ABSTRACT UNE ANALYSE DES_TROIS PERSONNAGES PRINCIPAUX DES LIAISONS DANGEREUSES by Madeleine B. Therrien Le diX—huitiéme siecle littéraire francais a été, jusqu'a une période récente, étudié principa- lement pour l'histoire de ses idées. L'Encyclopédie, la Philosophie des Lumiéres retenaient l'attention exclusive des critiques et le roman (a l'exception de Manon Lescaut et de La Nouvelle Heloise) était consi- déré comme un genre mineur dans un siecle ou d'autres genres: essais, discours, traités, prédominaient. La critique contemporaine a redécouvert le roman au diX-huitiéme siécle; en particulier Les Liai- sons dangereuses, l'unique roman de Laclos, connait un grand renouveau d'intérét. Il contient en effet plusieurs themes qui touchent de pres l'homme du vingtieme siécle: themes psychologiques, philosophi- ques, sociologiques. Notre étude est un essai de synthese de différentes perspectives qui nous permet— tent d'analyser certains themes du roman, en particu- lier les rapports entre l'intelligence et la sensibilité, Madeleine B. Therrien. la volonté en tant qu'instrument de puissance, le role joué par le hasard, la fatalité, et la tenta- tive des héros de dominer 1e sort grace a leur volonté. Nous étudions ces themes a travers les trois héros principaux du roman. Le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil font du libertinage le but de leur vie. Ils menent un genre d'existence basée sur un systéme moral qui est une consequence de la maniere dont une partie de l'aristocratie a assimilé l'idéologie des libres penseurs; ils sont les représentants d'une certaine aristocratie libertine de la fin du dix-hui— tiéme siecle; ladame de Tourvel appartient a la noblesse de robe mais sa mentalite et son mode de vie illustrent l'idéal de la bourgeoisie: sensibilité, qualités de sérieux, de vertu et de fidelité. Le Vicomte va faire de sa conquete son chef-d'oeuvre. Il veut affirmer la supériorité de son intelligence sur la sensibilité. Son intelligence devient un pou— voir grace auquel il se soumet les autres. En ce qui concerne les rapports du Vicomte et de la Marquise et le conflit qui cause leur perte a la fin du roman, nous prouvons que leur antagonisme est latent dés le debut de l'intrigue a cause d'une Madeleine B. Therrierl rivalité qui apparait dans leur entreprise parallele de seduction. En outre leur aspiration a la volonté de domination sur le sort grace au pouvoir de la rai- son est compromis par l'apparition en eux-memes du sentiment redouté. Le Vicomte tombe amoureux de sa victime Madame de Tourvel; la Marquise éprouve de la jalousie envers Valmont et les deuX finissent détruits: Valmont meurt, la Marquise doit s'exiler ruinée et en— laidie. Madame de Tourvel, elle, lutte contre son amour pour Valmont mais finit par y céder en trans- formant sa passion en un amour idéal et parfait. La trahison du Vicomte lui fait perdre ses illusions, elle se voit en femme déchue et coupable et meurt démente. Les trois héros échouent parce qu'ils ont fondé leur conduite de vie sur des principes rigides qu'ils ont cru infaillibles. Ils se sont attaches aveuglément a deuX systémes de vie sans en comprendre la portée et ces deux systémes se sont prouvés inade- quats pour une comprehension accomplie des relations humaines et sociales. L'échec des héros symbolise l'échec de deux aspects de la philosophic des lumie- res: d'une part une foi démesurée en le pouvoir de la raison, d'autre part un ideal de vie dirigé par la sensibilité. UNE ANALYSE DES TROIS PERSONNAGES PRINCIPAUX DES LIAISONS DANGEREUSES By Madeleine B3+Therrien A THESIS Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY Department of Romance Languages 1966 TABLE DES MATIERES INTRODUCTIOFJOOOO...OOOOOOOOOIOO...OOOOOOCOOOOOOOO. CHAPITRE I Le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil: une entreprise de domination sur le sort.............. CHAPITRE II . La Presidente de Tourvel: faillite d'une morale du sentiment........... CHAPITfl III: L'éCheC d'un systémeIOOOOOOOOOOOOOOC COI‘TCLUSIOIIOOOCOOOO00.0.00...OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOC BIBLIOGRAPHIEO‘O0.0.0.0....OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOC ii 8'7 149 205 215 Lu! INTRODUCTION L'unique roman de Laclos Lcs ia sons dangerouses parut en 1782 et a connu deouis lors un renom tres inégalg 1a vogue considerable dont i1 jouit de nos jours ne saurait nous faire oublier que pendant plus d'un siécle et demi il a été oublié ou méconnu. Lors de sa parution Les Liaisons dangcreuses eut un retentissement extraordinaire (on en compte cinquante éditions entre 1782 et 1815).l L'étude des critiques con— temporaines nous indioue que son succes fut principalement un succes de scandale. 0n connait 1'anecdote de la reine Marie-Antoinette qui en possédait dans sa bibliotheque un exemplaire sans nom d'auteur ni titre sur la rcliure. 0n s'arrache 1e roman, on cherche les "clefs" qui ont servi de modeles a Laclos, on évite 1'auteur comme dcvant etre redou— table puisqu'il a creé de tels monstres.2 Madame Riccoboni écrit plusieurs lettres a Laclos ou elle exprime son indignar- tion: "C'est en qualité de femme, Monsieur, de Francaise, de l A. Delmas dans son livre A la recherche des Liaisons dangereuses (Paris, 1984), p. 15, mentionne que de 1815 a 1850 i1 n'y eut que treize editions du roman en France, douze seulement de 1850 a 1914; mais soixante-trois do 1914 a 1960. 2 Ces faits sont cites par Maurice Allem dans Laclos, Oeuvres (Paris: Pléiade), p. X1. Toutes nos citations de Laclos sont tirées de cette edition. 2 patriote zélee pour l'honneur de ma nation, que j'ai scnti mon coeur blessé du caractere de Madame de Merteuil."5 Grimm parle du poison repandu dans quatre volumes de seduction, oh 1' art de corrompre et de tromper se trouve dé veloppé avec tout le char me oue peuvent lui preter les graces de 1' esprit et de l'imagination, 1' ivres se du plaisir et 1e jeu trcs entrainant d'une intrigue aussi facile ou'ingénieuse. La Harpe remarque que "le vice ne trouve donc pas ici sa punition en lui—meme, et ce denouemcnt sans moralité ne vaut r pas mieux que la restc.") Tilly appelle Les Liaisons dangereuses "l'ouvrage d'une tete de premier ordre, d'un "6 coeur pourri et du genie du mal. En revanche 1e diX—neuvieme siecle ignore 1e chef-d'oeuvre de Laclos. Les quelques critiques sont dans l'ensemble tres severes; les biographies mentionnent Les Liaisons dangereuses "dont 1e succes fut aussi scandaleux que 1'ouvrage"; "c'est un tableau de la plus odieuse 3cite dans Laclos, Oeuvres, p. 689. Elle ajoute : "On vous reprochera toujours, Monsieur, de presenter a vos lecteurs une vile creature, appliquée des sa premiere jeunesse a se former au vice, a se faire des principes de noirceur, a se composer un masque pour cacher a tous les reg ards 1e dessein d'adopter les moeurs de ces malheureuses que la misere reduit a vivre de leur infamie. Tant de dépravation irrite et n 'instruit pas. On s'écrie a chaque page : cela n 'est point, cela ne saurait etre'" p. 695. Corresoondance littéraire philosophioue et critique, XIII, cite dans Laclos, Oeuvres, p. 700. 5 Lettre CLIII, de la Corrcs pondw @ce litté raire, cite dans Laclos, Oeuvres, p. 704. 6 Mémoires du Comte Alexandre de TillyL oour servir a 1'histoire des moeurs de la fin du dix— nu1t1eme siecle, cite dans Laclos, Oeuvres, p. 710. 5 , un "ouvrage d'une immoralite révo tante."8 7 immoralité" Elles placent Laclos parmi les petits conteurs érotiques du dix—huitieme siecle. Sainte-Beuve lui—mcme n'échappe pas a la regle; les Goncourt, eux, paraissent avoir appre- cié certains aspects artistiques du roman mais parlent de "ce livre admirable et exécrable . . . ouelques femmes rares et abominables incarnent en elles—memes une corrup— tion supérieure a toutes les autres et que l'on serait tenté d'apoeler une corruption idéale: 1e libertinage des passions du méchantes, la Luxure du Mal!"9 Dans 1'ensemble, les commentaires du dix—neuvieme siecle frappent par leur ton fortement moral; 1e critique fonde son jugemcnt sur des criteres éthioues. Rappelons que 1e roman a été con- damné en 1852 "pour outrage aux bonnes moeurs." Stendhal (dont 1a légende rapporte qu'il rencontra Laclos a Milan dans une loge de l'Opéra) fait exception: il a apprécié Les Liaisons dangereuses. Delmas cite vingt-quatre mentions 7 cité par Delmas, op. cit., p. 57. Il ajoute: "Ces démarches n'empEchent pas Rab d'étre aussi dur pour le roman 'si scandaleusement fameux oui fut lu avec une extraordinaire avidité par les hommes et les femmes de cette bonne compagnie ou'il peignait sous de si effrovables couleurs'. Il faudrait des pages - monotones - pour rappe— ler toutes les attaoues, toutes les insultes, toutes les calomnies contre'l'horrible roman', '1e roman licencieux' et son auteur 'prodige d'immoralité dars un siecle immoral', 'homme de basse intrigue', 'ce Laclos au renom cynique', 'l'ordonnateur des orgies d'Orléans." p. 59. 8 cité par Allem, dans Laclos, Oeuvres, p. XVII. 9 Edmond et Jules de Goncourt, la femme au dix—huitieme a de Laclos dans l'oeuvre de Stendhal et 11 analyse l'influence qu'aurait eu Les Liaisons dangereuses dans la composition de 10 l'oeuvre de Stendhal. De mEme Baudelaire qui projetait une etude sur Laclos dont il nous reste des notes préparatoires . , ll interessantes. Le vingtieme siecle a redecouvert Les Liaisons dangereuses : Gide, Maurois, Malraux, Giraudoux, nombre d'autres romanciers et critiques de marque lui ont consacré une étude. C'est surtout ces dernieres années que l'intéret a redouble; les nouvelles editions du texte se succedent. Innombrables sont les études et articles qui ont trait aux Liaisons dangereuses. Ce renouveau d'intéret peut s'expliquer par le fait que plusieurs des themes principaux du roman: 1a relation entre 1e corps et l'esprit, 1e rapport entre l'intelligence et la sensibilité}2les problémes de la liberté et de la destinée, des rapports de la volonté et du 10 op. cit., p. 110. ll citées dans Laclos, Oeuvres, pp. 712 ff. Il s'indigne contre "l'appréciation ridicule des Liaisons dangerouses par la Biographie Michaud." Et il est le premier a avoiJ? pressenti la portée historique des Liaisons dangerouses. En outre il contredit les critiques qui ne voyaient dams 1e dénouement ou'une concession a la morale. "Comment vient 1a brouille entre Valmont et la Merteuil. Pourquoi elle devait venir. . . C'est la brouille de ces deux scélérats qui améne les dénouements." p. 716. 12 voir 1'étude de William Mead, "Les Liaisons dangereuses and Moral Usefulness," PMLA, LXXV (December 19605, 565-570. Ill .Illl'. I I”! Finley-.4... 5 hasard,15 l'inaptitude de l'homme a diriger son destin sont des problémes qui interessent particulierement l'homme du vingtieme siecle. De l'ensemble de la cri- tioue contemporaine 11 se dégage l'impression que nous nous intéressons aujourd'hui a des aspects du roman qui ont été ignores ou négligés dans 1e passé. Nous pen— sons particulierement aux méthodes critiques suivantes: - 1'etude des Liaisons dangereuses en tant que roman épistolaire, envisage sous 1'angle de la forme, a des rapports entre la forme et le contenu du roman;l - Les Liaisons dangereuses en tant que témoi- gnage historique et surtout sociologique, 1'étude des personnages, produits d'une certaine époque, dans des conditions sociales qui déterminent dans une large mesure leur personnalité et le sens de leur entreprise.15 Notre etude se propose d'esquisser quelques possibilités de synthese de ces différentes perspectives ce qui nous permettra de dégager la signification de certaines valeurs qui sont implicitement contenues dans 13 voir en particulier Georges Poulet, La distance intérieure (Paris, 1952), pp. 70—80. 4 , . . . . . l Spec1a1ement Jean Rousset, Forme et Signification (Paris, 1962), pp. 65—99; et Jean-Luc Seylaz, Les Liaisons dangereuscs et la creation romanesoue chez Laclos (Geneve, 1958 15 voir Roger Laufer, tyle Rococo, style des "Lumieres" (Paris, 1965), pp. 153—154; Roger Vailland, Laclos_par lui-meme (Paris, 1955); et C.J. Greshoff, "The Moral Structure of "Les Liaisons angereuses," French Review, xxxvii (February 1965), 585—599. 6 1e roman. Nous discuterons notamment a plusieurs reprises la perspective sociologique oui nous aidera a situer les héros, a expliquer leur comportement; ces héros seront envisages comme les representants de certaines classes sociales, illustrant diverses ideologies. A cet effet nous nous limiterons a une analyse des trois personnages principaux des Liaisons dangereuses: le Vicomte de Valmont, 1a Marquise de Merteuil et la Presidente de Tourvel. Le Vicomte de Valmont et 1a.Marquise de Merteuil sont des aristocrates de la fin du dix—huitieme siecle: riches, oisifs, ils menent une vie mondaine brillante qui leur tient lieu de toute activite. Le lecteur est plongé dans un monde elegant, parfaitcment s*perficie1 et incons- cient de sa vanité et de son inutilité. Sous Louis XVI l'aristocratie a perdu sa raison d'etre et a remplacé un ideal de vie glorieuse par une vie de salon futile. Un nouveau type d'homme apparait, 1e libertin, oui ne représente, ajoutons-le toutefois, qu'une fraction de l'aristocratie. Il entreprend une’barriere" de seduction grace a 1aquelle il pourra continuer a jouir de ses pre— rogatives et maintenir sa supériorité qui va résider dans 1'exercice du pouvoir de sa volonté; 1'amour, exempt de sentiment, represente son nouvel ideal. Le libertinage est le moyen par lequel ce nouveau type d'homme veut 7 s'affirmer puisque par sa seule naissance il ne peut plus afficher sa su ériorité. Il ne s'agit donc pas d'un jeu mais bel et bien d'une raison de vivre qui est l'expression d'un mode de pensée nouvelle: celle du libre—penseur qui croit en 1e pouvoir de la raison, en la superiorité de l'intellect sur le sentiment. Ce systeme de valeurs de l'aristocrate intellectuel represente un des objectifs de la philosophie des lumieres. La supériorité basee sur le pouvoir de la raison est en effet 1e point culminant de l'idéal des libres penseurs: 1a pensée doit leur procurer 1a liberté a laquelle ils aspirent. Pour y parvenir, 1e libertin rejette le monde du sentiment au profit de la raison. Les anciennes valeurs affectives sont devenues l'apanage d'une nouvelle classe sociale, 1a bourgeoisie. Dans le roman de Laclos et en face des libertins apparait 1a Presidente de Tourvel qui, comme nous essaie— rons de le prouver, incarne l'idéologie bourgeoise. Son ideal de vie est a l'oppose de celui des deux héros: elle aSpire a la tranquillité, est imbue de qualités mora— les, est surtout profondement croyante, sincerement attachée aux principes de la religion. Les aristocrates libertins vont affronter cette mentalité qu'ils reje tent. Les Liaisons dangereuses présente 1e heurt entre ces deux ideologies opposees, la lutte de l'aris- tocrate libertin contre le danger que represente pour lui 1e sentimentalisme et la vertu bourgeois qui 1e 8 menacent. Le libertin va lutter de toutes ses forces / l contre cette ideologie qui tente dc p nvtrer ses propres O\ J ( rangs. Le Vicomte se propose de faire succomber Madame de Tourvel, de lui faire rencncer peu a peu a son ideal de vie vertueuse. Valmont va faire de sa conquete un chef—d'oeuvre en attaouant a travers elle tout ce qui menace ses prerogatives de libertin: 1a religion, 1a fidelite et la vertu. Les rapports du Vicomte et de la Marquise 16 Ils ont été seront l'objet d'un chapitre special. des amants et leur aventure leur a permis de découvrir la similitude de leur entreprise. Ils décident de deve- nir des confidents mutuels dans leur carriere parallele de seduction. Nous aurons a nous pencher sur la nature de leur union, sur sa complexité. Nous tenterons de démontrer ou'elle commence a se détériorer des le debut de l'intrigue a cause d'une certaine rivalité qui so fait jour dans leurs rapports. Nous verrons aussi que leur lutte contre le sentiment en eux-memes se fait de plus en plus difficile et que peu a peu 1e hasard, l'inattendu sous la forme de l'amour de Valmont pour la Presidente et de la jalousie de la Marquise envers 1e Vicomte altere leur entreprise intellectuelle. Il nous faudra démontrer que leur ideal de vie purement intellectuel est une chimere et s'avere inadéquat dans la conduite de leur existence. 15 Chapitre III de cette etude. I. LE VICOMTE DE VALMONT ET LA MARQUISE DE MERTEUIL: UNE ENTREPRISE DE DOMINATION SUR LE SORT Il est peu d'oeuvres littéraires qui, au meme titre que Les liaisons dangereuses aient fasciné tant de lecteurs tout en les scandalisant, peu d'oeuvres qui aient engendré autant d'appréciations aussi con— tradictoires. Les deux personnages principaux, 1e Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil sont en effet des héros particulierement ambigus et 11 serait fastidieux d'énumérer la gamme de qualificatifs qui leur ont été attribués a l'un ou a l'autre: méchant, dépravé, diabolique, monstrueux, corrompu, satanique; supérieur, intelligent, admirable, tragique, surhumain, genial... Commencons par nous demander quel genre littéraire a rendu possible la creation de héros a la fois si séduisants et si équivoques. Dans un roman conventionnel, 1'auteur omnis- cient éclaire objectivement le lecteur sur le carac- tére et les sentiments du héros. Le lecteur domine 1a situation, il "sait", il peut s'identifier tour a tour aux différents personnages, ou, du moins, il les connait, les juge, approuve ou désapprouve leur con- duite en pleine connaissance de cause puisque 1'auteur 10 lui a révélé tous les replis de son ame. Lorsque 1a Princesse de Cleves prend conscience de son amour pour Monsieur de Nemours, 1e lecteur est immediatement ren— seigné et 11 ne subsistc dans son esprit aucune possi— bilité d'equivoque quant a la nature des actions de 1'héroine, conditionnees largement par ses sentiments: "L'on ne peut exprimer 1a douleur qu'elle sentit de connoitre, par ce que lui venoit de dire sa mere, l'interest qu'elle prenoit a M. de Nemours: elle n'avoit encore ose se 1'avouer a elle—mesme. Elle vit alors que les sentiments ou'elle avoit pour lui estoient ceux que M. de Cleves luy avoit tant demandez; elle trouva combien 11 estoit honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritoit".l fladame de Cleves aime, elle vient de le decouvrir. Toute sa destinee sera esormais affectee par cette prise de conscience precise. En mEme temps que l'héroine, 1e lecteur est mis au courant de la situa- tion et 11 pourra 1a suivre pas a pas dans sa lutte, ses remords, son bonheur ou son malheur. Le precede est analogue chez L'Abbé Prevost. Des Grieux rencontre Manon dans les rues d'Amiens: "Elle me parut si charmante, que moi, QUi n'avais 1 La princesse de Cleves .1. Madame de Lafayette, (Paris, 1958), p. 1159. 11 jamais pense a la difference des sexes, ni regarde une fille avec un peu d'attention, moi, dis—3e, .1. dont tout le monde admirait 1a sagesse GU 1a retenue, je me trouvai enflamme tout d'un coup jusou'au trans- port. . . Je m'avaneai vers 1a maitresse de mon coeur. . . . L'amour me rcndait deja si eclaire, depuis un moment eu'il etait dans men coeur. . . Le lecteur assiste a l'evolution du heros, il cons- tate en lui la transformation provoquee par l'amour. 11 en sait autant cue l'auteur. Rien de tel dans un roman epistolaire. Le heros n'est connu du lecteur que par les lettres qu'il ecrit, celles qui sont ecritcs a son sujet, ("~ ou celles qui lui sont adress=es. Les lettres ecrites par le héros sont sus- pectes quant a leur objectivite. Il ecrit a un destinataire, il n'est donc pas seul en face de lui- meme en train de s'ana yser et de regarder dans son coeur. l s'adresse a ouelqu'un et, forcement, ce correspondant invisible est present a son esprit, son existence, sa personnalite occupent l'epistolier comme s'il etait vraiment 1a. Par consequent 1e contenu de la lettre est modifie par le fait qu'elle ’3 a Abbe Prevost : Hisooire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (Paris, 1965), pp. 19—2‘. est destinee a une personne pre ise, qu'elle devra toucher, frapper ou emouvoir. L'autcur de la lettre choisit ce ou'il va dire en anticipant 1a reaction du destinataire. 11 ne devoile que ce qu'il veut bien deveiler et imprime a la lettre un certain , 1 '3 ton qui transformc la verite ou tout au moins 1a presents sous un angle particulier. La feinte n'est pas toujours consciente mais il est indiscutable que |._J 'on ecrit beaucoup plus souvent avec l'intention de produire un certain effet plutet que pour se devoiler lucidement. Un eul exemple parmi beau— coup illustre ce fait: apres sa victoire sur Prevan, I \ 1a Marquise de Merteuil relate l'evenement dans deux lettres, 1'une adressee a Valmont, l'autre a Madame de Volanges. L'episode raconte est le meme, mais 1e ton des lettres en fait, avec une vraisem— blance totale, deux histoires totalemcnt differentes. Dans 1a lettre a Valmont, elle se vante glorieuse— ment d'avoir pris toute l'initiative, dams celle adressee a Madame de Volanges, elle joue l'inno— cence attaeuee. Elle veut impressionner Valmont, mais veut passer pour une victime aupres de Madame de Volanges. Elle envoie d'ailleurs une copie de cette deuxieme lettre a Valmont pour qu'il voie "cette histoire telle qu'il faut 1a raconter”(p.198 Elle utilise 1a lett re non seulement comme un moyen d'informer 1e correspondant, mais aussi de le trompcr scienment en lui pr entant 1a verite par ielle ou deformee. un mo en de simuler ou de dissi— (D (D C) Cr "La lettr muler tout a1t :LIt que de dire seer tinerent" Madame de 11erteuil utilise cons tamment 1a let tre com me une arme ou comme un mcyen de pression. Elle en a fait un sys teme dont elle a souvent eprouve l'efficacite et elle donne ce conseil a Cecile: "Voyez done a soi- gner davantage votre style. . . Veus dites tout ce que vous pensez et rien de ce que vous ne pensez pas. . . Vous voyez bien que , quand vous eerivez a quelqu'un, c'est pour lui et non pas your vous: vous devez donc moins chercher a lui dir ce cue vous pensez que ce qui lui plait davantage." (p. 249). La lettre n'est done pas un moyen sincere de s 'exprimer, mais bien souvent un mcgen d'agir sur les autres, en dissimulant ses propres pensees. 5 "C'est que chaque lettre est s' bien adressee a ouelou'un, tellemcnt composee a la mesure de ce lestinataire et dc sa situation actuelle, que ce destinataire est dans la lettre ou'il va recevoir autant que celle qu'il ecrira", Jean Rousset, op. cit., p. 95. Voir a ce sujet tout le chapitre: ”Unc forme litter aire: 1e roman par lettres". 4 .,. 1o1d., p. 80. l4 Quant aux let res qui sont ecrites au sujet des héros, leur objectivite n'en prete pas moins a caution. Dit-on toujours la Verite sur ceux dent on parle ? Et d'ailleurs, dans quelle mesure ccnnait—on 1e prochain en question. Le cas Merteuil prouvera admirablement a quel point l'image que son entourare se fait d'elle est relative ou erronee. Le lecteur ne possede donc pas une descrip- tion objective du heros faite par un auteur infailli— ble. Il n'a en main que des indications eparses, suspectes quant a leur objectivite et 11 lui appar- tient, a lui, de retablir la verite en examinant, en rapprochant et surtout en jugeant les elements qui constituent l'essertiel de la personnalite du heros. Il faudra combiner en les triant les renseignements fournis par le héros lui—meme, par ses correspondants, par les tiers en tenant compte des circonstances, et des rapports des heros entre eux. Par consequent il convient que le lecteur d'un roman epistolaire (et le critique), lise "en filigrane et par refraction tout ce qu'on n'a pas pu lire en clair; la part est done considerable, qui est faite a l'intervention du lecteur, a ses dons de rec— tification et d'interpretation. Le lecteur est prie d'etre intelligent. 11 se voit invite a reconstituer une partie de la realite qu'on lui dercbe"./ C'est ce cue nous allons tenter de faire en analysant les héros des iaisens dangereuses. Penetrer dans la societe libertine dc la fin du dix—huitieme siecle, c'est decouvrir un monde brillant, elegant, oisif; un mende par enu au bout J! de ses resseurces o les seules distractions sont les salons, l'opera, la chasse. Un certain type d'homme domine la scene, avec un mode de vie et de pensee et .1‘ un ideal neuveaux, 1e libertin parade dans cette society~ ( frivele, elegante, et superficielle, dans ce monde limi— te, ferme, ignorant des problemes materiels, politieues ou sociaux et dent la seule occupation est de chercher a se distraire en brillant. Il s'est cree des criteres et des leis qui lui sent propres. La Vie mondaine a cesse d'etr 1ne vaine distraction; secuire et plaire, loin d'etrc un simple jeu, deviennent une raison de vivre- 1e charms, 1a richesse et la naissance ne suffi— sent pas a un hemme, meme jeun= et beau pour devenir un Don Juan en vue. Eceutons 1'un d'entre eux, Vressac, 5 Reusset, on. cit., p. 80. 16 1e mondain de Crebillen qui proclamait en 1764: "C'est une erreur de creire que l'on puisse conser- ver dans le monde cette innocence de moeurs que l'on a communement ouand on y entre, et que l'on puisse toujours etre vertueux et toujours naturel, sans risquer sa reputation et sa fortune. Le coeur et l'esprit sont forces de s'y gater, tout y est mode et affectation. Les vertus, les agrements et les talents y sont purement arbitraires, et l'on n'y peut reussir qu'en se defigurant sans cesse. Voila des principes que vous ne devez jamais perdre de vue."6 Cette derniere recommendation parait s'adresser au lecteur de certains romans du dix-huitieme siecle ou la corruption, l'artifice et l'arbitraire regnent en maitre. En penetrant dans ce monde etrange et fasci- nant, rappelons-nous l'avertissement de Crebillon: 1e monde n'a pas de place pour la vertu ou pour 1e naturel; la naivete et la spontaneite y sont bafouees et ecra- sees. Le masque, 1a dissimulation y sont de mise. Les valeurs traditionnelles de pudeur et d'honnetete y sont ridiculisees; la société se cree de nouvelles valeurs. 6 , . — Claude Crebillon, Les Lgarements du coeur et de l'esnrit (Paris, 1961), p. 196. 1? C'est bien une nouvelle ethique insolite que nous allons etudier a travers les heros du roman de Choderles de Laclos. Limitons—nous pour quelques ins- tants a une presentation descriptive des heres et du cadre dans leeuel ils deploient leurs alents, avant d'analyser 1e sens de leur entreprise. Le Vicomte de Valmont est un etre particulierement seuuisant; un re, sa comparse 1a Marquise de Merteuil dit de lui: "Le Valmont que j'aimais etait charmant. Je veux bien cenvenir meme que je n'ai pas rencontre d'homme plus aimable" (p. 560). Nous n'avons de lui aucune description physique; petit, grand, blond, brun, nous l'ignorons. Toutefois personne n'est plus vivant que lui et il est facile au lecteur de se le representer, de creer de lui une premiere image super— ficielle d'apres ses lettres, son comportement et les jugements que pertent sur lui les autres personnages du livre. Jeune, brillant, riche, intelligent, il regne en maitre dans une societe qui le fate. Il est recu partout et, a l’instar de ses semblables, fréeuente les salons en vue, est de tous les diners. 11 soupe 00." chez"la marechale de (p. 142). 11 reeoit "une invitation fort pressante de la Comtesse de B°“, pour aller la voir a la campagne" (p. 122). ll frequents aussi 1e demi—monde et a plusieurs reprises voit Emilie, 18 une "fille, bien cennue pour telle” (p. 526 . Char- meur, Valmont est petillant d'esprit et de vivacite. Ses lettres sent interessantes, animees; souvent on croirait assis ter a une conversation enjouee: "Je ne ('J fus pas plutet entre dans le c- rcle, ue je fas prie ,0 du souper par acclamation. Je 1e fus ussi par une petite figure grosse et ceurte qui me barageuina une invitation en franeais de Hollande, et que je reconnus pour le ver itable héros de la féte. J'acceptai" (p. 101). Le ton de ses lettres varie etonnament suivant le desti- nataire. Sa correspondance avec sa complice, Madame de Merteuil est familiere, vive, les plaisanteries y sont nombreuses et souvent esees: "J'ai dirfge sa promenade (1% de maniere qu’il s'esq trouv un fosse a franchir; et, quoique fort leste, elle est encore plus timide: vous jugez bien qu'une prude craint de sauter 1e fos se" (p. 21). 7 En revanche, ses lettres d'amour a Madame de Tourvel sont la pejreuses et sentimentales: "iccable par les peines d'un amour malheureux, je n'avais d'au— tre consolation que celle de vous voir: vous m'avez ordonne de m'en priver; j'ai obei sans me permettre un murmurs. . . . je suis a vos genoux, j‘y reclame 1e bonheur que vous voulez me ravir, 1e seul que vous 7 sur l'humour de Valmont, voir: Georges I? ay, "The witticisms of Monsieur de Valmont, L" Createur, 111 (Winter 1965), 181 19 I m'avez laisse; je vous crie: ecoutez mes prieres, et “1" .1, 1.. voyez mes larmes; ah! adame, me refusereZ-vous? (pl. 120, 122) "Et voici son propre jugement sur ces lettres: " . . . ce perpétuel rabachage, qui déja ne m'amuse pas trop, doit étre bien insipide, pour toute personne desinteressée." (p. 159). 11 manie 1a plume avec un grand art, tour a tour narrateur, confident, ou amant hypocrite qui connait 1a valeur des mots et leur effet sur une femme qui aime. Ses lettres sont parsemées d'allusions litte- raires. 11 cite Regnard (p. 264), La Nouvelle Heloise (pp. 260, 262), Voltaire (p. 251), Racine (o. 146), Piron (p. 95), La Fontaine (p. 17), De Belloi (p. 321). I1 serait faux d'en conclure que Valmont est un homme cultivé. Ses citations sont presque toujours placées dans ses lettres pour en tirer un effet comique ou sar- castique: "Quand au changement de ma figure, fies—vous a votre pupil1e l'amour y pourvoira" (p. 264). Ce vernis littéraire fait tout simplement partie de son education de gentilhomne. Dans aucune de ses lettres, il n'énonce une opinion sur un livre ou sur une piece de theatre. 11 va a 1'opéra pour y reneontrer des amis mais ne fait jamais 1a moindre mention 1 la qualité du spectacle. Les problemes philosophiques ne paraissent meme pas l'effleurer et la seu1e citation de Voltaire est tirée d'une comédie (p. 251). 20 (D g H Sept ans avant la evolution, ce grand seign est tot alcm n inconscient de tout probleme politiquc on social. De ses ancétres il a hérite un titre, de 1'é1égance et de la fo: tune. Uais ou'est-il advenu de 1'honneur? Tous les moyens lui sont bons lorsou'il a decide d'obtenir queloue chose. 11 ne connait aucun scrupule, charge son chasseur d'eni vrer les gens, de sis du re les fem es de chambre pour entrer dmns leur confidence (p. 236). ll fouille dans un secr étaire pour y découvrir des lettres: "Je feignis un saignement de nos, et sortis. Je volai au secre ’tm.; re, mais je L.) trouvai tous les tiroirs ouverts, et p«s un papier eerit... ~— I Je regrette de n'avoir pas 1e talent des filous. 1e devrait-il pas, en effet, entrer dens l'education d'un homme oui se mEle d'intrigues? ne serait—11 pas plaisant de dérober 1a Lettre ou le portra t d'un rival, ou de tirer des poches d'une prude de ouoi lac ‘emasouer? (p. 00). Ce "gentilhomme"n 'hé ite pas 1 soudoy-r: "Je tentai (”J de gag ner 1a Femme de ch Lambre, et je voulus obtenir d'elle de me livrer les poches de sa Maitresse, dont elle pouvait s'emparer aisément 1e soir, et ou'il lui était facile de replacer 1e matin, sans donner 1e moindre soupcon. J'offris dix louis pour ce leger service." (p. 95) 11 s: sert d'autrui comme d'un instrument pour l'execution de ses plans: "Comme je senteis qu: plus cette fille serait humiliee, plus j'en disooserais k 0 d‘ Q—I (D .1 ,1) facilement...." (p. 94). I] n'a aucun resn- personne humaine, de la reputation et de la aisnite des gens qu'il ramene a dc simples objets utiles ou genants. Les valeurs tratitionnclles les plus sacrees ne sont ou'un vain mot: il les encourage pour mieux s'en moquer. L'amitié par exemple est constanment en butte a ses railleries et a sa derision. 11 1a bafoue, et se joue d'elle. 11 a commence par gagner la con— fiance du Chevalier Danceny qui se tourne vers lui lo~squ'il est malheureux: ". . . je n'ai d'espoir qu'en vous. . . vous etes le seul a qui je puisse me confier, ne me refuses pas vos secours . . . le seul soulagement que j'eprouve dans ma douleur est de songer qu'il me reste un ami tel que vous" (p. 125). ll amene la petite Cecile que Danceny aime passionnément a lui procurer l'acces de sa chambre pour pouvoir abuser d'elle plus facilement. ll fait appel a l'interet £0, qu'il porte a un ami pour arriver plus commodément ses fins. 11 jette dans l'esprit du Chevalier des soupcons concernant l'amour que lui porte Cecile et 11 trouve "l'occasion d'un plaisir plus piquant" lorsqu'il seduit Cecile, a la pensée que, sans le savoir, c'est Danceny lui—mEme qui lui en a procure 1e moyen. Il entreprend de débaucher Cecile et lui raconte "toutes les aventurcs scandaleuses qui me passaient par la tEte; et pour les rendre plus piquantes et fixer davantage son attention, je les mettais toutes sur 1e compte de sa maman, que je me plaisais ainsi a chamarrer de vices et de ridicules" p. 265). ll pousse 1e cynisme jusqu'a la rendre enceinte, trouvant plaisante l'idée que le futur mari de Cecile "ne courra pas le risque de mourir sans posterité" (p. 277). Jamais chez lui la moindre trace de remords, ni un soupcon de sentiment de culpabilité. A aucun moment 11 ne s'interroge pour savoir si sa conduite envers Cecile est reprehensible, sa conscience ne l'inquiete pas. 11 se glorifie d'avoir enlevé en une soirée une jeune fille a son Amant aime, d'en user ensuite tant qu'on 1e veut et absolument comme de son bien, et sans plus d'embarras d'en obtenir ce qu'on n'ose pas meme exiger de toutes les filles dont c'est 1e metier; et cela sans la deranger en rien de son tendre amour° sans la rendre inconstante, pas meme infidele: car, en effet, je n'occupe seulement pas sa tete! en sorte qu'apres ma fantaisie passee, je la remettrai entre les bras de son Amant, pour ainsi dire, sans qu'elle se seit apercue de rien (p. 275). 11 1e reconnait, il s'agit pour lui d'une fantaisie sans beaucoup d'importance et qui aura 1e merits de le distraire pendant queloue temps et qui aura de plus l'avantage d'al— longer la liste de ses conquetes. En effet, 1e Vicomte a entrepris une veritable carriers de libertinaqe. Des sa premiere lettre nous lisons: "conquérir est notre destin" (p. 16). ll prend l'entreprise tres au serieux; la seduction devient pour lui un but, une raison de vivre et 11 y met toute son [\J \N énergie et son intelligence. 11 a eu (et perdu) de nombreuses femmes. Sa reputation n'est plus a faire: "il a choisi les femmes pour victimes. Je ne m'arréte pas a compter celles qu'il a séduites: mais combien n'en n'a-t-il pas perdues ?" (p. 26). Valmont toute— fois n'a rien d'un vulgaire débauché a la poursuite de plaisirs faciles et varies. ll ne recherche pas 1e plaisir pour lui-meme. Plutot que des femmes, c'est de sa propre personne qu'il est épris. En effet sa vanite n'a d'égal que son narcissisme; il a une trés haute conscience de sa valeur. Prepa— rant une conquete, il attend 1e moment de pouvoir dire a ses rivaux: "Voyez mon ouvrage et cherchez—en dans le siecle un second exemple" (p. 275). L'amour represente pour lui non primordialement une occasion de plaisir, mais un moyen d'eialter son amour—propre, d'affirmer son pouvoir et sa valeur. Ecoutons ce cri victorieux: "Partagez ma joie, ma belle amie; je suis aimé; j'ai triomphé de ce coeur rebelle. C'est en vain qu'il dissimule encore; mon heureuse adresse a surpris son secret. Grace a mes soins actifs, je sais tout ce qui m'intéresse: depuis la nuit, l'heu- reuse nuit d'hier, je me retrouve dans mon element; j'ai repris toute mon existence" (p. 92). Un indice de la bonne marche de son entreprise suffit a provoquer en lui cet enthousiasme bruyant. La jouissance ne reside pas pour lui dans l'amour partagé mais dans la 24 conscience aigue qu'il a de son aptitude a le faire naitre chez l'élue du moment. 11 ne manque aucune occasion do se le prouver: "L'aventure en elle-meme est bien peu de chose; ce n'est qu'un rechauffé avec la Vicomtesse de M." C'est au chateau de la Vicomtess qu'il s'est arrété pour diner. ll brigue ses faveurs par pure convenance. On lui répond que c'est "impos- sible". "Jusque la je n'avais cru que lui dire une honneteté: mais ce mot d'impossible, me révolta comme de coutume. Je me sentis humiliee d'etre sacrifié a Vressac, et je résolus de ne pas 1e souffrir: j'insis- tai done" (p. 145). Valmont va tout mettre en branle pour parvenir a ses fins, non sous l'aiguillon du desir, mais pour prouver qu'il n'est pas d'obstacle qu'il ne puisse surmonter; 11 se grise de l'étendue de son pou— voir, et admire sa propre force et sa subtilite. 11 se veut entierement libre a l'égard de l'amour, affranchi de toute attache, disponible, et maitre de son choix. Donc, ce n'est pas une union a laquelle il aspire dans l'amour, ais a un moyen d'af— firmer sa personnalite. Par consequent ce ne sont pas des partenaires qu'il recherche, mais des victimes. En effet, non content d'user et d'abuser du trouble qu'il éveille, il veut perdre les femmes aprés avoir rompu avec elles. Leur déshonneur et leur ruine vont servir d'instrument a son entreprise de valorisation de son ego. Il avoue: "Je n'en reviens pas d'avoir eu l'idée de finir une aventure, avant d'avoir en main de quoi perdre l'Heroine" (p. 227). See aventures ne doivent pas rester inconnues, et plus 11 leur sera donné d'eclat, plus 1e prestige de Valmont y gagnera. "Je joindrai a toutes les obligations que je lui ai deja celle de la celebrité que va prendre cette aven— ture" (p. 541), se vante—t-il apres qu'une de ses maitresses qui a tout sacrifie pour l'amour de lui se soit retiree dans un couvent. ll ajoute: "Je vous 1e disais bien, il y a quelque temps, que malgré vos inquiétudes, je ne reparaitrais sur la scene du monde que brillant d'un nouvel éclat. Qu'ils se montrent donc, ces critiques severes, qui m'accusaient d'un amour romanesoue et malheureux; qu'lls fassent des ruptures plus promptes et plus brillantes . . . " (p. 341). L'amour devient par consequent une carriere avec ses difficultés a surmonter, ses obstacles, ses succes et ses échecs. Ce n'est pas toujours une occupation agréable: "J'allais a ce rendez—vous sans plaisir, et uniquement par precede. Mon lit, dont j'avais grand.besoin, me semblait, pour le moment, preferable a celui de tout autre, et je ne m'en etais 1 igné qu'a regret. Cependant je n'ai pas eu plutbt (3‘ O trouvé un obstacle que je brulais de 1e franchir"(p. 227). R) 0 Et de mettre tout en oeuvre pour obtcnir une victoire de l'esprit tout en subissant une nuit sans plaisir mais qui flattera son amour-propre et confirmera l'in— défectibilité de son pouvoir.8 Or 1e probleme de la seduction a fascine de nombreux auteurs qui se sont intéresses au phenomene du don-juanisme. Laclos a ceci de particulier qu'il a mis en scene, aux c6 es de Valmont, une femme, qui va prétendre mener a bien une entreprise parallele. La Marquise Merteuil est une des heroines les plus ambigues de la littérature et, pres de deux siecles apres sa creation l'enigme de sa personnalité n'en continue pas moins a etre sujet a controverse. Elle nous est presentée sous plusieurs angles diffé- rents: telle ou'elle est vue par la société, par ses amants, par Valmont, et par elle-meme. L'analyse de ces quatre points de vue sera le point de depart pour la reconstruction de son personnage. 8 "On voit en quoi 1e seducteur différe d'une espece voisine, avec laquelle on 1e confond tres souvent: l'amateur de femmes. Ce dernier peut ne pas s'interesser plus que le séducteur aux plaisirs étrangers a l'amour. Mais au—moins ces plaisirs—la existent pour lui. Les femmes sont a ses yeux des etres vivants dont i1 goute les moindres qualites. Ce ne sont jamais de simples equations a résoudre . . . Le seducteur en effet n'est qu'amour-propre." Jacques Faurie, I‘ssai sur la seduction, (Paris, 1948), pp. 56,57. 27 I Madame de Merteuil est une jeune femme sedui- sante. Elle fait partie du mEme monde que Valmont et mene une vie mondaine et oisive, cette vie de salon cu l'aristocratie de la fin du diK—huitieme siecle s'en— nuyait avec elegance. Depuis son veuvage, elle a refuse plusieurs partis avantageux et s'est cree un personnage de femme vertueuse et invincible. Madame de Volanges, 1e porte—parole de la societe bien—pen- sante s'adresse a elle qui est de beaucoup sa cadette pour lui demander conseil au sujet de sa fille: ". . . je reclame vos conseils. Ces objets severes contras- tent beaucoup avec votre aimable gaiete, et ne parais— sent guére de votre age: mais votre raison l'a tant devancel Votre amitie d'ailleurs aidera votre prudence" (p. 226). Une ainee lui temoigne de la confiance, 1a juge asses raisonnable pour l'aider a prendre une deci— sion importante concernant l'avenir de sa fille. La meme dame respectable la donnera en exemple en disant d'elle: "A mesure ou'elle a vu davantage, ses princi— pes sont devenus plus severes" (D. 68). La Marquise s'est aussi attiree les bonnes graces des vieilles dames du cercle qui la trouvent "merveilleuse". Elle est admiree, respectee, et sa conduite apparemment irreprochable a fait oublier depuis longtemps "ouolques inconsequences qu'on avait a lui reprocher dans le debut de son veuvage". La petite Cecile est en extase devant 1a Marquise, elle lui voue une veritable devo- tion et est touchee par sa sollicitudez" . . . elle a si bon coeur! elle partage tous mes chagrins comme moi- meme" (p. 83). Quant a ses amants, ils ont d'elle une idee non moins flatteuse. Le Chevalier de Belleroche est amoureux et trouve aupres de la Marquise un "bonhcur parfeit". ll garde le secret sur cette liaison, car, comme tous les amants precedents de la Marquise, il crcit etre le premier a avoir su l'emouvoir et, par delicatesse, il ne veut pas compromettre la reputation de celle qu'il aime et qui le rend heureux. ll 'accable "d'attention, de tendresse, de veneration" (p. 270) apres avoir appris que Prevan a tente de lui manquer de 1. respect. Aucun soupcon quant la nature veritable de £131 sa maitresse. Elle se montre a lui sous un seul jour: une femme aimante, soucieuse de garder intacte sa repu- tation, mais capable de se donner a lui par amour. De mEme Danceny, 1e jeune am g t, est totalement n “ ebloui par la "delicatesse de sa maltresse, par la pure— te de son coeur. Il l'appelle "amie sensible, tendre amante",. C'est a ses yeux "l'amour veritable" oui les e est "308 ct C') a reunis; il est comblé de bonbeur, sa mai Y!” pour lui une idole: o vous, que j'aimel" (b. 350). ll ne soupconne pas un instant la bonne foi et la since— rite de sa maitresse: ". . . tout entiere a l'amour, tu partageras mes desire, mes transoorus, 1e delire de mes se s, l'ivresse de mon ame” (p. 551). Les rapports de la Hareu'se avec Valmont se- ront l'objet d'un chapitre special. D'anciens amants, ils sont devenus amis, des amis d'un genre particulier a la verite, plutbt des confidents et des complices dans leur "carriere" parallele de seduction. La Mar- quise est le "depositaire de tous les secrets" (p. 17) du coeur de Valmont. Ils entretiennent une correspon- dance reguliere. Valmont a été sor amant, 11 se pre— tend son ami. Il devrait donc etre le seul a la con— naitre vraiment. Mais 1e veut-i1 seulement ? Il est fascine par sa personnalite, son intelligence et son brie; il l'utilise comme comparse, profite de ses con— seils; il lui confie ses secrets, il fait d'elle incons- ciemment un miroir ou trouver sa propre image, l'effet produit par ses actions d'eclat mais il ne cherche pas vraiment a la comprendre. L'image de la Merteuil vue par Valmont ne sera dcnc qu'un des elements qui per— mettront de constituer sa personnalite et non, comme on pourrait le creire a premiere vue, un tableau fidele et objectif d'une femme vue par un ami loyal auquel elle ne dissimule rien. L'image que la Marquise donne d'elle—méme n'est pas moins suspects. "Que vos craintes me causent de iél écrit—elle a Valmont. Combien elles me prouvent d' i "d (3‘ ma superiorit sur vous!" , et plus loin: "Et qu'avez— veus donc fait que je n'aie surpasse mille fois ?" (p. 173). ll serait aise de multiplier les exe ples illustrant la benne opinion que la Marquise a d'elle- meme, et qu'elle veut impeser a Valmont. Elle est passee maitre dans l'art de se faire veir sous un cer- tain jeur, variant suivant 1e cerrespendant aueuel elle s'adresse. ll s'ensuit qu'elle est aux yeux de chaqu membre de son entourage un etre totalement different. La lecture des Liaisons dangereuses presente If done madame de Merteuil sous des jeurs opposes: une femme vertueuse et respectee, une amante fidele et sincere, unc femme facile, mauvais sujet, intelligente et rusee, et finalement la femme superieure pour la— quelle elle veut se faire passer. Tentens maintenant de recenstituer en partie 1e persennage de la Marquise en tenant compte de la valeur relative des informatiens disponibles. La premiere lettre de la Marquise de Merteuil ainsi: "Revenez, men cher Vicomte, revenez: que Q. (D O: C: Cr. (v faites-veus, que pouvez—veus faire chez une vieille tante dent tous les biens vous sent substitues? Par- tez sur le champ." (p. 15). Ce premier contact du lecteur avec l'hereine est tres instructif. Qu'apprend— on a son suget ? Elle re peut comprendre que Valmont passe sen temps chez une vieille tante a l'heritage de laquelle i1 n'aura aucun dreit. Elle ne peut conce— voir que l'on puisse desirer faire plaisir a autrui ‘4. sans interet immediat. Voici denc un premier trait de sa persennalite: agir en fenction d'un resultat precis, d'un profit tangible prevu a l'avance. C'est un symp- teme d'une nature interessee, calculatrice. Le lec- teur apprend en outre qu'elle ferme 1e prejet de faire seduire Cecile, une petite pensionnaire de ouinze ans, par sen allie Valmont. Cecile est jelie, gauche, naive, ignerante et la Marquise veut que Valmont la "forme" pour que son futur mari seit trempe avant méme sen mariage. Cela serait "plaisant". Cecile est consideree comme un simple objet qu'elle confie a Valmont. Elle se "excellente idee" qui sera "une reuerie” vante de cette divertissante. Pas l'embre d'un scrupule; l'innocence de la jeune fille n'est qu'un piquant de plus. Et 1e motif d'une telle noirceur: 1e fiance de Cecile, Ger- ceurt fut sen amant et l'a quittee. Ainsi des 1a pre- miere lettre de la Marquise, 1e lecteur apprend que Val— mont a été sen amant ainsi que Gerceurt et qu'ils ent ete remplaces par "1e regnant Chevalier". Aucun deute: la Marquise court les aventures galantes au meme titre que Valmont. Elle declare: "l'ameur ne m'aveugle pas" et manifestement Gercourt n'a jamais ete pour elle qu'un amant erdinaire dans la lengue liste de ses IX) [\N .8 . . amint Une telle attitude que le lecteur cens1dere avec une certaine indulgence pour la seducteur qu'est Valmont, etenne de la part d'une fe:nm—. En effet, la Marquise veut jeuir de la meme liber te es 'un homme dans sa vie ameureuse. C'est une libertine qui pre— tend nen seulement avoir des amants comme ben lui semble, mais pe avoir les cheisir et les quitter a son gre. Elle regrette asses peu Ger ceurt puisou'elle l'a remplace sans tarder. Elle est jeune, jelie, spirituelle et vit dans un monde et le libertinage est l'oecupatien majeure et 11 est clair qu'elle n'a pas de difficulte a trouver deg amants. Valmont reconnait que dans leur entreprise la Marquise 1e suit "au meins d'un pas egal" (p. 16). Peurquoi alors cette fureur, cet acharnement contre Gerceurt. Eh bien, parce qu'il a eu l'audace de la quitter, il ne lui a pas laisse l'initiative de la rupture. Elle ne peut pas supporter d'avoir ete traitee a la 1e cgere, d'aveir eu a subir un abandon comme n'imperte quelle autre femme dont un hemme se 8 Il est interess ant aussi de noter 1e contrasts entre la premiere lettre, eerite par la petite Cecile, qui revele tant de fra1cheur et de naivete, et la mechancete, la pervers ite de la Marquise1 "Ainsi les deux plans de l'oeuvre sent—ils donnes des 1e debut: celui de l'innocence et celui de la corruption, celui des victimes et celui des bour— reaux," Jean-Luc Seylaz, on.cit., p. 27. Veir tout le chapitre deux, "Une esotetr‘e sens ible" sur 1'utilisatien que fait La cles de la composition par lettres. \ ‘4 \N serait lasso. Elle demands a Valmont de servir ”l' amour et la vengeance” et elle ajoute: "L'espoir er rassei en e mon ame". (p. 15) Le point de me vcn de depart dos Liaisons dangereuses est done is desir >711 de la flarquise de prendre une revanche sur quelqu'un qui l'a humiliée. Elle a été obliges do souffrir une morfitication degradante a ses yeux et elle se promet de la faire payer cher a celui oui en a été l'au Elle n'aimait pas Gercourt, mais elle a du rampcr. "Quelle est donc en effet l'insolente securite de cet homme, qui ose dormir tranquillc, tandis ou'une femme, l) qui a a se plaindre de lui, ne 8' st pas encore verges?" (p. 4b). Si cot homme connait une securite insole nte 'est parce ou 'il n 'irnore pas que la société est ainsi faite que les hommes peuvent, a leur fantaisie prendre et abandonner les fem12' les, les aimer ou s'en faire aimer sans Que cela nc les engage aucunemcnt. Mais la Mar- ‘ #1 guise ne se considers p s comme une 1emme ordinairc et {0 elle se rcbelle contre cet état de choses. Elle declare a Valmont, en parlant de la condition de la femme: Sa prudence doit dénouer avec adresse ces memes liens oue vous auriez romous. A la merci de son ennemi, elle est sans res urce, s'il est sans generosite: et comment en espérer de lui, lorsoue si ouelqucfois on le loue d'en avoir, jamais wourtc' nt on no le blame d'en manquer? Sans doute, vous ne nierez pas ces Véri es cue leur evidence a rendues triviales. Si cependant vous m'avoz vue, disposant des evene— ments et des opinions, faire de ces hommes si CJ 0 (I) d" C24 (D 3 O 0 o p *0 H H o (D C O C 91 (D re doutabl mes fanta er aux uns la volonté, aux aut e sance de me nuire; si j'a su tour a , ~uivanc mes gouts mobiles, attacher a ma suite ou rejeter loin de moi Ces Tvrans détroncs devenrs mes esclaves; si, u milieu de ces revolutions frequentes, ma reputation s'est pourt51nt conserves pure; n' avez- vous pas du en conclure oue, nee pour venger mon sea e et maltriser le votre j'avais su me creer des moyer s inconnp s jusqu'a moi? (p. 175) La Marquise commence pa r reconnaitre la dc pen- dance de la femme de l'homme dans les rapports amoureux. O\ Du fait que l'nomme peut, impunement, disposer a son gr de sa conquete, il devient aux yeux de la femme un "ennemi" et non plus seulemcnt un amant. L'amour se transforms en une lutte. Et, pour la premiere fois, une femme, la Marquise, pretend l'emporcer dans le duel amou- reux, faire des homaes son "jouet". Or Gercourt a pre— sa gu ise, se l'assujettir et elle m' tendu la conduire veut prouver qu'elle aura le dernier mot grace a la vengeance qu'elle complote. Si bien que lorsqu' elle proclame qu'elle est ee pour venmer son sexe, cela indique ou'elle se considers élue pour une mission par- ticuliere: celle de renverser les roles, de tronquer le personnage d'"esclave" contre celui de "tyran", en un mot de prendr e une revanche éclatante et me ritee sur les hommes qui pe endant 81 long temps ont été les vainqueurs dans "cette partie si inegale" puisque les hommes n'avaient jamais rien a perdre. Il ne s'agit évidemment pas ici de feminisme au pied de la lettre:9 la Marquise pretend simplement que les femmes prennent leur revanche dans le jeu de la domination. Son attitude implique une violente critique de la societe qui permet une telle injustice. Un critieue, Loy, écrit que pour la Merteuil: "love equals vengeance"lo. Il parait plus vraisembla- ble que la vengeance est appelée non par l'amour de l'homme lui-meme mais par son attitude supérieure et méprisante envers la femme. En effet la Marquise n'a pas cherché a se venger do Valmont apres qu'ils se soient aimes; ils se sont quittés bons amis, sans rancunc ni animosite et sont devenus confidents. Oui, a la fin du livre, elle menace: "Quand j'ai a me plaindre de quelqu'un, . . . je me venge" (p. 571). Mais a ce moment-la Valmont a trahi leur amitié, il lui a enlevé Danceny pour le rendre a Cecile, et, non content de cette mauvaise plaisanterie, il l'humilie et la persifle 9 comme, entre autres, a voulu le voir Aram Vartanian "The remarkable 'Letter 81', in which she lays bare the history and meaning of her life, mapping out her entire existential situation, is in effect a proclamation of eouality between the sexes, however 'uneoual' might seem some of the methods she has employed to achieve this for herself." "The Marquise de Merteuil a case of mistaken identity," L'ESprit Créateur, 111 (Winter 1955), 17s. o T , . 1. 1 J. sobert Loy, "Love/Vengeance 1n the Late Lighteenth— Century French Movel," L'Esprit Createur, III (Winter 1965), 1620 en lui disant qu'entre Cecile et elle Danceny "n'a pas balance un moment" (p. ETC . Done il la traite comme une vaincue, comme une femme qui a été quittée pour une autre, et c'est cela dont Kerteuil va se venger. De meme dans l'épisode Prévan: celui—Ci a J‘ mis en doute la vertu de la Marquise, il a acceptr ( le defi de la "rendre sensible" (p. 142) en plaisan- tant avec "les dCLK comtesses de 3." Nadame de Xer- teuil est réduite dans son esprit a un enjeu, il croit possible de la rendre amoureuse de lui et de mener l'aventure a sa fantaisie. C'est cela qui attirera les foudres de la Karquise. Elle renverse la situation et prend en main l'initiative: "Sérieusement, j'en ai fantaisie, écrit—elle a Valmont, et je vous confie ici Que j'ai fait les premieres demarches" o. 151). Elle prepare sa vengeance sur celui qui a ose la traiter comme un jouet. Cette charmante jeune femne est possédée d'un rare besoin de domination. Elle veut diriger elle— meme ses rapports avec les homnes et avec le monde. Elle s'appreprie une prerogative masculine: celle de choisir ses amants et de conduire l'aventure selon son I r 1 ben plaisir. En effet, son habilete se manifesto lors- qu'elle attire Prévan dans ses filets, fait sa "conquete" tout en lui donnunt l'illusion cue l'initiative entiere . . \ u .-” \ «n / . . lui reVient a lui. "quant a rrevan, 3e veuX l'avoir et je l'aurai; il veut le dire, et il ne le dira pas." t dteé; c'est bel et bien elle qui l'a choisi, qui a dirigé les neripeties de l'aventure et l'a ensuite réduit au silence. Le precede ou'elle utilise avec le jeune Danceny est aialogue. Tout d'abord elle jette son devolu sur lui: "A present, Vicomte, devinez le successeur; je vous 1e donne en cent. Mais ben! ne sais-je pas que vous ne devinez jamais rien? he bien, c 'est De anengr" (p. 272). I1 ne lui est pas difficile d'attirer l'a Ltention du jeune hemme sur elle; elle devient sa "confidente" puis le se dui t en ne et due forme. Le jeune homae bo inexoerimenté et eblo i confer nd le plais ir avec l'e meur et eV1lte d'enthousiasme et de bonheur. Il est abuse 4-x. gt par la Marquise qui s'amuse U tirer les ficelles de l'aventure et a lui faire er oire qu'il s'agit bien de passion entre eux. Or, dans tou es ces aventu es, nada.e de ger— teuil qui a pris agressivement toutes les initiatives donne publiquement et socialement l'apparenee d'Etre vaincue. 0' es t a cette seule condition qu'elle oeut jouer le jeu de la seduction. Il faut qu'e lle garde intacte sa reputation et sa resp .‘ “(I c‘ ‘4 1.1" “T l- . "v v ~u . V""\ v " Gresnoff par e c~ Ladane de mQXUQUll who is knoll; bad 0 J— ‘-‘.-~4 \ . .‘ I“ ,r\ I . at: . f; h t Cu'on poU13a1t apoeler Les Liaisons din W‘ . 1". f " t"?‘ I“ "I ‘L' ,‘x v ‘/Q (N ‘ . l" f‘ f ’\ ‘ a nan1CLean novel . iltisatCly, aLa a 115 deepcst / ~. rw . V IN I" rvlz“ ”. ’ I? " r 1 h 7" . ‘ ‘ ”x '. -. 1,. A. ‘7.(» level L3s Liaisons ddf#5ieuSCS Q‘JLQ ”itL LuC1fc1an ' '3 .6 1 H 1"!” JVll . ' CirauioLL par]: 0“ couole, 1e ma11'"e U mil" o \ a o I o La1s 1e probleme ains1 pose supoose des critores moraux, totalement otrangcrs a Madame de Merteuil. 11 I I". . n'y a chez elle aucune intenti1on de de11 pars/1e lo bien l w et le mal au sens traditionnel ou mot n'existen ' pas pour elle; pas l'ombre d'un sentiment de culoaoil1té lorsqu'elle trompe, sePuit, déprave Cecile. Pour elle il n'est ou'uno seule valsur absolue: elle-mEmo. icut CC (11 glorifio l'affirmation de son moi est le bien, tout ce 1ui lui nuit, ou le rabaisse, est mal. Le mal moral, lo Une critique de son p rsonnage, vu de l'extérieur, selon des critéres sociaux et moraux, ne nous ocla1-C donc re SUI (v m gu a pCDso nnalité et en limits l'optiqUC. 15 op.c1t., pp. 391, 599. 14 . Je1n Giraudoux, Littotature, Pa: is, 0:3 sset, 1941, pp. 85—86. EauIiC a1111me, lui auss : "La sujétion de Valmont et de la Marquise au d1 ble n'est mise en doute par personne" oo.cit.,p. 104. Laurois, 1Ui,par1e de "méchanceté toute pure”, Sept visa: 3 de l'amcur, Club francais du livre, 1 58, p. 133. Et Giliezlfill n ' y a pas de doute que Laclos n 'ait étc la main dan la main avec Satan", cité par Naurois, CU.C1U.,1. 95. 1;; . t. , ,1 "A "- . - ~ — "15 A . 11 fans la olaoor on dAL 1s de la morale dons dno “0Y0“8CUIVG ou1 lu soit pgonre, en ossdy1nJ de définir par quelle ethique personnolle elle a remnlao; 1a morale t adit1onnolle. Vainore, l'emgorter, roster les plus forts: voile ce qui importo; c'est la soule one so qui compte pour les deux héros. Cr leur d’s ir d'agir sur les autres pour affinmer leur propre pouvoir n'est oours et oomoorte soutenue. La volonté do pui d'aotion, de lutte. Le héros ne sera un effort oontinuol et uno ssanoe imoliquo pas un vein dis- attention l'idée egal é lui-mono que dans la mesure oi il agira. Il considore la Vie, non comme une partie do pla is1r mais comme une entreprise diffioile dont le sr ools o1 l'o Cleo de oend de l'influonoo exerooe par 1' intelligence. dons voyons apodra1uno iCl une othioue de l'aotion oui n'1 plus rien a voir evoo la morale traditionnollo fondie or l'obe1ssaroo a Ces lois 1’ "A oe nivoeu do penséo, le problome du bien et du mal no so pose eds pour la Larquiso dons los tonnes do la morale oouranto. Le bien ot lo 131 no sont plus dos notions objeot1ves, ils n'ont de sens one \ I Q l' h son libre- por raonort eye1oi e our 1e ores oo arbit1e. .e mol pour Noddme do Lorteuil serait do no pas Et"> fidéle d sa libe1oo ot do no pas inr dons lo 8613 de cette liberto Il est neoznis, bien entendu, do ood1mno“ la Ldro1“so an nom dos pzinoip os tradi— tionnels do lo mo o1ele ou moms an no: do 11 solidarité sooiale, — snerd niinoijo do son sieole ou'olle mé— oonnait — n11s alo s on dLolaoe lo ooobline ot meme on on Ions,e comp lotoment les donn es. Le o]_inet dos LM isons don77nouses est un olim1t d' n101dlito: 11ddwe do Xe Ceui , COTfiG l'homfiob do so: once so glooe on Cohors “o la morale" A. ot Y. Jul-as, on.cif.,¢. 3L. Cbggii 4.91“), __‘V iCp.:-L/K; Cu it- _LU.11.‘.3L Clan“, L; _LC;l--_ i;’.L\,‘.b:_;_‘i m var-IN a.~,-.-;n- Fir/1 r. q, ~. ~ 4“ \ T 11‘, (x Y; -OL-,-k’ (JD—2.4.x/Jv, MVUJJ‘LkbO 1\1 .L_.Vr‘. Vb Iv; (]U V tJVl-LJ v, o «I I 1 I ’V‘ O .l‘ 4". '_2 ~_L._. 1-‘ ,x. .'.- ‘ —. r.-‘ r) 1 ' "‘iflfi :_, _+_ . . l’lhufiillanCQ ananU l inpurumgnb unigap de i Vii udUlOfl A o o etro l'criginc ch 10 m.” 1 ° , .1». «4*. “4—, v.0 4.' ‘ p are ~ 4 ~ obi; mobile d0 uCLuC quLS+flCulOn. Jilmuxu S'efiglLQJe A ,i L. ‘ _: 4‘ n .. : . 4 ‘,-o-o,° ,‘ ‘ Clalrufic“- a cc sadeu: . . . poiva_b-;3 SQULJJL? gu'ane - y :‘ J— v A N“ . . 1‘ 'OJ— . " femne iuu perdud Dag: mOi, sins l qur bar wei? 'r n . w. -\ l r 1 ¢ +- 5. -\ I \ . . x . “ rx . I w Up: I lb DSIVunh g ce Vriomuue, 39 dirai a mus erJUfl: tes manoeuvres. Il n'mvt demo pas surnrcnant que ce .1. , m'en devienne plus précieux; ‘ A ‘ o succes, du a mOi seu et le surcroit de plaisir que j'ai éprouvé dams mon triom— phe, et que je ressens encore, n'est que la douce impres- sion du sentiment de la gloire. Je chéris cette faqon de voir, qui me sauve de l'humiliation de penser que je puisse dépendre en quelque maniére de 1' sclave que je me serais asservie; one 1e n'aie gas en moi seul la Elé; O (p. 297). I...) nitude de mon bonheur“ souligné par moi. DC meme 13 Marquise : "3is de prétenire que je me sois donné tCr+ dC soins pour n'en pas retirer de fruits; qu '3pres m 'etre CuC3nC C1CVCC 33—dessus dCs Cutrcs mewes p3r mes tr3vau3: penibles, jC cons cn+C 3 rampCr comro elles d3rs 33 mar— chC, engre l'impruanCC et 13 timidité; que surtout je pusse redoutCr un h 333 33 p int A \J ,. - - ,3 .0 ° - dC DO plus voir dC C3luC 33C d3ns 13 iuite. Non, ViCCmUC; Q3mais. 11 f3ut V3jnch ou . 3 1 -1 , _~ .31“? ,3 ' A. ,1- Ecrjr. lint 1 Pmnhnn 35 VUW>19¢J011 0U 418 1'33r3i; i1 VCUC 10 dirCL Ct i1 [C 1C dir3 CKlL—J. (k). CL. *—— 16 L3 volonté do puissance Cgit, offens iVCant contre les autres qu'elle rendra "esclaves"; chaque victoire 3 pour fonction d'attester son empirC. 11 s'33it d'une entrC— sCs risques. Elle C‘r prise serieuse, avec ses regles C engage tot31eme rt 1e hCros. Le Vicoth Ct 13 M3rcuise sont les 173C“ op we Cs d'etrCs f3ib1es ou laches; ils Choisissont une ligne 3C conduite rigoureusC Cb n'aoceptent vucun acte gr3tuit. fl" "1— 1 11 . I“ J" I Y)“ (1‘ . “f". iOUC en ChX C t CUrC orienuo veis 13 ploriiiC3— tion du moi. En p3rtiCC1ier 13 disoip1_pC porsornelle CC CC de domi— C» de Mad3me 3C CrLC‘il son dCsir do conq3 nation out i cope plusie urs critiques C‘i ont relevé son 3n3logio avec les héros dC Corneille. Non seuleant son gofit de 13 gloire, 13 force 3C 83 volonté m3is 3333i son vocabulaire soulignonp CCCCC p.renbé. Mead 3331;se ainsi 1C C3r30terC cornélien de 13 NCrCuiSC: "Con.s ide red stric+1y in herSle 3: o I . 31igne C3r moi. U) C T"orirflil is in fr 3 strikirg embodincnt of tho i3C31 ' h run . q‘ ' l-\ ’1‘ _0 n n (- j of cour3QC, CulignUCnCd ClquoCCU, sCli-disCipltinC, 3r 3 . 14.. r\ r-n . -'¢-‘ - .Y"’\ . 7/3 .'\ \ ¥— \ I ‘» ' g 1‘ 111135110C‘C nil ioiC Ifith LLl/J €1;1-uuinth CCrtt33r11r3nCC n 3.. 1’ r‘ . 4- ~/1 n C 1 't 17 th ianriUC3 fro' oinC 1116 . ,5 H _ 4— ' ,L , ,3 .3 4. A 4— ’ 4‘ , - t. C'3nUlo 'O CCU int3r«ss3nUe C moriUC 1'U4UCn— ' I ' i '1 .0. x- 1‘ ’ -. ’ ' .. tion dC criUiCUCs. Ln GLfGU, “our 1C uGrOS co noliCn comme Cour 13 Larcuisc dC NCrtCUil, 1C bien n' CC: p33 f r smCrt lié 3 la rCCis ion mi 3 l3 morClC traditionncile. LC courage, l'or§UCil, 13 volonté dC JU’CCWUCC leur tiCnnCnt lieu d":hiq‘C. CC point commun CntrC dCs héros aussi diffCrCnts QUC CCux 3C CornCillC C: CCUX 3C Laclos S'GIOliQUQ par le fait qu'ils CCUCL tiennCrU I 31C: 13 noblesso BCniChou 3:31y Se FJ. 3 l3 mEmC 013$ 3.C soc 1'CssencC do 13 ment3lité aristochtiU ‘ L) (‘1‘ 1C CCrCCtCrC esson mi 1 UC 10 3033 social CC 53 3 U r aux nobles. LC 11cm nC CCUf p03r GUI d3xs 13 privsti ’3 nta CCniolC du devoir sur (‘1‘ 1‘3 E3 (LO :‘Q (0‘0 “p #5 (a 5 H ct- P' Ci‘ H- O . {L O C "5 LJ-l'j C)~o du mo cort:: voir C verUu doib prCndrC r leur personne. LCU3 s A (J) "‘J' . rC dignC a'cnr-JIAU s, 3 0 Cor ut Curs Vis Cs. Ils SC 3 i dC (C3313n 1C5 ambitioris eruitCs, d riser UCUC CC C;U€ 1C vulg3irC pout 3ttC Commo oux. AiUs i 1' orquil doublC, jure, acchditC tous lCurs 3pCCtits. . .1C m31 rCs 33ii: 3333 13 faible CC ou la timiditC d3ns f3iu dC dosirer peu, d' oser pCUitCan‘, subir unC blesuurC 8318 13 rC ere: on s' CCr 13 33 rang dCC maitrCs Cour rCntrcr 333 1C commun Uiou,C33. 1 . . . 7 Mead, on.c1t., p. 5C7. VCir aussi VCi113ni qui parle de "ngr CUUC toute coriélienne” , oo.cit., p. b9 18 ----- , . .C Paul Boniohou, Mo r31Cs du grand SiCch (P ris, 1948), pp. 17, 9. pa cm H UmmCH—mommcb Ln r U A t 3 CL GE 3 . r h L) Viv) L'ci i stocrate a nrc ondéncnt conscience de sa superiorite. iondées sur ce point de depart: l'anistocra tionnellement, par principe et a priori, un Et3e au—dossus du commun; sa condition cst prét e:_te a son attitude et souvent elle excuse son attitude. Au diX-septiéme sie— cle 'aristocratie est encore la classe d'élite qui sert un roi de droit divin. On ne discute pas ses 3r¢rogatives, elles lui sont donnees avec la naissance. Ajoutons qu'il en abuse ra rement et ou 'elTes sont pour lui pre tey te a la grandeur et a l'héroisme. Il doit cela a son nom. Grandeur, lDlelduall‘ o, orgueil, ambition, destinée a art: voila les qualités oue Corneille préte a ses héros, a une epoque ou la valeur mi itaire et les hauts—faits guerriers font la gloire de la couronne. Mais Benichou declare: "Il faut donc que l'orgueil soit sage a sa maniere, noun ne pas se perdre"19. L'orgueil cornélien se connait, et cvalue la force de son pouvoir qu'il n'a pas l'imprudence de croirc illirité. D'ou la ri ueur et la mesure de l'orgueil aristocrat Lique chez Corneille. Un siec le et demi DlUS tari la situation de l'ariotocr s'est radice lement transformée, princi- "alement sous la poussée de la bourreoisie en train de a 1 ‘ - fi0 - r ‘ \ s'aff rmer. Les nooles ne mettcnt plus leur vaillance a l'épr reuvo 3c 1a guerrc, ils perdent lc con trole dos l \ ‘- ‘1‘ -: :v ”\r‘. I .’\ " ‘. fl . ’ ‘ Y"; . ‘V I‘~ ‘ ‘ a“ V r \ '1 :— -'\ menent une Vie no-0: et Oisive gals ent go'ie toutes l ("1 1‘7». \(“r ‘1— . r \(u '1 7(11‘ "0 (‘1’: r1r~ ‘ C '\ 1" "1 :3 " A'Y‘u .. es prprgdulECo LC Lear naissance. cite i1 en a111— ‘ .-’.U "n .4. v 4— n a, a n 1- ~ 2. , vent, 3 c Iatt d autres cc};L aooim‘ 8, a nrouvcr leur i 'n-v°-l—’ J— \~ A A: . ‘ ’ r surerioriue Cu a uSer de leurs pLLVilo is en s'adon— J— -0 +- I 1 1 t ;. o _ _ II ‘ I ‘ . - '0 E r nanu au libertinage cont 11s foot unc carriore. Leur . A r"C’)b"]1 :- Iv: fi-‘- YI‘XC‘" ’\ 1 n: 71¢ j cur: 4'11: "'11‘11'30 , C3 r711") 1’17’1") U a \ ..~. \w .J— \I U ‘- V fi.) V \1 - \J U V ... J , .3. V [-4 v 1.. .Lb'v 9.) \At‘/ Q "kt, .L __ K] I“, «(1 4' d-ijH Tfl'fl T4fi:r“r\‘nr~ if“ F“ Y) 1 MA-boll vertu 4“.) NICK) JJ_L-\,L_‘V‘>:,)\_/_.LL) fl LAC-‘1 (3‘ .JCJS: 1 o \ o o \ o o "Joila ce que J'attaque, voila l'enneni digne do “oi" (p. 17). " v21 "‘ ' 'r'n " 31’“ "L‘ L‘ ‘ '9 ID ‘: ' . . . nos uue vooie prodeu est de iou nir d s r , m + ,.. ’ 4..-, . Au :1 _, ar mes con trc VOdo, eu uue vous desires noins no Vaincse I“ J—f‘ n 1’ r1 q 1 . J,— A . I‘ que de combatt :c. . . t. 6,). Les mo ts Victoino, I ': (1‘ “ ‘ --‘w 5 V A ‘ 1 :A j .P‘ . Vaincre, combat, etc., retrouvcnt a plusieurs repri— se 0 R) y . . a travers lo livre 86‘ (11 "ce stpe rbe vainqu our" (n.151); un ennemi si peu [1 " -\ 4- r w 1 ."w r a); ma7Hi€fl avec aoresse les 3133s d0 \W redoutable" (3. 1 votre sexe" p. 217). "Inutiles com ate" 0. 4;) ; "4.. n +— n . o r: cr1onone comoleu (o. a; \O ). "Ce n'est donc pas . . . If}. une simple can sulation. . . c'est une Victoire com- ‘ q a I o - I p] ete, chctce nar unc can ajne nonible, ct dCCliqC par I de savantcs ma oeuvres” (p. 29?); "...declaration de guerre" (o. 562). Le passec suivant est particuliere— IL.) ment sirnificatif par la transposition d'une victoire 20 q 1 pp. 18L, 267, 293'), 5020 Sl guerriere en une victoire galan te, en utilisant les memes images et les memes termes. JUsoue la, ma belle amie, vous me trouverez, je crois, une pureté do méthode qui vous fera plaisir; et vous ve rrez que je ne me suis ecarte en rien des vra s principes de cette guerre, que nous avor s remarque sou- vent ctre si semblab le a l'aut re. Jugez—moi donc comme lurenne ou bredsric. J'ai force a com battre l'e mi oui ne voulait que tem— noriscr; je me suis donné, par de savantes manoeuvres, le choix du terrain et celUi des dispositions; j'ai su inspirer la securité a l'ennemi, pour le joindre plus facilcment dans sa retraite; j'ai su y faire succéd er la terrcur, avsnt d'en venir au combat. O 0 ‘e n'ai er.1;c l'action qu'avcc ure r traits \ assUrée, par ou 1e nusse couvrir ct co server tout cc gUe j'av: is con_1Uis rece demnent. o. 302). " ’- \ '1 A' W')" ‘ (‘J‘ ’. . Cwl’lq ndéf‘LI‘ eSU I11, JCLU (10.3 win (1})01'0), S 'éC 1‘19 .\ ‘ .1“ .q,‘ i“? Arr. Valmont da ns sa premiere lettre a la LargUlSG. U'CuL—CC \. I‘ _ 1\‘V 10 QUe les ‘cux héros depensent uour ““ir" r leur condition exceotion— le font preuve en effe t dcs mCmcs qualites que les héros cor- I o ‘ o r‘ u_ 0‘ . _ ‘N h w‘ n _ j, ' '1 ‘ . ‘ 1 A n neliens, il est Juste de les upgeldf coirupted 001nel in 21 ~ “9 - ~ 1“ ‘ . . J— ’1 - 1 e a" r ' - - . (fl-v (— cnaracters" , V1 la fltllluq dd ett a atteindre. “ l . a L. GIFKJSAJ.OL—of,0[\.c1tg ’ p. 3V9. LC "De la Rtecnce a Louis XVI, Don Juan a regne sur le reve d'une azistocratie décbue d— l'béroisme feodal. Un Richelieu ou un Lauzun duns la plus Laute sociéte, un Pescovsl e-t un Casanova au ir:au 5e l'iv nt1*e sC(lc_;,c tels sont es 34r.rro*s qui prsnnont la slace de l' icleal détrUit par le diz—scptibmr siecle", Denis 6e Roumemont, L'Rmo r at l'C ccthnt (P ris, 1959), n 179. '4. \fl K) T12” \‘ (”’1 11'?) Ix h—nrw’: 4 1" '1‘ 111‘“ 3" V1134~ ’1‘- .L k1.)€/n~)\z -LC {Inlle‘ U-L-G , 01L]. P \A.LI‘ \zl {3.1. 5:) 'L~.L .A— ‘fl. U — 't hJ‘ ‘ 1 (1‘ "q r‘\ J“ , a‘ ‘3 ‘ sU1Uout, se deicndre contre la nour— 11 =~- "".-a ~ .n~¢L % 2+1 PM 1.11:1 p.1111 “a 1 LCD. 1.1.1.0. A 1A u.) LJlCJHLLJULJ \A CJU.’ \K/ (IL—LJLO Ow: AU+L MMCC ~ w 4—- . . ~’-‘ " . J Ifi ‘1"1‘ . c I I vs v r‘ J— ‘ phgsi ucmcnt diminch dit dc ”distre, 1U nozeru ou r v . ' ( ‘/\ F. '. ‘ _~/~ 1- A 1 . <1- la r.JolUt ion fr11gsise U.lsoa, vs se lev e1 ane CTbUG neuve, ct oUi dc mtis longtemps se srssardit UOUU cc rfile: la bourgeoisie, qui voadsa diviniser scs qualitis de médiocrité st Iaire do 13 fidélité con: 1511c une vertu civiq1c et reli gicus '. La bourgco’si, devient Une force. Elle introdu .1'5 d1.s ls oensée dU Jix—huitieme ' ‘ l‘ ‘1 r .1 17:" ' 1 ‘ " ‘ ‘ " ’ Siecle do no W1v lles V11eU1s CD as nOLandx c ng1 s. ”3“ 'rf' r1 1C1 m 75 1~,. '11..) 1111111803.; (11.1.0, 01871sz Baudelaire dans scs notes sur I o o c . o :"T o ecrit: "Livre d'hiscc1re".’ CUi, dons is S US que le H. \3 DJ CD 9 s3 7 ‘ H (N f) 11...: O 3 VJ. O ') O I) l) O 7] (‘1‘ C) C) livre est la con: rortrt >ar deux classes scci les, l'une décooen e, l'aristocrstic qui s'e creche doscsvi1cnnohu 1 ses vilcies, l'oUtre r ”torts qUi fonds ses rcc gutivcs sur des qualités d"ntégr1té, de séricux et de morslité. LsUfer parle de ”la pre3sicn ces valeurs bourgeoises 1 1'1 . - — 1 m ,1 "11—5 tees la: la Prcsilen e de1OUUVel . 1——' A _ l 1 POSiu1ves TUDECS“D Tourvcl C) *4- 91 0 :3 d‘ (D f: (D A~c~ __ (“‘n"; __3 ~ ,, 'est en eliet 'UUUU31 ion de la P116 R) \N 1- 1n n .ux 1 v.7 A n 1'. . 1 T“ - Jein do cousnm11t, LiUU"ILUUfC, mercure cc :ranc1 11‘ . '19 I“ ( (EUV31CQE 19.111) , p. L1‘7jo ’3‘! LL?- 0 \ s - Cité dans Laclos, Oeuvres comolctcs (1311s, lwrl), 95 T.) mn 1. L "DAV”. (N 1. +‘ ‘ l1”? LLO-1..,I 31111341, \/0. 0.1.x). ’ [)0 2/0 \fl .\\1 . — h f‘fl ”O 'r'vn“ A (W ‘ 1 - I‘ 1 A1 r 1‘7 1‘1 Qu1 va trans1o11er la ca r11iere libe1t if; ses deu1 thOS. ,7“ r1 r" ‘ ‘1. -\ . \~ *1.“ Ar; Ladame de iOU vel, dont le marl est gres dent reolcs nte .1 la bOUF;€0i5ie Efirl‘ment 11 e U; illustre les oU3-;;és nouvelles de vertu et de fidilitc. AbenSOU1 dzns son 3 }__1 C.) '1 < O ‘{_l Kl F. O :5 livre sur la femne et le isminisme avaL‘ ( a etudie la condition sociale des femmes de par mental— . \ ‘ I res aU dix— hUitiemc siecle. Les pr3s1'ontes "quelle que soit d'ailleurs lc1r origire, . . . se rapvroc1ent par leur genre de Vie et lcrrs preoccU>ations de l'aris— tocr3tie ou'ellcs frequentent et a laquelle elles se 06 W , .1 ”clanmcno. . .".“ nous voyons en e1:fct la Freeidente mener le mfim genre de Vie mondaine que les autres personnages dU livre qui font Dartie de la olus ancienne rist ocratie. Comne la plupart des p9 rlementair es aU ’3 47 I p I diX—huitieme siecle, Monsieur de Tourvel a et e annobli. A premi re v1e Madame de Tourvel fait nartie du méme .1. (Di monde que les autres héros; elle est recue chez Madame H de Rosemonc e oui l'appelle ma fille"; elle est l'amie (Paris: Leroux, 1925), p. 162. 27 "In spite of tle social— 1: noble and the roturier cl confusion among contcloo1 about the relation of the n bourfeois ie. This group was ennooleo at for feudal military service, but for politice l and, chiefly, legal service to the monarchy in more recent e nturies. The robe was draxn from the bour; eoisie...." Llinor Barber, BOUQ eoisie in 18th centurngrance (Princeton, 1955). p- .3. al line separatinh the 8, there is some —s and let er historians ro 09 to the 54 . es; hunlOlu 10 con 3e ses letbr‘s a r ssees a celle-Ci est empreint de respect et d'une trace de de erence: "Je me seim3ts, Xadime, aux conseils i " 4.. ‘ 1 'r 43 ' - . r, - A J - ‘ y «In A I“ n Cue votge ami31e me donne. ACCOuulflzc a deifrer on to 3U é V03 avis, 30 16 SUiS ~ creire eu'ils srnu tcujours I.’ o ‘- '--I .n 1‘ 3.. :_. ‘4” \ Leis s1 exterieureaen elle apia:,ienu a la (1% societ mendaise dost elle garbage ”es divertissemean, 53 vi e int3 'eure diffCre du t0": eu tou*. Elle est croylnte, sieuse et les ce nvictie 113 religieuses diriéenb sa vie. Au une dissipation; elle est réputée pour sa r‘ -1— 'L' V P F W. .: ”fl ' . V 1 ) segesse Cu sa veruu. ladame le Volaiwes bugle ee ses " " (‘0 I ‘r‘ 'V‘ \ A ~ " - (W - . reberds pu:s C ale (son/ ems p. ab), elle l'Q?‘€77 ”la plus sage, la plus moeeste d'enire les R mmes Q .168). amie, comme 'amie d'une femme reissnna le et veruueuse" (Q. 306); et "rien he dais étre impossible a vonre belle fine” (3. 9&0). fille illustre les cu lioés is ,s . o \ . o o I \ A bour°e03sie a laeuelle la rui,leherc ses prl?ClDCS s veres. Les femmes "de la oolesse 6e robe dart la ie est immune austewe par un res eeL plus :rani, son sealemeeu de l; lettre mais de l'escrit de la religion", anenu ere lle ranges. Ibe .Je)v vote que "les menafes :— a' . \ I" .1 v‘ 1’ , . "x Q‘ ‘ ‘ . - !" 38 rlemenuaires sens ee bOLS mena es 0; l3 marl es la QQ m L Q fl V '1- ’30! ADuDSOJr, 03.31b., C. L31. L ‘ ‘ In. .u‘ £‘_‘ 4t tne tJHQTu 81L6Cti's Quel congreste avec la Vie dissol e du li ertinl .-0 1- . L- ~ ,fifi . vv- I --. , ~v~r; ~ - 4-, v‘ J— a diiference entre les den; mo d,s Ce Vie a ete iortot' ent on 1‘4, 6 1 H.‘r 1'317.33-. r‘urnn 0:.)1’1. 'nr-F la k‘n11 .4- ’70 r1_w~v mxa‘l. q .lve ah \Al-L--;v=lU1L4nLv 5.4—kb C , C Vt.) U K1 CV U.I b KLV v.0 CLAL .L/ A ’ . _‘ -.. o elites copesCes et de nombreux ecrivains s'en l'écho. Ces repliques d'une seene de I'écolc dcs bovnceois e 7‘ 1‘. Vian ee du Nareuis d Uonc:de).- ::1i men bonheur de ma vie". n 1coCWOisel e, T sites—vous de 3? . e Nonc1de.— an! bi vous eves un air de taliue. D ces disceurs et de ces senti men Jer'"”inc.- "fist-ce eu 'il y a d son mari?" Le Harquis.- "Ton, mais il y d du ridicu e. . ., & la cour une femne se maiie porr avoir un nem et c'est tout ce qu'elle a de comm_n avec sen . v.3 H mail 0 3 Le RerUis s bour~001° d aimer C1 33 C) \N stoccete considere l'am-ur conjugal ridicule, il 11 7) VA , 1 ' “! ) ‘nt 1-,1r7‘q, w.’ r} ' ‘_ “1‘ >3 :1 ‘. w) _ moqrue CO.11:..=C 0. LAD 861103-116 143001;. UL. “-1; , C CSu~cc-C__LJ_ C ses yeuX euelcue chose d'inierieur, de mébrisable. A. r? 1 r‘ 3 0 _. _- 9__ , ’_3 ’ ‘ ‘ nadame cc Lerteuil basalt faire echo a ces paroles; a ibid., p. 156. Voir auss' Berber; "Han and wife lived togetler end did not blu sh for it, while in the nobi lity m dn and Wi e pretended to lrre separa- tely, at least in public" , on.cit., p. 79. Gonceurt L O " ' 1"- x "I ’2 (“I '1‘ '(‘x 4') I: I r 4- decldre. L met; condu dl est 2e farde pdr le emps comic ridicule 4t une sorte de blesse in igne des oers.nnes ien ne s: 'l emble cue ce soit tn bonheur T“ c i i“ pr esquc avilisssnt, un bonheur i b' roturie , bourge s, fait pour les re tes 3e s, un sentiment bas, en ui mot." on.eit., p. 239. cite par Abens eni, on.cit., p. 163. -. TD ’ . - . 1,1- D. D x r t! I 4— ' p 1' ses Ueux la iQCS; dente esd Lne )rLo s3 devo3ion (N ‘ W . :1 - T. - V‘ {N 1 3 rs IN " l - . est en buLte 3px sarcasmes 3e 11 luresise. Cro.ez—moi, ‘ rD DD -- ,Dw -z— DD—i- 1 ‘ ' _;_ ' Vicomte, ounnd dne femie s'est encrod we a ce 301nt, 11 faut l'abdndcnner 3 son sort; ce ne sera jsmeis qu'ure esnece" o B). )1 Le libertin se mooue de cet ideal de vie sage ct tr enquille, fionde sur des valeurs de serieux et de respect. Les deux héros affichcrt un .3pris profond pour cette ideologie; en particulier la conception de no 3 F l'amour Ildcle et romanesoue est l'objet de leurs railleries. Madame de Merteuil parle du plaisir: "En est-i1 avec les prudes? J' entenc .s cel].es de bonne £01: reservées an sein meme du Teleis’r , elles ne vous offrent n \a que des demi-jouissenccs" (p. 1;). Le Vicomte et la Marquise vont renouveler tout au long de l'intrigue leurs prot ms atiox:s de d3‘ da in pour l'emour qui prEtc eu ridi- cule: "J'ei besoin d'avoir cette femme pour me sauver do 51 D V, m 1.4 clos définit l'es oece comme l'ooposee de l'homme de consic eration" (T 1’751,p. 144), cite oar Le Sir in Les Liaisor rs dermer uses (Paris, 1961}, p. 797 “@1FOiS ecrit: "Aeste 1o Presiderte de Tet rvel, 1a telle est tout ce one 1 1e 1 rteuil . \ n 'est nas: tenwi e, Sire - ’ fidélc: ” neureuse, gt ('1 LCA [I]: —-— V I' re ( l. ‘rvv ”A I Y hyf‘ 1‘ I "1 *K‘V ‘- Chip £1018 CU lrlv' \41 1 .z.‘ 6-, «.JJLC ‘13:). a axis 151 I 3” .1116 1113C 6;) 'J 1 11 ’5‘” T Tymx“ ' A ‘g'lf‘ "" 1‘ f:/ ,‘V‘ "‘ une ooir eoise, 1 3 de Lerte'iil une 3rdn3e dime, et ‘ -) 0 1‘ la se “rouvc, coxme DCIS l'arots dit, la cle- do . ‘1 \p ° . ,Dr J D ’ . 1ivre,oo.cit., o. iLo. Voir eds LL. 3 Giiord T v (31‘1“ *1 r r 7"1‘ .1 ‘- " r34“ 1‘ .4“; W” "~“'\ Pfi‘fl’ (“ C ‘5‘ C .1 OT Ki is i-U.-.‘ '3 u V1337]. L; a; T031": 5-» - «.44 11.1.1.0, /_‘ ‘v w”. .1 _: __' . l‘i_-_, .” -1- ,._ "I , I. x ,D . H ‘ _ ,- h 9" :7, chLL uiCullC‘LCmC-.u ’3 CD. 2’31 ' IC C11 1C, LC :IHT‘J. sei n(Ur. . . ne craint donc pas le ridicule DOD I" . .-: J~ ~4--. ,. >1 V ‘ lui —meme mais il 1 U volon leis cu idic ile drs .. \ . .._. 1tr . fist ridicule a ses yeux toit ce CUl s'ec rte D , 1- .D. .» , — ,3- D? :, 1h ,9: le méilf)'.iJzfluflde de 13.:123Lo31e mcde >.L1 coer (p. 124). . . \ q ' A 4-" ’3 l-‘ w“ ‘ z ."1’ 1 *7! r 3 ‘1 r, ~ - ,- ridicule o on ecie snooienx (p. is , oeclare Valmont. ,, 1-. . - .‘ ,V . a V1 ,, i 1., ,. , 71° f, r, u r‘ r 5 " C - .Y‘ . _. ' . r 4 ’. ' . ‘ 3 I]. 0 I‘d V 3.1:; I; L duh I L4; I 4'4 ‘7.st _._ 4 ~33»! C I L of: 6 CL 1! .‘ . @151; an? LII M‘ ~14- ‘~'pr\-: r‘ 3‘" r3. c< r1n‘l’w 3 :3“ h 4-:\x«r‘, fy"' W") -L C U. w E 4. V 4.0 C 8 mt 4.1.. 1.5.) Cars, 43‘; rooLI’] u (,ka U. LL Us; Lb Tr v.r~'~ 1 d L 1" ‘3 (f‘Y‘ ~1 m c, 1' " 1‘ I‘ \1 ," r‘"; '3 b ‘ V's/w a . (s {x \p ”’3 ('w m '1‘ ..> ..I.O.;.\_,L-C 'v «Lia ”LC: dob. ' iL:-L,’C/_..Q.~ 4.1", Olgfi‘LiOlux: I qOILobn-JC n {xv}: 1- r" 1r) n '2 I) q r) 1 '\rr‘ ’1' A I‘v l 4 ‘9 7*. '- . (“fl :T‘ “ - - - "\Jh- TJAAe Vb J- .1‘ u L}. 3 '\'.‘, LAJ'nL/sci; CALL}: u" GUJ. v.80 .1. D€_- wing.) . LJIL 8.1.. it; u , F . 1 ' a; 4 r) 712-. hi: 1/3 c r-V A "VI/3 n1w z" firm/11m m 1 4- 7 - "xfl rw 4‘— .-]~n ’\ L— 1.") Cl 4.. k’,»-C_..L.i.Le pvt) comp ELK/“UL V‘V;L.L~.L_\J *(1 C'Ji_.;:-J\_.\1C€ "u CA ..1. j I I I o A 4—. ‘ 7 D. -: A“ 0A /’~ .t Stacilite, les libertins Le 13 iin oe l'AflClbn reg me $14 ‘ ) asoirent an contraire a la liberté mouvcnent; ils refusent de se sentir lies per aucune obligation religieuse, socia_e on morale: ils vealent suivre leurs prejrcs capri— ces; et ils vont tfinter d'emoecher l'iieologie bourgeoise p . I '1‘ ,. telle ou'elle est incarnee our l'amour r1aele.et cons- 1 ° "— tart de la Presidente de ponétrer l'aristocracie. nes prerogatives do frivolité, de vie dissolug et oisive, la morgue, lo cynisme, en un mot tout ce qui distingue un certain aristocrate libertin de la fin du diX-huitieme siecle, lui sont tron cheres pour qu'il accepte de se soumettre é des valeurs sociales qu'il ménrise et dont il veut rester distinct. L'attitude des deux héros envers Cecile et Danceny est significative é cet égard. En effet les deux jeunes gens, par leur "adoration" mutuelle, leur respect et leur fidélité, vont é l'encon— tre des principes du libertinage et sont, au debut du roman, en passe d'assimiler les vertus et l'idéologie bourgeoises. Valmont dit on parlant de Danceny: "11 a un fo nd d'l onnetet qui nous gfinera" (p. 9b). “enc 'est obs ti , surt out, é taire 1e nom de a petite -» 4-- . - n -. h ', 5-73 '7 ‘ ‘ Q ‘ \ 7% vv‘ "~ H a ges, dong 11 m'U oUrle comme d'Unc femie tres se Plus oin: "Le securite de la mere, 1a CinUcur de la tOUt l'intimide et l'arrete. . . s33 - mi onne17nerts. 112). fille, fl pretent sU ridicule” (p. 119). 3* le Vicomte et la Err— -UiSG s'efforcerort de mettre des entraves é 1'0 :mour j 1 (“x beat de Lanceny ct Cecile. LU Karouiso se piooos e oermettre a Cecile "de se r"é3roc““r de DarceIi" CiU'Q 1e lUi avoir fait Un peU oublier" (p. 270). Elle pe suede Cecile Que ce serait Un "bonlcur" si elle )OUVC. s'attacher Valmont comme ament tout en continusnt a Danceng. PoUr les entre irrévoc ble Valmont ot TerteUil iront jusiu's deven 0 ‘ I o 4. . .1. , - . J. . 1 .. f. . J— respectivouent 1'Uuant et la maltresse d; CeCile 8b Danceny. in sedUis:;r t Danceng-, ls Marquise fait un mier jis ootr 1e ét mtrner de C's cil ot tentor de f3 de Ui un seducteur e la Valmoni. Le Vicomte de son 0) c prend de la "depraver" et se vante que ”dens ce conr intervalle 1'6 COliOTO est devenue prcso“'U1s-i ssvan 1” )J‘I. .. -1- 1 n ), no essafant oe :orm r les \,x. ._:.F tre (n. 3 que le ma . 1 my . 7 (w :59. minim/34‘ l; w x 3,50 m '. ' .';.C ’ 1.1.94 CC)1 J. 1.1.. .a‘-L»l- U LIJI ( 0.]... LI (D .C *1 O U) M O "5 U1 {3’ 1...] (D k. 1‘1 L. A Q té precede é l'edUc etion Ue la jeune iille, entre ‘O Y1€ 01338 -f. — .L. t to 5.1 de 59 ne pas faillir a la tache qu'ils se sont assignée: "conquérir est notre destin", mais aussi de ne pas permettre a Cecile et Danceny de se laisser séduire par l'amour et la fidélité qu'il comporte. Valmont et Merteuil préconisent un rejet de toutes obligations sociales ou morales qui entrainerait une limitation a leur liberté et ils utilisent leur intelligence, leur situation sociale pour affirmer leur liberté a l'égard de tout devoir, de toute sujétion. Souvenons—nous de l'indignation de Madame de Merteuil lorsque Belleroche 1a croit amoureuse de lui: "Il me prise donc bien peu, s'il se croit valoir assez pour me fixer! Ne me disait-il pas dernierement que je n'aurais jamais aimé un autre que lui ? Ohi pour le coup, j'ai eu besoin de toute ma prudence, pour ne pas le détromper sur-le-champ, en lui disant ce qui en était. Voila certes un plaisant Monsieur, pour avoir un droit exclusif!" (p. 271). Elle refuse d'appartenir a un autre, d'étre liée par un lien quelconque. Lorsqu'elle est la maitresse de Danceny, elle écrit: Je me permettrai meme d'ajouter que, s'il me venait en fantaisie de lui donner un adjoint, ce ne serait pas vous, au moins pour le moment. Et par quelles raisons, m'allez-vous demander? Mais d'abord i1 pourrait fort bien n'y en avoir aucune: car 1e caprice qui vous ferait préférer peut également vous faire exclure (p. 308). Et cette derniere citation ou elle exprime si clairement son besoin total d'indépendance a l'égard d'autrui: b0 Savez-vous, Vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remariée? ce n'est assurément pas faute d'avoir trouve assez de partis avantageux; c'est uniquement pour que personne n'ait 1e droit de trouver a redire a mes actions. Ce n'est meme pas que j'aie craint de ne pouvoir plus faire mes volontés, car j'aurais bien toujours fini par la; mais c'est qu'il m'au- rait gene que quelqu'un eut eu seulement 1e droit de s'en plaindre (p. 559). Elle tient par—dessus tout a la liberté, a la mobilité, ne veut avoir a rendre compte de ses actions a personne. Le cas de Valmont est analogue: il choisit une femme, la rejette, en prend une autre sans vouloir jamais étre attache a aucune et nous verrons a quel point i1 se défendra lorsque, peu a pen, il se sentira attire par la Presidente de Tourvel. Ce besoin de liberté d'action, cette mobilité de leurs gofits, font partie du jeu de la séduction, bien sfir, mais trahit aussi une aspiration plus profonde: celle de réaffirmer constamment le pouvoir de leur volonté. S'ils se laissent fixer par quelqu'un ou par quelque chose, ils infirmeront la.possibilité de convertir leur volonté de puissance en actes. Il n'est que de voir l'importance qu'ils attribuent aux preuves de l'affirmation de leur ego. Leur intelligence met tout en oeuvre pour se soumettre les autres afin de pouvoir se griser de l'étendue de leur propre pouvoir. Ecoutons Valmont: "Je serai vraiment le Dieu qu'elle aura préféré" (p. 22). "En vain cherche-t-elle a present des secours étrangers: c'est moi qui réglerai son sort" (p. 54). En ce faisant i1 s'identifie a Dieu, lui emprunte ses 61 attributs, sa toute-puissance, pour agir et soumettre totalement une creature a sa volonté. Il mesure les progres de son ascendant sur sa victime: "Les ferventes supplications, tout ce que les mortels, dans leur crainte, offrent a la Divinité, c'est moi qui le recois d'elle" (p. 216). "Elle n'aura existé que pour moi" (p. 271). "Je ne supporterai mon sort que du moment cu je dispo- serai du sien" (p. 235). Son propre "sort" ne lui parait tolerable que dans la mesure cu i1 peut se concevoir en tant que démiurge. De meme la Marquise de Merteuil veut le monde a ses pieds: "Tous les deux sont en adoration vis-a-vis de moi", dit-elle en parlant de Cécile et Danceny. Et: "Me voila comme la Divinité, recevant les voeux opposes des aveugles mortels, et ne changeant rien a mes décrets immuables" (p. 128). Sa volonté de puissance actionnée a hen escient place le reste du monde sous sa dépendance. Ce désir d'étre Dieu exprime leur besoin de croire en leur supériorité, de la prouver; et le liber- tinage va leur procurer une possibilité d'affirmer leur pouvoir. Dans notre etude du libertinage nous allons nous attacher a analyser tout d'abord les rapports de Valmont et de Merteuil avec autrui, leur conduite, leur idéal de vie, les différents aspects de leur maitrise qui a ébloui 62 tant de critiques. Nous nous limiterons a un premier niveau de l'oeuvre, celui qui s'adresse au "lecteur commun", fasciné par la virtuosité des deux héros dans leur comportement envers autrui; suivra l'étude du "deuxieme niveau",32 beaucoup plus complexe qui concerne les rapports réciproques des deux héros et leur attitude envers eux-memes. Cette premiere partie ne sera donc qu'une introduction a une tentative de comprehension et d'explication a un niveau plus profond et plus complexe. Le lecteur est frappé par plus d'une analogie entre les deux héros: tous deux des étres jeunes, beaux, ils ont entrepris de séduire et de subjuguer grace a leur intelligence et leur connaissance du coeur humain. Ils sont passes maitres dans cet art et leurs nombreuses et brillantes réussites témoignent de leur virtuosité. Quel est le secret de leur réussite? Comment parvien- nent-ils a dominer leurs partenaires tout en restant, eux, insensibles et glacés? Lorsqu'on se penche sur les différents episodes érotiques des Liaisons dangereuses: ceux d'Emilie, de la Vicomtesse, de Cecile, pour le Vicomte; ceux de Belle- roche, de Prévan et de Danceny pour la Marquise, on 52 Cette terminologie est empruntée a William Mead, op.cit., p. 565. 63 s'apercoit que dans chaque cas le séducteur a pris seul l'entiere initiative de l'aventure, qu'il a choisi la victime, puis a préparé 1e déroulement des évenements point par point, froidement, lucidement, sans permettre a la moindre emotion de se faire jour ou de transformer 1e sens de la conquéte. "Depuis quelques jours, . . . j'avais remarqué que la petite Volanges était en effet fort jolie" (p. 217), dit Valmont qui va chercher aupres d'elle une "distraction"; i1 se reconnait quelques "droits" sur ce "bien". Il décide'flfagir en consequence, et 1e succes a couronné l'entreprise" (p. 217). La Marquise entreprend de séduire Prévan: "Il est joli au moins, mais trés joli. . . Sérieusement j'en ai fantai— sie, et je vous confie ici que j'ai déja fait les pre- mieres démarches" (p. 151). Lorsque, fatiguée de Belle- roche, elle jette son dévolu sur Danceny, elle écrit a Valmont: "A present, devinez 1e successeur; je vous 1e donne en cent . . . hé bien, c'est Danceny" (p. 272). Les liens qui unissent 1e séducteur et sa victime n'ont rien de commun avec les liens habituels de l'amour par— tagé. La relation du libertin envers l'objet de sa con- quete est plutot celle d'un maitre envers son esclave." "Le libertinage veritable, qui n'est ni bonnes fortunes ni vulgaires coucheries, est la volonté de domination sur 55 . autru1"." Or pour pouv01r dominer ses partenaires dans 53 Laufer, op.cit., p. 159. 64 l'amour, il est indispensable de rester détaché affecti- vement. En effet toute emotion, tout engagement senti- mental, enléve a celui qui en est l'objet une partie de sa lucidité; la sensibilité représente une menace dange- reuse puisque ses manifestations entament la suprématie de l'esprit et paralysent 1a volonté. Le Vicomte et la Marquise ont tous deux observé a quel point les liens affectifs qui nous unissent a notre entourage influent sur notre pensée. C'est l'angle sous lequel nous sommes vulnérables et susceptibles d'emprise. A fortiori l'amour est, par excellence, capable de nous priver de l'autonomie de notre pensée: "Votre coeur abuse votre esprit" (p. 332), écrit 1a Marquise a'Valmont a qui elle parle aussi du "déraisonnement de l'amour" (p. 28). L'intelligence froide et lucide est invulnérable et garante d'un contrBle parfait sur le corps et la sensibi- lité; lacher la bride aux sentiments correspond a égarer l'intelligence, a la duper et meme a la paralyser. "Ah! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes a délire, et qui se disent a sentiment . . . (p. 175). L'amour provoque en elles 1e délire, un "état d'ivresse" (p. 537) et rend donc esclave puisqu'il entraine une abdication de la volonté lucide. Il "abrutit . . . ceux qu'il domine" (p. 520). L'exemple de Madame de Tourvel est convaincant: la passion a fait d'elle un jouet, lui a enlevé toute lucidité pour la transformer en un etre faible et aveugle. 65 Les deux héros profitent de cette faiblesse et l'utilisent dans leur propre intéret. Ils agissent sur les autres grace a leur intelligence de la vulné- rabilité des sentiments qui devient une arme puissante entre leurs mains, les rend trés forts puisqu'elle leur permet de manier autrui: Danceny "est amoureux . . .; on pourra peut—etre en tirer parti" (p. 96). Ils éprouvent leurs victimes, aiguillonnent leurs passions, pour pouvoir ensuite les diriger a loisir; "connaitre les hommes pour agir sur eux".54 La.Marquise excelle dans cet art: "apres étre descendue dans mon coeur, j'y ai étudié celui des autres" (p. 180). Or, dans son etude du coeur humain, elle s'est apercue notamment que les manifestations du sentiment peuvent produire un effet considerable. Madame de Merteuil, décrivant un episode de son aventure avec Belleroche declare: "Je retrouvai sur cette charmante 54 "croire a l'intrigue, c'est croire d'abord qu'on peut agir sur les hommes, — par leurs passions, qui sont leurs faiblesses. 11 y a la-dessous une vue de l'homme qui a trouvé quelques expressions littéraires éclatantes de la Rochefoucauld a Laclos et Stendhal, une figure mythique d'époque, celle de Talleyrand, et une expression idéologique assez poussiéreuse, - bien que ce soit chez Tracy que le jeune Beyle ait épinglé la formule qui devait gouverner quelques-uns de ses reves et la part qu'il croyait astucieuse de sa vie: "connaitre les hommes pour agir sur eux". André Malraux, in Tableau de la littérature francaise II (Paris, 1959), p. 579. 66 figure, cette tristesse, a la fois profonde et tendre, a laquelle vous-meme étes convenu qu'il était si diffi- cile de résister" (p. 50). Ils mettent tous deux cette constatation a profit at décident de se servir des mani— festations du sentiment a des fins utiles. Ils pleurent par systeme; Valmont écrit a la Marquise: "en me livrant a ce point j'avais beaucoup compte sur le secours des larmes: mais soit mauvaise disposition, soit peut-étre seulement l'effet de l'attention pénible et continuelle que je mettais a tout, il me fut impossible de pleurer" (p. 500). De meme Madame de Merteuil: "Mais voulant frapper 1e coup décisif, j'appelai les larmes a mon secours" (p. 194). Ils emploient leur intelligence a simuler 1e sentimentalisme lorsqu'ils peuvent en tirer parti pour berner leurs victimes. A cet effet ils se sont exercés a l'imiter et ils se sont apercus que ce rble était facile a jouer a condition d'avoir un con- tr61e aussi parfait que possible de ses reactions phy- siques. La Marquise s'est appliquée des sa jeunesse a "régler les divers mouvements de sa figure" (p. 176), a se montrer comme "une femme sensible" (p. 180). "L'habitude de travailler son organe y donne de la sen— sibilité; la facilité des larmes y ajoute encore" (p. 70). Les larmes deviennent une arme, un moyen, un produit de l'esprit au lieu d'étre l'expression naturelle d'une 'émotion. Le Vicomte declare: "Par bonheur je m'étais e7_ livre a tel point, que je pleurais aussi; et, reprenant ses mains, je les baignais de pleurs. Cette precaution était bien nécessaire; car elle était si occupée de sa douleur, qu'elle ne se serait pas apercue de la mienne, si je n'avais pas trouvé ce moyen de l'en avertir" (p. 55). A une autre occasion: "J'eus soin d'avoir toute 1a soirée une douceur mélancolique qui me parut réussir assez bien" (p. 95). I1 sait, lui aussi, que le senti- ment s'imite sans peine: i1 écrit a la Présidente de longues lettres sentimentales (dont l'une d'entre les bras d'une prostituée) qui produisent exactement 1e meme effet que si elles étaient l'expression spontanée d'un sentiment vrai. "J'ai mis beaucoup de soin a ma Lettre, et j'ai taché d'y répandre ce désordre, qui seul peut peindre 1e sentiment" (p. 144). Lorsque la Marquise s'est lassée de son aventure avec Belleroche, elle prend "1e parti de lui montrer plus d'amour, pour en venir a bout plus facilement . . . je 1e surchargerai a tel point d'amour et de caresses . . ." (p. 271). Le parti-pris d'utiliser les manifestations de la sensi- bilité a une fin précise confirme la preeminence accor- dée a l'intelligence qui doit étre capable de la faire imiter froidement pour se jouer des autres, et réduire 1e reste de 1'humanité a la sensibilité et a l'imbécillité. I1 s'agira de duper ses partenaires dans l'amour en misant sur leur faiblesse. Dans 1'épisode Prévan par exemple la 68 Marquise prévoit trés exactement les reactions de cet homme vaniteux, habitué a ce que les femmes se laissent prendre a son charme: "aussi, quand on alla souper, m'offrit-il la main. J'eus la malice, en l'acceptant, de mettre dans la mienne un léger frémissement, et d'avoir, pendant ma marche, les yeux baissés et la res- piration haute. J'avais l'air de pressentir ma défaite, et de redouter mon vainqueur. 11 1e remarqua a merveille; aussitot 1e traitre changea—t-il de ton et de maintien. I1 était galant, 11 devint tendre" (p. 192). 11 suffit a la Marquise de jouer la femme sensible a son charme, ce prétendu succes flatte 1a vanité du séducteur qui tombe dans le piége les yeux fermés. Sa vanité annule sa prudence et Madame de Merteuil n'aura qu'a mener l'affaire a bien en escomptant pas a pas les reactions de Prévan. Elle dupe Madame de Volanges, lui fait chan- ger d'avis au sujet de sa fille simplement en se ser- Vant adroitement de quelques flatteries faciles: "Je la cajole tant qu'élle doit trouver que j'ai raison" (p. 252). Elle la convainc par de fausses raisons que le mariage de Cécile avec Danceny serait une erreur, et qu'une telle decision serait 1e fruit des "illusions de l'amour maternel. Puisque ce sentiment est louable, il doit 8e trouver en vous. Qu'il se reconnait bien en effet dans le parti que vous étes tentée de prendre! c'est ainsi que, s'il vous arrive d'errer quelquefois, 69 ce n'est jamais que dans le choix des vertus" (p. 242), Comment résister a de tels arguments pour autant qu'on ait un petit peu de vanité et pas beaucoup de clairvo- yance comme c'est 1e cas pour Madame de Volanges! La Marquise en tire parti avec brio. Son attitude envers Danceny est tout aussi remarquable. Elle decide de séduire 1e jeune homme qui est amoureux fou de Cecile; son amour est devenu le centre de sa vie. Or, loin d'essayer de diminuer cet amour aux yeux du jeune amant, Madame de Merteuil l'encourage, devient 1a confidente, l'amie fidéle. Danceny lui écrit: . . . pourquoi n'etes-vous pas la pour me répondre, pour me ramener si je m'égare; pour me parler de Cécile, pour augmenter, s'il est possible, le bonheur que je gofite a l'ai- mer, par l'idée si douce que c'est votre amie que j'aime? Oui, je l'avoue, l'amour qu'elle m'inspire m'est devenu plus précieux encore, depuis que vous avez bien voulu en recevoir la confidence. J'aime tant a vous ouvrir mon coeur, a occuper 1e votre de mes senti- ments, a les y déposer sans reserve! 11 me semble que je les chéris davantage, a mesure que vous daignez les recueillir; et puis, je vous regarde et je me dis: C'est en elle _ qu'est renfermé tout mon bonheur (p. 285). Le jeune homme naif n'est pas assez lucide pour s'aperce- voir de la confusion de ses sentiments, de la nature trouble de ceux qui l'attirent vers la Marquise. Celle-ci insiste sur cette "tendre amitié": "il est si doux d'avoir un jeune ami dont 1e coeur est occupé ailleurs" (p. 287). Jusqu'au dernier moment, tant 7O qu'elle est séparée de lui, elle revient sur sa qualité de confidente. Lorsqu'ils sont en presence l'un de l'autre, c'est-a—dire lorsque Danceny, troublé par la presence de la Marquise, n'a pas la latitude nécessaire pour analyser lucidement son attitude envers elle, elle 1e séduit sans peine grace a son charme, et la volupté aidant. La sensualité du jeune homme lui fait publier instantanément son amour pour Cecile et il parle '"d'amour veritable" entre la.Marquise et lui. De meme 1e Vicomte évalue a sa juste mesure la vulnérabilité humaine. Il entreprend 1a conquete de la vertueuse Présidente et 11 a l'habileté de flatter sa vanité en la traitant avec un respect marque, en la distinguant des autres femmes au point qu'elle acquiert une telle sécurité qu'elle en oublie de regarder dans son coeur. "Il faut . . . surtout, lui fermer les yeux sur le danger, car si elle 1e voit, elle saura 1e surmonter ou mourir" (p. 262). I1 loue les femmes ver- tueuses et la met dans sa confiance. Plus tard, lorsque 1a Présidente, sous le coup d'une passion violente pour lui, s'effraie et s'enfuit loin du danger que représente pour elle la presence de Valmont, il lui fait croire qu'il ne l'aime plus, qu'il a choisi Dieu et augmente ainsi 1e désespoir de la Présidente, en suscitant sa jalousie et le chagrin de n'etre plus aimée. Elle se donnera pour le ramener a elle. L'attitude du Vicomte envers Danceny 71 refléte la meme connaissance de la vanité et de la faiblesse humaine: lors de sa rupture avec la Marquise, lorsqu'il SOUhaite lui nuire, i1 sait qu'elle a un rendez—vous avec Danceny pour le soir meme. Il écrit au Chevalier une lettre de ton en apparence détaché mais lui propose sournoisement de passer plutbt 1a soirée chez Cecile. Tout d'abord il lui fait com— prendre a demi-mot que la Marquise s'est moquée de lui en lui proposant "une petite maison délicieuse, et qu'on n'agprise que pour vous" (p. 564). II insinue: comment pouvez-vous étre la dupe de cette "femme parfaitement usagée!" Il oppose a ces plaisirs de coquetterie, l'amour de Cecile, que Danceny aime, et l'occasion de la revoir qui peut-étre ne se présentera plus. Et habilement il termine la lettre en supposant que Danceny- prendra "le parti de l'amour, qui me parait aussi celui de la raison" (p. 565). Pour donner plus de poids a la lettre, i1 parait laisser 1a decision entiérement au Chevalier en ajoutant: "Comme je n'y ai pas d'intéret, je trouverai toujours que vous avez bien fait" (p. 566). Aprés avoir indiqué a Danceny qu'il est abusé par une femme facile (qu'il serait humiliant d'aimer), il lui offre une jeune fille "qui n'a pour elle que sa beauté, son innocence et son amour" (p. 565). Danceny, 1e jeune amoureux transi n'hésitera pas une seconds. séduit par la perspective de retrouver Cécile qu'il "adore"; par 72 1e désir d'humilier 1a Marquise qui l'a trompé et par dessus tout de prendre 1e parti de la "raison". Valmont est parvenu a ses fins simplement en anticipant les reactions de vanité du Chevalier. Il est evident qu'il lui est totalement indifferent que Danceny retrouve ou non Cecile, mais i1 aspire a une vengeance personnelle contre la Marquise. Danceny lui est un instrument utile, i1 tombe dans 1e piége sans se douter de l'arriére-pensée du Vicomte. L'attitude de Valmont envers Cécile résulte de la meme ligne de conduite. Cécile aime Danceny; Valmont n'essaie meme pas de le diminuer a ses yeux et de le supplanter dans son coeur. Cécile est jeune, jolie et totalement ignorante. Valmont décide de la séduire, de miser uniquement sur la sensualité de la jeune fille et i1 declare: ". . . rendant a l'homme ses droits imprescriptibles, je subjuguais par l'autorité" (p. 217). Cécile se defend, plus apeurée qu'honteuse, mais finit trés vite par céder. Elle est "tout troublée . . . je ne sais pas comment cela se faisait; sfirement je n'aime pas Monsieur de Valmont, bien au contraire; et il y avait des moments cu j'étais comme si je l'aimais . . . quand il s'en est allé, j'en étais comme fachée" (p. 222). Valmont réussit donc cette conquéte, presque sans peine, simplement parce qu'en analysant la situation, il en a déduit que Cécile était susceptible d'une surprise des sens et que son amour pour Danceny serait écarté par la 75 découverte du plaisir physique dont elle ignorait tout. Les deux héros ont donc mis a profit leur connaissance du coeur humain apres avoir observe la vfilnérabilité des sentiments chez autrui. Ils se soumettent les autres en faisant jouer leur seduction et leur habileté. La réussite est totale ainsi que le démontre l'épisode Prévan: un homme est réduit par Madame de Merteuil au r61e de pantin. La prouesse impeccable de la calculatrice Marquise provoque sa chute, son emprisonnement et son déshonneur. Quant a la Présidente, elle se donnera a Valmont en abdi- quant tout son passe. Cecile, de son cfité, devient par les soins du Vicomte et de la Marquise une petite débauchée. La victoire est sans tache. Toutefois, si l'action sur les hommes a porté ses fruits, Valmont et Merteuil se heurtent a un obstacle plus redoutable, dans leur tentative de domination sur le sort: c'est celui qu'incarne le hasard, qu'il se présente sous la forme de la sensi- bilité redoutée, ou de tout événement fortuit et inattendu. Ce hasard ferait perdre sa suprématie a l'intelligence puisqu'elle ne serait plus l'unique moteur des actions du héros. Il faut donc 1e supprimer de telle sorte qu'il n'ait plus aucune chance de surve- nir et de détruire les plans. 11 faut etre plus fort que lui et Valmont en est conscient. "Et devais-je, comme 74 1e commun des hommes, me laisser maitriser par les circonstances?" (p. 147). Valmont pretend se distin- guer du "commun des hommes" en prouvant que son intel- ligence est l'instigatrice unique de sa victoire. Il ne faut meme pas permettre au hasard de faciliter l'exécution du projet, 1a victoire ne doit etre souillée par aucune contribution extérieure. Lorsque Valmont fait 1e récit de la chute de Madame de Tourvel, i1 insiste sur sa "pureté de méthode" : "Je n'ai rien mis au hasard, que par la consideration d'un grand avantage en cas de succes, et la certitude des ressour- ces en cas de défaite" (p. 502). Profiter du hasard, s'y laisser soumettre, ou encore pis, s'y fier serait une faiblesse trés grave tout juste digne du reste des mortels. Madame de Merteuil 1e rappelle vivement au Vicomte lorsqu'il s'attarde complaisamment aupres de la Présidente: "Vous renoncez a vos heureuses témérités. Vous voila vous conduisant sans principes, et donnant tout au hasard, ou plut6t au caprice" (P. 28). Par caprice, i1 faut comprendre ici faiblesse, émotivité; ces mots sont synonymes pour la Marquise. La Spontane- ité, l'élan, une fois de plus, tout ce qui est instinctif ou passionné doit étre supprimé grace justement a la volonté de s'y soustraire. Cette volonté doit agir sans relache. Le Vicomte avoue a Madame de Merteuil qu'il a failli s'abandonner a un mouvement spontané: "on nous 75 mene pourtant un premier mouvement! Heureux, ma belle a- mie, qui a su, comme vous, s'accoutumer a n'y jamais céder" (p. 227). Se former a la resistance, s'habi- tuer a éviter 1a spontanéité, qu'est-ce d'autre que de se créer d'une certaine maniere pour se projeter, invin- cible dans l'avenir. Se laisser aider par le hasard reviendrait a ne plus assumer la complete responsabi- lité de ses actes, a ne plus etre 1e promoteur de son prOpre destin, a ne plus étre un Dieu. Pour parvenir a son but, le héros prétend supprimer tout ce qui n'est pas de son ressort, tout élément sur lequel i1 n'a qu'une juridiction incom- plete et relative; tout ce qui est fortuit, inattendu et qui échappe au contrble de la volonté humaine. Valmont et Merteuil vont employer leur intelligence 5 prévenir l'imprévu, 1a fatalité; ils vont s'efforcer de ne pas y étre soumis, de les maitriser en empéchant leur influence et leurs effets. Ils vont donc tenter de determiner 1e sort, en faisant a l'avance 1e plan de leurs actions, en prévoyant l'avenir. Ils concoi- vent un projet, puis 1e mettent a exécution en essayant de ne pas sortir de la ligne de conduite prévue. Autrement dit, ils prétendent dominer 1e destin, lui imposer sa marche. Poulet donne cette excellente definition du projet : 76 c'est la volonté de substituer a l'avenir indéterminé, qui est l'oeuvre du hasard, un autre avenir, prédéterminé, qui est l'oeuvre de la volonté. Le projet implique une recrea- tion du temps par la pensée volontaire. Cette pensée volontaire, Valmont nous en présente 1e type. 11 est essentiellement (comme d'ailleurs son émule féminin, 1a Mar- quise de Merteuil) un homme a projets. Il est une pensée calculatrice qui se fixe sur l'avenir pour lui imposer la forme qu'elle s'est donnée comme fin. 55 Les deux héros "calculent" l'avenir; ils 1e considerent comme une matiere brute qu'ils vont modeler comma ils l'entendent, un "creux" qu'ils vont remplir a l'avance. Toute leur vie est donc préméditation de l'avenir par l'intelligence et le mot "projet" se retrouve d'innom- brables fois sous leur plume. La Marquise s'exprime ainsi : "Je veux donc bien vous instruire de mes projets" (p. 15). " . . . et ce ne fut qu'apres avoir bien concerté mon plan, que je pus trouver deux heures de repos. J'allai 1e soir meme chez Madame de Volanges, et, suivant mon projet, je lui fis confidence ... (p. 127). "et je suis toujours dans le dessein d'en faire mon éléve" (p. 151). " . . . je revins a la ville avec mes grands projets" (p. 179). "J'avais 1e double projet de favoriser l'évasion de Prévan, 55 Georges Poulet, op.cit., p. 71. 77 et en meme temps de la faire remarquer" (p. 196). "Que vous la gardiez, j'y consens; cela entre meme dans mes projets" (p. 270). Valmont parle en termes analogues: " . . . je me suis ressouvenu a temps qu'il était utile et meme nécessaire a mes projets" (p. 47). "Aussitét je formai mon plan, je le lui communiquai, et nous l'exécutames avec succes" (p. 95). " L . . 11 faut tout prévoir" (p. 157). "Je ferai plus, je la quitterai . . . je n'aurai point de successeur" (p. 275). "j'attends une seconde époque pour . . . m'assurer que j'ai pleinement réussi dans mes projets" (p. 277). Madame de Volanges dit trés justement de Valmont : "... sa conduite est le résultat de ses principes. Il sait calculer tout ce qu'un homme peut se permettre d'horreurs sans se compromettre" (p. 26). Donc, ce qu'il fait est l'aboutissement d'un plan, c'est la mise a réalité de ce qu'il a comploté. Il calcule, prévoit, puis agit. Sa "conduite" est un résultat"; " . . . jamais, depuis sa plus grande jeunesse, i1 n'a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet" (p. 26). La conduite du héros doit étre toute tracée d'avance par son intelligence et sa volonté; il ne lui reste plus ensuite qu'a l'exécuter sans faille. 78 Or Valmont et Merteuil agissent sur des étres humains. Ils diSposent de leur liberté, de leur volonté. En effet, pour rester les maitres absolus du destin, ils doivent abattre les obstacles, fussent-ils des hommes, ce qui revient le plus souvent a considérer autrui comme un objet que l'on maniera selon son bon plaisir. "Oh! je renouerai avec sa fille; je veux la travailler a ma fantaisie" (p. 254). La vénération qu'ils ont pour leur propre intelligence les oblige paradoxalement a la nier chez les autres. Merteuil ordonne a Valmont: "emparez- vous de Danceny, et conduisez—le. Il serait honteux que nous ne fissions pas ce que nous voulons de deux enfants" (p. 109). Ils sont amenés a traiter les hommes, non comme des individus avec leur pr0pre person- nalité, mais au contraire a les transformer en des marionnettes incapables de jouir de leurs facultés intellectuelles. C'est a ce prix seulement qu'eux pourront affirmer leur liberté et diriger 1e cours de leur destin. L'entreprise de seduction des deux héros, leur carriers de libertinage s'éclaire singulierement si on l'envisage comme un moyen pour eux de démontrer leur supériorité. Valmont écrit au sujet de Cécile: "J'ai le projet qu'elle garde de moi toute sa vie une idée SUpérieure a celle des autres hommes" (p. 272). 79 Le libertin veut prouver sa supériorité a l'égard des autres, et surtout se la prouver a lui-meme. L'érotisme, loin d'étre un jeu devient un "moyen de verifier son pouvoir".56 Or pour que la gloire du séducteur soit vraiment éclatante, pour qu'il puisse s'exalter a la contemplation de ses prOpres exploits, 1e nombre des femmes qu'il a séduites ne 1e satisfait pas; leur qualité est d'une importance primordiale. Plus 1a conquete présente de difficultés, par suite du mérite de la victime, plus 1a gloire en sera retentissante pour le vainqueur et plus 1e succes en sera significatif et confirmera sa toute—puissance. Au début des Liaisons dangereuses, Laclos place 1e lecteur a un moment décisif dans la carriere de Val- mont. Celui-ci écrit a sa confidente: Dépositaire de tous les secrets de mon coeur, je vais vous confier le plus grand projet que j'aie jamais formé . . . Vous connaissez 1a Présidente de Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austéres. Voila ce que "attaque; voila l'ennemi digne de moi; voila 1e but oh je prétends atteindre (p. 17). "le plus grand projet que j'aie jamais formé": 1e Vicomte va tenter de se surpasser, d'entreprendre une conquete vitale qui représentera plus et mieux que ses succes précédents. Nous sentons qu'il y attribue une importance 57 A. Fabre-Luce, cité par Seylaz, op.cit., p. 55. 80 considerable et qu'il va engager tout son savoir et toutes ses forces dans cette entreprise. Le choix de Madame de Tourvel est donc essentiel. Pourquoi cette femme est-elle a ses yeux autre chose qu'une proie ordinaire, une victime de plus a son tableau de chasse? Etudions l'un apres l'autre les trois éléments que Valmont attaque en elle, et qui font qu'il la consi- dére comme un "ennemi" digne de lui. Sa "devotion": Madame de Tourvel est profon- dément croyante. La religion pour elle n'est pas une vaine pratique mais représente vraiment la base de sa personnalité et lui dicte sa ligne de conduite et ses principes de vie. Elle a conserve une foi naive et simple qui fait dire d'elle a son ennemie: "votre prude est devote, et de cette dévotion de bonne femme qui condamne a une éternelle enfance" (p. 19); refle- xion causée par la méchanceté et la jalousie, mais qui prouve bien que la reputation de Madame de Tourvel s'entoure d'un halo de piété. Valmont entreprend la conquéte de la Présidente parce qu'elle est jeune et jolie, bien sfir, mais aussi et surtout parce qu'elle est croyante. Sa tache s'en trouvera doublée. La religion devient un élément important que Valmont va attaquer a travers elle. Celle-ci représente en effet un danger réel puisqu'elle dicte a la femme des prin- cipes contraires aux fins du Vicomte: 1a vertu et la 81 fidélité qui évidemment réduisent a néant toute possi- bilité de libertinage et préconisent une vie uniforme et chaste dans les liens du mariage. La religion de- vient un point de mire, une cible en elle-meme. Val- mont ne manque aucune raison de la tourner en derision. Hypocrite, i1 va a la messe pour plaire a la Présidente. Sa vieille tante n'en revient pas: "Vous n'imaginez pas combien . . . elle est édifiée de me voir réguliérement a ses prieres et a sa Messe. Elle ne se doute pas de la Divinité que j'y adore" (p. 18). A plusieurs reprises i1 raille; aprés sa parodie de charité auprés des pauvres du village a seule fin de frapper Madame de Tourvel, il ironise: "J'oubliais de vous dire pour mettre tout a profit, j'ai demandé a ces bonnes gens de prier Dieu pour le succes de mes projets" (p. 48). S'il n'y croit pas, i1 considers toutefois 1a religion comme une force, une puissance qui domine la Présidente et avec laquelle i1 entre en competition: "J'aurai cette femme; . . . j'oserai 1a ravir au Dieu meme qu'elle adore" (p. 22). Madame de Tourvel devra, par amour pour lui, renoncer a Dieu, renier ses croyances, en un mot abdiquer sa raison de vivre pour se soumettre a lui. Il ne sousestime pas la valeur de ce renoncement, ce qui prouve qu'il considere la religion comme une rivale difficile a vaincre. La chute de la Présidente devra illustrer dans son esprit, non seulement une victoire 82 sur une femme, mais aussi la défaite de la religion, sa propre supériorité sur elle. Madame de Tourvel déclare aprés avoir cédé a Valmont: "Je veux vivre pour le chérir, pour l'adorer" (p. 518). Elle emploie inconsciemment un terme religieux; un dieu a remplacé l'autre dans son esprit et dans son coeur; Valmont a gagné, il a été plus fort que la religion. Nous tente- rons d'expliquer pourquoi et comment il y est parvenu. Le deuxieme obstacle que Valmont doit affronter chez la Présidente est son "amour conjugal". Obstacle bien mince comme nous 1e verrons; en effet au lieu d'amour conjugal, c'est plutat devoir conjugal qu'il faudrait dire; car il est indubitable que Madame de Tourvel n'est pas attachée a son mari par des liens affectifs bien profonde et ce n'est pas ce qui l'empé— chera de céder immédiatement a son amour pour Valmont, mais plutat l'idée d'obligation morale envers les liens du mariage. Son comportement est conditionné non par son amour pour son mari, mais par la conscience aigue du devoir moral et religieux. Ce deuxieme obstacle, "1e mari", se confond donc avec les principes religieux et vertueux qui menacent l'entreprise du séducteur. Le troisiéme obstacle "ses principes austeres" se ramene de lui—meme a ces memes principes et en dé- coule directement. Valmont, opposant Madame de Tourvel a 1a"foule des femmes" dont il a été l'amant, reconnait: 85 "Ici, au contraire, j'ai trouve une timidité naturelle et extreme, que fortifiait une pudeur éclairée; un attachement a la vertu, que la Religion dirigeait, et qui comptait déja deux années de triomphe, enfin des démarches éclatantes, inspirées par ces différents motifs et qui toutes n'avaient pour but que de se soustraire a mes poursuites" (p. 297). Le choix de la Présidente est donc essentiel puisque son ideal de vie vertueuse incarne des menaces multiples. Valmont 1a choisit parce qu'il s'oppose aux principes de la religion qui sont la 157 forme de vie de Madame de Tourve . 37 11 n 'entre pas dans le cadre de notre étude de procéder a une analyse approfondie du don-juanisme. Il est toutefois utile de relever l'opposition entre la "prétention" de tout Don Juan' 'a la surhumanité" et la morale chrétienne; son désir si souvent renou:- velé de s'attaquer a des femmes religieuses, qui, par la morale chrétienne qu'elles incarnent et leur sens de l'honneur, représentent une menace sérieuse pour le séducteur. "Strange as it may seem, Don Juan is at his best in a society that keeps its women behind barred windows and permits them to go out only in the company of chaperones. That is why- Don Juan was born in seventeenth-century Spain, where contact between the sexes is limited to fiery but hidden glances during promenades, and where duennas watch over their precious charges; where balconies have to be climbed on silk ladders and where black veils blend mysteriously with the dark of night. " Leo Weinstein, The Metamorphoses of Don. Juan (Stanford University Press, 1959), D. 57. "Don Juan suppose une société encombrée de regles précises dont elle reve moins de se délivrer que d'abuser . . . Si les lois de la morale n 'existaient pas, 11 (Don Juan) les inventerait pour les violer. " Denis de Rougemont, Comme toi-meme (Paris, 1961), p. 102. 84 L'attitude vertueuse de la Présidente, les refus qu'elle oppose a Valmont offrent un obstacle de taille a l'entreprise du Vicomte. Des le départ il est cons— cient des difficultés qu'elle présentera et l'importance de la resistance qu'il devra affronter attise son amour— propre. Il est attire par la difficulté elle-meme qui contribuera a renforcer l'étendue de son pouvoir et a confirmer sa gloire. Au cours de la seduction, il affirme a plusieurs reprises son désir de braver ouver- tement tous les obstacles incarnés par Madame de Tourvel, de ne pas se faciliter la tache mais au contraire de leur faire front sans tricher pour qu'une "réussite totale" soit une preuve éclatante de la supériorité de ses talents. 57 (suite) "on peut considérer, si l'on veut, 1a légende de Don Juan comme 1e point de rencontre de la vieille conception du héros souverain, qui double et éclipse les maris et séme au gré de ses désirs 1e germe vital, avec la morale chrétienne, qui non seulement condamne toute prétention a la surhumanité, mais se lie a des institutions ou la jalousie des hommes et l'honneur des femmes se trouvent ligués contre les entreprises du séducteur . . . Tout 1e probléme de Don Juan revient donc a rendre compte de l'aggra- vation moderne du conflit entre l'aspiration noble a la surhumanité et la loi chrétienne." Paul Bénichou, op. cit., pp. 170, 171. 85 J'aurai cette femme; je l'enléverai au mari qui la profane: j'oserai 1a ravir au Dieu meme qu'elle adore. Quel délice d'étre tour a tour l'objet et 1e vainqueur de ses remords! Loin de moi l'idée de détruire les préjugés qui l'assiégent! ils ajouteront a mon bonheur et a ma gloire. Qu'elle croie a la vertu, mais qu'elle me la sacrifie; que ses fautes l'épouvantent sans pouvoir l'arréter; et qu'agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier les vaincre que dans mes bras. Qu'alors j'y consens, elle me dise: "Je t'adore" (p. 22). Ah: qu'elle se rende, mais qu'elle combatte; que, sans avoir 1a force de vaincre elle ait celle de résister; qu'elle savoure a loisir 1e sentiment de sa faiblesse, et soit contrainte d'avouer sa défaite (p. 55). Mon projet, au contraire, est qu'elle sente, qu'elle sente bien la valeur et l'étendue de chacun des sacrifices qu'elle me fera; de ne pas la conduire si vite que le remords ne puisse la suivre; de faire expirer sa vertu dans une lente agonie; de la fixer sans cesse sur ce désolant spectacle; de ne lui accorder le bon- heur de m'avoir dans ses bras, qu'aprés l'avoir forcée a n'en plus dissimuler 1e désir (p. 145)- Oui, j'aime a voir, a considérer cette femme prudente, engagée, sans s'en étre apercue, dans un sentier qui ne permet plus de retour, et dont la pente rapide et dangereuse l?entraine malgré elle, et la force a me suivre. La, effra ée du péril qu'elle court, elle voudrait s'arreter et ne peut se retenir. Ses soins et son adresse peuvent bien rendre ses pas moins grands; mais il faut qu'ils se succédent ... Alors n'ayant plus que moi pour guide et pour appui, sans songer a me reprocher davantage une chute inevitable, elle m'implore pour la retarder. . . Ah! laissez-moi du moins le temps d'observer ces touchants combats entre l'amour et la vertu (p. 216). Ce n'est pas assez pour moi de la posséder, je veux qu'elle se livre. Or 11 faut pour cela non seulement pénétrer jusqu'a elle, mais y arriver de son aveu (p. 262). 86 Les textes qui precedent indiquent clairement la portée de l'entreprise du Vicomte. Il veut, non seulement une victoire sur une femme, mais surtout sur la vertu et sur la religion, sur un certain mode de vie, qu'elle devra abandonner consciemment avant de lui appartenir. Elle devra renoncer, en 1e sachant, a toute croyance qui la tiendrait éloignée de lui, a toute valeur qui ne serait pas lui; Femme mariée et fidele, femme religieuse, femme vertueuse, elle abandonnera tous ses attributs pour se soumettre totalement a son séducteur. Et avant de pénétrer dans le monde et la vie de la Présidente de Tourvel, citons encore ces mots du Vicomte qui résument le sens de sa conquéte : Si pourtant on aime mieux 1e genre héroique, je montrerai 1a Présidente, ce modéle cité de toutes les vertus; respectée meme de nos plus libertins: telle enfin qu'on avait perdu jus- qu'a l'idée de l'attaquer! je la montrerai, dis-je, oubliant ses devoirs et sa vertu, sacrifiant sa reputation et deux ans de sagesse, pour courir aprés le bonheur de me plaire, pour s'enivrer de celui de m'aimer, se trouvant suf- fisamment dédommagée de tant de sacrifices, par un mot, par un regard qu'encore elle n'ob- tiendra pas toujours. Je ferai plus, je 1a quit- terai; et je ne connais pas cette femme, ou je n'aurai point de successeur. Elle résistera au besoin de consolation, a l'habitude du plai— sir, au désir meme de la vengeance. Enfin elle n'aura existé que pour moi et que sa carriére soit plus ou moins lon ue, j'en aurai seul ou- vert et fermé la barriers. Une fois parvenu a ce triomphe, je dirai a mes rivaux: "Voyez mon ouvrage, et cherchez-en dans le siécle un second exemple!" (p. 275). II. LA PRESIDENTE DE TOURVEL : FAILLITE D'UNE MORALE DU SENTIMENT 11 est aisé d'opposer la Présidente de Tour— vel aux deux héros, ils incarnent des univers diame- tralement contraires; d'un cote le monde de l'esprit, l'aspiration rationnelle a la volonté de puissance, de l'autre, celui du coeur, de la sensibilité. De l'admiration melée d'effroi devant la froideur cynique de Valmont et Merteuil, 1e lecteur passe a l'atten- drissement. Le Comte de Tilly, ce contemporain de Laclos qui jugea si sévérement Les liaisons dangereuses,1 est le premier d'une longue série de critiques a étre sensible au personnage de Madame de Tourvel, a sa "candeur angélique"; "1e portrait de Madame de Tourvel est adorable, et a fait verser bien des larmes a la jeunesse des deux sexes".2 Dans 1a premiere partie de cette etude, Mada- me de Tourvel a été envisagée a travers les deux héros; elle était réduite par eux a l'état d'objet; Madame de l ". . . je l'envisage (ce roman) moi, comme un de ces météores désastreux qui ont apparu sous un ciel enflammé, a la fin du dix-huitieme siecle," in Laclos, Oeuvres, p. 710. 2 ibid., p. 709 87 88 Merteuil lance a Valmont: "c'est pourtant pour ce bel objet que vous refusez de m'obéir" (p. 19). Ils avaient fait d'elle une chose, une entité dont ils allaient user apres en avoir étudié tous les ressorts. Et pourtant quoi de plus humain que la person- nalité de Madame de Tourvel. Cette "Eve touchants" comme l'appelle Baudelaire, incarne toute la féminité qui fait défaut a la Marquise. La personnalité de la Présidente est beaucoup plus intelligible que ne 1e sont celles des deux héros; psychologiquement elle est plus facile a saisir puisque, contrairement a eux, elle n'a jamais 1e parti-pris de dissimuler ou de masquer intentionnellement ses pensées ou ses projets. En résumé voila son histoire: une femme vertueuse et fidéle renonce a sa vie sereine et a ses devoirs conjugaux pour se consacrer a une passion vio- lente, puis elle meurt, brisée et démente. Nous nous proposons d'analyser 1a personnalité de Madame de Tourvel, l'évolution de son caractere et les motifs de sa transformation. Cette transformation parait d'autant plus lourde de consequences si l'on pénétre l'idéal de vie de la Présidente avant sa rencontre avec Valmont: en effet, i1 ne s'agit pas chez elle d'une simple aventure, d'une passade comme elles étaient si fréquentes dans le monde du Vicomte et de la Marquise, mais d'un veritable renversement des 89 valeurs qui engage son étre tout entier et qui l'en- trainera a la mort. Nous tenterons de prouver que son drame résulte d'une relation inadequate entre son esprit et son corps, son intelligence et sa sensibi— lité; il conviendra de définir ces termes en fonc- tion de sa personnalité. Penchons-nous tout d'abord sur l'aspect raisonnable du caractere de Madame de Tourvel. Bien que Laclos ait situé 1e début de son roman apres 1a rencontre de Madame de Tourvel et Valmont, il est aisé de se représenter son genre de vie et son état d'esprit avant 1e grand bouleversement que lui apportera l'amour. Nous l'avons déja vu, Madame de Tourvel est femme de parlementaire et vit l'existence rangée et sans histoire d'une épouse de magistrat. Elle est mariée et, contrairement aux autres héros, elle appar- tient a un monde organise. "She is the only character who is married, and the fact that she is a genuinely devout person is by no means accidental. It all contri- butes to build up the image of a person who is part of a real and solid world and whose entire life is framed by equally real and solid values".5 Le lecteur va en effet étre frappé par le contraste entre le milieu réglé et stable dans lequel elle vit et le monde dissolu des 5 Greshoff, op.cit., p. 589 9O libertins. Nous apprenons que son mariage avec Monsieur de Tourvel fut "l'ouvrage" de Madame de Volanges. En d'autres termes, il s'est agi trés probablement d'un mariage de convenance comme celui que Madame de Volan— ges prepare pour Cécile et Gercourt qui ne se sont jamais vus. Monsieur de Tourvel n'apparait jamais dans 1e roman. Qui est-il, ce President dont elle est séparée pendant toute 1a durée de l'intrigue et auquel il n'est fait qu'une ou deux allusions vagues et impersonnelles; c'est un étre bien flou, toujours "absent a la suite d'un grand prooés" (p. 17). Valmont qui lit une de ses lettres a sa femme y trouve "un mé— lange indigeste de details de procés et de tirades d'amour conjugal" (p. 95). On imagine un magistrat un peu pompeux qui joue consciencieusement le role de sa charge. Madame de Tourvel mentionne tres rarement son mari et 1e jour ou elle se donnera toute entiére a son amour pour Valmont, l'idée de Monsieur de Tour- vel ne l'effleurera meme pas. Elle avouera a Madame de Rosemonde: "J'aime, oui, j'aime éperdument. Hélas! ce mot que j'écris pour la premiere fois . . ." (p. 238). Mais avant de connaitre la passion, elle se contente sereinement de ce mari qu'elle n'a pas choisi; aucune recherche de bonheur égoiste dans sa vie conjugale. Elle accepte passivement ces "liens" sans connaitre ni désirer un autre mode de vie: "Je suis heureuse, je dois l'étre" (p. 117). 91 Elle passe quelque temps dans 1e chateau de la vieille et respectable Madame de Rosemonde et son éloignement physique de Paris est en lui-meme signi- ficatif. La vie calme et rangée de ce chateau de province contraste avec l'agitation parisienne: "une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des priéres du matin et du soir, des prome- nades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, et quelquefois un triste Wisk" (p. 17). voila ce qui va remplir son séjour a la campagne. La vie qu'elle méne est sage, sans grands évenements heureux ou malheureux. Bien d'exceptionnel dans cette existence paisible. Madame de Volanges mentionne sa "vie sage et retiree" (p. 26). Sa personnalité dégage une profonde impression de séré- nité et elle-meme a de trés nombreuses reprises insiste sur l'importance pour elle d'une vie rangée, sans déchirement et sans éclat. Elle a besoin de paix et de sécurité: "cessez donc, je vous en conjure, cessez de vouloir troubler un coeur a qui 1a tranquillité est si nécessaire" (p. 117); ". . . de quel droit venez-vous troubler ma tranquillité?" (p. 206). Le mot tranquil- lité apparait d'innombrables fois sous sa plume. Elle reproche a Valmont de la lui avoir enlevée par son intrusion dans sa vie, elle le supplie de lui rendre sa "tranquillité", son "bonheur", sa "vertu" (p. 294). 92 Get ideal de tranquillité est symptomatique de tout un mouvement idéologique de recherche d'un bonheur paisible en Opposition avec une frénésie de mobilité et d'insta— bilité. Ces deux tendances contradictoires paraissent avoir domine 1e siecle, comme 1'a montre Mauzi dans son étude sur 1e bonheur au dix-huitieme siecle: "Cette dualité symbolique qui partage l'homme entre la tentation. du vertige et le réve du repos est sans doute éternelle. Mais 1e dix-huitieme siecle l'exprime avec une particu- liére tranSparence. Peu d'époques ont exalté, avec une égale ferveur, 1e repos et le vertige..."4 Laclos a exprimé cette dualité par 1e truchement de ses deux heroines féminines 1a Marquise de Merteuil et la Prési- dente de Tourvel. Il sera intéressant d'envisager quel effet aura 1a rencontre de ces deux mentalités opposées. Tentons d'approfondir l'idéal de vie de Madame de Tourvel. Elle fonde sa conduite sur des notions bien établies auxquelles elle obéit depuis son enfance: celles de la religion et de la société. Il n'existe pour elle que deux categories d'actions: les bonnes et les mauvaises; les premieres correspondent aux normes dictées par les lois morales, les autres vont a l'encon— tre de ces lois. Elle parle a plusieurs reprises des femmes infideles qui sont si "méprisables. . . puisqu'elles ont trahi leurs devoirs pour se livrer a un amour criminel" (p. 118); 4 Mauzi, op.cit., p. 127 95 criminel en effet l'amour en dehors des lois du mariage car 11 entraine a ses yeux l'idée de péché, de perdition religieuse et sociale. Seule une existence dans 1e cadre de la moralité la plus stricte n'est concevable pour elle: "il vaut mieux mourir que de vivre coupable" (p. 238). Son sort est décidé pour elle et 11 semble qu'elle ait renoncé a tout élan personnel pour se reposer simplement sur des principes appris. Le lecteur est frappé par 1'absence de conflit de cette vie sans déchi- rement, par cette acceptation des rgles qui comporte une certaine passivité ou peut-étre un manque de foi en elle—meme qui se trahit par 1e besoin qu'elle a de se confier, de se confesser. Elle ne se considére jamais capable d'etre 1e juge unique de ses actions. Dans 1a premiere partie du roman c'est Madame de Volanges qui est sa confidente: la Présidente se croit obligée de lui expliquer que Valmont mérite son amitié. Elle cherche a convaincre son amie et en meme temps a se persuader elle-meme de ses bonnes raisons. Plus tard c'est dans la coeur de la vieille et indulgente Madame de Rosemonde qu'elle épanche sa peine, qu'elle s'accuse pour chercher 1e pardon ou la condamnation de sa conduite. Lorsque son confesseur on son confident 1'a confirmée dans sa sécurité, et qu'elle jouit de 1'appro- bation de sa conscience, elle peut alors vivre en paix. 9.], Sa vie intérieure est réglée, droite, en accord avec la Loi, et la discipline morale 1'a habituée a considérer comme reprehensible et redoutable tout plaisir qui aurait comme prix 1a paix de la conscience: "Quelle femme honnéte peut se determiner a faire ce qu'elle sent qu'elle serait obligée de cacher" (p. 91); "S'il existe des plaisirs plus vifs, je ne les desire pas; je ne veux point les connaitre. En est-11 de plus doux que d'etre en paix avec soi-meme, de n'avoir que des jours sereine, de s'endormir sans trouble, et de s'éveiller sans remords?" (p. 117). Rapprochons ces phrases de quelques-uns des trés nombreux textes cités par Mauzi a 1'appui de sa these. Telle cette défini- tion de Gourcy: "Le bonheur est un état de paix et de contentement parsemé de plaisirs sans amertume et sans remords qui en égayent 1e fond".5 Mauzi note: "L'abbé Jacquin veut montrer. . . que la veritable félicité consiste dans la moderation et dans la tranquillité d'une ame innocente".6 Et cette phrase de Mercier: 5 in Mauzi, op.cit., p. 551 6 Mauzi, op.cit., p. 541. 11 cite également ces con- seils de Madame de Lambert: "Souvenez—vous que le bonheur depend des moeurs et de la conduite, mais que 1e comble de la félicité est de 1e rechercher dans l'innocence; on ne manque jamais de 1'y trou- ver"; "si vous voulez étre heureux avec sureté, i1 faut 1'étre avec innocence. . ." "Le fondement du bonheur est dans la paix de l'ame et dans le témoignage secret de la conscience" (p. 604). 95 "Quel trésor plus doux que celui d'une bonne conscience".7 Madame de Tourvel est une parfaite incarnation de cet ideal de droiture et d'innocence. En outre cet attachement au devoir, cette har— monie de vertu et de paix sont dépourvus de la moindre trace d'affectation ou de fausseté. Son aspect physique lui-meme correspond a la simplicité de son ame. Bien que 1e lecteur n'ait d'elle aucune description precise, il est aisé de l'imaginer: jeune (elle a vingt-deux ans), tres naturelle, feminine; 1a Marquise lui reproche d'etre "mise a faire rire" (p. 19); évidemment 1a simplicité ne peut paraitre que risible a quelqu'un d'aussi sophis— tiqué que Madame de Merteuil. Valmont, sensible a ce genre de naturel nouveau pour lui, 1'apprécie au con- traire: "toute parure lui nuit; tout ce qui 1a cache 1a dépare: c'est dans 1'abandon du négligé qu'elle est vraiment ravissante. Grace aux chaleurs accablantes que nous éprouvons, un déshabillé de simple toile me laisse voir sa taille ronde et souple" (p. 21). Aucune recher- che, aucun artifice dans sa tenue. Il est a noter que Madame de Tourvel est un des seuls personnages des Liai— sons dangereuses dont Laclos nous ait donné quelques indications physiques; i1 semble qu'il ait voulu insister sur 1e coté naturel et paisible de sa personnalité. 7 ibid., p. 616. 96 Elle est bonne, douce et pieuse: "il faut voir comme, dans les folatres jeux, elle offre l'image d'une gaieté naive et franche! comme, aupres d'un malheureux qu'elle s'empresse de secourir, son regard annonce 1a joie pure et la bonté compatissante!" (p. 21). Elle s'émeut facilement et sa sensibilité se manifeste a de trés nombreuses reprises par des larmes; 1a Présidente pleure beaucoup: de joie, de tristesse, d'émotion, et de douleur bien sfir: ". . . c'est toujours une action honnéte et louable, et dont 1e seul récit m'a attendrie jusqu'aux larmes" (p. 50). Valmont découvre des traces de larmes sur les lettres de Madame de Tourvel. "J'ai passé la nuit dans les larmes" (p. 207), avoue-t-elle lorsqu'elle se débat contre ses propres sentiments. Lorsqu'elle est sur 1e point de se donner a Valmont, celui—oi voit froidement "les larmes la suffoquer" (p. 502). Ses "yeux fixes laissent échapper des larmes assez conti- nues, mais qui coulent sans effort" (p. 505). Elle sanglote en regardant les lettres du Vicomte. "Tous les moments de ma triste existence sont marques par mes larmes" (p. 257), bref, il n'est pas d'émotion heureuse ou malheureuse qui ne provoque ses pleurs. Elle ne connait ni 1'artifice ni 1e mensonge. Tout en elle respire 1a spontanéité: "elle n'a pas comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui séduit quelquefois et nous trompe toujours . . . 11 faut voir 97 . . . ce touchant embarras d'une modestie qui n'est point jouéei" (p. 21). Tres instinctives, ses reactions physiques trahissent toujours les mouvements de son ame et de sa pensée; elle est incapable de dissimulation et ses gestes expriment fidelement ce qu'elle ressent. Lorsque Valmont l'aide a franchir un fossé, i1 1a tient pendant un instant contre lui: "l'aimable rougeur vint colorer son visage" (p. 22). A plusieurs reprises Val- mont reléve l'émotion exprimée par ses gestes: "son regard animé, son geste devenu plus libre, et surtout ce son de voix qui, par son alteration déja sensible, trahissait 1'émotion de son ame . . . sa main tremblante ne lui permettait pas de continuer son ouvrage" (p. 52). "une écriture altérée et tremblante, qui témoignait assez la douce agitation de son coeur pendant cette occupation" (p. 96). Il serait aisé de multiplier les exemples: chaque fois que la Présidente ressent une emotion, ses gestes en sont l'interpréte. Quel contraste avec la Marquise qui a appris volontairement a "dissimuler": "je me suis travaillée avec le meme soin et plus de peine, pour réprimer les symptomes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné" (p. 176). Au contraire Madame de Tourvel avoue a Valmont: ". . . je ne sais ni dissimuler ni combattre les impressions que j'éprouve" (p. 58). 98 Jusqu'au jour ou elle rencontre Valmont, elle n'a d'ailleurs jamais ressenti 1e besoin de cacher quoi que ce soit. Valmont 1'a deviné: "Enfin, il fallait qu'elle réunit encore cette candeur naturelle, devenue insurmontable par l'habitude de s'y livrer, et qui ne lui permet de dissimuler aucun des sentiments de son coeur" (p. 520). Ce rapport étroit entre 1e physique et 1e moral confirme 1'unité de sa personnalité, l'harmonie entre son corps et son esprit, entre ses actes, dont elle a l'habitude qu'ils soient l'expression spontanée de ses sentiments, et sa conscience. Donc au début de l'in- trigue des Liaisons dangereuses, la personnalité de Madame de Tourvel dégage une impression reposante de paix et d'équilibre entre ses désirs modérés et leur realisation, entre son ideal de vie vertueuse et sans heurts et son existence uniforme. On est tenté de lui appliquer 1a definition du bonheur de 1'Encyclopédie: "Notre bonheur le plus parfait dans cette vie n'est donc . . . qu'un état tranquille semé ca et la de quel— ques plaisirs qui en égaient 1e fond".8 Cette conception du bonheur consiste donc en une vie plane et harmonieuse dans le cadre d'une mora— lité traditionnelle et d'une structure sociale solide. 8 in Mauzi, op.cit., p. 129 99 Mauzi reléve que cette idéologie s'applique particulie- rement a la bourgeoisie dont il dit: "Le bonheur bour- geois est 1e bonheur sans histoire du devoir facilement accompli. Le bourgeois est spontanément vertueux. Faire ce qu'il doit ne lui cofite rien. C'est son mode d'exis— tence habituel, 1e style de vie qui lui est destiné. La vertu est pour lui de l'ordre et de la nature".9 Madame de Tourvel est a tel point imbue de cet idéalisme que sa presence seule dans l'atmosphére dissolue des Liaisons dangereuses donne au roman un ton de fraicheur et d'intégrité dont 1e contraste avec 1e cynisme des deux héros symbolise 1e heurt de deux ideologies. Le moment est venu d'examiner maintenant 1a revolution apportée a cette ame douce et sage par l'irrup— tion de l'amour dans sa vie. Cette femme vertueuse va étre arrachée a son petit monde calme, et, comme il est aisé de 1e prévoir, 1a découverte de la passion n'ira pas sans lutte ni sans déchirement. Nous connaissons les circonstances de sa ren- contre avec Valmont. Elle passe quelques semaines dans 1e chateau tranquille de Madame de Rosemonde. Elle est contrariée par l'arrivée du Vicomte dont 1a reputation est bien établie: c'est un libertin, un homme qui prend plaisir a perdre les femmes. Elle avoue plus tard: 9 op.cit., p. 274. lOO " . . . je ne vous cacherai pas que, quand Madame de Rosemonde vint me faire part de votre arrivée, j’eus besoin de me rappeler mon amitié pour elle et celle qu'elle a pour vous, pour ne pas lui laisser voir combien cette nouvelle me contrariait" (p. 162). Elle écrit a son amie: "Je ne le connaissais que de reputation, et elle me faisait peu désirer de 1e con- naitre davantage" (p. 25). Or elle est toute surprise de ne pas trouver sur son visage les marques de sa per— version. Elle imaginait une espéce de monstre a l'ex— pression marquee par le vice. Contre son attente, sa premiere impression est nettement favorable: " . . . 11 me semble qu'il vaut mieux qu’elle (sa reputation). Ici, ou le tourbillon du monde ne 1e gate pas, il parle raison avec une facilité étonnante, et 11 s'accuse de ses torts avec une candeur rare. 11 me parle avec beaucoup de confiance, et je 1e préche avec beaucoup de sévérité. Vous qui 1e connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion a faire" (p. 25). Ce premier contact est tres significatif: la Présidente est interes- sée par Valmont, il est si different de ce qu'elle s'était imagine; elle découvre un homme charmant, qui retrouve sa simplicité dés qu'il n'est plus dans 1e tourbillon du monde. Déja elle excuse Valmont, il est "gate" par 1e monde, mais 1a campagne et la compagnie de gens honnetes font réapparaitre son naturel. Sa lOl mauvaise reputation n'est donc pas entiérement justi- fiée puisqu'elle ne peut s'appliquer qu'a un aspect du Vicomte qu'il a abandonné en quittant les salons. "Ce redoutable Monsieur de Valmont, qui doit etre la terreur de toutes les femmes, parait avoir déposé ses armes meurtrieres, avant d'entrer dans ce Chateau . . . C'est apparemment l'air de la campagne qui a produit ce miracle". Elle lui accorde aussitot une confiance illimitée: ". . si j'avais un frére, je désirerais qu'il ffit tel que Monsieur de Valmont se montre ici" (p. 52). Bienveillance, désir de 1e trouver honnéte, cette démarche caractérise la Présidente. Sa réaction n'est pas due uniquement au fait qu'elle est immediate- ment sensible au charme du Vicomte. Elle trahit au contraire un element important de sa personnalité: dans sa fraicheur et sa pureté, elle est incapable de sortir de son petit monde limité et ideal. I1 lui parait impensable que quelqu'un puisse ne pas étre droit et honnéte. Dans sa naiveté, elle ne soupconne pas l'existence d'un monde de dissimulation et de masque. Elle-meme ne demands qu'a étre honnete et bonne, a garder ses serments, a respecter autrui, a ne lui faire de tort en rien: "Vous me forcez a vous craindre, peut-étre a vous hair, je ne 1e voulais pas" (p. 59). Elle projette sur les autres ses propres reactions: "J'en appelle a vous-meme, a votre honneteté; m'avez—vous 102 cru capable de ce procédé?" (p. 91). Elle a une con- fiance a toute épreuve en la bonté de l'homme. Cette qualité qu'elle posséde elle-meme au plus haut point, elle 1a préte sans hésiter a ceux qui l'entourent: "Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que ce soit, si facheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu" (p. 49). Dévouée, altruiste, elle souhaite 1e bien des autres. Des sa premiere rencontre avec Valmont, elle entreprend sa "conversion" avec 1e désir Sincere de l'amener a la vertu et de le rendre capable de jouir d'un bonheur honnete et calme comme 1e sien. Autant Madame de Merteuil était guidée par la raison, 1a pensée, 1a réflexion, autant les reflexes de la Présidente lui sont-ils dictés par son coeur. Elle est toute sensibilité, émotion. C'est son coeur, non son esprit qui juge et qui decide: "Je ne vous ferai point 1e detail des faits ou des raisons qui 1e justifient; peut-étre l'esprit les apprécierait—il mal: C'est au coeur seul qu'il appartient de les sentir" (p. 555). Son coeur est son conseiller et le critere unique qui 1a guide dans la vie.10 Soulignons 1e c6té négatif de cs 10 ' . - . Mead, op.01t., p. 568. "What happens when 1n every- day li e one attempts to make his way by no other light than that which comes from the heart? Laclos offers us the case of Madame de Tourvel... Madame de Tourvel is ignorant of the world, and worse yet she is utterly unaware of the fact'. 105 systéme de vie, fondé uniquement sur la sensibilité et qui dans 1e cas de la Présidente présente l'exemple d'une femme dont 1e manque de lucidité est total; son désabusement et son alienation prouveront que le coeur seul peut ne pas etre une source efficace de connaissance, de soi—meme et d'autrui. Elle est en effet incapable de voir 1e monde tel qu'il est, tout enfermée dans son petit univers ou elle ne veut laisser d'accés qu'au bien: "et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l'ennemi de la vertu" (p. 50). Or lorsqu'instinctivement elle desire quelque chose, et qu'elle ne veut et ne peut dési— rer que ce qui est vertueux, elle transforme naivement 1a réalité pour l'adapter a ses normes. Lorsqu'elle est attirée par Valmont, elle refuse de voir en lui un liber— tin, malgré les avertissements de ses amis et malgré 1a reputation qui 1e précéde partout, elle se créera un Valmont idéal, vertueux et bon et pourra alors laisser son coeur etre attire par lui. Il serait impensable pour elle de pouvoir s'attacher a quelqu'un qui ne soit pas honnéte et bon. Sa naiveté et son manque de juge- ment objectif sont frappants d'autant plus qu'elle n'est pas une enfant ignorante comme Cécile, mais bien une femme en contact avec une société libertine. Elle n'a rien perdu de sa fraicheur et de ses illusions sur 1e genre humain et ce manque total de réalisme entrainera sa perte. 104 Une lettre tres severe de Madame de Volanges la met fortement en garde contre le Vicomte. Elle qualifie Valmont de "faux", "dangereux", "malhonnéte", "criminel", "cruel", "méchant". Elle precise qu'il a choisi les femmes pour victimes . . . de toutes les femmes auxquelles il a rendu des soins, succes ou non, il n'en est point qui n'aient eu a s'en plaindre" (p. 26). Voici qui est clair et net, et qui de plus correspond a l'idée que la Présidente avait de Valmont avant de l'avoir vu. Mais Madame de Tourvel refuse de croire a la véracité d'un tableau si noir. Au contraire, elle ne trouve en la presence du Vicomte que des "motifs de sécurité". Elle ne veut croire que ce qu'elle voit et ce que lui dit son coeur. Toutefois dés cette deuxiéme lettre a Madame de Volanges, on distingue un ou deux indices d'un intéret qui n'est pas aussi détaché qu'elle 1e voudrait: tout d'abord 1a longueur de sa lettre; et aussi l'enthousiasme qu'elle manifeste pour prendre la défense du Vicomte qu'elle ne connait que depuis quelques jours. Elle s'en explique d'une maniére un peu suspecte: "Voila, Madame, de bien longs éclaircissements: mais j'ai cru devoir a la vérité un témoignage avantageux a Monsieur de Valmont" (p. 54). Est—0e vraiment de vérité qu'il s'agit ici; ne serait—0e pas plutot qu'elle cherche a persuader autant sa correspondante qu'elle-meme de 105 1'"honn§te sincérité" du Vicomte? Elle discourt trop pour prendre 1e temps de regarder dans son coeur et elle se flatte d'avoir déja réussi, elle, a commencer 1a transformation de Valmont. Et son désir de le voir irréprochable est, lui aussi, suspect; de plus: une petite pointe de jalousie ne parvient pas a se mas- quer: elle est soulagée d'apprendre qu'entre 1e Vicomte et la.Marquise il s'agit d'amitié seulement et non d'amour... (p. 55). Et cette curiosité qui lui fait désirer savoir comment Valmont passe ses matinées, si "quelques femmes aimables a la ronde" sont pour quel- que chose dans ses sorties de chasse 1e matin (dont i1 rapporte rarement du gibierl). Et son peu d'empresse- ment a suivre les conseils de son amie qui 1a conjure de s'éloigner ou de demander 1e depart du Vicomte. Non, elle se sent en sécurité, et n'a aucune envie de mettre fin a ce debut d'"amitié"; elle ne ressent nul "besoin" et encore moins de désir de quitter celui qui en si peu de temps a déja su capter sa confiance. C'est encore pour faire 1'éloge du Vicomte qu'elle écrit une troisieme fois a Madame de Volanges. Valmont a abusé habilement de sa crédulité en faisant 1a charité, en sauvant de la misere quelques pauvres du village voisin. Elle est prise au piége et cette "vertueuse action" provoque son admiration et son enthousiasme. Elle met a 1e défendre une "chaleur" 106 qui inquiéte son amie: "C'est la sollicitude de la bien- faisance; c'est la vertu des plus belles ames", elle est "attendrie jusqu'aux larmes . . . Quoil les méchants parta- geraient-ils avec les bons 1e plaisir sacré de la bien- faisance?" (p. 50). En toutes occasions, Madame de Tour~ vel "sen ", "pressent","redoute", "craint", mais ne prévoit jamais clairement une situation donnée, comme la suite de notre étude va 1e prouver. Or, sans qu'elle s'en rende compte, 1a nature des sentiments de la Présidente n'a cesse d'évoluer depuis sa premiere rencontre avec Valmont. D'une méfiance naturelle, elle est passée a la curiosité, a l'intéret puis a l'enthousiasme. Cet état d'admiration va étre interrompu brutalement par la prise de conscience de son amour pour 1e Vicomte. Valmont qui a observé 1'évo- lution des sentiments de la Présidente juge a plusieurs signes (son émoi en sa presence, sa main tremblante) que l'amour de Madame de Tourvel est déja bien ancré dans son coeur et i1 décide de 1e lui faire connaitre en lui déclarant son prOpre amour. Les paroles de declaration de Valmont qu'elle aurait accueillies froidement et avec mépris lorsqu'elle 1e connaissait a peine, et qu'elle aurait simplement considérées comme une vulgaire flatterie de la part d'un libertin, aujourd'hui 1a bouleversent pro— fondément. Elle croise ses mains sur ses yeux "avec l'ex— pression du désespoir : "Ah! malheureuse!" s'écria—t—elle; puis elle fondit en larmes" (p. 52). 107 Sa reaction, et surtout son exclamation "malheureuse" et non malheureux, prouvent qu'il a touché juste; 1a Présidente ouvre les yeux et la vérité de son amour lui apparait comme un coup de foudre. Elle a perdu sa sécurité, et son amour, dont elle est consciente maintenant, va devenir 1'unique objet de ses préoccupations. Elle commence par s'apercevoir avec horreur de l'emprise qu'il a déja sur elle. Et cette prise de conscience marque 1e debut d'une lutte pathétique: elle va farouchement refuser cet amour, 1e combattre et tenter d'empecher que ses sentiments ne s'imposent. A partir de cet instant 1a personnalité du Vicomte passe au second plan. La tragédie se joue dans l'ame de Madame de Tourvel déchirée: tout son ideal de vie tranquille et paisible, ses principes d'honnéteté et de félicité vont peu a peu étre submergés par un sentiment impe- rieux et irresistible. L'apreté du combat intérieur de la Présidente ne peut s'évaluer a sa juste mesure que si l'on garde présent a l'eSprit 1'authenticité de sa sagesse et de ses convictions et il est facile de s'imaginer qu'elle se débattra de toutes ses forces contre cet amour. Son trouble se manifeste tout d'abord par une reaction de peur. Dans une lettre au Vicomte, elle 1e supplie de la laisser en paix: "L'étonnement 108 I et l'embarras ou m'a jetée votre procéde; je ne sais quelle crainte, inspirée par une situation qui n'efit jamais dfi etre faite pour moi" (p. 58). Le mot crainte reviendra a plusieurs reprises sous sa plume: "Croire a vos sentiments, ne serait-ce pas une raison de plus pour les craindre" (p. 116); plus tard: "Renoncez a un senti- ment qui m'offense et m'effraie" (p. 158); "effrayée de mes sentiments, de mes pensées, je crains également de m'occuper de vous et de moi" (p. 206). Analysons de plus pres cette réaction de peur. Quelles sont les causes de l'appréhension de la Présidente devant une situation 51 nouvelle pour elle, et comment cette peur exprime-t-elle son déchirement intime? Le premier élément qui frappe 1e lecteur est le caractere social de sa reaction. La Présidente, avant meme de vouloir envisager 1e bouleversement et les consequences que pourraient entrainer l'amour sur sa personnalité intime, s'inquiéte et se soucie de l'opinion publique. Sa sagesse, sa vertu ont contribué a former d'elle aux yeux de la société l'image d'une femme, d'une épouse irréprochable. Le maintien de cette image, 1'approbation d'autrui sont absolument indiSpensables a son repos. En effet, elle écrit a Valmont: "Accoutumée a n'inspirer que des sentiments honnetes, a n'entendre que des discours que je puis écouter sans rougir, a jouir par consequent d'une 109 sécurité que j'ose dire que je mérite . . ." (p. 58). Madame de Tourvel a l'habitude de s'attirer 1e respect par son attitude impeccable. Elle s'est toujours sentie a l'abri du trouble et de la tentation. Elle vit dans un monde a part, entourée d'une auréole de reSpectabi- lité et rien, pense—t-elle, ne pourrait la faire sortir de cette route plane, toute tracée d'avance. Elle se croit un destin tout défini; elle se considére en dehors de ce qu'elle méprise et veut ignorer. Elle écarte les conseils prudents mais éclairés de son amie et se juge capable, elle, d'entreprendre la conversion de Valmont malgré sa mauvaise reputation et malgré tous les avertissements de son entourage. Sa vertu, son honneteté sont a la base de sa naiveté qui fait qu'elle se croit différente, invulnérable. Madame de Volanges dans sa lucidité désabusée tente en vain de la mettre en garde : "Ma belle amie, votre bonneteté meme vous trahit par la sécurité qu'elle vous inspire" (p. 68). Ce n'est que trop tard qu'elle s'en rend compte: "Hélas! 1e temps n'est pas loin, ou je me croyais bien sure de n'avoir jamais de pareils combats a soutenir. Je m'en félicitais; je m'en glorifiais peut-étre trop. (p. 206). De meme que la Marquise et le Vicomte sont trop sfirs de leur force, de la puis- sance de domination de leur intellect sur leurs senti- ments, de meme 1a Présidente considére sa vertu comme 110 un élément constant et immuable. Elle ne croit pas a'la possibilité d'une faille; elle surestime ses forces. C'est 1e choc de deux mondes ou chacun se croit impermeable aux manifestations de 1'autre et c'est cette meme sécurité, qui, bien que baséasur des principes diamétralement opposes, entraine la chute des héros. Voici donc le premier motif de son émoi: quelqu'un, le Vicomte a mis en question son invulné- rabilité, il a osé 1a traiter comme une femme ordinaire, susceptible de tomber amoureuse. Elle ressent trés fortement cette attitude comme une insulte. En effet au début de leurs rapports Valmont avait eu l'habileté de se montrer parfaitement correct; 11 avait prétendu 1a distinguer des autres femmes et lui avait répété a quel point elle était différente, elle, qui n'avait rien a craindre, a l'abri de sa vertu. Elle était tombée dans 1e piége, flattée de sentir qu'elle avait droit de sa part a un traitement different: "j'avoue que je lui sais un gré infini d'avoir su me juger assez bien pour ne pas me confondre avec elles (les autres femmes)" (p. 55). Donc 1a declaration du Vicomte blesse son amour-propre, elle se sent humiliée qu'il ait cessé de la considérer comma intouchable et inaccessible: "l'idée révoltante de me voir confondue avec les 111 femmes que vous méprisez, et traitée aussi légérement qu'elles" (p. 58). Elle revient a plusieurs reprises sur cette preoccupation: "J'ai cru que vous respecte- riez une femme honnéte" (p. 59). Les sentiments du Vicomte 1'"offensent","1eur aveu l'outrage" (p. 59), et elle lui manifeste son mécontentement: Avertie déja depuis longtemps de 9e danger par mes amis, j'ai négligé, j'ai meme combattu leur avis tant que votre conduite a mon égard avait pu me faire croire que vous aviez bien voulu ne pas me confondre avec cette foule de femmes qui toutes ont eu a se plaindre de vous. Aujourd'hui que vous me traitez comme elles, que je ne peux plus l'ignorer, je dois au public, a mes amis, a moi-meme de suivre ce parti nécessaire (p. 87). Elle s'oppose elle, "femmahonnéte", a "cette foule de femmes" qui ont eu 1a faiblesse de renoncer a des prin- cipes moraux rigides, et qui se sont attire, par leur conduite, un "mépris" justifié. Elle veut pouvoir main- tenir intacte sa reputation de femme irréprochable, aux yeux du Vicomte et a ceux de la société. D'ailleurs l'amour comporte aussi pour elle un danger d'une nature plus intime. Comment Madame de Tourvel se représente-t—elle ce sentiment qui jusqu'alors lui était inconnu? Elle parle d'"orages redoutables", de "ravage effrayant" (p. 105); du "tumulte des sens", d'un "orage des passions dont 1e spectacle est effrayant". "Eh comment affronter ces tempétes? comment oser s'embar- quer sur une mer couverte des debris de mille et mille 112 naufrages" (p. 116). Plus loin elle décrit ainsi "ces l'amour: "cet état de trouble et d'anxiété", agitations violentes" (p. 207). Elle ne voit de l'amour que son aspect troublant et destructeur; il crée 1e désordre, déchaine 1a violence et ses lettres de cette époque sont remplies de ces descriptions sinistres. Or, nous l'avons vu, l'idéal de vie de la Présidente consiste en la tranquillité. La passion et toute l'agitation qu‘elle comporte a ses yeux représente une menace dangereuse, elle apporterait dans ses habitudes un bouleversement dont elle ne percoit que le coté négatif. L'impétuosité des sentiments risque d'ébranler 1'autorité qu'elle a l'habitude de reconnaitre a sa raison. Le sentiment de crainte que lui inspire la violence de la passion parait faire écho a de nombreuses voix du dix-huitiéme siécle qui ont insisté sur 1e danger que représente 1a passion pour 1e bonheur indi- viduel. "11 (1e bonheur) est dans 1e silence des pas- sions, dans 1'équilibre et 1e repos de l'ame",ll dit Marmontel. Madame de Lambert donne ces conseils: "1e bonheur est dans la paix de l'ame. 11 faut fermer toutes les avenues aux passions . . . Il faut craindre 11 in Mauzi, op.cit., p. 550. 115 ces grands ébranlements de l'ame, qui préparent l'ennui et 1e dégofit".l2 De ces textes se dégage clairement l'idée l5 que la passion est dangereuse, negative; qu'elle représente 1a part obscure et nuisible de 1'étre humain et que tout homme réfléchi mettra en oeuvre sa prudence et son énergie pour empecher l'empire de la passion sur la raison. Pour les adeptes de ce style de vie, l'homme dans son essence comporte donc une dualité entre ses passions mauvaises, et son intelligence qui a pour fonction de les écraser. "Le bonheur est 1e fruit de la raison; c'est un état tranquille, permanent, qui n'a ni transport, ni l2 ibid., p. 559. Citons également Grimod de la Reyniere: "L'amour est une passion aveugle et tumultueuse, qui s'empare de l'ame par la voie des sens, qui, sous l'attrait du plaisir, cause les plus violents chagrins, énerve 1e coeur, abrutit l'ame et plonge 1e malheureux qui en est attaqué dans un état de crise dont il ne sort pas quand il veut . . . Les trans- ports de l'amour sont des illusions passageres que 1e retour de la raison anéantit et dissipe". in Mauzi, op.cit., p. 560. Et cette lettre de Julie a Saint-Preux: "que d'agitationsl que d'effroi! que de mortelles alarmes! que de sentiments immodérés ont perdu leur premiere douceur! . . . ce bonheur insensé ressemble a des accés de fureur plus qu'a de tendres caresses." Julie ou La Nouvelle Heloise (Paris, 1960), p. 76. 15 Hazard, qui analyse ce meme aSpect du bonheur, au 18e siecle, écrit dans La crise de la cons- cience européenne (Paris, 1961): "Ayons soin de fuir les passions, dont les mouvements vio- 1ents n'apportent jamais que troubles et chagrins" (p. 275). 114 éclats",l4 affirme Madame de Choiseul. Cet état d'es- prit correspond exactement a celui de Madame de Tourvel lorsqu'elle écrit a Valmont: dans le moment ou vous croyez faire l'apologie de l'amour, que faites-vous au contraire que m'en montrer les orages redoutables? qui peut vouloir d'un bonheur acheté au prix de la rai- son, et dont les plaisirs peu durables sont au moins suivis de regrets quand ils ne 1e sont pas de remords? . . . Vous croyez, Monsieur, ou vous feignez de croire que l'amour méne au bonheur; et moi, je suis si persuadée qu'il me rendrait malheureuse, que je voudrais n'entendre jamais prononcer son nom (p. 105). Elle est incapable d'envisager la passion sous un angle un tant soit peu positif; son attitude est conditionnée par son education et ses principes religieux. "Remords" 1e mot est particulierement significatif. La Présidente a peur de la passion parce que ses convictions religieu- ses et les rgles qu'elles comportent lui ont enseigné que celle-c1 est synonyme de péché et que céder a l'attrait de l'amour entrainerait de sa part un tel sentiment de culpabilité accompagné de mépris de soi- méme qu'il lui enléverait toute joie de vivre. Elle a si peu de foi en elle—meme qu'elle a absolument besoin de la sanction de la religion et de la société. Peur de l'opinion publique, peur de voir s'affaiblir la preeminence de sa raison sur son coeur, crainte de perdre sa tranquillité et surtout sa bonnecxmscience, 1“ in Mauzi, o .cit., p. 331. 115 voici les raisons pour lesquelles 1a Présidente redoute 1a passion et pourquoi pendant assez longtemps elle va refuser de reconnaitre qu'elle aime. Elle se plaint de l'amour du Vicomte et affirme qu'elle ne partage pas, qu'elle ne partagera jamais ses sentiments. 11 lui est plus facile de nier tout sim- plement l'existence de ce qu'elle veut ignorer. Son attitude n'est pas dépourvue de mauvaise foi. A plu— sieurs reprises elle voile une partie de la vérité a Madame de Volanges: elle n'ose lui dire que c'est elle qui a envoyé un domestique pour épier les allées et venues du.Vicomte. Lorsque Madame de Volanges renou- velle sa mise en garde, la Présidente omet de lui dire qu'en effet elle a, elle aussi, a se plaindre des assi- duités de Valmont. Elle continue a prendre sa defense; ce parti-pris de dissimulation est symptomatique: elle a quelque chose a cacher mais son refus de le dévoiler a son amie découle de son refus de prendre elle-meme nettement conscience de la situation dans laquelle elle se trouve. Ce parti d'éviter de voir clair en elle— méme devient systématique dans la suite de ses rapports avec Valmont. Elle ne veutpas entrer en correspondance avec lui, c'est la sage conduite que lui dictent ses principes:". . . quelle femme pourrait avouer étre en correspondance avec vous? et quelle femme honnete peut se determiner a faire ce qu'elle sent qu'elle serait 116 obligée de cacher?" (p. 91). Mais immédiatement aprés, elle revient sur sa decision, d'une maniére maladroite et hésitante qui trahit son trouble; elle a demandé a Valmont de partir mais ne peut se résoudre a le perdre tout a fait, a couper tons les liens: "Encore si j'étais assurée que vos lettres fussent tellesque je n'eusse jamais a m'en plaindre, que je pusse toujours me jus- tifier a mes yeux de les avoir recues, peut-etre alors 1e désir de vous prouver que c'est la raison et non 1a haine qui me guide, me ferait passer par-dessus ces considerations puissantes" (p. 91). Quelle ironie; et aussi quel pathétique dans sa référence a la raison! elle qui va de moins en moins se laisser conduire par elle. Non, ses mauvaises raisons ne convainquent per- sonne, pas plus que sa réaction d'amertume lorsque, sur les conseils de Madame de Volanges, elle s'est finalement décidée a demander au Vicomte de s'éloigner. Elle partage la tristesse de Madame de Rosemonde qui regrette beaucoup son neveu, dont il faut convenir qu'en effet la compagnie est agréa- ble. . . elle ne tarissait pas sur son éloge. J'ai cru lui devoir 1a complaisance de 1'écou— ter sans 1a contredire, d'autant qu'il faut avouer qu'elle avait raison sur beaucoup de points. Je sentais de plus que j'avais a me reprocher d'etre 1a cause de cette separation... j'ai été vraiment peinée de la douleur de ma respectable amie; elle m'a touchée au point que j'aurais volontiers mélé mes larmes aux siennes (p. 98)- 117 Il est clair que ses larmes ne sont pas dues uniquement a la compassion. Le départ du.Vicomte 1'a profondément affligée et elle attribue sa ttistesse a la vue du cha— grin de Madame de Rosemonde. Seylaz a tres bien analyse ses reactions: "Nous découvrons qu'elle essaie de sauve- garder, contre Valmont sa vertu, et contre Madame de Volanges son amour et l'idée charmante qu'elle se fait du Vicomte. Et avec la meme duplicité naive, elle donne satisfaction au monde et a la vertu en éloignant Valmont, et elle cede a la tentation, au charme de l'amour, en permettant a celui-oi de lui écrire et en lui répondant".15 Elle tient encore trop a son sur-moi social pour renoncer a son image de femme vertueuse. Par consequent elle ren- voie Valmont ce qui confirme son personnage de sagesse et de vertu. Elle peut toujours jouir de 1'approbation de 1'opinion publique, elle peut continuer a se sentir invulnérable. Mais en meme temps, secretement, elle peut céder une part cachée de son coeur en s'autorisant a penser a lui, a lui écrire et a recevoir ses lettres. Son refus de reconnaitre en elle la presence de l'amour, son manque de lucidité apparaissent d'une maniere beaucoup plus éclatante encore lorsqu'elle pro- pose a Valmont de devenir son amie. Sous 1e couvert de cette amitié, elle pourrait alors se livrer en bonne conscience a l'attrait de Valmont, a la douceur de sa 15 op.cit., p. 74. 118 société; elle n'aurait plus de remords a en subir 1e charme. "Pour me livrer a ce sentiment si doux, si bien fait pour mon coeur, je n'attends que votre aveu" (p. 159). Elle recouvre son amour de toutes sortes de qualificatifs honorables avant d'oser 1'appe1er par son nom: bonté, intéret, piété, tolerance, dévouement, charité, amitié. Plut6t que d'avoir a admettre en elle l'existence d'un sentiment inavouable, elle recourt a toutes les solutions que lui propose l'hypocrisie. Charpentrat parle a juste titre du "truquage désespéré et bouleversant" de Madame de Tourvel.l6 Ironiquement c'est son honneteté qui est le mobile de cette mystifi- cation. La Présidente a tellement l'habitude d'etre en régle avec sa conscience qu'elle repousse tout senti- ment qu'elle aurait a se reprocher. Elle retarde 1e plus possible l'instant ou elle devra prendre une déci— sion qui lui sera douloureuse quelle qu'elle soit: lorsqu'elle admettra 1a réalité de son amour, et devien- dra du meme coup implicitement coupable, i1 lui faudra alors, soit rejeter cet amour, ce dont elle n'a aucune envie, soit 1'accepter en renoncant a tout ce qui fut sa vie jusqu'a ce jour. Alternative pénible et l'on com- prend qu'elle mette en oeuvre toutes les ruses offertes par son imagination pour essayer d'éluder 1e probléme 1b P. Charpentrat, Preface aux Liaisons dangereuses (Paris: Delmas, 1950), p. XIII. 119 et d'en retarder l'issue. La pathétique lettre LVI marque un net change- ment de ton. Une allusion a son mari, la référence a "un amour criminel" sont autant d'indices de son fléchis— sement. Le lecteur 1a sent qui faiblit peu a peu. C'est a ce stade de sa lutte qu'elle fait le plus souvent allu— sion au devoir: ". . . vos sentiments . . . je ne veux ni ne dois y répondre" (p. 116), et le poignant "Je suis heureuse, je dois l'étre" (p. 117). Jusqu'a maintenant elle s'est toujours défendue en affirmant qu'elle ne désirait pas les attentions du Vicomte. Mais 1a voila qui parle pour la premiere fois d'"obstacles insurmonta- bles" qui 1a séparent de Valmont. Il ne s'agit plus seulement de son propre désir de refuser l'amour. Ses references renouvellées au devoir, a des empéchements extérieurs prouvent bien qu'elle est en train de céder intérieurement, mais qu'elle saisit tous les prétextes pour refouler encore la réalité de son amour. Son recours a des éléments extérieurs a sa volonté sont symptomatiques du fait que sa téte ne peut plus lutter contre son coeur. Elle compte sur 1e secours du devoir, cette notion si profondément ancrée en elle depuis tou- jours. "non, je n'oublie point, je n'oublierai jamais ce que je me dois, ce que je dois a des noeuds que j'ai formés, que je reSpecte et que je chéris" (p. 164). 120 Guyon analyse cette reaction! "Mais les mots eux-memes qu'elle emploie ne nous avertissent- ils pas que nous sommes ici en presence de sen- timents non personnels, d'une morale convention- nelle? Que peuvent ces contraintes extérieures d'ordre moral et social contre 1e torrent devas- tateur de la passion ? Elles seront emportées comme un fétu . . . Les principes de la morale, principes théoriques et appris, 1a volonté meme la plus farouche de leur etre fidéle, ne peuvent rien contre les prestiges de cet amour".l7 Elle entreprend une lutte farouche et désespérée, non pas contre 1e Vicomte, mais contre elle-meme. Ce n'est plus Valmont qu'elle voit, c'est une certaine image de lui qui l'occupe tout entiére. Son amour est devenu un monde indépendant, comme 1e remarque judicieusement 1a vieille Madame de Rosemonde: "l'amour est un sentiment indépendant, que la prudence peut faire éviter, mais qu'elle ne saurait vaincre" (p. 505). C'est une véri- table guerre intestine qui s'amorce entre son personnage social et religieux, fidéle a des principes rigides et a des devoirs, et son coeur qui est de plus en plus tenté par le charme du Vicomte, par cet amour, par l'attrait de "ce sentiment impérieux" (p. 207). C'est une lutte douloureuse qui engage tout son etre et qui se trahit par son écriture. Le debut de cette lettre LVI était trés compose, mais peu a peu elle perd 1e controle de l'expression et sa phrase hachée révéle son trouble 17 Bernard Guyon, "La chute d'une honnete femme," L'Anneau d'or, numéro special, p. 171. 121 intérieur: "Laissez—moi, ne me voyez plus, ne m'écrivez plus, je vous en prie; je l'exige" (p. 118).18 D'ailleurs l'ardeur de sa passion n'apparait pas a Madame de Tourvel comme une revelation subite et violente; 1a progression est lente, elle se laisse peu a peu envofiter et croit, orgueilleusement et naivement, pouvoir dominer ses sen- timents, ou couper court a ses relations avec le Vicomte. Valmont l'encourage dans ce sens en lui faisant croire qu'elle est maitresse de ses sentiments: "Que craignez-vous, que pouvez-vous craindre d'un sentiment que vous serez toujours maitresse de diriger a votre gré?" (p. 121); "ce sentiment lui-meme, consentez a 1e partager, et vous 1e reglerez a votre choix" (p. 186).19 Toutefois 1e moment est arrive ou la Présidente ne peut plus continuer a s'aveugler sur 1'état de son coeur. Le choc que provoque en elle 1e retour inopiné 18 Seylaz a étudié 1e rapport entre 1'évolution du style de Madame de Tourvel et son abdication progressive devant la passion. "Le langage finit toujours par nous trahir". Il parle plus loin de "cette tentative pathétique d'utiliser 1e langage pour protéger un secret ou pour se le cacher a soi-meme". 0 .cit., p. 65. Voir surtout pages 62, 65 et 64. 19 "Les phrases balancées du séducteur inspirent a la Présidente une sécurité trompeuse; en la per— suadant qu'il existe des lois au ro aume de la passion, elles 1a conduisent plus surement a sa perte que des couplets lyriques". Charpentrat, op.cit., pp. XIII—XIV. 122 du Vicomte, 1e charme qu'elle trouve a leurs entretiens, tout lui indique clairement son amour et, une dizaine de jours apres 1e retour du Vicomte, elle lui adresse une lettre suppliante ou elle lui avoue son amour et 1e conjure de partir. Cette lettre capitale (No.XC) exprime admira- blement 1a lutte de la Présidente, son trouble, 1e con— flit entre ses principes et son amour; une analyse appro- fondie de ce seul texte (a ce moment de son evolution ou elle n'a pas encore rejeté completement son passé, et n'est pas encore assez forte pour accepter son amour), suffirait pour éclairer son caractére. C'est 1'apogée de sa lutte, ce moment hesitant ou le héros tourmenté est déchiré par les deux tendances qui s'affrontent en lui: ce sont alors des resolutions, puis la tentation teintée d'hésitations, du trouble de plus en plus vio- lent d'une femme a un moment crucial de son drame, de- vant une decision qu'elle a écartée 1e plus longtemps possible mais qu'elle ne peut repousser davantage. Tout 1e drame est intérieur, aucune circonstance exté- rieure ne s'impose a la Présidente. Toute 1a lettre comporte une sorte de rythme, un mouvement entre les éléments traditionnels, religieux, sociaux de la personnalité de Madame de Tourvel, et la presence en elle de l'amour. La lutte est symbolisee par 1e passage continuel d'un monde a 1'autre, elle se 125 trouve prise au piege entre les deux, elle est déchirée. La lettre débute par un trait de la bonté innée de la Présidente: elle ne veut pas peiner 1e Vicomte et souhaite que sa propre douleur soit une compensation au chagrin qu'elle va lui causer malgré elle. Elle fait un premier aveu timide et voilé en parlant de "sentiments plus vifs". L'objet de la lettre est clair: ne nous voyons plus"; il s'agit d'un projet de rupture: "fuyons". Hemarquons l'emploi de la premiere personne du pluriel; elle a besoin de la collaboration de Valmont, ce qui prouve qu'elle n'a pas en elle-memela.force de lutter seule. Ces entretiens sont "trop dangereux"; une "inconcevable puissance" c'est-a-dire une impulsion qu'elle ne dirige pas 1a domine; elle decide de faire une chose, et fait le contraire, ce qu'elle ne "devrait" pas faire. Suit, et cette fois-oi spontanément, 1a confes- sion de la violence de son amour que meme l'absence ne pourra détruire. 11 a envahi son eme, elle ne lutte plus contre son existence en elle, elle a cesse de chercher de mauvaises raisons pour 1'appe1er par un autre nom. Mais immédiatement apres cet aveu de sa "faiblesse", un revirement se produit par 1e retour aux principes, au monde de la raison et du devoir: oui, elle est obligée de reconnaitre l'existence de l'amour en elle mais elle refuse absolument de l'accep- ter et elle est déterminée a lutter de toutes ses forces. 124 Plus que jamais elle 1e considere comme un mal et elle est prete a mourir plutet qu'a céder. Sa deter— mination s'exprime par l'emploi du futur et par la ré— pétition: "cet empire que j'ai perdu sur mes sentiments, je 1e conserverai sur mes actions; oui, je 1e conser- verai, j'y suis résolue, ffit-ce aux dépens de ma vie" (p. 206). Voici venu ensuite 1e moment de l'examen de conscience, de l'accusation, du remords. Elle res- sent fortement sa culpabilité, elle s'accuse d'orgueil, defaiblesse. C'est 1e recours a la religion et toute 1a terminologie est marquee par des termes religieux: "Ciel? "miséricorde", "chute", "coupable". Son eme de croyante est écrasée, punie, brisée. Ce retour au passe évoque en elle 1e bonheur tranquille qu'elle a perdu. Elle a la nostalgie de cette époque ou son coeur était en paix avec sa conscience. Le souvenir de son existence passée amene naturellement a son esprit l'idée de vertu. Elle 1a croit encore possible et laisse courir son imagination sur un avenir ou elle pourrait concilier 1a vertu et l'amour. Elle s'imagine encore naivement que la sépa- ration sera une solution a son mal; elle se prOpose 1e compromis suivant: elle menera une vie vertueuse aux thés de son mari, mais son coeur pourra se li- vrer a "la douceur de gofiter sans remords un sentiment 125 délicieux" (p. 206). Elle retrouverait ainsi 1e calme, "1a joie de son coeur", sans perdre l'amour dont en ce moment elle ne connait que la peur, 1e trouble, 1‘anxiété, les agitations violentes. Elle fait appel a la vertu de Valmont, a son ame sensible, c'est vraiment sous ce jour qu'elle 1e voit dans son aveuglement et elle aSpire e une union idéale avec celui qu'elle aime.20 La lettre est adressée au Vicomte et desti- née a le toucher. Mais elle est aussi l'expression d'un monologue, d'une pensée qui va et vient, qui oscille, tantet se contr61e et tantet s'oublie. La Présidente écrit autant pour elle-meme que pour son destinataire. Elle essaie de dominer sa passion, de se convaincre e11e~meme du bien—fondé de sa requete a Valmont; mais 1a tentation du sentiment miroite et alterne avec la peur du péché et de la honte. Elle n'ose pas affronter 1a désapprobation de ceux qui l'ont toujours connue vertueuse et surtout elle redoute 20 Peut-etre est—11 possible de voir dans cet épisode une reminiscence de La Nouvelle Heloise, lorsque Julie, a la veille de son mariage avec Monsieur de Wolmar écrit a Saint-Preux: "Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que j'aime. Qu'un pere esclave de sa parole et jaloux d'un vain titre dispose de ma main qu'il a promise. Que l'amour seul diSpose de mon coeur." O oCito’ p. 5140 126 la culpabilité et les reproches de sa conscience. "Mais devenir coupable}... non, mon ami, non, plutet mourir mille fois. Déje assaillie par la honte, e la veille des remords, je redoute et les autres et moi- meme. Je rougis dans 1e cercle, et frémis dans la solitude" (p. 207). De plus, elle sent 1e danger que représente 1a passion, redoutable et funeste puisqu'elle paralyse l'ascendant de la raison, fait perdre a sa victime 1e contrele de sa pensée sur ses gestes. La Présidente se sent "enivrée", elle "s'égare"; elle veut faire une chose, en fait une autre; elle a perdu "son empire sur ses sentiments" et la perdra bient6t sur ses actions. En effet quelques jours plus tard, 1a Présidente, n'ayant plus le courage de résister tombe dans les bras du Vicomte et subit une crise violente. Cette fois-oi l'avertissement est clair, elle est au bout de ses for— ces et elle prend 1e parti de s'enfuir. C'est a Mada— me de Rosemonde qu'elle fait l'aveu de son amour; c'est vers cette douce et bonne vieille dame qu'elle se tourne dans son trouble. Ce changement de confidente, a ce moment décisif de l'intrigue est significatif: Madame de Volanges l'avait e plusieurs reprises mise en garde contre 1e Vicomte et la Présidente ne veut pas lui pro- curer une satisfaction de vanité qui serait humiliante pour elle. Instinctivement elle craint sa rigueur, ses 127 reproches et ses réflexions morales. En outre elle sait que Madame de Volanges déteste Valmont et elle ne veut pas entendre médire de celui qu'elle aime. Elle connait Madame de Rosemonde pour son indulgence et elle sait 1'affection que celle-oi porte a son neveu: "Ah! Madame, pardon: mais mon coeur est oppressé; il a besoin d'épancher sa douleur dans le sein d'une amie également douce et prudente: quelle autre que vous pouvait-il choisir" (p. 257). La sollicitude de Madame de Rosemonde prouvera qu'elle ne s'était pas trompée. C'est loin de Valmont que l'ardeur de son amour se découvre e elle dans toute son ampleur. Examinons 1e vocabulaire qu'elle utilise pour en parler: "une inconcevable puissance" (p. 206), "un sentiment impérieux" (p. 207), des sentiments "qui, portant dans l'ame 1e trouble mortel que j'éprouve, etent 1a force de les combattre", "ce fatal voyage m'a perdue . . . j'aime, oui, j'aime éperdument", "je suis bien malheureuse", (p. 258), "enivrée du plaisir de 1e voir . . . j'étais sans puissance et sans force . . . Fatal effet d'une présomptueuse confiance! pourquoi n'ai—je pas redoute plus tet ce penchant que j'ai senti naitre? . . . Insensée! je connaissais bien peu l'amour! . . . je m'égare encore dans des voeux criminels" (p. 259). Plus 128 loin elle parle du "tourment inexprimable. . . 1a peine qui m'accable . . . la fatalité qui me poursuit" (p. 257), "1e trouble ou je suis, e mes peines mortelles, au tourment affreux" (p. 274), 1e "poison dangereux qui a corrompu mon eme . . .." Le rapprochement des termes qu'elle utilise, 1e choix du vocabulaire: fatal, funeste, indique clairement que la Présidente considere sa passion comme un évenement néfaste mais irresistible. Son amour n'est pas 1e résultat d'un choix, il lui est impose. Elle n'a ni recherche ni désiré cet état, elle 1e subit malgré elle. Elle a lutté tant qu'elle a pu, mais a épuisé en vain ses forces: "J'étais sans puissance et sans force; a peine m'en restait-il pour combattre, je n'en avais plus pour résister; je frémissais de mon dan— ger sans pouvoir 1e fuir" (p. 258). Elle se sent acca- blée, victime d'une force qui 1'écrase. Elle se repro- che d'avoir surestimé ses forces, de s'etre crue invul- nérable a la passion. Sa raison, ses convictions mora- 1es ne lui sont d'aucune aide, ils sont devenus impuis- sants e arreter les progres de son amour. Elle se sent submergée par ce déchainement et profondément humiliée d'etre incapable de 1e repousser. Elle se voit sous 1e jour d'un etre faible ayant perdu 1a possibilité de recourir aux principes qui guidaient sa vie et de repo— SGI’ SUI‘ eux. 129 Le parti qu'elle a pris de fuir lui prouve bien vite que la separation d'avec l'objet aime n'apporte aucune solution a son mal; elle "rougit de (ses) senti- ments" (p. 258); elle se sent de plus en plus faible, et accablée d'etre devenue a tel point esclave de sa passion: "Fuyons cette passion funeste qui ne laisse de choix qu'entre la honte et 1e malheur" (p. 294). Son impression de mortification redouble lorsqu'elle recoit 1a lettre du Pere Anselme lui appre- nant que Valmont ne l'aime plus. Jusqu'e maintenant, elle avait voulu prouver tout d'abord qu'elle était invulnérable a l'amour, puis, lorsqu’elle a dfi admettre 1a réalité de son amour, elle a mis tout en oeuvre pour affirmer qu'elle lutterait et vaincrait cet amour, con- trairement e Valmont, qui, croyait—elle, s'était laisse completement subjuguer. Or, les reles sont renversés: lui a, soi-disant, été plus fort tandis qu'elle git 1e, seule et malheureuse, completement brisée par la passion; Toute 1a lettre CXXIV est un cri de révolte. Sa doulou- reuse 1utte intestine s'aggrave maintenant d'une sensation de solitude tragique. Elle trouvait 1a force de combattre tant qu'elle savait qu'elle n'était pas seule a souffrir. Du moment on elle croit que Valmont ne l'aime plus, ses peines redoublent. Elle parle de son "sacrifice":"mais pour qu'il fut entier, 11 y manquait que Monsieur de Valmont ne 1e partageet point. Vous avouerai-je que 150 cette idée est a present ce qui me tourmente le plus? Insupportable orgueil, qui adoucit les maux que nous éprouvons par ceux que nous faisons souffrir: Ah! je vaincrai ce coeur rebelle, je l'accoutumerai aux humiliations" (p. 295). Le mot humiliation apparait une deuxieme fois dans la meme lettre. Son orgueil blessé ne peut admettre qu'elle, qui se croyait si forte, soit réduite seule a un tel état d'esclavage: "tandis que je lui (Dieu) demande sans cesse, et tou- jours vainement, 1a force de vaincre mon malheureux amour, 11 la prodigue a celui qui ne 1a lui demandait pas, et me laisse, sans secours, entierement livrée a ma faiblesse" (p. 295). Valmont a trouve, lui, 1a force nécessaire pour que sa raison l'emporte sur ses sentiments, tandis qu'elle, déje si mortifiée par l'empire de son coeur sur sa tete, doit se reconnaitre 21 D' incapable de se maitriser. ou son humiliation et son impression d'etre abandonnée de Dieu qui reste sourd a ses prieres, et 1alaisse seule, écrasée et faible: ". . . j'étais réservée a tant d'humiliation! 21 On pourrait rapprocher cette situation de celle de La religieuse portugaise dont la passion mal- heureuse est rendue encore plus douloureuse et amere par le fait qu'elle est seule a souffrir: "Hélas, que je suis a plaindre, de ne partager pas mes peines avec vous, et d'etre toute seule malheureuse: cette pensée me tue." Lettres portugaises (Lausanne: Guilde du livre, 1960), p. 75. 151 Ah! que du moins je me la rende utile, en me pénétrant par elle du sentiment de ma faiblesse" (p. 288). Humi— liation, dépit: Valmont par ses machinations a habile- ment prepare l'état d'esprit de la Présidente. La visite du Vicomte, e la fois souhaitée et redoutée trouvera Mada- me de Tourvel profondément troublée. Nous avons vu a quel point cette passion subie malgré elle par la Présidente est negative et destruc- trice aussi longtemps qu'elle 1a renie et la combat. Mais enfin, 1e moment est venu ou apres tant de luttes et de souffrances, elle se donne a Valmont et cesse de renier son amour. Elle ne soupconnait en rien 1a bonne foi du Vicomte qui, par ses menées, 1'a persuadée que cette entrevue ne représentait aucun danger pour elle; elle s'est appretée la mort dans l'ame e 1e revoir pour la derniere fois. L'arrivée de Valmont déclenche une scene pathétique et 1e Vicomte remarque que les reac— tions de la Présidente sont particulierement vives: tremblements, évanouissements, convulsions, terreur, suffocations, sanglots. La violence de mes manifesta- . tions physiques marque l'importance de la transbrmation qui s'opere chez 1a Présidente. La passion l'emporte, les préceptes moraux ne résistent pas devant 1a tentation de l'amour. Avant de céder, elle declare a Valmont: "Je desire votre bonheur" (p. 299). Des 1e moment ou elle s'est donnée a lui, il proteste de sa félicité, et 152 elle décide de tout sacrifier pour le bonheur du Vicomte. "Je ne puis plus supporter mon existence qu'autant qu'elle servira a vous rendre heureux. Je m'y consacre tout entiere: des ce moment je me donne a vous, et vous n'éprouverez de ma part ni refus, ni regrets" (p. 505). Delmas attribue 1e "don total" et "l'oubli total de 801" de la Présidente 22 a la revelation que lui a apportée l'amour. Plus tard il declare qu'elle"a trouve sa vérité dans l'acceptation de l'amour".25 Cette interpretation qui veut voir en la Présidente une femme qui assume lucidement 1a réalité de son amour ne résiste pas e une etude attentive de son attitude pendant sa liai- son avec Valmont. Analysons tout d'abord les manifestations de sa passion et tentons ensuite d'en déduire l'essence. Son "don total" mérite un examen special. La Présidente sacrifie son honneur, sa vertu et ses principes pour se consacrer au bonheur du Vicomte: ". . . placée par M. de Valmont entre sa mort on son bonheur, je me suis 22 " . . 1a Présidente recoit 1a revelation qui, pour un temps et avant que 1e voile se déchire, lui permet d'etre vraiment elle-meme, en admet- tant 1a réalité de l'amour? op.cit., p. 418. 23 Delmas, op.cit., p. 444. 155 décidée pour ce dernier parti . . . Valmont est heu- reux; et tout disparait devant cette idée, ou plutet elle change tout en plaisirs" (p. 509). Au lieu des remords auxquels 1e lecteur aurait pu s'attendre apres 1a faute tant redoutée, 1a Présidente éprouve un bon- heur ideal. "Et comment ne croirais-je pas a un bonheur parfait, quand je l'éprouve en ce moment? . . . jouis— sez donc de mon bonheur; je 1e dois e l'amour" (p. 517); " . . . vous voulez mon bonheur, et 11 est si grand dans ce moment que je suffis e peine a le sentir" (p. 518). Plus loin elle parle encore de "l'exces . . . de son bonheur", de son "surcroit de bonheur" (p. 555). La découverte de l'amour provoque donc une premiere reaction chez Madame de Tourvel: elle decide de se consacrer désormais uniquement au bonheur du Vicomte. Elle ne sera heureuse que dans la mesure ou 11 1e sera, lui. Toute sa vie sera dirigée vers ce seul but, 1e bonheur de Valmont devient son unique raison de vivre. Elle remercie Madame de Rosemonde de sa "tardive réponse. Elle m'aurait tuée sur le coup, si j'avais eu encore mon existence en moi: mais un autre en est possesseur: et cet autre est M. de Valmont . . . Tant que ma vie sera nécessaire a son bonheur, elle me sera précieuse, et je la trouverai fortunée" (p. 509); " . . . je n'aurai 154 vécu que pour lui" (p. 510).24 Get altruisme total, cet ideal de dévouement, d'auto-sacrifice sont autant de préceptes chrétiens familiers a la Présidente. Valmont devient 1e bénéficiaire unique de sa générosité spontanée. Toutefois Madame de Tourvel est trop profondé— ment imbue de ses principes religieux pour que la décou- verte de l'amour provoque en elle un reniement instan— tané et lucide. Elle va tout simplement orienter son idéal de vie non plus vers Dieu mais vers l'homme qu'elle aime. Il n'est que d'étudier le vocabulaire qu'elle utilise en parlant de lui: "Je l'aime avec idolatrie. . . je veux vivre pour le chérir, pour l'adorer" (p. 518); "grondez-la d'avoir juge témérairement et calomnié celui qu'elle ne devait pas cesser d'adorer" (p. 555). Le lecteur est frappé par ce "mélange profane d'expressions amoureuses et théologiques", 25 : Madame de Tourvel trans— pose 1a religion en passion amoureuse et, loin qu'il y ait 1a moindre intention blasphématoire dans son esprit, 24 . . . . . . Poulet analyse a1n31 ce renoncement a 1'1nd1v1dua- lité: "Et cette possession de l'etre par l'etre ne sera réellement accomplie que lorsque l'etre possédé aura cédé, non pas seulement son corps, ni une sim- ple minute de son existence, mais son indépendance, son droit de continuer a vivre sa propre vie et a choisir son propre destin." op.cit., p. 74. Loy parle, lui, du "loss of identity of the self in love." op.cit., p. 165. 25 1e mot est de Prévost, Manon Lescaut, p. 45. 155 bien au contraire c'est ennoblir son amour que de lui preter les qualités qu'elle a toujours accordées a la religion. Elle connait avec 1e Vicomte une union parfaite, elle "adore", elle est presqu'en extase devant celui qui est devenu son dieu. Cette deifi- cation, Valmont l'avait souhaitée: "Je serai vraiment 1e dieu qu'elle aura préféré " (p. 22), et c'est la mentalité religieuse de la Présidente qui opere la transformation, cette confusion entre 1'adoration religieuse et celle qu'elle porte a Valmont; seul l'objet a change. Ce sont donc sa piété et son ardeur qui font de la Présidente une grande amoureuse. Elle n'a jamais accorde aucun droit a son moi, elle a toujours été entierement soumise a des valeurs reli- gieuses, morales, extérieures a elle. Le jour ou elle abandonne ces valeurs, elle peut consacrer toutes ses habitudes de dévouement, de soumission, d'adoration a un autre, a une passion a laquelle elle se donnera toute entiere, comme auparavant elle appartenait e une foi. Il faut avoir e renoncer a des convictions pour pouvoir les remplacer par la passion et la Prési- dente est une victime toute désignée. Le Vicomte 1e sait bien, lui qui s'est attaqué a elle a cause de sa "devotion" et de ses"principes austeres". Lorsque la passion rendra Madame de Tourvel esclave, celle-oi n'aura fait que changer de maitre. Sa passion amoureuse 156 est d'ailleurs a peine différente de sa passion reli- gieuse, elle 1'a simplement remplacée.26 Cette idée est confirmée par 1e fait qu'a plusieurs reprises 1a Présidente tente de justifier cet amour: "ce bonheur qu'on fait naitre, est le plus fort lien, 1e seul qui attache véritablement. Oui, c'est ce sentiment délicieux qui ennoblit l'amour, qui 1e purifie en quelque sorte, et 1e rend vraiment digne d'une eme tendre et généreuse comme celle de Valmont" (p. 518). Et surtout cette phrase étonnante: "Valmont est innocent; on n'est pas coupable avec autant d'amour." (p. 552). Sa propension morale est si forte qu'elle veut faire approuver son amour par le ciel. L'amant se trouve ennobli, purifié et surtout innocenté par l'amour. Revenons a Mauzi: "Cette profitable compli- cité entre la volupté et la bonne conscience atteint, dans la littérature de la deuxieme moitié du siecle, un tel degré de certitude mystique que 1e bonheur 26 Mauzi montre que cette confusion n'était pas rare au dix-huitieme siecle; il mentionne notamment Prévost et Bernardin de Saint—Pierre: "Cette con- ception théologique de l'amour procede d'une con- tamination curieuse de l'éthique romanesque et de la pensée chrétienne". o .cit., p. 474: "Les valeurs sentimentales et morales sont irrémédia- blement confondues. L'amour peut meme se dissou- dre dans 1e sentiment religieux. Selon Bernar- din de Saint-Pierre, i1 'prend dans les emes pures tous les caracteres de la religion et de la vertu'.... Avant 1a chute, 1a vertu consiste e résister a l'amour. Apres la chute, elle se transforme en un attachement héroique a cet amour." (p. 479). 157 devient un signe irrécusable de l'innocence. On lit dans un roman, a propos de deux amants extasiés: "Ils sont Trop heureux, ils ne peuvent etre coupables".27 Le plaisir, 1e bonheur ne peuvent exister qour 1a Prési- dente que si Dieu connait 1a pureté de son coeur et de ses intentions. Il n'est pas question dans son esprit d'ignorer Dieu; au contraire elle fait appel a lui pour sanctionner son amour.28 Il est aisé de dégager maintenant l'essence de sa passion. Son bonheur si parfait et 51 merveilleux repose en fait sur une mystification. Elle voit l'amour comme un état d'innoCence, de félicité et d'union idéales. Elle ne pourrait etre heureuse si elle était lucide; son illusion est totale. Que représente Valmont e ses yeux? A aucun moment elle ne 1e voit tel qu'il est réellement. Elle l'idéalise, fait de lui un etre parfait. "On efit dit qu'elle prechait 1e panégyrique d'un Saint" (p. 51). Elle écrit avant sa chute: "Ce qui me reste encore (de vertu), je 1e dois a sa générosité" (p. 258); "je rou- gis de mes sentiments, et non de l'objet qui les cause. Quel autre que lui est plus digne de les inspirerl" (p.258). 27 o .cit., p. 148. 28 cf. Manon Lescaut; Des Grieux parle de "l'inno- cence de nos occupations"; "Je lui fis compren- dre qu'il manquait une chose a notre bonheur. C'est, lui dis-je, de 1e faire approuver du Ciel". (p. 190). 158 Et: "Le Dieu qui 1'a formé devait chérir son ouvrags . . cet etre charmant" (p. 295). "Je 1e (mon bonheur) dois a l'amour, et de combien encore l'objet en augments 1e prix! . . . js l'aime avec idolatrie, et bien moins encore qu'il ne 1e mérite" (p. 517). Si 1s lecteur ne connaissait Valmont que par les lettres de Madame ds Tourvel, i1 aurait ds lui une image totalement déformée, celle d'une idée plutet que d'un etre humain.29 La Présidente ne peut aimer que quelqu'un qu'ells admire et croit parfait; elle fixe Valmont en une image idéale et irréelle au lieu de l'accepter comme une creature susceptible d'erreurs et de changement. En outre, cette perfection qu'elle attribue a son amant, elle 1a demands aussi de l'amour lui-meme; elle transfigurs sa passion. Leur amour doit etre infini, plus rien d'autre au monde ne peut exister: "Il (Valmont) est devenu 1e centre unique de mes pen- sées, ds mes sentiments, de mes actions". (p. 509). Elle parle de "bonheur parfait". Elle y voit uns 29 11 y aurait un parallels intéressant e établir entre l'attitude de Des Grieux et cells de la Présidente. Comme elle, il est incapable de voir lucidement l'objet de sa passion. "Chere Manon, tu es trOp adorable pour une creature". Manon Lescaut, p. 45 . . . I1 1'appe11e: "uns creature toute charmante, qui efit occupé 1e premier trene du monde si tous les hommes eussent eu mes yeux st mon coeur" (p. 79). Elle est "l'idole de son coeur" (p. 101) st 11 parle ds sa "tendresse si juste pour un objet si charmant" (p. 61). 159 predestination: "Qui sait si nous n'étions pas nés l'un pour 1'autre!" (p. 518). Cs besoin ds perfection, d'absolu est lui aussi 1e signe d'une transposition religieuse. Elle veut un amour aussi constant que celui de Dieu, sans limits st immortel. "Pourquoi cesserait-il de m'aimer?" (P. 518), demande-t—slle naivement. Il est frappant de constater que lorsqu'ells parle ds sa liaison avec Valmont, il n'est jamais fait de sa part 1a moindre allusion a l'aspect physique, charnel de leur amour. Elle parait vouloir intention- nellement exclure 1a sensualité de sa vision amoureuse. Toutefois dans la description que Valmont donne de sa victoire, 11 note qu'ells"se précipita ou plutet tomba évanouis entre ses bras" (p. 502). Laclos délibéremment ne laisse aucun doute au lecteur: Madame de Tourvel se donne a Valmont, elle n'est pas violée dans son sommsil comme Clarisse. Plusieurs critiques ont analyse cette defaillance de la Présidente: ". . . 1a chute de la Présidente dégags le veritable sens du livre. (Madame de Tourvel) succombe elle-meme a une surprise des sens. La terrible puissance de la sensualité, pudiquement voilés dans 1s roman sentimental ou tourne en plaisan- terie dans la littérature dits légere, voile cs qui ressort de cette oeuvre rigoureuse comme uns 140 I *0 I o . . \ epure".9 Or la Pres1dente dans son asp1rat1on a la transcendence refuse d'admettre sa soumission a la sen- sualité, elle refuse de s'accepter elle—meme comme un etre humain avec des besoins physiques. La marque de son education religieuse se manifeste ici une fois de plus. Cette acception du monde de la chair est impen- sable pour elle qui est si fortement imbue de la notion de péché, de faute charnelle.51 Son incapacité d'etre lucide, ds voir 1e monde et les etres tels qu'ils sont: imparfaits et mouvants, 1a rend vulnerable st particulierement susceptible d'etre decue et blesses. La vieille Madame de Rosemonde connait les cosurs et tremble pour elle: 5O Marcel Ruff, L'Esprit du mal st l'esthétigue baudelairienne (Paris, 1955), p. 46. Seylaz d6veloppe la meme idée: ". . . 1a défaits ds 1a Présidente ruins une croyance traditionnelle: celle ds la vertu invincible" op.cit., p. 145. 11 parle aussi a plusieurs repr1ses ds la "tou- te-puissance de la sensualité" (pp. 92, 94, 96). 51 "La volonté de Valmont (et de Madame de Merteuil) est d'obliger Cecile st surtout Mme de Tourvel a avouer leur sensualité, c'est—e~dire e consentir a une part d'elles—memes que leur education, leurs convictions ou leurs préjugés ne peuvent leur fairs concevoir que comme honteuss ou coupable. Il ne s'agit donc pas pour Valmont de les convertir au cults du plaisir . . . mais bien ds les humilier. Cette humiliation sera d'autant plus forte qu'exis- tera chez elles une conscience chrétienne du mon- de de la chair." Seylaz, op.cit., p. 55. *— 141 0 ma jeune amie. je vous 1e dis avec douleur: mais vous etes bien trOp digne d'etre aimée, pour que l'amour vous rende heureuse. He. quelle femme vraiment delicate st sensible n'a pas trouve l'infortune dans ce meme senti— ment qui lui promettait tant ds bonheur.... J'ai cru, ma chere Belle, qu' il pourrait vous etre utile d'avoir ces réflexions a opposer aux idées chimériques d'un bonheur parfait dont l'amour ne manque jamais d'abuser notre imagination: sspoir trompeur, auquel on tient encore, meme lorsqu' on ss voit force de l'aban- donner, st dont la perte irrite st multiple les chagrins déja trop reels, inséparables d'une passion vivs (pp. 515, 514). Mais 1a Présidente n'est pas assez mere pour envisager un bonheur relatif, elle refuse de croire en cette mise en garde clairvoyante, elle n'est pas prete pour une vie sans absolu. Cs sont d'ailleurs ces illusions, cette foi to— tale et naive qui font 1e charms de Madame de Tourvel. Sa jeunesse, son manque ds réalisme, cs refus d'accepter l'imperfection et la laideur font d'elle un etre parti- culierement attachant. Le calculateur Valmont lui-meme avoue: "Je croyais mon coeur flétri . . . Madame de Tour- vel m'a rendu les charmantes illusions de la jeunesse" (p. 22). Ces illusions, la Présidente prouve a quel point elles lui sont indiSpensables lorsque, quelques jours apres 1e debut de leur liaison, Valmont la quitts brus- quement et elle ls voit un peu plus tard avec uns cour- tisanne e ses cetés qui se divertit bruyamment a sa vus. Elle envois son domestique chez 1e Vicomte: on lui 142 répond qu'il ne rsntrera pas ds la nuit. Or 11 suffit d'une lettre de Valmont pleine de mauvaises raisons (il s'est "repose sur l'amour du soin de les fairs trouver bonnes" p. 552) pour que, non contente de pardonner, elle s'accuse elle—meme d'avoir "parle trop tet" de cette "légere faute", d'avoir"jugé témérairement et calomnié" (p. 552) 1e Vicomte. Elle a tellement besoin ds cet amour qui est devenu toute sa vie, et qui ne peut exister que si Valmont lui parait parfait, qu'elle persists e ls disculper malgré l'évidence: "Ces torts graves, offsnsants que je lui reprochais avec tant d'amertume, 11 me les avait pas" (p. 552). Si elle devait accepter Valmont comme infidele et volage, cela impliquerait du meme coup qu'il 1'a traitee, elle, avec la meme légereté que les autres femmes et que leur "amour parfait" n'est peut-etre pas cs qu'elle s'était imagine. Aussi cherche-t-ells toutes sortes ds raisons pour le discul- per, pour fournir une explication a sa conduite plutet 52 que d'envisager 1a possibilité d'une trahison. 52 cf. les paroles de Des Grieux apres la trahison de Manon: "je lui demandai pardon ds mon emporte- ment. Js confessai que j'étais brutal et que je ne méritais pas 1e bonheur d'etre aimé d'une fille comme elle . . . je ne vous demands point de jus- tification. J'approuve tout cs que vous avez fait. Ce n'est point a moi d'exiger des raisons de votre conduite: trop content, trop heureux, si ma chers Manon ne m'ete pas 1a tendresss de son coeur" 145 Aveuglement, illusion, mystification; ls "bonheur parfait" de Madame de Tourvel va etre inter- rompu brutalement par la terrible lettre ds Valmont qui lui dessille les yeux st lui supprime definitive- ment la possibilité de s'abussr plus longtemps. "Le voile est déchiré, Madame, sur lequel était peinte l'illusion de mon bonheur" (p. 540). La vérité se découvre a elle: non seulement 1e fait que Valmont s'est joue d'elle, n'est pas 1e héros ideal qu'ells vénérait; mais surtout il lui apparait maintenant que son bonheur reposait sur une mystification. Elle parle de son "aveuglement". Cette double découverte, cette "funeste vérité", lui fait enfin entrevoir 1a réalité telle qu'elle sst et non plus transformée st embellis par son imagination. Elle écrit a Madame de Rosemonde: "Ce n'est pas de pitié que j'ai besoin, c'est de force" (p. 540), de force pour essayer de regarder 1a réalité en face, de voir st d'accepter 1s monds tsl qu'il est réellement st surtout d'etrs obligée de es voir elle- meme et de s'accepter dans toute l'étendue de sa cul- pabilité. Elle en sera incapable et perdra ses forces physiques st sa raison. Nous avons vu comment 1e bonheur integral que Madame de Tourvel avait connu aupres de Valmont avait fait cesser en elle sa lutte intestine. Or son desen- chantement 1a fait reprendre de plus belle. Un premier 144 signs ds son déchirement intérieur reside dans les vio— lentss crises physiques qu'ells subit. Madame ds Volan- ges, qui décrit son état parle de "délire", d'"aliéna- tion d'esprit" (p. 547), de "transports effrayants" puis d'un'abattement léthargique" (p. 549); plus loin elle mentionne " des convulsions vraiment effrayantes" (p. 554). Le mot alienation est en lui-meme revela- teur: il signifie précisément perte de la raison. Nous savons que Madame de Tourvel est un etre tres instinc— tif, elle ne s'est jamais appliqués beaucoup a raisonnsr, et lorsqu'elle doit faire face a une situation 81 nouvelle pour elle, elle est totalement confondus, perd 1a capa- cité de raisonner st devient démente. Essayons d'analyser sa folie. Pendant 1a courts periods de son bonheur, 1e reste du monde avait diSparu a ses yeux: elle était toute a sa passion idéale st e sa félicité. Or lorsque ses yeux sont dessillés elle est humiliée intérieurement d'avoir été la dupe ds cette passion irresistible qui 1'a aveuglée, trompée. La cons- cience de sa faiblesse l'accable, elle ne peut accepter d'etre ainsi mortifiée e ses propres yeux. Son ressen- tissement est dirigé non contre Valmont, mais contre elle-meme, qui s'est laisse snvahir et dominer par la passion. Or, comble d'humiliation, elle aime toujours Valmont; la deception n'a pas détruit son amour, moins que jamais sa raison n'est capable ds l'étouffer. 145 Meme maintenant qu'elle entrevoit 1e Valmont reel, st non plus embelli par son imagination, maintenant qu'elle ne peut plus l'estimer, elle ns peut s'empecher de l'aimer. L'image du Vicomte 1'"obsede"; dans son délire elle ls voit tantet comme celui qui 1'a degrades, st tantet comme l'etre charmant qu'elle adorait: "Oh! mon aimable ami! recois-moi dans tes bras . . . ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais! . . . c'est la douce emotion de l'amour" (p. 575). Elle a la nostalgie de son amour splendids. Elle ne pourra accepter l'idée de sa noble passion ramenée au niveau d'une vulgaire aventure. Elle ss rejstte pour avoir permis que cela soit, pour n'avoir pas su résister et pour avoir été trahie dans son aspiration vers la perfection. Elle a un tel besoin de foi que 1e jour ou elle perd son amour qui était devenu sa raison de vivre, elle ne peut plus supporter l'existencs. Cette femme qui avait toujours cru en quelque chose ou appar- tenu intégralement a un autre, dont 1a personnalité était soumise a une valeur extérieurs a elle, refuse ds continuer a vivre.55 Elle est trop idealiste pour 35 "La passion suppose une cruelle et absurde division ds l'etre. Elle arrache l'homme a lui-meme, 1e de— chire, l'amens a se confondre avec des objets qui ne sont pas lui. Lorsqu'a cesse l'illusion de cette identité impossible, l'eme, forces de rentrer en elle-meme, ne sait plus se reconnaitre et croit désormais habiter un desert." Mauzi, op.cit., p. 559. 146 envisager une vie sans valeurs morales ou sentimentales, elle a besoin d'un absolu. Le choc est mortel, elle prévoit "une mort assurée et prochaine . . . Quand les blessures sont mortelles . . . " (p. 540); elle réclame "la nuit profonde"; "Qu'on me laisse ssule, qu'on me laisse dans les ténebres, cs sont les ténebres qui me conviennent" (p. 549); contraste frappant avec le bonheur passe, l'impression de plénitude et de clarté dans laquelle elle se délectait st l'obscurité, la nuit qui conviennent a la souillurs dont elle se sent accablée. Sa clarté était une fausse clarté, qui ne pouvait pas durer puisqu'slle était dépourvue de lucidité. La voile maintenant forces de se déjuger, d'essayer d'affronter la réalité nus, les reactions de l'opinion publique st surtout 1e mépris de sa propre personne qu'elle croit flétrie et coupable. Sa derniere lettre dictés sous l'effst du délire montre comment elle ss voit maintenant: en tant que femme "tourmentée, degrades, avilie . . . criminelle . . . infidele". Elle parle d'"ignominie", de "mépris" (pp. 572, 575). Le mot criminel revient a plusieurs reprises. A cause de sa passion, elle a oublie ses devoirs, trahi son mari, elle est devenue une méprisable "femme infidele". Ls choix des termes et leur repetition indique l'obsession de l'opprobe, l'idée d'etre degrades, e ses propres yeux et aux yeux 147 de ceux qui l'estimaient. Elle ne peut supporter sa nouvelle reputation de femme facile; elle ne veut pas etre confondue avec la "foule des femmes". Elle se sent déchue, se voit en femme méprisabls. Elle parle d'Emilis, 1a prostituee cette "vile creature.... Mais que dis—je? Ah: j'ai perdu jusqu'au droit ds 1a mépriser. Elle a trahi moins de devoirs, elle est moins coupable que moi. 0h! que la peine est doulou— reuse quand elle s'appuie sur 1e remords!" (P. 525). Elle demands "une mort prochaine, dont la route m'est tracée entre la honte et 1e remords" (p. 540). Elle se sent profondément coupable, "indigne' de pitié"; elle se mépriss et a horreur d'elle—meme. "Je n'im— plors point une grecs que je ns mérite point" (p.572). Elle fait appel a la miséricorde divine, non pour elle- meme, elle ne s'en croit pas digne, mais pour Valmont: "Dieu tout-puissant, js me soumets e.ta justice: mais pardonne a Valmont. Que mes malheurs, que je reconnais avoir mérités, ne lui soient pas un sujet de reproche, et je bénirai ta miséricorde!" (p. 579). Elle veut assumer elle seule toute 1a culpabilité et se soumettre e un'juste" chetiment. Elle s'adresse a son mari: "Viens punir une femme infidels. Que je souffre enfin des tourments mérités. . . Que cette lettre t'apprenne mon repentir. Le Ciel a pris ta cause: 11 ts venge d'une injure que tu as ignores . . . il a craint que tu 148 ne me remissss une faute qu'il voulait punir" (p. 575)- Elle se voit en pecheresss et n'attend plus que la punition de sa faute, les "tenebrss" et les "tourments mérités". Sa lutts intestine était 1e résultat d'un déséquilibre entre ses principes, son ideal de vie vertueuse et ses sentiments. Son remords accentue ce déséquilibrs qui devient rupture totale st elle sombre dans la folie. Elle se condamne pour avoir perdu 1e contrele ds sa tete sur son coeur, pour etre devenue l'esclave de son amour st surtout pour etre devenue coupable; "j'étais innocents et tranquille", sa tranquillité dépendait si totalement de son innocence; "c'est pour t'avoir vu que j'ai perdu 1e repos; c'est en t'écoutant que js suis devenue criminslls" (p. 575); vu, écouté: elle n'a pas su restsr insensible a l'appel dss sens, et elle a succombe au péché de la chair. Cette idée lui fait e tel point horreur que l'existence lui devient intolerable; elle perd la raison, refuse tout secours st resume elle-meme son drame: "survivre a mon malheur et a ma honte, c'est ce qui m'est impos- sible" (p. 555). III. L'ECHEC D'UN SYSTEME L'intrigue des Liaisons dangereuses repose essentiellement sur la relation entre le Vicomte ds Valmont et la Marquise de Merteuil. La premiere lettre de la Marquise nous met au fait des rapports singuliers qui les unissent: ils ont été amants, ils se sont separes, mais restent unis d'une étrangs amitié. Ils sont les confidents 1'un de 1'autrs dans la carriers de seduction et ds libertinage qu'ils poursuivent chacun de son ceté. Nous allons tenter d'examiner les motifs de leur union, sa nature, les elements communs qui font d'eux des allies, des complices a part entiere au debut du livre, st l'evolution qui fait qu'ils s'oppo- sent, deviennent ennemis et se détruisent mutuellemsnt a la fin du livre. Les deux heros ont appris a se connaitre st a s'evaluer. Au hasard des rencontres ds leur vie galante, ils ont su la surprise ds se rencontrer, de trouver dans un autre un egal qui se prevaut des memes principes st poursuit 1e meme but. Nous avons vu qu'ils partagent 1e meme ideal de vie, ils se sont distingues des autres en deifiant leur intelligence qu'ils reverent 149 150 comme la faculte superieure a toutes les autres. Leur liaison, loin d'etre une aventure ordinaire, leur a permis de ss découvrir, st ds reconnaitrs la similitude de leurs principes. Ils ont admis mutuel- lemsnt qu‘ils etaient des etres hors pair, st de loin superieure aux personnages sur lesquels ils avaient l'habitude d'exsrcer leurs charmss st leur pouvoir. "Il n'y a que vous et moi dans 1e monde, qui valions quelque chose" (p. 255), écrit Valmont. Ils decident de collaborer dans leurs entreprises respectivss; ils s'ecrivent de longues lettres, se demandent dss conseils, se racontent leurs succes ou leurs difficultes, se servent ds confidents. Valmont parle de 1'"amitie inviolabls" qu'ils ss sont juree. "S'il vous vient quelque ides heureuse, quelque moyen de hetsr ma marche, faites—m'en part" (p. 255), écrit—11 e la Marquise. "J'en appelle e la longue st parfaite amitie, a l'entiers confiance qui depuis ont resserre nos liens" (p. 512). "Tel est 1e charme de la confiante amitie" (p. 52). Toutefois, le sens ds leur collaboration est plus complexe qu'il n'y parait au premier abord. Chacun de son cete ss considere comme un etre excep- tionnel, superieur. Or, a sa grande surprise, 1e héros ss découvre un egal: par consequent il va pouvoir par- ler a quelqu'un qui 1e comprend, qui sera capable de constater sa supériorité, de l'apprecier a sa juste (151 valeur. Leurs partenaires habituels sont trop mépri- sablss hebetes qu'ils sont par leur sensibilité, pour pouvoir etre considerés comme des interlocuteurs ou des jugss valables. Valmont écrit a Madame de Merteuil "au moins, js parle a quelqu'un qui m'entsnd, et non aux automates pres de qui je vegete depuis ce matin" (p. 255). Les autres sont traitee d'"automates"; leur intelligence n'est pas le mobile unique de leurs actions, ils ne creent pas leur prOpre destin, ce ne sont que des esclavss aux yeux des deux héros. Par consequent 1a découverte inssperee d'un egal, d'un emule dans 1e meme genre ds perfection les remplit d'aise. Ils vont devenir non seulement dss allies, mais aussi grace au fait qu'ils sont dignss l'un de l'autrs, une sorte de miroir reciproque qui refletera leurs actions, sera toujours present pour attester (ou, le cas écheant, contester) 1a supériorité de l'autrs. Miroir donc l'un pour l'autrs que ces deux etres qui vivront et agiront perpetuellement en la presence de ce temoin qui saura l'apprecier, et dont il faudra restsr digne. Toutes leurs actions existeront, non plus en elles-memes, mais a seuls fin d'etre connues, admirees, en un mot acceptees comme superieures par 1'allie. Ils se confisnt tous les secrets ds leurs succes; leur champ d'action est la seduction st tout 152 porterait e croire que leur but est le plaisir. Or, si l'on etudis les différents episodes erotiques du roman, on s'apercoit que ni l'un ni l'autre des héros ne tire une simple jouissance de ses succes amoureux. On peut citsr a cet egard l'episode Prevan. Dans le récit glorisux qu'en fait Madame de Merteuil, on sent que, pendant 1a scene de seduction elle-meme, elle n'est pas-occupée par son plaisir; son esprit actif savoure a l'avancs ls récit qu'elle fera a Valmont de ses succes. Sa jouissance ne reside pas dans l'acts meme, mais dans l'ides que Valmont admirera son habilete et la virtuosite qu'elle a apportée a l'execution de cette conquete difficile. Elle a donc besoin de lui comme d'un aiguillon pour se prouver sa force et en obtsnir 1a sanction mérités. De meme, lorsqu'elle emmene 1e Chevalier de Belleroche a sa petite maison, elle se vante aupres ds Valmont: Js ns crois pas avoir jamais mis tant de soin a plaire, ni avoir jamais ete aussi contente ds moi. Apres 1e souper tour a tour enfant st raisonnalfls, folatrs st sensible, quelquefois meme libertins, je me plaisais a le considérer comme un Sultan au milieu de son Serail, dont j 'etais tour e tour les favorites diffe- rentes. En effet ses hommages reiteres, quoique toujours recus par la meme femme, 1s furent toujours par une ma1tresss nou- velle (p. 51). Elle s'observe, veut etre éblouissante, pour charmer Belleroche, bien sfir, mais surtout pour impressionner 1e Vicomte. Elle mépriss trop 1s pauvre Chevalier pour 155 se donnsr tant de peine pour lui exclusivement. Reaction parallels chez Valmont lorsqu'il raconte e la Marquise son "rechauffe" avec la Vicom- tesse de M. "Comme je n'ai point de vanité, declare-t—il, je ne m'arrete pas aux details de la nuit: mais vous ms connaissez, et j'ai ete content de moi" (p. 147). 11 est occupé de l'imprsssion qu'il va produire, et se projette au cours meme de l'action, dans l'instant ou il pourra s'en glorifier aupres ds la Marquise. Notons toutefois une difference dans les motifs qui poussent Valmont st Merteuil a se servir l‘un de l'autre comme miroirs. Le Vicomte, en tant qu'homme, peut ss glorifier socialement de ses succes de séducteur, il n'en acquiert que plus de prestige aupres d'une societe frivole et galante. La Marquise, elle, agit en secret, ce qui est évidemment beaucoup plus fort. Elle parvient e garder intacte sa reputation malgré ses dereglemsnts. Il est donc facile d'expliquer qu'ells ait besoin d'un temoin secret puisqu'elle ne peut pas tirer une gloire publique de ses faits d'arme. Mais pourquoi Valmont ressent-11, lui aussi, ls besoin de cette duplicité, puisqu'il jouit d'un prestige public? Valmont est un séducteur accepte en tant que tel st pratiquement sans rival; il n'a donc presque plus rien a gagner d'un sur- croit de prestige, puisqu'il est deje fete et recherche au maximum. Sa carriers de séducteur a atteint un sommet, 154 et i1 en est lasse. 11 dit d'un air desabuse: "... parlons d'autre chose. D'autre chose! je me trompe. C'est toujours ds la meme; toujours des femmes a avoir ou a perdre, st souvent tous les deux" (p. 156). 11 a besoin de nouveau, et la presence, l'existsnoe de la Marquise lui donnera l'occasion de se surpasser en faisant admirer par quelqu'un d'égal a lui, ses actions d'eclat. L'estime publique ne lui suffit plus parce qu'elle est inferieure a lui. Sa fascination pour Madame de Merteuil vient de ce qu'il la considere comme un etre exceptionnel, 1e seul qui soit a sa hauteur. "Je ne reparaitrai dans le monde que plus celebrs que jamais, et toujours plus digne de vous" (p. 275), lui écrit-11; digne d'elle parce qu'ells est, elle seule, digne de lui. Il'va tenter de se surpasser, non pour la société dont il n'a plus rien e gagner, mais pour lui-meme et pour son égals dont il recherche 1e suf- frage. Les deux héros ont donc besoin de la confir- mation de leur puissance et de leur force dans les yeux du temoin. Il était évidemment nécessaire que ce temoin, cs miroir, soit un etre de merits egal, et non pas un inférieur qu'ils n'auraient su aucune peine a éblouir. Ils comptent sur l'approbation l'un de l'autre et c'est ce qui donne e leur union cs caractere nécessaire et ambigu. Touts 1a trams des Liaisons dangereuses repose 155 sur les rapports entre la Marquise de Merteuil et 1e Vicomte de Valmont, bien qu'ils ne se rencontrent qu'une seule fois au cours du roman (et cela presque par hasard lorsque Valmont surprend Madame de Merteuil avec Danceny). C'est de l'evolution et de la deterio- ration de ces rapports que depend leur sort, st celui de tous les personnages du roman. Or 1e genre de rapport qui unit les deux héros, cette reconnaissance dans la perfection comporte une certains precarite. En effet 1e fait d'admettre 1a perfection d'un etre se fonds sur ses exploits passes ou presents. Cette admission est par nature temporairs et susceptible de modification. Le fait d'avoir admis l'excellence d'un allie a un point donne ne constitue en rien une admiration definitive ou permanente. Lsur pouvoir va etre constamment remis en question, ils devront sans cesse se prouver a nouveau; or comment éviter 1a tentation, pour chacun de ces deux etres qui a une si haute opinion de lui-meme, de prouver qu'il est, non seulement e la hauteur ds l'autre, mais qu'il lui est superieur. En effet 1a conscience de leur force comporte a—priori un orgueil, justifie par leurs succes et par la faiblesse ds leurs partenaires, mais cet orgueil risque de les empecher d'admettre pour long- temps qu'il exists au monde quelqu'un qui soit leur egal. Leur entente, de par sa nature meme, est rendue 156 fragile par la conscience qu'ils ont de leur supério- rité, par leur orgueil qui, s'il est tout d'abord stimule par une supériorité egale a la sienne, aura ds 1a peine a restsr sur un plan d'egalite, meme a un niveau tres eleve. La tentation sera grande, et en proportion de leur orgueil, de vouloir ss prouver non seulement egal a l'allie, a la hauteur decet ideal qu'ils se sont choisi, mais qu'il lui est superieur. Quelques exemples a l'appui du caractere ambigu ds leur collaboration éclaireront leur désir de se mettre personnellement en valeur en rabaissant le complies plutet que de se contenter de se maintenir au meme niveau d'excellence. Un des exemples les plus frappants en est l'épisode Prevan dans lequel l'auteur' poursuit un double but: 11 donne e Valmont l'occasion de mettre Madame de Merteuil en garde, de la conseiller; il considere l'entreprise trop perilleuse pour elle, en un mot il ne 1a croit pas capable d'affronter un ennemi de la taille de Prevan. "Tenez, j'ai peur. Ce n'est pas que je doute de votre adresse: mais cs sont les bons nageurs qui se noient" (p. 156). "Votre lettre m'a vraiment donne de l'inquiétude et j'attends avec impatience une réponse plus sage st plus claire e la derniere que je vous ai eerite. 157 Adieu, ma bells-amie, méfiez—vous des idées plaisantes ou bizarres qui vous seduisent toujours trop facilement". (p. 170). La Marquise, piquee, répond par une conduite rigoureuse et une réussite totale, apres avoir méprisé les avis et les conseils de Valmont. Elle remporte uns victoire éclatante que lui ne consent a admettre qu'a contre-coeur. Je parie bien que depuis votre aventure, vous attendez chaque jour mes compliments st mes eloges; je ne doute meme pas que vous n' ayez pris un peu d' humeur de mon long silence: mais que voulez—vous? j 'ai toujours pensé que quand 11 n' y avait plus que des louanges a donner a une femme, on pouvait 5' en reposer sur elle et s' occuper d'autre chose. Cependant je vous remercie our mon compte, et je vous felicite pour le votre. Je veux bien meme, pour vous rendre parfaitement heureuse, convenir que pour cette fois vous avez surpasse mon attente. Apres cela, voyons 81 de mon cote, j' aurai du moins rempli la votre en partie (p. 215). On sent de la part du Vicomte un certain depit qu'une "femme" ait reuse .1 un tel exploit. Malgre 1'admiration qu'il a pour la Marquise, il ne se departit pas de sa suffisance masculine st n'accepte de rsconnaitre 1a virtuosite ds l'execution que parce que c'etait en effet un exploit remarquable ds 1a part d'une femme. Venant d'un homme un tel episode tiendrait e la techni- que pure et simple. La reaction de Valmont est donc significative; contrarie, il ne se rejouit pas des succes de son allies. 11 1a felicite mollement, du bout des levres, apres un long silence. De meme lorsque la Marquise lui annonce qu'elle va tenter une 158 nouvelle conquete: elle entreprend de séduire Danceny. La reaction de Valmont est cinglante: Pour votre motif a vous, je 1s trouve, a vrai dire, d'un ridicule rare; et vous aviez raison de croire que je ne devinerais pas 1e successeur. Quoi: c'est pour Dancen que; vous vous donnez toute cette peine-1a: Eh: ma chers amie, laissez—le adorer sa vertueuse Cecile, et ne vous compromettez pas dans ces jeux d'enfants. Laissez les ecoliers se former aupres de Bonnes, ou jouer avec les pensionnaires a de petits jeux innocents. Comment allez-vous vous charger d'un novice qui ne saura ni vous prendre, ni vous quitter, et avec qui il vous faudra tout faire? Je vous ls dis sérieusement, je désapprouve ce choix, st quelque secret qu'il restat, il vous humilierait au moins a mes yeux et dans votre conscience. (p.276) 11 rabaisse l'entreprise au niveau d'un caprice ridicule qui frise l'enfantillage et qui aurait 1e double effet de diminuer l'estime que Valmont ports a sa complice et en plus devrait suscitsr la mauvaise conscience de la Marquise qui s'abaisserait e une aventure si facile, si peu digne de l'image ideals qu'elle veut donner d'elle- meme. Ls procede inverse se produit lorsque Valmont annonce triomphalement son succes total aupres ds la Presidents de Tourvel: "La voile donc vaincue, cette femme superbe qui avait ose croire qu'elle pourrait ms résister! Oui, mon amie, elle est a moi, entierement e moi; depuis hier, elle n'a plus rien a m'accorder" (p. 2960. Cette conquete pour laquelle i1 s'est donne tant de peine, qu'il a voulue si parfaite st si totale, 1a voila donc achevee, st irréprochablement, impeccablement achevee. 159 Son cri de victoire indiqus clairement combien 11 y attache d'importance et ce qu'ells représente pour lui. Voyons maintenant la reaction ds 1a Marquise de Merteuil, qu'il est interessant ds rapprocher de celle de Valmont dans des circonstances analogues; "Si je n'ai pas re- pondu, Vicomte, a votre lettre du 19, ce n'est pas que je n'en ais eu le temps; c'est tout simplement qu'elle m'a donne de l'humeur, et que js ne lui ai pas trouve 1e sens commun. J'avais donc cru n'avoir rien de mieux a faire que ds 1a laisser dans l'oubli" (p. 507). Elle va beaucoup plus loin que Valmont st refuse meme la moindre felicitation au vainqueur; dans touts 1a lettre, il n'est pas fait la plus petite allusion au succes si éclatant aux yeux de Valmont; elle l'ignore totalement et au contraire marque beaucoup d'humeur. Dans tout le roman 1a Marquise ne manquera pas une seule occasion de rabaisser les merites du Vicomte. Lorsque la Comtesse de B. fait des avances e celui-oi, Madame de Merteuil, d'une phrase tranchante s'etonne qu'il puisse s'abaisser e obtsnir des faveurs a la portée de n'importe qui: "st allez revoir, si vous en etes tente, 1e bois du Comte de B. Vous dites qu'il 1e garde pour 1e plaisir de ses amis: Cet homme est donc l'ami de tout 1e monde? Mais adieu, j'ai faim"(p. 151). Donc ni l'un ni l'autre ne se réjouissent sincerement des succes de son allie. Ils en prennent 160 ombrage et refusent de reconnaitre en l'autre les qualités exceptionnelles qu'ils sont sure de posseder eux-memes. Ainsi, leur union n'est pas faits d'entente sincere. Se croyant complices, ils ne 1e sont jamais vraiment; puisque la nature meme de leur entreprise est de démontrer leur excellence, chacun 1a sienne, il est inevitable qu'ils cherchsnt e se la démontrer l'un sur l'autrs. Leur complicite au depart reposait sur une reconnaissance dans la perfection, mais ss transformera inevitablement en une rivalite dans la perfection.l Rivalite dans la perfection. Avant de pou- voir analyser 1e sens profond de leur conflit, il est nécessaire de définir quelle est leur conception ds la perfection. Rappelons 1e mépris qu'ils affichsnt pour la sensibilite: ils la considerent comme inferieurs st indigne: "Je dis l'amour; car vous etes amoureux. Vous parler autrement, cs serait vous cacher votre mal" (p. 28), dit la Marquise. Le Vicomte, lui, parle ds "cette passion pusillanime" (p. 296). La part volontaire de leur etre entreprend donc d'ecraser la part involontaire. L'intel— ligence, places sur un piedestal aura pour fonction ds 1 "Leur complicite est des 1e depart antagonisme, st leur volonté de puissance paroxystique dans une certaine mesure, conduite d'echec." Laufer, OE.Cit. ’ pp. 1.40-141. 161 contrelsr tout mouvement instinctif ou affectif. A cet effet ils se creent une personnalité idéale, abstraite en quelque sorte, un models parfait qui pretendra ne pas etre soumis aux reactions passionnelles, et ils vont tenter d'imiter cs models en techant de se maintenir e un niveau de lucidité parfaite, st d'etre ainsi digne de lui. Les héros presentent un curieux dedoublement de la personnalité avec, d'une part leur models, leur image ideals, invulnérable, pure intel- ligence; d'autre part 1e héros qui tend e imiter cs double, a ne faire qu'un avec lui et qui y parvient plus ou moins bien dans la mesure ou il resists aux "faiblesses" humaines, aux emotions. Pourquoi cs désir d'annihiler ls monde affectif en eux-memes? Ce mépris bruyant du sentiment cache une réalité complexe. Les deux héros se sont choisis pour allies. Ils vivent sous 1e regard l'un de l'autre et sont sans cesse consciente de ce miroir dans lequel se refletent leurs actions et leurs pen- sées. L'essentiel pour eux reside dans l'image que chacun donne de lui-meme a l'autrs. Apres s'etre rencontres, au hasard de leur carriers libertine, ils se sont quittes pour poursuivre cette carriers chacun ds son cete. Mais cs qu'ils ignorent, ou refusent de voir, c'est ls fait que leur liaison a été plus qu'une simple passade, qu'apres s'etre quittes, ils ns sont plus simplement deux libertins qui recherchent 1e 162 plaisir. Touts leur motivation va decouler de leur désir, ds leur besoin, de s'eblouir l'un l'autrs. La seduction, au lieu d'etre un but en soi, devient un moyen de ss prouver aux yeux du temoin st ceci est manifeste des 1a premiere lettre de Valmont e la Marquise: Dépositaire ds tous les secrets de mon coeur, je vais vous confier le plus grand projet que j' ais jamais forme. Que me proposez—vous? de séduire une jeune fille qui n' a rien vu, ne connait rien; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans defense; qu' un premier hommage ne manquera pas d'eni- vrer, et que la curiosite menera peut—etre plus vite que l'amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. 11 n' en est pas ainsi de l'entreprise qui m' occupe; son succes m‘ assure autant de gloire que de plaisir. L'amour qui prepare ma couronne hesits lui— meme entre ls myrte et le laurier, ou plu- tot il les reunira pour honorer mon triom— phe. Vous-meme, ma belle amis, vous serez saisie d'un saint respect, et vous direz avec enthousiasme: "Voila l'homme selon mon coeur" (p. 17). Valmont rejette la seduction de Cecile comme un exploit facile et a la portée de n'importe qui. Tandis que son "grand projet" lui assurera 1a gloire et le "respect" ds la.Marquise. Quant a Madame de Merteuil, c'est l'episods Prevan qui est 1e plus frappant a cs sujet. Valmont lui presents Prevan comme quelqu'un d'extremsment redoutable. La Marquise répond: "je led rencontre souvent cs superbe vainqueur; a peine l'avais-je regarde'" (p. 151). Elle n'avait jamais ete attirée 165 par lui, mais puisque Valmont 1e considers comme un séducteur dangereux, Madame de Merteuil va se faire un point d'honneur de le séduire, pour prouver a Valmont ce dont elle est capable. Ce besoin de s'affirmer, cette espece d'attrait qu'ils rsssentent l'un pour l'autre est d'autant plus complexe qu'ils n'en sont pas consciente et qu'ils s'ima— ginent bel et bien etre de simples allies et des confi- dents qui s'entraident et s'amusent ds leurs succes reciproques. Comment cette équivoque est-elle rendue possible ? Par l'utilisation remarquable que fait 2 Le lecteur peut Laclos de la technique epistolaire. etudier 1e caractere du héros en analysant ses lettres, ou celui-oi Veut se montrer sous un certain jour, puis comparer son attitude avec ses actions. L'épistolier veut donner de lui-meme une certaine image, si bien que 1e plus souvent ses lettres ns sont pas sinceres.3 C'est 1e reproche que Madame de Merteuil lance a Val- mont: "Parlez-moi vrai; vous faites—vous illusion a vous- mems, ou cherchez-vous e me tromper? La difference voir p. 14. 5 "1a réalité deformée doit etre rétablie, elle n'est dits nulls part; c'est e l'eSprit du lecteur a rectifier st recomposer: mais 1a vraie réalité, ce sont précisément les defor- mations revelatrices des personnages," Rousset, op.cit., p. 86. 164 entre vos discours et vos actions, ne me laisse de choix qu'entre ces deux sentiments: lequel est 1e veritable? " (p. 556). Le dedoublement est evident pour 1e lecteur bien que parfois, comme nous allons le voir dans ls cas du Vicomte et de la Marquise, la nature de leurs rapports soit si ambigue qu'il est difficile de tirer une conclusion definitive. Mais i1 vaut 1a peine de le tenter. Le problems de 1'aneantissement du sentiment parait s'eclaircir si on l'envisage sous l'angls de l'image qu'ils veulent se donner l'un e l'autrs. Ils se pretendent des séducteurs blases pour qui ls liber- tinage est un art. Ils vont rivaliser de "purete de methods"; ils vont briller grece au nombre et e la qualité de leurs victimes. Touts emotivite represents un danger immediat puisqu'ils se pretendent invulnéra- blss. Tout sentiment transformerait 1e sens de leur entreprise et entacherait l'image qu'ils veulent proje- ter d'eux-memes. S'ils combattent 1e sentiment ce n'est donc pas seulement parce qu'ils 1e méprisent, mais surtout parce qu'ils 1e redoutent a cause de la fletrissure qu'il provoquerait aupres de leur allie. Examinons dans quelle mesure 1e Vicomte et la Marquise parviennent a cette suppression du domains affectif en eux-memes. Tout au long de l'intrigue, ils se défendent de ressentir 1a moindre emotion, ou, 165 si par malheur ils ne peuvent y résister, ils se font un devoir de 1e dissimuler et de ls combattre. Des deux heros, c'est sans contredit Valmont qui a la partie la plus difficile. En effet, a de nom- breuses reprises, il est force de constater en lui- meme la presence d'une certaine tentation de la sen- sibilité, une propension irresistible qu'il denie vigoureusement et contre laquelle il lutts: apres avoir fait la charite (par procedé) i1 declare en effet:"J'avouerai ma faiblesse; mes yeux se sont mouilles de larmes, st j'ai senti en moi un mouve- ment involontaire, mais délicieux. J'ai ete etonne du plaisir qu'on éprouve en faisant 1e bien" (p. 48). Remarquons qu'il parle de sa "faiblesse" c'est-e—dire de l'incapacite ds sa volonté de résister a la tenta- tion du sentiment. I1 découvre malgré lui l'attrait d'un "mouvement involontaire mais délicieux". Il est surpris de voir qu'une reaction non reflechie, issue du coeur et non de l'eSprit peut donner une felicite ignores. Le contact de la Presidents accentuera ces découvertes st peu e peu 1e Vicomte se laisse entrai- ner par 1e charme du sentiment. Dans la mesure ou 11 en est conscient, il lutts de toutes ses forces. 11 "avoue": "Je cedai a un mouvement de jeune homme, st baisai cette lettre avec un transport dont je ne me croyais pas susceptible" (p. 95); 11 ne peut 166 s'empecher ds rsconnaitre qu'il ressent "quelque inquie- tude" relative au charme qu'il éprouve aupres de la Presidents: "Serai—je done, a mon ege, maitrise comme un ecolier, par un sentiment involontaire et inconnu? Non: il faut, avant tout, 1e combattre st 1'approfondir" (p. 296). Prendre conscience du danger, ne pas se lais- ser surprendre contre sa volonté, st ensuite lutter de toutes ses forces pour maintenir l'autonomie de la tete sur 1e coeur. 11 revient a plusieurs reprises sur ce "charme inconnu . . . quelqu'il soit, js saurai 1e com- battre et le vainzre" (p. 512). C'est en effet l'attitude du Vicomte, l'evo- lution de son caractere lors de la conquete de Madame de Tourvel qui est un des elements determinants dans la deterioration des rapports des deux héros. Au debut de l'intrigue, Valmont apparait au lecteur sous 1e jour d'un séducteur maitre de lui, froid, precis et calculateur, ourdissant une nouvelle conquete avec un sang-freid glace. Nous avons vu avec quel soin il a choisi sa nouvelle victime, 1e nouvel "ennemi" qu'il va "attaquer" et combien de "gloire" i1 attend de cette nouvelle victoire. Il projette de lui l'image d'un Valmont ideal st inhumain, desincarne pourrait-on dire, puisque chez lui 1a chair n'sxiste 167 que pour se prouver son pouvoir de domination sur ses sentiments et la volonté de puissance sur autrui. lnhumain, puisqu'il refuse 1e contact spirituel ou sentimental avec les hommes. Janine Marat a tres bien analyse ce que représente la Presidents pour Valmont e ce moment-1e: "Qu'est—ce que Madame de Tourvel pour son séducteur? Une femme? A peine; un objet de plaisir et surtout une difficulté a vaincre, un obstacle digne de lui. On peut ss souvenir a ce propos, que l'intellect procede par abstraction, ne voit jamais dans un etre que proprietes distinctes; la connaissance globale et profonde appartient a la sympathie, - a l'intuition, si l'on veut s'en referer a Bergson qui affirms que l'intelligence ne comprend rien e la vie".AL Madame de Tourvel représente aux yeux de Valmont un certain nombre d'elements juxta- poses qu'il va tenter de vaincre l'un apres l'autre: sa "devotion", son "amour conjugal", ses "principes austeres". Il est frappant qu'sn parlant d'elle il ne 4 "Les liaisons dangereuses. Roman de l'intelligence pure{" Revue de Suisse, 2O novembre 1951, p. 141. Greshoff developpe 1a meme ides: "There is one other obvious factor which limits Valmont's and Mme de Merteuil's psychological insight: their complete lack of sympathy and understanding. They are therefore essentially 'intellectuals'; they do not have a real intelligence of the game they are playing, and it is characteristic that this intel- ligence is applied not to life or people but to an abstraction: the game". op.cit., p. 586. 168 dise pas: Voile qui j'attaque, mais bel st bien: "Voile ce que j'attaque" (p. 17). Cette materialisation de la personnalité d'autrui est 1e produit d'un abus, d'une demesure de l'intellect qui la decompose en "proprietes distinctes" qu'il va affronter l'une apres l'autre selon un plan bien établi e l'avance: "J'aurai cette femme; je l'enleverai au mari qui 1a profane; j'oserai la ravir au Dieu meme qu'elle adore" (P. 22). Cette conquete qu'il veut totale et parfaite lui fait sacrifier tout "son temps, ses plaisirs, sa vie" (p. 58). Il serait fastidieux de suivre ses progres pas a pas, d'analyser les victoires qu'il remporte sur la Presidents pour perdre ensuite une partie ds l'avantage qu'il avait conquis. L'element digne d'attention dans la progression de son entreprise est le fait qu'il de- couvre bientet qu'elle sera plus difficile qu'il ne l'avait prevu, qulelle ne suit pas la marche habituelle de ses nombreuses victoires precedentes. Les reactions de sa victime sont inattendues st 1e deconcertent. Valmont a l'habitude de séduire des femmes pour les- quelles l'amour est une sorte de jeu dont il faut obser— ver les regles; la resistance est une de ces regles et Valmont 1e sait: "Cela me rappelle que Mademoiselle de B. a resiste les trois mois complete" (p. 251). Or, 11 s'apergoit que la resistance de Madame de Tourvel n'est pas un jeu, que sa vertu n'est pas une facade mais 169 vraiment sa vie. Il n'en renonce pas moins a sa conquete mais il doit changer de tactique; i1 va etre oblige de jousr lui-meme 1e jeu de la sensibilité. Rappelons que des sa premiere rencontre avec la Presi- dente, il avait ete frappé par son naturel, sa bonté et sa modestie. La fibre sensible qu'il n'est jamais parvenu e etouffer totalement en lui-meme reagit favo- rablemsnt a cs contact d'une sensibilite reelle et non jouee. Et peu a peu 1e sens de sa conquete se transforme. Madame de Tourvel cesse d'etre un simple pion sur l'echi- quier, 1e Vicomte voit faiblir son detachement et sa belle assurance; 1a tentation du sentiment pointe, puis se fait plus pressante e mesure qu'il la connait mieux st qu'il découvre le charme de son emotivite. Il est difficile de determiner a quel moment précis Valmont tombe amoureux de sa victime, son glis- sement est si graduel, et 11 s'en defend avec tant de force que le lecteur ne sait pas tres bien a quoi s'en tenir. De toute maniere, a mesure que la conquete pro- gresse, que Madame de Tourvel se débat avec impuissance contre son amour pour Valmont, il devient de plus en plus evident que Valmont n'est plus exclusivement le calcula— teur glace qui enregistre ses progres; le lecteur 1s voit faiblir, se sentir peu a peu attire par sa victime. Un conflit s'amorce dont l'eme du Vicomte sera 1s theetre: d'un cete son image mythique, 1e Valmont sur- 170 homme qu'il veut etre aux yeux de Madame de Merteuil: ds l'autre cete, l'attrait ds 1a sensibilite et le charme qu'il ressent en presence de Madame de Tourvel. La lutts devient de plus en plus epre entre sa tete, les principes qu'il a soiemment adoptes, et son coeur, l'emotivite qu'il a toujours méprisee: Quelle est donc notre faiblesse ? quel est l'empire des circonstances, si moi-meme, oubliant mes projets, j'ai risque de perdre, par un triomphe premature, 1e charme des longs combats et les details d'une pénible défaits; si, séduit par un désir de jeune homme, j'ai pensé exposer 1e vainqueur de Madame ds Tourvel a ne recueillir, pour fruit de ses travaux, que l'insipide avan- tage d'avoir eu une femme de plus' (p. 55). Ce matin j' ai revu ma sensible Prude. Jamais js ne l'avais trouvee si belle. Cela devait etre ainsi: 1e plus beau moment d'une femme, le seul ou elle puisse pro- duire cette ivresse de l'ame, dont on parle toujours, et qu' on éprouve si rarement, est celui ou, assures de son amour, nous ne 1e sommes pas de ses faveurs (p. 96). Mais j' oublie, en vous parlant d'elle, que je ne voulais pas vous en parler. Je ne sais quelle puissance m' y attache, m' y ramene sans cesse, meme alors que je l'outrage. Ecartons sa dangereuse ides; que je redevienne moi- meme pour traiter un sujet plus gai. 11 s' a- git de votre pupille, a present devenus 1a mienne, st j' espere qu' ici vous allez me rs- connaitre (p. 217). De la vertu.... c' est bien a elle (Cecile) qu 'il convient d'en avoir. Ah' qu' elle 1a laisse a la femme véritablement nee pour elle, 1a seule qui sache l'smbellir, qui 1a ferait aimer}... Pardon, ma belle amie: mais c'est ce soir meme que s'est passée, entre Madame de Tourvel et moi, la scene dont j'ai e vous rendre compte, et j'en con- serve encore quelque emotion. J'ai besoin 171 de me fairs violence pour me distrairs de l'impression qu'elle m'a faite; c'est meme pour m'y aider, que je me suis mis a vous ecrire. Il faut pardonner quelque chose a ce premier moment (p. 228). Ma belle amie, les beaux yeux ss sont en effet leves sur moi, 1a bouche Celeste a meme prononce: 'Eh bien! oui, je...' Mais tout a coup le regard s'est eteint, 1a voix a manque, st cette femme adorable est tombee dans mes bras . . . J'etais, je l'avoue, vivement emu (p. 229). Mais quelle fatalité m'attache a cette femme? . . . Pourquoi courir apres celui 1e plaisir qui nous fuit, et negliger ceux qui se pre- sentent? Ah! pourquoi?... Je l'ignore, mais je l'eprouve fortement (p. 255). Les citations qui precedent expriment clairement 1a dualité qui s'est fait jour dans la personnalité du Vicomte. Malgre lui, i1 se laisse psu e peu engager sentimentalement. Mais il n'admet qu'avec reticence ls conflit qui ss déroule en lui et 11 refuse d'analyser lucidement et de prendre clairement conscience de l'appel du sentiment en lui. Il est aisé d'expliquer ce refus par le mépris qu'il a toujours ressenti pour le domaine affectif et l'humiliation que représenterait l'accepta- tion du sentiment en lui-meme. Mais 1a signification ds cs refus est singulierement éclairés par la pression qu'exerce sur lui ls regard de la Marquise. En effet, Madame de Tourvel et Valmont ne sont jamais seuls en presence, Valmont agit perpetuellement en se sachant surveille par la Merteuil; ses actes, ses pensées meme, se refletent dans ce miroir qui l'observe, 1e juge, et 172 l'empeche de se laisser aveugler ou de se bercer de mauvaises raisons. Parallelement a son engagement sentimental, 1e lecteur assists aux efforts de Valmont pour essayer de continuer a projeter de lui—meme l'image d'un homme superieur et invulnérable aux sentiments. Il proteste de son detachement, st repete e de nombreuses reprises qu'il n'est pas amoureux. "Ainsi, vous me croyez amoureux, subjugué? et 1e prix que j'ai mis au succes, vous me soupconnez de l'attacher a la personne? Ah! greces au Ciel, je n'en suis pas encore réduit 1e, et je m'offre a vous 1e prouver" (p. 518). Et en effet il pretend non seulement affirmer qu'il n'est pas amoureux, mais utiliser pour le démontrer uns methods qu'il consi- dere irrefutable: simultanement a sa conquete de la Presidents, il poursuit une carriers e bonnes fortunes; il retrouve son "ancienne Emilie" et pousse 1e cynisme jusqu'e écrire, d'entre ses bras, une lettre a la Pre- sidente. Quelques jours plus tard il passe la nuit avec la Vicomtesse ds M., lui faisant commettre du meme coup une infidelite a son amant en titre Vressac. Plus tard il séduit Cecile et en plus insiste aupres de la Aarquise pour qu'ils renouent leur liaison inter- rompue. "Et je ne saurais pas m'en (l'amour) defendre! Ah! soyez tranquille. Déja je vais, sous psu de jours, affaiblir, en la partageant, l'impression peut-etre 1141! 175 trop vivs que j'ai éprouvee; st 51 un simple partage ne suffit pas, je les multiplierai" (p. 520). 11 croit lui prouver ainsi, et se prouver a lui-meme, que es n'est pas de l'amour qu'il ressent pour Madame de Tourvel, et 11 se glorifie bruyamment de ses con— quetes aupres de la Marquise pour denier 1e fait qu'il aime Madame de Tourvel: "Je persists, ma belle amie: non je ne suis pas amoureux; et ce n'est pas ma faute, si les circonstances me forcent d'en jouer 1e rele. Consentez seulement, st revenez; vous verrez bientet par vous—meme combien je suis sincere. J'ai fait mes preuves hier, st elles ne peuvent etre détruites par ce qui se passe aujourd'hui". (p. 550). Ses denegations se font de plus en plus categoriques a mesure qu'il s'engage davantage. La Marquise n'est pas dupe: "Assu- rément je ne vous ai jamais dit que vous aimiez assez cette femme pour ne pas 1a tromper . . .; je ne doutais meme pas qu'il ne vous ffit a peu pres egal de satisfaire avec une autre, avec la premiere venue, jusqu'aux désirs que celle-oi seule aurait fait naitre; et je ne suis pas surprise que, pour un libertinage d'esprit qu'on aurait tort de vous disputsr, vous ayez fait une fois par pro- jet ce que vous aviez fait mille autres par occasion" (p. 556). 174 A quel point l'attitude du Vicomte est ambigue, il n'est que de voir combien il ralentit 1a marche de sa seduction, il s'attarde aupres de la Presidents. Malgre lui, il est force de reconnaitre qu'elle est différents des femmes qu'il a l'habitude de frequenter. Il espere sa chute, mais la redoute en meme temps, ce qui n'est pas dans la ligne de con— duite attendue d'un libertin: "Ah! le temps ne viendra que trop tet, ou, degrades par sa chute, elle la Presi- dente, ne sera plus pour moi qu'une femme ordinaire" (p. 216). 11 pressent la portée de sa propre reaction, lorsqu'il analyse le sentiment de Danceny envers Cecile: "un libertin amoureux, si un libertin peut l'etre, devient de ce moment meme moins presse de jouir" (p. 119). Lfopposition entre les deux tendances qui s'affrontent en lui se fait de plus en plus violente, mais sa lutts s'avere chaque jour plus impuissante. Le lecteur ls voit se débattre et protester de son detachement, mais 1a Marquise, impitoyablement, 1e rappelle a ses "principes". Le regard de la Merteuil l'obsede, il veut-a tout prix restsr fidele a sa ligne de conduite, ne pas renier son models ideal, et surtout ne pas se montrer indigne de la confiance que la Marquise st lui se sont mutuellemsnt accordee. 11 craint de s’abais— ser aux yeux de celle qu'il estime et admire et veut con- tinuer a meriter sa consideration. Un episode de son 175 aventure avec la Presidents est particulierement signi— ficatif e cet egard: il est chez Madame de Tourvel, avec l'intention d'y passer 1a soirée: 1e plaisir que je me promettais fut trouble ar l'idee de cet amour que vous vous obstinez a me croire, ou au moins a me reprocher; en sorte que je n'eprouvai plus d'autre désir que celui de pouvoir a la fois m'assurer st vous convaincre que c'etait ds votre part pure calomnie. Je pris donc un parti violent st sous un pretexte assez leger je laissai 1e ma Belle, toute surprise, et sans doute encore plus affliges. Mais moi, j'allai tranquillsment joindre Emilie a l'Opera; et elle pourrait vous rendre compte que, jusqu'a ce matin que nous nous sommes separes, aucun regret n'a trouble nos plaisirs. (p. 551). Il est derangé dans sa quietude par le fanteme de Madame de Merteuil qui l'observe et le juge comme une super- conscience. Et il renonce e une soiree heureuse avec la femme qu'il aims pour restsr digne de l'image qu'il veut que Madame de Merteuil ait de lui. Il revient a ses principes, a sa "purete de methods" de peur que son miroir n'enregistre de lui une image impure. Ce désir de restsr digne de son moi passe, et digne de la Marquise n'est pas dépourvu d'un certain heroisme qui évoque Corneille. Une fois de plus on pourrait parler d'une forms d'heroisme cornelien corrompue.5 Or 1a scene de la chute de la Presidents, tant attendue, et dont la preparation lui a cofite tant de 5 voir pp. 48 ff. 176 manoeuvres habiles, cette scene qui devait etre le couronnement de sa victoire impeccable, prend un tout autre sens que ce a quoi il s'attendait. Le récit qu'il en fait e la Marquise est eloquent en lui—meme: Je suis encore trOp plein de mon bonheur, pour pouvoir 1'apprecier, mais je m 'etonns du charme inconnu que j 'ai ressenti. Serait-il donc vrai que la vertu augmentat 1e prix d'une femme, jusque dans 1s moment meme ds sa faiblesse? . . .Quand meme la scene d' hier m 'aurait, comme je 1e crois, emporte un peu plus loin que je ne comptais; quand j 'aurais, un moment, partage 1e trou- ble st l'ivresse que je faisais naitre: cette illusion passagere serait dissipee a present; st cspendant ls meme charms sub- siste. J' aurais meme, je l'avoue, un plaisir assez doux a m' y livrer, 5 'il ne me causait quelque inquietude. Serai- -je donc, a mon age, ma1trise comme un ecolier, par un sentiment involontaire st inconnu? Non: il faut avant tout 1e combattre st l'approfon— dir. . . . Ce fut avec cette candeur naive ou sublime qu 'elle me livra sa personne et ses charmss, et qu 'elle augmenta mon bonheur en 1e partagsant. L'ivresse fut complete st reciproque; et, pour la premiere fois, la mienne survecut au plaisir. Je ne sortis ds ses bras que pour tomber a ses genoux, pour lui jursr un amour éternel; st, 11 faut tout avouer, je pensais ce que je disais. Enfin, meme apres nous etre separes, son idée ne ms quittait point, st j 'ai eu besoin de me tra- vailler pour m' en distrairs. Ah! pourquoi n 'etes-vous pas ici, pour balancer au moins 1e charme de l'action par celui de la recompense? (pp. 296, 504). Toutes les mauvaises raisons dont s'accompagne 1e récit fait a la Marquise ne parviennent pas a masquer l'evi- dence. Le Vicomte de Valmont, pour la premiere fois de sa vie, a connu aupres d'une femme, non seulement ls 177 plaisir, mais un bonheur reel. C'est, non pas la victoire d'un séducteur sur une victims que décrit 1e récit, mais uns union totale dans l'amour. Le Vicomte a experimente cs bonheur auquel il avait toujours refuse de croire. Quelle sera sa reaction a cette découverte? lui fera-t-elle renoncer e ses "principes" adoptes volontairement par son intellect, pour vivre et appro- fondir ce bonheur, cs "charme inconnu"? 0r, 1a Mar— quise l'humilie, bafoue sa vanité6 et le Vicomte, pique, envois a Madame de Tourvel, malgré son amour pour elle, la lettre fatale dictee par la Marquise. Il choisit contre ses sentiments, decide de ss prou- ver fidele a ses principes, toujours digne de son emule: il n'ose pas renier son passe, n'a pas la force d'affronter 1e mépris de cells qu'il admire st qu'il s'était choisis pour allies. Pour prouver sa "superio- rité", il choisit contre la réalité de son bonheur, 6"Un homme de ma connaissance s'était empetre, comme vous, d'une femme qui lui faisait psu d'honneur. Il avait bien par intervalles, 1s bon esprit de sentir que, tot ou tard, cette aventure lui ferait tort: mais quoiqu'il en rougit, il n'avait pas le courage de rompre. Son embarras était d'autant plus grand qu'il s'était vante a ses amis d'etre entierement libre; st qu'il n'ignorait pas que le ridicule qu'on a, augments toujours en proportion qu'on s'en defend. Il passait ainsi sa vie, ne cessant de faire des sottises, et ne cessant de dire apres: Ce n'est pas ma faute. Cet homme avait une amie qui fut tentée un moment de le livrer au Public en cet état d'ivresss, et de rendre ainsi son ridicule inneffacable" (p. 557). 178 contre lui-meme. Il est devenu e tel point prisonnier de son systems, de principes qu'il avait adOptes, du besoin d'etre vu st admire par Madame ds Merteuil, qu'il est incapable de se liberer de cette pression st 11 cause ainsi, lui-meme, sa propre perte et celle de la femme qui lui a fait découvrir l'existence et la rea- lite ds l'amour et du bonheur. 11 se vante aupres de Madame de Merteuil de la celebrite que va prendre cette aventure. Je vous 1e disais bien, 11 y a quelque temps, que malgré vos inquietudes, je ne reparaitrais sur la scene du monde que brillant d'un nouvel éclat. Qu'ils se montrent donc, ces Critiques severes, qui m'accusaient d'un amour romanesque et malheureux; qu'ils fassent des ruptures plus promptss et plus brillantes: mais non, qu'ils fassent mieux . . ..(p. 541). Dans tout le debut de cette lettre c'est 1e Valmont ideal, invulnérable qui parle, qui se glorifie d'avoir été a la hauteur de ce qu'on attendait de lui, d'avoir meme surpasse en perfection les exploits insignes dss séducteurs nyplus vantes. Mais sa belle assurance est bien vite mitiges par la nostalgie d'avoir perdu Madame de Tourvel, st, maladroitement, gauchement, il propose e la Marquise ds lui permettre de renouer avec la Presidents. "Je pourrais essayer cette démarche sans y mettre d'importance, et par consequent, sans qu’elle vous donnet d'ombrage. Au contraire! cs serait un simple essai que nous ferions de concert" (p. 542). ll tente encore de sauver son image idéale, mais en meme .179. temps veut reconquerir la Presidents; le tout enveloppe dans des sophismes maladroite et de mauvaises excuses. La Marquise qui a assiste a la lutts de Val- mont, jette 1e masque et lui lance d'un air de defi mele d'ironie: "cs n'est pas sur elle que j'ai remporte cet avantage; c'est sur vous . . . vous l'aimez comme un fou: mais parce que je m'amusais a vous en faire honte, vous l'avez bravement sacrifiee . . . ou nous conduit pourtant la vanité! Le Sage a bien raison, quand il dit qu'elle est l'ennemie du bonheur." (p. 545). A partir de ce moment les rapports entre les deux héros se tendent a l'extrems. Valmont commence a entrevoir la valeur de ce qu'il a sacrifie. Il appelle Madame de Tourvel "une femme sensible et belle, qui n'sxistait que pour moi, qui dans ce moment meme meurt peut-etre d'amour et de regret" (p. 558). Elle est devenue pour lui un prochain et non plus un agglomerat de proprietes distinctes. Toutefois, il s'acharne simultanement a vouloir renouer les liens rompus avec la Marquise. Il menace: "chacun de nous ayant en main tout ce qu'il faut pour perdre l'autre . . . de ce jour meme je serai ou votre Amant ou votre ennemi" (p. 561). Son obstination aupres de Madame de Merteuil temoigne du besoin que, plus que jamais, il a de leur "amitie", de l'existence dans sa vie de cet etre qui lui avait temoigne de 1'admiration. Sa panique exprime sa peur d'etre place, seul, en face 180 ds lui-meme, et d'avoir alors a voir clair dans son coeur et a se trouver dans une situation ou, ayant sacrifie Madame de Tourvel, c'est—e-dire la tendance emotive de sa personnalité, i1 n'aurait meme plus 1'appui, 1a reconnaissance de la Marquise. Madame de Merteuil le defie st c'est alors seulement qu'il realise pleinement 1a portee de ce qu'il a sacrifie. Il comprend, enfin, ce qu'aurait pu etre son amour pour la Présidente: "ce que j'ajouts encore, c'est que je regrette Madame de Tourvel; c'est que je suis au désespoir d'etre sépare d'elle; c'est que je paierais de la moitié ds ma vie 1e bonheur de lui consacrer l'autre. Ah! croyez-moi, on n'est heu- reux que par l'amour" (p. 566), écrit—i1 a Danceny. 11 se rend compte, trOp tard, que c'est son prOprs bonheur qu'il a sacrifie a une ides, a un ideal ennemi de sa felicite. Laclos n'a donne dans la ver— sion definitive des Liaisons dangereuses que quelques breves indications, non ambigues il est vrai, de la transformation de Valmont. Cependant il est intersssant d'etudier 1e brouillon de la lettre du Vicomte a Madame de Volanges que cells—ci mentionne, et dont elle met 1a sincerite en doute: "Mais que direz-vous ds ce désespoir de Monsieur de Valmont? D'abord faut—il y croire, ou veut-11 seulement tromper tout le monde, et jusqu'e la fin? Si pour cette fois il est sincere, il peut bien 181 dire qu'il a lui-meme fait son malheur" (p. 565). 0r cette lettre 7 frappe par son ton de sincerite. Il demands a Madame de Volanges d'obtenir que la Pre— sidente lise cette lettre en l'assurant ds mon repentir, de mes regrets et surtout de mon amour . . . Elle (ma démarche) m'etonne moi-meme; mais 1e désespoir saisit les moyens et ne les calcule pas. Madame de Tourvel se meurt, Madame de Tourvel est malheureuse, il faut lui rendre la vie, la santé, 1e bonheur. . . je sais que j'ai outrage indignement une femme digne de toute mon adoration . . . je ne pre- tends dissimuler mes fautes, ni les excuser (p. 851). Cette lettre ne laisse place a aucune incsrtitude quant e la conversion du Vicomte. Si Laclos 1'a supprimee, c'est probablement qu'il a voulu laisser planer un doute, conserver une certaine ambiguité quant e la motivation dss faits st gestes de Valmont a la fin du roman. Il n'a pas voulu aller jusqu'e resoudre completement 1a dualité de sa personnalité mais laisser au lecteur une impression équivoque et des possibilites d'interpretations variees. Il semble toutefois que la redaction de cette lettre indiqus 1e sens de l'evolution que Laclos a voulu que Valmont subisse. Sa reconciliation de derniere minute avec Danceny confirme cette hypothese. De toutes manieres, que l'on veuille interpre- ter ls caractere du Vicomte comme ayant completement 7 cites page 850 de l'edition Pleiade. 182 abandonné ses principes glaces en faveur du monde de l'affectivite, ou que l'on prefers 1e voir simplement comme susceptible d'une transformation relative et incomplete, il est indeniable que Valmont a subi la tentation du sentiment st qu'il a cede a son charme. C'est l'existence, le regard de la Marquise qui l'ont empeche d'accepter 1a presence du sentiment dont il refuse d'admettre qu'il soit partie integrante et nécessaire de sa personnalité. Son drame est d'etre incapable de s'accepter avec cette sensibilité, incapable de se soustraire e l'image qu'ont de lui les autres, et surtout Madame de Merteuil. La peur de dementir cette image aux yeux de son emule, 1a hantise du mépris qu'elle aurait alors pour lui, 1a crainte de perdre 1a face lui font renoncer e cet amour et a cs bonheur dont il a découvert l'existencs. Il opte pour cet ideal qu'il s'est donne pour models, pour cs qu'il veut paraitre plutet que pour la réalité d'autres valeurs qui se sont clairement fait jour dans sa personnalité. Il est 8 . " , et pour n'avo1r "prisonnier des apparences du monde pas su s'en liberer devient, lui—meme, 1'agent ds son prOpre echec. Dans les rapports entre les deux héros, la Marquise, elle, des 1e debut de l'intrigue, ss pose en 8 Rougemont, L'amour et l'Occident, p. 179. 185 championne de leur ideal commun et pretend etre parvenue par des "travaux pénibles,‘ entrepris des sa jeunesse, a s'opposer aux femmes "sensibles, st dont l'amour s'empare si facilement et avec tant de puissance . . . Mais moi, proclame-t-elle glorieusement, qu'ai—je de commun avec ces femmes inconsiderees?" (p. 176). C'est volontairement qu'elle a voulu etouffer en elle toute trace d'émotivite; une Merteuil froide, lucide, refle- chie, diabolique, voila 1e but vers lequel elle tend; elle models sa conduite sur cet ideal insensible avec lequel elle croit s'etre confondue grece e de pénibles efforts: quand m'avez—vous vue m'ecarter des regles que je me suis prescrites, st manquer a mes principes? je dis mes principes, et je 1e dis a dessein: car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnes au hasard, recus sans examen st suivis par habitude, ils sont 1e fruit de mes profondes refle- xions; je les ai crees, et je puis dire que je suis mon ouvrage. (p. 176). Elle pretend diriger parfaitement st impeccablement 1e cours de sa vie et etre parvenue e ne jamais s'ecarter d'une ligne de conduite savamment reflechie. Elle a une tres haute opinion de sa maitrise et son ton de suffisance e l'egard de Valmont frappe 1e lecteur des 1s debut du roman st va en s'accentuant a mesure que l'intrigue progresse: Que vos craintes me causent de pitié! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous! et vous voulez m'enssigner, me conduire? Ah! mon pauvre Valmont, quelle distance 11 y a 184 encore de vous a moi! Non, tout l'orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l'intervalle qui nous separe . . . Et ou'avez-vous fait que je n'aie surpasse mille fois? (p. 178). Son narcissisme se trahit dans chacune de ses lettres au Vicomte st e de tres nombreuses reprises elle insiste sur sa supériorité. Elle profits d'une erreur commiss par Valmont pour lui déclarer: "C'est que réellement vous n'avez pas le genie de votre état; vous n'en savez que ce que vous en avez appris, et vous n'inventez rien. Aussi, des que les circonstances ne se pretent plus a vos formules d'usage, st qu'il vous faut sortir de la route ordinaire, vous restez court comme un Ecolier" (p. 250). Elle accuse 1e Vicomte d'avoir simplement assimile quelques regles de seduction qu'il applique identique- ment dans chaque cas, sans etre capable d'invention, sans savoir utiliser ses talents pour une innovation originals. Elle lui denie tout "genie", il est simple- ment un eleve qui a bien appris une lecon: ". . . je suis tentée de croire que vous ne meritez pas votre reputation" (p. 20). "Enfin, il faut vous attendre a etre apprecié peut-etre autant au~dessous de votre valeur, que vous l'avez ete au—dessus jusqu'a present" (p. 267). On pour- rait multiplier les exemples de ce genre. A de nombreuses reprises elle deprecie les talents du Vicomte pour mettre en valeur ses propres qualités exceptionnelles: "Enfin vous serez tranquille et surtout vous me rendrez justice. Ecoutez, et ne me confondez plus avec les autres femmes. J‘s-1:3». . .1 185 . . .Que vous etes heureux de m'avoir pour amie! Je suis pour vous une fee bienfaisants . . . En veri- te, si vous ne passez pas votre vie a me remercier, c'est que vous etes un ingrat." (p. 190). Toutefois ne nous laissons pas abuser par tant de suffisance. Sa fameuse lettre autobiographique par exemple, est, d'une part, une occasion pour elle de se convaincre elle-meme de sa perfection; d'autrs part, il n' y a pas de doute qu'elle cherche a eblouir Valmont. Rt 11 est frappant de constater que sa belle assurance est parvenue a eblouir en outre plusieurs generations de critiques qui ne mettent pas en doute la "supériorité" de la Marquise, sa lucidité, son brio, son satanisme et j'en passe. Nous passerons rapidement sur cet aspect de sa personnalité st tenterons ensuite d'analyser au contraire l'attitude de Madame de Merteuil envers Valmont dans ce qu'elle a d'ambigu; de ne pas nous laisser impressionner par sa forfanterie, pour nous ‘pencher sur ses reactions intimes, sur les motifs profonds de son attitude et nous verrons que c'est une tout autrs Merteuil qui apparait soudain, bien diffe- rents de la "Merteuil, chez qui tout ce qui est humain 9 est calcine" comme 1a voit Baudelaire. 9 cite dans l'edition Pleiade p. 719. 186 Dans les rapports qui unissent 1e Vicomte et la Marquise, celle—c1 joue 1e rele de mentor. Elle se flatte d'etre, elle, parvenue a annihiler toute trace de sentiment en elle, pour se poser en guide de son allie dont elle n'ignore pas qu'il connait une propension dangereuse pour le sentiment. 11 a beaucoup a lutter pour restsr fidele a leurs principes st elle entreprend de l'aider, de le mettre en garde en l'e- clairant sur le danger qu'il court, en un mot de le maintenir dans la ligne de conduite prevus, en le protegeant des effets pernicieux de la sensibilité. Des qu'elle apprend que Valmont a entrepris 1a conquete de la Présidente, elle désapprouve cs choix parce qu'elle pressent, dit-elle, que Madame de Tourvel ne sera pas femme a jouer 1e jeu de la seduction et que Valmont court un risque a entreprendre sa conquete. Chacune de ses lettres contient un avertissement, sous la forme de raillerie au debut, puis de rappels e l'ordrs de plus en plus précis. "Cette femme qui vous a rendu les illu- sions de la jeunesse, vous en rendra bientet aussi les ridicules prejugés . . . . Savez-vous que voile plus de quinze jours que cette ridicule aventure vous occupe" (p. 28). "Revenez, Vicomte, et ne sacrifiez pas votre reputation a un caprice pueril" (p. 267). Elle pretend empecher Valmont de se laisser séduire st corrompre par l'amour pourlequel de concert, ils affichsnt un tel 187 mépris: elle déploie toute son énergie pour éviter qu'il ne s'abaisse, ne se laisse entrainer par un sentimentalisme humiliant. Elle dit trembler pour lui; elle l'avertit de se mefier, elle 1e tourne en ridicule, fait appel a sa vanité ou essaie de trans- former son amour pour la Presidents en une simple aventure semblable e tant d'autres, e ravaler au rang d'un marche: "Aussitet que vous aurez eu votre belle Dévote, que vous pourrez m'en fournir une preuve, venez, et je suis e vous" (p. 45). En d'autres termes, hetez- vous de terminer cette conquete qui vous deshonore, et vous pourrez alors jouir a nouveau de mon estime. Elle le voit subir la tentation du sentiment st assists a sa lutts mais ses efforts s'averent inutiles et Valmont s'engage chaque jour davantage malgré leur accord, et malgré sa surveillance. Or, elle a choisi Valmont comme allie, st seul un Valmont invulnérable aux sentiments peut rem- plir ces fonctions; du moment ou il faiblit elle ne peut plus 1e considérer comme un egal, et leur entre- prise est en danger; elle lui reproche vivement sa transformation: "vous qui n'etes plus vous" (p. 29). Le fait qu'il trahisse sa confiance represents une deception tres profonde pour elle. Tout d'abord, parce qu'ells devrait reconnaitre qu'elle s'est trom- pee, qu'elle a mal place cette confiance qulelle prise 188 si haut; et aussi 1e terrible desabusement de cons- tater que celui qu'elle avait choisi parce que lui, a l'instar d'un Dieu dominait sa destinee, etait invulnérable aux faiblesses passionnelles, lui donc s'est prouve n'etre en rien different des autres mor- tels et est tombe amoureux d'une femme aussi "feminine" que Madame de Tourvel: "je suis tentée surtout de vous retirer ma confiance. Je ne m'accoutumerai jamais a dire mes secrets e l'amant de Madame de Tourvel" (p. 20). La Presidents, simple femme vertueuse a réussi, sans 1e vouloir aucunement, e faire descendre Valmont de leur piedestal glace pour le transformer en un homme sensible. "Deje vous voile timide et esclave . . . Vous voyez que je vous bats avec vos propres armes: mais je n'en prendrai pas d'orgueil; car c'est bien battre un homme a terre" (p. 28). Elle ne peut plus l'estimer, elle 1e voit dechu. La situation de Madame de Merteuil n'est pas sans presenter une certaine analogie avec celle de Phedre. Phedre aimait en Hippolyte un homme qu'elle croyait incapable de s'abaisser e un amour humain, elle aimait l'image d'un dieu et son desabusement est terrible 10 lorsqu'ells sait Hippolyte amoureux. La Merteuil éprouve 10 Hippolyte aime, et je n'en puis douter. Ce farouche ennemi qu'on ne pouvait domptsr, Qu'offensait le respect, qu'importunait la plainte, 189 une deception comparable; elle ressent une insults personnelle du fait que Valmont aime la Presidents, elle est profondément humiliée que celui qu'elle s'e- tait choisi pour allie s'abaisse a connaitre les liens de l'amour. Ces explications, si elles sont en partie valables, ne satisfont pas entierement 1e lecteur qui se contente de s'identifier a la Marquise et d'accepter , pour probants les prétextes qu'elle donne elle-meme de sa conduite. En effet, puisque Valmont est tellement diminue e ses yeux, pourquoi ne l'abandonne-t-elle pas 5 son sort, avec 1e mépris que justifierait sa supe- riorité envers celui qui a trahi leur cause ? Les motifs qui retiennent Madame de Merteuil aupres de Valmont, qui 1a poussent e lutter jusqu'au bout pour essayer de l'eloigner de la Presidents, sont complexes et varies. Il est evident qu'elle s'attarde aupres de lui non seulement pour essayer de 1e sauver du danger du sentiment, mais qu'elle est poussee par des motifs d'interet personnel. Sa premiere reaction a la lettre de Valmont lui annoncant son grand projet de séduire la Presidents est violente: elle l'accuse d'avoir 10 (suite) Ce tigrs, que jamais je n'abordai sans crainte, Soumis, apprivoise, reconnait son vainqueur: Aricie a trouve 1e chemin de son coeur. (vv. 1219-1224). 190 "perdu la tete" (p. 18); elle joue l'indignation et se pretend fidele a ses principes en avertissant Val- mont que Madame de Tourvel n'est pas a la hauteur de ses talents. Vous, avoir la Presidents de Tourvel! mais quel ridicule caprige! Je reconnais bien la votre mauvaise tete qui ne sait désirer que ce qu'elle croit ne pas pou— voir obtsnir. Qu'est—ce donc que cette femme? des traits reguliers si vous vou— lez, mais nulls expression; passable- ment faite, mais sans graces: toujours mi— se a faire rire! avec ses paquets de fichus sur la gorge, et son corps qui remonte au menton! Je vous le dis en amie, i1 ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-la, pour vous faire _erdre touts votre consi— deration. (p. 18 . Est-cs vraiment parce que Madame de Tourvel n'est pas digne de Valmont que la Marquise reagit si vivement? Il est clair qu'elle est vexee qu'il ne soit pas accouru prendre ses ordres concernant la seduction de Cecile. Mais, surtout, au lieu de considérer la conquete de la Presidents comme un chainon de plus a la liste des succes du Vicomte, elle 1a rabaisse, la ridiculise. Des cette premiere reaction 11 est manifeste qu'ells ne se conduit pas comme 1e ferait une libertine detaches, au récit des aventures de son complice. C'est en femme qu'elle reagit, et en femme jalouse qui malgré elle, trahit son depit de se voir preferer une autrs femme qu'elle appelle dedaigneusement uns "prude". En outre, a mesure que son mépris pour l'"amour" du Vicomte aug- ments, elle s'attarde aupres de lui d'une maniere suspects. 191 Chaque fois qu'elle réussit un exploit amoureux parti- culierement brillant, elle s'empresse d'en faire a Valmont une narration detaillee qui ne peut que piquer 1e désir du Vicomte. Son recit de la nuit qu'elle passe avec le Chevalier de Belleroche dans sa "petite maison" en est un bon exemple. Ses descriptions deno- tent une connaissance aigue de la sensualité masculine. Valmont lui répond d'ailleurs: "En lisant votre Lettre et le detail de votre charmante journee, j'ai ete tente Vingt fois de pretexter une affairs, de voler a vos pieds, et de vous y demander, en ma faveur, une infide- lite a votre Chevalier" (p. 57). De meme son récit de l'episode Prevan; 1a Marquise veut prouver sa superio- rite a Valmont, bien ser, mais elle cherche aussi e suscitsr sa jalousie, e eveiller dans son esprit l'idee qu'elle est insurpassable. Et l'enigme de sa personnalité s'eclaire si l'on se penche sur certaines de ses declarations faites au Vicomte et si on les lit en es souvenant que c'est une femme qui écrit e un homme qui aime une autrs femme: Adieu, comme autrs fois, dites—vous? Mais autrefois, cs me semble, vous faisiez un peu plus de cas ds moi; vous ne m'aviez pas destinee tout a fait aux troisiemes Roles (p. 508). En effet, cs n'est plus 1'adorable, 1a Celeste Madame de Tourvel, mais c'est une femme étonnante, une femme delicate et sensible, st cela, a l'exif' clusion de toutes les autres; une femme rare enfin, st telle qu'on n'en rencontrerait’pas une seconds (p. 522). 192 Mais ce que j'ai dit, ce que j'ai pensé, ce que je pense encore, c'est que vous n'en avez pas moins de l'amour pour votre Presi- dente; non pas, e la vérité, de l'amour bien pur ni bien tendre, mais de celui que vous pouvez avoir- de celui, par exemple, qui fait trouver a une femme les agrements ou les qualités qu'elle n'a pas; et qui 1a place dans une classe a part, et met toutes les autres en second ordre (p. 556). Bt c'est apres ces mille preuves de votre preference decides pour une autrs que vous me demandez tranquillement s'il y a encore quelque interet entre vous et moi? (p. 557). je n'ai pas oublie . . . que vous l'aviez trouvee un moment preferable e moi, et qu‘enfin,_vous m'aviez places au-dessous d'elle (p. 544). C'est bien clairement de la jalousie dont i1 s'agit ici, ou il n'en exista jamais. La Marquise exprime son depit d'etre devenus une femme "en second ordre" aux yeux du Vicomte. Il trouve le bonheur aupres d'une autrs, ce qui signifie manifestement que la Marquise n'est plus unique pour lui. Et,peu a psu, a mesure que l'intrigue progresse, que Valmont s'attache plus pro- fondement a la Presidents, Madame de Merteuil devine confusement que son aventure avec Valmont a été davan— tage pour elle qu'une passade. En 1e voyant s'atta- cher e une autrs femme, elle se rend compte de ce qu'aurait pu etre leur rencontre, s'ils avaient abandonné le jeu de la seduction. Elle preseentl'existence de ce monde qu'elle a voulu ignorer, lorsqu'elle découvre qu'il peut conduire e une félicité réelle. Elle est mise en presence de ce bonheur notamment par la lettre 195 on Valmont ne peut s'empecher d'admettrs 1e "charme inconnu" qu'il a ressenti aupres de Madame ds Tourvel. Le lecteur attentif peut d'ailleurs discer- ner des 1e debut du roman quelques indices du fait que la Marquise n'a pas réussi aussi parfaitement qu'elle le pretend a aneantir toute trace de sentiment en elle. Dans une de ses premieres lettres, elle parle de Belleroche: Ce pauvre Chevalier, comme il est tendre! comme il est fait pour l'amour! comme il sait sentir vivement! 1a tete m' en tourne. Sérieusement, 1e bonheur parfait qu' il trouve a etre aime de moi m 'attache veri- tablement a lui . . . Je retrouvai sur cette charmante figure, cette tristesse, a la fois rofonde et tendre, e laquelle vous-meme etes convenu qu 'il était si difficile de résister. La meme cause produisit 1e meme effet; je fus vaincus une seconds fois. (p. 29). Plus tard, elle entreprend la conquete de Danceny, pour essayer d'eveiller la jalousie de Valmont, bien sfir, mais aussi pour des motifs plus ambigus. Elle décrit ainsi ls jeune Chevalier : il n'a que les greces de la jeunesse, et non la frivolite (p. 272). j' aurais craint qu 'il ne 5 'apercfit de quelque chose entre Belleroche et moi, et je serais au deseSpoir qu' il eut la moindre ides de cs qui se passe. Je veux au moins m’offrir a son imagination, pure st sans tache; telle enfin qu 'il faudrait etre, pour etre vraiment digne de lui (p. 272). Danceny, uniquement occupé de moi, me sacrifiant, sans s'en faire un mérite, une premiere passion, avant meme qu'elle ait ete satisfaite, et m'aimant enfin comme on aime e son ege pourrait, malgré ses Vingt 194 ans, travailler plus efficacement que vous a mon bonheur et a mes plaisirs (p. 508). Le rapprochement de ces citations, perdues au milieu de discours rationnels et cyniques confirme cet aspect de la personnalité de la Marquise: bien qu'elle en ait, malgré 1e masque de froideur qu'elle affiche, elle cache une femme romanesque, qui reve de "greces de la jeunesse", de "pureté", de ce type de bonheur dont elle a tant proclamé le ridicule. Cette nostalgie de la pureté, ce désir confus d'un bonheur procure par un homme qui vous aime, indiquent nettement que sa personnalité n'est pas exclusivement cérébrale. Et a mesure que Valmont s'engage davantage aupres de la Présidente, elle réagit de plusen plus en femme nostalgique et malheureuse; elle prend cons- cience, rétrospectivement de la qualité des sentiments qui l'attachaient a Valmont, lorsqu'a plusieurs reprises elle fait allusion a son aventure passée avec le Vicomte: C'est 1e seul de mes gofits qui ait jamais pris un moment d'empire sur moi (p. 181). Dans le temps ofi nous nous aimions, car je crois que c'était de l'amour, j 'étais heu- reuse; et vous, Vicomte.... Mais pourquoi s' occuper encore d'un bonheur qui ne peut revenir? . . . Et puis, comment vous fixer? Oh! non, non, je ne veux pas seulement m'occuper de cette idée, et malgré le plai- sir que je trouve en ce moment a vous écrire, j'aime mieux vous quitter brusquement (p. 316). Ne dirait-on pas que jamais vous n'en avez rendu une autre femme heureuse, parfaitement heureuse? Ah: si vous en doutez, vous avez bien peu de mémoirel (p. 522). 195 Il est aisé de noter l'écart entre ces cris du coeur, ces exclamations Spontanées, et le personnage glacé que la Marquise pretend etre. "Ainsi l'attitude de la Marquise n'est pas moins ambigue et contradictoire que celle du Vicomte? 11 Get aSpect de sa personnalité va nous permettre d'expliquer son attitude lorsque Valmont trouve 1e bonheur aupres de Madame de Tourvel; la Marquise pique la vanité du Vicomte en prétendant le croire incapable de certains "sacrifices" qu'elle exigerait comme condition de la reprise de leur liai- son et elle lui dicte la lettre terrible qui tuera la Présidente. Les coups qu'elle porte contre Madame de Tourvel sont les coups d'une femme jalouse qui veut abattre sa rivale.l2 Elle sait que Valmont aurait pu etre heureux par l'amour, et elle détruit soiemment cette possibilité en tuant 1a Présidente qui illustrait les qualités de sentiment qui ont charme Valmont. Elle ne cherche pas tant la mort de la Présidente que la 11 Laufer, op.cit., p. 149 12 cf. Phedre: Il faut perdre Aricie. Il faut de mon épouX Contre un sang odieux réveiller 1e courroux. Qu'il ne se borne pas a des peines légeres: Le crime de la soeur passe celui des freres (vv. 1259—1263). 196 disparition pour Valmont d'une possibilité de bon— heur aupres d'une autre qu'elle: "quand une femme frappe dans le coeur d'une autre, elle manque rare— ment de trouver l'endroit sensible, et la blessure est incurable. Tandis que je frappais celle-oi, ou plutet que je dirigeais vos coups, je n'ai pas oublie que cette femme était ma rivale" (p. 544). Or, le danger que représentait Madame de Tourvel étant écarte, les rapports entre les deux héros se tendent a l'extreme. Nous avons vu qu'a ce moment-la Valmont cherche désespéremment a renouer sa liaison avec la Marquise qui refuse et le nargue. Comment expliquer son attitude, n'a—t-elle pas en effet admis qu'elle aimait Valmont, ou du moins que de tous ses amants passes c'est "le seul de (ses) gofits qui ait pris un moment d'empire sur" elle? Une premiere explication reside dans le fait que le Valmont amoureux de la Présidente, et désespéré de l'avoir perdue n'est plus le Valmont qu'elle avait connu et apprécié lors de leur liaison: Ne savez—vous donc plus etre le plus aimable?... Au vrai, vous accepter tel que vous vous montrez aujourd'hui, ce serait vous faire une infidélite réelle. Ce ne serait pas la renouer avec mon ancien Amant; ce serait en rendre un nouveau, et qui ne vaut pas l'autre a beaucoup pres. Je n'ai pas assez oublie le premier pour m'y tromper ainsi. Le Valmont que j'aimais était charmant. Je veuX bien convenir meme que je n'ai pas rencontre d'homme plus aimable. Ah! je vous en prie, Vicomte, Si vous le retrouvez, ...-...". r< ‘4!- a. 197 amenez-le moi; celui—la sera toujours bien recu (pp. 559.560). Pourquoi Valmont a-t-il perdu son attrait, pourquoi .est—il ainsi diminué aux yeux de la Marquise: elle sait que son aventure avec Madame de Tourvel s'est transformée en une découverte de l'amour et du bonheur. Elle n'ignore pas que Valmont regrette la Présidente et pressent que s'il cherche a renouer leur ancienne liaison, c'est parce qu'il se sent désemparé et mal— heureux et qu'il a peur de sa solitude morale. Une nouvelle aventure avec la Marquise contribuerait a effacer ses regrets, serait en quelque sorte une com- pensation. Or Madame de Merteuil n'est pas habituée a jouer les "troisiemes Reles", elle veut etre desirée pour elle-meme et refuse d'assumer les fonctions de con— solatrice. En outre Valmont est incapable de la trai- ter en femme, de l'aimer, elle, comme il a aime la Présidente. Il lui écrit: "j'ai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui m'amene naturellement a vos pieds" (p. 18); et plus loin : "puis—3e deviner les mille et mille ca- prices qui gouvernent la tete d'une femme, et par qui seuls vous tenez encore a votre sexe? (p. 155). 11 la connait trop bien; elle a perdu la possibilité d'exercer sur lui le genre de charme qu'a exercé Madame de Tourvel et elle le sait: "a vos yeux, je 198 ne vaux pas que vous vous donniez tant de peine. Vous désirez moins mes bontes que vous ne voulez abuser de votre empire" (p. 560). Elle prefere renoncer a Valmont plutet que d'accepter une liai— son dans ces conditions. Cette fidélité a l'image de celui qu'elle avait admire indique, elle aussi, que la Merteuil a cesse de jouer le jeu de la séduc- tion pour accepter inconsciemment l'existence d'autres valeurs. Elle est attachée au souvenir du Vicomte tel qu'elle avait pu l'apprécier, et refuse d'accep- ter sa transformation. Aussi son attitude envers le Vicomte marque- t—elle un changement de plus en plus sensible a mesure que le malentendu s'aggrave entre eux. Au debut de l'intrigue Madame de Merteuil confiait ses secrets a Valmont. Or voici maintenant qu'elle lui ment et lui cache son retour a Paris tandis qu'elle l'annonce a Danceny qu'elle ira rejoindre sans que le Vicomte le sache. Elle traite Valmont, non plus comme un allié mais comme n'importe quel autre homme qu'elle a l'ha- bitude de duper. Le fait que Valmont soit tombe amou— reux de la Présidente l'a abaissé a tel point aux yeux de la Marquise qu'elle en vient a le considérer comma indigne de sa confiance et elle le place sur le meme pied que ses dupes habituelles. Valmont 1e lui re- proche vivement: "Avez—vous entrepris de me traiter 199 comme un écolier" (p. 557). Par consequent leurs rapports sont fausses, leur ancienne alliance ne peut plus etre valable puisqu'elle le traite en inférieur. Valmont menace: "de ce jour meme, je serai votre Amant ou votre ennemi . . . vous devez sentir aussi que je ne puis vous laisser sortir de ce cercle étroit sans risquer d'etre joué; et vous avez dfi prévoir que je ne le souffrirais pas."(p. 561). 11 la met en demeure de renouer leur ancienne liaison selon la promesse qu'elle lui en avait faite. Mais il a le tort de lui rappeler "qu'une femme sensible et belle, qui n'existait que pour" lui (p. 558), est en train de mourir. La disparition de la Présidente n'a pas éteint l'amour du Vicomte et la jalousie de Madame de Merteuil pointe a nouveau. Se croyant invulnérable a ce genre d'émotion, elle ne se doute pas de ce qui se passe dans son coeur. Elle avertit Valmont: "Mais vous etes jaloux et la jalousie ne raisonne pas" (p. 559). Il est ironique que ce soit exactement ce qui lui arrive a elle. Pour une fois, elle va agir impulsivement et commet une erreur fatale en defiant le Vicomte sim- plement parce qu'elle se croit au-dessus de ce genre de faiblesse. Et lorsqu'elle appose les quelques mots "Eh! bien la guerre" au bas de la lettre du Vicomte, cela trahit d'une part la reaction d'une femme jalouse et blessée et d'autre part la griserie de sa propre force, 200 Elle croit ne plus pouvoir estimer Valmont, elle refuse de continuer a le considérer comme un inter- locuteur valable. Elle se sent d'autant supérieure que Valmont est abaissé et veut continuer a prouver qu'elle domine 1e sort. Mais cette fois-oi elle prend le risque de jouer le rele de démiurge sur Valmont lui—meme: elle le sousestime, n'analyse pas le danger qu'il peut représenter pour elle. Elle néglige ses menaces, persifle et veut prouver qu'elle est la plus forte. Elle refuse de se laisser placer devant un ultimatum et provoque la rupture. La déme- sure de l'évaluation de sa propre force l'aveugle; cette fascination par sa supériorité et sa prétendue invulnérabilité se prouve etre fatale puisqu'elle l'empeche d'apprécier a sa juste mesure la menace que représenterait un Valmont ennemi et humilié. La rupture étant consommée, Valmont pique sa vanité, l'humilie et se moque d'elle qui a été abandonnée par Danceny. La marquise réplique aussi- tet: "Quand j'ai a me plaindre de quelqu'un, je ne le persifle pas; je fais mieux: je me venge" (p. 571). Et, imprudemment, elle dévoile a Danceny la conduite de Valmont envers Cecile, tout en pouvant bien se dou- ter que celui-oi lui rendra la pareille. Cette der- niere action de la Marquise est une nouvelle trahison de cet ideal de froideur et de rationalisme qu'elle 201 s'était fixe pour objectif. Son désir de vengeance, au risque de se perdre elle-meme, est le fait d'une femme humiliée qui ne calcule plus ses moyens. Ces impulsions, son attitude inconséquente sont en con- tradiction avec le personnage qu'elle avait voulu devenir. Jusqu'a la fin elle refuse d'envisager la possibilité pour elle d'une faille, elle refuse S de s'admettre avec des sentiments "communs": amour, jalousie, vanité. Elle ne peut accepter la nécessité d'une situation humaine ambigue, la réalité dans ce qu'elle comporte de relatif et de complexe. La "trahison" de Valmont, la manifestation de ses pro- pres sentiments envers lui, prouvent l'échec de leur systeme mais elle ne veut pas prendre lucidement conscience du fait que le pouvoir de l'intellect est limité par l'existence du hasard, ou de mani- festations inattendues de l'affectivité. Le fait de connaitre ses limites, d'en tenir compte, serait une preuve de maturité. La Marquise nous apparait en effet comme incapable de s'adapter a une situation humaine donnée. Son besoin d'absolu, de continuer a croire en un systeme qu'elle a voulu, de refuser de constater les limites du pouvoir de la raison rendent son personnage vul— nerable. Son drame peut etre compare a celui de la 202 Présidente: ces deux etres ne sont pas en état de vivre en tenant compte de l'imperfection. L'orgueil de Madame de Tourvel est un orgueil angelique; sa vertu doit etre supérieure a celle des autres femmes. La Marquise présente au fond la meme deficience: elle est incapable de se voir autrement que sous la forme d'un démiurge. Elle est prisonniere de son propre systeme et n'est pas assez claivoyante pour le savoir et en sortir. CONCLUSION Le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil sont les produits d'une certaine aristocra- tie du dix—huitieme siecle issue d'une société trOp civilisée, qui a voulu renier toute valeur au senti- ment pour se creer un bonheur exclusivement intellec- tuel. Ils ont prétendu trouver leur félicité dans l'exercice du pouvoir de leur intelligence et par- venir a un ideal d'intellectualisme pur. Les liai- sons dangereuses illustre la tentative de deux etres humaine de faire de leur intelligence le guide uni— que de leur destin au detriment de toute qualité affective. Ils aspirent a un bonheur rationnel qui ressortirait uniquement au domaine de l'esprit. Or 1e rele qu'ils accordent a l'intelli- gence n'est pas la traditionnelle "faculté de con- naitre et de comprendre". Marat dit : qu'il ne s'agit ni de bon sens, ni d'esprit pratique, ni de facilité, ni, surtout, de sagesse: l'intellect, a son point de liberté et de puissance supreme est ce qu'il y a de plus éloigné de la sagesse: une maniere de monstre admirable, un pouvoir effrené, une force qui trouve soi—meme sa justification et sa fin. Une maladie en somme, si l'on veut, une malédiction... 'C'est un outra— geux glaive de l'esprit, a son possesseur 205 204 meme, un outil vagabond, errant et dangereux', avoue Montaigne; et que l'on pense a la 'netteté désespérée' d'un Valery, qui connaissait trOp bien ce que lui-meme appelait 'la tentation de l'esprit'. Ainsi donc, l'intellect est tout d'abord pouvoir, et pouvoir précis, enchainement prévu et néces- saire des causes. 1 C'est cette intelligence a laquelle il est accorde un pouvoir quaSi illimité qui devient l'instrument d'une veritable entreprise de déification. Grece a elle les héros prétendent dominer le destin et le sort, se poser en démiurges de leur destinée et de celle d'autrui. Nous avons analyse la ma1trise avec laquelle Valmont et Merteuil se jouent des autres, transforment les hommes en marionnettes ou en esclaves. Leurs prouesses sont accomplies avec la plus grande rigueur. Ils choisissent soigneusement leurs proies, utilisent leurs connaissances psychologiques et se soumettent la victime avec brio. Leur capacité d'agir sur autrui repose sur une connaissance sfire du coeur humain, de son inconsistance et de la vulnérabilité des sentiments. Ils n'ont aucune illusion sur la fermeté du caractere humain: l'homme est faible, sa force d'eme s'effondre devant la puissance des sentiments. La volonté de chaque homme, si forte soit-elle, cédera tet ou tard a l'élan de la passion, a la tentation de la sensualité, l op.cit., p. 158. 205 malgré sa vertu, malgré ses principes. Ni le Vicomte ni la Marquise ne doutent que Madame de Tourvel ne succombe: "aussi se donnera-t—elle comme les autres" (p. 28), affirme la Marquise. La Présidente est indiscutablement présentée comme une femme d'une vraie vertu; Les Liaisons dangereuses prouvent que la vertu pas plus que la religion ou des principes stricts ne sont inexpugnables. Le cas de Cecile et celui de Danceny en sont d'autres exemples. La pureté et l'innocence n'ont guere de force en elles—memes et ne résistent pas a la puissance des sens on a une dialectique habile. Valmont declare: "Voila bien les hommes: tous également scélérats dans leurs projets, ce qu'ils mettent de faiblesse dans l'exécution, ils l'appellent probité" (p. 157). C'est l'existence ou l'absence de la tentation qui determine le maintien de la vertu comme le démontrent les défaillances de Madame de Tourvel, de Cecile et de Danceny. Or Valmont et Merteuil qui se glorifient de leur connaissance du coeur humain, aidée de leur intelligence devenue pouvoir, n'en sont pas moins détruits, et leur échec prouve que leur ideal de vie fondé uniquement sur la raison s'est avéré négatif dans la conduite de leur prOpre existence; leur déification de la volonté incarne en effet un faux 206 ideal de bonheur. Ils ont prétendu se griser de la puissance de leur volonté en restant eux-memes désengagés sentimentalement. Le roman met en scene ces deux etres qui ont cru en le pouvoir absolu de l'intellect comme instrument de bonheur. Libres penseurs, ils ont méprisé l'affectivité car leur tentative de domination sur le sort depend d'une condition sine qua non: ne pas permettre au sentiment d'infirmer, par son apparition, la puissance de l'in— telligence; il faut donc annihiler toute trace d'émo- tion en soi—meme pour pouvoir diriger les autres a sa fantaisie. Le sentiment est humiliant, il est l'apanage des etres "inférieurs", il "abrutit" ceux qu'il domine, et en plus il incarne une menace dan- gereuse puisqu'il réduit l'autonomie de l'intelli- gence en lui enlevant la capacité de rester froidement objective. Les deux héros souhaitent que leur esprit soit tellement dominant qu'il puisse parfaitement maitriser leur corps et leur affectivité. Ces aris— tocrates intellectuels illustrent un certain ideal rationaliste par leur foi démesurée en la raison. Or Les Liaisons dangereuses nous prouve que cet ideal est inadéquat: il reside dans l'indépendance a l'égard du sentiment que les héros renient ou refusent et dans l'exercice de la puissance de leur volonté sur la part émotionnelle et instinctive de leur etre. Cette 207 aspiration a la suprématie de l'intelligence, qui leur fait rejeter toutes les qualités humaines d'émo- tion et de sensibilité, a été l'instrument de leur prOpre échec, comme le dénouement l'a montre. En outre, il manque a leur systeme une conscience clairvoyante de la puissance du sentiment. Valmont et Merteuil, qui connaissent si bien la nature humaine, ont négligé de mettre cette lecon a profit pour eux-memes. Ils ont voulu se concevoir différente du reste de l'humanité, non soumis au hasard, non susceptibles de passion qu'ils considerent comme une faiblesse. Ils n'ont pas su s'appliquer a eux—memes leur connaissance du coeur humain. Résumons brievement la nature de leurs entreprises respectives. Le Vicomte se veut 1e séduc- teur ideal, froid, insensible, le Don Juan glacé qui provoque l'amour de la femme, lui fait renoncer a ses principes et a son honneur, et contemple avec délecta- tion l'étendue de son pouvoir, a mesure que la femme renonce peu a peu a tous ses devoirs pour se consacrer a lui. Valmont projette de lui-meme l'image du Don Juan ideal en quelque sorte, celui pour qui la chair est pouvoir, mais qui garde 1a tete entierement froide. Or son entreprise se prouve vaine par suite de l'appa— rition en lui du sentiment qui ne s'est pas laissé écraser totalement. En effet la manifestation inattendue 208 du hasard, de la passion, l'empeche d'en reconnaitre les premieres manifestations en lui—meme, de voir le "danger" que représente pour lui l'apparition du sentiment, d'en analyser lucidement la nature des le debut, et par consequent d'etre pret a y faire face. Non, 11 en nie l'existence jusqu'a ce qu'il se trouve a tel point domine par elle qu'il est trop tard pour réagir efficacement. En outre meme lorsqu'il a admis la réalité du bonheur qu'il a ressenti aupres de Madame de Tourvel grece au sentiment, il est incapable d'accepter l'affectivité en tant que valeur positive. Les Liaisons dangereuses exprime clairement l'existence de la sensibilité en tant que force positive lors du bref mais heureux amour de Valmont et de la Présidente. Mais Valmont n'est pas pret a le reconnaitre et a l'as- sumer comme tel. Quant a la Marquise de Merteuil, le liberti- nage devient pour elle un moyen de prouver que sa condi- tion de femme ne la réduit pas forcément a un rele inférieur et passif. Elle rejette la condition tradi— tionnelle de la femme mais refuse de voir clairement et d'accepter la réalité de certaines conventions impo- sées par la société. Elle pretend triompher de la société et veut prouver qu'une simple "femme" est capable de renverser les reles traditionnels dans les rapports amoureux. C'est elle qui veut avoir le privilege 209 du choix et de la rupture. Elle pretend ne jamais se donner dans l'amour mais faire des hommes les "jouets" de ses "caprices". Elle est obligée de laisser croire a l'homme qu'il est le maitre, ainsi le veut la société, mais elle se grise de la conscience intime de sa supé— riorité. Elle est forcée de jouer le rele de "l'esclave" mais elle sait qu'en réalité c'est elle qui est le "maitre" et c'est dans la contemplation de sa maitrise que reside son bonheur. Duper ses partenaires, leur laisser l'illusion qu'elle leur est soumise; mais, tout en jouant le rele, savoir qu'elle est, elle seule, l'instigatrice et la maitresse de son destin. Or l'idee qu'elle se fait de la femme, l'ideal qu'elle poursuit est a l'origine de son échec puisque ses rapports avec le Vicomte prouvent qu'elle n'est pas invulnérable. Elle refuse le rele de femme, mais c'est en femme qu'elle réagit par sa jalousie et elle détruit elle-meme par ses reactions impulsives le succes de son entreprise. Les deux héros échouent pour avoir négligé de constater que l'etre humain est complexe. Valmont et Merteuil ont voulu que leur destin soit gouverné par leur intelligence seule. Ils n'ont pas su envisager la possibilité pour eux-memes d'une faille, ni accepter l'ambiguité de la nature humaine et en tenir compte dans la conduite de leur vie. 210 Laclos a voulu démontrer que ces deux etres ont adopté un ideal de vie sans comprendre la portée de leurs principes. La signification de l'expérience qu'ils ont entreprise leur échappe. Laclos lui, s'il est séduit par le pouvoir de l'in— tellect, en a compris aussi les limites et a exprime l'impossibilité d'une telle experience par la des— truction de ses deux héros. Or, plusieurs critiques ont été éblouis par la lucidité du Vicomte et de la Marquise.2 Certainement ils 1e sont, et a un degré remarquable, dans leurs rapports avec les autres. Mais il s'agit d'une lucidité limitée puisqu'ils sont incapables d'analyser leur propre systeme de vie, ils le suivent aveuglément sans en voir les déficiences. Leur défaite symbolise l'impossibilite pour des etres humains de vouloir se concevoir exclusivement en tant qu'intelligence et prouve l'inefficacité du systeme de vie concu par la philOSOphie des lumieres et son immense foi en la Raison, Il est vain de vouloir déifier une seule faculté au detriment des autres. L'aristocrate 2 "Le cynisme de Madame de Merteuil et de Valmont est rendu plus terrible par leur lucidité aigue". Le Hir, op.cit., p. XII. "Une vertu stricte, un rigoureux entrainement, l'exigence de prouesses toujours renouvelées, tout'cela fait du libertin un etre d'une extreme lucidité". Vailland, op.cit., p. 80. 211 intellectuel de la fin du dix—huitieme siecle, incar- nant cet ideal d'intellectualisme pur est détruit; l'échec de Valmont et de Merteuil, leur mort, physique, ou sociale pour la Marquise, signifie l'impossibilité de prétendre dominer 1e destin. Leur besoin d'absolu, de transcendance est annihilé par la vie et le héros découvre a ses dépens que la nature humaine ne peut pas se régler comme une machine. Malheur a qui eSpere insérer parmi ces rouages un destin exceptionnel. On meurt dans Les Liaisons dangereuses de se croire une "inimitable saveur". La Présidente se condamne le jour ou elle écarte les conseils banals de Madame de Volanges et se juge ca- pable, elle, de convertir Valmont . . . Valmont ne veut pas reconnaitre en lui-meme les symptemes d'un amour souvent diagnos- tiqué chez les autres et propre a le discre- diter aux yeux de la Marquise. Nous assis- tons a une lutte désespérée de quelques in— dividus avides d'échapper aux condamnations universelles. Mais l'auteur sait d'avance - ou plutet les moralistes qui guident sa main savent pour lui - qu'il n ' y a pas de héros. Aucune vertu n'est inexpugnable et l'on ne peut pas meme s'élever au-dessus de ses sem- blables par le vice.5 Les aristocrates libertins ont été influences par le rationalisme de l'ege des lumieres. Ils cherchent maintenant a se distinguer des autres principalement en affirmant leur liberté de pensée et en prouvant que leur esprit n'est asservi en rien; les libres pen~ seurs que sont Valmont et Merteuil avaient revé de se 3 Charpentrat, op.cit., p. IX. 212 différencier de leurs semblables grace a leur intel- ligence et Laclos démontre la vanité d'un tel reve. La Présidente, elle aussi, se croit invulné- rable et 11 est possible d'établir un certain parallele entre elle et les deux héros malgré la disparite de leurs destins. Imbue de principes austeres, elle est profondément attachée a un mode de vie réglée et en accord avec la loi morale. Son orgueil a elle est de se croire au-dessus de la tentation, a l'écart de l'humanité banale, différente des "autres femmes" qui se laissent séduire par la passion. Elle a une foi totale en sa vertu et sa sagesse, elle refuse d'envisager pour elle—meme la possibilité d'une fai- blesse et c'est cet orgueil, que nous avons appelé un orgueil angélique, qui la perd. Elle symbolise la bourgeoisie montante du dix-huitieme siecle qui est profondément fiere de son nouveau systeme de valeurs; elle lui accorde une confiance illimitée fondée sur la conviction de son infaillibilité, ce qui l'empeche de s'appliquer a comprendre d'autres valeurs et d'en tenir compte. Les personnages des Liaisons dangereuses symbolisent deux aspects de la philosophie des lumieres; d'une part l'aristocrate libertin qui croit en la supé- riorité de la raison et rejette 1e sentiment, d'autre part une partie de l'aristocratie qui a assimilé les 215 valeurs bourgeoises de vertu et de sentiment. La faiblesse des héros de Laclos reside dans leur désir d'etre supérieur, chacun a sa maniere, et d'etre incapable d'accepter un autre systeme de valeurs que le sien. Leur échec a tous trois prouve qu'aucune de ces valeurs n'est efficace en elle-meme parce que trop limitée. Il prouve aussi le desordre qui s'est fait jour dans les rangs de l'aristocratie a cause des différentes valeurs qu'elle représente intellectuelle— ment et socialement. Madame de Tourvel is destroyed because her means of understanding life are inadequate, and ultimately the same is true of Madame de Merteuil. The disturbing parallel between the fate of the "wicked" Marquise and the "good" Présidente, makes us at last aware of what Laclos the moralist, in addition to Laclos the moralizer, is saying. If it is true that excessive rationalism is evilw because its logical consequences are an oversimplification of life and a loss of all values which are not strictly pragmatic . . .; if it is true that sensibility as a system provides a most ineffectual solution to the problems of living, then it is apparent that Laclos is an advocate of neither and that he is seeking to make clear to his readers the dangers, not merely of liaisons, but of liaisons - which is to say existence - for and with those who are in either way imba— lanced in personality, imperfect, incomplete. In an age when rationalism of all kinds was surrendering to feeling and offered a change from thought, Laclos attempts to show how easily this can happen, and how inevitably one becomes the victim of whatever one knows nothing about.4 4 Mead, op.cit., p. 570. 214 Laclos illustre le conflit entre le rationalisme et le sentiment par le truchement de ses personnages qui incarnent ces deux possibilites de la philoSOphie des lumieres a l'intérieur meme de l’aristocratie. Les héros se sont crée un ideal en fonction de leur fa— culté dominante et lorsque leur systeme se prouve défectueux, ils sont incapables de reconnaitre leur erreur, d'accepter l'échec de leur systeme pour assu- mer une autre forme de bonheur. Ils restent les escla- ves de leurs principes inadéquats, dependants des con— tingences du monde. En conclusion, l'echec des héros de Laclos, jeunes, beaux, intelligents, découle de leur besoin d'absolu et de transcendance, de leur incapacité d'accepter la condition humaine avec ce qu'elle com- porte d'imperfection, d'inconnu et d'ambiguité. Leur foi démesurée en eux-memes, en l'infaillibilité de leur systeme, en leur capacité d'abolir 1e hasard, fait échouer leur séduisante tentative d'etre soit dieu, soit ange. BIBLIOGRAPHIE Abensour, Leon. La femme et 1e féminisme avant la Revolution. Paris, 1925. Aury, Dominique. "La Révolte de Madame de Merteuil," Les Cahiers de la Pléiade, XII (1951), 89-101. Barber, Elinor. Bourgeoisie in 18th century France. Princeton, 1955. Bénichou, Paul. Morales du Grand Siecle. Paris, 1948. Crébillon, Claude. Les égarements du coeur et de l'esprit. ed. Btiemble, Paris, 1961. Delmas, A. et Y. A la recherche des Liaisons dangereuses. Paris, 1964. Elsen, Claude. Homo eroticus, esquisse d'une_psychologie. de l‘érotisme. Paris, 1955. . Faurie, Jacques. Essai sur la seduction. Paris, 1948. Friedrich, Hugo. "Immoralismus und Tugendideal in den Liaisons dangereuses," Romanische, Forschungen, XLIX (1955), $17-$42. Gide, Andre. lncidences. Paris, 1924. Girard, Rene. Mensonge romantique et vérité romanesque. Paris, 1961. Giraudoux, Jean. "Choderlos de Laclos," dans Littérature. Paris, 1941. Goncourt, Edmond et Jules de. La femme au dix-huitieme siecle. Paris, 1882. Greshoff, C.J. "The moral Structure et Les Liaisons dangereuses," French Review, xxxvii (1964), 585-599. Guyon, Bernard. "La chute d'une honnete femme," L'Anneau d'or, numéro special, "De l'enfance au mariage," 167-172. 215 216 Hazard, Paul. La crise de la conscience europeenne. Paris, 1961. Laclos, Pierre-Ambroise Choderlos de. Oeuvres completes, ed. Maurice Allem, Paris, 1951. . Les Liaisons dange- reuses, ed.5Dominique Aury, Lausanne, 1950. . Les Liaisons dange- reuses, ed. PierreCharpentrat, Paris, 1950. . Les Liaisons dange- reuses, ed. Yves Le Hir, Paris, s.d. La Fayette, Madame de. La Princesse de Cleves. Paris, 1958. Laufer, Roger. Style rococo, Style des "lumieres". Paris, 1965. Lettres portugaises. Lausanne: Guilde du livre, 1960. Loy, J. Roy. "Love/Vengeance in the late Eighteenth- Century French Novel," L'Esprit Créateur, III (1965). 157-166. Malraux, Andre. "Laclos," dans Tableau de la Littérature franqgise, II. Paris, 1959, pp. 577-589. Marat, Janine. "Les Liaisons dangereuses, roman de l'inteIligence pure," Revue de Suisse (novembre 1951), 158-141. Maurois, Andre. Les sept visages de l'amour. Paris, 1946. Mauzi, Robert. L'idée du bonheur auXVIIIe siecle. Paris, 1965. May, Georges. "The Witticisms of Monsieur de Valmont," L'Esprit Créateur, III (1965), 181-187. Mead, William. "Les Liaisons dangereuses and Moral 'Usefulness'," PMLA, LXXV (1960), 565-570. Moreau, Pierre. "Les stendhaliens avant Stendhal," Revue des Cours et Conférences,I (1926-19275, 7%“?460 Poulet, Georges. La distance intérieure. Paris, 1952. 217 Prévost, Abbe. Histoire du Chevalier Desgrieux et de Manon Lescaut. Paris, 1965. Rougemont, Denis de. L'amour et 1'Occident. Paris, 1959. . Comme toi—meme. Paris, 1961. Rousseau, Jean—Jacques. Julie ou la Nouvelle Heloise. Paris, 1960. Rousset, Jean. Forme et signification. Paris, 1962. Ruff, Marcel. L'esprit du mal et l'esthétique baudelai- rienne. Paris, 1955. Salomon, Jean-Jacques. "Liberté et libertinage," Les Temps modernes (juillet 1949), 55’700 Seylaz, Jean-Luc. Les Liaisons dangereuses et la creation romanesque chez Laclos. "Geneve, 1958. Vailland, Roger. Laclos_par lui-meme. Paris, 1955. Van Tieghem, Philippe. "La sensibilité et la passion dans 1e roman européen au dix-huitieme siecle," Revue de litterature com- parée (1926), 424—426. Vartanian, Aram. "The Marquise de Merteuil, a Case of Mistaken Identity," L'Esprit Créateur, III (1965), l72—180. Weinstein, Leo. The Metamorphoses of Don Juan. Stanford, 1959.