L'ORDRE El' LE CHAOS DANS LES ROMANS DE NATHALIE SARRAUTE Dissertation for the Degree of Ph. D. MICHIGAN STATE UNIVERSITY JEANNE-AN'DREE NELSON 1977 LIBRARY Michigan State University This is to certify that the thesis entitled rAutorité et Renolte dans les Romans de Nathalie Sarraute" presented by Jeanne A. Nelson has been accepted towards fulfillment of the requirements for Doctor of Philosophx—degree mm LXJGLVCA $9 kfi’cyvtcxiAQfixp, 06 Major professor Date July 22, 1977 0-7 639 ABSTRACT ORDER AND CHAOS IN THE NOVELS OF NATHALIE SARRAUTE By Jeanne—Andree Nelson This thesis attempts to illustrate that the struggle between order and chaos is a.maJor theme in the novels of Nathalie Sarraute. The characters in these novels are anxious to conserve a semblance of structure and order in their universe. But this order is extremely precarious. It is threatened by the slightest gesture, the slightest remark of those with whom.they come into contact. This struggle between order and chaos, which is usually expressed in Sarraute's novels on a psychological level, as a conflict of wills, expresses more than a preference or a conviction on the part of the character. The fear of disorder is the fear of existing, of becoming. The stability which the characters seek to establish provides them with the illusion of being able to escape their mortality. When this stability is threatened, they are faced not only with the disruption of their habits and the destruction of their convictions, but also with the vision of their death. In order to illustrate this aspect of the conflict between order and chaos, it will be necessary to call upon the vocabulary of the existential philos0phers. This thesis attempts to trace the evolution of the theme of order and chaos chronologically, beginning with Tropismes (1939), and ending with Vbus les entendez? (19722. The theme evolves from one novel to another and seems to arrive at a resolution between order and chaos in Vous les entendez?. The force which threatens the ordered world of Sarraute's characters has three distinct incarnations. In TroEismes, the children, in their naiveté, cannot comprehend a world View where all things are catalogued according to their function in a homocentric universe. In martereau, Le Planetarium, and Entre la Vie et la Mort, any contact between individuals forces the protagonists to see themselves through the eyes of the "other," to step out of their own tightly structured world, and so to question its validity. Finally, in Vbus les_entendez?, this chaotic vision is identical to the Vision of the artist. His creation presents an original world View, and ferces the ordinary individual to confront the relativity of his ready made world. And once the ideas of permanence and necessity of a given world view are eliminated, any world view is as chaotic as any other. The work of art offers to the artist and to the person perceiving it, a synthesis between the forces of chaos and order. It permits the ordinary character to arrive at a reality which disrupts his own world view, which forces him to reject that permanent and absolute existence which he sought to achieve. It opens the door to a universe in a perpetual state of transformation. This state of transformation is itself permanent; the character exists in a universe at once permanent and fluid. Art, as the permanent representation of the artist's chaotic world View, acheives a synthesis between order and chaos. L'ORDRE EII‘ LE CHAOS DANS LES ROMANS DE NA'IHALIE SARRAUTE By J eanne-Andrée Nelson A DISSERTATION Submitted to Michigan State. University in partial fulfilbnent of the requirements for the degree of DOCTOR OF PHJIOSOPHY Department of Romance Languages 1977 Alarry ii ACKNOWLEDGEMENTS Au Professeur Marlies Kronegger et a tous ceux, notamment Professeurs Josephs et Joyaux, qui mfont encouragée a initier ce travail et qui ont dfi réiterer leurs encouragements pour mflaider a le terminer, j'offre ma sincere gratitude. A celui qui mfa accordé sa patience, ses conseils, sa confiance et son réconfbrt dans les moments de doute et de cynisme, je renouvelle mon dévouement. iii TABLE DES MATIERES Page INTRODUCTION.............. ............. 1 Chapitre I. moment's ......................... 19 II. PORTRAITD'UN INCONNU . .............. . . . . 39 III.MARTEREAU... ..... . ...... ..........7A IV. LEPLANETARIUM ...................... lll V.LESFRUITSD'OR........ ........ ......136 v1. WIRELAVIEETLAMORI‘ .............. ....15Ll VII. vous LES mm? .................... 175 CONCLUSION ............................ 191 BIBLIOGRAPHIE. . . ........................ 197 iv Introduction Selon le mot de Nathalie Sarraute, la littérature auJourd'hui est entree dans l'ere du soupcon".:l Elle ne refléte plus une vérité qui existerait avant elle, mais elle doit reproduire la complexité non pas de problemes déja connus, mais d'expériences désarmantes ou le personnage, méme s'il s'engage dans des speculations rationnelles voit l'issue du probleme s'éloigner a.mesure qu'il ayance, et se dérober a sa comprehension. C'est cette presence d'un élément irréductible qui menace tout un systeme fendé sur la raison que Nathalie Sarraute dramatise dans ses romans. La tradition humaniste et son echelle de valeurs a été sérieusement endommagéedepuis la deuxiéme guerre mondiale. Les evenements politiques, sociaux, les découvertes scientifiques touJours plus audacieuses, touJours prétes a réfuter des croyances hier encore irrfutables, ont mdné la validité des affirmations humanistes. Depuis la parution de La Nausée en 1938, la littérature présente un.monde non plus intelligible et réglé par un ordre moral immuable, mais un monde inquiétant oh les signes et les directions sont brouillés, un monde qui échappe au contr6le de l'homme. L'écrivain traditionnel recherchait "le petit fait vrai" en reproduisant une "tranche de vie." Il assumait, et son lecteur avec lui, qu'il y avait une realité en soi, enedehors de la conscience de l'homme, et que le role de l'écrivain était d'imiter avec justesse cette réalité. Des écrivains conme Beckett, Sarraute, Butor, Robbe-Grillet, Simon rejettent cette assumption. Ils ne s'attachent plus a faire le portrait de personnages bien "campés," "saisissants," ils peuplent leurs romans de personnages anonymes, sans existence propre, personnages perplexes dans un monde aux réalités. multiples. Comne l'a mentionné Sturrock dans sa brillante etude sur le Nouveau Roman, les ressemblances entre ces auteurs s'imposent. L'univers de leurs oeuvres ne repose plus sur la croyance en une nature humaine rationnelle, ni sur une réalité qui n'aurait nul besoin d'étre réfléchie par une conscience pour exister. Ce thEme de l'irruption du désordre dans un univers range a une histoire qui remonte Jusqu'a La Nausée. On se souvient qu'aprés la découverte de son existence Roquentin est irrité par la bonne conscience des bourgeois de Trouville et par leur torpeur satisfaite. Dans une scene imaginée par Roquentin, une série de catastrophes sans causes s'abat sur la ville. Une troisiéme oeil s'ouvre sur la joue d'une enfant, la langue d'un honme se transforme en mille-pattes, des lambeaux de chair volent dans les rues. Ce spectacle remplira Roquention de Joie. Il verra les bourgeois contraints de faire face a la gratuité des choses et de leur presence au monde et 11 leur criera au passage: "Qu'avez—vous fait de votre science? Qu'avez-vous fait de votre humanisme? OD est votre dignité de roseau pensant?"3 Nais leur surprise ne durerait pas longtemps. Ils se hateraient d'expliquer ces phénoménes troublants. Roquentin songe que sans doute, bien d'autres personnes ont fait elles aussi la decouverte de leur existence, mais "qu'elles ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un étre necessaire et cause de sol." Ce conflit entre le désordre et l'ordre a été utilisé par Camus dans Egg-m; (19140), W (19147), et ggiggtgg (19145.). La société dans laquelle vit Meursault ne sait pas comment se débarasser d'un meurtrier qui ne trouve sa place dans aucune des categories qui se partagent l'histoire du.crime. Meursault est génant parce qu'il refuse de feurnir les causes de son geste. Qu'il 1e veuille ou non, l'avocat general va lui en trouver, il va inventer des mobiles pour pouvoir restaurer l'ordre des choses, et de la société. La Peste est aussi une dramatisation de ce theme, elle est un surgissement irrationnel du.mal et suscite chez les habitants d'Oran, d'abord beaucoup de perplexité, puis l'échaffaudage de systémes "d'évasion." this dans ce roman Camus concentre surtout ses effbrts a presenter l'attitude idéale, celle de Rieux et de Tarrou, devant cette situation horrifiante et absurde. Pour Robbe-Grillet, toute oeuvre doit créer ses propres regles et ne saurait se couler dans des moules déja utilises par les autres romanciers. L'univers des romans de Robbe-Grillet, celui des gggmes (1953) et celui de Dans le labyrinthe (1959), est inquiétant. 11 se dessine a travers les romans par des repetitions détaillées qui différent légerement les unes des autres et qui laissent le lecteur sans perspective précise des événements ni du cadre. Les personnages sont déroutés entrainés dans un labyrinthe dont ils ne peuvent se dégager. Mais ils ne s'acharnent pas a restaurer l'ordre, ils restent passifs peut-étre méme confiants. C'est surtout l'univers du lecteur qui est ébranlé car 1e roman devient pour lui cet element irreductible, irrationnel, "de trOp," sur lequel il essaiera d'imposer une grille qui lui fivélera 1e nwstere de l'oeuvre. Ce theme de la brusque apparition du desordre dans un univers ordonne a eu beaucoup de succes au theatre depuis trente ans . Ia concretisation sur la scene d'une presence irrationnelle, d'un personnage gerant, incomprehensible, on la trouve deJa chez Ubu Roi (1896) de Jarry. Ubu incarne un irrationnel inconscient et c'est pour cela qu'on objectera peut—etre a me le voir comparer au Cali&i_la de Camus. Caligula fait de l'irrationnel d'une naniére systematique. Pour continuer a vivre sous ses ordres, les patriciens, comne les Juges de Meursault, au lieu de faire 1a decouverte du non-sens de la vie , se hatent de comprendre , de recuperer Caligula dans leur monde ordonne . Ses sautes d 'humeur sont mises sur le compte d'un chagrin d'amour passager.6 les Batisseurs d'Ehpire de Boris Vian (1959) met en scene une famille bourgeoise fuyant d'etage en etage un bruit de nature irxiefinissable. Dans leur ascension ils se retrouvent touJ ours face a face avec le SCMJI’Z, personnage a l'aspect repoussant qu'ils assortment de coup chaque fois que la logique de leurs arguments s 'effrite . Ce qui rend la piece troublante ce n'est pas seulement la cruaute des parents mais les efforts qu'ils font pour integrer dans un systéme coherent des facteurs qui echappent a toute explication logique . Ce bruit disent—ils est "un .symbole," "une image ," "un repere," "un avertissement." Ces abstractions vides leur permettent Jusqu'a la fin de la piece d'ignorer la presence de l'irrationnel.7 IVEmes presences, mémes proliferations irrationnelles dans le theatre de lonesco. Dans Le Rhinoceros (1960), un phénoméne etrange, un peu conme ceux qu'avaient imagines Roquentin, se trpoduit dans une petite ville oh la population se transforme en rhinoceros. Tout d'abord, groupes autour du logicien les personnages analysent avec methode 1a presence des rhinoceros dans la ville, mais la IOgique est impuissante a expliquer l'epidemie. Pour eliminer l'inquietude que ces transformations suscitent, les personnages decident de rendre ce phenomene naturel, necessaire. Quand tout le monde sera rhinoceros, le desordre, l'irrationnel sera devenu l'ordre, l'evidence meme d'une manifestation biologique necessaire. Nathalie Sarraute etudie dans Les, Fruits d'Or, ce meme phenomene des conversions en masse a une mode nouvelle qui tout d'abord avait etonne, bouleverse tous les esprits. En faisant face an desordre et en se modelant sur lui, les personnages du , , , 8 Rhinoceros, l'eliminent, lui retirent tous ses aspects inquietants. Nathalie Sarraute n'a pas beaucoup ecrit pour le theatre. Ses pieces sont assez courtes et bien qu'elles ne fassent pas partie de cette etude qui se consacre aux romans, il faudrait mentionner deux pieces radiophoniques Le Silence (1964) et Le Mensonge (1966). Ces deux pieces mettent en scene des personnages qui sont anxieux de se conformer a l'opinion des autres et a accepter les arguments d'autorite. Pourtant ils sont incapables de faire taire en eux un.mouvement imperceptible de revolte. Le soupcon, ce soupqon qui selon Sarraute a envahi l'honme moderne, les empeche de chanter a l'unisson avec les autres, ceux qui se soumettent et ne posent plus de questions. On le voit c'est 1e meme conflit entre l'ordre et le chaos qui se deroule mais selon moi c'est dans ses romans que Nathalie Sarraute le presente avec le plus de force. Elle utilise cette confrontation entre le connu et le neuf, c'est a dire le suspect, pour en faire la matiere meme de ses livres. .Elle presente dans des scenes a premiére vue vides d'action, des personnages tendus, aux aguets, menaces par un desordre imminent. Comme l'a si bien dit Lucien Goldmann elle "demontre comment les habitudes psychiques, les structures et les categories mentales anciennes qui persistent dans la conscience de la plupart des gens les empechent de saisir la realite nouvelle laquelle est essentielle dans la mesure ou elle structure la realite quotidienne des hommes, meme si nombre d'entre eux n'en sont pas conscients."9 Dans l'univers romanesque de Sarraute deux mondes entierement differents s'affrontent. L'un est le monde deterministe oh les personnages peuvent se situer aisement. L'autre est un monde en chaos qui ne se laisse pas mettre en systeme. Il derange l'univers rassurant des personnages et les pousse tant6t a consolider cet univers tantdt a l'abandonner pour confronter une realite nouvelle. Paralléle a l'etude de ces conflits qui remplissent une fonction psychologique, Je ferai ressortir leur fonction philosophique qui, bien que secondaire, elargit la comprehension de l'univers romanesque sarrautien. De cette lutte entre l'ordre et le chaos, l'ordre d'un univers deterministe et le chaos d'un univers impersonnel ou l'etre ne peut plus se definir, se degage un conflit plus profond. Il presente une vision de l'homme hante par sa finalite et son besoin de permanence. Afin d'eclaircir 1a nature de ce conflit sous-Jacent, J'aurai l'occasion de me servir de termes de la philosophie existentialiste car, a'un certain niveau ce conflit ressemble fert a celui que Bergson, Jaspers et Sarte ont vu entre la raison et l'intuition, celui que Sartre, Jaspers, Heidegger et Kierkegaard ont discerne entre la vie authentique et la vie inauthentique, et celui qui, selon Sarte et Gabriel Marcel oppose l'individu aux autres. L'existentialisme reduit le concept de la realite a celui de la vie et de son mouvement fluide. La vie est en constant etat de transformation et l'ordre intelligible des choses ne rend pas compte de la realite telle que l'homme la vit; la realite echappe aux definitions et meme les sciences exactes ne peuvent pas capter la vie. Elles n'en fournissent qu'une vue fragnentee et inerte comne l'explique Bergson: "Life escapes these solid concepts for life is a matter of time rather than of space, it is not position, it is change. It is not quantity so much as quality; it is not a mere distribution of’matter and motion, it is fluid and persistent creation."10 La realite est percue par l'individu avant d'avoir ete organisee par l'intelligence. L'intelligence gele le fluide de la vie pour remplir les besoins pragnatiques des homes. Les termes de "cause et effet," "irmiobilite," "identite," "consistence," "universalite," lui permettent de donner une structure a la realite amorphe. Pour bergson la source de connaissance est l'intuition car elle livre a l'homme la totalite de l'objet qu'il percoit. L'intuition est une prise de contact spirituelle qui elimine la dualite entre l'objet et le quet. Jaspers nomme cette identite intuitive entre l'etre et l'objet "the encompassing." Sous la couche superficielle de la realite deter- ministe s'agite unc r53alité toujours engagee dans une pulsation, un mouvement dynamique qui dissout les formes de la realite inventoriee. Cette realite mouvante dans laquelle flottent sujets et objets echappe aux definitions et ne peut se reveler qu'a travers l'intuition. Jaspers ecrit: "The truth that makes itself felt at the boundary of science is the same that is felt in this mouvement of communication. The question arises what kind of truth it is. We call the source of this source 'the encompassing,‘ to distinguish it from the objective, the determinate, and particular forms in which being confronts us. The encompassing then is what which always makes its presence known, which does not appear itself, but from which everything comes to us."11 Farce qu'elle est fuyante cette autre realite provoque parfbis chez le sujet une sensation de malaise de nausee. Elle ne fournit pas touJours cette sorte d'extase qu'on trouve chez Bergson et Jaspers. Pour Sartre l'intuition revele l'En—Soi. Alors apparait toute la gratuite des designations et la dependance de l‘objet envers l'homme. C'est cette decouverte que fait Roquentin devant la racine de marronier: "Ou plutat, la racine, les grilles du Jardin, le bane, le gazon rare de la pelouse, tout ca s'etait evanoui; la diversite des choses, leur individualite n'etait qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles en desordre -nues, d'une effrayante et obscene nudite."l‘2 Pour les existentialistes la situation de l'horrme consiste tantdt a chercher des refuges qui Justifient sa presence au monde, tantet a reconnaitre dans des moments de lucidite, 1a gratuite de son existence et le besoin de se depasser dans des projets inedits. Pour mener une vie authentique l'individu doit affronter les possibilites de transfermation de son etre. Il doit admettre que son sexe, sa race, sa profession, sa famille, ses connaissances ne suffisent pas a le definir. Le Pour—soi remet touJours en question l'etat actuel, la situation presente de l'existant. L'homme doit dessiner cet horrme qu'il n'est pas encore, comme le peintre ebauche son tableau futur. Sartre explique cette comparaison: "Il est bien entendu qu'il n'y a pas de tableau defini a faire, que l'artiste s'engage dans la construction de son tableau et que le tableau a faire c'est precisement le tableau qu'il aura fait; 11 en est de meme sur le plan moral. Ce qu'il y a de commun entre l'art et la morale, c'est que dans les deux cas, nous avons creation et invention."l3 Selon Jaspers c'est par choix que l'etre se place dans un mode de vie ferme ou ouvert a l'existence. L'existence inauthentique est touJours choisie aux depens de la liberte. Il ecrit: "Decision makes existence real, forms life and changes it in inner action, which through clarification keeps us soaring upward."lu L'une des fbrmes de l'inauthentique c'est la chute dans l'anonymat. Heidegger oppose l'individu au "dans man," l'homme anonyme et Sarte oppose la conscience lucide a l'ignoble conscience de tout le monde. Selon Kierkegaard l'opinion de la fbule est une insulte a la liberte de l'individu. La fbule anonyme n'a pas de mains, elle en a mille et la responsabilite 10 de ses actes ne retombe sur personne: "For every individual who flees for refuge into the crowd, and so flees in cowardice from.being an individual (who had not the courage to lay his hands upon Caius Marius, not even to admit it had not), such a man contributes his share of cowardliness which we know as the 'crowd'."15 Comme nous l'avons dit, la realite pour les existentialistes est individuelle, changeante. L'individu qui cherche a communiquer sa realite rencontre des obstacles enormes. Le besoin qu'il a de transformer son interiorite le pousse vers les autres mais parce qu'il est un etre libre et original 11 cree sa solitude tout en sollicitant la presence des autres. Le pouvoir des autres est donc immense puisqu'ils conférent a l'individu 1a possibilite d'apparaitre sous des visages differents. L'autre peut excercer ce pouvoir avec tyrannie en figeant l'in— dividu dans une etroite camisole conme l'a montre Sartre dans Huis Clos ou bien il peut aider l'individu a sortir de la courbe egocentrique dans laquelle il tourne. Cette deuxieme eventualite a ete examinee par Gabriel Marcel dans L'Etre et l'Avoir. Selon Marcel, l'individu qui laisse de c6te son egoisme participe au monde dans une attitude de disponibilite qui lui permet de recevoir le monde et les autres dans une cmmumnion integrale. Jusqu'a quel point Nathalie Sarraute a ete influencee par l'existentialisme n'est pas l'obJet de cette etude. Si J'emprunte assez souvent a l'existentialisme les termes de l'Etre et du Devenir pour parler des conflits psychologiques sarrautiens, ce n'est pas pour ll prouver naivement que Nathalie Sarraute est existentialsite, ni qu'elle ecrit des romans pour illustrer la pensee de cette philosophie. Je ne le fais que pour rendre plus saisissables 1e theme du conflit enytre l'ordre et le chaos. Les personnages les plus ordinaires, les plus banals peuplent les romans de Nathalie Sarraute. La romanciere ne nous les montre pas dans des moments de crise mais en train de choisir une table dans un cafe, de chercher un tailleur, de meubler un appartement, de s'ebattre a une soiree mondaine. Pourtant ces personnages ordinaires et meme parfois mediocres arrivent a generer une tension presque insoutenable. Chaque personnage se voit menace par les autres, le moindre geste, 1e moindre mot constitue une attaque et, pour se defendre il faut attaquer autrui, il faut se le soumettre. Le but de cette these sera de tirer au clair la nature de ces conflits, d'expliquer la tension qui se developpe dans des scenes OR a l'exterieur rien ne se passe. Ces conflits des personnages Sarrautiens ont fait l'objet de beaucoup d'etudes mais ils n'ont Jamais ete vus dans la perspective globale qui selon moi se precise a travers chaque roman. Les trois etudes consacrees a l'oeuvre romanesque de Sarraute sont celles de Micheline Tison Braun, de Rene Micha, et de Belaval et Cranaki. Braun reduit le conflit des personnages a celui de la conscience lucide et de l'anonymat. Elle oppose la vie authentique du "je" au "ca" informe qui etouffe l'individu. En fait, elle place d'un meme cdte l'inauthenticite et la realite inconnue qui selon elle est visqueuse et immonde. Le "ca" 12 est la substance informe du "on" et du monde. Le "je" fait un choix contre la torpeur de "ca," l'etre est souille par le "ca." Micha etudie surtout la profOndeur de l'introspection et met a jour les innovations de Sarraute dans le domaine de l'observation psychologique;l6 Belaval et Cranaki voient dans les conflits qui opposent les personnages une lutte entre l'instinct et‘les contraintes sociales. Sarraute selon eux aurait voulu montrer la nature sauvage de l'homme percant a tout propos sous la vernis des bonnes manieres.l7 On a aussi repete que ces conflits etaient les manifestations de personnages avides d'affection parce qu'on a pris leur hostilite pour de la tendresse deguisee. C'est une meprise car cette hostilite n'est pas tournee vers l'autre pour etablir une entente mais pour le detruire.l8 Quelque soit le milieu dans lequel ils se developpent ces conflits mettent toujours en presence des fbrces etablies par la tradition, le respect des valeurs "sfires" pretes a engloutir tout ce qui cherche a leur echapper. Le chaos qui fait irruption dans un.monde ordonne prend de plus en plus d'importance a travers les romans de Sarraute. Dans Tropismes il est etouffe, dans Vbus les entendez? il devient le mode de vie du personnage central. Dans Tropismes (1939) la conflit s'eleve entre les adultes et les enfants, pour les adultes le monde est a inventorier, a manipuler, et les enfants sont des objets a posseder. Tout ce qui resiste a cette regimentation les menace, car cela implique a la fois la liberte de l'obJet et la leur. Le chaos c'est la vision pre-logique du monde de l'enfance. J'etudierai les procedes qui permettent a l'adulte de s'imposer a l'enfant et la nature de ces deux realites en Opposition. l3 Dans Portrait d'un Inconnu (19A8), c'est le narrateur qui a une vision pre-conceptuelle du monde. Sa realite est sans formes precises et elle s'Oppose a celle des autres personnages du roman. Les conflits psychologiques qui les opposent sont violents. La presence du narrateur menace l'univers range des autres et 11 lui arrive souvent d'en souffrir. Je montrerai comment le conflit entre l'ordre et le chaos se complique dans ce roman. En effet, le narrateur hesite entre deux attitudes. Thatbt il souffre de ne pas appartenir au monde ou regnent les valeurs traditionalles et le sens commun. Tantdt il revendique sa vision du monde ofi les valeurs sont dissoutes et oh se revelent la contingence de sa vie et les infinies possibilites de son etre. Dans ce roman un autre theme est introduit qui prendra de plus en plus d'importance. C'est celui de la fenction de l'oeuvre d'art. La revelation d'une realite nouvelle pour le narrateur se produit a travers l'experience esthetique. Ici encore nous tacherons de definir la nature de cette nouvelle realite et ses chances de survie dans un monde deterministe et ordonne. Dans Martereau (1953), les deux mondes qui s'affrontent sont ceux de la fiction et de la vie. Un Jeune homme, le narrateur, a imagine un ami ideal, paternel, magnanime, courageux. Il rencontre Martereau et veut le revetir de ce costume pree-fabrique. Martereau, l'etre vivant, fait craquer de toutes parts les coutfires de ce vetement trop etroit. L'individu ne peut etre reduit en personnage idealise. La realite fictive et imaginee s'Oppose a la realite vecue, imprevisible. 14 Ce conflit est vecu par le narrateur, et nous sommes temoins des efferts qu'il fait pour maintenir 1a suprematie de la fiction sur la vie, de l'ordre sur le chaos. L'issue du conflit est complexe car bien que la vie raille la fiction, le narrateur Opte pour une autre solution. Dans Le Planetarium (1959), le theme des deux realites, s'enrichit. Nathalie Sarraute ne separe plus les deux realites en placant chez les uns la realite deterministe et chez les autres la realite prelogique. Ici les structures figees ne sont plus menacees par des etres jeunes ou originaux. C'est la presence meme des autres qui revels a chaque personnage la vanite de l'ordre de son.monde. Les combats psychologiques n'ont de cesse. Tout ceux qui se presentent a la conscience de l'individu menace sa paix. Il faut se defendre et attaquer a son tour. Ces conflits que nous etudierons de pres n'aboutissent jamais a une victoire definitive. La nature du chaos dans ce roman a change encore d'aspect, et pour la premiere fois s'annonce une syhthése entre la realite figee et la realite non inventoriee. Pour l'un des personnages, Germaine lemaire, le depassement du conflit devient possible. Nous verrons comment ce phenomEne se produit et quel en sera le resultat. Dans Les Fruits d'Or (1963), les deux realites en conflit sont celles d'un monde hierarchise, regi par des lois immuables et celle d'un monde regi par l'intuition. Sarraute remonte a la naissance meme des systemes qui s'efforcent de debarasser le monde de ses aspects inquietants. Elle place l'action dans un milieu intellectuel et bourgeois, mais cette action pourrait se situer n'importe ou. Elle IL-— —_ .- lD montre le mecanisme de l'etablissement des valeurs, les moyents qu'emploient ceux qui sont au pouvoir pour imposer leur realite aux autres. Ceux qui resistant a cet ordre revendiquent 1e droit de l'intuition sur les fermules figees. Dans ce roman i1 n'y a pas de depassement du conflit cmmne'dans Martereau. Nous retrouvons, par contre, 1e theme de l'experience esthetique deja amorce dans Portrait d'un Inconnu. Afin de s'ouvrir a une realite nouvelle, il faut se separer des autres et retrouver a travers l'oeuvre d'art un monde revele par l'intuition. Dans Entre la Vie et la Mort (1968), Sarraute oppose 1a litterature academique a la creation litteraire authentique. C'est a dire, encore une fois, elle oppose a l'ordre, 1e desordre. Les themes des deux realites, de la presence de l'etre parmi les autres, du depassement du conflit sont tous ici repris et developpes. L'ecrivain, le narrateur, couronne de succes parce qu'il a brise les vieilles fermules romanesques, s'englue dans son orgueil et se fige dans 1'habitude. On assiste aux efforts qu'il fait pour retrouver cette vision pre-logique, pre-conceptuelle de l'enfance qui lui a valu son premier succes. Le theme de "l'autre," conscience menacante, s'est develOppe depuis Le Planetarium. En effet c'est cet autre qui permet au narrateur de decouvrir de nouveaux horizons, 1a presence de "l'autre" et son influence sont ici pour l'artiste les ingredients necessaires a la creation de l'oeuvre d'art. Dans VOus les Entendez? (1972), 1e theme des deux realites a pris un aspect inattendu. La realite inventoriee, apprise, est representee par des enfants. La realite inquietante et mouvante des possibles est 16 representee par un vieillard. Le théme de l'autre comme source de rejuvenation de l'etre est abandonne. Il n'y a plus cette co-penetration des consciences telle qu'elle existait dans Le Planetarium et Entre la Vie et la Mort. L'autre ne bouleverse plus l'ordre du personnage pour lui faire decouvrir un monde ou la realite reste mysteriouse et indomptee. Ce rele de catalyste est attribue a l'oeuvre d'art. Deja dans 1e Portrait d'un Inconnu, Les Fruits d'Or, Entre la Vie et la Mert, l'art avait rempli cette fonction. Nous verrons comment l'oeuvre d'art dans ce dernier roman a pris de l'importance et comment l'experience artistique reintegre les deux forces ambivalentes de l'ordre et du chaos. NOTES 1Nathalie Sarraute, L'Ere du Soupgon, (Paris: Gallimard, 1956), p. 12. gJohn Stunrock, The French New Novel, (London: Oxford University Press, 1969), p. 3. 3{Jean-Paul Sartre, La Nausee, (Paris: Gallimard, 1938), p. 200. 4 [bid., p. 166. Robbe-Grillet nous met en garde contre ce besoin que nous avons, de recuperer l'oeuvre dans un systeme: "Et si quelque chose resiste a cette approximation systematique, si un element du monde creve la vitre, sans trouver aucune place dans la grille d'interpretation, nous avons encore a notre service la categorie commode de l'absurde, qui absorbera cet encombrant residu. See: Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, (Paris: Gallimard, 1963), p. 21. 6 "Je prefere penser qu'il s'agit d'amour. C'est plus attendrissant." s'ecrie 1e vieux Patricien. See: Albert Camus, Theatre Recits, Neuvelles: Cali a, (Paris: Bibliotheque de la PleIade, I961), p. 9. 7Boris Vian, Les Batisseurs d'Enpire, (Paris: Pauvert, 1965), p. 12. 8Ionesco a parle de cette inquietude qui saisit l'homme devant l'trangete du monde: "There are times when we look at it as though we'd Just that moment been born, and then it looks astonishing and inexplicable. Of course we have plenty of explanations at hand! We have been given plenty of them and we have a variety of systems of thought at our disposal. Only, these systems fade the moment we have this primordial feeling, this fundamental intuition, that we are here, that something exists and that this something demands to be explained. At this point all systems of thought, all explanations appear inadequate. See: Claude Bonnefoy, Conversations with Eugene Ionesco, trans. Jan Dawson (NGW’YOPK: Holt, Rinehart, and Wilson, 1971), p. 123. 17 18 9 Lucien Goldmann, Pour une SociOIOgie du Roman, (Paris: Gallimard, 196A), p. 284. 10 Will Durant, The Story_of Philosophy, (New York: Pocketts Books, Inc., 1952), pp. USS-E56. llWalter Kauffmann, Existentialism from Dostoevsky to Sartre, (New York: The WOrld Publishing Company, 1956), pp. 198-199. l2 , . Sartre, La Nausee, op. Cit., p. 162. 1 3Jean-Pau1 Sartre, L'Existentialisme est un Humanisme, (Paris: Editions Nagel, 1969), p. 77. 14 Kauffmann, Existentialispe, op. cit., p. 184. 15 Ibid., p. 9M. 16 Micheline Tison-Braun, Nathalie Sarraute ou la recherche de l'Authenticite, (Paris: Gallimard, 1971), p. 2A8. l 6' 7Rene Micha, Nathalie Sarraute, (Paris: Editions Universitaires, l9 6). 18 YVon Belaval et NUmdca Granaki, Nathalie Sarraute, (Paris: Gallimard, 1965). CHAPTTHE I TROPISMES La reaction de la critique aux TrOpismes a ete unanime. Dans cet ouvrage, ecrit en 1939 et publie en 19U0, on a vu beaucoup de subtilite, de symetrie, de precision, de contrélefl Dans 1a description des mouvements interleurs qui precedent 1e dialogue on a vu beaucoup de violence et d'agressivite et on a cherche a l'auteur des Tropismes des influences litteraires telles que Maupassant, Thomas Brown, Gide, 2 Huxley, Henry James. Ces mouvements interieurs portent 1e nom.de "tropismes" parce que selon Nathalie Sarraute ce sont des reactions instinctives: I gave them this name because of their spontaneous, irresistible, instinctive nature, similar to that of the movements made by certain living organisms under the influence of outside stimuli such as light or heat. This analogy, however, is limited to the instinctive irristible nature of the movements, which are produced in us by the presence of others, or by objects of the outside world.3 Ces mouvements rapides, violents restent anonymes ou explosent a la surface en bulles inoffensives. Ce sont des reactions de defense que provoque 1a presence de l'autre. Les paroles d'apparence inoffensives des autres atteignent l'etre dans "les points les plus secrets et les plus vulnerables, se logent dans ses replis les plus A profbnds, sans qu'il ait 1e desir ni 1e moyen ni le temps de riposter." L'autre empiete toujours sur le terrain qu'on crovait conquis. l9 20 Le tropisme c'est la reaction a l'angoisse que provoque chez 1e personnage la presence de l'autre, c'est un mouvement qui cherche a reparer une fissure, a restituer a l'etre sa securite. Les tropismes ont mille formes differentes parce que les situations et les hommes ressentent l'angoisse du desordre variees. Il ne s'agit donc plus de diviser les Tropismes selon le sujet qu'ils traitent en mettant d'un céte une satire de la bourgeoisie, de l'autre un tableau de la vieillesse ou encore une critique du professorat.5 Les personnages des Tr0pi§mes, qu'ils soient professeurs, vieillards a la retraite, bourgeois oisifs, sont tous avides de securite. Leurs mouvements interieurs sont des mecanismes de protection. Cet ouvrage comporte vingt—quatre textes. Les personnages y sont anonymes et pour les designer, Nathalie Sarraute se sert de pronoms. On peut les differencier par leur rang social ou leur profession, mais ils ont tous, a part les plus jeunes, 1e meme souci de consolider leur r61e, leur monde. C'est cette menace constante de perdre la structure de leur monde qui les rend violents. C'est cela que la critique ne semble pas avoir vu lorsqu'elle s'est limitee a parler des impulsions criminelles des personnages Sarrautiens. Chez les plus ages, la realite est intelligible, immuable, pour les plus Jeunes elle est fluide, deconcertante. L'ordre represente par les adultes predomine et la revolte des enfants reste passive p1ut6t qu'active. Il n'y a en fait ou'un monde definissable dans les Tropismes, c'est celui des automates, des gens aux valeurs sfires, des adultes. Pour opposer leur vision du monde a celle des enfants on empruntera la distinction que fait Heidegger entre la connaissance factuelle de monde oh l'existence de l'homme se subordonne a sa fonction, son titre, et la connaissance phenomenologique qui depouille le monde de son aspect familier pour retrouver 1a presence des choses. Nathalie Sarraute dans les Tropismes oppose les etres mecanises, regimentes, heritiers de la tradition et protecteurs des valeurs de la societe, aux enfants. Le monde des enfants n'ayant pas encore pris forme, reste difficile a determiner mais i1 n'en demeure pas moins une menace pour l'adulte. C'est cette menace que les adultes cherchent a etouffer car l'enfant tant qu'll n'a pas accepte les valeurs de son pere, ebranle sa securite. L'adulte est presque toujours triomphant et 11 absorbe l'enfant dans son monde ou l'etre est donne une fois pour toutes. L'enfant parfois resiste a ce monde deterministe. 11 se sent attire par les choses et 11 veut repondre a leur appel. Ce sentiment d'exister a travers les choses, l'adulte l'ignore car pour lui 1e monde n'est 15 que pour etre exploite et manipule. Pour l'enfant il n'y a pas cette dichotymie de sujet-obiet qui existe dans le monde de son pere. [Rhomme qui est a l'aise dans 1e monde deterministe, celui qui a trouve sa place parmi les choses, garde Jalousement son poste. I1 croit si fert a la necessite des choses, des objets qu'il finit par leur ressembler. Ceux qui s'accommodent du monde environnant ofi tout a une fonction, ressemblent a des robots, des marionnettes. Tout comme 1a poupee mecanique qu'ils regardent a la vitrine des magasins, ils agissent involontairement, mus par des rouages qu'ils ne peuvent ni declencher ni arreter. Ils n'ont meme pas 1a force de s'arracher a leur envofitement. 22 C'est un stimulus exterieur qui dirige leur mouvements. Ces personnages robots, on les retrouve dans presque tous les TrOpismes. Les uns semblent avoir perdu tout contrele de leurs gestes, d'autres s'agitent, brandissent les objets, accourent, se croient indisoensables: "Les choses! Les choses! c'etait sa.[pne mere de femdlle] force. La source de sa puissance. L'instrument dont elle se servait, ... pour l'ecrasement. ... [es choses les objets. Les coups de sonnette. Les choses qu'il ne fallait pas negliger. Les gens qu'il ne fallait pas faire attendre."6 Chez l'adulte tout est reghmente, ordonne, il Justifie son existence par la place qu'il occupe dans le monde utilitaire. Pour "elles", la vie est quelque chose qui ne recele aucun secret, c'est un trajet dont il faut suivre les etapes comme ses parents l'ont fait avant elles: "On le leur avait toujours dit. Cela elles l'avaient bien toujours entendu dire, elles 1e savaient: les sentiments, l'amour, la vie, c'etait la leur domaine. I1 leur appartenait."7 Le monde est danpte, appéhende, la vie ne recele pas de surprises a celui qui s'appuie sur l'expérience de ses ancetres. Pour ces personnages 11 y a up "savoir vivre", une habilite non pas innee mais apprise et repetee dans chaque geste. La vie, on 1a petrit a travers les bavardages steriles et on lui fait perdre ainsi toute sa valeur nutritive. Elle ressemble bientet a de la mie de pain qu'on a trituree et qui "ne forme plus entre leurs doigts qu'un petit tas, une petite boulette grise".8 Se nicher dans la vie, s'affubler d'un titre, choisir de suivre un chemin tout trace et rejeter toute possibilite de s'en detourner, c'est choisir 1a petrification, c'est reduire la vie a 23 de la boue, a de la matiére fecale. Ces images de pierre et de boue he so contredisent pas. L'une evoque la rigidite de la matiere non—organique, l'autre evoque la deterioration de la matiere organique. Lorsque Nathalie Sarraute peint des personnages rigides, calcifies, ou des personnages pourrissants, elle parle d'un meme phenomena: celui de l'assechement de la matiere vivante. C'est vers cette secheresse, cette calcification que s'acheminent aussi les intellectuels sarrautiens qui s'acharnent a eclaircir, a comprendre les oeuvres d'art, a les rendre accessibles a l'intelligence: "11 {1e professeur] se plaisait a farfOuiller, avec la dignite des gestes professionals, d'une main implacable et experte, dans les dessous de~ Proust ou de Rimbaud, et etalant aux yeux de son public tres attentif leurs pretendus miracles, leurs mysteres, il expliquait '1eur cas'."9 Pour l'intellectuel Sarrautien, 1e livre est un objet a eplucher qui lui livrera sa verite: "On ne l'en delogerait plus. Elle [l'intellectuellei absorbait gloutonne, Jouisseuse, apre. Toute l'intellectualite'. I1 la lui fallait. Pour elle. Pour elle, car elle savait maintenant 1e veritable prix des choses."10 C'est la certitude d'avoir compris qui petrifie l'intellectuel. C'est cette certitude des faits qu'Heidegger accusait de detruire toute verite: "certainty is truth which has become meaningless. The demand fer the 'truth' about an object is a demand fer certainty. Certainty does not yield meaning but facts"11 C'est cette connaissance des faits, cette conviction d'agir dans la norme qui dirige les mouvements de ces personnages. Les femmes du monde n'ont aucune 2A orignalite, leur maniere de penser et d'agir leur ont ete leguees par leurs parents, leur classe et la valeur qu'elles donnent aux choses est une valeur traditionnelle. Le petit tailleur qu'elles veulent acheter a tout prix, elles 1e cherchent "sans savoir pourquoi". Elles 1e cherchent avec la convistion d'accomplir 1e devoir des ,jeunes femmes "bien elevees, bien dressees depuis de longues annees, quand elles avaient couru encore avec leur mere pour combiner, pour 'se vetir de rien'".l2 Ce n'est pas 1e tailleur qui est l'objet de leur quete. C'est la quete qui est devenue une maniere de vivre mecanisee par la mere. 11 n'y a plus de plaisir dans leur recherche, elles veulent tout simplement rester fidéles a leur famille, elles agissent sans comprendre, sans vouloir. Ces femmes aux "yeux durs", vides d'expression regoivent de l'exterieur, de la tradition leur marche a suivre. Cette fuite vers l'uniformite est une reduction de l'etre-au—monde vers un etre fige, non-existant. C'est la fu1te de l'etre existant, dans 1e sens ofi ce participe present traduit 1e mouvement de l'emergence perpetualle de la vie, vers l'etre substance oh tout devenir est interrompu.l3 Choisir une facon de vivre et la voir comme unique possibilite c'est ce qui fait 1a ferce de ces personnages. Leur obstination, leur rigidite, leur empressement a trouver une niche confortable Justifient a leurs yeux leur existence. C'est une attitude de resignation, de renoncement et c'est surtout dans les portraits de vieillards que cette abdication est flagrante. La vieillesse, pensent-ils exige qu'on se resigne, qu'on adopte une attitude permanente de soumission, 1a coutume veut que les vieillards se retirent en silence de la vie "comme de vieux 25 meubles qui ont beaucoup servi, qui ont fait leur temps et accompli leur teche".]}' Pas de revolts, pas de regrets, "Tout est bien qui finit bien" dit 1a sagesse populaire et les vieux des Tropismes se conforment a cette regle. Ils se delectent dans leurs r61es de vieux qui n'exige d'eux aucun choix, aucune decision importante. la liberte qui leur est laissee c'est celle de choisir une consommation au cafe du coin. Ils vivent une existence 5 1a fois "depouillee et protegee", et ils s'en contentent: "I1 ne fallait pas se revolter, rever, attendre, faire des efforts, s'enfuir,"15 ils laissent passer 1e temps et considerent cette etape de la vie, ce prelude a la mort comme une recompense. Ils tuent en yeux toute ebauche d'espoir pour se conformer au portrait du vieillard que la societe a etabli: "Ils etaient [1e vieux couple] laids, ils etaient plats, communs, sans personnalite, ils dataient vraiment trop, des cliches, pensait-elle 1a Jeune fille qu'elle avait deja vus tant de fois decrits partout dans Balzac, Maupassant, Madame Bovary".l6 Ils ont travaille toute leur vie et ne demandent qu'a entrer dans la peau de leur personnage. Chacun son tour, on adopte l'unifOrme de son.milieu, de son age, tout est rassurant. Ces fantoches reaffirment la solidite de monde que la coutume a etablie. C'est un apprentissage qui commence tres t6t en enfance et qui devient de plus en plus facile avec les annees qui passent. Aussi les vieillards qui sont venus se loger dans un appartement donnant sur des cours sombres et qui ne demandent plus rien a la vie, ne cherchent jamais a se souvenir "de la campagne on ils avaient Joué autrefois", 113 ne voient Jamais "surgir en eux . . . un pan de mur inonde de vie, ou les 26 marches douces d'un perron sur lequel ils s'etaient assis dans leur enfance."l7 Tbute etincelle de vie, de joie semble avoir ete supprimee. Et pourtant ils sont satisfaits, leur conformisme les rassure. Leur apaisement vient de l'approbation qu'ils rencontrent dans le regard des autres. C'est la recompense que 1e monde leur donne pour n'avoir pas repondu a l'appel de leur individualite, et ils croient avoir accompli leur devoir d'homme en trahissant cet appel.18 Ce monde d'une realite fondee sur la raison et la pratique, est mane par la presence des enfants. Le monde des enfants est informe mais i1 cherche a se dessiner. C'est par cette liberte de "devenir" un monde different de celui qui est deia etabli qu'il represente une menace insupportable pour les adultes marionnettes et les vieillards-epouvantails. Dans les Tropismes il n'y a pas vraiment de conflits entre ces deux mondes car les adultes ne veulent jamais reconnaitre la possibilite d'une realite qui leur serait inconnue. Pour eux il n'y a qu'une realite et tout ce qui s'en eloigne est anormal, fantaisiste, ne vaut pas la peine qu'on s'y interesse. Il n'y a qu'une fagon d'etre au monde et c'est a cette verite qu'ils veulent ramener ceux qui errent. L'enfant n'a pas encore choisi sa vie et chaque adulte reve de lui imposer un rele. L'adulte ne peut se satisfaire de son propre choix si la generation suivante lui en montre la lechete. Pour raffermir la force de la tradition, des bienseances, il faut que la chaine continue a travers les annees et que les jeunes prennent la releve. Dans les Tropismes les enfants montrent parfois une certaine resistance aux adultes, mais c'est une resistance passive. L'enfant n'est rien, c'est 27 son rapport avec l'adulte qui determine son existence. Lorsque les parents, pareils a des automates s'agglutinent devant les vitrines des magasins, les enfants "fatigues de regarder, aupres d'eux, attendaient."19 Ils ne sont pas envoutes comme eux par 1e charme des lumieres, ils resistent par leur ennui a la fascination mais ils ne savent pas encore ou ils veulent aller. Ailleurs sans doute, mais ils ne sauraient tous seuls employer leur liberte. Pour l'enfant le monde non- organise, non-dessine ne contient aucune promesse. Ce monde est a la fois present et absent. C'est un monde possible, c'est a dire un.monde a faire, mais l'enfant des Tropismes est un enfant passif. Dans le monde de son pere il peut vivoter sans avoir a choisir, dans celui qu'il entrevoit tout serait a entreprendre. S'il refusait 1a realite des adultes il n'aurait et ne serait rien. Seul dans sa chambre il s'interroge sur son existence, il scrute son visage dans 1e miroir avec perplexite mais ces minutes de solitude sont rares. Le pere ou la mere sont toujours prets a faire irruption dans sa chambre. L'enfant se sent traque, 11 ne peut leur echapper, des qu'ils sont pres de lui, 11 sent l'influence de leur Jugement silencieux: "Partout sous des formes innombrables . . . sous les apparences de la vie elle-meme cela vous [1e narrateur} happait au passage, quand vous passiez en courant devant 1a loge de la concierge, ouand vous repondiez au telephone, quand vous deieuniez enfamille".2O L'etre domine se sent devenir objet dans la conscience de l'autre. Iorsqu'il est seul il flotte dans une atmoSphere reposante ofi il n'a pas besoin d'agir, c'est a dire de "devenir": "11 y avait un grand vide 28 sous cette chaleur, un silence, tout semblait en suspens;"21 Comme l'enfant dans le sein de sa mere, ce personnage se repose douillettement dans la chaleur de l'ete, sans souci, sans angoisse. Tout a coup il vient au monde, il est expulse brutalement dans un univers on 11 doit exister: "C'etait dans cette chaleur, dans ce silence —un froid soudain, un dechirement."22 L'enfant n'est plus seule, les autres sont arrives, au moindre mouvement elle entrera dans leur conscience, prendra forme, se figera dans un type. 11 faut rester immobile, se faire oublier pour ne pas subir cette metamorphose. Les enfants Sarrautiens sont extremement silencieux et ranges, ils mesurent leurs gestes, ils ecoutent, se taisent, cherchent a se faire la plus petit possible pour ne pas donner prise au regard des adultes. Mais en depit de leurs efforts ils se sentent atteints a distance par une force qu'ils ne savent identifier. Cette force coule sur eux comme une bave epaisse. L'adulte cherche une victoire totale, il emploie tous les moyens pour imposer sa vision deterministe sur l'enfant. Tantdt il feint d'ignorer l'existence de ses doutes, tantet il emprunte un ton didactique et attentionne a la fois pour montrer a l'enfant que c'est par amour qu'il se donne 1a peine de la convertir. Le grand-pere qui se promene avec son "petit enfant cheri" lui peint un monde sinistre, un monde 0a la.mort doit etre acceptee sans resistance: "Et 1e petit sentait que quelque chose pesait sur lui, l'engourdissait. Une masse molle et etouffante, qu'on lui faisait absorber inexorablement, en exercant sur lui une ferme et douce contrainte"23 Les adultes rendent toujours leur presence indispensable, ils 29 effacent chez l'enfant toute resistance, toute originalite. Ils connaissent "la vie" et ils la font avaler a pleines cuillerees aux etres Jeunes qui ne peuvent leur echapper. L'enfant gave de conseils, de reproches, trottine docilement et Opine de la tete pour approuver les paroles de son grand-pare. Les enfants des TrOpismes sont "traques," "encercles", "possedes", "tritures", "pietines", "happes". Quand ils se retirent dans leur chambre on les appelle, on les fait bondir, se precipiter, on leche sur eux "une meute de chiens", ils sont "houSpilles", "bouscules". On les "manipule", on les "palpe", on se les "approprie", on les "agrippe", on les "souleve", on les "ramene" dans le cercle familial etroit et etouffant: "Ils [les parentel ne demandaient rien, rien.d'autre que de temps en temps 1a voir; de rajuster un peu entre elle et eux le lien, sentir qu'il etait la, touJours bien a sa place le fil qui les reliait a elle."2u I1 arrive que l'enfant sente naitre en lui une revolte, un refus de participer au complot des adultes. 11 sent monter en lui une colére qui l'effraie, 11 en a peur car 11 ne sait pas de quelle nature est cette revolts et ou elle 1e menera: "voila ce qu'il fallait leur dire, et les regrder avec sympathie, avec tendresse, sans quoi un dechirement, un arrachement, quelque chose d'inattendu, de violent allait se produire, quelque chose qui Jamais ne s'etait produit et qui serait effrayant."2u' En effet le monde chavirerait et les forts, les adultes seraient "secoues" comme "de vieux chiffons".26 Efl.l'enfant renoncait a se laisser endormir par leur bavardage, il briserait l'ordre 30 de ce monde rationnel oh Chacun a trouve sa place. En revendiquant sa liberte, "elle", 1a brebis géleuse de la famille dans 1e Tropisme xxii, remettrait tout en question. Tout deviendrait possible, la maison, les murs se dechireraient, 1e monde eclaterait, tomberait en ruines et elle s'echapperait en "heurtant les parois dechirees." Mais ou conduirait cette fuite? Sans doute vers ce meme chatiment qui attend cet autre enfant au Tropisme II: "Mais il savait aussi que c'etait probablement une impression fausse. Avant qu'il ait le temps de se jeter sur eux ... ils se retourneraient sur lui et, d'un coup, il ne savait comment, 1 'assommeraient . " Ce monde ordonne que l'adulte veut imposer a l'enfant 1e suffoque, freine son elan, empoisonne sa spontaneite, reduit son eSpace au sens figure et litteral. L'enfant est tantet confine dans sa chambre, dans un appartement obscur, situe dans une rue aux maisons grises, tantdt on 1e retient par la main pour qu'il ne s'echappe pas. Il est errmure dans un espace etouffant et cet espace physique correspond a son espace interieur. On a brise en lui toute possibilite de fuite, toute possibilite de developpement de son individualite. On lui rend l'inconnu terrifiant pour qu'il y renonce a iamais. La presence de l'adulte oblige l'enfant a devenir quelque chose de fige, de faux et de sale: "Ce bruit soudain de l'eau dans ce silence suspendu, ce serait comme un signal, come up appel vers eux, ce serait comme un contact horrible."2 Certains enfants ont des craintes plus complexes. L'adulte pour eux est a la feis redoutable et rassurant. Redoutable parce qu'il est un obstacle a leur liberte et rassurant parce 31 qu'il reste pour eux un port d'attacha. Ainsi lorqu'ils sentent an eux un besoin d'evasion, 1e courage leur manque at ils sa precipitant dans les bras de leurs parents pour echapper a 1'Inconnu. leur reconfort est angoisse car 11 n'axiste qu'avec 1a reduction de leur individualite: Ils resseraient 1a lien un peu plus fort, bien doucement, discratamant sans faire mal, ils raJustaient le fil tenu, tiraient. . . . Et pau a pau une faiblesse, una mollassa, un besoin de se rapprochar d'aux, d'etre appgouve par eux, la faisaient antrer avec eux dans la ronde. [this cette ronde n'a rien da gai, elle est accomplia par des marionnettas dont la gaite est de convention: Ah, nous voila anfin tous reunis, bien sages, faisant ca qu'auraiarrt approuve nos parents, nous voila donc anfin tous 1a, convenable, chantant en choeur ccmma da braves enfants qu' une grands personna invisible surveilla pendant qu'ils font 1a ronde gentimant an sa donnant une menotta triste at mo'rta. 30 A force de capituler, de reprimar son originalite, l'enfant se transforme lui-meme an adulte. Il est dompte, il suit la chemin trace par son pare at deja lui ressemble. Le professeur au lycee raviant chez lui tous les Jours a la meme heura avec ses enfants: Ils avaient tous les trois da longues tetas aux yeux pales, luisantas at lisses comma da grands oeufs d'ivoire. . . On les voyait poser leurs pieds nus sur de petits carres da feutre places sur la parquet de l'entree —at s 'eloignar silencieusamant, glissant vars 1a fond sombre de couloir. 31 Plus loin, c'est un enfant qui pique-niqua avec ses parents mais qui ne s'aventura pas dans les bois pour raster assis pres da son pare: "Ils avaient amene avec aux 1e compagnon de leurs heures de repos, leur petit enfant solitaire. . . . I1 refusait d'aller Jouer avec d'autres enfants dans la prairie. I1 restait la, agglutine at plain d'une avidi‘te morne."32 L'enfant a paur de l'obscurite at des lieux non 3'2 "eclaires" par la pera. Sauter dans l'ombra, ce serait s'aveuglar, sa retrouver dans un univers incomprehensible, chaotique. Miaux vaut raster pres des adultes meme si leur monde est sinistre, au moins on paut s'y reperer facilement. i Ceux qui sa figent dans l'uniformite avec regret, ressentent une angoisse qui est le resultat de leur abdication. Le sentiment qu'ils'ont de leur "immoralite" n'est rien d'autra que la resultat du conflit entre la poussee individuelle de leur existence et la resistance du monde rigida at dogmatiqua dans lequel ils se sont inscrits. Ils font taira tout ca qui murmure au fend de leur coeur, tout ca qui n'est pas deje reconnu, classe, accepte par les adultes: "Il fallait leur repondre at les ancouragar avec doucaur, at surtout, surtout ne pas leur faire sentir, ne pas leur faire sentir un saul instant qu'on se croyait different."33 L'enfant arrive a affacer tout ce qui 1a particularise, toute pensee rebelle, toute introspection qui pourrait mettre an question 1a monda de l'unifOrmite. ParfOis lorsqu'il pense avoir suivi sa lecon avec succes, l'enfant sent 1a monde sa derober sous ses pieds. C'est malgre lui qua ca phenomena se produit, malgre sa bonne volonte, malgre la support des adultes. Dans sa chamhra obscure il voit des fermas trembler at flageoler. Ses cris revaillent ses protectrices (sa.mere at sa tante sans doute). Elles accourent at le rassurant. A la lumiera tout se fige. Les lingas qui semblaient se mouvoir dans l'ombra deviennent "morts" en leur presence, d'une tape elles remattant tout d'aplomb. Quand il grandit, il connait les memes moments d'angpisse. On dirait qua tout ca monda qui voulait se reveler a lui 33 sous un aspect inattendu lorsqu'il etait jauna, ca monde qu'il a refuse de voir, raviant 1e banter maintenant qu'il viaillit. Mais ca n'est plus 1a chambra autour de lui qui se met a bouger, les tramblemants sont maintenant interiaurs. Quand il a ferme les yeux a 1'Inconnu il a pie an lui da nouvelles possibilites d'axistance at cette trahison qu'il a accomplia envers lui-meme s'est maintenant transformea en angoisse.'% Ainsi meme lorsque ses protectricas accourent pour la rassurer a nouveau, pour solidifier les parois tramblantes, colmater les fissures par ofi s'infiltraient ses paurs, i1 sent se reformer an lui l'angoissa apres leur depart: Tandis qu'il ravenait a lui et quand elles 1e laissaiant anfin raccomode, nattoye, arrange, tout bien accommode at prepare, la peur se reformait an lui, au fond das petits compartiments, des tiroirs qu'elles vanaient d'ouvrir, ofi elles n'avaiant rien vu at qu'elles avaient refermes." Cette paur qui 1e fascine at l'appalle sans jamais se revelar est une parcelle de son individualite qui demeure authentique. Ella se manifesta plus loin encore dans la Tropismes xxii. Depuis son enfanca un individu a senti una complicite se former entre lui at les objets. Enfant i1 les regardait avec etonnement mais en grandissant il a appris a les utiliser, a leur restituer leur fonction, c'est a dire a les rendre utiles at inoffensifs. Cepandant lorsqu'il part en vacances sa vision de monde, telle qu'elle se revelait a ses yeux d'enfant, lui est randue. Il retrouve le monde innocent dont parle Merleau—Ponty: "Ravanir aux chosas memes, c'est revenir 5 ca monde d'avant 1a connaissance."36 Ce personnage lorsqu'il s'eloigne du monde utilitaire at quotidian fait 3A aussi un voyage dans la temps pour retrouver son enfancc: Et le-bas, quand i1 se promenait a la tombee du jour, dans les ruellas racuaillies sous la neige, pleines de douce indulgence, i1 frelait da ses mains les briques rouges at blanches das maisons . . un coin de table, 1a porta d'un buffet, 1a pailla d'une chaise sortaiant de la penombra at consentaient a devenir pour lui, misericordieusement pour lui aussi, puisqu'il sa tenait 15 at attandait, un petit morceau de son anfance.37 Cette parcelle de verite elle sa situe a la fois chez l'etre at dans les choses. C'est l'etre au monde qui l'eprouva. Ce n'est pas 1a meditation detachee du monda qui revele a 1' etre cette verite. Elle lui est transmise a travers les chosas qui l'entourent. Ce "sentiment 38 , exaltant d'un appel venu du coeur des choses", cette "presence d'une realite mysteriausa", est un defi pour le monde utilitaire das adultes. Dans cette nouvelle realite decouverte par l'intuition, les barrieres entre sujat at objet sont abolies. La realite decouverte at 1e quet qui 1a decouvre s'interpenetrant. Contrairement 5 ca qu'a ecrit Micheline Tison Braun, 11 y a dans ce phenomena participation active du sujet connaissant.39 Dans les Tropismes, cettte prise de conscience, cette union entre l'etra et la realite mysterieusa ne survient qu'une fois. Cette expe- rienca meme sa borne a una revelation fugace, sans qu'il y ait d'efforts da 1a part du sujet pour maintenir devant lui cette vision nouvelle du monde. Dans les Tropismes on eduqua les enfants a regardar la monda a travers de vieilles lunettas at ils sa laissent faire docilement. NOTES 1Claude Mauriac remarque tres justament qua Nathalie Sarraute reproduit les dramas soutarrains avec une precision qui pourtant na les depouille pas de leur opacite; "Quel genie ne faudra-t-il pas pour donner au lecteur . . . l'imprassion da reaccomplir lui-meme des actions avec plus da conscience, da lucidite, d'ordre, de precision, de nettete qu'il est possible sans leur faire perdre pour autant cette part d'indetarmination cette opacite at ca mystere qu'ont toujours ses actions pour celui qui les vit. Il faut 1e dire: ca genie Nathalie Sarraute l'a eu." Sea: Claude Mauriac, L'Allitteratura Contemporaine, (Paris: Albin Michal, 1958), p. 31“. 2Ruth Temple trouve beaucoup da rassemblanca entre les techniques da Henry James, Virginia woolf, Marcel Proust at de Nathalie Sarraute. See: Ruth Temple, Nathalie Sarraute, (New York: Columbia University Press, 1968), pp. 12-13. 3Vivian Marcier, The New Novel from Quaneau to Pinget, (New York: Farrar Strauss and Giroux, 1970), p. 110. A Nathalie Sarraute, L'Era du Soupcon, (Paris: Gallimard, 1956), p. 103. 5Division que fait notammant Ruth Temple. See Ruth Temple, Nathalie Sarraute, op. cit., p. 7. 6Nathalie Sarraute, Tropismes, (Paris: Les editions de Minuit, 1957), p. “1. 7 Ibid., x, p. 6A. 8 Ibid., p. 65. ihid., XII, p. 75. 35 3b 10 Ibid., X], p. 70. 11 . George Alfred Schradar, Existential Phjlpsophers: Kierkegaard to Marleau Ponty, (New York: Northwestern University Press, 196A), p. 178. l 2Nathalie Sarraute, Tropismes, XIII, op. cit., p. 83. 1 I a I / I 3Salon Heidegger la realite fuyante est veritablament "neauf' puisqu'ella n'a pas de formes. L'etre qui la devina sa sent pris de vertiga: "In dread there are no projects which can interest the individual: one action is as good as another. A kind of vertigo seizes man: Nething is stable, nothing offers man a place to stand or a sign by which to ogiant himself." See: Schrader, Existential PhiloSOphers, pp;_ cit., p. 1’3. 1U Sarraute, Tropismes, XI, op. cit., p. 100. 1 5pm., III, p. 22. 16 . Ibid., XXIII, p. 139. 1 7Ibid., III, p. 22. 8Cette trahison est encouragea par la societe. Ca leche assassinat da l'existance, semble etra 1a marche a suivre da 1a plupart des hommes comme l'a explique Heidegger: "Indeed the dreadfulness of dread lets us regard inauthenticity as the general mode of human existence. Instead of facing the nothingness into which man has been cast, we trow the veil of inauthentic understanding over the cast. Inauthantic existence disguises the abyss in a surrender to the world and the anonymous 'one'. Man by his very nature faces the constant temptation to lose possession of hbmself." Sea: Schradar, EXistantialism, op. cit., p. 18A. 9 ”Sarraute, Tropismes, I, op. cit., p. 12. 20Ibid., II, p. 17. 37 Ibid., V, n. 31!. Ibid., b. an. Ibid., VITT, p. 53. 2A Ibid., XXIII, p. 13M. 25 Ibid., II, p. 17. 26 Ibid., p. 18. 27 Ibid., v, p. 32. 28 Ibid., p. 3“. 29 ngg,, XXIII, p. 135. 30 Ibid., p. 135. 31 Ibid., III, p. 22. 32 Ibid., XVIII, p. Iou. 33 Ibid., II, p. 17. Rollo May dans son etude sur la psychanalyse existentialiste rattache l'angoisse a la question da 1a liberte. Des que la liberte est refOulee la securite est rastaurea mais l'angoissa s'installe. Rollo May presente ainsi ca conflit: "Anxiety occurs at the point where some emerging potentiality or possibility faces the individual, some possibility of fulfilling his existence; but this very possibility involves the destroying of present security, which thereupon gives rise to the tendency to deny the new potentiality. Here lies the truth of the symbol of the birth trauma as the prototype of all anxiety." See: Rollo May, Existence, (New York: A clarion Book, 1958), p. 52. Lu 0: 35 Sarraute, Tropismes, XX, pp; cit., p. 117. 36 Maurice Merlaau—Ponty, Phenomenologie da 1a Perception, (Paris: Gallimard, 1995), p. ii. 37 Sarraute, Tropismes, XXII, op. cit., p. 129. 38 Sarraute, "Paul valery at 1'Enfant d'Elephant", Les Temps Modernas, (Janvier, 19A7), pp. 610—637. 39 Tison Braun pense que l'authanticite des personnages Sarrautiens se situe entre l'etra et le monde mais qua l'etre n'y est pour rien. Ella ecrit: "Le moi de Sarraute n'est pas celui intelligible des classiques, ca n'est pas celui qui est reflechi par les autres. Ca n'est pas la 'Je' libre da Sartre creant sa ferme. Son essence est hors de lui meme. Il y a das realites qui font signa." Sea: Tison Braun, Nathalie Sarraute, op. cit., p. 2U2. CHAPTER II PORTRAIT D'UN INCONNU Les personnages de roman tandant das pieges a leur creataur ecrit Nathalie Sarraute dans L'Ere du Soupqon. Des que la romancier les ebauche, ils la supplient de finir leur portrait, de leur donnar des contours fermes at un caractere fixe: Ca moment bien connu de quelques "vrais romanciers" oh la personnage, tant la croyance en lui de son auteur at l'interet qu'il lui porta sont intensas, se met soudain, telle des tables tournantas, anime par un fluide mysterieux, a sa mouvoir da son propre mouvement at a entrainar a sa suite son creataur ravi qui n'a plus qu'e se laisser a son tour guidar par sa creature; Nathalie Sarraute resiste a cette tentation mais sa resistance est mise a rude eprauve dans Le Portrait d'un Inconnu. Le vieux at sa fille veulent etra des types balzaciens. Le personnage du vieux aspire a reprendre la costume de pera Grandat et sa filla veut retrouver les traits d'Eugenie. L'auteur leur resiste et epargne an meme temps a son lecteur les "plates apparences", les etiquettas grossieres at les grandes actions qui faconnant les caracteres des personnages litterairas: "Tout est 15 an effet: reprendre au lecteur son bien et l'attirer cofita que cofita sur la terrain de l'auteur. Pour y parvenir, 1e procede qui consiste a designer par un 'ie' 1a heros principal, constitue a la fois un moyan efficace at facile"2 Dans le Portrait d'un Inconnu c'est la narrateur oui est l'elemant rebella. C'est lui qui defie les cadres etablis, c'est lui qui par son 39 40 regard, ecallle lo vernis dos personnages pour decouvrir la masse mouvante at anonyme da "l'bomme interiaur."3 Le titre da ca deuxieme roman est ironiqua. L'inconnu, c'est a la fois 1e personnage represente sur la toila, 1e peintre anonyme, at aussi la narrateur da roman, personnage inadapte, fuyant, incapable da justifiar seriausament son existence. L'ironie sa revele a la fin du roman oh la personnage triomphant da Dumontet se conforme a la tradition das personnages litteraires des romans realistes. Le portrait aux contours imprecis de l'Homme au Pourpoint laisse place a Dumontet personnage Balzacien facilement reconnaissable. Le narrateur n'a pas de ppm. 11 na semble pas avoir d'occupation fixa, il voyage quand bon lui semble, flene dans les rues at observe les passants. Deux personnes surtout sont 1e sujet de ses occupations, un vieillard at sa fille. Le vieillard a deje fait son apparition dans TrOpismes. I1 a ce visage net at compact de ses predecessaurs. La fille cette fois n'est plus l'enfant victima de Tropismes. Ella est devenue elle aussi rigide, elle s'est trouve un uniforms pratique qui justifie sa presence au monda, elle fait partia de l'ordre. C'est la narrateur dans ca roman qui vient troubler cet ordra car sa vision de monde est vecua at non apprise. C'est une facon da voir le monde qui salon Merleau Ponty defait 1e monde at 1e "saisit comme paradoxa".l‘ La presence du narrateur est menacante pour la vieux at sa fille parce qu'il concretise 1a contingence meme de l'existence. 8a presence est un scandale parce qu'elle est gratuite at qu'il na cherche pas a dissimuler cette gratuite. Le vieux at sa fille 1e fuient parce Al one face 5.1ui ils sentent remontor 5 la surface don rumpus inquietante qu'ils pansaient nvoir refoules: Moi je ne sais pas, quand ils daignent parfois s'approcher de moi aussi, ces gens "vivants", ces personnages, qua tourner autour d'aux, cherchant avec un acharnement maniaqua 1a fente, la petite fissure, ce point fragile comma 1a fontanelle des petits enfants, 0O 11 me semble que quelque chose comme une pulsation a peine perceptible, afflaure at bat doucement—-la je miaccroche at j'appuie--et ja sans alors sourdra d'eux at s'ecouler an un jet sans fin une matiere etrange, anonyme comme la lymphe, comma 1e sang, une matiere fade at fluide qui coule entre mas mains, qui se repand.5 Il demasque les essences pour laisser apparaitra l'existenca dans sa contigenca. Sous 1a masque rigide des personnages "vivants" bien campes s'agite un inconnu qui n'EST pas encore mais qui paut DEVENIR. Cat inconnu est angoissant. Dans le roman il a les traits du narrateur at c'est pour cela que la vieux at sa fille 1e fuiant.6 La course de vieux at tous les efforts qu'il fait pour colmater 1e surgissement incontréle de son existence, la laissent epuise, en proie a des angoisses qui 1e reveillent au milieu de la nuit, angoisses qui 7 proviennant da cette trahison de l'etre envers son existence. Le vieux at sa fille veulent posseder des caracteres fixes at pretendant se mouvoir dans un monde ordonne. Le narrateur est en quelque sorta un anti-personnage qui remet sans cesse an question 1a solidite de ca monda. Selon Nathalie Sarraute: "l'avarice etait 1a pere Grandat, elle en constituait toute 1a substance, alla l'amplissait jusqu'aux bords at elle . 8 racavait de lui, a son tour, sa forme et sa viguaur." L'avarice du vieillard dans Portrait d'un Inconnu n'est pas ce qui constitue 1a substance da son personnage. Ella n'est que la moyen par lequel sa manifesta sa vision du monde, un monde clos, range, oh tout a ete prevu, U2 ofi la vieux se sent protege, hors da portea des axigancas da sa fille at des questions du narrateur. La pere at la fille fuiant 1e narrateur parce qu'il cherche a leur arracher leur masque. I1 les poursuit anxieusament pour decouvrir 1e tremblement, 1e vague, l'indefini da leur etre. Tout 1e roman retrace les efforts qu'il fait pour obtenir du vieux at de sa fille un aveu: l'avau de l'angoissa qui se manifesta devant leur refus d'exister en dahors da la generalite. Ce que la narrateur vaut retrouver an aux c'est ca que Sarte appalle dans son introduction 5 ca roman: "Des efforts vaguas pour fuir quelque chose qu'on devina dans l'ombre. ... la va-et- vient incessant at mou entre la particular at 1e general."9 Toute l'energie du narrateur se concentre sur la petite failla des masques figes, failla qui lorsqu'ella cedera revelera un visage qui n'est qu'une plaia fremissante. Le narrateur sa heurte a un.monde solida contre lequel i1 rapart incassamment a la charge. Le monda solida c'est la monda sans surprises, petrifie par la signification at c'est 5 ca monda que veulent appartenir 1a fille at son pere. Un conflit s'eleva entre ce monde at celui da l'existenca grouillante ofi tout est possible at ofi les definitions hardent leur sens. la.vtsion du narrateur est une vision phenomenologique. Tl refuse da retrouver les reperes da signification qui structurent le monde at figent les caracteres. C'est una vision ofi tout est fuyant, mou, marecageux. Comme l'a demontre Merleau-Ponty 1a vision phenomenologique precede la conceptualisation: "Chaque feis que j'eprouva una sensation, j'eprouve qu'elle interessa non pas mon etre I43 propre, celui dont in suis rosponsable ct dont jo decide, mais un autre moi qui a dojfi nrin nnrti hour In monde, qui s'est dfija ouvert 5 Certains de ses asnects et synchronise avec eux."ln C'est une vision qui dfifait le monde parce qu'elle l'appréhende avant l'intervention de l'intelligence qui elle, reconstruit. Au debut du roman le narrateur fait des efforts pour s'adapter au monde deterministe. Il cherche a accrocher sur les choses qui l'entourent, les attributs que le reste des hommes ont l'habitude d'y trouver. Mais les étiquettes ne restent pas en place. Elles se decollent et le narrateur se retrouve devant un objet inerte sans signification. Les rues qu'il traverse chaque jour ont un air "inerte", "sans vie". Files n'offrent aucune surprise a son oeil habitué. Meme si par une gymnastique du regard il leur substitute une vue de carte postale ou une toile d'Utrillo, la legere gaite qu'il ressent est artificielle, nassaqere, il l'a faite venir de l'exterieur par le truchement de l'émotion artistique oue d'ailleurs i1 ne ressent pas a ce moment 15 puisqu'il l'emprunte. Il fait des gestes appris pour sortir de sa torpeur, or, precisement parce que ces gestes sont appris ils renferment leur propre poison. Ses efforts pour se faufiler dans le monde du vieux sont vains, les fOrmes brutes et solides qu'il rencontre se defOnt sous son regani inquisiteur. ll voit les formes lisses et pétrifiées du monde dompté, catalogue, mais il veut penetrer a l'intérieur de cette rigidité, de ces murs pour retrouver les formes visqueses et fluides qui ne demandent qu'a s'échapper. uu C'est la guerre du roc et du magma qui se deroule dans le roman. D'un c6te tout ce qui est lisse, dur, lourd, dense et de l'autre 1c fluide, l'informe, l'inconsistant. Lorsqu'il surprend la conversation des comneres, leurs mots tombent sur lui avec la lourdeur du plomb, ils sont charges de tout le poids de la generalite: "Je reconnais leur aveuglante lucidite. Cela s'abat sur moi, eclatant, convaincant, absolument irrefutable, terrible, cela tombe sur moi et me terrasse".11 Le vieux, tapi au fond de son bureau "conmelune grosse araignee qui 2 guette, lourd, immobilegél se sent solidement installe dans le monde. Sa fille qui s'affuble du r61e de l'enfant maltraite ressemble a toutes ces femmes martyres et tetues qui ne doutent Jamais de leurs convictions: "Personne ne les reconnait, sauf lui, quand elles se tiennent sur les seuils, lourdes comme ces poussahs lestes de plomb a leur base redressent toujours quand on les couche par terre, quand on les Jette par terre, les renverse."l3 Elles se sont gavees des valeurs consacrees par la societe qui leur a donne des titres conformes a leur sexe: Enfance, Maternite, Scenes champétres, ou les joies du nyer, ou bien.méme des affiches du metro, des reclames, des preceptes edictes par les fabricants de poudre de lessive ou de creme de beaute. ... C'etait extraordinaire de voir comme elles savaient saisir dans tout ce qui passait a leur portee exactement ce qu'il fallait pour se tisser ce cocon, cette enveloppe impermeable, se fabriquer cette armure dans laquelle ensuite, sous l'oeil bienvaillant des concierges, elles avancaient -soutenues par tous, invincibles, calmes et sfires ... - se tenaient derriere les portes, appuyaient de tout leur poids sur les portes comme de lourdes catapultes.lfl Apres ca 1e chemin est tout trace, il n'y a plus qu'a 1e suivre. II a ete emprunte par des generations de femmes et de filles qui comme elles ont affirme leurs positions, leurs Droits. Elles choisissent un )4 5 rele deja connu et tout a coup tout devient facile, tout se solidifie: Un seul mot, une seule bonne grosse image bien assenee, des qu'elle penEtre lardedans, c'est comme une particule de cristal qui tombe dans un liquide sursature: Tbut se petrifie tout a coup, se durcit. Ils se recouvrent d'une carapace. Ils deviennent inertes et lourds.15 La fille emprunte a la sagesse populaire, au bon sens, aux conventions, aux propos des concierges sa marche a suivre. Puisqu'un pere doit veiller au bien—etre de son enfant elle ne doit pas s'embarrasser de scrupules. Elle s'alourdit de tous ces propos rassurants et se transforme en une boule solide sur laouelle son pére n'aura pas de prise: Elle absorbe avec avidite leurs mots lourds corrme du plomb qui coulent au fond d'elle et la lestent. Elle s'abandonne toute lourde, inerte entre leurs mains -une chose inanimee qu'elles vont pousser, qu'elles vont lancer sur lui, qui avancera sur lui avec le mouvement precis, aveugle, inexorable, de la torpille qui suit sa trajectoire. Rien ne l'arretera, ne la fera devier.l6 Son pere de son Cate n'est pas reste inactif. Il sait que la torpille se dirige vers lui et lui aussi se pare, eleve sa forteresse. A son approche il devient le pere eternellement exploite, ruine par les extravagances d'une enfant frivole et rapace. Lui aussi trouve dans le musee des personnages conventionnels, un.masque a sa taille: Le masque —c'est le mot que J'emploie touJours, bien qu'il ne convienne pas tres bien exactement, pour designer ce visage qu'il prend des qu'elle entre ... ou simplement des qu'il sent -il a des antennes si sensibles -son approche, sa presence silencieuse derriere le mur. Aussitat, comme mfi par un declenchement automatique, son visage change, 11 s'alourdit, se tend, il prend cette expression particuliére, artificielle, figee, que prend souvent la figure des gens quand ils se regardent dans une glace,l7 Personne (a part 1e narrateur et c'est pour cela qu'il se croit d'abord malade et inadapte) n'oserait sortir sans la protection des masques. I1 faut communiquer a ses voisins une image de soi, nette, reconnaissable, U6 sans aucune bavure. Cela facili’re les communications. Lorsque le vieux porte les yeux sur le visage de sa fille, il sait quelle conduite elle attend de lui. Il opEre sur son propre visage un petit tour de prestidigitation qui elimine les contours indefinis de ses traits afin qu'elle le "reconnaisse" et sache agir en consequences. Le vieux ne laisse aucune porte ouverte sur son "caractere": Em comme les-gens que nous connaissons le mieux, ceux meme qui nous entourent et parmd lesquels nous vivons, ils nous apparaissent Chacun d'eux, corrme un tout fini, parfait bien clos de toutes parts, un bloc solide et dur, sans fissures, une boule lisse qui n'offre aucune prise. Leurs actions qui les maintiennent en perpetuel mouvement les modelent, les isolent, les protégent, les tiennent debout, dresses, inexpugnables, semblables a la trombe d'eau que modele, qu'aspire et dresse hors de l'ocean, si fbrtement que meme un boulet de canon ne peut parvenir a la briser, 1e souffle violent du vent.18 C'est cette effigie en papier méche qu'on appelle generalement un caractére "vrai", "reel", bien vivant: Et lui, il est 15 de nouveau, ccnneesi de rien n'etait, dresse devant moi comme autrefbis, opaque et 0103 de toutes parts. Ses contours epais se dessinent lourdement dans la lumiére du Jour... 11 se tient campe solidement ... ses deux mains enfoncees dans les poches de son pardessus -une masse compacte et dure qui se balance silencieusement au bord du trottoir.19 Le vieux et sa fille restent pour le narrateur des sujets ‘ d'enquete parce qu'ils sont sans cesse en train de se recuperer en tant que personnages. Ils se raidissent parce qu'ils percoivent un gouffre beant qui les effraie. Leur raidissement, leur poids, leur solidite sont etablis sur un fbnd marecageux et ne prennent naissance que par reaction.devant la.menace du monde mouvant. C'est en quelque sorte une attitude de defense qui ne fait que renforcer l'existence veritable d'une menace. Ils demeurent solides en apparence seulement et pour que cette ’47 apparente rigidite les penetre tout entiers, ils veulent la transformer en habitude et recherchent la compagnie de ceux qui ignorent les incer'titudes. Ils admirent les "vrais" caractéres et veulent s'approprier leur force. Le personnage de Dumontet qui apparait a la fin du roman est un personnage "vrai" par excellence. I1 ordonne sa vie et celle de sa fiancee avec une maitrise inattaquable. 11 place sa fiancee et son futur beau-pere canne des pions sur un echiquier et les stabilise d'un coup de pouce: Bien cale sur sa chaise, renverse un peu en arriere, balancant son pied, il s'etalait devant moi avec une sorte d'outrecuidance. Ebctrémement sfir de lui. Impassible. Imposant. Un roc. Un rocher qui a resiste a tous les assauts (3260 l'ocean. Inattaquable. Un bloc canpact. Tout lisse et dur. Devant la force de resistance de ces personnages, l'auteur- narrateur commence a douter de la realite de sa propre vision. Entraine par eux il arrive a se laisser convaincre de l'inutilite de ses recherches. Il considére sa propre vision comme anomale. Il commence a croire a la realite des types at a la verite essentielle de l'homne. 'Ibut comne Cezanne s 'etait mis a douter du genie de sa peinture et l'avait attribue a une anomalie visuelle en se demardant "si tout son art ne provenait d'une anomalie physique",21 le narrateur se croit atteint d'une maladie de l'eSprit. Il voudrait pouvoir se promener dans la vie conme les autres harmes, avec la certitude que les choses et les etres sont charges de significations accessibles a l'intelligence et facilement classifiables. Il eprauve sa vision personnelle comne une tare qui l'isole et le torture. Cet aspect decent du monde dont les autres semblent se satisfaire reste pour lui synonyms de nor-t. La vie pour lui ne se 148 :manifeste pas dans le monde utilitaire. Elle ne se reflete pas dans les facades des maisons ni dans les arbres du square et elle n'est pas la farce'motrice des gens autout de lui. Pour lui la vie, ou plut6t le vivant, est cache dans une substance anonyme que tout le monde cherche a etouffer. Le monde est un decor de theatre auquel il ne croit pas et son regard lui transmet tout de suite 1e subterJuge. Il se voit sur la scene sans r61e a Jouer et ceux qui l'entourent semblent etre des fantoches au maquillage grossier. Leurs costumes sont vieux et tombent en poussiere. Si seulement 11 (1e narrateur) pouvait faire abstraction de cette decrepitude pour retrouver auedessous d'elle des fards aux couleurs vivantes il pourrait participer a la comedie!22 On sent partout des enfances mortes. Aucun souvenir d'enfance ici. Personne n'en a. Ils se fletrissent a peine fermes et meurent. Ils ne parviennent pas a s'accrocher a ces trottoirs, a ces facades sans vie. Et les gens, les farmes et les vieillards, imnobiles sur les bancs, dans les squares, semblent se decomposer.23 A cette desintegration.des choses et des gens il voudrait substituer un decor coquet et raide ou l'ordre serait retabli: Je ne cherche pas l'originalite. Je ne suis pas sorti pour cultiver mes sensations personnelles mais pour voir. Je le desire de toutes mes ferces "l'autre aspect", celui dont on ne parle pas dans les livres de medecine tant il est naturel, anodin, tant il est familiar:le C'est cette familiarite avec monde qu'il voudrait acquerir mais il echoue touJours. Sa vision personnelle lui pese, 11 se sent souille par elle, elle colle aux objets et aux hommes et les couvre d'un enduit corrosif qui ronge leur belle surface et les laisse decrepis, poreux. I1 voudrait pouvoir se guerir de cette affliction, pouvoir promener son regard sur 1e monde et en apprecier l'equilibre, l'ordre, qui pour lui ’49 restent invisibles mais dont les autres parlent touiours. L'Alter, l'ami auquel i1 se confie est capable lui, de maintenir les choses et les bonnes dans les limites de leurs enveloppes: Il ya quelque chose d'insaisissable en lui qu'ils sentent tous ierediatement, qui les contient, les empeche de deborder: il agit sur eux comme le moule de platre sur les 03 trop mous ou deformes, il les maintient droits, les redresse; au contraire de moi qui excerce touJours sur eux une influence mysterieuse comme celle de la lune sur les nerees: Je provoque en eux, des lames de fond, des remous; avec moi ils se soulevent, s'agitent, debordent Je les léche.25 Sa prise de contact avec le monde manque de stabilite, en sa presence les masques se ramollissent. Il semble etre aux prises avec un cauchemar sans fin. Les murs sur lesquels les autres s'appuient, grimpent allegrement, se dressent victorieusement, ces murs sont pour lui des parois lisses et gluantes auxuelles il ne peut s'agripper. ks silhouettes autour de lui sont sans formes definissables: Carme Je voudrais leur voir aussi ces formes lisses et arrondies, ces contours purs et femes, a ces lambeaux informes, ces ombres tranblantes, ces spectres, ces goules, ces larves qui me narguent et apres lesquels Je cours. 26 Convaincu enfin d'avoir affaire a une obsession i1 rend visite a un psychiatre qui apres une serie de consultations lui affirme que la realite du monde utilitaire est unique et irrenplacable. 11 se croit alors gueri, il avance d'un pas tremblant de convalescent dans la "realite", cette realite figee de musee, ces allees calmes et rangees de cimetiére que les autres appellent "la vie". Maintenant arrache a ses gouffres obscurs, 11 se promene dans la lumiere petrifiante du monde deterministe: J 'etais devenu la docilite méne. Peu a peu ,1e m'etais habitue a me mouvoir sans inquietude comne tous ceux qui m'entouraient, dans leur univers calme et clair, aux contours nettement traces, aussi different de celui, gluant, ou ils me tourmentaient, elle et lui (le pere et la fille) que l'est le monde des adultes du monde ouate et flou de l'enfance. J 'etais exorcise. 27 Il cesse de voir le monde comme un champ de possibilites. Sa perception devient objective. Elle se limite a la connaissance des choses et de leur nom, c'est a dire du nom que leur a assigne la tradition, la norme. 28 La conscience du narrateur alors n'est plus ouverte a la perception infinie du monde mais elle puise dans les fichiers etablis par la societe, les étiquettes pratiques qui rendent le monde accessible 5 1a comprehension et qui 1e rendent rassurant . Sa guerison parait complt‘ete et tout germe de resistance semble avoir ete etouffe. Le vieux et sa fille qui Jusque-la avaient ete les obj ets de ses preoccupat ions lui sont devenus indifferents . Le psychiatre l'a convaincu: Rien ne s'agite au dessous des apparences. Le monde est la pour que Plume s'en serve et en Jouisse. I1 faut retrouver la ferveur de Nathanael et gofiter aux nourritures terrestres . Ie narrateur decide alors de partir en voyage vers cette ville qui garantit aux touristes un bonheur tout fait. 11 suffit de se promener sur son port pour trouver 1e repos, on n'a rien a aJouter a sa beaute qui depuis longtemps deja a eté peinte par les poetes: "C'etait de la matiere épurée, decantee. une belle matiere, travaillee. Un.mets exquis, tout prepare. I1 n'y avait qu'a se servir."29 I1 peut metre retrouver facilement l'exaltation des autres, il n'a pas a la fournir, d'autres avant lui l'ont expliquee, on ne lui demande qu'a l'empnmter. 11 fait taire en lui la spontaneite. 51 A ce moment ~15 tous les personnages du roman deviennent traditionnels puisque le narrateur luiameme consent 5 devenir un personnage a.caractEre definissable. C'est le moment dont parle Nathalie Sarraute dans L'ere du Soupcon, 1e moment ofi l'auteur-narrateur se laisse vaincre par ses personnages. Le monde de la tradition litteraire triomphe de lui et 11 trouve "vain de s'efforcer de reproduire l'infinie complexite de la vie".30 Le conflit entre l'ordre et le chaos semble etre termine, l'ordre semble avoir triomphe. Mais un evenement dlimportance survient dans le roman et remet en question la solidite de cet ordre. C'est la visite du narrateur au musee. Devant le portrait de l'Homme au Pourpoint, la Joie qu'il ressent est une revendication de sa vision personnelle du monde. Tbus ces mouvements elastiques et indefinis qu'il devinait aurdessous des masques et qu'il etait 1e seul, pensait—il, a percevoir, il les retrouve dans le portrait de cet inconnu: "On aurait dit qu‘ici, l'effort, 1e doute, le tounment avaient ete surpris par une catastrophe soudaine et qu'ils etaient demeures 15, figes en pleinmouvement".31 Le peintre inconnu, lui aussi, a.mis sur sa toile la vie en plein essor telle qu'elle se presente a la conscience de l'homme a chaque seconde. C'est une vie qui est en perpetuel etat de devenir. Le peintre a su.montrer l'invisible, il a peint un visage en pleine crise d'existence. Le narrateur se ressaisit dans ce portrait.32 La Joie du narrateur devant 1e portrait ne vient pas de la certitude d'avoir acquis quelque chose, elle ne lui feurnit pas une echelle de valeurs qu'il n'aura qu'a suivre docilement. Son futur reste 52 "delicieusement imprecis". C'est parce qu'il retrouve l'irremediable gratuite de la vie et "le .iaillissanent imnotive du monde" dont parle 'Merleau—Ponty, qu'il est heureux. La voix qui l'appelle, (voix qui vient a la fois du tableau et de lui-meme) c'est la voix du "Dasein calling inauthentic Dasein back.to itself. As such it is the warning call of 33 , 'man's care for his own being". C'est a la fois, 1a Joie que lui fburnit son.amour-propre qui rejette les explications rassurantes du psychiatre et la joie d'avoir trouve chez ce peintre un frere qui l'appelle: Et petit a petit, Je sentais corrme en moi une note timide, un son d'autrefois, presque oublie, s'elevait, hesitant d'abord. Et 11 ‘me semblait, tandis que Je restais 15 devant lui, perdu, fondu en lui, que cette note hesitante et grele, cette reponse timide qu'il avait fait sourdre de moi, penetrait en lui, resonnait en lui, ... C'etait l'Inconnu maintenant "1'Hbmme au Pourpoint" qui tenait la laisse au bout de laquelle Je me promenais. .. Je n'etais plus seul. Un sentiment reconfortant de confiance, de dignite, de fierte meme me soutenait tandis que Je prenais le chemin de retour.3u On retrouve ici la corrmmion entre l'etre et le monde que seule l'intuition peut livrer. Tbut comme cette enfant dans le TroEisme xxiii qui echappait a la realite pragratique de sa famille pour comrnmier avec les choses dans un univers de sensations, le narrateur se retire dans son interiorite fluide et palpitante. Mais comne on 1e verra il est incapable de maintenir devant lui cette vision du monde, vision authentique en terme existentialistes. Il rentre chez lui purifie comme apres un bapteme, il est retourne a la source de sa vision et 11 ne veut plus chercher a arracher aux autres l'aveu de leur tremblements. Il n'eprouve plus 1e besoin de 53 leur faire admettre leur incertitudes. Avant son voyage il aimait se tapir dans un square et se presenter tout a coup devant la fille pour la surprendre en.plein "mouvement." Il aimait voir ce visage mou qui ne se savait pas observe et qui ne savait trOp quel masque adopter. Il aimait epier les gens en plein desordre "d'etre" et surtout leur faire prendre conscience de ce desordre. Ceux qui etaient assez rapides pour se couvrir de leur carapace a son arrivee, ceux-1a ils les scrutaient longuement pour trouver en eux la faille par laquelle il aurait pu inserer son regard pour rejoindre la masse en fusion de leur "interleur." Seulement les doutes, les tourments, les incertitudes, personne ne les laissaient affleurer a la surface et 1e narrateur etait presque touJours contraint a imaginer l'existence de cette interiorite. Apres son voyage, apres sa visite au.musee, il decide de rester neutre, de se passer de preuves exterieures. Il s'apercoit Vite que sa neutralite est impossible. Meme lorsqu'il adOpte une attitude reservee, discrete, sa presence sollicite les confrontations: Je retrouvai tout de suite mon role, ma qualite de corps conducteur a travers lequel passaient tous les courants dont l'atmDSphere etait chargee. ... Je sentais que l'atmOSphere etait chargee de vastes entonnoirs, d'immenses precipices visibles aux seuls inities qui se penchaient, se retenaient —et Je me penchais avec eux, me rentenais, tremblant comme eux et attire -au~dessus du vide.3 Ce qui fascine 1e narrateur c'est cette resistance constante du vieux et de sa fille contre les assauts de cette matiere anonyme qui s'agite en eux. 11 y a en eux un inconnu qui voudrait etre libere et qu'ils persistent a ignorer. S'ils le laissaient s'elancer au dehors leur vieille enveloppe se dechireait, ils seraient nus, depayses, incapables de retrouver leurs directions. Ils se veulent consciences absolues et constituantes du monde. Ils preparent des mises en scene cu l'imprevu n'aura pas de place. Le vieux vit dans un.monde qu'il a lui- meme construit. L'avarice du vieux c'est le dessin de son monde. Il vit etroitement dans un appartement obscur et verrouille, il est avare de son temps, de son affection, de son argent, de sa position, 11 ne veut rien.donner de lui-meme et ne s'ouvre a personne. C'est son amour pour l'ordre et le status quo qui le rend avare. Dans son monde tout est prevu, il est a l'abri. S'il entreprend un voyage ce n‘est pas par gout pour l'aventure. Il ne s'eloigne pas trop de Paris et 11 visite des lieux qu'il connait bien, ofi rien de nouveau ne pourra 1e surprendre. Il abhorre l'mmprevu qui pourrait exiger de lui une reponse qui ne serait pas confbrme a son caractere, son mode de vie, une reponse qui l'obligerait a reconnaitre sa liberte d'etre "autre". Il veut eviter les choix et c'est pour cela que son monde est si etroit. S'il s'eloigne de son centre de gravite, sa securite sera ebranlee. Donc il prevoit tout, tous ses gestes, tous ses deplacements sont des mises en scene dont il est le directeur. Mais il arrive que pendant la representation quelque chose cloche. Parfbis les acteurs ne Jouent pas bien leur r6le et le charme est detruit. Le subterfuge du "make believe" devient flagrant. 11 y a dans le roman trois importantes mises en scene qui tournent mal. Le vieux va rendre visite a une vieille amie. I1 a choisi le lieu: un faubourg grisatre; les costumes: ceux de la vieillesse 55 demunie, qui vivotte dans une banlieue grisatre, qui porte des vetements en lambeaux, ose avoir pitie de lui. Aussitet la securite sur laquelle reposait le monde du vieux est ebranlee. 11 se sent devenir faible, trahi, sa richesse n'est plus un reconfort. C'est tout cela, tout son argent, toutes ses villegiatures a la.montagne, c'est tout cela qui devient faux et qui recouvre un malheur, une lacune profbnde dans sa vie. Les pensees, qui avant d'aller voir son amie lui produisaient une grande satisfaction ne lui sont a present d'aucun secours. Il voudrait echapper a ce cataclysme. Cette vieille semble avoir 1e pouvoir d’une sorciére. I1 se met a la hair, elle qui ose avoir pitie de lui. I1 rentre chez lui et retablit l'equilibre de ce monde qui semblait vouloir lui echapper. Assis dans son fauteuil il redevient maitre absolu, auteur omniscient. Les choses retrouvent leur docilite et attendant qu'il veuille bien.par son regard les tirer du neant. Le monde perd alors sa fluidite, il suffit conneele vieux de le regarder en face et i1 perd ses apparences inquietantes: Il aime ainsi parfois quand il est assis, 15, a sa table, s'amuser a saisir au hasard nflimporte quoi, l'objet 1e plus efface, 1e plus insignifiant, a le hisser hors de son neant, a le tenir quelques instants, tout fremissant de vie sous son regard tout puissant, puis 5 1e laisser retomber. ... Puis petit a petit a mesure que les annees passent il eprouve touJours plus fert, quand 11 est assis la tout seul, un sentiment exquis de securite, de quietude. Tbut lui appartient. Il est chez lui. A 1'abri.37 Au moment oh il croit avoir repousse l'attaque de sa forteresse, le vieux ne se rend pas compte qu'il a enferme 1a vieille amie avec lui dans son abri. I1 avait cru que les paroles de la vieille femne n'avaient fait qu'effleurer l'epaisseur des murs de son monde alors qu'elles s'y 56 etaient plantees et avaient commence a l'effriter. C'est au millieu de la nuit qu'il decouvre 1a faille et qu'il s'aff‘ole: l'angoisse contenue en nous dans la Journee, enfle et nous oppresse: c'est une masse pesante qui emplit 1a tete, la poitrine, dilate les poumons, a ie comne une barre sur l'estomac, ferme 1a gorge comne un tampon. Cette angoisse elle se presente d'un seul bloc et pourtant il ne parvient pas a la definir. Il fait nuit dans sa chambre et nuit au fond de son coeur, la plaie qui 1e tortue s'ouvre dans l'obscurite, i1 commence pourtant a la discerner: Tres simple d'ordinaire et metne un peu puerile a premiere vue, d'une un peu trop naive crudite -—une image de notre mort, de notre vie. C'est elle que nous trouvons le plus souvent, notre vie comprimee, resserree. sur un espace reduit, pareille a ces vies telles qu'on nous les presente parfois dans les films ou les romans,39 this peut-étre 1e vieux n'envisage-t-il pas sa detresse avec autant de lucidite (1e narrateur est touJours reduit a supposer ses reactions). 'Peut—etre ne voit-il pas sa vie avec la meme mlgurante clarte qu'autrefois, cependant il a suffi que son amie prononce quelques mots: "ils sont durs avec vous", pour que ses anxietes ressuscitent. Les fondations de son monde reposaient donc sur des sables mouvants! Nais quelle est la nature de cette angoisse? Est-elle faite de remords? Se blé‘me—t-il de uanquer de generosite envers sa fille ou son amie? Pas 1m instant! Pour-quoi donc les mots de la vieille ferme lui font-ils decouvrir 1e neant de son existence? (Mel rapport y a—t-il entre ses paroles innocentes et sa terreur devant la finitude de son etre? Pour repondre a ces questions 11 faut une fois de plus revenir a la vision du monde du vieux. Son monde est un monde clos, solide. Il 57 l'a si bien renforce au cours des annees qu'il s'y croit invulnerable. I1 a tout ordonne autout de lui et n'y laisse penetrer personne. Son avarice en matiere d'argent n'est qu'un aspect de l'etroitesse de son monde. Or, plus il se croit a l'abri plus il est a la merci de la moin— dre attaque venue du dehors. Le moindre desordre, 1a moindre faille menace sa securite et 1e Jette dans l'angoisse. rIbut ce qui vient de dehors et par-vient Jusqu'a lui a son insu detruit sa paix. Puisqu'il vit dans un monde ofi tout a ete prevu il ne peut y avoir d'alternative. Lorsqu'il se laisse atteindre par un appel venu de dehors il recoit en plein coeur la flagrante emergence de son existence. Le vieux echappe de Justesse a sa destruction en projetant hors de lui son angoisse, en la concretisant. Le monde se ,joue de lui, il n'est qu'un pauvre vieux pitoyable aux yeux de sa vieille amie et qu'un objet a exploiter entre les mains de sa fille, se dit-11: "Il le sait bien, il n'en a Janais doute, il peut crever tout seul, s'ils n'avaient plus besoin de lui, elle surtout, touJours plus insatiable, plus avide, fixee sur lui comne une sangsue, elle draine toutes ses forces, elle le vide." Lu I1 n'est pas remonte a la source de son malaise. Au contraire il a essaye de dormer un nom a sa douleur, a cette sensation de vide, d'angoisse. Eh 1a diagnostiquant il pense pouvoir 1a tenir, la vaincre. I1 se fait avare pour pouvoir echapper au trouble interieur qui n'est fait que de sensations insaisissables. Cette douleur 11 la fige, 11 en fait une boule lisse, bien ronde qu'il pom tenir dans sa main comne une arme dans laquelle seront emprisonnees ses incertitudes, son ml de vivre, sa peur de mourir, ses 58 deceptions; Pour pouvoir maitriser sa douleur il lui invente une cause exterieure: sa fille. Maintenant l'angoisse a un nom. Il peut l'expliquer, 1a confronter. En se conceptualisant elle passe au niveau de la comprehension. I1 se convainc oeu a peu que sa fille 1e vole et que c'est de lo que viennent toutes ses inquietudes. Le visage de sa fille, certains gestes furtifs qu'elle a eus en sa presence commencent a fbrmer un puzzle de plus en plus net. C'etait donc ca la cause de sa souffranoe! Dans cette projection de son mal vers l'exterieur, 1e vieux endigue sa liberte, ses sensations douloureuses en une image concrete, telle que Kierkegaard l'exprime: The loss of the earthy as such is not the cause of despair and, yet it is of this he speaks, and he calls it despairing. What he says is in a sense true, only, it is not true in the sense in which he understands it; he stands with his face inverted, and what he says must be understood inversely.”2 Cette perte d'un bien.materiel qui cause un desespoir n'est pas, selon Kierkegaard, la veritable source de l'angoisse. Le vieux fait diverger sa douleur sur cette barre de savon que sa fille pense-t-il lui a derobee. Il passe d'une angoisse existentielle a un sentiment de colere qui se porte sur un obJet: He swings away entirely from the inward direction which is the path he ought to have fellowed in order to become truly a self. The whole problem of a self in a deeper sense becomes a sort of blind door in the background of his soul behind which there is nothing. 143 La conscience du vieux retrouve son centre de gravite a mesure que le Jour se leve: Rien ne subsiste des obsessions des tourments de la nuit. Ils fent penser a ces taches, ces ombres que ferment sur l'ecran, dans la chambre obscure, les os d'un corps humain traverse par les rayons X. 59 Elles disparaissent des qu'on rallume 1a lumiere et 1e corps retrouve son opacite.uu En fait 1e vieux a repris 1e dessus. Sa petite aventure, sa visite en banlieue a failli mal tourner mais d'un soubresaut il a tout remis en place une fois de plus. Le narrateur qui le rencontre le lendemain de cette nuit tourmentee, ne trouve en lui aucune trace de son.malaise. Le vieux est fort, il semble se moquer de l'auteur-narrateur qui veut faire de lui un.personnage indecis et flou. Une feis de plus 11 lui a echappe. Le narrateur devant tant d'assurance faiblit a nouveau. 11 se sent pret a se reconcilier avec le monde et l'ordre qui le regit mais 11 se secoue. Ce spectacle que le vieux etale devant lui c'est encore de la mise en scene, un truquage de prestidigitateur. C'etait Justement pour narguer le narrateur que le vieux affectait la serenite, pour se moquer de ses enquetes steriles. Le narrateur se souvient d'une autre mise en scene ou 1e vieux a pousse un peu trop loin son r61e de vieillard resigne. 11 a laisse echapper ses terreurs devant la mort, sa detresse devant la fuite des ans, sa revolte devant la force de la Jeunesse. Chacune de ses paroles etait destinee a l'obServateur: Ils discutaient entre eux de leurs sujets preferes, ils parlaient de la.mort, de la vie... Ils avaient l'air de ne pas nous remarquer, mais c'etait, Je 1e savais ... une parade en notre honneur: "La mort, disait-il a son ami, la vie... ce sont des questions qu'on.grossit dans la Jeunesse... L'imoortance demesuree- il agitait les bras dans un geste emphatique- qu'on attache a tout cela, a sa mort, a sa vie. Maintenant que la fin se rapproche, de toute cette comedie, on s'apercoit que’ce n'etfigt rien.vraiment, a peine-uh instant de conscience ... un eclair". Le vieux reussit presque a convaincre le narrateur de l'authenticite de ses paroles. 11 1e fascine comne le boa fascine sa proie, mais il va 6O trop loin dans son Jeu, il parle trop fort. Jame souviens comme 1e malaise vague que cette petite. scene avait produit en moi, semblable a la sensation de digestion penible, de langue-péteuse—que donne une nourriture de qualite douteuse, se dissipa soudain, et le sentiment de soulagement, de Joie que J'eprouvai fut si grand que Je‘miarretai au bord du trottoir et me Has a rire tout haut. ... J'avais reussi a saisir, depassant de l'armure solide qu'il s’etait fabriquee et ch 11 se croyait bien en sfirete, quelque chose de vivant- sa.main qui se tendait vers moi fUrtivement- j'avais saisi sa main au vol. Je le tenais."6 La facade rassurante de vieillard s'effrite. I1 n'a pas maitrise sa vie conneril semble le faire croire a tous. Elle lui file entre les doig. et aspire tout, les obJets, les classes, les points de repere auxquels i1 s'accroche pour donner un sens a son existence. Cette fois c'est 1e narrateur qui sort victorieux de la confrontation, il a flaire 1e subterfuge du vieillard et 11 s'esclaffe. Mais dans ce roman les victoires du vieux ou celles du narrateur, celles du monde organise ou celles du monde fluide, ne sont Jamais definitives. Dans ce conflit entre l'ordre et le chaos il n'y a Jamais de vainqueur permanent. La troisieme mise en scene, celle de la dispute entre le pere et la fille se deroule entre acteurs chevronnes. Le vieux voit en sa fille 1a cause de tous ses tourments et la fille voit en son pere l'obstacle a son bonheur. Mais 1e verbe "voir" n'exprime pas bien leur attitude. Disons qu'ils ont decide de se voir l'un l'autre comme des ennemis afin de se masquer leur liberte. Leur choix est conscient dans la mesure ou, connexnous l'avons vu chez le vieux l'angoisse vecue, indefinissable precede la conceptualisation qui elle, est inventee. L'angoisse vient de ce monde interieur libre, anonyme et violent tandis que l'analyse et l'etiquetage sont empruntes au monde exterieur. La fille a recours au 61 neme.subterfuge pour calmer ses peurs. Elle adopte avec son pere l'attitude qu'approuvent les cannEres: "C'est un vieil egoiste, disent- elles, Je l'ai touJours dit, un egoiste et un grippe—sou, des gens comme ca ne devraient pas avoir le droit de mettre au monde des enfants." Lorsque le vieux et sa fille s‘affrontent, la lutte est a forces egales. Chaque conscience veut etre 1a conscience constituante de cette ndse en scene. Elles se disputent le r61e principal. L'issue de combat est fixee d'avance, il n'y aura pas de vainqueur. On s'affronte mais on connait toutes les strategies de l'adversaire. On veut 1e pousser a bout et rester maitre de la situation pour pouvoir l'arreter Juste e temps avant que l'autre ne s'ecroule. On ne redoute pas vraiment les armes de l'autre car elles blessent mais ne tuent pas; l'enJeu c'est d'eviter le plus possible de se laisser atteindre mais il faut que 1e combat dure afin qu'on puisse 1e recommencer indefiniment. Si l’un des adversaires est térrasse, 1e vainqueur se retrouvera seul face a ses angoisses qui n'auront plus de concretisation possible. 11 faut garder devant soi le fantoche qui a pris 1e masque des peurs que l'on sent gronder en soi et qui vous reveillent la nuit. Cette lutte de gladiateurs n'est qu'un Jeu qui leur permet de se purifier de l'angoisse d'exister. Il ne faut pas voir ces querelles comne des accidents qui viennent troubler 1e repos de leur vie. Au contraire, ‘malgre leur violence, ces querelles s'inscrivent parfaitement dans 18 dessin du monde du vieux et de sa fille. Elles renforcent la securite de leur monde car Chacun d'eux s'en va convaincu aprés 1a dispute de l'authenticite de son rele. Ils se sentent tous les deux justifies 62 d'agir l'un en avare l'autre en mendiante sans scrupules. C'est leur peur qu'ils se Jettent au visage, leurs indecisions, leurs tremblements qu'ils ont travestis sous des noms d'emprunt: "Les mots ici resonnent dro‘lement, des mots de la-bas, de gens qui vivent quelque part tres loin, comne sur une autre planete, dans un univers a d'autres dimensions". Ils se servent de ces mots parce qu'ils n'ont rien d'autre pour crier leur tourment: Il serre les poings, i1 crie, mais les paroles qui montent et eclatent au-dehors semblent avoir aussi peu de rapport avec les sentiments confus qui bouillonnent au fond de lui, que ne paraissent en avoir les feux follets dansant a la surface opaque de l'eau stagnante avec le processus invisible et complique de decomposition des plantes qui gisent sous la vase au fond de l'etang.u9 Ces mots qu'il lance a la tete de sa fille ne veulent rien dire. C'est parce qu'ils sont trop semblables, parce qu'ils partagent les mé‘mes terreurs qu'ils veulent s'etrangler: Sa propre image grotesque. Sa caricature. . . . Sa propre image ridiculement outree, distendue, comme renvoyee par un miroir defonnant... c'est elle, 11 1e sait, qui a toujours fait afflelmer tout ce qu'il aurait voulu contenir, sa peur, cette peur honteuse qu'il aurait voulu cacher, mis elle l'a sentie qui battait en lui sourdement et elle l'a fait Jaillir au-dehors -un sang acre et lourd dont elle s'est nourrie.50 Cette peur qu'il partage avec sa fille elle n'a pas de nom. La division qui les separe reste au niveau de langage, tandis que la peur les unit: I1 va raffermir encore son etreinte. La serrer de plus pres, plus fort comne touJours chaque fois qu'elle fait mine de s'ecarter de lui, de chercher a lui echapper. . . -il va la tenir bien serree tout contre lui, colles_1'un contre l'autre, dans leur fade et craude odeur, tout enveloppes. de lourdes vapeurs, il va lui montrer . . . des for-mes: menacantes portant des masques hideux, faisant entendre d'affreux gemissements, il va sentir delicieusement -... tandis qu'elle se blottira contre lui, les douces palpitations de son coeur battant a l'unisson de sien.5l 63 Pourtant ' au niveau du dialogue 1a lutte continue et personne ne léiche pied. On continue a poser, a Jouer les reles de Pere exploite et de Fille martyrisee, seulement, dans la belle mise en scene quelque chose vient de bouger. Le decor se met a vaciller, la fille semble abandonner la partie. Il semble meme que depuis le debut de la scene elle avait projete de s'esquiver et de laisser l'autre monologuer comme un insense. Elle declare tout a coup a son pEre qu'elle n'a plus besoin de cet argent qu'il lui refuse, car elle a trouve un horrme riche qui est pret a l'epouser. Toute cette scene etait donc inutile. La fille s'est finagee une sortie et remporte tous les applaudisse- ments. Devant cette declaration 1e vieux excede la frappe a la poitrine et la pousse sur le palier. Mais 11 sent tout le desespoir de ce geste. (m ne met pas a la porte quelqu'un qui desire partir, le geste du vieux est un geste vide. Elle resiste un peu pour lui montrer toute l'ignominie de son acte mais c'est lui qui est ecrase, vaincu. Le rideau n'est pas encore tombe, 1a fille frappe de nouveau a la porte et supplie son pEre de l'aider et lui, soulage lui Jette une petit some de monnaie. Ils recuperent tous les deux leur r61e. Lorsque 1e narrateur retrouve la fille dans la rue apres cette scene elle a deja repris sa cuirasse et son masque. Il ne reste rien en elle de cette peur qui 1a liait a son pere. Le regard percant du narrateur est tenu en echec par son visage impassible. Il l'accompagne a une exposition de peinture et lui confie qu'il prefere "aux oeuvres les plus achevees, celles ou n'a pu etre maitrise . . . ou l'on sent . _ , 2 affleurer 1e tétonnement anxieux . . . 1e doute . . . 1e tourment. . ." 5 64 Elle lui repohd que ses plaisirs sont malsains et le laisse seul. Pas une seule fois 1e vieux ni sa fille ne se revelent a lui en plein 'mouvement, en.plein tourment. Ils ont toujours le temps de se refaire un visage lorsqu'il les~rencontre. Une fois