BtE‘SENé 03 R0 ER. m ’TRA J‘ECTOI‘RE lDEAtE’ {03 HER ORPHoéEou M l on LA. Mm fPih ' m for theibegr‘eezo ‘ UNNERS. MlCHEGAN STATE 3 : {GHEUNE‘AUCE RDZ‘ER The's ‘ , . : 1-- .s It .. ha». .3 sxwmukefivv. .n....>.ugv “"25!’ This is to certify that the thesis entitled Trajectoire idéale du héros roblésien on La métamorphose du héros presented by Micheline Alice Rozier has been accepted towards fulfillment of the requirements for PhoDo degree in Philosophy jor p IlofessorU 5:}wa WET "TQM Date November 3, 1970 0-7639 ABSTRACT TRAJECTOIRE IDEALE DU HéRos ROBLéSIEN 00 LA METAMORPHOSE DU HfiRos BY Micheline Alice Rozier In the works of Emmanuel Robles, a French novelist of Algerian origin, we are impressed by certain character- istics common to his heroes and by the fact that these signs, which, prior to each individual's cycle of experi— ences, prefigure his Spiritual destiny, prevail indeed over the potentially modifying forces of environment. Our study of what appears to be the novelist's concept of an heroic archetype attempts to formulate the Roblesian ideal of an existential trajectory along which his heroes travel. Together with general contemporary studies which effectively acknowledge Roblés' place in contemporary French Literature, the author's several novels, short stories, and plays, his essays and prefaces, and, wherever possible, pertinent secondary literary criticism--particu- larly the studies of the scholars, Georges-Albert Astre and Claude de Fréminville, both of them of Algerian origin-- constitute our materials of research. Micheline Alice Rozier Our investigation of the Roblesian hero's evolving nature reveals an initial phase of negative withdrawal from society. In the novels, he scorns the self-righteous conventions of a godless world, specifically indicting the routines of military service which, by promoting a general awareness of war and death, prevent his own pursuit of happiness. Such subservience to social burdens makes the hero lose sight of self. His faith in absolute values vanishes in the progressive dissolution of personal plea— sures. Turning upwards towards a positive state of open, outward freedom, he finds, by chance, apparent happiness in love or in escape to a distant wonderland; but, in truth, these new sensations merely still the sinking feel- ings of humiliating solitude which formerly threatened to engulf his consciousness. The euphoria of sensual excita- tion stifles whatever ethical urge slumbers within his being, and, symbolically, the curving path of flight reaches its first plateau. Yet, suffering reflected in a face breaks the spell of selfishness and, fortunately, wrests the hero from a deceptively happy state of inaction. Once more upon the lonely track of his trajectory, he is, at least, painfully aware of human relevance in his life, and that the social aggregate offers less immanence than the inward plunge to egotism. Ultimately, solitary sadness reconciles the wanderer with mankind, in whose company he learns, through Micheline Alice Rozier spiritual self-enfranchisement, to bear the sorrows of life's material limitations. For the physical abnegation implicit in self-sacrifice to human bondage allows the hero to realize personal liberation within the moral sphere of happiness. Like Roblés' hero who reincarnates the author's own rebellion against human absurdity, writers such as Malraux, Sartre, and Camus created literary figures with related existentialist attitudes, but where their heroes find answers to the human dilemma in art and passing poli- tics, Robles thrusts his "everyman" into the trajectory of an ideal ethic. TRAJECTOIRE IDEALE DU HEROS ROBLESIEN OU LA METAMORPHOSE DU HEROS BY Micheline Alice Rozier A THESIS Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY Department of Romance Languages 1971 @COpyright by MICHELINE ALICE ROZIER 1971 ACKNOWLEDGMENT I would like to express my gratitude to Dr. Georges J. Joyaux of the Department of Romance Languages for the assistance and encouragement given to me in the preparation of this dissertation. ii TABLE DES MATIERES INTRODUCTION 0 O O O O O O O O O O O O O Chapitre I. PORTRAIT COMPOSITE DU HEROS ROBLESIEN . . . A. La jeunesse du héros. . . B. Les origines du héros . . C. La hantise de la mort . . D. La solitude du héros. . . E. L'exil du héros . . . . F. Conclusion: portrait de notre héros. . . . . . . II. PHASE INITIALE DE LA TRAJECTOIRE DU HEROS: GENESE DU MOUVEMENT ASCENSIONNEL . . . . A. Premier theme majeur: l'humiliation du héros. . . . . . . . . . E. Second theme majeur: l'aspiration au bonheur . . . . . . . . . C. Conclusion . . . . . . . . . . III. PHASE INTERMEDIAIRE DE LA TRAJECTOIRE: PALIER DE BONHEUR . . . . . . . . . A. La réalisation des espoirs du héros. . B. Conclusion . . . . . . . . . IV. PRISE DE CONSCIENCE DU SENTIMENT DE SOLIDARITE O O O O O O O O O O O A. La nature illusoire du bonheur atteint: une second prison. . . . . . . B. Un lent travail d'érosion: signe avant-coureur de la prise de conscience du héros . . . . . . C. Désaccord fondamental entre le bonheur atteint par le héros et son exigence éthique . . . . . . . iii Page 58 58 69 78 84 84 102 106 106 107 109 Chapitre D. E. F. L'individu magnifié au détriment de l'homme: le cas de Longereau. . La douleur des autres et son r61e de catalyseur sur la conscience du héros. . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . V. DERNIERE PHASE DE LA TRAJECTOIRE: RECUL ET REPRISE DU MOUVEMENT ASCENSIONNEL. . . A. D. E. CONCLUSION. . BIBLIOGRAPHIE. Tension fondamentale entre deux ales: l'as iration du héros a un P bonheur égoiste et son r61e d'homme reSponsable au sein de la communauté humaine . . . . . La condition humaine: clef de vofite de tous les romans roblésiens. . Corollaire de l'éveil de la solida- rité chez le héros: la prise de conscience de sa dignité d'homme. Reprise du mouvement ascensionnel . Conclusion . . . . . . . . . iv 110 113 131 135 135 136 137 139 154 157 167 INTRODUCTION INTRODUCTION "Je juge que le sens de la vie est la plus pressante des questions," écrivait en 1942 Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe. Cette affirmation pourrait Egrvir a dgfinir toute une époque littéraire qui avait commencé vers 1927 avec Bernanos, Julien Green, Malraux, Saint-Exupéry; l'époque ofi 1e roman, bien qu'en termes d'action, comportait une interrogation presque métaphysique sur le destin. Le roman de la condition humaine était pen a peu devenu roman de combat, et oeuvre "d'engagement," et jusqu'en 1950 i1 semble dominer, inSpirant encore l'oeuvre nette et dure d'Emmanuel Robles (La Mort en face, Cela s'appelle l'aurore), de Jules Roy, et de Georges Arnaud . . .l Nous aimerions, au seuil de ce travail, situer Robles par rapport a la pensée contemporaine d'un Camus, d'un Sartre et d'un Malraux. Il est évident que Robles a certaines affinités avec ces trois auteurs--et plus par- ticuliérement avec Camus dont il fut le compatriote et l'ami fidele. Ses personnages, bien que n'étant pas des intellec- tuels--des hommes cultivés et passionnés d'art qui s'ana- lysent a la maniére des héros de Malraux par exemple--2 reflétent un état d'eSprit, l'inquiétude méme de notre temps, qu'ils ont en commun avec eux. Implicite on sent chez ces héros un besoin de mettre le monde en question, de s'inter- roger sur la sens de la vie et de s'opposer aux lois 1 René-Marill Albérés, L'Aventure intellectuelle d3 §§§E§ siécle (Paris: Albin Michel, 1969), 327. 2 Victor Brombert, The Intellectual Hero (Philadel- phia and New York: J. B. Lippincott Company, 1960), 170-171. 2 naturelles d'un cosmos qui écrase l'homme et nie cette "part divine" inhérente a sa nature. Ce qui est en cause dans l'oeuvre de Robles, comme dans celle de Camus, de Sartre et de Malraux, ce sont les rapports de l'homme et du monde. Les héros de Robles apparaissent tourmentés par la méme question qui angoissait Camus: Comment vivre digne- ment dans un monde "absurde," c'est-a'dire ne répondant ni a 1'exigence morale de l'homme qui cherche la justiCe, ni a son exigence intellectuelle qui cherche l'ordre logique dans l'unité, ni a sa sensibilité accordée au bonheur. En ce sens, on peut dire que l'oeuvre de Robles n'est ni origi- nale ni unique. Son univers est celui du xxéme siécle, aprés 1a premiere guerre mondiale, au moment ofi se révele 1a tendance existentialiste avec Malraux, chef de file de cette "génération éthique" dont l'impulsion lyrique et l'énergie vitale allaient donner naissance, quelque dix ans plus tard, a l'art lucide et sobre d'un Camus et d'un Sartre.3 C'est le monde de l'homme révolté de Camus dans Lg_Mthglgg Sisyphe et c'est un monde ou Dieu est mort. De ce point de vue, c'est aussi l'univers que décrit le critique Albérés dans son ouvrage, La Révolte des écrivains d'aujourd'hui: "Tous les héros littéraires que nous avons vu naitre depuis dix ans sont des héros prométhéens. Si différents que soient par leurs conceptions du monde un 3 Gaétan Picon, "Roman et éthique," "Littérature et idéologie au milieu du siécle," Histoire des Littératures, tome III (Paris: Gallimard, 19585, I33 , I354. Camus, un Bernanos, un Anouilh, un Sartre, un Aragon, un Malraux . . . il est en eux quelque chose de commun, c'est que chacun de leurs héros . . . invente par sa vie une éthique dont 1e prix est le refus de toute attitude déja prete, de tout modele et de tout pharisaisme, et la révolte contre tous les faux dieux de la morale sociale que conserve encore autour d'eux une société qui a cessé d'y croire."4 Or cette vision de l'homme en révolte contre le cosmos provient en droite ligne du "sentiment tragique de la vie" dont parle Unamuno.S Comme nous l'avons déja indiqué, il y a certainement une affinité profonde entre Robles et Camus. Elle dérive de leur caractére meme de méditerranéens d'ascendance espagnole, issus d'une terre de soleil ofi les hommes ont 1e gofit du bonheur en méme temps qu'une conscience trés aigue de tout ce qui le nie--douleur et mort. Tous deux refusent également 1e surnaturel et en revanche s'attachent passionnément a la vie. Tous deux ont un sentiment tres vif de la communauté humaine. Tous deux, enfin, situent leurs romans dans un cadre méditerranéen, a proximité de la mer qui exerce sur eux et sur leurs héros une attraction sans cesse renouvelée. 4 René-Marill Albérés, La Révolte des écrivains d'aujourd'hui (Paris: Corréa, I949T7_I§:16. 5Miguel de Unamuno y Jugo, The Tragic Sense of Life in Men and in PeoEles (London: Macmillan, IQZIX’ Ayant remarqué chez plusieurs héros roblésiens cer- tains traits communs, nous avons entrepris d'abord de faire un portrait composite de ce dernier. Puis nous avons tenté de montrer qu'a travers la diversité des cadres et des intrigues tous ces héros suivaient un itinéraire spirituel a pen pres similaire. Nous nous sommes efforcés de dégager la trajectoire idéale décrite par le héros-type qui, sans en étre vraiment conscient au début, cherche a échapper a la condition humaine dans un univers hanté par le néant de la mort. Prisonnier, il veut s'échapper de sa prison; i1 croit y réussir un moment, mais en fait il se découvre de nouveau incarcéré. Nous avons souligné le fait que ce héros réintégre a la fin la communauté humaine précisément parce qu'il ne peut se satisfaire d'un bonheur facile et égoiste et est a la recherche, au contraire, d'un bonheur exigeant, culminant dans le don de soi. Car Robles pense, comme Camus, qu'"il y a davantage a admirer dans l'homme qu'a mépriser" et que "[sa] morale est de celles qui res- tituent a l'homme toute sa responsabilité hors de tout absolu surnaturel."6 Et s'il admet, a l'instar de Maxime Gorki, que "c'est sur l'homme que retombe la reSponsabilité de tout le mal de la terre . . . [i1 croit, comme le grand auteur russe, que] c'est a lui aussi que revient 1a gloire de tout le bien de la vie."7 6 Jean-Louis Depierris, Entretiens avec Emmanuel Robles (Paris: Editions du Seuil, I967), 155. 7Ibid., 168. PREMIER CHAP ITRE CHAPITRE I PORTRAIT COMPOSITE DU HEROS ROBLESIEN Nous nous prOposons dans ce Chapitre de mettre en relief, a travers la diversité des cadres et des intrigues, un certain type de héros que nous appellerons le héros' roblésien, en empruntant aux différents personnages des oeuvres de Robles, tels que Serge Longereau dans L§_Vésuve, Miguel dans "L'Attentat de la Banque Levasseur," Valerio dans Cela s'appelle l'aurore, Montserrat dans la piece du méme nom, Macias dans "La Forteresse," Ricardo dans Federica et Georges Maurer dans La Croisiere. Nous analyserons donc certains traits communs aux héros de Robles. De l'ensemble de ces caractéristiques naitra un héros-type en situation. C'est a partir de ce portrait composite idéal que nous nous efforcerons ensuite de tracer l'itinéraire du héros roblésien typique. Son action s'inscrira sur une trajectoire idéale qui a cela de particulier qu'elle suit d'abord toujours la meme direction ascendante. Car 1e héros, refusant un état essentielle- ment négatif de repliement sur soi auquel il est contraint par des circonstances défavorables, s'oriente vers un état positif d'ouverture. A. La jeunesse du héros En général 1e héros roblésien est jeune. Souvent 1a guerre a fait irruption dans sa vie a la fin de l'ado- 1escence: front de Naples en 1944 pour Longereau, campagne de Cyrénaique en 1940 pour Valerio, guerre civile espagnole en 1936 dans 1e cas de Macias, ou encore guerre de conquéte espagnole au Vénézuéla en 1812 pour 1e héros de Montserrat. I1 est probable que cette confrontation du héros roblésien avec la guerre1 refléte les préoccupations de l'auteur lui-méme que la guerre civile en Espagne avait profondé- ment ébranlé et qui fut correspondant de guerre pendant 1a deuxieme guerre mondiale. Lui aussi a dfi, comme certains de ses héros, interrompre ses études a 26 ans, 5 cause de la guerre. lDe l'aveu méme de l'auteur, 1a guerre a hanté son imagination d'enfant et n'a cessé depuis lors de 1'obséder. A Jean-Louis Depierris qui lui demandait en 1967 si 1'ob- session de certains de ses héros--1'obsession de la guerre--était une obsession qu'il portait lui-méme, il a répondu: "J'en conviens facilement. La guerre d'Espagne, 1a guerre d'Algérie et entre les deux les années de la guerre mondiale, ce sont 15 de grands cris de souffrance et de révolte que je n'ai cessé d'entendre depuis mon enfance 'bercée' aux récits des rescapés de 14-18 . . . (Entretien§_avec Emmanuel Robles, Paris: Editions du Seuil, 1967, 148-149.) Et 1a méme année i1 confiait au journal Le Monde: "La guerre d'Espagne m'avait également marqu3_qui comptait pour moi comme une chaleur du sang, une ferveur de l'ame. J'ai souffert de la défaite comme d'un mal personnel dont j'inclinais a rendre 1e monde entier responsable . . ." ("Entretien avec Emmanuel Robles: L'Ecole de la Méditer- ranée," Lg Monde, 13 décembre 1967,) Serge Longereau, 1e héros du Vésuve, a 25 ans. Au début du roman nous 1e trouvons a Naples oh i1 passe sa permission de convalescence avant de rejoindre son unité sur 1e front du Mont-Cassin. Georges Maurer dans Lg Croisiére a 28 ans. Or l'histoire de‘L§;Croisiére se déroule huit ans aprés la fin de la deuxieme guerre mon- diale. Georges est donc de quelques années plus jeune que Longereau qui en a 25 en 1944. De solides liens d'amitié existent entre eux, noués précisément sur la front de Naples, comme l'attestent les lettres que Georges écrit de temps a autre a Serge Longereau et le fait qu'il 1e prend a témoin dans sa solitude. Si Longereau a d8 abandonner ses études de droit pour rejoindre 1e Sud-Tunisien a Q l'époque de l'offensive italienne, 1a guerre a également perturbé les études de Maurer et mis un terme a des années de labeur acharné ou seule comptait 1a réussite aux examens. L'obligation de servir dans l'armée pendant trois ans en pleine guerre a plongé brutalement Maurer dans un monde de souffrance et de violence auquel ses aspirations d'intel- lectuel tres individualiste ne l'avaient pas préparé. Dans Lg Croisiére on 1e retrouve engagé comme guide- interprete sur un yacht de luxe, "Le Saint-Florent," qui fait croisiére entre Nice et Palerme quelques années apres 1a fin des hostilités. Cette brusque rupture avec leur adolescence qui les a empéchés de passer normalement a 1'état adulte, ni 10 Maurer ni Longereau ne sont les seuls a l'avoir ressentie. Valerio, 1e médecin de Cela s'appelle l'aurore, en est victime aussi. "Il appartenait a la classe 36, C'est-a—dire que la rupture avec son adolescence s'était faite de facon plut6t brutale."2 Malgré ses 35 ans Valerio reste jeune de coeur. I1 s'est trouvé soudain emporté dans la tour- mente de la guerre sans avoir eu le temps de jouir de la vie ou de connaitre 1e bonheur. D'autres personnages roblésiens tels que Miguel dans "L'Attentat de la Banque Levasseur" et Ricardo dans Federica étaient trOp jeunes a 1'époque de la guerre civile espagnole pour avoir pu y prendre part. Ils ont respecti- vement 21 et 25 ans. Pourtant, la guerre civile espagnole les a marqués tous les deux, puisque le plus jeune, Miguel, la connaitra par les récits des rescapés réfugiés a Alger 2Emmanuel Robles, Cela s'appelle l'aurore (Paris: Editions du Seuil, 1952), 18. Désormais, pour les références aux textes de Robles, nous nous servirons de sigles suivis de références paginaires, que nous placerons apres 1a citation directe ou paraphrasée. Quant aux oeuvres qui ne figurent pas sur la liste ci-dessous, nous y renvoyons en donnant 1e titre complet. V. Lg_Vésuve M. Montserrat C. Lg Croisiére Cs. Cela sjappelle l'aurore F. Eéderica A. "L'Attentat de la Banque Levasseur" qui se trouve dans 1e recueil de nouvelles: Lg Mort g§_face. R. L§_Remontée d3 fleuve H. "L'Hiver est doux a Barcelone" qui se trouve également dans le recueil de nouvelles: La Mort en face. Fo. "La Forteresse," 1a premiere nouveIIe de La Mort en face. 11 et que Ricardo gardera 1a mémoire hantée par certaines scenes d'incendies et de destruction 5 Barcelone en 1936. Mais ni l'un ni l'autre n'ont été arrachés a leurs études par la guerre au sortir de l'adolescence comme c'est 1e cas pour Longereau, Maurer et Valerio. Obligé de vivre momentanément en exil avec sa mere Ricardo, en effet, a pu continuer ses études a Alger et les achever plus tard en Espagne, tandis que Miguel, né a Alger de réfugiés espagnols, a d0 abandonner ses études de bonne heure a cause de sa pauvreté. Quant a Macias dans "la Forteresse," républicain espagnol dans une prison franquiste, c'est un jeune pére de famille de 33 ans que la guerre civile a brusquement arraché a sa femme et a ses enfants. Montserrat, 28 ans, lieutenant dans l'armée de conquéte eSpagnole au Vénézuéla, et ses émules, les deux jeunes otages vénézuéliens, Ricardo et Elena, ainsi que 1e Hollandais Keller, 30 ans, de Plaidoyer pour EB rebelle sont également des héros jeunes chez qui se retrouvent 1a méme fougue et la meme vigueur de conviction propres a la jeunesse. B. Les origines du héros Attachons-nous maintenant a dégager les origines du héros roblésien en soulignant tour a tour les facteurs familiaux, économiques et ethniques. 12 1. Les facteurs familiaux Si 1a jeunesse est un trait caractéristique du héros roblésien, il ne s'agit pas d'une jeunesse heureuse au sein d'une famille unie. Tres souvent, en effet, les personnages de Robles sont orphelins--orphelins de pére ou de mere ou des deux. Ainsi Miguel a perdu ses parents en bas age et a été élevé par une vieille femme qui est morte a son tour avant qu'il n'atteigne "l'age de raison." Ricardo qui n'a ni pére ni mere a vu son adolescence assombrie par le deuil et 1'exi1 puisque son pére a été tué sur 1e front de l'Ebre et que sa mere est morte de déses- poir apres leur retour d'Alger ou ils s'étaient réfugiés. Le médecin Valerio est orphelin, sans autre famille qu'un loncle qui vit en Argentine. Georges Maurer, dont la mere est morte lorsqu'il n'était qu'un enfant, a été élevé loin de son pére. Quant a Longereau, il est aussi orphelin, mais orphelin de pére. Son vrai pere est mort quand i1 était enfant et i1 ne nourrit que de la haine pour son beau-pere que sa mere a épousé apres un long veuvage. Le héros roblésien qui est jeune manque donc de liens familiaux normaux. Orphelin, il est plus vulnérable qu'un autre, parce que moins protégé par la cellule familiale, aux influences néfastes du milieu social ofi il est obligé de vivre. Il souffre au sein d'une société qui n'exige de lui que des sentiments de commande et le force a porter un masque. Cette attitude hypocrite se trouve 13 reflétée par exemple chez Miguel et chez Valerio. Le premier, avant de participer a l'attentat de la Banque Levasseur, accomplit sans entrain dans sa caserne les gestes automatiques du subalterne. Le second, médecin en Sardaigne, continue a feindre de l'attachement pour sa jeune épouse alors méme qu'il aime une autre femme clan- destinement. A cet égard le malaise que ressentent Miguel et Valerio face au pharisaisme de leur milieu fait ressortir leur exigence de pureté. Car 1e héros roblésien est tour- menté d'un besoin d'authenticité, de "vraie vie," que lui refuse précisément son entourage sclérosé par l'habitude et les conventions. Parce qu'il est assoiffé d'authenti- cité, il a 1e sentiment justement d'étre malmené par des circonstances d'ordre économique ou politique, contre lesquelles i1 ne peut rien. Il ne se sent pas a sa place dans un monde sur 1equel il n'a pas de prise et qui lui échappe; déraciné i1 éprouve un profond sentiment d'aliéna- tion. Il apparait donc comme "un bétard" pris entre deux mondes--1e monde conventionnel des facades et celui authentique du moi profond. A la maniére d'Oreste qui "est d'Argos et qui n'en est pas, il est un homme que les autres hommes ignorent, i1 glisse vainement a la surface d'un monde dont la jouissance ne cesse de lui étre refusée." 3Francis Jeanson, Sartre par lui-meme (Paris: Editions du Seuil, 1962), 56-577 3 14 Il est sans liens solides avec 1'existence. Il ne se sent pas maitre de sa destinée. Il ne possede rien du fait de sa pauvreté mais aussi parce qu'il est déraciné. Pour étre heureux, i1 faudrait qu'il puisse avoir prise sur la vie, justifier son existence sur la terre, sortir de cet anonymat qui 1'étouffe, retrouver lui qui est orphelin, par-deli les conventions sociales, sa vraie famille spirituelle originaire de ce pays "ou chaque étre, a chaque minute [s'engage] jusqu'a la chair." (A., 115) Tel Longereau, qui, au début de sa permission de convalescence a Naples en 1944, affirme avec véhémence ce désir ardent qui 1e posséde de justifier son passage sur la terre, i1 cherche une raison de vivre: Je savais bien moi, en cet aprés-midi de février a Naples en mil neuf cent quarante-quatre . . . Je savais bien que je n'acceptais pas de mourir. Je veux dire de mourir sans avoir connu un de ces grands éblouissements de l'ame qui justifie 1e passage sur la terre! (V., 24) Le méme besoin de justification est sensible chez Maurer; mais i1 nait de circonstances différentes. A 1'encontre de Longereau, il a connu des heures exaltantes et pleines au milieu de ses fréres d'armes sur le champ de bataille de Cassino en 1944. Revisitant les mémes lieux huit ans aprés 1a fin de la guerre, i1 éprouve 1e sentiment trés aigu du néant de 1'existence qu'il méne depuis sa démobi- lisation et la nostalgie de l'intense fraternité qu'il a vécue. Rendu a la vie civile il a l'impression de ne plus compter pour personne et voudrait se persuader qu'il existe. 15 "[Il] souffre de ne pas savoir du tout [ce qu'il fait dans 1e mondel." (C., 18) "Alors que tant d'autres hommes sont dévorés par l'ambition, l'argent, 1e gout de la force ou de la puissance . . ." i1 semble "a la recherche de quelque chose [qu'il doit conquérir lui-meme], sans aide aucune, et que personne d'ailleurs ne pourrait [lui] procurer." (C., 58-59) Miguel, lui, s'il avoue a Lydia, sa maitresse, qu'il a participé a l'attentat de la Banque Levasseur, est incapable de lui révéler 1a raison profonde de son acte qui répond en fait bien davantage a une soif de justification qu'a un besoin d'argent. Il reconnait qu'"i1 [a] été poussé davantage par un esprit de défi et de révolte que par une véritable soif d'argent." "Il aurait voulu répondre que tout était arrivé parce qu'il en avait assez de tourner en rond en lui-meme, parce qu'il s'asphyxiait dans cette ville, parce qu'il voulait avoir prise sur la vie . . ." (A., 134) Les circonstances ont donc fait du héros roblésien un orphelin. Privé de la chaleur d'un foyer et face a une société hypocrite, i1 apparait comme un batard, sans liens solides avec 1'existence. Profondément aliéné, i1 cherche en vain a laisser sa marque dans un monde ofi il est sans racines. Comme Oreste, comme Hugo, comme Mathieu Delarue, 1e héros roblésien a "besoin de se sentir peser, de con- quérir une densité." "Conquérir cette sorte de poids," dit Francis Jeanson, "c'est . . . passer a l'age d'homme: 16 o I K o l 4 briser avec la legereté innocente de la jeunesse . . ." Et quand il a une fois conquis cette densité, puis 1'a perdue comme Maurer, i1 en garde a jamais 1a nostalgie. 2. Les facteurs économiques Jeune et orphelin 1e héros roblésien est, de plus, d'origine modeste et méme souvent pauvre. Miguel, Valerio, Maurer sont pauvres et ils doivent vivre a la force du poignet, Miguel a grandi dans la misére. I1 a été élevé par une vieille femme dont la mort évoque pour lui désormais tout un passé vécu dans une pauvreté "désespérée." "La vieille qui l'avait élevé était morte, et avec elle était morte toute une partie de son adolescence pauvre et désespérée . . ." (A., 115) Le médecin Valerio est pauvre et vit entouré de gens pauvres sur cette terre de Sardaigne. Par compassion i1 "ne fait pas payer les trois-quarts de ses consultations." (Cs., 186) Enfance paysanne et pauvre aussi pour Georges Maurer qui a été élevé par sa grand-mere dans un vieux village ardéchois "grace a la pension que lui versait son gendre." (C., 46) En outre, Maurer est trés conscient de ses origines ouvriéres et i1 n'a pas oublié les réunions politiques auxquelles i1 assistait avec son pére "quand i1 avait sept ou huit ans." 11 se souvient de l'orateur qui "disait des choses incompréhensibles pour [lui] sous une banderole rouge a inscription blanche qui exhortait les travailleurs de tous les pays a s'unir." 4Jeanson, 132. 17 (C., 173) En face du cadavre du soutier, tué sur le coup par 1'explosion qui a ravagé 1e cargo grec sur lequel Maurer se trouve temporairement, celui-ci’ réfléchit qu'"il avait tr0p profondément connu 1a condition ouvriere5 pour ne pas éprouver jusqu'aux larmes l'horreur de cette fin, de cet écrasement de béte dans un troul" (C., 172) 3. Les facteurs ethniques L'origine ethnique des héros roblésiens est claire- ment définie. Ils sont pour la plupart de souche méditer- ranéenne. Ainsi Valerio est italien d'origine milanaise. Longereau est un Francais d'Algérie. Quant a Ricardo, Macias et Montserrat, ils sont tous trois eSpagnols. a. Le milieu En outre, ce sont les pays méditerranéens ou latins surtout qui servent de cadre aux héros roblésiens. Robles, lui-méme un Méditerranéen,6 fait évoluer ses héros en Espagne, en Italie, en Sardaigne, en Algérie et dans les pays d'Amérique latine tels que 1e Vénézuéla et la Mexique. 5 Le fait que souvent les héros roblésiens appartien- nent a une classe sociale défavorisée, ne doit pas nous surprendre outre mesure puisque l'auteur lui-méme vient d'un milieu ouvrier et que le facteur autobiographique est sensible tout au long de son oeuvre. "Dans ce monde de macons, durs a la peine, la vie pratique multipliait les difficultés. Tout devenait problems: 1e repas quotidien comme 1'achat d'une paire de chaussures," dira-t-il dans son premier "Entretien" avec Jean-Louis Depierris (Paris: Editions su Seuil, 1967), 21. 6Emmanuel Robles est né a Oran de pére andalou et de mere 1yonnaise. 18 Parlant des racines méditerranéennes du héros roblésien, Fanny Landi-Benos remarque que "[c'est] surtout dans les pays méditerranéens qu'il [fait] évoluer ses héros: ESpagne, Italie, Corse, Alger, Oran ou alors les régions sud—américaines [qu'il a visitées] . . . et qui sont de peuplement espagnol . . ."7 Ainsi Valerio (Cela‘s‘appelle l'aurore), exerce la médecine en Sardaigne dans la localité de Salina-Bianca. Les vicissitudes de la guerre ont mené Longereau (Lg_vésuve), sur le front de Naples. C'est a Naples en 1944 que le lieutenant Longereau se trouve en permission de convalescence. Ricardo, 1e héros de Federica, passe d'ESpagne a Alger et d'Alger a Oran puis de nouveau a Alger ofi i1 trouvera la mort. Macias ("La Forteresse"), est prisonnier des franquistes en Espagne. Une forteresse sinistre perchée sur un éperon rocheux quelque part en Espagne, sert de toile de fond au condamné a mort Macias et a ses compagnons d'infortune qui émergent au petit matin de leurs pourris- soirs souterrains pour étre fusillés. Miguel ("L'Attentat . . ."), lui, vit en Algérie. Oran est la ville ofi a lieu l'attaque de la Banque Levasseur dont il est 1'un des artisans. Le soir du hold-up i1 va au rendez-vous fixé par les autres complices et nous savons de fagon certaine 1e local 08 se passe 1e début de 1'action Fanny Landi-Benos, "Robles 1e Méditerranéen," Simoun, XIX (1955), 12-13. 19 parce que l'auteur mentionne certains quartiers d'Oran tels que 1e quartier de la Marine, 1a place de la Perle et la cathédrale Saint-Louis. Barcelone est la ville de Catalogne ou se déroule l'histoire de "L'Hiver est doux a Barcelone." Le héros de cette nouvelle, Sacal, récemment libéré d'un camp d'interne- ment fasciste pour raison de santé, préfere se suicider plut6t que de révéler a Manuela que son mari Marcial, son frére d'armes, est mort. Nice sert de décor au roman Lg_ Remontée d3 fleuve, dont 1e héros Gersaint, un intellectuel désaxé, obsédé par la mort, n'est pas sans offrir quelques ressemblances avec 1e personnage de Sandro de Cela s'appelle l'aurore, obsédé jusqu'a la folie par la mort de sa femme Magda. Le Francais Georges Maurer vogue entre Cannes et Palerme sur un yacht de luxe tandis que la Bordelais Pierre Mayen, 1e héros des Couteaux, ancien combattant de 14-18, est représentant de machines a coudre a Villahermosa, 1a capitale du Tabasco, au Mexique. L'action se passe a l'époque du fameux dictateur iconoclaste, Tomas Garrido Canabal, avant 1a deuxieme guerre mondiale. Si 1'Amérique centrale sert de toile de fond au roman Les Couteaux, c'est en Amérique du Sud que se déroule 1e drame de Montserrat. Le héros de cette piece, Montserrat, est lieutenant dans l'armée de colonisation espagnole au Vénézuéla en 1812, époque de la répression eSpagnole survenue aprés 1a défaite et la capture du chef vénézuélien Miranda. 20 b. Influence du milieu sur 1e caractére du héros Les pays méditerranéens ou d'Amérique latine servent donc de cadre aux romans de Roblés qui, pour chacun d'eux, en determine de local avec précision et pittoresque. Or ce cadre méditerranéen ou les contrastes entre l'ombre et la lumiere sont plus accusés qu'ailleurs a cause de l'intensité du soleil, exerce une profonde influence sur les héros roblésiens qui en sont issus. Il fait d'eux des étres entiers, passionnés de vie, vivant intensément hans 1e moment présent. Ce sont des héros qui s'engagent jusqu'a 1a chair dans ce qu'ils entreprennent, mais aussi des étres lucides qui ne craignent pas de regarder la mort en face, de l'affronter héroiquement 1e moment venu, "hors de tout absolu surnaturel,"8 sachant qu'elle est sans appel. Et la vie, aux yeux du héros roblésien mfiri par l'expérience, ne revét un si grand prix que parce qu'elle est limitée par la mort qui peut 1'anéantir d'un moment a l'autre sans espoir de survie: "En fin de compte," dit Doubrovsky, "la mort n'est pas ce qui dépouille la vie de tout son charme, c'est 9 ce qui donne a la vie son sens." Car pour les héros de Robles, comme pour ceux de Malraux et d'Hemingway, “1a fatalité de la mort conditionne toute leur existence et leur fait choisir un style de vie qui engage jusqu'au sang."10 Depierris, 155. 9 Serge Doubrovsky,"Sartre and Camus: A Study in Incarceration," Yale French Studies, XXV (1960), 89. 10 Depierris, 84. 21 Ainsi "1e choix du cadre détermine 1e caractére 11 qui semblent avoir hérité de leur cré- des personnages" ateur des traits proprement ibériques: fierté et sens de l'honneur que 1'on trouve chez des héros tels que Valerio, Montserrat, Longereau, Maurer, Macias et Ricardo; ardeur a vivre, désir de bonheur et de joies terrestres que 1'on remarque tout particuliérement chez Valerio et Longereau. Ce sont des étres prompts a venger 1'offense tels que Smail des Hauteurs d3 12.XillE.QUi n'a de cesse qu'il n'ait tué son Oppresseur Alvaro, "un négrier" moderne, a la solde des Allemands en Algérie pendant la deuxieme guerre mondiale. Ils sont fideles a leurs amis, fanatiquement, comme Montserrat qui, forcé de choisir entre la mort de six otages innocents ou celle de Bolivar, chef de la révolu- tion vénézuélienne, qu'il admire, demeurera fanatiquement fidéle a son ami malgré les pires tortures morales. Georges Maurer, lui aussi, se montre d'une fidélité a toute épreuve envers ses amis puisqu'il se sacrifie pour sauver l'épave d'un cargo grec afin que ses camarades d'équipage qui sont pauvres puissent en retirer un peu d'argent. De plus, tels Longereau, Maurer, Montserrat et Miguel, ils ont 1e gofit de la fraternité virile, celle-la méme qui a tant séduit un Malraux, un Saint-Exupéry, un Hemingway. Mais 1e trait de caractére 1e plus frappant 11 Landi-Benos, "Robles 1e Méditerranéen," 13. 22 peut-étre du héros roblésien, c'est son désir de bonheur: "La vie parait bonne [au Méditerranéen] et 11 ne 1a sépare donc point du bonheur. Elle est cette félicité dans la lumiére et la chaleur du cie1--mais i1 sent qu'elle n'est cela que par une sorte de défi . . . ,"12 défi a la mort qui 1e guette et doit, tat ou tard, lui ravir ce bonheur fragile. Le regard lucide que le héros roblésien jette sur son destin d'homme mortel fait naitre en lui, "une forme particuliére du désespoir, sensuelle et passionnée . . . que 13 Car, en définitive, 1'on retrouve dans Noces de Camus." ce qui compte pour la héros roblésien, c'est son amour de la vie, c'est son désir d'arracher tout son suc a l'instant qui passe, de ressentir "un de ces sentiments foudroyants comme 1e sont 1a vengeance, l'ambition ou l'amour et qui porte l'ame a sa pointe la plus extreme."14 Ainsi 1e lieutenant permissionnaire Longereau dans Lg Vésuve ne veut pas "mourir sans avoir connu un de ces grands éblouissements de l'ame qui justifie 1e passage sur la terre." (V., 24) Tel Valerio aupres de sa maitresse Clara, 1e héros a con- science d'avoir "conquis un bonheur qui [n'est] qu'une flamme exposée a tous les souffles," mais sa fragilité méme 12 Claude de Fréminville, A propos d'Emmanuel Robles," L'Arche, IX (1945), 156. 13 Ibid., 155. 14 Depierris, 82. 23 ne peut lui faire oublier ce qui demeure pour lui une ”joie . . . pure [et] éclatante." (Cs., 40) Ainsi pour les héros roblésiens de souche méditerranéenne qui "aiment la pleine lumiere, celle qui simplifie les lignes et les met nus mais lucides en face de leur destin," "Vivre, c'est défier."15 Et ce défi lancé par "1'un d'entre eux" n'est pas sans faire écho a cette phrase de Camus dans Noces: "Je comprends que toute mon horreur de mourir tient dans 16 "A ce monde, dont pas un instant ma jalousie de vivre." i1 ne doute qu'il est un monde heureux," dit Claude de Fréminville, "1e Nord-Africain lance un défi. Il parle d'avoir prise sur ce monde, mais au meme moment, dans 1e fond de son coeur, i1 sait que cela ne durera qu'un temps . . ."17 Le héros roblésien puise cet amour de la vie dans les pays méditerranéens au moment méme 0% son regard lucide découvre la mort qu'il rejette immédiatement comme irrécon- ciliable avec son appétit de bonheur. Ainsi 1e médecin Valerio auprés de Clara sa maitresse, songeant avec angoisse a son ami Sandro dont la femme va mourir de dysenterie sans qu'il puisse rien faire pour la sauver, est saisi de révolte devant l'injustice du sort qui est fait a Sandro--qui 15 Depierris, 155-156. 16 Albert Camus, "Le Vent a Djemila," Noces (Paris: Gallimard, 1947), 40. 17 "A prOpos d'Emmanuel Robles," 155- 24 pourrait aussi bien étre 1e sien:T "Clara aussi pouvait diSparaitre . . . Il 1a serra plus fort: 'Je me tuerais.'" (Cs., 82) Une révolte bien plus sérieuse contre la mort s'empare de Gersaint, 1e héros de La Remontée d2 fleuve, qui est, lui aussi, préoccupé et méme obsédé par la mort, depuis qu'il a ramené 1e corps disloqué d'un étudiant tué dans un accident. Cette obsession qui borde 1a folie l'amene a tirer sur un inconnu dans la nuit de Nice--geste de pure révolte contre un ordre spirituel jusque-la reapecté. C. La hantise de la mort Ainsi 1e portrait composite dont nous avons dégagé jusqu'ici 1a jeunesse, 1e manque de liens familiaux normaux, 1a pauvreté et les origines méditerranéennes, s'enrichit d'un autre trait d'un intérét capital: 1a hantise de la mort. Comme 1e remarque Robles dans Entretiensp; . ., une des caractéristiques de l'homme roblésien, c'est "une grande familiarité avec la mort . . . Il s'en préoccupe davantage peut-étre que bien d'autres hommes."18 Cette familiarité avec la mort, voire cette hantise de la mort, plus marquée peut-étre chez 1e méditerranéen, peuvent prendre d'ailleurs de différents visages. Il s'agit parfois d'une mort brutale au combat qui risque de détruire brusquement 1e réve de bonheur du héros roblésien, comme c'est 1e cas pour Longereau s'il retourne au front du Mont-Cassin. Souvent aussi 1e ch6mage et la routine exercent 18 Depierris, 165. 25 sur notre personnage une influence paralysante puisqu'ils 1e forcent a vivre en vase clos. Emprisonné, 1e héros apparait condamné a mourir d'une mort lente et insidieuse par asphyxie morale. Cette mort spirituelle 1e transforme malgré lui en loque humaine, a 1'opposé du véritable vivant. Aux yeux de Miguel, par exemple, l'uniforme et l'armée sont des symboles de l'asphyxie dont i1 se sent menacé et a la- quelle i1 cherche a échapper en s'enfuyant en Amérique du Sud. C'est 1e cas, également, de Ricardo qui ne songe qu'a s'évader de la ville ou i1 s'enlise spirituellement. "Ce qui comptait,c'était d'échapper a cet enlisement immédiat, de fuir loin, de ne plus se sentir humilié . . ." (F., 26) Quant a Maurer, 1e yacht de luxe a herd duquel i1 travaille comme guide-interprete, représente a ses yeux aussi une sorte de prison ofi i1 s'avilit spirituellement. Ce bateau accentue son isolement car i1 y est en butte aux railleries des riches passagers qui l'ont engagé a leur service, et au mépris des membres de l'équipage alors méme qu'il est tra- vaillé d'un profond besoin de fraternité. De la méme maniére, le cadre insulaire et restreint de la Sardaigne ou Valerio exerce son métier de médecin contraint ce dernier a un enlisement mortel qu'il cherche a fuir. Pour 1e républicain Macias menace de mort violente par les franquistes, 1e cachot constitue déja une mort par asphyxie morale et phy- sique qu'éclaire faiblement 1‘espoir de pouvoir s'évader. Le héros roblésien n'accepte donc pas de mourir a petit feu puisque 1e bonheur pour lui, c'est de vivre intensément. 26 De plus, les conventions sociales brident 1e héros roblésien et le forcent a réprimer ce qu'il y a de meilleur en lui. Elles 1e contraignent a mener une vie médiocre qui 1'accab1e, jusqu'au jour on son besoin de bonheur l'em- porte sur ses craintes et 1e mene a la révolte. Ainsi 1e médecin Valerio, flanqué d'une petite femme insignifiante encore sous la coupe d'un pere autoritaire, perd gout a la vie jusqu'au jour ou i1 fait 1a connaissance de Clara qui deviendra sa maitresse. Et c'est aupres d'elle qu'il puise les forces nécessaires pour poursuivre sa tache ingrate de médecin au sein d'une pOpulation insulaire pauvre. Or l'annonce du retour prochain d'Angela ne fait que renforcer son amour pour Clara. Pris au piege d'une société qui lui préche 1a résignation et le conformisme, i1 refuse de se résigner a cette forme de mort qu'est une vie médiOcre asphyxiante avec son épouse et use de toute son ingéniosité pour préserver sa liaison avec Clara. Manuela dans "L'Hiver est doux a Barcelone" se refuse a croire que son mari, prisonnier des forces fran- quistes, est mort. Elle rejette loin d'elle toute idée de mort qui ferait d'elle une mort-vivante puisqu'elle se résignerait a la perte de son amour, sa seule raison de vivre. En apprenant qu'un homme récemment libéré a dfi connaitre son mari en prison, elle est galvanisée par cette nouvelle: "Un espoir vivant remuait en elle. Comme elle avait eu raison contre tous ceux qui lui conseillaient 1a 27 resignation avec leurs horribles voix ronronnantes de veil- 1eurs de morts." (H., 153) Et Longereau, se sentant menacé par la mort brutale s'il remonte en ligne, resume peut-étre mieux que tout autre héros roblésien, cette hantise de la mort du méditer- ranéen qui ne fait qu'accroitre son amour de la vie: "Je savais bien que je n'acceptais pas de mourir. Je veux dire de mourir sans avoir connu un de ces grands éblouissements de l'ame qui justifie 1e passage sur la terre!" (V., 24) C'est ce meme appétit de bonheur face an tragique de la condition humaine qui faisait dire a Camus: "Pas 19 d'amour de vivre sans désespoir de vivre," et permettait a Georges-Albert Astre d'affirmer en parlant des héros de Robles: En authentiques Méditerranéens, les "héros" de cet univers savent dés leur adolescence quelle sera 1a récompense du regard lucide qu'ils jettent constam- ment sur la mort--une mort en attente sous l'éclat du soleil; et qu'ils lui devront tat ou tard leurs joies les plus intenses. Ce n'est pas par gofit du "pittoresque" que l'aventure de Serge Longereau se situe a Naples en 1944; c'est parce que Serge dit: "J'avais compris que je ressemblais a cette ville et que tant d'ardeur a vivre était faite aussi de désespoir." Ardeur a vivre, désespoir: 1'une se nourrit de l'autre, comme il est évident pour.tout véritable 'vivant né sur les rivages ibériques, algériens, iEaIiens ou hellénesl . . .20 19 Albert Camus, "Amour de vivre," L'Envers §E_ l'endroit (Paris: Gallimard, 1958), 113. 20 Georges-Albert Astre, "Emmanuel Robles, romancier par exigence," Livres dg_France (février 1965), l. 28 Et Emmanuel Robles dans Entretiens .‘.'. parle de Naples en 1944 en ces termes: "C'était une ville déroutante, dévorée par tous les maux, 1e désespoir, 1a guerre, l'occu- pation et qui, cependant, éclatait de vigueur, d'ardeur a vivrel . . ."21 Si la mort parait bien constituer l'adversaire le plus redoutable et 1e plus obsédant pour les héros méditer- ranéens de Robles avides de bonheur, elle s'est comme implantée dans leur vie. En qualité de soldat, de docteur, ils sont constamment en contact avec elle. Officier, médecin militaire, simple soldat, tous ou presque tous, ont fait connaissance avec elle, tel Fabrice del Dongo, sur le champ de bataille. La guerre les a obligés a tuer ou du moins a fait d'eux des témoins horrifiés de ses cruautés. Parfois meme ils ont failli étre tués, tel Longereau qui a été griévement blessé par une mine, ou bien ont été faits prisonniers et ont éprouvé l'attente angoissée du condamné a mort, comme Macias. La mort qu'ils ont frélée les a laissés obsédés et angoissés. Ainsi Serge Longereau est hanté par la mort a laquelle i1 vient d'échapper sur le front de Cassino. Il est obsédé par le souvenir de son réveil a l'h6pita1 et se souvient de l'angoissante "sensation d'émergence" qu'il éprouvait alors, comme s'il sortait d'une "petite mort." Il remarque que "jusque'la" i1 s'était fait de la mort 21 Depierris, 79. 29 "une conception plutét intellectuelle, alors qu'a présent" elle était "intimement liée a [sa] chair, a [ses] os, aux chocs de [son] sang . . ." (V., 24) Désormais i1 se sent vulnérable et la cicatrice de sa blessure en forme de "cimeterre . . . a la garde compliquée" semble 1a griffe méme de la mort implantée dans sa propre chair. Robles lui-meme qui a été correSpondant de guerre a échappe a cinq accidents d'avion et a compris alors, tel Garine, 1e héros des Conquérants, que "la mort n'était pas un événe- ment qui concernait seulement les autres, mais [qu'il 1a portait aussi en luil."22 Serge Longereau est donc dominé par la peur de retourner au front et d'y affronter de nouveau la mort. Comme tous ceux qui sortent de l'h6pita1, il est saisi d'une "eSpece d'inappétence" car i1 se recon- nait "comme ces bestiaires qui a leur premiere blessure grave dans l'aréne ne retrouvent plus leur ancien courage et avancent désormais a la rencontre du fauve l'ame en déroute et 1e ventre contracté . . ." (V.,12) Le médecin Valerio qui a fait les campagnes de Cyrénaique et a été affecté en 1942 a 1'h6pita1 militaire de Cagliari en Sardaigne a été lui aussi profondément marqué par la guerre, Parfois un souvenir de guerre, telle cette "soirée de vent et d'angoisse" a Tobrouk en 1942, "lui [revient] a la mémoire," suscité par la tempéte ambiante. 22 Denise Bourdet, "Emmanuel Robles," Visages d'aujourd'hui (Paris: Plon, 1960), 114-115. 30 11 se souvient alors des "tentes secouées par la tempéte de sable et [du] grondement lointain, poignant des tanks allemands qui s'enfuyaient." (Cs., 13) Car Valerio est encore obsédé par les cris de souffrance entendus lors des bombardements de la Tripolitaine et i1 ne cesse de se demander la raison "de toute cette souffrance [et] de toute cette horreur." (Cs., 187) On 1e sent beaucoup plus poreux a la douleur des autres que sa femme et son beau- pére dont i1 se sent séparé par sa connaissance directe des horreurs de la guerre. Parfois aussi son esprit tour- menté est hanté par la guerre de Corée qui menace et risque de compromettre son bonheur avec Clara dont, pourtant, i1 ne veut pas se séparer, "méme s'il y a la guerre." (Cs., 39) Comme médecin il est tres conscient du caractére irrémé- diable de la mort et de l'impuissance de l'homme a sauver ceux qui tombent dans ses filets. Le médecin Valerio a beau lutter contre elle, tel 1e docteur Rieux dans Ea Pests, i1 sait que "rien [n'est]. . . définitivement gagné" (Cs., 82) et que la mort peur surgir d'un moment a l'autre, telle une muraille compacte, sans faille. Il n'y a donc pas de victoire définitive sur la mort pas plus qu'il n'y en avait sur la peste de Camus. Et parce qu'il est impuissant a arracher a la mort ceux dont la vie ne tient plus qu'a un fil, il a l'impression de se dérober lSchement a sa tache de médecin, d'abandonner a un adversaire autre- ment plus puissant que lui, ces vies qu'il voulait sauver. 31 Et pourtant Valerio, comme Rieux,23 a compris que c'est "son métier de se battre contre la mort, meme pour rien, meme sans espoir, jusqu'au dernier battement du coeur." (Cs., 159) A l'impuissance du médecin Valerio devant la mort an fait écho une autre, celle du détenu politique Macias dans "La Forteresse" qui crie sa révolte contre une mort injuste, celle de son meilleur ami qui va étre passé par les armes: Toute la vie de Manuel était concentrée dans ses yeux, ouverts sur cette lumiere eternellement neuve qui ruisselait par les mille crevaces du ciel. Macias imagina ces yeux remplis de terre et, avec horreur, prit conscience de son impuissance. C' était a crier. Personne n 'était mort depuis des millions de siecles. Seul, Manuel allait mourir et Macias dut se débattre, résister de toute sa volonté contre cette poussée de folie qu 'il avait déja ressentie 1e soir de Talavera. (Fo., 44) Georges Maurer, tout en ayant 1a nostalgie de la fraternité virile connue pendant la campagne d'Italie, a gardé comme Longereau, mais a un degré encore plus aigu ’ que ce dernier, l'horreur de la guerre dont il a éte a la fois spectateur, témoin et participant. "Ce sont, 1'un comme l'autre, Georges surtout, des guerriers désaffectés, 23 "Rieux incarne la resistance au ma1,dans ce qu 'elle a de plus modeste--il avoue que la peste est pour lui 'une interminable défaite' --et de plus efficace--on ne saurait mieux faire en cas d' épidémie que d' aider les hommes a guérir . . . Son combat dépourvu de tout roman- tisme se situe délibérément au niveau du plus quotidien: 1e métier, 1e geste immédiatement utile, 1a patience de vivre sans eSpoir, de reprendre toujours la lutte et de sauver au jour le jour ce qui peut l'étre." (Jean-Claude Brisville, Camus, Paris: Gallimard, 1959, 61. ) 32 des hommes qui ont gardé l'horreur et la nostalgie de la guerre, des hommes déchirés."24 Et parce qu'il a d0 prendre part a des combats et a été forcé de tuer, Georges Maurer qui est de la race des "meurtriers délicats" dont parle Camus dans L'Homme révolté,25 se sent coupable. Il est hanté par la mort qu'il a infligée tout autant que par celle a laquelle il a assisté en témoin. "Cet ancien combattant de l'armée de Montsabert . . . reste 'trauma- tisé' par la violence dont il a été spectateur et acteur . . ."26 Et Maurer frémit a la pensée que "[ses] mains sont celles d'un tueur . . ." et qu'il est "responsable de cette bouillie de chair humaine." (C., 21-22) Il éprouve donc 1e sentiment de s'étre dégradé a la guerre, comme son ancien frere d'armes Longereau. Montserrat, un des lieutenants du capitaine général espagnol Monteverde, est lui aussi obsédé par la mort, la guerre et toutes les atrocités que l'armée espagnole a perpétrées au nom du roi et de l'Eglise sur une population sans défense. I1 a assisté ou participé a tant d'horreurs destinées a briser la resistance du peuple vénézuélienv qu'il ne peut plus se contenir et fait part au chapelain, 1e Pére Coronil, de l'obsession qui l'étouffe: 24 Etienne Lalou, "La Mort en mer," L'Express (18-24 mars 1968). 25 (Paris: Gallimard, 1951). 26 Luc Estang, "La Croisiére," Le Figaro Littéraire (18-24 mars 1968). 33 Je ne parviens plus a me contenir. J'étouffe depuis que je suis ici. Vous, mon Pére, n'étes-vous point révolté par ces persecutions, ces massacres, ces pillages, ces violences? Vous qui approuvez cette levee de tout notre peuple en ESpagne contre les mercenaires de Bonaparte, comment pouvez-vous condamner ces hommes qui, sur leur propre sol, veulent se battre pour étre libres et vivre comme des hommes? Avant-hier, encore, des soldats du bataillon d'Alora ont voulu enlever des jeunes filles indigénes au village de Totulas. Ils se sont heurtés a la résistance de toute la population qu'ils ont attaquée sauvagement et dont ils ont incendié les chaumieres . . . (M., 22) Plus tard, Montserrat, lui-meme condamné a mort pour avoir facilité, au péril de sa vie,l'évasion du chef de la révo- lution vénézuélienne, Bolivar, est forcé d'endosser le r61e de bourreau qu'il abomine, en laissant fusiller six otages innocents, précisément pour que son ami Bolivar ait la vie sauve. Le dialogue qui met aux prises Montserrat et son bourreau Izquierdo, venu lui annoncer l'ignoble torture qu'il lui réserve, fait ressortir 1'extréme ré- pulsion du héros roblésien pour tout acte d'atrocité qui nie 1a personne humaine. Montserrat en apprenant que six otages innocents vont étre fusillés si "dans une heure . . i1 n'a pas dénoncé 1'endroit précis on se cache Bolivar" demeure "atterré" et ne peut que murmurer: "C'est impos- sible! Izquierdol C'est inhumain." (M., 38) Longereau, Valerio, Maurer, Montserrat, ont en commun avec Macias une certaine hantise de la mort qui s'inscrit pour chaque héros dans un cadre différent et se colore des nuances diverses de sa sensibilite. Car chacun d'eux envisage la mort d'un point de vue qui lui est 34 propre. Ainsi, 1e lieutenant permissionnaire Longereau a failli mourir en sautant sur une mine et garde de cette expérience terrifiante un immense besoin d'oublier les horreurs de la guerre dans un grand amour. Le médecin Valerio, lui, s'il est habitué a voir mourir, est toujours aussi révolté par l'injustice d'une mort qui frappe au hasard. L'ancien combattant Maurer a honte d'avoir tué tout en ayant 1a nostalgie de la fraternité virile qu'il a vécue. Quant a Montserrat, i1 surmonte sa peur de mourir et son horreur a la pensée de devoir sacrifier des otages innocents dans un don total de lui-meme a une juste cause. Le condamné a mort Macias a l'esprit hanté par une mort qui se rapproche de minute en minute. Il a l'impression qu'"un engin terrible a été placé dans son cachot," engin qui est "prét a exploser" et "a le pulveriser." (Fo., 12) Et cette hantise de la mort n'implique pas seulement chez le condamné a mort 1a conscience du néant qui suivra sa mort mais celle de la vie qu'il va perdre et a laquelle i1 s'attache d'autant plus. Cette obsession de la mort prend un relief particuliérement saisissant lorsque Macias entend soudain avec horreur "les chocs insolites" provoqués par ceux qu'on fusille dans le fossé derriére 1e mur ou i1 s'appuie: "De Nouveau, les chocs retentirent assourdis mais rapides, rapprochés, comme 1e bruit saccadé d'un marteau-pneumatique qui tenterait de percer 1a muraille . . ." (Fo., 20)--situation qui rapelle l'image de la con- dition humaine de Pascal et de Malraux. 35 La hantise de la mort n'apparait que d'une fagon passagére chez un héros comme Ricardo. Elle n'en demeure pas moins en profondeur et elle revient a la surface dans certaines situations particuliérement angoissantes. Ricardo est trOp jeune pour avoir participé aux combats de 1936 mais son enfance a été bouleversée par la guerre d'Espagne. C'est a la faveur d'un moment d'angoisse suscité en pleine mer par les menaces et la tentative de viol de son embaucheur Marcos qu'il se remémore soudain des scenes de destruction et de mort a Barcelone. I1 revoit en imagination "sa mere en larmes, 1e corps déchi- queté de Jacinto Maja, son oncle, sur les pavés de la via Layetana, les cargos en feu dans 1e port at leur haut panache de flammes et de fusées crépitantes . . ." (F., 52) Ainsi la hantise de la mort du héros roblésien-- considérée du point de vue du Méditerranéen qui 1a hait parce qu'elle s'Oppose a son désir de bonheur, ou du point de vue du médecin, du soldat traumatisé par la guerre-- constitue un trait essentiel du portrait de notre héros puisqu'il contribue a l'approfondir en lui ajoutant un élément tragique. Car 1e héros roblésien "sait," comme les Espagnols dont parle Hemingway, "que la mort est l'inévitable réalité, la seule chose dont un homme puisse "27 étre sfir, 1a seule certitude . "Et tous professent 27 Depierris, 59. 36 1a méme horreur de la mort," de cette "mort en attente sous l'éclat du soleil,"28 précisément parce qu'ils ont un immense appétit de vie. "Cette appréhension de la mort montre a quel point la vie leur parait précieuse, cette vie qui risque d'étre perdue a tout instant, cette vie aprés laquelle, pensent-ils, il n'y a plus rienl"29 D. La solitude du héros Un autre trait commun aux héros roblésiens, c'est la solitude qui marque 1e héros au départ. La solitude constitue pour lui une sorte de mur qui l'isole des autres et la plonge dans un état de repliement sur soi stérile qui 1e fige momentanément dans l'inaction. Il prend soudain conscience de cette solitude a la suite de circonstances fortuites traumatisantes telles que le fait d'avoir échappé de justesse a la mort ou au contraire en prenant volontaire- ment une décision qui 1'oppose aux conventions sociales et a la routine. Dans ce dernier cas, il est malheureux parce qu'il se sent incompris de son entourage. De toute facon i1 éprouve avec acuité 1e fait d'étre un individu different des autres hommes, unique au monde. Tel 1e rescapé Longereau, a son réveil a l'h6pital, il est "fasciné" par cet autre lui-meme qui 1e regarde dans le miroir de ses yeux "trou- blants et comme attristés par quelque découverte definitive." (V., 24) Et si son visage l'intrigue a ce point, c'est 28 Astre, "Emmanuel Robles, romancier . . .," 1. 29 Landi-Benos, "Robles 1e Méditerranéen," 14. 37 qu'il ne colle pas avec son moi profond, amoureux de la vie, qu'il lui est étranger, tout comme 1e héros roblésien est étranger a autrui dont il est séparé par une mer d'incompréhension. Livré a lui-meme, prompt a s'apitoyer sur son sort, il est en proie aux doutes, a la peur devant 1'action qui s'impose a lui ou par laquelle il cherche a s'aveugler en revendiquant son droit au bonheur. Car dans sa solitude i1 semble tres conscient de son individualité prOpre et du fait que la vie 1'a frustré jusqu'ici du bon- heur qu'il mérite. Aprés l'espéce de libération qui s'est opérée en lui sous 1e coup de la guerre ou d'une décision brutale qui rompt avec la monotonie des habitudes toutes faites, i1 apparait libre, mais d'une liberté flottante qui a du mal a se fixer dans un acte qui engagerait tout son étre. Par 1a solitude, 1e héros roblésien sort donc de la masse anonyme, s'affirme en s'opposant. Car il est 1e seul a oser, a ne pas accepter les mensonges et les comedies dont vivent les hommes et a se révolter contre les prétendues valeurs qui justifient 1e croupissement des hommes. Reniant les pharisaismes, le héros doit vivre désormais sans nul recours, et donner un sens a sa vie. I1 s'agit pour lui de faire quelque chose dans sa solitude, de s'inventer un destin, mais i1 n'apparait pas encore tout a fait prét a assumer cette lourde charge. 11 hésite encore au moment de s'engager en entier dans une action definitive. 38 A sa sortie de l'h8pita1, a Naples, en février 1944, Serge Longereau se trouve seul avec sa blessure-- "cette douleur fatiguée qui [lui] prenait tout 1e flanc gauche." (V., 10-11) 11 sait que tat ou tard il sera tué. I1 s'insurge sourdement d'abord contre un tel état de choses. Au lieu de regarder la vérité en face, i1 cherche a la fuir en s’isolant des autres dans un amour égoiste avec une jeune Milanaise, Silvia, pour laquelle i1 brfile d'une passion exclusive. "[Il est] la a espérer Silvia, c'est-a-dire a espérer en son ame une certitude éblouis- sante qui [1e] rassure sur sa présence en ce monde." (V., 58) 11 a l'impression d'avancer "sur une voie soli- taire et toute étincelante 1e long de laquelle court 1e sourire de Silvia, une voie qui doit conduire a quelque contrée secrete de la beauté, de la passion, de la ten- dresse . . .". (V., 52) La solitude est également 1e lot de Miguel qui rumine depuis plusieurs mois déja son projet d'attentat de la Banque Levasseur, 1a banque méme qu'il a quittée pour faire son service militaire. Il s'appréte en effet a couper les liens qui 1e retiennent prisonnier de la routine --1'armée, la banque, sa maitresse Lydia--en se dépouillant symboliquement de son uniforme militaire. Il est seul puisqu'il se méfie de son entourage immédiat--maitresse et supérieurs. Il va en effet prendre sa revanche sur eux en participant au hold-up de son ancienne banque, 39 symbole d'une puissance financiere qui l'écrase mais que la société honore comme un maitre légitime. Par ailleurs, i1 n'a pas encore gagné 1a confiance de ses complices. Certains d'entre eux, méme, lui reprochent ouvertement son égoisme. Alors qu'ils veulent utiliser leur part du butin pour secourir des anciens combattants et des mutilés de la guerre civile espagnole, ils ne peuvent comprendre 1e motif qui pousse leur camarade a garder pour lui 1a part du butin qui doit lui revenir aprés l'attentat. Or Miguel est mfi par sa fierté de jeune homme pauvre bien p1ut6t que par l'égoisme. Comme i1 ne se résigne pas a son sort d'inférieur, a un de "ces destins qui se diluaient rapide- ment dans l'immobile ardeur des jours," (A., 82) i1 voit dans cet argent 1e moyen de rompre avec la routine. Incompris de ses complices et en révolte contre une société injuste Miguel se trouve donc seul. Le médecin Valerio est, lui aussi, trés seul. Avant de rencontrer Clara, la femme de sa vie, i1 ne peut se confier a personne puisque sa jeune femme Angela ne 1e comprend pas et vient d'ailleurs de le quitter temporaire- ment pour raison de santé. Il porte donc seul 1e poids de la souffrance humaine avec laquelle il est en contact quotidien. I1 sait que nul secours ne peut lui venir des classes dirigeantes, d'une société de maitres et d'esclaves ou triomphent les conventions et l'hypocrisie et ou domine la peur. Et pourtant, i1 ne se sent pas résigné; il a soif de comprehension et de tendresse dans un monde inhumain. 40 Comme Longereau, Miguel et Valerio, Montserrat n'échappe pas aux affres de la solitude. Il est seul avec sa révolte puisqu'il se dissocie de son entourage--1'Etat- Major espagnol qui se fait l'Oppresseur d'une pOpulation sans défense, et le Pére Coronil qui, aveuglé par son fanatisme, pense qu‘en mettant a mort des paiens on immole 1e Démon: "Comment ne comprends-tn pas, lui déclare celui- ci, que dans ces charniers, dans ces incendies, c'est l'esprit meme du Malin qui est frappé, brfilé, affaibli?" (M., 24) Il est donc séparé de ses fréres d'armes puis- qu'il a facilité la fuite de leur ennemi Bolivar et qu'il a été condamné a mort pour trahison. Outre cette condamna- tion, le héros est soumis a une torture inouie dont le but est de 1e faire passer pour un meurtrier aux yeux du peuple vénézuélien Opprimé dont il soutient héroiquement 1a cause. Si, en effet, les sept otages vénézuéliens rassemblés autour de lui par 1e bourreau Izquierdo, s'avouent impuissants en une heure a faire révéler a Montserrat la cachette de Bolivar, ils paieront de leur vie. Ainsi, méme en prenant fait et cause pour les Vénézuéliens, notre personnage est bien seul face a cette poignée d'otages dont la plupart ne songent qu'a sauver leur peau. Seul un acte de foi dans la victoire de Bolivar et la resurrection de son peuple asservi 1e soutient dans sa resistance héroique. La solitude revét un aspect différent avec Georges lflaurer. Il se trouve pris, comme Montserrat, entre deux 41 groupes--1'équipage et les passagers--sans pouvoir ni étre accepté ni se confier aux uns ou aux autres. L'équipage qui l'accuse plus ou moins ouvertement de "jouer au larbin" aupres des passagers se méfie de lui et i1 se sent rejeté et incompris par les riches passagers qui 1e traitent avec morgue parce qu'il est pauvre et dépend d'eux par son contrat de guide-interpréte. Ici aussi, 1e héros se trouve dans l'impossibilité de communiquer d'une facon significative avec ceux qui 1'entourent et qui habitent son monde, 1e bateau qui vogue entre Cannes et Palerme. Macias souffre d'isolement, de solitude morale a un degré encore plus aigu que les autres, puisqu'il est lui-méme prisonnier, enfermé avec d'autres républicains comme lui dans une prison franquiste, un cachot infect. Or 1e fait que son beau-frére Juan-Miguel est officier franquiste et que Macias nourrit donc 1e trés faible espoir de se libérer grace a lui, distingue notre héros de ses compagnons d'infortune et de son ami Manuel. Devant la mort imminente, il est seul comme chacun des prisonniers, muré en lui-meme avec la passion animale de survivre, sans pouvoir, toutefois, trouver dans la compassion pour ses fréres humains un allégement a sa propre douleur. Cette méme solitude se retrouve chez Ricardo. Décu par le régime politique et hanté par la noble figure de son pére, tué dans les rangs républicains au passage de l'Ebre, Ricardo vient de rompre avec le milieu fasciste 42 cu i1 était obligé de vivre. Il vient en effet d'étre renvoyé de la Compagnie Transméditerranéenne pour avoir distribué des tracts républicains. Le voila donc en chSmage, soudain projeté hors de son milieu habituel et conformiste, complétement seul et livré a lui-meme. Sur lui pese la honte d'avoir été renvoyé et d'avoir perdu 1e poste qu'il aimait. Car i1 regrette amérement de l'avoir quitté, de n'avoir pu réaliser 1e "bel avenir" (F., 10) qu'il était en droit d'espérer apres ses études a l'Ecole de Navigation. I1 apparait inconséquent avec lui-méme, partagé entre un milieu fasciste qu'il désavoue et un métier de marin dont i1 raffole. C'est un étre a la liberté flottante qui semble avoir agi impulsivement et le regrette. Ainsi, comme nous venons de le voir, en passant en revue plusieurs héros roblésiens. 1a solitude est une caractéristique essentielle du personnage de Robles. Du fait de circonstances politiques ou sociales, il n'est pas en harmonie avec son milieu. Parce qu'il refuse de jouer 1e jeu social, 11 apparait rejeté par la majorité qui lui préche 1e conformisme. Cet état d'abandon permet au héros roblésien de prendre conscience de son existence en tant qu'individu ayant des aspirations prOpres qui 1'0pposent a autrui. Car i1 s'agit ici d'une prise de conscience égoiste de l'étre tourné vers lui-meme et donc détaché du tout dans lequel i1 était intégré. Mais au moment méme ou 43 i1 découvre son individualité propre a la suite d'un choc libérateur qui 1e place soudain en dehors de la routine, du milieu social habituel avec ses contraintes et ses préjugés, i1 se trouve du meme coup dans un état de dispo- nibilité, possesseur d'une liberté--mais d'une liberté sans emploi. A cet égard, le héros roblésien n'est pas sans rappeler 1e Roquentin de Sartre. Celui-ci prend conscience de son entiére solitude par l'intermédiaire de "la nausée." 11 se rend compte qu'il est "de trop," sans attaches avec ce monde, et saisit donc 1e caractére con- tingent de son existence. Ainsi Longereau, depuis sa sortie de l'hapital ou il a failli mourir "[n'accepte] pas de mourir . . . sans avoir connu un de ces grands éblouisse- ments de l'ame qui justifie 1e passage sur la terre." (V., 24) Et Maurer, comme cet autre héros sartrien, Mathieu Delarue, qui n'est jamais "dans le coup," voudrait lui aussi mordre a la vie de fagon a pouvoir justifier son existence qui lui semble étre donnée pour rien. Car Maurer a la nostalgie de la fraternité virile qu'il a connue sur 1e front de Naples en 1944 et "depuis [sa] démobilisation [son] existence . . . [lui semble] asservie a des taches sans justification aucune." "[Il se fait] 1'effet d'un champ de caillasse sur lequel les plus belles graines ne peuvent jamais germer . . . [Il voudrait se] persuader [qu'il] existe." "[Il souffre] de ne pas savoir du tout ce [qu'il fait dans le monde] . . ." (C., 17-18) 44 E. L'exil du héros L' écrivain d' aujourd' hui ne se presente plus comme un homme a 1' aise dans son role, qui examine de haut un probleme de détail, psychologie passionnelle ou question d' actualite, mais comme un etre dépaysé dans un monde qui n 'est pas fait pour lui. Il peint l'homme en exil sur cette terre, bien que souvent il ne lui voie pas d'autre destinée: "Tu n'es pas chez toi, intrus," dit 1e Jupiter de Sartre, "tu es dans 1e monde comme l'écharde dans la chair, comme 1e braconnier dans la forét seigneuriale . . . Rentre en toi-méme, Oreste, l'univers te donne tort et tu es un ciron dans 1'univers."30 La solitude du héros roblésien, qui provient de sa volonté de se créer un chemin loin des conformismes et sans référence métaphysique, amene ce dernier a se sentir dépaysé dans un monde qui n'est pas fait pour lui. Ainsi notre analyse de la solitude du héros nous conduit logique- ment 3 1a notion d'exil. L'exil pour 1e héros roblésien, c'est la fait d'étre obligé de vivre hors de son pays d'origine, hors de son cadre familier, loin de ses com- patriotes, de ceux qui ont 1e plus d'affinité avec lui et qui pourraient 1e mieux le comprendre. Exilé, 1e héros est donc dépaysé sur une terre et dans un domaine qui lui est étranger sur le plan géographique, sentimental, social ou sur un plan que nous appellerons métaphysique parce' qu'il transcende les données de 1'expérience et exprime 1e Inalaise fondamental de l'homme "mis a nu et affronté sans faux-fuyants a son destin dans toute sa pureté et 3 '1a 30 René-Marill Albérés, L'Homme traqué (Paris: Albin—Michel, 1953), 109. 45 condition humaine.”31 Le héros apparait alors comme un animal dénaturé qui n'accepte plus les lois du monde, les valeurs et les conventions de la société. Tout en faisant partie intégrale de la nature, du cosmos par son corps mortel, i1 s'en dissocie en refusant de se plier au jeu social. Hors nature, contre nature, 11 est condamné a n'avoir d'autre loi que la sienne. Il existe donc un manque d'harmonie entre le personnage et 1e milieu ou les circonstances l'obligent a vivre. 11 y a chez lui un décalage permanent entre ses aSpirations et ce que la vie lui offre; un désaccord, un "malentendu," comme 1e dirait Camus, avec un monde qui lui résiste, qui est incompré- hensible et qui 1e tue. L'exil du héros est donc fait de plusieurs éléments qui se colorent 1'un l'autre et que nous allons essayer de dégager en examinant plusieurs héros. Ainsi Longereau, natif de B6ne en Algérie, est exilé sur le sol italien ou 1'ont conduit les hasards de la guerre. 11 se sent souvent déchiré par la nostalgie de son pays natal. A cet exil géographique et sentimental s'en ajoute un autre d'ordre métaphysique qui provient du fait qu'il a échappé de justesse a la mort et doit remonter en lignes trés prochainement. M15 a nu en face de son destin, notre héros est a méme de réfléchir sur 1'absurdité de la vie. I1 a 1e sentiment d'étre étranger a un monde 31 René-Marill Albérés, Sartre (Paris: Editions Universitaires, 1964), 42. 46 inhumain, un monde sourd a l'angoisse de l'homme devant la mort. Face 5 un univers aveugle qui l'écrase, son orgueil d'homme s'insurge; i1 prend conscience de sa difference, de cette part de "lucidité angoissée" inherente a sa nature, qui s'Oppose a la quiétude animale. "I1 y a en lui une puissance sourde qui fait qu'il ne peut voir sa situation sans la penser, et par la-méme déja, d'une certaine maniere, 32 la nier." Car "l'homme," pour reprendre les mots mémes de Malraux, "est la seul animal qui sache qu'il doit 33 mais qui, en méme temps précisément, n'accepte mourir," pas sa condition de prisonnier et cherche a échapper a la menace de mort qui pése sur lui. I1 existe donc chez 1e héros roblésien, comme chez le héros malruvien, "quelque chose d'éternel," une "part divine" et "victorieuse," c'est "son aptitude a mettre le monde en question."34 En refusant le sentiment humiliant de son écrasement, i1 fait ressortir avec éclat 1a noblesse qui est en lui. Et cette grandeur de l'homme qui se dresse contre un monde aveugle, nul mieux que Pascal n'a su l'évoquer: "L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme 2 Joseph Hoffmann, L'Humanisme d2 Malraux (Paris: Librairie C. Klincksieck, 1963), 84. 33 André Malraux, Les Noyers d3 1'A1tenburg (Paris: Gallimard, 1948), 250. 34 Ibid., 147. 47 pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui 1e tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien."35 Cet exil métaphysique qui est le lot de tous les héros roblésiens est de beaucoup 1e plus tragique. I1 provient, comme nous l'avons vu, de la dualité méme de la nature humaine a la fois matérielle et spirituelle, et comme telle soumise aux mémes lois que celles de l'univers mais ne les acceptant pas. Cette dualité apparait dramatisée chez 1e héros roblésien: sa grande familiarité avec la mort 1e rendant plus sensible a l'angoisse de sa condition d'homme mortel assoiffé d'absolu--amour ou liberté absolue. Longereau réve "d'une passion brfllante," "d'une joie immense" qu'il mérite "avant de retourner au front," sans commune mesure avec les joies ordinaires. 11 a la nostalgie "d'un mystére essentiel, d'un ravissement sans fin, d'une ferveur surhumaine." (V., 75) Or cette exigence de bonheur, et de bonheur absolu chez Longereau, se heurte aux réalités imparfaites d'une ville de garnison ou les permissionnaires se con- tentent d'amours de passage. Méme son meilleur ami Joe Cohen n'arrive pas a comprendre pourquoi son camarade s'entéte a ne vouloir aimer qu'une seule femme alors qu'"il 35 Léon Brunschvicg,'PenséeS'§g Blaise Pascal (Paris: Hachette, 1904), II, 261-262. 48 [en] existe des milliers" et 11 se demands si Longereau "[est] . . . de ceux qui n'attendent 1e bonheur que d'une seule d'entre elles." (V., 48) Chez Miguel né a Alger de pére espagnol, et en contact a Alger méme avec des vétérans de la guerre civile, ses complices dans l'attentat projeté, on ne sent aucune nostalgie de l'Espagne, mais i1 éprouve lui aussi comme Longereau, un besoin d'absolu--d'une liberté surhumaine qui va a 1'encontre de sa situation présente humiliante de soldat enrégimenté malgré lui dans "une formation de tirailleurs." (A., 83) Et c'est en vue d'obtenir l'argent nécessaire, pense-t—il, pour atteindre a cette liberté, symbolisée par 1e voyage en mer, qu'il a accepté de parti- ciper a l'attentat. Il refuse de se conformer au code social et s'appréte donc a rompre avec une vie routiniére et dégradante. 11 se sépare ainsi volontairement d'un univers apparemment bien ordonné mais 08 i1 étouffe spirituellement, auquel 1e rattache 1e caté animal et passif de sa nature. Ce faisant il apparait comme un étre dénaturé, un exilé métaphysique, qui s'est arraché aux sentiers battus pour suivre un chemin plein de risques qu'il doit inventer lui-meme. Exil géographique pour Valerio, 1e médecin de 9213 s'appelle l'aurore, puisqu'il est d'origine milanaise et qu'il exerce la médecine dans "le bourg sans grace" de Salina-Bianca en Sardaigne, parmi une pOpulation fruste 49 exploitée par quelques gros prOpriétaires et surveillée par une police trés bien informée. Or ses contacts avec les habitants, limités a des contacts de médecin a malade, ne comblent a aucun moment 1e vide de son ame assoiffée de bonheur mais que rien dans sa vie surmenée de médecin de campagne, marié, et prisonnier des conventions sociales, ne laisse prévoir. Parce qu'il est plus conscient que les autres hommes de la fragilité de la vie humaine et de la mort, le médecin Valerio est, lui aussi, un exilé méta- physique. Face au tragique de la condition humaine, i1 éprouve une insupportable soif d'absolu qu'il cherche a assouvir et a étouffer dans un amour passionné. Les heures que passe Valerio aupres de Clara, sa maitresse, les isolent merveilleusement du monde. C'est alors que "le temps [semble] miraculeusement figé comme une fleur prise sous une fontaine pétrifiante." Leurs baisers semblent devoir "les préserver de la mort." (Cs., 30) L'amour de Clara fait naitre chez Valerio un chaud rayonnement qui 1'aide a surmonter son destin. Il sait bien que "sans Clara, sa vie perdrait comme un halo lumineux, une chaleur, une unité, un eSpoir." (Cs., 32) Comme Longereau, Miguel et Valerio, Montserrat, officier eSpagnol, est lui aussi exilé sur une terre étrangére, 1e Vénézuéla. Mais Montserrat est écoeuré par 1e régime de terreur qui maintient le pays sous la férule espagnole depuis que Bolivar a pris la téte de la révolution 50 apres l'arrestation de Miranda. Face 3 l'asservissement et a la mort, Montserrat affirme d'une fagon magistrale sa foi en l'homme, en cette exigence de dépassement qui l'oblige a se frayer un chemin tout seul et a risquer sa vie plutét que d'obéir a un code auquel il a cessé de croire. Car 11 y a en l'homme une étincelle divine qui rejette l'humiliation de sa condition, et qui, en haussant l'homme jusqu'a Dieu par le sacrifice librement consenti, fait sa grandeur et laisse pressentir l'immortalité. C'est pourquoi 1'exil géographique de Montserrat est sans impor- tance en regard de son exigence éthique qui l'oblige a faire volte-face et a avertir Bolivar, au péril méme de sa vie, du piége que lui tendent les officiers espagnols dont il désapprouve la conduite abjecte. En fait, Mont- serrat, en soutenant l'Opprimé conre l'oppresseur est plus proche des Espagnols de la métropole qui résistent a l'occupant francais--les armées de Napoléon-Bonaparte--que les soi-disant colonisateurs espagnols. Bien qu'exilé géographiquement et s'étant volontairement exclu de son entourage immédiat, Montserrat retrouve donc, en épousant 1a cause des Vénézuéliens, un climat spirituel, une patrie de l'Sme qui répond a sa soif d'absolu. L'exil qui tourmente Ricardo n'est pas a prOprement parler d'ordre géographique--bien qu'il lui arrive d'avoir 1a nostalgie d'Alger 08 il a passé sa jeunesse--mais p1ut6t d'ordre social et métaphysique. Depuis qu'il a perdu sa 51 place a la Compagnie Transméditerranéenne et qu'il est en ch6mage, il vit en marge de la société, en "outsider" qui ne peut plus réintégrer 1e milieu social dont i1 s'est délibérément séparé par son refus de se plier au jeu social. Parce qu'il a rejeté les fausses valeurs de la société, i1 se trouve maintenant dans un monde désorganisé et illogique auquel il est le seul a pouvoir donner un sens. I1 apparait donc comme un exilé métaphysique en révolte contre un cosmos dont i1 fait pourtant partie intégrale par 1e c6té animal de sa nature. Pour se venger, en quelque sorte d'une société qui 1e désavoue et qui lui impose une certaine conduite, i1 aspire, comme Miguel, a une liberté totale qui 1e sorte de l'avilissement 08 i1 s'enlise et le pro- jette intact, par 1e moyen du voyage, dans un monde 08 i1 pourra agir a sa guise, dont 11 se sent exilé en Espagne.36 Quant a Georges Maurer, a caté de 1'exil social dont i1 souffre, comme Ricardo, nous sentons qu'il est torturé également par une soif d'absolu, "une exigence incomprehensible," "quelque chose qu'il doit conquérir lui-meme, sans aide aucune" (C., 58) qui fait de lui aussi un exilé métaphysique, c'est-a-dire un idéaliste incapable de s'adapter a la vie d'aprés-guerre médiocre et corrompue par l'argent. Sur 1e plan social, Maurer souffre du r61e 36 Peut-étre faut-il voir dans ce refus du héros roblésien de "servir" dans une société qui fait de lui son esclave un theme un peu semblable a celui de Malraux dans La Voie royale (Paris: Grasset, 1930). 52 de laquais auquel il est réduit, du fait de sa pauvreté, par les riches passagers qui 1'ont engagé a leur service comme guide-interprets. Il ne se sent pas a sa place parmi "ces quatre personnages . . . plus étrangers a ses yeux que des Martiens." (C., 70) Mais si Maurer n'arrive pas a s'intégrer au milieu social ou i1 vit, c'est que demeure enraciné en lui 1e regret des heures de riche amitié qu'il a vécues au front dans un coude a coude fraternel avec ses compagnons d'armes. Il est obsédé par la souvenir "du jeune aspirant" qu'il a été, "pénétré de cette intransi- geance du combattant d'élite, du volontaire engagé isolé- ment at jusqu'a la chair dans une action collective, 1ié aux siens par un sentiment de fraternité plus grisant qu'un alcool." (C., 159) Son idéalisme l'isole d'un monde qui ne 1e satisfait plus et 11 1e projette hors d'une nature harmonieuse dont son corps, pourtant, ne cesse de faire partie. Le voila condamné a se frayer une voie au sein d'un univers chaotique puisqu'il ne peut accepter les valeurs usées de la société d'aprés-guerre. Il reconnait "confusément . . . que la guerre 1e [tient] toujours comme les séquelles d'une maladie qu'il ne parvient pas a guérir." (C., 159) I1 a l'impression que sa vie n'est qu'un jeu, "une suite de cerceaux en papier a travers lesquels i1 s'amuse a sauter." (C., 166) Et il admet qu'il n'a pas de place dans ce monde: "Je souffre en vérité de ne pas savoir du tout ce que j'y fais [dans la monde], moi, 53 Georges Maurer, ancien étudiant, ancien manoeuvre d'usine, ancien pompiste, ancien veilleur de nuit, ancien secrétaire d'un agent théétral merveilleusement filou et déja ancien guide-interprete avant meme d'avoir commencé, tant j'ai peu de vocation pour garder prise sur l'avenir." (C., 18-19) F. Conclusion: Portrait de notre héros Nous venons de faire un portrait du héros roblésien en dégageant certains traits communs aux personnages de Robles. Le premier trait qui nous a frappés est sa jeunesse --et une jeunesse souvent traumatisée par la guerre. Puis nous avons mis en relief les origines de notre héros en soulignant les facteurs familiaux, économiques et ethniques. En général il est orphelin de pére ou de mere ou des deux. De plus, il est pauvre et doit gagner sa vie a la force du poignet. Enfin il est méditerranéen et 1e pays de soleil dont il est originaire exerce une influence profonde sur son caractere. C'est un étre qui est d'autant plus amoureux de la vie qu'il est hanté par la mort. Par ailleurs il souffre de la solitude et de 1'exil. Nous avons donc fait ressortir un portrait essentiellement négatif—-ce1ui d'un personnage malheureux. Mais ce héros sans attaches familia- les solides cherche a s'arracher a la médiocre prison 08 il est obligé de vivre parce qu'il a la nostalgia d'un ailleurs merveilleux. Possesseur d'une liberté sans emploi, il aSpire, tels Longereau, Miguel, Maurer et dans une certaine mesure Montserrat, sans en étre toujours trés 54 conscient au début, a s'engager dans une action commune virile. Comme on 1e voit, l'image que nous avons tracée serait particulierement sombre si elle n'était éclairée par deux caractéristiques importantes-—1a jeunesse et l'ardeur a vivre du héros roblésien. Ces deux derniers traits ajoutent deux éléments spécialement dynamiques a un visage qui sans eux aurait manqué de tonus. Ils constituent, en effet, les ressorts qui vont affermir les contours de notre portrait en 1e dotant d'une énergie typiquement roblésienne. En fait, ils sont intimement 1iés 1'un a l'autre puisque l'ardeur a vivre du héros roblésien est inhérente a sa jeunesse. Mais cet appétit de vie provient également, comme nous l'avons vu, de ses origines méditerranéennes. Car le personnage de Robles ne saurait avoir "une ame tiéde [ni] étre partisan des demi-mesures" puisqu'il vit dans un "pays qui ne connait ni les saisons intermédiaires, ni les 37 En outre, l'amour de la vie et du bonheur crépuscules." de notre personnage est inséparable, comme nous l'avons dit, du déseSpoir et de la hantise de la mort. Car 1e héros méditerranéen de Robles "prend 1e bonheur au tragique parce que, plus rapidement que sur d'autres rivages, i1 sait [ou i1 sent] que ce bonheur lui sera ravi."38 A cet égard, 1e Camus de L'Envers gt_1'endroit lui fait écho qui 37 Landi-Benos, "Robles 1e Méditerranéen," 10. 38 De Fréminville, 156. 55 affirme en termes lapidaires: "Pas d'amour de vivre sans I n o "39 deseSp01r de Vivre. Les différents traits de caractere que nous avons analysés au cours de ce chapitre ont fait apparaitre un personnage de chair et d'os et point du tout un etre désincarné comme ceux du nouveau roman par exemple. Nous avons vu, en effet, que notre héros est saisi en pleine crise psychologique, a un moment décisif de sa vie et qu'il est pris malgré lui dans les remous de l'histoire--la guerre ou ses séquelles. C'est donc un héros en situation qui vit dans une période tragique, en contact familier avec la mort --qu'il s'agisse d'une mort brutale au combat ou d'une mort lente par asphyxie morale. Confronté par 1'absurde de sa condition, ce héros jeune, fougueux et assoiffé de vie refuse d'accepter son sort humiliant. Il ne se résigne pas a vivre emprisonné. Homme parmi les hommes, i1 se distingue des autres en ce qu'il ne veut ni "jouer," ni servir. Il languit au fond de son cachot et aspire a briser les murs de sa prison: "Ce qui comptait c'était d'échapper a cet enlisement immédiat, de fuir loin, de ne plus se sentir humilié." (F., 26) Le réle purement passif d'inférieur que lui a imposé jusqu'ici la société ne lui suffit plus. I1 a l'impression d'étre a la remorque, de ne pas tenir 1e gouvernail en main, et voudrait changer de r61e pour pou- voir diriger comme il l'entend sa propre destinée. Ce refus . 39 "Amour de vivre," L'Envers gt 1'endroit (Paris: Gallimard, 1958), 113. 56 délibéré de la part du héros roblésien de se plier au jeu social n'est possible que parce que notre personnage a réussi sous 1'effet d'un choc libérateur a se déprendre des régles et des valeurs usées de la société. Ainsi grisé par sa liberté toute neuve, i1 s'imagine pouvoir vivre a sa guise en recherchant un bonheur égoiste. Ce faisant, i1 ne semble pas conscient des motifs élevés qui 1e poussaient au début a se révolter contre un ordre social jusque-la respecté. Or 11 se berce d'illusions en croyant pouvoir échapper a sa condition d'homme mortel en situation dans 1e temps et dans l'histoire et reSponsable de ses actes. DEUXIEME CHAPITRE 57 CHAPITRE II PHASE INITIALE DE LA TRAJECTOIRE DU HEROS: GENESE DU MOUVEMENT ASCENSIONNEL Nous nous prOposons maintenant, a partir du portrait que nous avons tracé, de mettre en relief deux themes majeurs et leurs corollaires. Le premier est destiné a faire ressortir plus précisément 1a situation humiliante du héros roblésien et ce qu'il y a d'insupportable dans sa condition d'homme; le second, qui découle logiquement du premier, a pour objet de montrer son désir d'échapper a sa situation pour atteindre au bonheur. A. Premier theme majeur: l'humiliation du héros Comme nous l'avons montré, 1e héros de Robles a l'impression d'étre 1a victime passive d'événements incontr6- lables; i1 se sent 1e jouet d'un destin incomprehensible qui 1e malméne et contre lequel i1 ne peut rien. C'est pourquoi, trés souvent, il éprouve un sentiment d'étouffe- ment. Prisonnier de circonstances qu'il n'a pas choisies, il a la sensation d'étre pris au piége. Le vaste horizon de son enfance s'est rétréci, et i1 n'a plus devant lui qu'un horizon bouché et menacant auquel i1 lui arrive pourtant de se soustraire parfois par 1e souvenir. 11 58 59 s'enlise dans un métier imbécile comme celui de l'armée, une routine idiote comme celle de chfimeur et de petit employé de bureau, un milieu avilissant comme celui d'une pension miserable, et ce qu'il y a de meilleur en lui se dégrade. Longereau, par exemple, se sent lésé et plein d'amertume parce que la guerre a fait de lui une victime passive de circonstances qui 1e dépassent. 11 a dfi inter- rompre ses études de droit pour répondre a 1'appel de sa classe mobilisée dans 1e Sud-Tunisien au début de la campagne d'Italie. Sa volonté n'a joué aucun rOle dans le déroulement de ces événements; en fait, meme la blessure dont il a été atteint, il ne l'a pas regue volontairement pour ainsi dire, héroiquement, au cours d'un engagement avec l'ennemi, comme ce fut 1e cas pour son ami Joe Cohen. 11 a été victime d'un accident. Longereau apparait comme traumatisé par la mort a laquelle i1 vient d'échapper et qu'il n'a pas recherchée en héros. Ce choc psychologique que vient de subir 1e héros roblésien 1e force a se poser des questions sur lui-meme et sur la mort; il est brusque- ment arraché a sa passivité, a ses habitudes d'officier obéissant sans broncher aux ordres de ses supérieurs. Car au moment méme 08 i1 se demande avec angoisse pourquoi i1 doit mourir, i1 prend conscience du méme coup de son existence, de sa condition d'homme exigeant une réponse rationnelle a sa question. Or il n'y a pas de réponse. 60 A cet égard, ces remarques de Pierre-Henri Simon sur l'homme absurde du Mythg.dg Sisyphe peuvent s'appliquer a Longereau: "Le destin de l'homme plonge dans l'irrationnel": "rien n'est explicable"; "la mort est un scandale pour la cons-‘ cience."1 En Longereau "l'homme 's'éveille' pour apercevoir autour de lui les murs de 'l'absurde.'"2 "Ce qui est absurde" pour 1e héros roblésien, "c'est," pour reprendre les mots memes de Camus, "la confrontation de cet irration- nel et de ce désir éperdu de clarté dont 1'appe1 résonne au plus profond de l'homme."3 Face 5 l'irrationnel--une mort probable sinon certaine s'il retourne au front--Longereau n'accepte pas de mourir sans raison. Il s'insurge contre un monde incomprehensible et cruel qui lui résiste. Longereau voudrait pouvoir justifier sa vie avant de re- tourner en lignes, lui donner un sens éclatant qui 1'aide a surmonter son destin ou du moins a l'accepter. Et 1e vétéran de la campagne d'Italie, Maurer, devant 1e cadavre du soutier qu'il vient de découvrir dans la chambre de chauffe de l'épave grecque dont i1 assume 1a garde jusqu'au retour de l'équipage du "Saint-Florent," est trés conscient des coups absurdes du destin, qui semble frapper au hasard, au mépris de toute logique, et cela 1e 1 Présence d2 Camus (Bruxelles: La Renaissance du Livre, 1962), 51. 2 Ibid., 51. 3 Lg_Mythe d3 Sisyphe (Paris: Gallimard, 1942), 37. 61 laisse accablé mais non pas résigné, car lui aussi cherche a donner un sens a sa vie: Georges ne ressentait plus ni horreur ni pitié: rien que cet accablement devant l'irrémédiable, méle a ce sentiment déja éprouvé en Italie des absurdes caprices du destin, de ses cheminements incompréhensibles. (C., 148) Longereau éprouve, en outre, un sentiment de frus- tration devant l'anéantissement de ses réves de jeunesse et devant l'horizon bouché qui s'offre a lui maintenant qu'il est prisonnier de l'armée, engoncé dans un uniforme—- symbole de servitude--qui lui refuse la merveilleuse liberté d'antan: "Détruire mon uniforme était le premier acte qui concrétisait notre projet" (V., 190)--sa désertion--dira- t-il plus tard. Et cette liberté d'antan, elle lui revient par bouffées: "Et je me souvenais de l'enfant que j'avais été et qui allait se baigner nu a la pointe du m61e et contemplait longtemps cet horizon qui lui semblait alors gonflé de promesses et de secrets . . ." (V., 38) Outre l'armée et l'uniforme, Robles emploie d'autres symboles pour illustrer cet étouffement, ce sentiment de vivre a l'étroit et comme confiné dans une prison, sous une constante contrainte. Ainsi pour Valerio, c'est une ile inhospitaliére, la Sardaigne, a laquelle i1 cherche vaine- ment 3 s'arracher, qui joue ce r61e de prison sans barreaux; 11 y régne un semblant de liberté mais c'est une liberté surveillée par une police sans cesse aux aguets, qui oblige notre héros a une extréme prudence et la force a vivre dans 62 une tension perpétuelle. DanS'L§;Croisiere aussi, on peut voir dans 1e yacht ou Georges Maurer se trouve cloitré un autre symbole de cet étouffement. Il est d'autant plus traqué qu'il est également rejeté par les deux groupes qui occupent cette prison avec lui. Ces symboles d'étouffement --armée, uniforme, ile, bateau, et 1e cachot ou Macias est enfermé, pour ne citer que les plus frappants--qui tous limitent 1a liberté d'action du héros roblésien, offrent une certaine affinité avec la cellule médiévale du nom symbolique de malconfort dont parle Camus dans £2.922ES' Elle était trop étroite pour permettre a l'incarcéré de s'y tenir debout ou de s'y coucher. I1 fallait y "prendre 1e genre empéché, y vivre en diagonale,"4 sans pouvoir jamais--du fait de sa position ankylosée—-oub1ier sa culpa- bilité. De méme 1e héros roblésien, contraint de mener une vie étriquée sous l'uniforme, sur une ile ou sur un bateau par exemple, garde sans cesse a l'esprit 1a pensée de sa servitude. Miguel--semb1able en cela a certains héros malru- viens, tel 1e jeune archéologue frangais Claude Vannec dans L§_ygig.royale, qui veut s'enrichir en vendant en fraude en Europe 1e produit de ses fouilles faites au Cambodge, précisément parce qu'il considere l'argent comme 1e moyen d'atteindre a la liberté absolue--nourrit depuis plusieurs mois un projet d'attentat avec trois autres complices parce 4 L3 Chute (Paris: Gallimard, 1956), 127. 63 qu'il n'est pas résigné a son sort d'inferieur et d'esclave, symbolisé ici encore par son uniforme et son travail de bureau routinier. Des circonstances qu'il n'a pas choisies 1e retiennent prisonnier depuis trop longtemps déja. 11 y a trois mois qu'il ronge son frein dans "une formation de tirailleurs" ou les autorités militaires francaises 1'ont enrégimenté parce qu'étant "de pere espagnol" "il n'a pas répondu a la Convocation du Consulat franquiste." (A., 83) I1 éprouve un sentiment d'étouffement sous la lourd uni- forme qui est la sien et qui symbolise précisément ce qu'il exécre de plus an monde: son obligation de "servir," d'obéir aveuglément aux ordres de ses supérieurs. Miguel descendait 1e quartier de la Marine. Ses souliers cloutés sonnaient durement sur les larges galets qui pavaient les ruelles. Il marchait vite. Son lourd uniforme lui tenait chaud bien qu'on ffit en mars et qu'un vent frais tombét du ciel en larges cercles d'acier. I1 ouvrit sa veste et sa chemise et souffla quand l'air noir lui frappa la poitrine. (A., 81) Pour l'attentat i1 doit se mettre en civil, "Dépouiller son uniforme," (A., 93) et 11 est encore plus pressé de déserter que Longereau qui, lorsqu'il quittera son uniforme pour déserter, cédant momentanément aux instances de Silvia, aura déja mauvaise conscience. Apres l'attentat, lorsqu'il a "pris la mesure de son audace" (A., 121) et s'est libéré une fois pour toutes du joug que faisait peser sur lui l'armée, "i1 abandonne son uniforme dans une valise déposée a la consigne de la gare." (A., 141) 64 Petit employé de banque avant de connaitre la caserne, Miguel n'éprouve plus que lassitude et irritation pour sa logeuse et maitresse Lydia qui symbolise pour lui une autre forme de servitude et de routine. 11 a l'impression de tourner en rond en lui-meme. 11 se sent menacé "d'aSphyxie." La routine, l'ennui 1e paralysent: " . . . la banque, la caserne, Lydia, 1e bureau, cette ville . . . i1 était enfermé au milieu d'un vieux manége . . ." (A., 98) Nous retrouvons ici la vie routiniere dont parle Camus dans Lg_Mthg_dg Sisyphe5--routine a laquelle i1 faut échapper a tout prix. Et 1e héros . roblésien, comme l'homme absurde, y échappe précisément 1e jour ou, rompant avec son existence routiniére, i1 considére objectivement sa vie, la juge dégradante et brise du méme coup 1a gaine de l'habituel qui 1'enserrait. Valerio, comme Longereau et Miguel, est lui aussi victime des hasards de la guerre qui 1'ont conduit en Sardaigne, "ce pays pourri, avec ses marécages, ses landes sinistres et ses fievres, qu'il n'avait pas choisi." (Cs., 18) Valerio, dans son désert sentimental au soir d'une journée épuisante, se sent comme embourbé dans le désespoir. Et i1 songe a "ces marais 08 11 [s'enfonce] depuis quelques années." (Cs., 14) 5 "Lever, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil, et lundi--mardi--mercredi--jeudi-—vendredi--et samedi sur 1e méme rythme; cette route se suit aisément 1a plupart du temps. Un jour seulement 1e 'pourquoi' s'éléve et tout commence dans cette lassitude hantée d'étonnement." L2_Mythe SS Sisyphe (Paris: Gallimard, 1942), 27. 65 Comme Valerio, Longereau et Miguel, Montserrat et Macias sont tous deux 1a proie des événements. Le premier, Montserrat, "étouffe" dans 1e rSle d'oppresseur qui est le sien et dans lequel 1'ont placé, malgré lui, les vicissi- tudes de la guerre. D'autres circonstances imprévues--un revirement des opérations et la victoire franquiste--ont fait du second, 1e républicain Macias, un prisonnier des franquistes. Le voila pris comme les autres dans les mailles d'un destin incomprehensible et inexorable. En fait, 11 se trouve maintenant dans une position matérielle 5 l'image de ce qu'il ressentait de tout temps: "De tout temps i1 s'était trouvé pris au piege. Il était pris au piége depuis sa naissancel" (Fo., 74) Il éprouve, comme Longereau, Miguel, Valerio et Montserrat, un sentiment angoissant d'étouffement, mais a un degré encore plus aigu que pour ces derniers puisqu'il est enfermé dans un cachot et condamné a mort.6 L'image de la condition humaine qui ressort, a notre avis, de l'oeuvre de Robles est celle d'un héros emprisonné et condamné a mort. Elle ressemble a celle de Malraux qui s'est lui-méme inspiré de Pascal: "The human condition is a prison. More specifically it is the prison of Pascal's famous pensée. Death is the only way out of this prison in which man finds himself, and the execution of his fellow prisoners repeatedly reminds him of his eventual fate . . ." Charles Blend, "The Rewards of Tragedy," Yale French Studies, XVIII (1960), 99. La pensée de Pascal dont-i1 est fait mention ici est la suivante: "Qu'on s'imagine un grand nombre d'hommes dans les chaines, et tous condamnés a mort, dont les uns étant chaque jour égorgés a la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables . . . C'est l'image de la condition des hommes." Brunschvicg, 124. 66 11 en est de meme du ch6meur Ricardo, 1e héros de Federica. Lui aussi s'enlise dans un milieu avilissant. Comme les autres héros roblésiens, i1 ressemble a un fantoche mfi par un destin aveugle. Et il s'insurge contre sa condition: "Il était décidé a forcer son destin. L'essentiel, pour commencer, avait été de fuir ce piége qu'était devenu pour lui l'Espagne. Ensuite i1 verrait. L'Algérie aussi pouvait etre un piége. Mais il profiterait de la premiere occasion pour passer en Amérique du Sud." (F., 42) Maurer, enfin, n'échappe pas a la malédiction dont est frappé 1e héros roblésien. Lié par son contrat de guide-interprete a des touristes sans scrupules qui lui prescrivent une conduite servile, Maurer refuse 1e r61e de victime dans lequel semble l'avoir figé un destin incompré- hensible. Car cet emploi de subalterne est un métier occasionnel qu'il a accepté apres bien d'autres qui 1'ont tous laissé insatisfait. Depuis la guerre, en effet, il est obsédé par la mort et l'idée d'avoir tué, dévoré par un insatiable besoin de pureté, et hanté par la nostalgie d'une fraternité virile a la Malraux. Or cette exigence de gpureté "incomprehensible" pour les autres et ce désir de communion se heurtent a une société d'aprés-guerre qui, elle, est toujours aussi avide de gain et aussi corrompue «qu'avant. Georges Maurer rappelle donc a son ami Longereau dans une lettre les heures de camaraderie exaltante qu'ils 67 ont vécues pendant 1a guerre, quand leurs réves de justice semblaient prés de se réaliser, et leur désappointement a la Libération, en se rendant compte que la société ne pouvait se mettre a leur diapason et était aussi vénale que par le passé: "Serge, nous avons combattu pour l'idée que nous nous faisions de la justice et la guerre finie nous avons retrouvé son contraire . . ." (C., 63) Georges apparait donc comme un "déclassé," "un homme of- fensé par 1e monde" (C., 115) qui n'arrive pas a se faire une place dans une société ou triomphent des gens sans scrupules comme son patron Jonnard. Celui-ci, aux yeux de Georges, est "complice de ce monde et protégé." (C., 116) Pour Georges qui est un anxieux, un homme humilié par la pauvreté, les riches passagers symbolisent un type d'hommes et de femmes bien a 1'aise dans un systeme ofi l'argent n'a pas 1‘air d'un tyran mais d'un maitre respecté: Ils sont "si habitués a leur fortune, si 5 1'aise dans les fabuleuses facilités qu'elle [permet], et insensibles apparemment a l'anxiété, au doute, a tout ce qui effleure soudain . . . 1e coeur des hommes." (C., 48) Toutefois, Maurer échappe parfois a l'horizon .bouché qui est 1e sien a bord de ce bateau de plaisance 00.11 lui faut vivre en serre chaude, en proie aux humilia- tions constantes des passagers, en faisant revivre des souvenirs. Il s'agit de souvenirs souvent contradictoires <;ui éclairent son trouble intérieur. Ainsi, i1 se souvient 68 de la franche camaraderie vécue sur la front, d'une vie engagée jusqu'a 1a chair dans 1'action collective mais aussi, et par contraste, de son enfance paysanne et pauvre dans un vieux village ardéchois, d'une vie libre et vaga- bonde, d'une existence disponible et riche de promesses comme il aimerait peut-étre que ffit encore 1a sienne. "Il était remonte sur les remparts a demi-détruits cu, autrefois, il passait tant d'heures a contempler 1a plaine, 1e coeur gonflé d'aspirations confuses." (C., 46) Nous venons de passer en revue 1e premier theme majeur et ses corollaires. Le héros nous est apparu comme la victime d'événements incontr61ab1es, 1e jouet d'un destin aveugle. Notre prOpos maintenant est de mettre en lumiére le deuxiéme theme majeur-~le besoin ressenti par 1e héros de sortir de sa condition initiale pour atteindre au bonheur --mais non sans avoir souligné briévement l'interaction de ces deux themes. Car l'attraction qu'exercent sur lui les grands espaces--mer, océan, Amérique du Sud-~n'est si vive «que parce qu'il éprouve avec acuité 1e sentiment d'étre ;pris au piége et de vivre a l'étroit dans une cellule. Emprisonné dans le- carcan des conventions, i1 cherche a :fuir'loin de sa ge61e. Or ces étendues sans limites aux- quelles i1 prétend semblent lui promettre un état d'ouver- ture et d'épanouissement idéal susceptible justement de combler sa soif de plénitude. 11 a, en effet, 1a nostalgie d'une liberté "absolue" ou d'un amour "absolu," qui devrait 69 racheter sa situation présente malheureuse et qu'il mérite, en quelque sorte, aprés l'épreuve qu'il vient de traverser. C'est pourquoi ce héros roblésien repousse 1e lot qui lui échoit en partage. Avide de bonheur, i1 ne peut concevoir que la vie se borne a ce qu'il a connu jusqu'ici, et 11 entrevoit autre chose. B. Second theme majeur: l'aspiration au bonheur Longereau, peut-étre 1e plus représentatif des héros roblésiens, se fait le porte-parole de cette insatis- faction et exprime le plus clairement 1e deuxiéme theme majeur: 1a nécessité pour le héros de s'évader de la prison 08 11 dépérit pour parvenir a une oasis de bonheur: "La vie ne pouvait étre la traversée d'une lourde et continuelle épreuvel Il devait exister un asile innocent contre la corruption du monde, contre ses violences, sa cruautél" (V., 52) La vie telle qu'elle est pour Longereau, a sa sortie de l'h6pita1 a Naples en 1944, est assombrie par la guerre etLla mort et serait insupportable si elle n'était compensée par ses réves. Longereau, en effet, ne peut concevoir que 1a.vie se réduise au déseSpoir qui l'étreint devant 1e sort inexplicable qui l'attend: l'obligation de remonter en gLignes dans quelques semaines, d'y retrouver l'enfer du Mont-Casein et une mort probable sinon certaine. 11 a soif d'autre chose; il e’prouve un immense appétit de 70 bonheur: "Je venais de sortir de 1'h6pital et j'avais un tel appétit de bonheur qu'il me semblait que rien au monde ne parviendrait jamais a l'apaiser . . ." (V., 9) Il a, a certaines heures privilégiées, 1e pressentiment qu'une joie immense l'attend "a Naples, un jour prochain, a un detour, une joie [qu'il mérite] avant de remonter la- haut." (V., 10) A d'autres heures moins heureuses, par contre, ofi 1e destin pese lourdement sur ses épaules, il est "convaincu que nulle part au monde [i1 n'obtiendra] cette paix absolue, definitive a laquelle" i1 aSpire de toute son ame depuis qu'il est sorti de 1'h6pita1. (V., 14) Qu'il l'envisage comme possible on comme totalement ir- réalisable, sa soif d'un certain absolu demeure tenace, inextinguible. Lui qui n'a connu que le malheur jusqu'a présent, estime qu'il "mérite" de connaitre'la joie. I1 cherche, en fait, a "racheter" la malédiction qui semble 1e poursuivre par un certain bonheur sans commune mesure avec les joies ordinaires, quelque chose qui 1e comble instantanément et définitivement et qui s'harmonise en quelque sorte avec "la lumiére sans pareille" de cette 'ville méridionale: "Ma premiere journée a Naples, je la passai donc dans cette attente confuse d'une joie prodi- gieuse qui s'abattrait sur moi comme la foudre." (V., 13) .Il est.impatient de vivre un grand amour sur cette terre «qui ne soit pas seulement "ardent plaisir des sens" mais laussi ”merveilleux rayonnement de l'ame." (V., 84) Alors 71 qu'il n'avait connu jusque-la "que des femmes déja faites avec qui l'amour restait avant tout un ardent plaisir des sens, une recherche chaque fois plus intense et plus raf— finée de ce plaisir," 11 se rendait compte maintenant "qu'il pouvait etre surtout un merveilleux rayonnement de l'ame, un accord avec la création,un défi a la mort." (V., 84) Comme 1e dit un critique contemporain, "[Longereau] a vingt-cinq ans, [et, sachant] qu'il doit repartir bient6t pour l'enfer du Mont-Cassin, il ne voudrait pas livrer sa jeunesse avant de l'avoir épanouie dans une passion brfir 7 A cet égard, Longereau se fait l'écho de ce que lante." pense Robles lui-meme: Aimer, en effet, est pour moi une des maniéres de justifier cette vie que nous perdrons. L'amour crée cet accord intime avec un monde qui nous résiste, qui nous est incomprehensible et qui nous tue. Pour moi [l'amour] peut donner a'lame un rayonnement assez intense pour nous aider a surmonter notre destin.8 11 se refuse done a accepter que la vie se limite a ce qudil a connu jusqu'ici: déception, obsession de la mort, angoisse; il doit y avoir "un autre caté de la vie" (V., 69) dont il a la nostalgie--quelque chose qui lui fasse oublier le temps, 1a guerre, 1a souffrance, un "asile innocent"; (V4, 52) un bien qui l'éléve et 1e purifie. Pierre-Henri Simon, Diagnostic des lettres francaises contemporaines (Bruxelles: La Renaissance du fivré, 1966), 182. Depierris, 167. 72 Miguel, comme Longereau, est insatisfait de sa situation présente: humilié, i1 veut échapper a cette humiliation; a la caserne et a l'uniforme, symboles de son esclavage, il Oppose les grands eSpaces de L'Amérique du Sud on 11 trouvera 1a liberté. Et il a besoin d'argent pour "déserter avec 1e plus de chances possibles," ce qui explique son désir de participer a l'attentat de la banque. (A., 91) De méme que Longereau réve d'une autre vie, d'un bonheur instantané et définitif, de méme Miguel éprouve une nostalgie de l'ailleurs, des grands espaces 08 i1 échapperait comme par enchantement a cet enlisement, a cette paralysie de ses forces vitales, a la condition humaine en un mot. 11 a l'impression de ne pas avoir encore vraiment vécu, d'avoir été environné de "cadavres," de "murs" et de "fant6mes." Cette ville d'Alger qui 1e retient prisonnier a étouffé ce qu'il y a de meilleur en lui, "lui a raclé l'ame jusqu'a 1a fibre." (A., 115) Tous deux, Miguel et Longereau, voudraient sortir du cocon on leur situation malheureuse les a forcés a se replier pour que s'épanouisse a 1'air libre 1e meilleur d'eux-mémes. Ce 5 quoi ils tendent tous deux--et qui n'est d'autre qu'a iéchapper a la condition humaine--devrait les dédommager de la.ma1chance qui s'attache a eux. Pour Miguel comme pour :Longereau, "la vie ne pouvait étre 1a traversée d'une n lourde et continuelle épreuve . . . (V., 52) Quelque part dans 1e mur absurde auquel ils se heurtent, il doit 73 y avoir une issue, une "voie royale" vers une liberté ou un amour absolu. Valerio, lui aussi, aspire a quelque chose d'autre sans commune mesure avec ce qu'il a connu jusqu'ici. Valerio, comme Serge Longereau, est obsédé par 1'absurdité de la souffrance et de la mort et attend une occasion de justifier sa vie. Lui aussi, a la nostalgie d'un certain bonheur qui devrait lui procurer l'apaisement et le récon- cilier avec le monde. Il réve de paix, de tendresse, de chaleur, de compréhension au milieu d'un monde angoissant et hostile. I1 n'accepte pas de poursuivre "une marche solitaire a travers les étres comme a travers les arbres d'une forét sans limite angoissante, hostile et sans refuge." (Cs., 32) I1 veut briser les murs qui 1e séparent des autres; il veut rejoindre la communauté humaine. Quant a Montserrat, dans un sens, i1 identifie sa révolte personnelle d'individu pris au piege d'un destin incomprehensible a la révolte clandestine du peuple véné- zuélien asservi et muselé par la repression eSpagnole. Il ;partage 1a douleur de tout un groupe de pauvres et d'es- <:1aves. Il se fait leur porte-parole. Leur révolte latente trouve expression par sa bouche, s'affirme, gagne de 1'a1np1eur jusqu'au jour ofi Montserrat "se dé'clare," comme 1e dirait Giraudoux, dans un acte: 1a trahison des siens qui va permettre a Bolivar et a ses partisans de continuer 1a lutte contre 1'oppresseur. Et son é'coeurement 74 personnel traduit aussi bien celui des Vénézuéliens opprimés, comme 1e soulignent les paroles qu'il adresse au Pére Coronil: "Vous, mon Pére, n'étes-vous point révolté par ces persecutions, ces massacres, ces pillages, ces violences? . . ." (M., 22) "Il est avec [eux] contre [les siens], contre leur Oppression, contre cette maniere terrifiante qu'ils ont de nier les hommes." (M., 56) Comme chez Longereau, Miguel, Valerio, son amertume et sa révolte témoignent de son.0pposition a un statu quo qui l'emprisonne dans un code inhumain et ne fait qu'un avec celui des opprimés. Et s'il refuse que les Vénézuéliens vivent dans l'asservissement et la honte, c'est qu'il espére pouvoir rendre a ce peuple esclave sa fierté d'homme libre qui aura a honneur, comme lui-meme, de rendre les autres heureux. --De quoi t'entretenait-il donc en dernier? demande 1e Pere Coronil au bourreau Izquierdo, qui vient d'assister a la mort de Montserrat fusillé par ses ordres. A-t-il montré du repentir? Et Izquierdo de répondre "avec un étrange sourire": --Non. I1 me parlait seulement de la joie des autres. (M., 142) Dans 1e méme temps ofi Macias, au fond de son cachot, est étreint par un sentiment d'étouffement et d'angoisse devant la mort, il est saisi d'un désir tenace d'évasion qu'il partage intensément avec son ami Manuel, et qu'a fait naitre en lui 1e bref mais décisif échange de regards qu'il a.eu avec son beau-frére Juan-Miguel, officier fran- quiste, lors de son arrivée dans la cour de la forteresse. simple coup d'oeil mais qui a suffi pour que les deux 75 hommes qui n'éprouvent aucune affection 1'un pour l'autre (en fait ils se détestent) se reconnaissent mutuellement, et que germe en lui une idée d'évasion: --Tu es sflr que c'est ton beau-frére? Tu l'as bien reconnu? dit Manuel d'un ton sceptique.--Et lui aussi m'a reconnu! dit Macias avec lassitude. (Fo., 11) Il [Macias] se souvint du regard de Juan-Miguel dans la cour de la forteresse. Oui, Juan-Miguel l'avait reconnu mais i1 y avait trop de haine entre eux pour qu'il pfit eSpérer un secours. (Fo., l4) Macias, pas plus que Manuel, n'accepte son emprisonnement-- son horrible situation de condamné a mort. Macias et Manuel, 5 cet égard, se comportent exactement comme Longe- reau, Miguel, Valerio, Montserrat qui, eux aussi, veulent sortir du champ clos ofi les enferme 1a finitude humaine, échapper a l'angoisse qui les étouffe. Ils éprouvent tous deux, comme leurs fréres roblésiens, la nostalgie d'une liberté absolue, d'un bonheur sans mélange, d'un baume consolant et réparateur qui effacerait a jamais les traces du malheur dont ils ont été victimes. Ils ont l'impression, tel Manuel, qu'ils méritent un autre sort que celui qui les attend: "Je regretterais moins si j'avais été heureux . . . Je veux dire . . . Tu comprends? J'ai toujours mené une chienne de vie . . ." (Fo., 25) Et ils ne peuvent croire que la condition humaine se réduise a l'infortune ofl.ils se trouvent, aussi estiment-ils légitime d'essayer d'en sortir. 76 Ricardo, comme les autres héros que nous avons considérés, est obligé de refouler ce qu'il y a de meilleur en lui et se sent mal a 1'aise dans sa condition d'homme. 11 a la nostalgie d'une liberté abolue, qui devrait rache-' ter sa dégradation présente--un milieu qui l'avilit et la chamage qui 1e paralyse. Comme ses freres roblésiens, il ne peut accepter 1a situation qui est sienne et dont i1 vient de prendre conscience. Depuis qu'il a perdu sa place dans la marine marchande, i1 réve d'aventure et d'immensité vierge précisément parce sa situation de ch6meur semble 1e figer dans une attitude d' esclave vis- a-vis d'une société bien-pensante qui lui est hostile, et lui dénier par la-méme tout droit au bonheur en Espagne. La liberté totale qu'il recherche est symbolisée, dans son cas, par la mer et la navigation (comme c'était 1e cas pour 1e héros de "L'Attentat"). En attendant son embau- cheur, le contrebandier Marcos, Ricardo est obsédé par l'envie d'aller a Barcelone ofi "les chances d'engagement seraient plus grandes a cause des navires étrangers," (F., 11) alors méme qu'il sait 1a chose impossible puis- qu'il n'a pas d'argent. Malgré 1a honte qu'il éprouve a exerCer 1e métier dangereux et avilissant de contre- .bandier, Ricardo est soutenu par l'idée que 1e salaire paradis. Alger: Editions Charlot, 1941. La Vérité est morts. Paris: Editions du Seuil, 1952. Lg Vésuve. Paris: Editions du Seuil, 1961. Les Couteaux. Paris: Editions du Seuil, 1956. Les Hauteurs debla_ville. Paris: Editions du Seuil, 1960. L'Homme d'avril. (Ce recueil de nouvelles comprend: "L'Hom- me d'avril," "Le Rossignol de Kabylie," "Le Grain de sable," "Un Matin de soleil.") Paris: Editions du Seuil, 1964. L'Horloge. Paris: Editions du Seuil, 1958. Montserrat accompagné d'une postface de Georges-Albert Astre. Paris: Editions du Seuil, 1962. Nuits sur lg monde. Alger: Editions Charlot, 1944. Plaidoyer pour EB rebelle suivi de Mer libre. Paris: Editions du SeuiI, 1965. Travail d'homme. Alger: Editions Charlot, 1943. En Printemps d'Italie. Paris: Editions du Seuil, 1970. 167 168 Ouvrages critiques Albéres, René-Marill. La Révolte des écrivains d'aujour- d'hui. Paris: Editions Correa, 1949. . L'Aventure intellectuelle dulxxeme siécle. Paris: Albin MiEhel, 1969. . Les HOmmes traqués. Paris: Albin Michel, 1953. . Sartre. Paris: Editions Universitaires, 1964. Astre, Georges-Albert. "Emmanuel Robles, maitre de la nouvelle." France-Observateur (21 mai 1959). . "Emmanuel Robles, romancier par exigence." Livres SE France (février 1965). Audisio, Gabriel. "L'Humanisme d'Emmanuel Robles." Algeria (février 1949). Barrett, William. Irrational Man. New York: Anchor Books Editions, 1962. Blend, Charles D. "The Reward of Tragedy." Yale French Studies, XVIII (1957). Bonnier, Henri. Albert Camus 93 1a force d'étre, essai accompagné d'une préface dTEmmanueI RoBIes. Lyon- Paris: Editions E. Vitte, 1959. Bourdet, Denise. "Emmanuel Robles," Visagss d'aujourd'hui. Paris: Plon, 1960. Brée, Germaine. Camus. New Brunswick: Rutgers University Press, 1959. Brisville, Jean—Claude. Camus. Paris: Gallimard, 1959. Brombert, Victor. The Intellectual Hero. Philadelphia and New York: J. P. Lippincott Company, 1960. Camus, Albert. La_Peste. Paris: Gallimard, 1947. . L2_Mythe d2 Sisyphe. Paris: Gallimard, 1942. . L'Envers 93; 1'endroit. Paris: Gallimard, 1947. 169 Camus, Albert. 'Noces. Paris: Gallimard, 1947. . "Notre Ami Robles." Simoun, XXX (décembre 1959). Carriers, Paul. "Le Prix populiste a Emmanuel Robles." Les Nouvelles littéraires, CMXXXII (1945). Celly, Raoul. "Emmanuel Robles moraliste francais." Actualité Littéraire, IV. Chavardes, Maurice. "Critiques." Signes du_Temps, VII (avril 1964). Chonez, Claudine. "Instantané-Emmanuel Robles." Les Nouvelles Littéraires, MLXXVII (1948). . "Petit Portrait de Robles." Paru (février- mars 1949). Collection Génies st Réalités. Camus. Paris: Editions Hachette, 1964. Cet ouvrage qui rend hommage a Albert Camus a été écrit par plusieurs écrivains, amis de l'auteur, parmi lesquels E. Robles. Cruickshank, John. Albert Camus and the Literature of Revolt. New York: Oxford University Press,—I960. De Fréminville, Claude. "A propos d'Emmanuel Robles." L'Arche, IX (1945). Depierris, Jean-Louis. Entretiens avec Emmanuel Robles. Paris: Editions du Seuil, 1967. Doubrovsky, Serge. "La Morale d'Albert Camus." Preuves (octobre 1960). ‘ "Sartre and Camus: A Study in Incarceration." Yale French Studies, XXV (1960). "Entretien avec Emmanuel Robles: L'Ecole de la Mediter— ranée." Le Monde (13 décembre 1967). Estang, Luc. "La Croisiere." Ls_Figaro Littéraire (18-24 mars 1968). . "La Remontée du fleuve." Lg Figaro Littéraire, CMXXXV (19 mars 1964). 170 Féraoun, Mouloud. "Images algériennes d'Emmanuel Robles." Simoun, XXX (décembre 1959). Ferrater Mora, José. Unamuno: A PhilosoPhy g: Tra ed . Berkeley and Los Angeles: University of CaIifornia Press, 1962. Hall, Gaston. "Aspects of the Absurd." Yale French Studies, XXV (1960). Hare, Humphrey. "Some recent Books from France." Life and Letters, VLIII (February 1946). pm. Hoffmann, Joseph. L'Humanisme de_Ma1raux. Paris: Librai- rie C. KlinEksieckfil963. Jeanson, Francis. Sartre par lui-meme. Paris: Editions du Seuil, 1962. Joyaux, Georges. "Emmanuel Robles y el honor." Ficcion, 23 (Enero—Febrero, 1960). 1.. . "Emmanuel Robles et le theme de l'honneur." Kentucky Foreign Language Quarterly, XI (Spring, 1964). Lalou, Etienne. "La Mort en mer." L'Express (18-24 mars 1968). Landi-Benos, Fanny. "Robles 1e Méditerranéen." Simoun, XIX (1955). . Emmanuel Robles 23 les raisons de vivre, avec une lettre-preface d'E. Robles. HonTIeur-Paris: Editions Oswald, 1969. Lewis, R. W. B. The Picaresque Saint. Philadelphia and New York: J. B. LIppincott Company, 1959. Malraux, André. Les Noyers g3 l'Altenburg. Paris: Gallimard, 1948. . Lg Condition humaine. Paris: Gallimard, 1933. Marcel, Gabriel. "Le Theatre, Montserrat." Les Nouvelles Littéraires, MLXXVII (1948). Nguyen-Van-Huy, Pierre. La_Méta h si ue dg_bonheu£_chez Albert Camus. Neuchatel: Editions ds la Bacon- niere, 1962. 171 Peyre, Henri. ‘French Novelists 9f Today. New York: Oxford University Press, 1967. Picon, Gaetan. 'Malraux par lui-meme. Paris: Editions du Seuil, 1958. "Roman et éthique," "Littérature et idéologie au milieu du siecle." Histoirs des Littératures. Tome III. Paris: Gallimard, I958. "Pour saluer Robles." Simoun, XXX (décembre 1959). Numéro spécial auquel ont collaboré Albert Camus, A. Serrano Plaja, Louis Foucher, Mouloud Féraoun, Dominique Rollin, Jean Cayrol, Marie-Jeanne Roysr, Ramon Sender. Quilliot, Rene. La Mer et les risons: essai sur Albert Camus. Paris: GalIimara, I956. . "Roger Martin du Gard." Albert Camus, Essais. Paris: Gallimard, 1967. Reck, Rima Drell. Literature and Responsability: The French Novelist 13 the Twentieth Century. B§ton Rouge: Louisiana State University Press, 1969. Rousselot, Jean et Roysr, Marie-Jeanne. Dossierfl Robles. (Cet ouvrage comprend deux essais: I. ROBIes, 1' action st 1e destin" de Jean Rousselot; R2. "Le Théatre de Robles" de Marie-Jeanne Royer. ) Paris: Editions J. T. F., 1965. Rousselot, Jean. "Emmanuel Robles et 1e monde réel." Lettres Francaises (mai 1965). Sartre, Jean-Paul. Les Mouches. Paris: Gallimard, 1943. . La Nausée. Paris: Gallimard, 1938. Sender, Ramon. "Emmanuel Robles et l'honneur hispanique." Simoun, XXX (décembre 1959). Simon, Pierre-Henri. "A propos de Robles et de son roman Le Vésuve." Diagnostic des lettres francaises contemporaines. Bruerles: La Renaissance du Livre,’I966. . L'Homme e3 proces. Paris: Armand Colin, 1949. . Presence de Camus. Bruxelles: La Renaissance du Livre, I962. Simon, Pierre-Henri. 172 "Robles et la remontée du fleuve." £3 Monde, MMMMMXXMVII (15‘5vr'1'I I§EZ)T' Thiébaut, Marcel. "Sur les hauteurs de la'ville." ‘Revue 93 Paris, LVI (février 19I9I. Vier, Jacques. "Emmanuel Robles: 13_remontée d3 fleuve." La Table Ronde, CC (septembre I963}. IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII murgmmunu”WM 074 3