait reconquérir sa dignite, en cessant d’étre un souffre-douleur, par revolution interposée. En raison du fait que le peuple noir et le peuple haitien ont vécu une condition sociohistorique unique, particulierement traumatique, stigmatise’e par la deportation, l’acculturation, 1a réification. I] leur a fallu aussi une langue aux techniques uniques, en mesure de traduire leur nouvellc condition. Ce’saire resume a grands traits, cette condition d’exception dans La Tragédic du Roi Christophe: « [Is 0er comm la deportation, le total outrage, la vaste insulte, ils ont recu, plaque’ sur le corps, au visage, l ’omniniant crachat » (21). 143 Dans cette optique, les synesthésies, par leur expressivité unique, se sont révélées a Depestre comme l’une des techniques efficaces qui garantissent cette haitianité dans le texte. Par consequent, chez Depestre, l’usage des synesthésies répond a une ne’cessite’, une urgence inte’rieures: exprimer le moi haitien dans toute sa complexitc’ me’andreuse, ses tribulations historiques, existentielles, ses aspirations, son odyssée fantasmatique. Telle est l’aventure poétique et esthétique dans laquelle i1 s’engage dans son recueil, synesthésies (entre autres techniques) a l’appui. L’origine des synesthésies sourd de cette perspective-la. Mais a cela s’ajoute le fait que les synesthésies ont en soi quelque chose de fondamentalement révolutionnaire, sur le plan tropologique, sémantique et formel. En effet, elles font partie d’un ensemble de techniques stylistiques mises en place par le symbolisme en vue de la revolution poe’tique culminant dans leur idéal de poésie absolue. Elles répondent donc parfaitement au dessein d’ope’rer une rupture viscérale avec les poncifs surannés, en vue d’une langue nouvellc, tres expressivement efficacc. Depestre, sans vraiment étre symboliste, a néanmoins affectionné ces demiers et plus particulierement Baudelaire et Rimbaud. De plus, l’e’criture synesthésique, par son esthétique révolutionnaire, s’est impose’e a lui en tant que marxiste) comme la premiere option apte a exprimer l’ontologie ha'i'tienne, a transformer le monde. L’influence de Baudelaire, proto-symboliste ct dc Rimbaud est tres grande chez Depestre. Baudelaire a ouvert la voie au symbolisme. Rimbaud va la suivre. Les deux poetcs aspiraient a transformer le monde a travers la poésie. C’est ce qui explique le fait que Depestre se soit inspire’ d’eux dans son écriture poétique et son approche des faits existentiels. Par consequent, l’influence de Baudelaire et de Rimbaud va marquer Depestre. Ce n’est 144 guerc par le fait du hasard que Depestre se re’clame e’pigone de Rimbaud lorsqu’il dit au de’but du poeme Temps de loups de Gerbe de Samg: “11 m ’est e’chu d ’étre ce poete he’ritier d ’Arthur Rimbaud ” (77). Manifestement, nous sommes donc enclins a constater qu’il a des affinite’s avec les symbolistes en ge’néral, Baudelaire et Rimbaud en particulier. D’ailleurs le fait qu’il y ait deux occurrences de Rimbaud dans le texte ne releve point du hasard. Force est aussi de souligner que le symbolisme est l’un des ancétres du surre’alismc, ce qui est démontré avec beaucoup de justesse par Anna Balakian dans Literary Origins of Surrealism. Le collage surréaliste, pour ne citer que cc procéde’ par exemple, obéit techniquement parlant, a la meme structure logique et tropique que la synesthésie. D’autre part, Depestre a adhe’ré au surréalisme. Dans son essai Métier a Métisser i1 nous parle des circonstances de son adhe’sion a cette ecole. Donnons-lui 1a parole pour en savoir davantage : Cette rencontre (avec Andre’ Breton) a été de’cisive dans ma vie. J ’en ai souvent parle’, j 'ai eu une fois l ’occasion (1 ’en parler a la cite’ universitaire de Paris, sur invitation de Jacqueline Che’niewc-Cendron qui, au CNRS, est charge’e de recherche autour de l ’héritage surre’aliste. Elle m ’avait invite’ a parler de Pierre Mabille et de Breton, les deux hommes e’tant a l ’origine, avec Aime’ Ce’saire et Alejo Carpentier de mon adhesion au surre’alisme (145). Cependant l’e’criture de Depestre, sans vraiment porter la dicte’e de l’inconscient, a, néanmoins, quelques propensions surre’alistes. L’une de ces propensions est justement l’adoption des synesthésies. Toute cette conjonction dc facteurs démontrent la parentc’ 145 litte’raire et idéologique entre les symbolistes et lui. Un autre point de convergence entre l’e’criture despestre’enne et l’e’criture symboliste reside dans la notion de l’unité. L’e’criture depestréenne dans Etincelles et Gerbe dc Sang est marquee dc l’empreinte du marxisme. Fondamentalemcnt, dans cette idéologie, on valorise le concept de l’unité, car c’est grace a l’unité organique entre tous les prolétaires du monde entier que le grand soir arrivera et qu’on annihilera le capital. Beaucoup de poemes du recueil sus mentionné portent lc sceau de cette unite’ (Dialogue des ondes 36 ; Unite’ 29 ; La nouvelle cre’ation 33 ; Royaume des mots 57 ; Hasta la vista 73 ; Temps des loups 77; Liberation 99 ) De meme, les synesthésies, techniques inhérentes au symbolisme obe’isscnt au principe de l’unité : l’unité esthétique au sens littéral, c’est a dire: des techniques poc’tiques dc perceptions sensorielles. Les deux écritures sont donc marquees par deux sortes d’unite’ : une unite’ de type esthétique chez les symbolistes et une unité de type social avec un arriere-plan doctrinal, idéologique chez Depestre. Pour l’essentiel, nous devons retenir que Depestre emploie les synesthésies en raison de leur expressivité particuliere qui leur confere 1a force d’exprimer l’ontologic ha'itienne dans toute sa plénitude, ses aspirations les plus profondes. Nous nous attacherons done a démontrcr dans ce chapitre que la raison majeure pour laquelle Depestre emploie l’écriture synesthésique est de traduire son engagement idéologique (Cet engagement est sinon re’vélé, du moins suggéré par la grande efficacité expressive dcs synesthésies) meme si cette écriture a aussi d’autres fonctions. Jusqu’ici les critiques qui ont re’flc’chi sur les synesthésies se sont contente’s de montrer qu’elles expriment l’unite organique qui régit les elements du cosmos et notamment le mate’riel et le spirituel. C’est 1e cas de Sven Johansen, Lyod Austin, Jean Pommier, Claude Pichois entre autres. Ils n’ont pas 146 vraiment analyse’ sérieusement sa grande efficacité expressive, sa puissance poétique singuliere, encore moins son aptitude a exprimer un engagement idéologique. Nous pensons que la mission que s’assigne cette écriture ne se limite pas a ce niveau métaphysique ou philosophique. En effet, elle a aussi une dimension ide’ologique. C’est précisement cette portc’c qu’clle traduit dans Etincelles et Gerbe dc Sang. Cette oeuvre poétique s’aligne dans la perspective de la négritude et du marxisme, deux ideologies qui, a l’e’poque dc sa publication avaicnt le vent en poupe. En effet, face a l’hydre du colonialisme et du néo-colonialisme, Depestre, tres proche des e’crivains ne’gro-africains s’est inspire’ de la ne’gritude afin dc transformer positivcment son pays. Ces ecrivains qui se battaient pour asseoir la souveraineté historique de leur territoire, et réclamer la dignite de leur race si bafouée, ont crée le mouvement de la négritude. En outre, ils conside’raient que la seule planche de salut résidait dans le marxisme, compte tenu de son humanisme cosmique et salvateur. C’est ce qui explique 1e fait que beaucoup d’entre eux ont flirté avec le marxisme a un moment donne’ de leur cursus existentiel. Ce fut le cas de Ce’saire, dc Depestre (Il fut tres proche de la ne’gritude) qui ont emprunté cette voie estimant que son messianisme idéologique et cosmique re’pondrait aux aspirations et valeurs de liberté, d’humanité, de dignite’ et de progres cheres aux Noirs. Pre’cisément ces valeurs ont été de’libe’rément confisquées ou nie’es par l’esclavagismc, le colonialisme et le ne’o- colonialisme. C’est du reste 1a toile de fond propédeutique a l’cngagement doctrinal de Depestre et qui va aussi irriguer son écriture synesthésique. Telle est l’origine des synesthésies chez Depestre. Comment se presentent leur typologie et morphologie dans Etincelles et Gerbe dc Sang ? La suite de notre analyse va nous en apporter l’éclairage. 147 TYPOLOGIE DES SYNESTHESIES DANS ETINCELLES ET GERBE DE SANG Nous nous proposons, comme d’habitude, d’examiner la forme ct 1e type des synesthésies parce que l’e’tudc des fonctions qui va suivre cet examen dépendra de la forme et du type dc synesthésies conside’rés. Si nous prenons le risque d’analyser directement la fonction d’une synesthésie sans passer pre’alablement par une etude de sa forme et dc son type, il s’ensuivra une aporie méthodologique susceptible d’hypothéquer la cohe’rence meme de notre analyse. Dans Etincelles les synesthésies de type dyadique (deux modalités sensorielles) prédominent. 11 y a un nombre considerable de synesthésies ayant la modalité auditive + visuelle ou vice versa. L’influence tacite de Rimbaud et notamment de son audition colorée se signale ici. Nous examinerons par la suite lc principe de causalité sous-jacent de ce phe’nomene. Voici quelques exemples de synesthésies dyadiques a l’appui : Auditive + Visuelle/tactile ou tactile + visuelle ou (rare) auditive + gustativc Il (ce mot) (auditivc)flotte sur 1 ’e’mail des prairies (visuelle) (Je connais un mot. 3) ; Le silence (auditive) avait un gout de sang (gustative) Visuelle + tactile Une nuit (visuelle) e’paisse (tactile) 11 (cc mot) (auditive) brille (visuelle) (Ibid.) ; Nous avons aussi une portion congrue de synesthésies tryadiques (La plupart figurent MORPHOLOGIE DES SYNESTHESIES Les synesthésies se présentent ge’néralement sous deux formes: les fomies simples et les formes complexes. 148 Les formes simples Nous considérons comme formes simples celles dont 1a structure est simple, c’est a dire: de composition: Pronom/substantif suivi d ’un verbe: llflotte; il brille; il pie’tine Mon message s ’est brise’; des paroles de’coche’es avec de’sespoir Les formes complexes Elles se composent d’une serie de substantifs relie’s par une preposition ou bien d’un substantif suivi d’un verbe et d’un substantif ou encore un substantif suivi d’un substantif. Une nuit sans son, sans couleur; I 'ombre distillait un relent ,' Qu’en est-i1 dc leurs fonctions? FONCTIONS DES SYNESTHESIES: Les synesthésies ont plusieurs fonctions. Elles sont d’ordre uchronique ou utopique, apophantique, artististique ou picturalc ct surtout ide’ologique. En outre, i1 importe de pre’ciscr derechef que notre analyse des fonctions des synesthésies aura tendance a devenir mécanique, voire monotone. Cela tient au fait que l’approchc sémiotiquc portant sur les synesthésies tend a étre mécanique dans la mesure 011 on applique les memes principes (e’tude des signes) aux memes données (synesthésies). Ainsi donnerons-nous parfois l’impression dc nous répe’ter. Nous utiliserons souvent certains termes ou constructions : modalité sensorielle, sensations, perceptions sensorielles, metaphore intersensorielle, isotopie, se’mantisme, lexemes, semes,0bliquité sémantique, incompatibilite’ de deviance sémique, mimesis, referentialite, hypogramme, matrice, modéle axiomatique, systeme modélant secondaire, pertinence idiolectique, pertinence 149 classe’matique. .. Ces termes/ concepts ont fait l’objet d’une etude systematique dans le premier chapitre. Ils vont donc nécessairement étre re’pétés. Au demeurant, cette dimension de l’analyse ne de’pendra pas de nous mais plutot de la nature meme de la matiere soumise a notre analyse. En outre, dans cette e’tude, nous chcrcherons, comme dans les chapitres préce’dents, a démontrer l’efficacite expressive des synesthésies, leur potentiel de poe’ticité en examinant leurs fonctions. Cependant, nous nous appesantirons sur les fonctions idéologique et apophantique. Elles sont tres importantes dans la mesure ou la plupart des textes sont traverses par un substrat idéologique. Precisement, l’efficacite’ expressive de l’écriture synesthésique ambitionnera d’en eclairer la porte’c. A- F onction uchronique ou utopique e1 fonction incantatoire l-Fonction uchronique ou utopique La fonction uchronique est celle par laquelle le poete concoit le monde non pas comme il est, mais comme il aurait souhaité qu’il ffit. Aussi l’univers qu’il appréhende épouse-t-il la formc de ses lubies, ses aspirations fantasmatiques. Q Dictionnaire de Critique Litte’raire apporte un eclairagc efficace sur le sens du mot uchronie. Ce mot est formé du pre’fixe privatif « u » qui signifie « non », « a coté de» et du radical « chronos » qui signifie « temps ». De ce fait, i1 désigne ce qui se situe en dehors du temps, de la réalité. Il s’ensuit qu’il releve d’une situation anhistorique, non réferentielle. I] traduit 1e désir dc voir le monde tel qu’on l’imagine dans le prisme enjolivant de ses fantasmes et non pas tel qu’il est. C’est donc une vision onirique, idylliquc du monde, bref, une sorte dc merveilleux qu’on transpose dans le ve’cu et qu’on assume comme tel. Le mot utopique selon 1e meme dictionnaire recoit lc meme eclairagc sémantique. Il est en effet formé du 150 préfixe privatif grec « u » qui signifie « non », « a cote dé » et du radical grec « topos » qui a le sens dc « lieu ». Il fait donc etat d’une perspective non réferentielle, idéalisée du monde, c’est a dire celle des poetes symbolistes, et ceux qui ont toujours aspiré a transformer le monde et a transformer la vie (les communistes en ge’ne’ral). Depestre fait partie de ces demiers. 2-Fonction incantatoire La fonction incantatoire consiste a enchanter. lncantare signifie enchanter en latin. Les synesthésies qui répondent a cette classification ont pour dessein d’exprimer un pouvoir d’enchantement, de se’duction, une faculte’ qui releve de la magic afin de créer ou de transformer quelque chose. Des lors, examinons, concretement comment se manifeste sémiotiquement la fonction uchronique dans Etincelles ct Gerbe de Sang. Les synesthésies qui répondent a cette classification sont de deux ordres : les synesthésies dyadiques aux formes simples empreintes d’une transfiguration épique, et les synesthesies tryadiques aux formcs complexes. 1- Fonction uchronique La fonction uchronique est rendue par les synesthesies dyadiques aux formes simples empreintes d’une transfiguration epique. Ex: 11 (1e mot) brille dans les détours des rivieres. Je connais un mot aux charmes carai'bes ll brille dans les détours des riviéres (Etincelles 4) 151 Les synesthésies sc présentent ici de maniere suivante : une modalité auditive (mot) ou son substitut paradigmatique (il) suivie d’une modalite’ visuelle (brille). La combinaison des deux modalités déclenche une rupture par rapport a la mimesis. C’est ainsi que l’e’noncé synesthésique ne peut s’appréhender que connotativemcnt, analogiquement, car an mot qui brille littéralement ne fait pas sens a moins d’étre synesthete et de le voir effectivement en train de briller. La combinaison crée une metaphore intersensoriclle. En fait, le mot mot est doté d’une exquise qualité musicale qui endeve, se’duit l’ouie. Le poete s’attache a de’montrer que cette qualité unique 1e (1e mot) transfigure au point de l’imprégner d’une certaine luisance (brille). Nous avons ainsi un embrayage audition-vue dont le télcscopage sémique opere une transcendance de l’expression auditive ct dc l’expression visuelle. Le re’sultat de cette ope’ration est la production de la metaphore intersensoriclle : il brille. Le mot enchante si expressivement qu’il séduit et la vue et l’ouie. Le poete atteste qu’en vertu de sa double prégnance expressive, ce mot catalyse ses réves, le transporte sur la crete meme de la béatitude illustre’e dans le texte par le lcxemefolie. La fin du poeme est a cet egard, éminemment significative : Ce mot est mon avenir Ce mot est mon amour Ce mot est ma folie .' Haiti (Etincelles 5). Haiti c’est la patrie du poete. Cela inferc que la synesthésie dont le sens est davantage e’clairé par la fin du poeme apporte la certitude que le poete s’érige en thuriféraire, en chantre lyrique de sa patrie. L’organisation allitérative (iteration de ce mot) de l’écriture met en exergue une forme d’insistance, un soulignement expressif qui ajoute au sémantisme de la synesthésie. Par la synesthésie il fait de son pays un espace mythique, 152 un univers idylliquc, merveilleux qui inscrit sur son sillage une eblouissante cosmogonie. En definitive, c’est un réve splendide qu’il vit ct auquel i1 nous convie par synesthésie interposée. La verve lyrique du poete qui s’irradie sur les synethe’sies met en e’vidence 1e merveilleux réve qu’il vit dans toute sa ple’nitude. Sur 1e meme régistre uchronique, nous avons la construction synesthésique : Un mot tout flambant d ’histoire Ce signe synesthésique contient : une modalité auditive mot suivie d’une modalité visuelle (flambant). Sa lecture ne peut se faire que connotativement en raison du fait qu’il y a creation d’une metaphore intersensoriclle. Le divorce de l’expression avec la mimesis est ravivé par la singularité de la force expressive des lexemes mot, tout flambant ct notamment l’adverbc tout qui modifie le sens de l’adjcctif verbal flambant ct suractive par-la meme son expressivite’. En effet 1e choix des lexemes bien que deviant est fort heureux, car i] se distingue par sa pertinence idiolectique. L’exploration des semes de flambant donne: brulant, tres brillant, luisant, e’blouissant, scintillant, tres neuf (car ce qui est tres neuf brille généralement par sa jeunesse, sa morphologie attrayante). Ces semes sont stylistiquement marque’s, car ils sont positivement et sémantiquemcnt valorisés, compte tenu de la qualité exceptionnelle des lexemes auxquels ils renvoicnt. L’adverbe tout associé au caractérisant fiambant développe donc une plus-value sémantique. La plus-value sémantique s’applique a mot, e’lémcnt de perception auditive. Tout se passe comme si ce mot (Haiti), par sa percutante musicalite’, était percu de maniere a creer dans la psyche’ du poete quelque chose qui evoque, suggere, ou qui est analogue a la luisance, au flamboiement. Cette ope’ration psychologique complexe 153 procede d’une exaltation du moi du poete ayant pour catalyseur l’amour pour Haiti, patrie du poete. A la réflexion, la plus—value sémantique a pour charge de suggérer l’ensemble des valeurs positives exprimées par le mot Ha'r'ti et subsumées par la synesthésie: 1a grandeur de la patrie, l'amour de la patrie, l’héroi'sme, la valeur de ses hommes, leurs prouesses guerrieres, leurs nobles aspirations, leur quéte effective de la dignite. Dans ce demier cas (prouesses guerrieres, nobles aspirations, quéte effective de la dignite’), il s’agit d’une formulation historique allusive. La formulation de la synesthésie est allusive parce que son écriture ne mentionnc pas explicitement la grandeur de l’histoire d’Ha'i'ti. On 1a lit cependant au second degre. C ’est une Histoire marque’e par des prouesses celebres, devenues classiques, universellement reconnues. Nous avons déclare’ que la pertinence du signe est idiolectique. Nous nous rendons compte qu’elle est tout aussi classe’matique, car les prouesses guerrieres qui jalonnent l’Histoire d’Ha‘r‘ti sont devenues classiques dans la littérature. Aime’ Césaire par exemple leur a consacre’ un livre intitulé : Toussaint Louverture. En effet, Toussaint Louverture, personnage e’ponyme, chef d’esclaves révoltés, a dirigé une armée compose’e de ses freres de race et de condition vers la fin du dix-neuviemc. Cette arrne’e est entre’e dans l’Histoire en massacrant les troupes francaises, surarme’es et nume’riquement supe’rieures, avec des armes rudimentaires. C’est ainsi que Ha'r'ti devint le premier Etat noir indépendant du monde entier en 1804. Le poete pense intransitivement a tout cela au trc’fonds de son envolée lyrique. Par consequent son exaltation lyrique suggerée par la synesthésie a pour toile de fond les prouesses guerrieres constitutives de l’Histoire d’Ha‘r‘ti. En definitive, i1 s’inscrit en filigrane un lien organique entre Ha’r’ti et son Histoire, une unite mystique, affective entre le poete, sa patrie et son Histoire, un lien idylliquc entre le passe prestigieux et le 154 present. I] s’ensuit que la synesthésie devient un lieu syncrétique, un espace pourvoyeur de fantasmes et réve’lateur d’un monde merveilleux oil coexistent un passe glorieux et un pre’sent qu’on tend spontanément a enjoliver. Toute cette conjonction d’e’vénements historiques crédibilisés grace a une lecture au second degre’ de la synesthésie survalorise son sémantisme. ll trone dans la misere des mansardes F Cette synesthésie contient une sensation auditive (il, c’est a dire: mot) et une sensation visuelle (trone). Dans cette synesthésie, l’effusion lyrique que le poete connait l’amene a apprehender dans un meme e’lan une sensation ressortie a l’auditif (il/mot) et une sensation ressortie au visuel (trone). L’e’vocation du mot cre’e une image mentale qui fusionne avec le mot. L’énonce’, bien que phraséologiquement de’viant par rapport a la re’férentialite’ est surdétermine par le choix heureux des mots, leur puissance de suggestion des mots (i1 trone). De cc fait, elle compense la mimesis, exemplarise et poétise le discours litte’raire. L’e’vocation du mot cre’e une image mentale qui met en relief la grandeur, 1a noblesse historiques du réfe’rent (Haiti) renchéries par la synesthésie. La synesthésie re’sulte de l’effusion lyrique qui habite le poete. Cette effusion s’appesantit sur le referent et met en evidence sa force et sa noblesse ubiquitaires, pancosmiques stylistiquement rendue par la structure allitérative de la strophe qui se manifeste ainsi qu’il suit : II trone dans la misére des mansardes dans le sommeil rive’ aux nattes dans le trop plein des villas dans la solitude des tombes 155 Qu’est-ce a dire en réalité ? Le poete resscnt la nécessité phatique de partager avec nous un réve: 1a grandeur singuliere de sa patrie et son histoire héro‘r’que. Ces deux realites sont présentifiées, c’est a dire transposées dans l’instant pre’sent ct vécues comme telles dans sa mémoire et dans lc tréfonds de son étre. En clair, 1e poete les exhume, les extirpe du passe’ et les inserent dans l’instant present. I] les fait vivre a tout le peuple ha’r‘tien dans toutes ses strates sociales, physiqucs (misere des mansardes, nattes, trop plein des villas) 1 et métaphysiques (solitude des tombes). 2-Fonction incantatoire L_5.mn L‘- _ Mots de de’sepoir mots de toutes les bouches. Soyez dans mes mains des palmes de douceur (Etincelles 57) Cette expression synesthésique sc compose d’une sensation auditive (mots) suivie d’une sensation tactile (palmes de douceur). La premiere sensation, l’auditive, est reliée a la seconde par le verbe soyez et la preposition dans. Ces deux mots fonctionnent comme deux copules. Appelons-les pour les besoins de notre analyse une copulc verbale et une copulc prépositionnelle. Leur role est de gérer 1a synthese, l’unite’ organique qui sous- tend l’existence de la synesthésie. Cette unite fait disparaitre les barrieres sémantiques et lexicales au point dc faire en sorte que les deux sensations ne font plus qu’une. Par consequent la sensation auditive épouse la sensation tactile. De surcroit, la repetition des termes (mots de repris deux fois) dans cet c’nonce’ donne a sa structure géne’rale 1a facture d’une incantation. En fin de compte, par la synesthésie et son pouvoir de fusion, lc poete procedc a une espece d’incantation, une ope’ration magique ou alchimique en vertu de laquelle, la seule profération iterative du meme son se voit dotée de la faculté de transformer 1e son en toucher. La re’pe’tition et, plus techniquement parlant, 1a 156 structuration anaphorique de la strophe dont 1a synesthésie fait partie conferc a l’allure d’ensemble dc cet e’noncé 1a valeur d’une incantation, d’une formule magique qui, ainsi que nous vcnons de le voir, doit transformer le son en toucher. Le pouvoir du son est d’autant plus efficace qu’il est censé conférer un effet balsamique, voire the’rapeutique (palme de douceur). Le mot incantation vient du latin incantare qui signifie: enchanter, se’duire, envofiter. 11 denote donc un processus surnaturcl, magique en ceci qu’il se réfere a une operation par laquelle la repetition d’une meme formule contribue a produire un effet positif ou ne’gatif sur les étres et les choses. La structure anaphorique de l’énoncé alliée a la reiteration de la construction synesthésique suggerent véritablement une operation magique qui se charge de changer une condition dysphorique, morbide (mots P de désespoir) en condition euphoriquc, curative (palmes de douceur). La force expressive de la synesthésie est obtenue par la repetition, 1e soulignement cxpressif qui enrichit le sémantismc de la synesthésie par le principe dc l’expansion/dérivation hypogrammatiquc. Nous pensons qu’unc reproduction intégrale du passage d’ou sont issues ces syncsthesies plaide en faveur de cette allegation (pouvoir/fonction incantatoire, magique et the’rapeutique de la synesthésie) : Sauvez mes ans de la plage de’serte Sauvez la foule de l’absence de voix Mots de désespoir mots de toutes les bouches Soyez dans mes mains des palmes de douceur Soyez pour lesfleurs une rose’e de sang pur Soyez pour la vie une aube sans limites Soyez pour Edel des signes de baisers 157 C’est l’occasion de préciser que la synesthésie a aussi un pouvoir de creation, car comme le souligne Sven Johansen dans Le Symbolismc , « le pouvoir de suggestion de [a synesthésie tend a acce’le’rer le processus de la cre’ation qu 'on retrouve surtout dans le plze’nomene de l ’incantation, donc de la cre’ation » (35). Le passage ainsi présente valorise 1a force de la parole par l’entremisc de la synesthésie. ll recele un intertexte biblique. Il ressasse en effet les temps mythiques, épiques, ou /et/ bibliques dans la mesure ou ces temps furent le theatre ou des manifestations magiques d’un tel éclat e’taient inscrites au quotidien. Est-i1 besoin de préciser que le monde, selon les textes de la Genese, fut crée par le seul fiat de la parole ?. .. Que 1e verbe (1a parole) selon les memes textes était au commencement de toute chose : ad principium verbum erat (Genese) ? Par consequent dans ce passage les synesthésies vraisemblabilisent une transfiguration epique. En cela, elles sous-tendent 1c pouvoir thaumaturgique du poete. Les synesthésies tryadiques aux formes complexes : Tous les visages de mes soirs amoureux toutes les promesses des levres palpitantes se sont e’vanouies dans tes beaux yeux noirs. Ces synesthésies sont concues a l’aide d’une sensation auditive (promesses des levres palpitantes), d’une sensation tactile (e’vanouies) et d’une sensation visuelle (beaux yeux noirs). Généralement nous avons remarque que les synesthésies a fonction uchronique ont une tonalité positive mais celles-ci ont une tonalité negative, me’lancolique. La ne’gativité de la tonalité re’sulte d ’une attente de’cue, une aspiration non re’alisée, expressions qui 158 peuvent designer la matrice de la synesthésie. L’aspiration se traduit par la sensation auditive toutes les promesses des levres palpitantes. Elle se caractérise par la comple’tude. Cela est justifié par l’emploi du pronom inde’fini toutes qui qualifie promesses et marque 1a plénitude, et du caractérisant adjectival palpitantes tres suggestif. Toutes et palpitantes sont des indices de comple’tude. Tous ces indices langagiers de’signent un trop plein d’émotion, un désir ardent de voir se re’aliser quelque chose d’important. Mais malheureusement, nous avons dans cette construction le principe de la conversion, qui est génére’ par le lexeme e’vanouies. Le participe pe’joratif e’vanouies sature tout l’énoncé de marques negatives. En vertu du principe de la conversion, une permutation ne’gative peut étre de’clenche’e par la matrice. Il s’ensuit que 1‘ cette permutation imposée aux marques derive toutes les promesses de son contraire, lévres palpitantes de son contraire, beaux yeux noirs de son contraire. Or, toutes qui qualifie promesses et le caracte’risant palpitantes sont emblématiques de la complétude. Ils sont mélioratifs. En revanche, e’vanouies, pe’joratif est emble’matique de l’incomple’tude et sémantise la matrice. Alors, i1 contribue a ge’ne’rer une négativation des marques positives de toutes les promesses, et palpitantes . Au bout du compte, les connotations de : toutes les promesses, palpitantes et leurs presuppositions: euphorie, enchantement, espoir, exaltation, réve, nobles aspirations, ambitions, sont transformées par 1c principe de la conversion en : dysphorie, désenchantement, désespoir, abattement, immobilisme, resignation. Nous avons clone 121 un exemple concret d’une synesthésie aux marques initialement positives mais négativées par le principe de la conversion 51 tel point que toute 1a mimesis dc l’e’nonce’ est sémiotise’e, saturée de signes négatifs. La conversion survalorise ainsi 1’expressivite’ du signe synesthésique en 1e sursignifiant. 159 Nous nous apercevons donc que la complétude cede 1e pas a l’incomplétude, un grand réve sans lendemain, une tempete dans un verre d’eau. Quelque chose d’absolument beau etait sur le point de s’accomplir mais sa manifestation s’est magiquement annihile’e (e’vanouie), transformée en son contraire, on efit dit frappée par un sortilege, un anatheme. La conversion ainsi élaborée met a nu 1a force expressive de la synesthésie, son cinétisme transformationnel. Les e’toiles diront | l’e’clatant message desfoules ressuscite’es (Etincelles 21) Dans cette synesthésie, nous avons une sensation visuelle (e’toiles) + une sensation auditive (e’clatant) + une autre sensation visuelle (message). La formulation de la synesthésie surprend par sa phrase’ologie de’viante qui brise la referentialite. Le poete a choisi me’ticuleusement les mots pour frapper notre imagination. Leur se’mantisme est tres suggestif. C’est ainsi que malgre la phraséologie déviante, il est surdétermine grace a sa pertinence idiolectique. Le poetc, transfigure’, exalté, peint 1a magnificence qu’il vit et qu’il nous présente comme si elle s’e’talait devant ses yeux : l ’e’clatant message desfoules ressuscite’es. Son imagination incandescente l’amene a percevoir ct a vivre dcs réalite’s sumaturelles. Par son truchement, la sensation visuelle (étoiles) s’harmonise parfaitement avec l’auditive (e’clatant) et l’autre visuelle (message) pour pre’senter un spectacle et une vision cosmiques d’une portée sumaturelle. La dimension sumaturelle de la porte’e est renchérie par la metaphore synesthésique éclatant message d’une part et 160 les singuliers destinateurs du message (foules ressuscitées) d’autre part. L’expression e’clatant message est polysémique dans la mesure oil son referent peut étre visuel, auditif, consécutivement a l’expansion de ses semes. Le mot message ressorti ici au rc’gistre sémique auditif est precede du caracte’risant e’clatant qui, lui, est ressorti au régistre sémique visuel et auditif. Au demeurant, 1e message qu’on entend est tellement hors du commun qu’il semble se doter de la faculté d’exploser. Aussi sollicite-t-il le sens auditif au plus haut point. Le meme message est aussi unique en son genre, tres pregnant et, de ce fait, fonctionne comme s’il e’tait visible. Alors, il donne l’impression de se nimber d’une lueur eblouissante. D’ou son aspect e’clatant dans sa connotation d’e’blouissant et ...-‘31.... an lab—Ham‘s A...” dans sa connotation d’explosif. La singularite’ fantasmatique du message est accentuée par son expression focale d’origine stellaire (Les e’toiles) ct par ses extraordinaires destinateurs : desfoules ressuscitées. Par consequent les synesthésies déploient un double volet sémique qui enrichit le spectacle, le hisse pratiquement au niveau de la fantasmagorie. Grace aux synesthésies, 1e poete nous transporte dans un univers ou le merveilleux interfere concomitamment avec le nature] et le surnaturcl. Il s’ensuit que notre raison bascule devant ce phe’nomene insolite. Nous nous trouvons donc en fin de compte dans un monde magique, fée’rique, relevant pratiquement de la fantasmagorie et les synesthésies constituent un adjuvant sémantique efficace permettant de l’entretenir. b-Fonction idéologique et apophantique synesthesies 1- La fonction idéologique Elle est vehicule’e par les synesthésies dyadiques aux formes simples. 161 La fonction ide’ologique est mise en exergue par l’idéologie du poetc. L’idéologie est un mot invente’ par Destut de Tracy pour designer la science des idées, des croyances, pour faire reference aux etats de conscience. Dans L’ldeologie Allemande, Marx et Engels considerent l’idéologie comme tout reflet inverse’, fragmentaire, mutilé du reel. A cet egard, l’ide’ologie s’oppose aux sciences. Cependant, nous devons nous interdire de la re’duire a un systeme d’idées stricto sensu. C’est un systeme d’idées et de valeurs mais a caractere non transcendant inherent a une société, un groupe, une classe d’individus qui organise son comportement, son action par rapport a ce systeme dc valeurs. C’est aussi 1e point de vue de Marx, partage’ par Gramsci dans Gramsci dans le Texte, point dc vue que nous cautionnons egalement. Ces quelques observations théoriques nous amenent a infe’rer que l’idéologie est l’en-deca de la philosophic dans la mesure oil toute philosophic est avant tout ide’ologique. Des lors, l’idéologie cesse d’étre concue comme une pure construction imaginaire, désincarnée, pour devenir un fait social qui mord a la réalite’ et, par conse’quent, s’impregne d’une existence inféodée a la vie concrete des hommes. C’est, en un mot, l’expression des hommes dans leur rapport avec le monde. En definitive, l’ide’ologie se distingue par son engagement, son militantisme. Elle ambitionnc de transformer le monde en vue d’y transposer son systeme de valeurs, y matérialiser ses de’sirs, ses aspirations. Le marxisme, la négritude par exemple sont des ide’ologies. En ce qui concerne les oeuvres litte’raircs, force est de constater qu’elles ont souvent un substrat idéologique. C’est précisement le cas d’Etincelles ct Gerbe de Sarg. Comment s’opere donc la fonction idéologique des synesthésies? Elle s’opere a l’aide des synesthésies dyadiques aux formes simples telles que: 162 Ouvriers aux paroles de braise ,' le vent des mots coupe 1 ’air du monde ,' voila un langage comme une torche dans la poudre des passions ; et des synesthésies tryadiques aux formes simples telles que: L’étrange clameur de la souffrance humaine a scale projete’ dans ma conscience les raisons lumineuses d ’une vie ; taches bruyantes de lumiere; la nuit hurle en mon étre son appel de vide Fonction idéologique des synesthesies aux formes simples: Ouviers aux paroles de braise (29) Dans cet enonce nous avons une sensation auditive (paroles) suivie d’une sensation tactile/visuelle (braise). La parole consiste en une utilisation individuelle et orale du langage humain. Quant a la braise, elle procede dc la matiere igne’e, résiduelle et tres chaude, en mesure dc brfiler ceux qui la saisissent. Fondamentalemcnt, les deux mots sont de régistre different. L’un releve du re’gistre linguistique. En revanche, l’autre releve du re’gistre calorifique et énerge’tique. Alors ils s’cxcluent mutuellement. Aussi, par l’emploi de paroles de braise, construit-on une me’taphore in absentia. Nous sommes dans une isotopic du discours. L’isotopie est de’finie par Greimas dans _I_._a Sémantique Structurale comme : « la permanence tout au long d ’un discours d ’une cate’gorie de signification » (149). ll s’ensuit que l’effet de sens du mot braise recourt a un lexeme etranger a l’isotopie de son contexte. En fait, ici, 1e lexeme “braise” est etranger a l’isotopie du discours ou de la parole qui impregne intégralement cet énoncé. Ce lexeme est plutot inhe’rent a l’isotopie du feu ou de la chaleur. On pourrait meme considérer qu’il releve d’une he’térotopie si l’on s’en tient au fait que l’e’nonce’ porte sur la notion de discours. Par consequent l’he’te’rotopie du lexeme travaille a cre’er unc synesthésie avec une metaphore in absentia. A l‘aide de cette construction complexe (synesthésie a metaphore in absentia), le statut de la parole est de’phase’, aliéné et détourne’ de sa fonction premiere qui est la communication orale pour s’arrogcr une autre fonction: calciner, brfiler. Par l’entremise de la synesthésie, la parole s’enrichit d’un nouveau sémantisme. Aussi valorise-t-elle son efficacité expressive. Elle se voit donc confe’rcr une puissance et une intensite’ tres depre’datrices, celles du feu. De ce fait, elle est utilisée comme une arme destiner brfiler les ennemis, leur infliger un sérieux prejudice physique et moral. Elle se met au service d’une cause résolument militante, idéologique, Elle devient polémologique. Cette cause est celle des ouvriers, balise’e par la juxtaposition du mot ouvriers dans la construction ouvriers a paroles de braise. En outre, le titre du passage est assez significatif : “Unite”. Tout cela nous instruit du fait que nous nous situons dans un contexte idéologique marxiste. Par consequent, 1e poete se sert d’un arsenal de techniques linguistiques appropriées pour appeler ses camarades de combat au ralliement. Les synesthésies en font partie. La chose est pertinemment rendue par la structure allite’rative du passage. En effet, chacune des trois strophes commence par le vocatif “Ouvriers”, ce qui accre’dite l’appel au combat. Toutes proportions gardées, 1e discours galvanisateur du poete et le titre du texte retracent en filigrane le celebre slogan dc Marx: “Prole’taires (ici ouvriers) du monde entier, unissez-vous.’ ” Corollairement, 1a lecture de la synesthésie e’tayée par le contexte se prete a une lecture dc type idéologique marxiste. Elle donne a re’fléchir sur la force ignipete qui habite les ouvriers et va vraisemblablement les mobiliser en vue d’un combat liberateur. L’autre synesthésie dyadique aux formes simples est : 164 Le vent des mots coupe l’air du monde (49). 11 y a dans cette expression une perception auditive (vent des mots) et une perception tactile (coupe). La synesthésie a fonction ide’ologique s’ y manifeste connotativemcnt, car i1 y a nécessairement obliquité se’mantique. Elle genere une metaphore intersensoriclle de la violence qui construit aussi une isotopic de la violence, déja suggérée par le titre « violence ». Elle s’exprime par la force des mots, du discours. De’sormais, le discours a non seulement la capacité d’exprimer, d’extérioriser la pense’e mais encore et surtout de de’chirer, d’infiiger une blessure par son action defauchage (couper), d’endommagement. Ce qui est inherent a sa nature est suggére’ par le lexeme mots, ce qui ne l’est pas est sugge’re’ par le lexeme coupe. La synesthésie combine, superpose deux lexemes (mots + coupe), avec tous leurs semes et en cela distend le noyau sémique dc l’isotopie de la violence. En de’finitive grace a la superposition lexe’matique et sémantique, le discours ou mieux la parole s’assigne une mission spéciale: transformer l’ordre, la structure dc l’univers (1e vent des mots coupe l’air (2 a la connotation de forme, structure) du monde) par la violence, une violence proportionnelle a la densitc’ du noyau sémique impartie a l’isotopie. Elle est aussi proportionnelle a 2 facteurs-clc’s: la surdétermination de l’énoncé synesthésique, et sa densité d’incompatibilité de deviance sémique par rapport a la mime’sis. Or la densité du noyau sémique et celle de 1’incompatibilité de deviance sémique par rapport a la mimesis sont tres e’leve’es. Par ricochet, l’efficacité expressive du discours, sa poéticité sont élevécs. Elles inscrivent en filigrane l’option que l’ide’ologie marxiste a prise pour révolutionner l’univers: la violence. La demiere synesthésie a e’tudier dans le cadre des synesthésies dyadiques a forme simple est : 165 Voici un langage comme une torche dans la poudre des passions Nous ne sommes plus en pre’sence d’une metaphore intersensoriclle mais d’une comparaison intersensoriclle. Proce’dons a une breve analyse dc chacun des semes constitutifs des modalités de cette synesthésie. Le terme langage ressorti a la modalité sensorielle auditive est compare au terme torche ressorti a la modalité visuelle. La proximité de torche par rapport a l’expression/expansion poudre des passions apporte un eclairagc sur ses effets potentiels. La torche est localisée dans un lieu non seulement suggestif mais encore tres de’létere: la poudre des passions. Une torche peut s’enfiammer facilement. Quant a la poudre, c’cst une substance explosive, pulvérulentc, donc capable de causer de graves degats. Pour cela i1 suffit qu’il y ait un élément catalyseur et la déflagration va s’ensuivre. L’e’lément catalyseur est justement la torche. Le mot passions quant a lui désigne une force qu’on ne saurait controler tant elle domine, asservit le sujet qui en est atteint. Son graphisme passions au pluriel de’note l’emphase, l’exces. La construction « poudre des passions » dont elle est forrnc’e se compose d’un terme concret poudre ct d’un terme abstrait passions. Tous les deux sont innervés par une isotopic de la violence. Cependant, avec poudre, nous sommes en presence d’une violence qui affecte 1e cote’ physique alors qu’avec passions nous avons une violence qui affecte le cote moral, psychique, ou psychologique mais avec une répercussion sur le physique. La locution périphrastique « poudre des passions » met donc en exergue 1a pemiciosité tres elevee du phenomene, suggére’e par l’ensemble des semes de tout l’énonce’. A cela s’ajoute la presence de l’éle’ment torche dont l’effct (les flammes) peut de’clencher un ve’ritable cataclysme systématise l’exces de violence subsumé ici. C’est 166 donc une violence aux effets absolument de’vastateurs, incoercibles, sursignifie’e par le titre du poeme « Saison de colerc ». Brcf, l’efficacite’ expressive de la synesthésie est donc portée au jour par une equation sémiotiquc : langage = torche dans la poudre des passions. On pourrait remplacer 1e langage par une inconnue : X, premier terme de l’e’quation sémiotiquc, afin de trouver sa valeur, son efficacité sémantique. Cette efficacité s’évalue par l’addition ou le produit des semes de chacun des lcxemes du second tenue de l’équation (ct leurs presuppositions) a savoir : torche dans la poudre des passions . L’équation se pose donc ainsi : X = torche dans la poudre des passions. La valeur sémantique/efficacité expressive de x sera la valeur expressive du langage. Compte tenu de la force de suggestion, de soulignement tres cxpressif des semes de chaque element constitutif du deuxieme terme de l’e’quation sémiotiquc (et ses presuppositions) : torche clans la poudre des passions, nous obtenons la valeur expressive de X. Elle nous fait acquérir la certitude de la sursignifiance du langage, de l’intensite’ 161' particuliere déprc’datrice de la violence du langage ( terme), et de la grande efficacité expressive de toute la synesthésie. Une autre synesthésie de la meme fonction mérite d’étre examinée : Les paroles douloureuses décochées avec désespoir (Etincelles 9) Dans cette synesthésie, une auditive (paroles) s’associe avec une tactile (décochées). Dans la metaphore in absentia ainsi produite la parole est comparée a une fieche, un instrument de combat en ce sens que le verbe décocher rend compte de l’action de lancer, de jeter un instrument avec force vers une cible qui peut étre humaine ou non humaine. Dans ce contexte balistique et martial tout particulier, i1 pre’suppose un instinct 167 d’agresssivité méle’ de colerc fielleuse et de désespoir. Le verbe de’cocher (sensation tactile), tres suggestif, tres expressif, particuliérement choisi a dessein en raison de son expressivité, transforme 1a parole (sensation auditive) grace au principe de la conversion en une arme, un projectile dont on se sert soit pour relever un défi et infliger des dégats, soit pour transcender sa de’tresse, soit pour surmonter une situation fort difficile (avec désespoir). Grace 21 cc verbe, la parole recoit toutes les marques se’miques intialement rcssorties a la substance noétique de de’cocher. En outre, tout l’e’nonce’ synesthésique est surdétermine par l’entremise dudit verbe malgre sa (l’e’noncé synesthésique) deviance par rapport a la referentialite. Alors sa pertinence devient idiolectique. En vertu dc l’expansion des semes de ce lexeme et de ses presuppositions, l’expression synesthésique est sursignifie’e, sémantiquement efficace. C’est ainsi que la synesthésie issue de la combinaison de ces deux sensations est au service d’une cause militante mise en evidence par son coefficient eleve d’expressivité. Elle a done une fonction ide’ologique. Telles sont la forme et la substance des synesthésies dyadiques aux formes simples. Nous allons a pre’sent réfléchir sur les synesthésies tryadiques aux formes complexes. b- Fonction ide’ologique des synesthésies tryadiques aux formes complexes J ’entends monter dans le lointain la sourde clameur d ’une mosaique de souflrattces (Etincelles 25) Elle est constituéc d’une auditive (j ’entends), d’une autre auditive (sourde clameur), d’unc visuelle (mosaique de soufi‘rances). Les deux premieres modalités que nous pourrions appeler modalitésfile’es, calquées sur la forme de la metaphore filée, mettent en évidence la re’percussion des sensations auditives, lesquelles apportent un e’clairagc sur l’extréme acuite’ sensorielle du poete. Quant a la troisieme modalité, elle met en exergue 168 la polychromie des douleurs, car ces douleurs proviennent de malheureux appartenant a plusieurs races différentes. Pre’cise’ment les lexemes : blonds, jaunes, noirs dans les vers mettent la chose en evidence: «La grondante symphonic des abandonne’s. Blonds, jaunes, noirs, peu importe, Ils versent tous un sang rouge Et les larmes n 'ont pas de couleur Et lafaim tenaille d 'une seulefacon (25). Ils corroborent la pluralité raciale de ceux qui souffrent. Avec la synesthésie, le poete s’attache a de’montrer deux choses : D’abord, il y a une communaute’, une uniformite’ des douleurs, car tous les hommes, de quelque race qu ’ils soient, soufifrent toujours de la méme maniére. Ils sont un et unis dans la soufi‘rance. Cela est rendu par le réfe’rent de mosaique qui s’applique stricto sensu a un motif de’coratif constitue’ d’un ensemble de couleurs difi‘e’rentes mais qui constituent une harmonic sur le plan chromatique et pictural. Dans le contexte, il de’signe métaphoriquement l ’ensemble des ressortissants de chaque race. Ces ressortissants souflrent tous de la méme maniere. Ensuite, les souflrances sont tellement audibles qu’elles finissent par devenir visibles grc’ice a‘ l’hypersensibilite’ du poéte. En somme, la synesthésie faitfonctionner la grande sensibilite’ du poéte, car elle atteste que le poete est tres sensible a toutes les formes de douleurs qui, en fait, sont similaires. Le poete s’e’rige done en porte-parole de tous les malheureux du monde entier, sans derogation aucune. Son texte contient un intertexte ce’sairien. En effet, l’instance poétique fait exactement la méme chose clans Le Cahier d’un Retour au Pays Natal. Elle y devient le porte-parole des malheureux et de tous les malheureux du monde. Elle de’clare donc sans ambage .' “Je serai la bouche des malheurs qui n ’ont point de bouche, ma voix celle de ceux qui s ’aflaissent dans le cachot du désespoir” (28). D’autre part, la lecture sous-jacente de la synesthésie est un message a portée pancosmique, universelle, car 1e poete y invite tous les malheureux du monde a faire un, parce que, au-dela des divergences raciales, ils appartiennent tous, fondamentalement, a la méme famille: celle des souffre-douleurs. Toutefois, en lieu et place du lexeme 169 -s. .3 ‘ ‘«.- It. 1.“;t1 L's. ouvrier, il utilise les modalités lexématiqucs mosaique de souffrances ct symphonie des abandonne’s qui sous-tendent l’isotopie dc l’unité des ouvriers. Corollairement, nous sommes aussi dans un contexte marxiste lato sensu. La synesthésie inhe’rente a ce contexte a done une fonction ideologique. Son expressivité est garantie par le choix me’ticuleux ~des termes utilises, leur semantisme. Ils sont éminemment suggestifs, re’vélateurs de l’unite’ dans la douleur et par extension de la fratemite’ dans le malheur, 1a singularisent. En fait le se’mantisme de la synesthésie nous enseigne une autre ve’rité : tous les hommes qui souffrent sont freres. En fin de compte, a la fratemité géne’tique ou biologique se substitue une autre fratemite’: la fraternité algique. La prochaine synesthésie qu’il faudra examiner dans le cadre de la fonction ide’ologique est : La nuit hurle en mon étre Son appel de vide et defolie La sensation visuelle (nuit) est ici suivie d’une auditive (hurle) et d’une autre auditive (appel). 11 y a done une modalité synesthésique auditive filée. Par expansion sémiotiquc, nous avons la nuit qui se manifeste par l’obscurité, les tenebres, et au sens figure’, compte tenu de son caractere téne’breux, par une impression de mystere melee de commination et de phobic. Elle désigne aussi l’ignorance, l’obscurantisme, le mal par Opposition aux lumieres qui désignent la connaissance, la liberté, la raison, 1e bien. Son champ sémantique peut étre tres large, élastique selon 1e cas. Ici par exemple, son champ sémantique est dominé par la notion de commination, de peur, d’angoisse, en raison de la juxtaposition du verbe hurler qui suggere la menace, la peur (on hurle, par exemple, sous l’effet de la peur, de l’angoisse). En fait les tenebres par lesquelles se manifeste la nuit (sensation visuelle) sont si pre’gnantes qu’clles e’voquent 1’émission d’un bruit d’une 170 grande intensité (hurlent). Ce bruit tonitruant s’irradie dans toute l’intériorité spirituelle du poete (hurle en mon étre). L’autre modalite’ auditive (appel de vide et de folie) exacerbe 1a commination ct l’angoisse qui s’insinuent dans son intériorite’ spirituelle. La commination et l’angoisse se traduisent par l'emploi des termes vide etfolie. D’ailleurs les deux termes ont un sémantisme assez proche, car le lexeme vide peut se substituer par sa variante paradigmatique absurde qui a la connotation dc : irrationncl, insense’, inconsidéré, irre’fle’chi, impensé, donc il est voisin de folie. 11 y a done 1a une forme d’insistance créée par re’itération, re’pe’tition des semes dc vide etfolie qui sont quasi- identiques au niveau de leur substance. Cette forme d’insistance suractive l’efficacité expressive de la synesthésie. Par consequent un appel de vide et de folie suggere une 15" invitation a l’rrationnel, a l’absurde, a la de’mence. Il s’opere sur le mode dc l’injonction, d’un diktat (hurle). L’insistance emphatise cette invitation a l’irrationnel et lui confere une plus-value sémantique. L’ordonnance dc la synesthésie et notamment sa plus-value sémantique donne a penser que le poete est perclus dans une sorte de ghetto psychologique. 11 vit un moment tres critique. Le titre du poemc « Détresse » confirme cette idée. Cependant pour remonter la pcnte, i1 lui faut un grande force morale. A la re’flexion, cette synesthésie suggere sinon un moment de faiblesse, du moins un moment d’e’preuve, une pe’riode probatoire qui se situe daans l’itinéraire idéologiquc du poete. Cela suppose qu’il faille surmonter cette e’preuve pour continuer efficacement son combat en tant que militant. Voila les quelques synesthésies a fonction idéologique que nous avons examinc’es. Nous nous devons de préciser que nous n’avons pas examine toutes les synesthésies ayant cette fonction. Nous nous sommes contente’s de de réfléchir sur les 171 plus pertinentes dans le cadre de cette fonction. Celles qui vont a present faire l’objct de notre analyse sont les synesthésies a fonction apophantique. A- Fonction apophantique Nous avons examine’ cette fonction dans les chapitres préce’dents. C ’est la fonction qui consiste a cre’er. En principe la quasi-totalitc’ des synesthésies ont cette fonction dans la mesure ou elles sont aptes a cre’er un nouveau langage ou une nouvelle écriture grace a leur structure tropique particuliere. Pour ne pas nous répéter, nous allons passer sous silence cette structure, laquelle a été amplement expliquée dans les chapitres pre’ce’dents. Nous nous inspirerons de Roland Barthes, Max Cohen, Empson, Rigolot dans La Se’mantiquc de la Poésie et de Derrida dans La Dissemination. Dans le premier ouvrage critique, Roland Barthes et ses homologues soutiennent que la poésie a un langage tellement riche qu’on ne saurait l’e’puiscr. En fait le poete ne dit pas, n’explique, ne raconte pas, i1 suggere parce que la suggestion a un grand pouvoir cre’ateur. C’est d’ailleurs le point de vue de Baudelaire et de Mallarme, illustres représentants du symbolisme. Ce pouvoir de suggestion est l’astuce et la technique par lesquelles 1e poete crée. Pour Barthes, l’imagc et le langage poétique ont un sens qui s’autocrée inde’finiment. Barthes est tres explicite sur cet etat de chose : « tout se passe, dit-il, comme si le texte poe’tique par une sorte de processus ontoge’netique travaillait sans cesse a recre’er le langage » (45). Ce mécanisme s’opere surtout par le biais des tropes, notamment des métaphores, des synecdocques et des me’tonymies. Derrida va plus loin. Lui, il considere que le sens de tout texte fuit sans cesse. Tout texte n’a pas vraiment de structure, car l’idée de structure suppose la stabilite’, l’existence d’un centre a partir 172 duquel tout s’organise. Or, dans un texte, i1 n’y a pas de centre, encore moins dc structure effective dans la mesure ou, précisement, 1e mécanismc de stabilisation est sans cesse subverti dans un texte. Par consequent le texte se déconstruit sans cesse et par ricochet, son sens s’évapore, s’echappc permanemment dans un processus de continuité temporelle. Le sens d’un texte est toujours différe’. Toute posture logocentrique textuelle est ainsi disqualifiée, tenue pour rédhibitoire, sémiotiquement et critiquement. 71 Telles sont schématiquement les idées de base de Derrida, Barthes et son groupe .1 ,3 1! d’analystes critiques a propos du pouvoir créateur du langage et des images poétiques. Les énonce’s ci-dessous nous permettront d’illustrer la fonction apophantique des synesthésies: Une nuit sans son, sans sans couleur (Etincelles 8) ,° Le silence coula (Etincelles 9) ,' La nuit est lourde defausses paroles (Gerbe de Sang) (cfsappendice) Une nuit sans son, sans couleur Cette synesthésie a une visuelle (nuit), une auditive (son), une visuelle (couleur). La negation par la preposition sans suivie des sensations auditive et visuelle constitue un adjuvant sémique permettant de sugge’rer l’aspect spe’cial de la nuit. La nuit est en elle- meme constitutive d’une modalité visuelle étant donne qu’elle se manifeste par l’obscurite’, l’absence de lumiere. Elle de’signe me’tonymiquement l’absence de lumiere. 11 y a done ici trois absences: l’absence de lumiere, l’absence de son, de couleur. La combinaison des trois absences anesthe’sie la nuit, la singularise, met en exergue son caractere intangible, infiniment amorphe. La repetition de la pre’position sans suggerc une discontinuité référentielle, car on ne puit savoir exactement a quoi une telle nuit se réfere. On pourrait aussi distendre ce re’férent abscons jusqu’a l’infini en sugge’rant par 173 exemple l’ajout des connotations: sans saveur, sans odeur, sans forme, sans aspect, etc... La synesthésie anesthe’sie la nuit, se contente de sugge’rer son aspect, sans toutefois réussir ale figer péremptoirement par un sens univoque, absolu. En consequence, il n’y a plus de signifie’ absolu. Pour paraphraser Derrida on dira que tout signifie’ se trouve des lors en situation de trace differentielle. ll s’ensuit que la synesthésie crée une imprecision se’mique de type organiciste, car nul ne peut imaginer concretement l’aspect d’une telle nuit. La suggestion permet donc d’imaginer, de créer 1e sens dans l’esprit des lecteurs, mais ce sens en lui-meme s’évapore en raison de son aspect infiniment évocateur et de son manque d’empire sur le reel. C’est ainsi qu’il s’e’labore, a la longue, un processus d’évasion sémantique pe’renne qui est, en fait, ce que Derrida appelle dissemination dans La Dissemination. Pour employer la formule de Derrida dans La Dissemination, nous pourrions dire que le sens de nuit « s’écrit en s’effacant » (l 1). Somme toute, 1e poete non seulement cre’e une nouvelle écriture, mais encore un sens qui se crée a son tour permanemment, grace a un choix extrémement judicieux de mots éminemment évocateurs, expressifs. Alors selon lc modele axiomatique, le sens n’est plus inscrit dans les aboutissants du signe synesthésique mais dans les méandres intimes de son écriture, ses articulations multiples. Telle est la maniere dont 1a synesthésie gere sa fonction apophanuque. Le silence coula Dans cette construction l’auditive (silence) s’associe a la visuelle/tactile (coula) pour suggérer la fluidite’. Elle fait penser que le silence est devenu liquide, et a ce titre, apte a se disperser spontanément. La faculté de dispersion evoque la contagion, ou, a la limite, 174 1a possibilite’ de faire tache d’huile. Le silence s’arroge donc un caractere contagieux. 11 se fait contagieux et influe alors sur les étres qui se trouvent dans son milieu ambiant. Une fois de plus 1e sémantisme du mot silence, par le principe dc l’expansion, se distend pour s’imprégner d’une notion qui lui est fondamentalement etrangere : 1a fluidite’. Il s’e’labore par la une metaphore intersensoriclle. Le silence étant assimile, compare a un liquide, il s’approprie de’sormais 1a meme qualite’ que lui: couler par une operation subtile et cryptique d’interpénétration osmotique, ils s’infiuencent re’ciproquement. Chacun fait «. siennes les propriéte’s de l’autre. La puissance de cette construction synesthésique a un effet psychologique inde’niable, car elle frappe l’imagination du lecteur. C ’est une tres forte image poétique. A cet e’gard, elle est surde’terminée, motivée. Elle se distingue par V ' sa pertinence idiolectique. C’est ainsi que, en dépit de sa phraséologie déviante, son divorce avec la mime’sis, elle s’impose a nous. Au meme titre que les préce’dentes (Une nuit sans son, sans lumiére) elle releve du collage surréaliste avant la lettre. A la lumiere de toutes ces considerations formelles ct sémantiques, nous relevons que le poete s’est évertué a cre’er une e’criture spe’ciale grace au dynamisme des synesthésies pour nous suggérer les sentiments particuliers qui sourdent de son paysage inte’rieur. Voila les quelques synesthésies a fonction apophantique que nous avons choisi d’étudier. Une autre fonction intéressante qui me’ritc d’étre examinée est la fonction artistique ou picturalc. D- Fonction artistique ou picturalc La fonction artistique ou picturalc est celle par laquelle se manifestent la peinture, l’art dans le processus du de’veloppement structure] de la synesthésie. Par exemple, certaines 175 synesthésies se présentent structurellement comme de véritables tableaux de peinture ou comme des oeuvres d’art. Elles integrent certains elements de base de la peinture ou de l’art dans la littérature. En conse’quence, nous leur assignons une fonction picturalc ou artistique. Dans ce volet de notre analyse, nous nous inspirerons de quelques notions fondamentales de l’art et de la peinture impressionnistes et expressionnistes, telles qu’ils sont de’finis dans Le Dictionnaire de Critique Litte’raire. L’imprcssionnisme y est de’fini comme : Un mouvement pictural de la fin du XIX eme siécle qui tire son nom du tableau Impression, Soleil Levant, de Monet, expose’ dans une exposition collective de pcintres en re’action contre 1 ’art acade’mique du Salon ofliciel. Les impressionnistes (Monet, Sisley, Bazille, Renoir, Pissaro, Ce’zanne, Degas, Berthe Morisot) afiirmaient le primat de la sensation dans l ’instant. Pour rendrc, c’est a la couleur pose’e par petites touches, la forme se dissolvant, qu ’ils apportérent toute leur attention, et aux variations de la couleur avec la lumiere, c ’est a dire aussi avec le temps (99). Voila, lapidairement présentés, les éléments essentiels dc l’impressionnisme. Quant a l’expressionnisme, i1 re’side dans la valeur dc l’intensité dans la representation du monde. 11 y est de’fini comme : Un mouvement artistique d ’Europe du Nord situe’ approximativement entre 1890 et 1920. ll est d’abord pictural avant d’étre littéraire et cinématographique. Le terme est cre’e’ apr les peintres. Le Cri, tableau du Norve’gien Edvard Munch (1893), est conside’re’ comme la premiere oeuvre expressionniste. Ce mouvement repre’senté par Jiri Walker, S. K. Neumann, P.J. J Ouve, Kadinsky, Matisse. ll consiste a communiquer une expression, une 176 traduction e’nergique, forte, violente de la re’alite’ par la peniture d’abord, puis par le cine’ma et la littérature. De’sireux de retrouver 1 ’image que 1 ’objet de’pose et d ’en suivre les traces a travers les deformations que l’inconscient luifait subi, ils de’couvrent la technique de la simultane’ite’, repre’sentant sur une méme surface des objets vus de profil, Ie concret et 1 ’abstrait (77). Les quelques synesthésies que nous examinerons ont des aspects impressionnistes ou expressionnistes. Elles se présentent sur le plan de la forme et du type comme des synesthésies trétradiques ou triadiques complexes : la nuit sombre de mon adolescence pour retrouver sa clarté essentielle n ’a point cueilli les petites étoiles des voutes gothiques (Etincelles 35) ,' des visions d ’anges ae’riens de saints triomphants ont orchestré dans le tapage des trompettes de’me’sure’es les réves ensevelis de mon enfance inconsciente (Ibid. ) La premiere synesthésie est complexe. Elle contient : une modalité visuelle filée : (nuit sombre), (clarté) ; une tactile (cueilli), une visuelle (petites e’toiles des voutes gothiques). Manifestement dans ce passage, il y a predominance des perceptions sensorielles visuelles. Ces perceptions instaurent unc hiérarchie sur le plan de la luminosite’ dans la mesure oil elles vont: des moins claires (la nuit sombre) aux plus claires (clarté essentielle) et des plus claires (clarté essentielle) aux moins brillantes (petites étoiles). Deux remarques s’imposent a notre re’fiexion: 177 ‘ "" "1.". a 1- l’effet de la lumiere (et meme de la couleur) est pre’pondérant, ce qui est certifie’ par la valorisation de la lumiere et de la vue en géne’ral (il y a trois perceptions visuelles sur quatre) ; cette lumiere a des nuances subtiles (clarté essentielle, petites e’toiles) et artistiquement mises en perspective (petites e’toiles des voutes gothiques.) En outre, l’ordonnance d’une telle mise en perspective suggere une disposition polyptique de l’image, c’est a dire: sa disposition en plusieurs petits tableaux aux nuances subtiles. Le premier petit tableau pourrait équivaloir a nuit sombre; 1e deuxieme a clarté essentielle; 1e troisieme a petites e’toiles des voutes gothiques. Or, la peinture impressionniste s’appesantit d’une maniere générale sur la lumiere et la couleur, la perception du monde par petites touches de nature a valoriser les nuances subtiles des images, et a exprimer des sensations. Elle postule un certain pointillisme artistique. Par conse’quent, ces synesthésies e’voquent un tableau dc peinture impressionniste. Elles ont par le fait meme une fonction picturalc impressionniste, artistique. Leur aspect particulierement artistique les dote d’une grande expressivité. Nous pouvons dire qu’clles sont tres productives, d’unc inde’niable et grande poéticite’. La seconde synesthésie se decompose en trois perceptions sensorielles: une visuelle (visions d ’anges ae’riens), une auditive (ont orchestré dans le tapage des trompettes), une autre visuelle (des trompettes de’mesure’es). Ici egalement, les perceptions visuelles prédominent. ll y’en a deux sur trois. De surcroit, 1e pluriel du lexeme visions renche’rit sur la predominance des perceptions visuelles. Cela suppose donc qu’il y’en a beaucoup. Dcrechef, cette synesthésie complexe postule l’organisation de la perception en trois tableaux. Le lexeme orchestre’ a la connotation de : organise, qu’il y’en a beaucoup. 178 Dcrechef, cette synesthésie complexe postule l’organisation de la perception en trois tableaux. Le lexeme orchestre’ a la connotation dc : organise’, arrange’. Ladite organisation pourrait se lire ainsi qu’il suit : premier tableau = visions d’anges aériens, deuxieme tableau = visions de saints triomphants qui se justifie par l’existence d’une ellipse. Le lexeme visions est sous-entendue (En principe le vers devrait se forrnuler ainsi qu’il suit : visions de saints triomphants mais pour des raisons esthétiques et eurythmiques, 1e poete a jete son dévolu sur l’cllipse, done a passe’ sous silence 1e lexeme visions. 11 y a done en réalite’ deux conjonctions de visions : une conjonction de visions d’anges aériens et une conjonction de visions dc saints triomphants) troisieme tableau = trompettes de’mésurées. Ces tableaux sont éminemment expressifs et l’expressivité est modulée par la caractérisation iterative par la postposition adjectivale : aériens (anges ae’riens), triomphants (saints triomphants), démésurées (trompettes de’mesure’es). Or, lorsqu’on tient compte de trois choses ; que la postposition adjectivale a une connotation objective ; que le sémantisme des trois adjectifs (qui modulent la caractérisation) est positif, mélioratif, donc tres marquant ; que le passage est innervé par une ivresse descriptive (accumulation des syntagmes qui sont presque tous au pluriel, ce pluriel étant emphatique), des referents tres évocateurs, aux effets psychologiques, quasi-hyperboliques (anges aériens, saints triomphants, trompettes démésurécs) ; que l’ivresse descriptive ge’nere une hypotipose, c’est a dire : une description hallucinée, tellement anime’e qu’on a absolument la certitude de la vivre devant soi ,- 179 alors on constatc que la synesthésie, dans son déploiement inte’gral, valorise l’intensité dans l’expression de la re’alité. Par conse’quent, elle postule un tableau dc peinture impressionniste et expressionniste. Il s’ensuit que sa fonction est picturale, artistique. La demiere synesthésie que nous allons examiner est : Taches bruyantes de lumiere. Taches bruyantes de lumiere Elle se de’composc en une visuelle, une auditive et une autre visuelle. 11 y a deux perceptions visuelles (taches) qui encecrclent, enchapent une perception auditive (bruyantes). Les taches désignent des points ge’ne’ralement noirs, sombres disposes dans l’espace. La metaphore synesthésique immanente ici crée la tension entre deux isotopies : celle de l’espace visuel et celle du son, qui devraient en principe s’exclure mutuellement mais la force de la me’taphore les rapproche, puis conjoint et distend leur sens. L’espace visuel (taches) donne l’impression d’émetttre un bruit parce qu’il est suractive’ par la presence de la lumiere. Nous avons 1a présomption que cette lumierc est tres puissante. L’intensite’ de sa puissance contribue vraisemblablement a activer les taches. L’impression de bruit consecutive est le résultat de cette suractivité. Les taches en soi sont aussi des points de lumiere. Le poete ne de’crit pas vraiment ce qu’il voit. Il nous présente ses sensations, ses impressions, par petites touches. En fait c’est la couleur posée par petites touches. La couleur par petites touches se traduit par taches bruyantes. La lumiere vient pour ainsi dire compléter 1e tableau. Par consequent, 1e poete met a notre disposition un petit tableau impressionniste, car l’impressionnisme est fondamentalement la conjonction de la couleur et de la lumiere au service de la mise en evidence de ses impressions, de ses sensations dans l’instant present et selon les 180 modulations lyriques de son ame. En derniere analyse 1e poete ne de’crit pas vraiment. Il suggere, car l’esthe’tique impressionniste s’interdit de décrire l’objet en lui-meme mais s’attache plutot a reconstituer les sensations et les impressions qu’il (l’objet) a suscite’es dans le moi du poete ou de l’artiste. Par conse’quent cette synesthésie est si artistiquement pre’sentée qu’elle de’veloppe une tres grande efficacité expressive. Son coefficient de poe’ticité est donc tres eleve. Ce demier chapitre nous a permis de démontrer l’efficacité expressive des synesthésies, leur haut coefficient de poéticite’ dans Etincelles et Gerbe de Sang sur la base des notions et des concepts-clés de la sémiotiquc poétique et de l’herméneutique. Chaque fonction des synesthésies est valorisée par l’efficacité expressive de l’e’criture synesthésique. La fonction idéologique, cardinale dans cette oeuvre, a de’ploye’ la grande puissance de l’e’criture synesthésique mise résolument au service du combat idéologique. Ce combat est celui de Depestre, de tous les repre’sentants des races et des classes exploitées, conspuées, et de toutes les diasporas. C’est aussi celui du lecteur, car i1 ne saurait y avoir d’instance d’écriture sans instance de lecture. Les deux entités sont consubstantielles. Elles se symbiotisent et s’hypostasient nécessairement dans le fécond commerce du texte litte’raire. 181 ..n’ f a...“ 'TCP _, .ll. CONCLUSION GENERM Tout au long de notre travail heuristique, nous nous sommes e’vertués a analyser l’écriture synesthésique dans Les Fleurs du Mal, Bruges-La—Morte, Etincelles et Gerbe de Sang. Ce travail nous permet d’attester la grande valeur expressive des synesthésies, leur coefficient de poe’ticite’ élevé, et leurs fonctions. Nous ne prétendons pas en avoir fait une etude exhaustive. Tant s’en faut! Loin de nous unc telle ambition! Neanmoins, nous avons la certitude que cette e’tude, pour autant qu’elle ffit inexhaustive, n’en fut pas moins se’ricuse. A ce titre, par son biais, nous pensons avoir apporte notre infime obole a la connaissance des synesthésies, plus sur le plan littéraire, artistique que sur le plan pathologique, scientifique. Au demeurant, cette etude nous a fait découvrir un certain nombre de choses: la grande qualité expressive des synesthésies; le coefficient de poe’ticité qu’elles recelent, la loi de se’miotique synesthésique conse’cutive ; la place spéciale que Les Fleurs du Mal, Bruges-La—Morte, Etincelles et Gerbe de mg occupent en matiere tropologique intersensoi‘ielle ; l’impact de l’écriture synesthésique sur la littérature contemporaine. La grande qualité expressive des synesthésies et leur coefficient de poéticité Les trois textes valorisent éminemment la qualité expressive des synesthésies, techniques inhérentes a la poe’sie symboliste. Elles apportent la caution que les synesthésies constituent une écriture spécifique, originale avec pour socle: 1e collage pre’surréaliste, invention des symbolistes. Ce collage accroit la puissance de l’image avec une intensité proportionnelle a la distance qui se’pare les deux/elements (constitutifs de 182 l’image) rapprochés par télcscopage du processus du collage. Le collage permet de générer des métaphores, des metonymies, des catachreses, des synecdoques intersensoriclles (ct probablement d’autres techniques d’ecriture). Les synesthésies ont (outre le collage) aussi d’autres canons esthétiques. Elles sont instauratrices de la quasi- systématisation de la connotation; font partie des systemes modélants secondaires ; se dotent d’une efficacite’ expressive, poétique qui rend leur sémantisme inexhaustif, constamment en protension. Elles recelent (surtout les synesthésies a caractérisation adjectivale ou celles ayant une epithete dc nature) un symbolisme latent. ll s’ensuit qu’elles sous-tendent une profusion de sens. Elles ont des fonctions : philosophique, apophantique, esthétique, ide’ologique, picturale, uchronique, etc... Mais chaque fonction sous-tend une grande efficacité expressive, un haut coefficient de poéticite’. Il s’ensuit que l’écriture synesthésique est l’un des instruments techniques qui confierent a la poe’sie symboliste un statut particulier : la méta-poéticité. Ce n’est donc guere par le fait du hasard que ces trois poetes ont jeté leur dévolu dessus. Dans Les Fleurs du Mal, Bruges- La-Morte, Etincelles ct Gerbe de Sang, nous dénombrons environ, respectivement : 205 synesthésies, 50 synesthésies, 45 synesthésies. Cela fait en tout 300 synesthésies pour les trois textes poétiques. Par consequent, le choix des synesthésies par les trois poetes est loin d’etre purement aléatoire. Tout au contraire, il est gouveme’ par un grand souci d’efficacité expressive, poétique et artistique inhe’rente a l’écriture synesthésique. D’ailleurs, il est utile dc souligner qu’il existe d’autres formes et techniques d’écriture efficaces en poésie, en littérature. Mais ces trois poetes ont pris 1a resolution de les laisser pour compte en faveur des synesthésies parce qu’ils etaient instruits dc l’efficacité expressive inhérente a celles-ci. En fait, l’e’crivain ou l’artiste en general est un sujet libre et jouit de sa conscience comme i1 l’entend, selon les injonctions dc son moi créateur. Cependant, l’efficacite’ est le maitre—mot qui guide sa plume. Alors s’il opte de’libérément pour un certain nombre de techniques spe’cifiques au detriment des autres, c'est en vertu de l’efficacité indéniable qu’il leur rcconnait. Telle est précisement l’option que les trois poetes ont prise cu egard aux synesthésies. D’autre part, des critiques qui font autorité, notamment, Kristeva, Genette, Pichois, Austin, Picon, Pommier, entre autres, ont accre’dite’ l’éminente qualite’ expressive et poétique des synesthésies. (Le chapitre premier de notre travail en fait cas). Malheureusement, ils n’ont pas fait d’étude systematique, élaborée la-dessus. Nous avons donc pense qu’il manquait un maillon important, une case vide dans cette partie dc la connaissance littéraire en ge’néral et poétique en particulier. C’est précisement cette case vide que nous avons essaye’ de remplir par le biais de ce travail. Nous nous sommes propose’s d’y apporter notre modeste contribution. Celle-ci, bien evidemment, sera enrichie et complétée par d’autres chercheurs peut-étre plus talentueux ou plus inspires et mieux nantis que nous. Dans chaque texte, chaque poete exploite méticuleusement la matiere synesthésique au point d’en faire un veritable arsenal linguistique. Toutefois chez les trois poetes, l’écriture synesthésique a des similarités et des dissimilarités. Comme nous l’avons de’ja mentionné, les synesthésies sont des tropes intersensoriels et tous les trois poetes les utilisent excellemment. La difference majeure entre les tropes classiques et les tropes intersensoriels resident dans la plus grande efficacité expressive dc ceux-ci par rapport a ceux-1a. A quoi tient cette efficacite’ ? Elle tient au choix pointilleux des lexemes de base; a l’emploi d’épithetes dc nature ; au mode suggestif du symbolisme implique. 184 . :1 1- Le choix pointilleux des lexemes de base En fait, pour construire des tropes intersensoriels, les poetes operent des combinaisons spéciales. Ils font un choix tres raffiné de termes affércnts a des modalite’s intersensoriclles. lls sélectionnent les lexemes (verbes, adjectifs, participes, substantif etc...) les plus expressifs et les plus suggestifs qui soient, ct sémantiqucment éloignés. Puis ils les conjoignent brutalement afin de cre’er des chocs poétiques susceptibles d’etre tres sémantiquement productifs, idiolectiquement pertinents (ou parfois classématiquement pertinents). L’intégration dc tels lexemes (source : Les Fleurs du Mal: (retentissantes couleurs (80), dansant le bruit (4 7), lourdes te’nebres ( 63) rafraichissantes ténébres (161), rire trempe’ de pleurs (35), flamboyant soupir (48), verser ses beaux reflets (110), salive qui mord (74) , frissons amers (125) (soleils mouille’s (80), boire... un ciel liquide (53), e’thers ( 25 ), etc...) dans la mouture synesthésique permet 1a cre’ation d’une imagerie plus plastique, et surtout plus expressive. 11 y a aussi de la part dcs poetes symbolistes l’usage recurrent des caractérisants adjectivaux a 1’aide d’épithetes de nature. 2— L’emploi d’épithetcs dc nature Elles ont unc fonction valorisante, tres expressive et s’apparenteraient quelque peu aux epithetes homériques dans L’Iliade et L’Odvssée. Elles sont éminemment suggestives, productrices de plus-values sémantiques. Elles sous-tendent donc, par ricochet, un symbolisme latent. 3- Le mode suggestif et le symbolisme implique’ L’accent mis sur le mode suggestif procede du fait que la suggestion a un pouvoir créateur, apte a générer des symboles, dont 1e sémantisme est inexhaustif. Le symbole est l’illustration concrete d’une réalité abstraite. Etymologiquement 1e mot « symbole » signifie jeter ensemble. Comme tel, 11 procede d’une operation qui lie/met deux choscs ensemble : une chose concrete (l’élément représentant) ct une chose abstraite (l’e’lément repre’sente’). De ce fait, il est la representation d’une idée, 1e signe dc l’absolu. Force est done de comside’rer que la poe’sie symboliste part du concret, de la chose sentie (1a chose sentie (la synesthésie porte fondamentalement sur des elements de sensation» pour aller, par l’évocation, la suggestion vers l’Ide’e, nie’e, cependant, en tant que signifie demier, transcendantal, par le post-structuralisme. Le symbole permet ainsi de concre’tiser une idée, une abstraction. Il interpretc, suggere l’ineffable, l’incommunicable. En outre, i1 va de pair avec une ambiguité de sens. En cela, il est impre’cis, indéfini, suggestif, ouvert aux rapports avec l’Idéal. Il postule la quéte intuitive des différents e’le’ments idéaux épars dans les formes. Il s’ensuit que son sens n’est jamais fini, conclu et sa lecture devient une manipulation. En definitive, 1e mode suggestif est générateur de symboles et, en consequence, ambitieux, porteur d’une grande qualité expressive, poétique, résolument oriente’e vers l’excellence. Pour bien apprehender cette quéte singuliere de l’excellence, i1 importe de situer les symbolistes dans leur vrai contexte. En effet, la cause efficiente du modus operandi des symbolistes se trouve dans l’ambition démesure’e qui les habite. Ils ont 1a hantisc d’opérer une revolution poétique, de re’aliser un ideal: la poe’sie absolue, dont l’acte dc naissance est paraphé en 1857, année dc parution des Fleurs du Mal. Cette poe’sie absolue se veut le cadre privilégie’ par lequel ils traduiront la 186 supra-réalité, les correspondances entre le reel et le transcendant, 1e mate’riel et le spirituel. Bref, ils vont essaycr d’exprimer 1e sublime. Or, on nc saurait dire des choses sublimes dans un langage de’labré. Par consequent, les poetes symbolistes, Baudelaire, a leur téte, fixeront leur choix sur l’écriture synesthésique, censee incarner expressivement ce sublime. A ce sujet, Henri Peyre dans Le Symbolismc explique que « l’e’le’ment salué comme symboliste avant 1a lettre fut donc l’usage des synesthésies » (36). L’emploi de cette écriture s’affirmera par la quasi-syste’matisation de la connotation (les synesthésies ne se liront presque toujours que connotativemcnt) afin de purifier la langue poétique de la dénotation, prostitution linguistique. Dans le programme de cette catharsis linguistique s’inscrira aussi en filigrane l’usage d’impollués vocables, de mots rares notamment chez les poetes comme Mallarme et Rimbaud, inspires par Baudelaire. Precisement pour purifier la langue, Mallarme’ dans Le Tombeau d’Edgar Poe pre’conisera qu’il faille: « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». En plus de toutes ces qualite’s s’ajoute 1a surdétermination. 4 - La surde’tcrrnination Les synesthésies, en dépit de leur inscription en faux contre la mimesis, sont surde’terminées, ce qui fait que la force de leur écriture, bien que tributaire d’obliquité sémantique, s’impose au lecteur par sa pertinence idiolectique. Alors, le discours littéraire s’exemplarise, 1a mimesis et la catachrese sont compense’es, ct par ricochet, 1a tangentialité re’férentielle se dote d’un charme exquis. Pour évaluer 1e coefficient de poéticité qu’elles ont, nous avons crée une loi a savoir : la loi dc sémiotiquc poétique synesthésique. Elle est centre’e sur la surdétermination du signe synesthésique, sa marge d’incompatibilité dc deviance sémique par rapport a la mime’sis. Le coefficient de 187 poe’ticité du signe synesthésique est tributaire de cette marge d’incompatibilité. Comme cette loi est limitée dans certains cas, nous lui avons trouve’ comme adjuvants certaines notions: 1a derivation hypogrammatique, l’expansion. Tel est le tronc commun que les trois poetes ont emprunté dans le processus de l’e’criture synesthésique. Alors quelles sortes de dissimilarités trouve-t-on dans leur écriture? Quelle en est l’incidence éventuelle? Chez Baudelaire, l’e’criture synesthésique souscrit a un symbolisme plus plastique, plus eurythmique, donc d’inspiration parnassienne et musicale. De facto, Baudelaire a été pamassien avant la lettre. C’cst un peu plus tard qu’il a ouvert la voie au symbolisme. Nous retrouvons cette tendance cryptique dans son traitement des synesthésies. 11 y a chez lui une quéte effrénée, obsessionnelle de la parfaite beaute’ formelle des mots (heritage du parnasse) dont la conjonction formera des tropes et les line’aments de la matiere synesthésique. Dans son écriture synesthésique, i1 y a une systématisation de cette quéte. Voici quelques exemples en guise d’illustration. A une Passante : Je buvais la douceur quifascine, Le plaisir qui tue. (205) de La Clachefe’le’e : Le rfile épais d ’un blesse’ qu ’an oublie (94) de Spleen : La ville entiere... De son urne a grands flats verse un froid téne’breux (96) 188 De L’lrre’me’diable : L’adeur Trahit l’humide profondeur (103) de Le Tanneau de la Haine : Ses te’nébres vides (111). Cette tendance a pour corollaire de mettre le symbole ou les mots qui le constituent a portée commode dc l’intellect. Tout se passe finalement comme si nous étions en mesure meme de toucher manuellement les choses sugge’récs par la synesthésie, compte tenu de la beauté plastique singulierement sugge’re’e par leur signifiance. 11 y a aussi chez Baudelaire la valeur du rythme, de la musique (et de la peinture, celle de Delacroix ct Rembrandt en particulier) tres prisée et créée par effet mimologique, paronomastique, homométrique et eurythmique. (Baudelaire a d’ailleurs été fortement marque par Wagner). Celles-ci se de’ploient assez souvent dans le traitement de la synesthésie. C’est le cas du poeme La Vie Antérieure : Les houles en roulant les images des cieux Mélaicnt d’une facon solennelle et mystique, Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant refiété par mes yeux (9). Sur le plan du fond, nous relevons que l’expression synesthésique a une fonction artistique et philosophique chez Baudelaire. Elle traduit l’aspiration toute platonicienne a un univers ideal, éthe’re’ et antérieur ; une aspiration a la beauté idéale, ces « splendeurs cachées derriere le tombeau » (Salon de 1861 12). Les synesthésies suggerent nostalgiquement l’aspiration a un passe et un univers idylliques ou la musique, les 189 couleurs et les sons e’taient smurs ct freres (La Vie Antérieure), of] plus précisement : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » (Correspondances) Chez Rodenbach, l’écriture synesthésique se distingue par sa grande diversité esthétique. Ce texte de prose poétique est un hapax en ce sens qu’il est unique en son genre. Non seulement il l’est par sa forme iconoclaste (prose poétique) mais encore par son florilege dc synesthésies. ll pourrait se concevoir comme une théorie sur l’esthe’tique synesthésique au sens strict. On y trouve des synesthésies de tous ordres: des plus simples aux plus complexes, des plus e’le’gantes aux plus sophistiquées. Elles ont pour socle 1e systeme des analogies entre la feue e’pouse et son sosie, Bruges et Hughes, 1e paysage extérieur dc Bruges, cite’ léthale et le paysage intérieur de Hughes. Elles sont d’inspiration baudelairienne. Elles suggerent donc aussi l’aspiration du protagoniste a l’idéal: ope’rer une assimilation parfaite du sosie avec l’e’pouse défunte, retrouver l’épousc idéale a travers son sosie, entreprise qui ira a vau l’eau. En outre, 1e systeme des synesthésies est traverse’ par des forces centripetes et des forces centrifuges. Ces demieres sont révélatrices de l’aura décadentiste de fin de siecle qui s’irradie dans une grande partie du texte. Les cas les plus flagrants de ces formes de synesthésies sont les synesthésies en style artiste du type: Uneflamme lui chanta aux oreilles (34), Un picotement lui vint aux yeux( 66), Un concert asthmatique et acidule’ lui tirait des larmes (69). Le romancier-poete assigne aussi aux synesthésies une fonction apophantique, car par leur biais, i1 recre’e le langage, s’investit dans un effort artistique tres poétique révélateur d’une exquise inventivite’ verbale. 190 Chez Depestre, l’e’criture synesthésique maximise la fonction idéologique et uchronique. Elle n’a pas d’ambition intrinsequement philosophique. Elle est moins porte’e vers l’élevation métaphysique que vers la nécessite d’instaurer la dignite’ humaine. Elle postule la puissance, 1e désir de changer le monde par re’volution interposéc. Le poetc se doit de changer le monde afin de juguler toutes formes d’exploitation, de re’ification dc l’homme quelle que soit sa race, afin d’annihiler les sociétés a classes. 11 doit aider a la liberation du monde de la fe’rule des inquiéteurs de consciences, des despotes de toute nature. La puissance de l’e’criture synesthésique est tributaire de celle du combat idéologique. Ce combat doit trouver sa force dans la seve nourriciere de .l’union de tous les prolétaires du monde entier et de tous les compagnons d’infortune du monde, sans derogation aucune. C’est la fratemité universelle, c'est-a-dire: celle qui transcende toute consideration d’ordre racial pour trouver sa parfaite illustration dans la communauté des douleurs. Ces réfiexions resument parfaitement dc telles aspirations: « La grondante symphonic dcs abandannc’s. Blonds, jaunes, nairs, pcu importe, Ils verscnt taus un sang nair. » (Etincelles 25) Donc la place spe’ciale e’chue a l’écriturc synesthésique a sinon une ambition, du moins unc vocation humanitaire, militantiste chez Depestre. Quelle en est la manifestation concrete dans les trois textes ? 191 La place spéciale e’chue a l’e’criture synesthésique Les trois textes se distinguent par leurs qualités expressives exceptionnelles sur le plan tropologique intersensoriclle. La diversité et la richesse de l’écriture des trois textes les placent sub specie aetemitatis, car elle (1’écriture) atteint un tel degre dc puissance qu’elle a l’audace de vouloir exprimer l’ineffable, de décrypter l’indécryptable, ou tout au moins dc compenser 1c défaut du langage ordinaire. Nous constatons que leurs trois auteurs ont une tres haute conscience linguistique. Leur e’criture confére aux textes un surcroit dc poéticité, en garantit la quintessence. Par conse’quent, elle les expressivise excellemment. Nous ne prétendons pas en infe’rer que l’e’criture synesthésique est parfaite. Loin de la, nous nous employons seulement 51 en démontrer la plus percutante efficacite’ par rapport a d’autres formes d’e’criture poétique. A la re’flexion, elle est traversée par quatre ingredients cardinaux : la puissance de suggestion; l’audacieuse singularite’ de la forme; la tangentialité réfe’rentielle ; le charme exquis, consécutif a tout ce qui precede. La puissance de suggestion est conditionnée par le processus ontogénétique de son sémantisme et de son cinétisme verbal. Son audacieuse singularité tient a son matériau lexématique de base, idiolectiquement pertinent. Quant a la tangentialité référentielle, elle est cntretenue par la quasi-syste’matisation de la connotation. A cet e’gard, 1e referent est toujours atteint indirectement comme une droite tangente a un cercle. Le charme exquis est la re’sultante du dosage savant de tous ces ingre’dients subtils. Il s’ensuit que l’écriture synesthésique se dote d’une maniere toute spéciale de penser et de dire l’univers. 11 est vrai que toute écriture poétique a une manierc spéciale de penser et dc dire l’univers, mais l’écriture synesthésique 1e pense et le dit d’une maniere encore plus spéciale grace a ses vertus toutes particulieres. Ces réflexions nous amenent a nous 192 interroger sur la posture de cette écriture par rapport a la littérature ct aux traditions critiques modemes. Qu’en est-i1 effectivement? L’écriture synesthésique, ainsi que nous l’avons souligne’, se distingue par le refus dc conclure, d’apporter un point final au sens du texte, ou du micro-texte. En effet, conclure suppose qu’on ait e’puise’ la solution d’un probleme, qu’on l’ait analyse de fond en comble au sens strict (c'est-a-dire : dissous, détruit, donc c’puise’). Or le se’mantisme d’un texte synesthésique est en protension pérenne, jamais forclos, épuise’, ce qui justifie un peu le symbolisme implicite, la systématisation et l’accumulation des connotations dans les textes synesthésiques. 11 (cc sémantisme) est conforme a la logique d’une natura naturans. Corollairement, la démarche herméneutique idoine postule qu’on recherche l’intelligibilité du texte/signe non pas dans les aboutissants mais dans les articulations de son écriture. Le sens, désormais cxcentre’ ct décentré, exempt de point focal, s’échappe donc constamment du texte dans un processus dc temporalité permanente, ce qui 1c rapproche précisement de ce que Derrida appelle « dissemination » dans Q Dissemination. Il rejoint parfaitement ce que dit Derrida dans cet ouvrage. Pour le paraphraser, nous dirions que son sens suit « un mouvement qui place tout signifie en position de trace différentielle.» (1 1) De ce fait, l’écriture synesthésique s’interdit la garantie d’un sens absolu, univoque. Elle souscrit, au contraire, a la théorie de l’inexhaustivite’ herméneutique du texte telle qu’elle est mentionne’e par Genette dans Figures 11 (nous en avons fait cas dans le chapitre 3). De surcroit, cette inexhaustivité sémantique/henne’neutique est tributaire d’unc ide’e chere a la littérature modeme et au nouveau roman en particulier : le monde, son existence et son sens nous échappent, car 193 nous ne maitrisons rien, ni meme la matierc de la littérature. Aussi, selon les théoriciens dudit mouvement, notamment Ricardou, 1a littérature devient-elle « non pas l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’unc écriture ». Telle est la these qu’il adopte dans son texte critique Pour une théorie du nouveau roman (36). Les symbolistes ont certainement eu l’intuition de cette impéritie (l’inaptitude de l’homme a maitriser l’univers), car l’existence et la vie en general se présentent d’une maniere chaotique, fragmentée. Ainsi, pour essayer de résoudre le probleme, ont-ils pense a gérer la fragmentation de l’univers par le ciment de l’écriture synesthésique. Ce faisant, leur quetc philosophique les a instruits du fait que derriere la multiplicité apparente, l’illusoire ramassis de la fragmentation, git l’unite’, un ordre latent, car tout est un (ct tout est dans tout) dans l’univers. Pre’cisément la mission du philosophe idéaliste/spiritualiste, du poete symboliste, et du synesthete en general consiste a retrouver cette unite latente. Henri Peyre explique clairement cette quéte unitairc dans Ou’est-ce que le symbolisme. I] y declare : « Ces correspondances [...] constitueront 1 ’un des moyens par lesquels lc paétc ou l ’artiste veut atteindre a une unitc’ sous-jaccnte derrierc la varie’té dcs apparences » (51). Baudelaire a abonde’ dans le meme sens. II a toujours pense que le poete est le « déchiffreur des analogies universelles (“Salon de 1841)”, c'est-a-dire ces connexions cachées qui re’gissent tous les e’léments de la nature. En effet, tous les e’léments de la nature, dc l’infiniment petit a l’infiniment grand, sont similaires et un, meme si apparemment, ils divergent. En de’finitive, il y a dans l’e’criture synesthésique la volonté implicite de marquer l’unité intracosmique. Des lors qu’elle est re’alisée, i1 sera éventuellement possible de réaliser l’unité factuelle de l’univers et partant d’asseoir sa maitrise. L’e’criture synesthésique fait donc un premier pas, fut-i1 un saut de carpe, vers 194 la maitrise dc l’univers. Cependant, i1 y a en elle une configuration antithétique lorsque nous la situons dans deux perspectives différentes. Dans une perspective purement formelle, elle assume l’unité des éle’ments linguistiques constitutifs de sa substance (qui engendre le collage présurréaliste). Dans une perspective purement herméneutique, elle est révélatrice de la profusion et de la dissemination sémantiques dévolues a ses textes. A la lumiere dc cette analyse, l’écriture synesthésique préfigure la poe’sie et les traditions critiques modemes. A ce titre, i1 faut voir en Rodenbach, et surtout Baudelaire les géniteurs de la poésie et de la littérature modemes en general. 195 APPENDICE TYPOLOGIE DES SYNESTHESIES POUR LE CHAPITRE 3 Synesthesies dyadiques : Les houles en roulant les images des cieux Mélaient d’une facon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux (visuel+ auditif, auditif + visuel) (La Vie anterieure); 0 dc’man sans pitie’, verse-moi mains deflamme (tactile + visuel) (Sed nan satiata) Et je buvais ton souffle (gustatif + visuel/auditif) (Le Balcon) Lourdes ténebres (tactile + visuel) (Le Flacon) Peut-on déchirer les ténébres? (tactile + visuel) (L’Irréparable) Les froides ténebres vides (tactile+ visuel) (Chant d’automne) Un parfum nage autour de son corps (olfactif + tactile/visuel) (Le Chat) Le silence et l’horreur des ténebres (auditif + visuel) (Les Chats) Pour engloutir mes sanglots apaise’s (gustatif + auditif) La splendeur éclate (visuel + auditif) Maesta et errabunda) Le rale épais (auditif +visuel/tactile) Je buvais la douceur qui fascine (gustatif + tactile) (A Une passantc) L’humide profondeur (tactile + visuel) Un cruel et blessant tic-tac de balancier (tactile + auditif) Le chant du coq. déchirait l’air brumeux (auditif + tactile) Fiévres hurlantes (tactile + auditif) (Femmes Damnées) 196 La clarté vibrante (visuel + tactile) (La Mort des pauvres) Synesthe’sics tryadiques : Les sans et les parfums taurnent dans l’air du soir (auditif + olfactif + visuel) (Harmonie du sair) Un rire trempe’ dc pleurs (auditif + tactile + visuel) (La Muse vc’nalc); Les retentissantes (auditif) couleurs (visuel) dont tu parsemes (tactile) tes tailettcs (A celle qui est trap gaie) MORPHOLOGIE DES SYNESTHESIES POUR LE CHAPITRE 3 Formes simples : Verbe suivi d’un accusatif : Je buvais ton souffle, déchirer les ténebres, engloutir mes sanglots, je buvais Ia douceur qui fascine, boire 1e parfum, le son et la couleur, laissait couler ses mots. Nominatif suivi d’un verbe ou de plusieurs verbes: Le chant du coq déchirait I’air, cette voix me remplit, me pénétre. Formes complexes : Un verbe suivi d’un substantif dont 1a conjonction crée une synesthe’sie en adynaton. L’adynaton est un procédé stylistique prise’ par un certain nombre d’écrivains dc l’Antiquité, notamment ceux de la période cicéronienne. Il consiste a faire reference a une chose, a une situation qui releve pratiquement de 1’impossible. exemples : -Une fumée de son effacait l’écriturc ; 197 -Le loup fuyait devant l’agneau et les brebis ; Les adynata sont assez récurrents chez lc poete Virgile. Nous en faisons cas au troisieme chapitre (cf : synesthésies en adynaton) Une synesthésie (forme’e d’un verbe et d’un caractérisant adjectival antépose’ + un substantif + une subordonnée relative) qui se déploie en metaphore filée ex : Entends la douce nuit qui marche Un verbe suivi d’un chapelet de substantifs Ex : Mon ame peut boire a grands flots 1e parfum, le son et la couleur Son regard coupe et fend, Un parfum nage, la splendeur éclate, 1e chant du coq déchirait l’air, cette voix me remplit, me pénétre. TYPOLOGIE DES SYNESTHESIES POUR LE CHAPITRE 5 11 (cc mot) (auditive) piétine (tactile) (Ibid.) ; Un mot (auditive) tout flambant (visuelle) (Ibid.) ; Le silence (auditive) coula (visuelle) (Confession, p.6’); Auditive + visuelle + auditive 11 (cc mot) (auditive) flotte (visuelle) Ia flute du rossignol (auditive) 198 Auditive + tactile + visuelle L’e’trange clameur de la souffrance humaine (auditive) a seule projeté (tactile) dans ma conscience les raisons lumineuses d’une vie. on n’appara’it (visuelle) pas la froide acceptation (tactile) de l’illustre crucifie’. Auditive + tactile Le silence (auditive) couve (tactile) ; Le vent des mots (auditive) coupe (tactile) l’air du monde ; Les clairs (visuelle) silences (auditive) ; Soyez (mots) (auditive) des palmes de douceur (tactile) Voila un langage (auditif) comme une torche (visuelle) dans la poudre des passions ; Tiiches bruyantes (auditive) de lumiere (visuelle) ; Corps abrutis (tactile) de silence (auditive) Il existe egalement un nombre infime dc synesthésies tryadiques : Visuelle + auditive + auditive La nuit (visuelle) hurle (auditive) en mon étre son appel (auditive) de vide. MORPHOLOGIE POUR LE CHAPITRE 5 Formes simples : Pronom/substantif suivi d’un verbe Le silence coula; les promesses des lévres palpitantes se sont évanouios dans tes beaux yeux 199 Substantif sui vi d 'un caractérisant adjccti val: Un mot tout flambant Visuelle + auditive + visuelle / visuelle + tactile + olfactive Visuelle + auditive + visuelle : Une nuit (visuelle) sans son (auditive), sans couleur (visuelle) (Au dessus dc to tambc, 8) Visuelle + tactile + olfactive : L’ombre (visuelle) distillait (tactile) un relent (olfactive) Dans Gerbe de Sang, i1 y a aussi une predominance des synesthésies dyadiques. A titre d’illustrations nous avons les exemples suivants: Auditive + visuelle (ou tactile) /visuelle + tactile/tactile + visuelle/auditive Paroles (auditive) de braise (visuelle) ; La nuit (visuelle) est lourde (tactile) ; dans l’appendice) : Visuelle + auditive + visuelle / visuelle + tactile + olfactive Visuelle + auditive + visuelle : Une nuit (visuelle) sans son (auditive), sans couleur (visuelle) (Au dessus dc to tambc, 8) Visuelle + tactile + olfactive : L’ombre (visuelle) distillait (tactile) un relent (olfactive) Dans Gerbe de Sang, 11 y a aussi une predominance des synesthésies dyadiques. A titre d’illustrations nous avons les exemples suivants: Auditive + visuelle (ou tactile) /visuelle + tactile/tactile + visuelle/auditive Paroles (auditive) de braise (visuelle) ; 200 La nuit (visuelle) est lourde (tactile) ; Verbe canjugue’ suivi d ’un infinitif: Jc sens grander en mai la respiration des faules; jc sens grander cn moi la rage dcs explaitc’s; jc sens vibrer cn moi le sang dc tautc l ’humanitc’ Formes complexes Voila du reste la maniere dont se présentent les types et les formes de synesthésies la nuit sombre n 'a paint cueilli les petites c’tailcs dcs voutes gothiques ; lc silence avait un gout dc sang. Voila du reste la maniere dont se présentent les types et les formes de synesthésies. AUTRES EXEMPLES DE SYNESTHESIES - Dans Etincelles et Gerbe de Sang (Illustration du concept/principe du collage) Dans le silence coula, le verbe coula porte 1e seme de fluidité qu’il injecte dans 1e lexeme silence. Ce seme, en irriguant 1e lexeme fait penser que le silence est devenu liquide et 51 cc titre, susceptible de se disperser spontanément. La faculté de dispersion ainsi créée evoque la “contagion”. Du fait de cette contagion, il s’instaure dans la matrice des deux lexemes unc influence re’ciproque, une consubstantialité qui construit une esthétique de la totalité. Au bout du compte l’éle’ment dc perception auditive (silence) ct l’élément de perception tactile/visuelle (coula) ne font plus qu’un. - Illustration du concept/principe de la surdétermination Dans Les Fleurs du Mal: un suprémc sourire ait brilla la douceur La singularité sourd de cette construction des sa lecture. En effet, sa demiere sequence a savoir : ait brilla la douceur fait intervenir une phraséologie déviante. Celle-ci tient au fait que deux semes: celui de la luisance (brilla > modalite’ visuelle) ct celui du toucher 201 (douceur >modalité tactile) s’excluent mutuellement et déclenchent une obliquité sémantique, ge’ne’rée par la creation de la metaphore intersensoriclle obtenue par glissement sémantique. Cette procedure singularise sa rupture a vif par rapport a la referentialite, a la mimesis, manifestant son incongruité. Mais sa manifestation incongrue est congrument prise en charge pour mettre en relief un proces d’une tres haute tenue esthe’tique: la fusion éminemment harmonieuse de l’éclat le plus vif et la tendrcsse la plus pure (brilla la douceur), renchéris par le syntagme supreme sourire (dont le se’mantisme ajoute a la densite’ du proces). Par consequent, le signe synesthésique est surde’terrniné et sa poéticite’ s’accroit. - Illustration du principe de la derivation hypogrammatiquc Dans Etincelles ct Gerbe de Sang : clarte’ vibrante Clarte’ vibrante Lorsqu’on analyse cette construction par expansion (1e mot est de Riffaterre dans Sémiotique de la Poe’sie 36), c’est a dire par déploicment successif de tous les semes de sa matrice, on constatc plusieurs donne’es réve’latrices. La clarté, ressortie a unc modalité sensorielle presuppose: une aura de positivite’ sugge’re’e par son faisceau dc semes, son semantisme : la lumiere, la transparence, 1a propreté, la limpidité, l’univocité, ct métaphoriquement, la franchise, la sincérité, l’honnéteté, la haine du mensonge. (Par metaphore, on parle d’un homme propre pour signifier qu’il est honnéte, respectable, qu’il mene une vie conforme a la morale, de’teste 1e mensonge). Tous ces éle’ments sémiques sont aussi des variantes paradigmatiques puisqu’ils sont manifestement intersubstituables. Quant a vibrante, il désigne un mouvement dc tremblement rapide qu’on imprime a un corps, car une vibration, c’est un tremblement rapide, c’est aussi un 202 indicateur dc vitalite’ ct dc positivite’, de santé. En effet, géne’ralement, les corps qui manifestent 1a vitalité, la santé, connaissent un mouvement rapide, révélateur de leur e’nergie. En revanche, les corps de’fectueux, morbides, en decomposition, sont ge’ne’ralement inertes, sans mouvement. Cependant s’ils connaissent le mouvement, ce sera géne’ralement un mouvement lent, sans indicateur dc vitalité réelle. Ils vont en fait subir le mouvement plutot que de le faire. Par conse’quent la matrice lexico-sémique de cette construction presuppose l’existence de tous les e’léments dc signifiance sus- mentionnés qui constituent un hypogramme. L’ope’ration que nous vcnons d’effectuer est une expansion, une derivation hypogrammatiquc. Alors, par la conversion, on fait 1a synthese de tous ces semes, procédant de connotations en connotations, de référcnt en referent, pour arriver a une somme prodigieuse de chocs poe’tiques qui développent un coefficient infinimcnt élevé d’e’ncrgie poétique. Le signe renvoyant a un hypogramme doit etre un variant de la matrice pour qu’il y ait poéticité dans un texte. En effet, l’étude de la structure d’ensemble de la construction clarte’ vibrante, a l’analyse de tous ses semes, y compris ceux qui 1e singularisent comme metaphore intersensoriclle, lui confere une plus-value sémantique. Elle met done en relief plus d’un sens different dc celui de la matrice et en cela garantit sa poéticité. L’analyse de cette meme construction par conversion (cf: Sémiotique de la Poésic, 36) permet de transformer plusieurs signes en un signe collectif, en dotant de traits specifiques identiques les constituants d’une seule matrice. Un autre exemple permettra d’illustrer 1a derivation hypogrammatiquc: 203 - Dans Les Fleurs du Mal : « Froides ténebres » L’expressionfraides tc’ncbres participe de la meme analyse. En effet, son inscription en faux contre la mime’sis est évidente. Sa saisie nc permet qu’une lecture connotative catalysec par l’obliquite’ sémantique par glissement. Ici e’galement, le télcscopage lexical des deux termes se’mantiquement éloignés ab initio travaillent diligemment a opérer une transcendance de l’expression. En definitive, elle ge’nere par expansion une construction riche d’un double patrimoine sémique (les notions rcssorties au domaine de la vue ou de l’optique (te’nebres) et celles rcssorties au domaine du toucher (froides)). Cette innovation / cre’ation linguistique heureuse, contribue a comblcr les vides dc 1a communication, créant ainsi une metaphore intersensoriclle. Le poete a recours a ces singulieres formes d’expression pour traduire un phe’nomene particulier, unique en son genre. Le mot te’ne‘bres a un champ sémantique assez large. I] pourrait designer ici l’obscurité mais aussi la bétise, l’ignorance, l’absence de foi, 1e danger, l’incertitude. .. Son sens est, d’une certaine maniere, éclate’, fuyant, porteur d’un symbolisme latent. Toutefois, il a une tonalité negative et, a ce titre, suggere l’imminencc d’une commination, d’un danger. Quant afraides, il traduit une sensation tactile dc tonalité désagréable. Corollairement, l’association des deux termes sursignifie le de’sagrément, 1a terreur qui alimentent cet e’tat a la fois fécond d’obscurité physique ou/et intellectuclle, spirituelle et de de’sagrément physique ou/et moral. En outre, l’épithetefraide antéposée, et done a connotation subjective, polysémique, rcnforce 1e symbolisme latent de l’expression. Elle fonctionne a l’instar d’une e’pithete de nature. Manifestement, nous constatons que l’écriture synesthésique se situe ainsi a la hauteur du phenomene. Ce phenomene n’est guere l’expression d’une banalc manifestation des perceptions visuelle ct tactile. Au 204 contraire, c’est la matérialisation insolite d’un phenomene qui transcende les poncifs de l’inertie quotidienne médiatisée par l’écriturc efficace créée par le poete. Aussi y a t-il surde’terrnination stimule’e par la singularité, la pertinence idiolectique de l’expression, son se’mantisme inépuisable, son symbolisme latent. Il s’ensuit que la densité dc deviance sémique par rapport a la mimesis est nette et des lors élabore 1e coefficient élevé de poéticité de toute l’expression synesthésique. Dans Les Fleurs du Mal : « Blessants tic-tacs » Dans cette construction, 1e processus de l’inscription en faux contre la referentialite est aussi e’vident. La construction blessants tic-tacs se distingue par sa forme audacieuse. L’adjectif blessants est une reference a une modalité sensorielle tactile. En revanche, l’onomatopée substantivée tic-tacs releve d’une modalité sensorielle auditive, créée par mimologisme phonique. L’expression surprend donc en vertu de l’incompatibilité sémantique de ses lexemes. Mais la collision lexicale obtenue par le rapprochement des deux termes instaure une transcendance de l’expression, laquelle élabore une me’taphore intersensoriclle. En fait la construction synesthésique est plus catachrestique que métaphorique parce que, a travers elle, le poete crée une nouvelle formc d’expression en mimant un son, un bruit (celui dc l’aiguille d’une pendule) et en 1e conjoignant a un caractérisant adjectival (blessant). La nouvellc forme d’expression s’érige en figure lexicalisée. Elle frappe l’imagination par sa phraséologie déviante et son sémantisme fuyant générateur d’un symbolisme latent. En effet, le caractérisant adjectival antéposé blessants accolé au substantif tic-tacs crée un ne’ologisme (blessants tic-tacs) sémantiquement productif, sursignifiant, porteur dc symbole. 11 s’arroge une pertinence idiolectique. A ce titre, malgre sa phraséologie déviante, il est surdétermine, tres suggestif et de ce fait s’impose au lecteur. Cette surdétermination compense la catachrese. En fin de compte, par sa densité de de’viance sémantique par rapport a la mime’sis, sa surdétermination, son sémantisme productif, tres suggestif, cette synesthésie se voit dotée d’un haut coefficient de poéticité. Par son biais, tout se passe comme si 1e 1e poete etait habite’ par un dessein spécial: mettre en relief 1e symbolisme plastique des sons, des bruits (tic-tacs) resultant de la conjonction d’une épithete tres suggestive (blessants) et d’un substantif dont la productivité sémantique est ge’nére’e par la contiguité de son caractérisant blessants. Seule 1a magic de l’écriturc synesthésique par son efficacité expressive a pu suggérer un tel symbolisme. - Dans Les Fleurs du Mal : «Retentissantes couleurs » Quant a retentissantes couleurs, i1 procedc de deux modalités sensorielles tres différentes : 1a modalité auditive (retentissantes) et la modalité visuelle (ténebres). Elles créent une metaphore intersensoriclle. Mais ici la metaphore sous-tend une parenté a la fois sonore et visuelle utilisée pour dépeindrc la bien-aimée. La couleur, e’le’ment spécifique a la parenté visuelle s’allie a retentissantes, element inherent a la parenté auditive. La metaphore qui a permis de géne’rer la double parente’ ainsi obtenue confere au mot couleurs une puissance hors du commun catalysée par l’adjectif retentissantes sémantiquement fort cxpressif, suggestif et percutant. A priori, la dame dont i1 s’agit dans cette peinture et a laquelle s’aplique les couleurs est dotée d’une beauté fabuleuse, sublime. Par conse’quent il lui faut une caractérisation unique, somme toute, intrinsequement a la hauteur de sa beaute’ sublime. L’ aura de splendeur dont elle est parée la magnifie et s’irradie simultanément sur le plan chromatique et acoustique. La splendeur est suractive’e par la désinence emphatique de la construction (retentissantes 206 couleurs). Elle lui confere un statut surnaturcl que seule la synesthésie est capable de sursignifier. Ses couleurs sont si subtiles, raffine’es qu’elles impriment dans l‘esprit du contemplateur (le poete/le lecteur) la conviction qu’elles émettent des sons dotés d’une puissance ineffable (retentissantes couleurs). Seul un langage percutant permet dc suggérer une telle puissance. D’ou la creation d’une formule efficace, unique, apte a suggérer une telle puissance par le biais d’une metaphore intersensoriclle révélateur d’un symbolisme latent. Mais a l’analyse, une lecture retroactive, c’est a dire herméneutique de l’expression donne a penser qu’elle est plus une catachrese qu’une metaphore, car sa caractérisation unique fait d’elle un néologisme crée par le poetc pour peindre une qualité hors du commun. Grace a cette creation, l’expression consomme sa rupture par rapport a la mimesis. Malgré ladite rupture elle est surdéterminée, motivée par 53 pertinence idiolectique. Elle s’impose donc au lecteur en dépit de sa phraséologie déviante. Par consequent, la puissance de la poéticite’ de l’expression est renchérie par son symbolisme latent resultant dc la caractérisant par l’emploi d’une épithéte extrémement suggestive, productive, signifiante, accolée a un substantif tout aussi signifiant, suggestif. DEMONSRATION DE L’EXPRESSIVITE DES SYNESTHESIES : Dans Etincelles et Gerbe de Sang : «La nuit est lourde defausses paroles» la nuit est lourde dc fausses paroles Cette synesthésie s’articule de cette maniere: une visuelle (nuit), une tactile (lourde) et une auditive (paroles). Cette synesthésie procede d’une metaphore intersensoriclle tres expressive. Il existe plusieurs definitions de la métaphore. Mais celle qui a nos yeux est plus appropriée au contexte de cette synesthésie est celle de Michel Patillon dans son Pre’cis d’Analvse Littéraire : 207 “La metaphore est unc pre’dicatian par est et n ’est pas qui consiste a inte’grer un élc’mcnt a une isotopic inhabituclle. La tension crc’c’e entre cette isotopic ct l’isatapie habituclle ouvre lc sens du discours [ . . .] (1 16)”. A la lumiere de cette definition, nous sommes conforte’s dans la conviction que : l’isotopie de la nuit ou absence de lumiere, obscurité, integre un element affe’rent a deux autres isotopies, celles du poids (lourdes) et celle du discours (paroles). Tout se passe comme si les paroles e’taient tellement lourdes qu'elles écrasaient l’obscurité de leur poids. Aussi une tension et plus précisement une distension se crée-t-elle entre ce qui est ici (l’obscurite’) et ce qui est ailleurs (langage articule, poids). Cette distension ouvre le sens du discours, ou mieux distend son sémantisme, l’(le discours) enrichit d’une somme infinie dc possibilités sémantiques. La distension du sémantisme de nuit en raison de son association avec lourdes et paroles par synesthésie postule qu’il ne s’agisse pas seulement d’une nuit au sens strict, i1 peut tout aussi bien s’agir d’une nuit au sens moral ou métaphysique. En d’autres temies, l’obscurite’ est physique, morale, ou et métaphysique. Elle donne une impression de lourdeur parce qu’elle semble susciter un effet de pression, de pesanteur, d’e’touffement sur l’instance qui en parle, 1e poete. C’est par rapport a lui qu’elle se singularise par le poids de ses paroles. L’étouffement sous- tend la limite de ses possibilités et en cela suppose une sensation de forclusion, d’enfermemcnt. Elle est done révélatrice d’un espace carcéral avec tous ses désagréments impliqués. Precisement, le titre du passage d’oii est extrait cette synesthésie est « Cellule », ce qui confirme l’impression physique de forclusion, de limitation. L’obscurite’ est dans ce contexte investi d’un pouvoir langagier. Tout compte fait, c’est son effet ne’gatif sur le moi du poete qui lui confere cet attribut insolite. Mais il est 208 question d’un langage désenchanteur, mystificateur (fausses paroles). Un langage qui procede de l’imposture. Cette synesthésie connote donc dcs notions d’enfermement, de limitation, de désenchantement, d’imposturc. Elle recele aussi une sorte d’attente décue. La nuit n’a pas éte’ a la hauteur de ses promesses. D'ou 1e sentiment consc’cutif d’imposture. Dans sa connotation morale et métaphysique elle suggere le climat psychique qui prédomine a savoir: 1e désenchantement, 1e de’couragernent, l’abattement. 209 BIBLIOGRAPHIE I- CORPUS: Baudelaire, Charles. Les Fleurs du Mal. Paris: Hachette, 1996. Depestre, Rene’. Etincelles et Gerbe dc Sang. Mendeln Kraus Reprints, 1996. Rodenbach, Georges. Bruges-La-Morte. Geneve: Slatkine Reprints, 1996. II- ARTICLES/OUVRAGES SUR LES SYNESTHESIES ET LE SYMBOLISME Aengstrom, Perry. “1n Defence of Synesthesia in Literature”. 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