BE EA SERSEBMY‘E 33$ 033L666 msmmms FEEEEEVE‘LNS BE WHERE “We“: foe {he Doqvce 6% pin. D. MCMGAN ST ATE UNWERSWY leami’imte F'oawie 297‘ LIBRARY Michigan State University This is to certify that the thesis entitled DE LA SENSIBILITE DE QUELQUES PERSONNAGES FEMININS DE MOLIERE presented by Jean-Pierre Ponchie has been accepted towards fulfillment of the requirements for Doctoral degreein French (“Wye A Date November 22, 1971 0-7639 ABSTRACT THE SENSIBILITY OF CERTAIN FEIMLE CHARACTERS OF MOLIM" 1:; By Jean-Pierre Ponchie Moliere's female characters have at times been subjected to severe judgments. Certain fine critics have presented them as pale silhouettes, indeed charming, but most frequently banal and conventional. Notwithstanding the respect due to such authorities, the affirmations of some and the detach- ment of others leave us with inaccurate, or, to say the least, not very nuanced impressions. It would seem rather surprising that a writer considered as "sensitive" by several authors, among whom Maurice Donnay, Jacques Scnerer, Antoine Adam, etc., has not introduced a little of himself into his characters and that he has offered us a collection of insensitive women. Could we not suggest that Moliére's heroines may have suffered by comparison with those of Marivaux? In the first chapter, we have interpreted the term "comedy" as light entertainment, a mixture of fantasy, of allusions to actuality, of unfore- seen rebounds, of incongruity, of droll situations, of wit, of verve, of true—to-life characters; the whole offering assured gaiety, from which all excessive sentimentality is banned. In the light of this interpretation, we have sought to discover to what extent the comic works anterior to and contemporary with Moliére's could be compared to the latter. After having examined a few typical comedies of Pierre Corneille, Scarron, Thomas Corneille, Philippe Quinault, Jean Racine and Montfleury, we have reached the following conclusion: either the female characters are not really sensitive, or if they are so, the works in which they appear fall into a comic framework outside that which we have defined. Jean-Pierre Ponchie In the second chapter, we have considered sensitivity as a quality composed of freshness, discretion, tenderness and compassionate love, and of ease in feeling emotion for others. It is according to these criteria that we have measured the sensitivity of the heroines of some of Moliere's great comedies: LfEcolg’des Femmes, Dom Juan, £2,Misanthr0pe, Les Femmes savantes, £g_Malade imaginaire. We believe we are correct in affirming that they are sensitive; that these female characters are capable of love, suffering and experiencing a wide gamut of emotions both rich and subtle; that they stand in contrast to traditional comic heroines, most of whom were unable to individualize themselves, to be really alive, to free themselves from the conventional type. In the third chapter, we have attempted to measure the consequences of the introduction of sensitive heroines into the comic atmosphere of the Moliére play. It has seemed, on the one hand, that their richness of character brought a human resonance to their relationships with men, and that comedy thereby gains its lettres gg_noblesse; on the other hand, that laughter itself becomes more delicate, refined, more profound, sometimes tinged with a certain bitterness, but that through a wise blending of sensitivity and laughter, Moliére has reached the summit of his art. DE LA SENSIBILITE DE QUELQUES PERSONNAGES FEMININS DE MOLIERE By Jean-Pierre Ponchie A THESIS Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY Department of Romance Languages 1971 m, ,. c I TABLE DES MATIERES . ...\ . Introduction 111 a v1 - Chapitre I Originalité de Moliere T u ’ . . a) Les dér01nes des comedies de Corneille "£2 19.222" p. 2 La Place Royale p. 6 L'Illusion Comigue p. 11 b) Une heroine de Scarron (Léonore de p. 16 Dom Japhet d'Arménie) c) Une heroine de Thomas Corneille p. 21 (Isabelle de 22m Bertrand dg|Cigarral) d) Une heroine de Philippe Quinault p. 26 (Isabelle de La Mere Coguette) e) Une heroine de Jean Racine p. 30 (Isabelle des Plaideurs) f) Une heroine de Montfleury (Julie de p. 33 La 16229. 1%: 21°. Lafiie) Chapitre II Les Heroines sensibles de Moliére a) De la sensibilité p. 41 b) De la sensibilité des heroines de Moliere p. 49 c) Quelques heroines de piéces secondaires p. 50 Isidore (Lg_Sicilien) p. 52 Alcméne (Amphitryon) p. 53 Princesse d‘Elide (£2 Princesse d'Elide) p. 55 d) Les heroines sensibles de Moliere p. 58 Agnes (L'Ecole des Femmcs) p. 58 Done Elvire (QEEHQEEB) p. 65 Eliante (Lg Misanthrope) p. 76 Henriette (Les Femmes Savantes) p. 82 Angelique (Lg Malade Imaginaire) p. 89 Chapitre III Conclusion ii Conséquences de l'introduction de personnages sensibles feminine dans la conduite dramatique et le comique moliéresques a) Dans quelques piéces secondaires b) Dans les grandee pieces de Moliere Avec Done Elvire (222.£222) Avec Elmire et Mariane (Lg Tartuffe) Avec Eliante (1.3 Misanthrole) Avec Elise (L'Avare) Avec Henriette (Les Femmes savantes) Avec Angelique (L3 Malade imaginaire) pp. 130 a P. P. P. p. P. P. P. 108 112 115 117 119 121 125 137 INTRODUCTION Les personnages féminins de Moliére ont été parfois l'objet de jugs- ments sévéres. Certains critiques les présentent comme des silhouettes en demi-teinte, charmantes certes, mais 1e plus souvent banales et conventionnelles. "Les caractéres féminins de Moliére sont généraux. Chacun peut les comprendre et les suivre sans effort. Les heroines de Moliere ne se composent pas lentement, successivement. Elles sont d'abord ce qu'elles sont: ingénues, coquettes, précieuses, prudes, mondaines."1 Jules Bertaut leur dénie méme 1'éxistence, encore moins la sensibilité: "Au XVIIéme siécle, la jeune fille de Moliére est inexistante, et i1 faut vraiment avoir une bonne volonté aveuglée par 1e préjugé pour voir dans Agnes une autre image que celle, banale, d'une ingénue de theatre ne comportant ni expression d'ensemble ni souci des details véridiques."2 3 4 Pierre Brisson, Ramon Fernandez ne sont guére attendris non plus par les heroines. Antoine Adam5 qui, il est vrai, s'attache davantage a la genESe de 1'oeuvre qu'a l'analyse psychologique des personnages, n'a, par exemple, que deux lignes de commentaires sur Elvire, femme combien haute en couleur. Quelque respect qu'on doive a de telles autorités, les affirmations des uns et un certain détachement des autres nous laissent sur des impres- sions injustes on, pour le moins, sans nuances. Il paraitrait pour le moins surprenant qu'un écrivain considéré comme "sensible" par de nombreux critiques,6 n'ait pas insufflé un peu de lui-méme dans ses personnages et qu'il nous ait livré un lot de femmes insensibles. Ne pourrait-on pas suggérer que les heroines de Moliere ont souffert de leur comparaison a celles de Marivaux? Nous allons donc nous efforcer de les étudier en elles-mémes et pour elles-mémes dans ce qu'elles ont justement de sensible. iii ox iv Et les hommes alors? N'ont-ils pas le droit au meme traitement, et la sensibilité de certains d'entre eux ne peut-elle pas étre mise en évidence? Leur influence, en tant que sujets sensibles, sur la marche dramatique des comédies n'est-elle pas a considérer? Certes l'objection est de rigueur, mais nous avons délibérément limité notre sujet aux seuls personnages féminins des grandes pieces de Moliére pour plusieurs raisons. La premiere est que la distinction que nous établis— sons ici est le reflet d'une coupure inscrite dans la réalité sociologique: au dix—septieme siecle, l'homme et la femme constituent deux mondes bien plus différenciés qu'a notre époque. Ensuite, notre choix se porte sur la femme car dans la critique sur Moliere, il régne une disproportion manifeste entre l'importance des commentaires consacrés a la femme et le rble que celle-ci a joue dans le theatre de Moliére: commentaires courts on baclés, rSles importants sous estimés etc. Une telle disprOportion ne se retrouve pas pour les personnages masculins qui ont fait l'objet d‘une étude abondante au cours des siécles. En dernier lieu et toujours en guise de justification qu'on nous permette d'invoquer le rble arbitraire que la femme joue dans l'histoire de la littérature occidentale depuis l'époque courtoise, époque depuis laquelle date, d'aprés Lanson, le régne des femmes. Dans un premier chapitre nous évoquerons quelques figures de femmes empruntées dans les pieces des auteurs comiques antérieurs et contemporains pour pouvoir mesurer ensuite l'originalité de Moliére dans ledomaine de la sensibilité. Nous passerons alors a une analyse de la sensibilité des personnages féminins dans le theatre de Moliére; la description succincte de ses différentes formes et l'étude détaillée de quelques visages de femmes particuliErement sensibles, le tout ayant pour but de montrer que Moliére. v avait du caractére féminin une conception d'une justesse et d'une profondeur souvent égales 3 cells de Marivaux. Nous verrons qu'en face d'intrigantes cyniques, de coquettes émancipées, de froides précieuses ou d'ingénues factices (personnages que nous nous bornerons simplement a mentionner) Moliere a su créer des heroines cu s'expriment en traits accomplis ce qu'il y a de plus frais, de plus tendre, et disons-le de plus sensible, dans la nature feminine. Nous pourrons enfin dégager les consequences de cette introduction de la sensibilité dans deux domaines inséparables - celui de la comédie et celui du rire. Dans le premier nous observerons que la sensibilité confére aux personnages temperance et densité et qu‘ils acquierent une resonance humaine qui se refuse dorénavant a l'artificialité des conven- tions theatrales. La comédie gagne alors ses lettres de noblesse. Dans le domaine du rire, les bouffonneries d'un Moron (Princesse d'Elide) et les roubleries endiablées d'un Scapin -— qui donnaient a loliére mille occasions d'exprimer son talent d'acteur comique et d'utiliser ses plaisantes postures, ses roulements d'yeux et ses mines grotesques qui avaient pour effet de déclencher l'hilarité - font place, grace a la sensibilité, a un rire plus délicat, plus profond parfois empreint d'une certains apreté. Nous atteignons alors au "rire dans l'ame" qui a consacré Moliere comme auteur comique classique. Footnotes 1Kathy Lfithi, Les femmes dans 1'oeuvre 23 Narivaux (Bienne: Edition du Chandelier, 1943), p. 53. 2Jules Bertaut ‘La jeune fille dans la littérature fransaise (Paris: Michaud, n.d. , p. 307. 3 Pierre Brisson, Moliére, sa vie dans ses oeuvres (Paris: Gallimard, 1943). "' "" '— 4 Ramon Fernandez, La vieIgg Moliére (Paris: Gallimard, 1929). 5Antoine Adam, Histoire de la littérature frangaise‘ag XVIIéme siécle (Paris: Del Duca, 19347,- III. 6Eugene DesPois at Paul Mesnard, Oeuvre‘dg Moliére (Paris: Hachette, 1889), Vol. 10, p. 350. "II serait peut-étre presque aussi juste de dire le tendre Moliere que le tendre Racine." Maurice Donnay, Moliere (Paris: Fayard, 1911), p. 41. "Il est trés intelligent et trés sensible." Pamphlet anonyme, Francfort, 1688, La Fameuse Comédienne cité par Georges Montgrédien dans pg yi_e privée d_e Moli‘e_re (Paris: Hachette, 1950), p. 130. "Je suis né avec les dernieres diSpositions a la tendresse, et comme tous mes efforts n'ont pu vaincre 1e penchant que j'avais a l'amour, j'ai cherché a me rendre heureux, c'est-a-dire autant qu'on peut l'étre avec un coeur sensible. . ." Ibid., p. 154. "En dépit de son caractére hypersensible et emporté, Moliere, fort honnéte homme, était d'une grands bonté." Jacques Scherer, "Le Theatre du 17eme siecle" Histoire g3; Littératures (Paris: Gallimard, 1958), Vol. 3, p. 316. "Ainsi s'expliquerait qu'il ait souffert d‘un 'hoquet'. . . et peut-étre qu'il ait été si nerveux et 81 sensible. Il s'est intéressé avec passion au monde extérieur, il a aimé la vie, 1e naturel et le travail." Antoine Adam, Histoire 22 l littérature frangaise 23 1 eme siécle Paris: Del Duca, 1964), Vol. 3? p. 225. "ll avait une sensibilite tres vive et prompts a s'irriter." vi ,1 ,1 Chapitre I ORIGINALITE DE MOLIERE Avant d'exposer 1e chemin parcouru par Moliére dans le domaine de la sensibilite feminine, nous allons tenter de montrer combien les Agnes et les Elvire demeurent rares et presque isolées dans notre comédie du XVIIeme siecle, antérieure ou meme contemporains. Dans ce but, nous avons choisi, chez les principaux auteurs comiques, quelques visages féminins caractéristiques. Leg héroInes 22 comedies d3 Corneille Avant Moliere, Corneille est un des rares auteurs comiques qui aient esquissé, dans ses pieces, une veritable peinture de caractéres, une étude psychologique fine et nuancée. Aussi rencontrons-nous dans ces comédies des figures féminines vivantes et originales. Comme 1e remarque Louis Rivaille, les personnages féminins de Corneille "se rangent nettement en deux groupes, celles qui font profession d'etre indifférentes a l'amour, de laisser a leurs parents le soin de leur trouver un parti, et qui sont gaies, et d'autre part, celles qui sont dominées par l'amour et se révélent sentimentales et élégiaques."1 Au premier groupe des jeunes filles insouciantes, a l'intelligence brillante, a l'esprit malicieux et moqueur appartiennent Cloris (Mélite), Doris (£2.222X2): Hippolyte (La Galerie g3 Palais), Philis (LELElEEE Royale). La vie leur apparait comme un spectacle amusant dont elles raillent avec verve les personnages cocasses. Une fois pour toutes elles ont refuse de souffrir et d'étre dupes. Elles se défendent d'aucune preference, accueillent tous leurs prétendants avec la mEme indifference souriante et gardent leur coeur. L'amour ne se présente pas a elles comme la grande aventure dont peut dépendre tout le bonheur ou 2 tout le malheur de leur vie, mais comme une distraction mondaine, un jeu léger dont elles connaissent les subtilités les plus raffinées. Philis s'amuse du nombre d'adorateurs que lui ont attiré son esprit, sa jaillissante gaieté. Avec une brillante désinvolture, elle vante les délices du "change" et de la coquetterie la plus délibérée: Pour moi, j'aime un chacun, et sans rien négliger, Le premier qui m'en conte a de quoi m'engager: Ainsi tout contribue a ma bonne fortune; Tout le monde me plait, et rien ne m'importune. De mille que je rends l‘un de l'autre jaloux, Mon coeur n'est pas a un, et se promet a tous; Ainsi tous a l'envi s'efforcent a me plaire; Tous vivent d'espérance, et briguent leur salaire; L'éloignement d'aucun ne saurait m'affliger, Mille encore presents m'empéchent d'y songer. Je n'en crains point la mort, je n'en crains point le change; Un monde m'en console aussitat ou m'en venge (I.i).2 Mais, a cbté de ces jeunes filles insensibles et toujours rieuses, par légéreté fonciére ou a la suite de quelque deception d'amour, les comedies de Corneille nous offrent déja des heroines tendres et meme passionnées. L'une des plus Charmantes et Clarice, l'héroIne de La Veuve. Aimée simultanément par Philiste et par Alcidon, elle a choisi Philiste. Mais les deux amants semblent a jamais séparés l'un de l'autre par la difference de leurs conditions: Clarice a un nom, un rang, une fortune, une situation mondaine dont un mariage avec Philiste peut la faire déchoir. Toutefois, 1a jeune femme est veuve et libre. Elle ne dépend de personne et elle aime assez Philiste pour lui sacrifier les préjugés de sa caste, pour se'réjouir meme de pouvoir réparer les torts de la fortune envers ce "cavalier parfait." Philiste ne s'est pas déclaré, par crainte et par orgueil. Dans une scene exquise, toute en délicates nuances, Clarice qui souffre de cette retenue essaie de lui arracher un aveu. Elle s'abandonne a un mouvement de jalousie vrai ou concerté et, dés lors, elle tutoie Philiste: Philiste. Clarice. Philiste. Clarice. Philiste. Clarice. Philiste. Clarice. Philiste. Clarice. Philiste. Clarice et Philiste s'aiment et le savent. 3 Le bonheur aujourd'hui conduisait vos visites, Et semblait rendre hommage a vos rare mérites: Vous avez rencontré tout ce que vous cherchiez. Oui; mais n'estimez pas qu'ainsi vous m'empechiez De vous dire a présent que nous faisons retraite, Combien de chez Daphnis je sors mal satisfaite. Madame, toutefois elle a fait son pouvoir, Du moins en apparence-a vous bien recevoir. Ne pensez pas aussi que je me plaigne d'elle. Sa compagnie était, ce me semble, assez belle. Que trop belle 5 mon gofit, et, que je pense au tien: Deux filles possédaient seules ton entretien; Et leur orgueil, enflé par cette préférence, De ce qu'elles valaient tirait pleine assurance. Ce reproche obligeant me laisse tout surpris: Avec tant de beautés, et tant de bons esprits, Je ne value jamais qu'on me trouvat a dire. Avec ces bons esprits, je n'étais qu'en martyre: Leur discours m'assassine et n'a qu'un certain jeu ' Qui m'étourdit beaucoup et que me plait fort peu. Celui que nous tenions me plaisait a merveilles. Tes yeux s'y plaisaient bien autant que tes oreilles. Je ne 1e puis nier, puisqu'en parlant de vous, Sur les v8tres mes yeux se portaient a tous coups (I.v). Le seul obstacle a leur entente definitive, scrupules de l'un, réserve de l'autre, n'existe qu'en eux-memes et ne peut Etre détruit que par euxmemes. Avec beaucoup de pudeur et de délicatesse, mais aussi d'expérience et de determination, la jeune femme essaie de le détruire. Elle sait que Philiste peut lui apporter le bonheur et elle ne veut pas laisser échapper cette chance d'étre heureuse. Tendrement provocante, elle presse son amant trOp timide avec une vive passion pleine d'impatience: "Enfin que veuxrtu dire" (I.v)? Devant son demi-échec, elle se plaint en des vers touchants par leur simplicité et leur poésie: 4 Lasl i1 m'en dit assez, si je l'osais entendre, Et ses désirs aux miens se font assez comprendre; Mais pour nous déclarer une si belle ardeur L'un est muet de crainte, et l'autre de pudeur, Que mon rang me déplait! que mon trop de fortune, Au lieu de m'obliger, me choque et m'importune! Egale 5 mon Philiste, il m'offrirait ses voeux (I.vi). Se marier a philiste est devenu 1e but de toute sa vie. Il faut voir avec quelle chaleureuse indignation elle se révolte contre les insinuations perfides de sa nourrice: Ngnnzige. Ce cajoleur rusé, qui toujours vous assiege, A tant fait qu'a la fin vous tombez dans son piEge. Qlazige. Ce cavalier parfait, de qui je tiens le coeur, A tant fait que du mien il s'est rendu vainqueur. Ngnxrigg. Il aime votre bien, et non votre personne. Clarice. Son vertueux amour l'un et l'autre lui donne; Ce m'est trOp d'heur encor, dans le peu que je vaux, Qu'un peu de bien que j'ai supplée a mes défauts (II.ii). Rien ne trouble sa rayonnante confiance. Avec une parfaite maitrise d'elle—meme, elle fait venir Philiste et lui avoue simplement son amour avec une tendresse passionnée, trop longtemps contenue: Philiste. Ma flamme est toute pure, et sans rien présumer, Je ne cherche en aimant que le seul bien d'aimer. Clarice. Et celui d'etre aimé, sans que tu le prétendes, Préviendra tes désirs et tes justes demandes. Ne déguisons plus rien, cher Philiste: il est temps Qu'un aveu mutuel rende nos voeux contents. Donnons-leur, je te prie, une entiere assurance; Vengeons-nous a loisir de notre indifference, Vengeons-nous a loisir de toutes ces langueurs Ofi sa fausse couleur avait réduit nos coeurs (II.iv). Devant l'incrédulité éblouie de Philiste, elle lui offre un bracelet "exprés tissu de ses cheveux." Demeurée seule dans son jardin, elle trouve . O . pour exprimer son allegresse, son amour heureux, des accents frais, d‘une douceur émue ou frémit le bonheur: Chers confidents de mes désirs, . . . . I Beaux lieux, secrets témOIns de mon inquietude, 5 Ce n'est plus avec des soupirs Que je viens abuser de votre solitude; Mes tourments sont passés, La joie aux maux succéde. L'enthousiasme lui arrache un cri de triomphe: "Mon Philiste est a moil" et transfigure ses souffrances passées: Qu'il fait bon avoir endure: Que 1e plaisir se gofite au sortir des supplices! Et qu'aprés avoir tant duré, La peins qui n'est plus augments nos délices (III.viii)£ A cette effusion de joie sans mélange qui atteint presque a l'extase succéde la scene de l'enlévsment, pathétique dans sa brutale rapidité. On devine les souffrances de la jeune femme séparée de celui qu'elle aime, séquestrée par des inconnus. Libérée par Célindan, elle ne songe qu'a rassurer Philiste: Philiste autant que moi vous en est redevable; S'il a su mon malheur, il est inconsolable; Et dans son désespoir sans doute qu'aujourd'hui Vous lui rendrez la vie en me rendant a lui (V.i). Lorsqu'elle le retrouve enfin, son bonheur s'exprime par un léger badinage, plein d'enjouement et de tendresse: Clarice. Je ne puis endurer ces prOpos outrageux: oh me vois-tu jalouse, afin d'étre ombrageux? Philiste. Quoi! ne l'étiez—vous point l'autre jour qu'en visite J'entretins quelque temps Bélinde st Chrysolite? Clarice. Ne me reproche point l'exces de mon amour. Philiste. Mais permettez—moi donc cet excés 5 mon tour: Est-il rien de plus juste, ou de plus equitable? Clarice. Encor pour un jaloux tu seras fort traitable, Et n'est pas maladroit en ces doux entretiens, D'accuser mes défauts pour excuser les tiens; Par cette liberté tu me fais bien paraitrs Que tu crois que l'hymen t'ait déja rendu maitre, Puisque laissant les voeux et les submissions, Tu me dis seulement mes imperfections. Philiste, c'est douter trOp peu de ta puissance, Et prendrs avant le temps un peu trop de l1cenoe (V.vii). [u 6 Une autre figure touchants est cells d'Angéliqus, l'héroIne de La Place Royals, la plus passionnés peut—étrs de toutes les amoursusss que l'on rencontre dans les comedies ds Corneille. Angelique a voué a Alidor un amour profond et exclusif qui, comme 1e remarque Louis Rivaille, "particips déja de ce que l'on a nommé l'égoIsms a deux des grandes passions."3 Ses autres prétendants ns lui sont pas seulement indifférsnts, mais importuns; "elle ne se fait aucun scrupule de les écarter rudement"4 comme elle ls déclare a Phylis avec une Spontanéité passionnés: Vois—tu, j'aime Alidor, et c'sst assez te dire. Le rests dss mortsls pourrait m'offrir des voeux, Je suis aveugle, sourde, insensible pour eux; La pitié ds leurs maux ne psut toucher mon ame Que par des sentiments dérobés a ma flamme. On ne doit point avoir des amants par quartier; Alidor a mon coeur et l'aura tout sntisr; En aimer deux, c'est etre a tous deux infidele (I.i). Son amour qui est don total a l'stre aimé lui arrachs quelques— unes ds "ces paroles issues du coeur cu ss rstrouvsnt quelques reflsts du langage éternel de la passion at de la vie."5 Nous devinons en elle une ame haute, loyale et tendre. Alidor est amoureux de la jeune fills; mais il jugs sa passion trop dominatrice. Pour romprs avec cet amour tyranniqus, il monte une machination déplaisante en faisant remsttre a Angelique une fausse lsttre de lui a Clarine. Se croyant trahie, la jeune fills laisse éclater sa doulsur et son indignation en reproches véhéments: Avsc de tels discours osss-tu m'abordsr, Perfide, st sans rougir peuxstu me regarder? As-tu cru que le ciel consentit a ma perte, Jusqu'a souffrir encor ta lacheté converts? Apprends, perfids, apprends que je suis hors d'srrsur: Tes yeux ne me sont plus que des objets d'horreur; Je ne suis plus charmée, st mon ame plus saine, N'eut jamais tant d'amour qu'elle a pour toi de hains (I.i). 7 Dans son désespoir, elle garde beaucoup de dignité st d'empire sur elle—meme. Cependant son trouble se trahit par la violence des apostrOphes, ls désordre de la syntaxe. Tout au long de la scene, sous les railleries cyniques d'Alidor, on sent croitre son exasperation douloureuse: Angelique. Eh bien! ta perfidie est-elle en evidence? Alidor. Est-cs la tant de quoi? éli e. Tant de quoi? l'impudencs! Apres mille ssrments il me manque de foi, Et me demands encor si c'est la tant de quoi (II.ii)! Restés seule, elle exprime son désarroi en des vers émouvants qui reflétent les cruels conflits de son ame divisée; elle ressent un vif dépit d'étre ainsi abandonnée par Alidor et ds ne pouvoir cspsndant ls hair: Que je m'anime en vain contre un objet aimable! Tout criminel qu'il est, i1 me semble adorable; Et mes souhaits, qu'étouffe un soudain repsntir, En demandant sa mort n'y sauraisnt consentir (II.iii). Si maitresse de son esprit, de ses actions, elle ne l'est pas de son coeur st elle assists, vaincue, a la faillite de sa volonté. Elle trouve, pour traduire son désarroi, des accents élégiaques, discrétement pathétiques, dans leur extrEms simplicité: Angelique. Le croirais—tu Phylis? Alidor m'abandonne. Phylis. Pourquoi non? Je n‘y vois rien du tout qui m'étonne, Rien qui ne soit possible, st ds plus fort commun. La constancs est un bien qu'on ne voit en pas un: Tout change sous les cieux, mais partout bon remade. Angelique. Le cisl n'en a point fait au mal qui me posssde (II.iv). Par désespoir, pour se defendre contre sa prOpre faiblesss, la jeune fills accepts d'époussr Doraste, l'un ds ses soupirants malheureux. Loin de gofiter la joie de sa vengeance, elle souffre cruellsment. Son amour pour Alidor rests entier: Quel malheur partout m'accompagne! Qu'un indiscrst hymen me venge a mes dépens: Que de pleurs en vain je répands, (i {a Lorsque d'abord avec 8 Moins pour cs que je perds que pour ce que je gagns! L'un m'est plus doux que l'autre, st j'ai moins de tourment Du crime d'Alidor que de son chatiment (III.v). son amant ose rsparaitrs devant elle, Angelique se revolts des accents dont l'emportsment, la violence passionnée évoquent ceux d'Hermions: Cu viens-tn, déloyal? avec quelle impudence Oses—tu redoublsr mes maux par ta presence? Qui ts donne le front de surprendre mes pleurs? Cherches-tu de la joie a mEme mes doulsurs (III.vi)? Nais elle ne resists pas longtemps. La seule presence d'Alidor, son silence, ses l'écouter, a larmes triomphent de sa colere. Elle est touts préte a le croire aveuglément. Elle a conscience de sa faiblssse qu'ells . K J avoue de maniers emouvants: Demands le pardon que tes regards m'arrachsnt; Expliqus leur discours, dis-moi cs qu'ils me cachent. Que mon courroux est faible! et que leurs traits puissants Rendent des criminels aisémsnt innocents! Je n'y puis résistsr, quelque effort que je fasse; Et de peur de me rendre, il faut quitter la place. Au jeune homme qui s'est joué d'elle, qui l'a torturée de gaieté ds coeur, elle accords un générsux pardon. La grandeur d'ams d'Angéliqus, sa sincérité passionnée sont d'autant plus touchantes que nous connaissons la fourberie d'Alidor dont ls feint repentir cache un nouveau piége. I \ se desespere: Angelique. Alidor. Engages avec Doraste qu'elle a promis d'épouser, la jeune fills Ah: ce cruel discours me réduit aux abois. Ma colere a rendu ma psrte inevitable, Et je déteste en vain ma fauts irreparable. Si vous avez du coeur, on la peut réparer. \ o Malgré sa reserve, son respect des convenances, aprss un dernier sursaut d'amour—propre: "Que dirapt—on d'un tel smportement?" elle consent \ o a se laisser enlevsr, le soir mEms du bal que Doraste donne en son honneur, 9 si c'est ls seul moyen de ne pas stre séparée d'Alidor: Retisns cs coup fatal: me voila résolus; Use sur tout mon coeur de puissancs absolue: Puisqu'il est tout a toi, tu peux tout commander; Et contre nos malheurs j'ose tout hasardsr. Cet éclat du dehors n'a rien qui m'embarrasse; Mon honneur seulement ts demands une grace: Accords a ma pudeur que deux mots de ta main Puissent justifier ma fuite et ton dessein (III.vi! Cette confiancs absolue dans l'etre aimé est d'autant plus émouvante qu'Angélique demeure lucide et consciente de ce qu'elle risque. AprEB le depart d'Alidor, elle s'abandonne a son angoisss, aux doutes qui la déchirent: Que promsts-tu, pauvre aveuglée? A quoi t'engage ici ta folle passion? Et de quelle indiscrétion Ne s'accompagne point ton ardeur déréglée? Tu cours a ta ruins, st vas tout hasarder Sur la foi d'un amant qui n'en saurait garder. Dans son trouble, elle a ces mots admirables qui révslent une ame droits et beaucoup ds noblesse ds coeur: "Me manquat—il de foi, je la lui dois garder" (III.vii)! Quand l'heurs de l'enlevsment est venue, elle agit avec une calms determination: "Epargnons les discours, - Fais avancer tes gens, et dépeche" (IV.iii). Elle ne perd sa maitrise d'elle-mEme que lorsqu'elle comprend que \ I son enlsvement est manque: Mais ingrat, pour toi seul j'abandonns ces lieux, Et tu n'accompagnais ma fuite que des yeux! Pour marques d'un amour que je croyais extréme, Tu remets ma conduite a d'autres qu'a toi-meme! Je suis donc un larcin indigne de tes mains (IV.vi)! On devine sa deception douloureuse. Alidor, déconcerté par l'échec ds son plan machiavélique-—Cléandre, par erreur, a enlevé Phylis au lieu d'Angélique-—ns voit de salut que dans la fuite. Il cherche lachement a se dérober, en abandonnant la jeune fills a son triste sort. 1O Devant une telle muflerie, Angelique éclate en reproches passionnés, a la fois indignés et désespérés: Cependant, a qui me laissss—tu? Tu frustres donc mes voeux de l'espoir qu'ils ont eu, Et ton manque d'amour, de mes malheurs complice, M'abandonnant ici, me livre 5 mon supplies! L'hymen (ah! cs mot seul me reduit aux abois!) D'un amant odieux me va soumettre aux lois; Et tu peux m'exposer a cette tyrannie! De l'erreur de tes gens je me verrai punie (IV.vi)3 Son explication avec Doraste est pathetique: retenue par lui au moment ofi elle allait s'enfuir avec Alidor, accablée de reproches ironiques et cinglants, elle assume ses responsabilités st elle fait front avec une énergie et une franchise couragsuses: Doraste. Infidele: est-cs 15 me tsnir ta promesse? Angelique. Eh bien! c'est ts trahir. Penses—tu que mon feu D'un généreux dessein te fasse un désaveu? Je t'acquis par dépit et perdrais avec joie. Mon désespoir a tous m'abandonnait en proie, Et lorsque d'Alidor je me vis outrager, Js fis armes de tout afin de me venger (IV.vii). Mais la fourberie d'Alidor rejaillit sur Angelique. Toutss les apparences sont contre elle. Au moment meme ou elle pleure l'écoeurement de son grand revs de bonheur, elle se voit accuses de perfidie et de mensonge. Par ses souffrances imméritéss, elle nous inspire une pitié sans mélange, uns compassion nuances de sympathie. Trahie, humiliée, abandonnée, Angelique a l'impression que sa vie n'a plus de but. Blessée a jamais, elle ne songs plus qu'a se retirer du monde. Son désespoir est sans borne; elle trouve pour l'exprimer des accents élégiaques: Déplorable Angelique, en malheurs sans seconds, Que veuxstu désormais, que peux~tu fairs au monde Si ton ardeur sincere st ton psu de beauté N'ont pu te garantir d'une déloyauté? Doraste tient ta foi; mais si ta perfidie A jusqu'a ts quitter son ame refroidie, Suis, suis dorénavant de plus saines raisons, 11 Et sans plus t'exposer A tant de trahisons, Puisque de ton amour on fait si psu de conte, Va cacher dans un cloitre et tes pleurs et ta honte (IV.viii). Elle se plaint, mais elle garde une dignité émouvante. Lorsque Alidor cherche une derniere fois a la rsconquérir, elle ls repousse avec une admirable fermeté qui revels chez cette jeune fills une grande force d'ame. Consciente de l'indignité d'Alidor, décue et blesses, elle se détache de lui en un suprEme effort ds volonté: Rien ns rompra 1e coup a quoi je me résous: Je me veux exempter de ce hontsux commerce Oi la déloyauté si pleinemsnt s'exerce; Un cloitre est désormais l'objet de mes désirs: L'ame ne gofite point ailleurs de vrais plaisirs (V.vii). On devine ce qu'une telle resolution cache de mélancolie secrétement meurtrie st de désenchantement. Angelique renonce pour jamais a un bonheur auquel elle ne croit plus. Pour elle, la solution courageuss est aussi la solution du désespoir. On a pu dire qu'Angélique était l'une des premieres heroines sensible au sens que prendra cs mot a la fin du XVIIems siécle, c'sst-a-dire a la fois vertueuse et passionnée. Enfin nous pouvons évoquer la fraiche st attachante figure d'Isabelle, la jeune premiére de L'Illusion Comique. Comme Clarice, comme Angelique, elle a voué a un jeune homme, Clindor, un amour profond st exclusif, qui lui fait écarter tous les autres prétendants avec une fermeté ironique: Adraste. Un pere l'autorise, st mon feu maltraité Enfin aura rscours a son autorité. Isabelle. Ce n'est pas le moyen de trouver votre compte; Et d'un si beau dessein vous n'aurez que la honte. Adraste. J'espere voir pourtant, avant la fin du jour, Cs que peut son vouloir au défaut de l'amour. Isabelle. Et moi, j'espere voir, avant que le jour passe, Un amant accablé ds nouvelle disgrace. 12 Adraste. Eh quoi! cette rigueur ne cessera jamais? Isabelle. Allez trouver mon pers, st me laissez en paix (II.iii)! Face a Clindor, elle refuse de s'attarder aux joutes spirituslles et tendres, au jeu précieux st raffiné de l'amour qui sauve parfois des engagements trop sincerss: Isabelle. Que m'allez—vous conter? Clindor. Que j'adore Isabelle, Que js n'ai plus de coeur ni d'ame que pour elle, Que ma vie . . . Isabelle. Epargnez ces prOpos superflus; Je les sais, je les crois, que voulez-vous de plus? Je neglige a vos yeux l'offre d'un diadéme; Je dédaigne un rival: en un mot, je vous aime. C'sst aux commencements des faibles passions A s'amuser encore aux protestations: Il suffit de nous voir au point on sont les n8tres; Un coup d'oeil vaut pour nous tous les discours des autres (II.vii). Son amour, qu'elle avoue avec une liberté st une ferveur émouvantes, est trop profond pour se laisser enfermer dans une sorte de rituel, dans un jeu-de paroles, d'images, ds manieres et de gestes convenus. Avec une fierté qui annonce cells des grandes heroines cornélisnnss, elle souligne ce que leur passion a d'unique, d'exceptionnel. Elle est "hors de l'ordre commun." Comme 1e remarque Garapon, "si Isabelle a coupe court aux fadsurs tradition- nelles de la premiere declaration . . . c'est qu'elle ne se déguise pas la gravité de la situation."6 Son pere favorise les voeux dlAdraste, 1e rival noble st fortuné de Clindor. Isabelle ne dénie pas au vieux Géronte une autorité légitime. Pourtant, elle s'apprete a lui résister de toutes ses forces, de touts sa volonté en vertu de ce principe que les jeunes filles de Moliers ne cessent d'invoquer: chacun est maitre ds choisir et d'aimer selon son coeur. Elle en arrive a une hardie et fiere affirmation d'indépendance: IV {I (I 13 Je sais bien que mon pere a d'autres sentiments, Et mettra de 1'obstacle 5 nos contentements; Mais l'amour sur mon coeur a pris trop de puissancs Pour écouter encor les lois de la naissance. Mon pere peut beaucoup, mais bien moins que ma foi II a choisi pour lui, je veux choisir pour moi (II.vii). Isabelle sait cs qu'elle veut et, pour l'obtenir, elle accepts la lutte. Réfléchie, elle apprécie lucidement la situation, prevoit les difficultés, mesurs les obstacles pour les affronter plus sfirement. A la conduite assez ondoyante et impulsive de Clindor, elle oppose une attitude remarquablsment ferme st cohérente; elle ne cesse de revendiquer calmement, mais avec une énergie inébranlable, ls droit de suivre son amour; elle refuse catégoriquement d'épouser Adraste: Isabelle. Ce que vous appslez un heureux hyménée N'est pour moi qu'un enfer si j'y suis condamnée. Géronte. Ah! qu'il en est encor de mieux faites que vous Qui se voudraisnt bien voir dans un enfer si douxl Apres tout, je le veux; cédez a ma puissancs. Isabelle. Faites un autre essai de mon obéissance (III.iii). Cette énergie un peu virile, cette parfaite maitrise d'elle-meme, ces facultés de resistance n'étouffent pas en Isabelle une fraiche et émouvante sensibilite. Lorsqu'elle retrouve Clindor, elle ne lui cache pas son inquiétude. L'atmosphére est tendue. La colére de Géronts, les manoeuvres d'Adraste lui font pressentir que le drame approche. Toutefois, elle s'efforce de rassurer Clindor. Elle lui redit son amour avec une tendresse passionnée, une exaltation frémissante: Clindor. C'est prendrs trop de soin pour empéchsr ma perte. Isabelle. Je n'en puis prendrs trop pour assurer un bien Sans qui tous autres biens a mes yeux ne sont rien: Un bien qui vaut pour moi la terre tout entiere, Et pour qui seul enfin j'aime a voir la lumiEre. Un rival par mon pere attaque en vain ma foi; Votre amour ssul a droit de triompher de moi: Des discours de tous deux je suis persécutée; O I O ‘ O I ’ Mais pour vous je me plais a me v01r maltraitee, I“ 14 Et des plus grands malheurs je bénirais les coups, Si ma fidélité les endurait pour vous (III.viii). Chez cette fiere jeune fills, cet élan révéls une ssnsibilité que voilait un peu jusqu'ici 1a tension de sa volonté. L'amour qu'Isabelle a voué a Clindor emplit touts son ame: c'est en lui qu'elle puiss sa force, une force qui lui inepire des accents dignes de l'Emilie de Elana ou de l'Isabelle de Don Sanche: Je ns vous dirai point on je suis résolue: Il suffit que sur moi je me rends absolue. Ainsi tous leurs projets sont des projets en l'air (III.viii). Adraste, le riche prétendant d'Isabelle, qui cherchait depuis longtemps a surprendre les deux amants, fait brusquement irruption avec une troupe ds spadassins pour se saisir de Clindor. Clindor, hors de lui, tire l'épée et blesse mortellement Adraste. Il est emprisonné st condamné a mort. Le désespoir d'Isabelle est pathétique. Elle ne veut pas survivre a Clindor: en un long monologue, elle se débat contre la dsstinée, elle cris sa passion, sa souffrance, sa colere: Oui, Clindor, tes vertus et ton feu légitims, T'ayant acquis mon coeur, ont fait aussi ton crime. Mais en vain aprss toi l'on me laisse ls jour; Je veux perdre la vie en psrdant mon amour: Pronongant ton arrét, c'est ds moi qu'on dispose; Js veux suivre ta mort, puisque j'en suis la cause, Et le meme moment verra par deux trépas Nos esprits amoureux se rejoindre la-bas. (IV. 1). Elle maudit son pere en des accents d'une violence racinienne, avec une joie farouche: Ainsi, psre inhumain, ta cruauté décue De nos saintes ardeurs verra 1'heureuse issue; Et si ma perte alors fait naitre tes doulsurs, Aupres de mon amant je rirai de tes pleurs. Ce qu'un remords cuisant ts cofitera de larmes D'un si doux entretien augmentera les charmes; Ou s'il n'a pas assez de quoi te tourmenter, Mon ombrs chaque jour viendra t'épouvanter (IV.i). 15 Elle défie son pere, elle défie la mort de touts la force triomphante de son amour que rien ne peut briser. Au fond mEme de sa souffrance, elle atteint une sorte de paix désespérée. Elle se plaint avec une douceur déchirante: Quand on n‘a plus d'espoir, Lyse, on n'a plus de crainte. Je trouve des douceurs a fairs ici ma plainte: Ici je vis Clindor pour la derniére fois; Ce lieu me rsdit mieux les accents de sa voix, Et remet plus avant en mon ame éperdue L'aimable souvenir d'une si chars vue (IV.ii). Ces mots tres simples d'une amants tendre qui essaie de retrouver la presence vivante d'un strs a jamais perdu nous émeuvent plus que tous les cris de révolte. Aves quelle passion impatiente, quel émerveillement d'abord un peu incrédule, Isabelle accueille-t-elle l'espoir que lui offre Lyse: Lys . Ma belle humeur, qui rit au milieu des malheurs, Fait plus en un moment qu'un siecle de vos pleurs: Elle a sauvé Clindor. Isabelle. Sauvé Clindor? LQEL: Lui—méme:‘ Jugez aprss cela comme quoi je vous aims. Isabelle. Eh! de grace, ou faut-il que je l'aille trouver? Ly§_. Je n'ai que commence, c'est a vous d'achever. Isabelle. Ah! Lyse! Ly§_. Tout de bon, seriez—vous pour le suivre? Isabelle. Si je suivrais celui sans qui je ns puis vivre (IV.ii)? La jeune fills ne peut retenir un cri de bonheur fou. Sans uns hesita- tion, dans un élan de tout son stre, elle est prete a agir, a tenter les solutions les plus audacieuses pour délivrer Clindor. Elle écoute, avec une attention passionnée, le plan d'évasion que lui suggere l'ingénieuse soubrette dont les oeillades ont conquis 1e gealier de Clindor. Elle laisse 16 éclater sa joie: "Que tu me rends heureuse! " Puis, avec Lyse, elle se hate vers la prison on Clindor deplore sa malheureuss destinée. A l'instant de le retrouver, elle ne peut cacher son trouble: "Lyse, nous l'allons voir" (IV.viii). Le visage et les yeux d'Isabelle doivsnt refléter un tel bonheur que Lyse-qui a aimé Clindor et dont la gaieté voile une forms d'héroIsme-— remarque avec envie, et non sans une mélancolie un peu blesses: "Que vous stes raviel" EgoIste comme toutes les amoursusss, Isabelle ne percoit pas cet accent de souffrance. Sa joie touche a l'extase et elle répond avec transport: Ne le serais-je point de recevoir la vie? Son destin et le mien prennent un meme cours, Et js mourrais du coup qui trancherait ses jours (IV.ix). A la vue de son amant, elle ne peut que crier son nom avec une passion qu'eanperent ls danger encore présent st ls souvenir encore proche ds ses mortelles angoisses: "Clindor!" Sur la confiancs sntisre qu'elle lui accords, elle n'hésite pas a hasarder sa reputation, son honneur. Pour ne plus jamais stre séparée ds Clindor, elle accepts de fuir avec lui et de partager la vie d'une troupe de comédiens. 222 heroine d3 Scarron: la Léonore de Dom Japhet d'Arménis (1647) Comme nous venons de le voir, dans les comédies de Corneille qui se plaisent a la representation d'amours contrariées, les personnages féminins occupent une place de premier plan. Dans les pieces ds Scarron, ce sont souvent de simples silhouettes esquissées d'une plume satirique: des coquettes vaniteuses et intéressées telle Helene de Torrez (L'héritier ridicule) qui affiche un égoIsme tellement cyniqus qu'il devient invraisem— blable; des heroines de roman telle Lucrece d'Alvarade qui se plaint ainsi de la trahison de Dom Louis de Rochas: 17 Fais si bien ma doulsur, Que l'on puisse trouver quelqu'excuse a mes fautes; Non, je ne me plains point du repos que tu m'ates, Si je puis fairs voir par mes pleurs infinis Que mes yeux ont été de mon crime punis, Mes yeux, mes traitres yeux, qui recurent la flamme Qui noircit mon honneur st me couvre de blame: Mes traitres yeux, de qui les criminels plaisirs Me feront a la fin exhaler en soupirs (II.vii).7 Cela tient peut—etre a la formule meme de la comedie burlesque unifies autour d'un psrsonnage grotesque dont tous les autres se jouent. Cs gro- tesque est soit le valet Jodelet insolent, poltron, hableur, gourmand, soit dans Dom Japhet d'Arménie un ancien bouffon de Charles-Quint retire, aprss fortune faite, dans le petit village espagnol d'Orgas. A la peinture de ce "cacique des fous," Scarron consacre toutes les rsssources ds son génie comique. Aussi les autres personnages restent-ils un peu dans l'ombre; ils ne sont guere que les acteurs ds la folle mystification qui va aboutir a la divertissants confusion de Dom Japhet juché sur le balcon de sa belle, forclos st coupé de sa ligne de retraite, en butts aux plaisanteries de ceux qui l'on pris au piege. En particulier, ls rBle ds Léonore, la jeune amoursuse, est assez bref et conventionnel. Scarron, qui ne se souciait guere de psychologie, l'a emprunté a la tradition de la comédie. Léonore nous est présentée sous les traits d'une jeune et jolie villageoise d'Orgas. Sa beauté a conquis le coeur d‘un seigneur de Toléde qui, pour ne pas la quitter, s'est engagé comme secrétaire au service de Dom Japhet. Il faut voir avec quel naIf orgueil la jeune fills conte a sa suivante Marine sa merveilleuse aventure: Léonore. Si tel que tu 1e vois il était Cavalier? Marine. Est-cs lui qui ls dit? Il ne l'en faut pas croire; Un inconnu peut bien nous forger une histoire. Léonore. Tu n'en douteras plus quand je t'aurai conté Par quel moyen je sais quelle est sa qualité Te souvient-il du jour que du prochain village 18 Le peuple dans Orgas vint en pélerinage? Te souvient-il aussi de ces deux Courtisans, Qui se vinrent mEIer parmi nos Paysans, Dont l'un était fort jeune et de fort bonne mine (I.iv)? Cette scéne nous offre de Léonore l'image d'une jeune coquette ambitieuse, au regard aiguisé, déja singuliérement experts et hardie, beaucoup moins candide qu'il ne semble. On 1a devine plus émerveillée qu'amoureuse. Une lettre interceptés lui a appris que Dom Alfonce Enriquez devait se marier richement a Seville. Elle ne cache pas sa deception. Mais, elle raisonne trOp pour une jeune fills éprise: A chasser mon amour je fais ce que je puis; Et tant plus a chasser cet amour je m'efforce, Tant plus dedans mon coeur i1 prend nouvelle force; Mais quelque fort qu'il soit, il cade a ma raison, Qui doute qu'un jeune homme, et de bonne maison, Puisse stre épris pour moi d'un amour légitime? Je l'aime, mais non pas assez pour faire un crime, Et bien que js sois faible a régler mes désirs, Je ns le veux pas stre a choisir mes plaisirs (I.iv). Dans sa doulsur, elle conserve tout son sang-froid, toute sa liberté d'esprit. Elle met merveilleusement a profit les conssils avertis st realistes de Marine: Vous brfilez touts en vie; hé de grace, a quoi bon Cette rigueur forces? aimez-le s'il vous aims; Je le dis tout de bon, js ls ferais de meme. Montrez—lui de l'amour pour augmenter ls sien; Promettsz-lui beaucoup, ne lui permettez rien; Si son amour 1e presse, il faudra bien qu'il change, Ou son amour pour vous sera peu véhémente (I.iv). Elle ss révéle une parfaite tacticienne. Elle preserve soigneusement 1e mystere de son coeur, maintient Dom Alfonse dans une longue incertituds qui lui devient peu a peu intolerable. Lorsque ls jeune seigneur se révolte, elle lui offre juste assez d'espoir pour le piquer au jeu st elle se dérobe: Dom Alfonce. Je vous ai déclaré que pour vous js soupirs, Vous ne me dites rien, quand j'ose vous 1e dire; 19 Ce silence 5 mon fsu ne promet rien de bon, Et quand vous m'aimeriez, je puis croire que non . . . Léonore. Consultez la—dessus votre perseverance: C'est de la seulement, je le dis tout ds bon Que vous pourrez savoir, si je vous aims ou non. Mais 1e temps seulement me Is fera connaitre. Dom Alfonce. Je puis donc sSpérer? Léonore. Cela pourrait bien stre. Marine, allons—nous-sn (I.v). Marc-Antoine, le valet de Dom Alfonce, ébloui par la sfireté de la manoeuvre, formule cs commentaire ironique, mi—inquiet, mi—admiratif: "La pests qu‘elle en sait! " Dom Japhet, a son tour, est conquis par "l'oeil brillant et l'air fort enjoué" de Léonore. Elle accusille ses invites brutales avec hauteur et mépris. Peu aprss, l'on découvre d'une maniere tres romanesque que Léonore est la niece du Commandeur de Consuegre. Dom Alfonce, inquist dss conse- quences d'une telle revelation, vient entretenir 1a jeune fills. En pré- sencs de Rodrigus, l'envoyé du Commandeur, il est obligé de lui parler en termes voilés et au nom de son maitre Dom Japhet. Léonors entre dans ls jeu avec une vivacité et une adresss spirituslles, mais un peu inquiétantss (cu plutbt qui seraient inquiétantes si nous n‘étions en pleine fantaisie). La perplexité de Rodrigue est réjouissante: Cet homme pour un fou parait assez bien fait; Mais son galimatias donne assez a connaitre Qu'il a l'esprit malade aussi bien que son Maitrs. Léonore qui s'amuse beaucoup lui répond avec uns ambiguité malicieuse: "Il parle quelquefois intelligiblement" (II.iii). Nous la retrouvons chez le Commandeur de Tolede ou l'on prepare a Dom Japhet une reception du plus joyeux burlesque. Elle fait part a . . . I Marine de ses inquietudes. I {A 2O Je n'avais contre moi que ma basse naissance, Et js crains aujourd'hui d'un pere la puissance, Qui sans avoir égard au choix que j'aurai fait, Peut-etre a fait déja sur moi quelque projet, Et m'aura destiné quelque mari funeste, Qui n'aura que du bien st n'aura pas le rests (III.iii). Mais ces craintes sont conventionnelles st, sous la plume de Scarron, elles prennent un léger accent de parodie qui leur Ste touts amertume et tout sérieux. D'ailleurs, elles n'empschent nullement Léonore ds tenir son r81e avec brio et gaieté, a l'arrivée de Dom Japhet que l'on assaille de compliments sans lui laisser placer un mot. La jeune fills se joue du bouffon—-qui a surpris Dom Alfonse en train de lui baiser la main-avec la plus impertinente fantaisie: Léonore. Monsieur, assurément, si vous voulez m'entendre, Vous connaitrsz l'erreur qui vous a pu surprendre. Dom Japhet. Je vous entends, parlez. Léonore. Votre homme m'ayant fait Des compliments pour vous, pour montrer en effet, Jusqu'a quel point mon coeur a pour vous de l'estime, Je vous mandais par lui, sans penser faire un crime, Que j‘étais tout a vous: votre homme un peu trOp prompt, M'en a baisé la main, st fait rougir le front: C'sst de cette facon que s'est passé 1a chose (III.iv). Tant de presence d'esprit, ds naturel dans l'improvisation, tant d'astucieuse rousrie nous troubleraisnt si 1e souci moral avait ici sa place, si nous n'étions en pleine irréalité comique! Léonore donne ensuite a Dom Japhet ls rendez—vous nocturne qui doit mettre le comble a sa confusion. Tandis que, sous sa fenétrs, il dulcifie son amoureux souci, elle lui répond malicieusement dans 1e mEms style, exaspérant sa passion et sa folie. Apres l'avoir "embalconné," elle l'abandonne a son triste sort, et elle se laisse séduire par le beau Dom Alfonse Enriquez. Tous deux décident de s'enfuir. Mais ils sont surpris par le Commandeur. Apres une scene mouvementée, tout s'achévs heureusement, lorsque ls secrétaire de Dom Japhet revels sa haute naissance. /l ,1 21 Comme le montre cette rapids étuds, Léonore est encore proche dss heroines de notre comédie du Moyen—Age et de la Renaissance, de ces jeunes filles singulierement hardies, astucieuses, a la morale sentimen- tale tree libre. Elle est amusante, piquante, quelqusfois Spirituelle. Mais elle appartient a un monde ds pure fantaisie. Elle ns vit pas; jamais, en elle, ne ss devine le frémissement d'un amour ou d'une souffrance vrais. Une heroine QQDThomas Corneille: l'Isabelle de Dom Bertrand.dg Cigarral (1350) Les heroines dss comedies de Thomas Corneille, elles aussi, demeurent conventionnelles. Leurs traits sont marques d'avance et, d'une piece a l'autre, elles ns changsnt guere que de nom. On retrouve toujours la jeune fills imprudente st ffitée sous son air d'innocence, "qui a bonne envie de se marier, qui se laisse volontiers suivre dans la rue st ns se . . n 8 . fait pas trop prier pour donner des rendez-vous dans sa chambre ; la jeune coquette qui veut "aimer a la mode" et qui envoie a tous ses soupirants le meme billet flatteur; l'amoureuse "cornélienne" qui discourt beaucoup, raisonne sans cesse et fait taire son coeur avec une étonnante facilité quand sa "gloirs" le commands: ainsi Jacinte qui renonce a une union longtemps sepérée pour se consacrer a la vengeance de son pere: L'ardeur de vous venger remplit trop mes désirs, Pour abaisser mon ame a de hontsux soupirs. Si mon sexe aujourd'hui m'avait permis les armes, Vous auriez vu du sang ou.vous craignsz les larmes Mais js ferai du moins tout cs qu'il peut souffrir Et, ne pouvant tuer, je saurai bien mourir (I.vi).9 Elle n'a pas un cri de révolte contre la cruauté du sort, pas un élan de vrais tendresse. Tant de vertu, de constants grandeur d'ame nous paraissent froides et inhumainss. A une amie qui 1a plaint, Jacinte répond avec orgueil: "Dom L0pe a des vertus dont l'éclat m'a su plaire, — Mais qui n'ose le perdre est indigns de lui" (I.vi). 22 Parmi toutes ces figures, nous avons choisi d'évoquer cells d'Isabelle, 1'hérolne de 222_Bsrtrand‘dg Cigarral. Dans cette somédie burlesque, comme dans celles de Scarron, l'éclairage ports sur un personnage central, grotes- que jusqu'a la plus folle invraisemblancs. Il s'agit ici de Dom Bertrand, sorts de hobereau campagnard, malpropre et grossier. Ebloui par ses 6000 ducats de rents, Dom Garcie, ls pére d'Isabelle, lui a promis la main de sa fills. Isabelle confie a sa suivante Jacinte le désespoir ofi la plonge l'annonce de se mariage; mais elle raisonne tr0p pour vraiment nous en convaincre st nous émouvoir: Jacinte. L'affaire me parait bientbt sxpédiée. Vous, aujourd'hui promise, et demain mariée: Isabelle. Jacinte, que veux—tu? j'en suis au désespoir, Mais dans mon déplaisir, j'écoute mon dsvoir, Et me résous enfin aux maux que me prépare L'aveugle ambition d‘un pere trop avare (I.i). Nous apprenons qu'elle aims en secret un bel inconnu qui lui a sauvé la vis, 5 Madrid, dans les circonstances les plus romanesques. Peu aprss arrive une lettre de Dom Bertrand qui ordonne a sa fiancee de le rejoindre en plus vite a l'hBtelleris d'Yllescas. Isabelle tents en vain de fléchir Dom Garcie par ses larmes. Il lui faut partir sous la conduite de Dom Alvar, cousin de Dom Bertrand, qui n'est autre que son bel inconnu de Madrid. Tous deux ns tardent pas a échangsr de tendres pr0pos. Isabelle, masquée, se préte au jeu avec une piquante coquetterie: Vous me confirmsz bien cs qu'on m'a toujours dit, Que 1a civilité n'est pas touts 5 Madrid. Trouver lieu sans me voir a tant ,de flatterie, C'est 1e dernier effet de la galanteris; Mais psut-étre tantbt, lorsque vous ms verrez, D'un pareil compliment vous vous repentirsz, Vous changerez sans doute st d'ams et de langage (I.vi). Aux étranges compliments de Dom Bertrand, elle oppose un silence malicieux qui plonge 1e vieux hobereau et Dom Garcie dans une perpléxité 23 fort réjouissante: Dom Bertrand. Ho, Beauppere, Elle ne répond point, qui l'en peut empecher? Dom Garcie. Contrs la modestie elle craint de pécher. Dom Bertrand. Sur 1e point de se voir si richement mariée, L'aise la tient ainsi sans doute sxtasiée (II.iv)? Elle ls rompt enfin, pour tenir cs discours ironique, hérissé de pointes malignes et de mots a double sens: Dom Bertrand. Vous tairez—vous toujours, objet, ma passion? Isabelle. Le silence est l'effet de l'admiration Et vos rares vertus qui font que je soupirs M'étonnent tellement que je ne sais que dire Leur éclat a surpris mon coeur au dépourvu, Et si sans vous connaitre st sans vous avoir vu, Les compliments civils dont votre lettre est pleine M'ont interdit les sens, st mis l'ame a la gene; Jugez si je les puis aisément rappeler, En vous voyant vous-mEms et vous ayant parler (II.iv). Elle se révele hardie, experts st ffitée sous son air ingénu! A la demands de Dom Bertrand, elle ate enfin son masque et Dom Alvar la reconnait. Des lors, les deux jeunes gens oublient 1e barbon. Ils se parlent d'abord des yeux. Puis, Dom Alvar n'y tenant plus, évoqus en termes voilés leur rencontre, son amour, ses tourments. Isabelle dont 1e vieux hobereau avait remarque "l'humeur reveuse" l'écoute passionnément, surprise, émue. Elle joue le jeu avec beaucoup d'adresse et de sang—froid: 222_A1var. Avsc emotion, i1 voit qu'elle l'ésoute, Mais sa seule sspérance est dans 1e déssspoir, Puisqu'ells s'abandonne a son triste devoir. Au récit du malheur dont le destin l'accable, Jugez s'il fut jamais amant plus deplorable. Isabelle. Js plains fort l'un st l'autre, et doute qui des deux En ce triste rencontre est le plus malheureux. Un bienfait peut beaucoup sur un noble courage, Peignant un grand mérite en secret il engage, C'est un fidele agent qui parle nuit st jour, Dans la reconnaissance, i1 entre un peu d'amour, Sa flamme sous ce masque aisément se déguise, 24 L'on court méme au devant de sa douse surprise, Tant il est difficile, aprss un tel bonheur, De donner son estime, et de garder son coeur (II.iv). Elle évoque joliment et non sans finesse 1a naissance de sa passion, ce moment délicat que Marivaux.excellera a peindre ou l'amour n'ose pas encore dire son nom; cu il est a la fois rassurant st délicieux de se tromper sci—meme. Dom Alvar ne peut croire a son bonheur et les deux jeunes gens échangent des répliques passionnées. Dom Bertrand, ébahi de la soudaine eloquence de sa belle muette, sent s'éveiller touts sa méfiance: Dom Bertrand. Diable, quelle commere! elle sntend le jargon. Isabelle. J'ai fait cette reponse avec grande innocence. 222 Bertrand. Hola, vous en savez bien d'autre, que je pense (II.iv). L'amour donne a Isabelle de l'aplomb et du courage. Elle déside de résister a son pere, st elle rassure Dom Alvar. Alors ss situe une charmante scene de dépit amoureux (malheureusement a peins esquissée). Isabelle accuse Dom Alvar de ne pas stre insensible a la beauté de Léonors, la soeur de Dom Bertrand: Isabelle. Vous aimez Léonore,Léonore vous engage . . . Dom Alvar. Par cs jaloux soupcon, allez, allez, Madame, Au devant ds celui qui regne dans mon ame. Isabelle. D'ou vous pourrait venir ce sentiment jaloux, Quand je romps un hymen seul a craindre pour vous? Dom Alvar. Seul a craindre pour moi? Dom Félix vous adore. Isabelle. Que peut-il contre vous? je le hais, je l'abhorre.v Dom Alvar. Et que peut Léonors, puisqu'un juste mépris Fut toujours ds son feu l'unique et digne prix? Isabelle. Enfin donc vous m'aimez? Dom Alvar. Mon amour est extreme. En puis-js croire autant? m'aimez—vous? Isabelle. Js vous aims (III.ii). 25 Les scénss qui suivent sont fort mouvementées: ce ne sont que "méprises, surprises, portes qui s'ouvrent inopinément, fuites rapides 10 A l'arrivée de Dom Felix, Dom Alvar s'est réfugié dans l'obscurité." précipitamment dans la chambre d'lsabelle. Dom Bertrand l'apercoit au moment on il entrebaille la ports pour fuir. Furieux, ls barbon fait irruption chez 1a jeune fills qui l'accueille avec un sang-froid et une duplicité ingénus dont son amant devrait peut-étre s'inquiéter: ng’Bertrand. Vous ne dormiez dons pas, Isabelle la belle? Isabelle. Quoi, l'épée a la main! que veut dire ceci? Dom Bertrand. Aves malin vouloir je me transports ici, Vous ne dormiez dons pas? Isabelle. Que me voulez—vous dire? Dom Bertrand. Que vous ne dormiez pas, mais je n'en fais que rire. Cs galant que je cherche, apt-i1 le nez bien fait? Isabelle. Faites-vous l'insensé? l'étes-vous en effet (III.vii)? Avec une rousrie instinctive et tres feminine, Isabelle, au lieu de se défendre, contre-attaque aussitbt sur un autre terrain. En quelques répliques, elle retourne 1a situation. De coupable, elle dsvient accusatrice. Nean- moins, Dom Bertrand découvre Dom Alvar qui, pour se tirer d'affaire, doit feindre d'aimer Léonors. Isabelle qu'il n'a pu prévsnir le surprsnd aux genoux de la jeune fills. Elle s'abandonne a des transports jaloux qui, malgré leur violence, ns nous émeuvent guere; on y percoit plus de colére et de dépit que ds veritable souffrance: Ne dissimule plus, traitre, js ts connais. Je vois les sentiments d'une ame touts lashe, Qui sous un faux semblant se deguise st ss cache. C'est donc la 06 beau feu dont tu t'osais vanter, C'sst 1a cs digne amour dont tu m'osais flatter. Dom Alvar. Madame . . . Isabelle. Il suffit, ne cherche point d'sxcuses, Dom Felix obtiendra ce coeur que tu refuses (III.ii). 26 Le malentendu se dissipe st tout s'arrange d'autant mieux que Dom Bertrand, decidément fort inquiet de l'esprit d'Isabelle, renonce a l'épouser. Pour expliquer son revirement a Dom Garcie, il trace de la jeune fills ce piquant portrait: Outre que votre fills aims trOp ls caquet, Tout cs qu'elle m'a dit sent son esprit soquet, Sa téte a des vapeurs qu'on a peins a rabattre, Pour un pied qu'on lui donne, elle ose en prendrs quatre; Elle est presque toujours sur le raisonnement, Et raisonnant raisonne irraisonnablement; Force cajolerie et mots galants en bouche, L'oeil souvent en campagne st l'accueil peu farouche (IV.i). Il ne veut plus se marier de peur d'étre trompé. Il cede la main d'Isabelle au jeune cavalier qu'elle aims. Comme 1e remarque Gustave Reynier, "voila une vengeance bien spirituslle pour un si grand fou."11 gig heroine g3 Philippe guinaul : l'Isabelle de La 39313 Coquette (1665) Nous avons retenu cette jeune héroIne parse que s'est l'une des tres raresfigures féminines qui, dans les comedies contemporaines de celles de Moliére, échappsnt a la plus banale convention et témoignent d'une psychologis parfois fine et nuahcée.’ Le sujet de Lg Mégg Coquette12 est piquant st hardi. Un barbon, Crémante, veut époser la fills, Isabelle, d'une coquette un peu visillie, Ismene. Cette derniere, qui se croit veuve, épouserait volontiers 1e fils du barbon, Acante. Mais Acants st Isabelle s'aiment. Ismene, jalouse de sa fills, s'assurs les services d'une servants ffitée, Jaurette, qui brouille les deux amants. Ceux—ci feraient par dépit 1a sottise du double mariage contre nature s'ils ne s'expliquaient a temps. Isabelle est une figure d'ingénue candide. Male on devine en elle une sensibilité contenue qui la rend attachante. Repoussée par sa mare, délaissés par Acants qu'elle croit et qui 1a croit infidele, elle s'abandonne au seul 27 appui qui lui rests, a Laurette. Loyale et confiante, elle ne songs meme pas qu'on puisse la tromper. Sur les conseils de la soubrette, elle a cessé de rencontrer Acante. Mais elle souffre de sa propre rigueur; il suffit que Laurette ait entretenu quelques instants 1e jeune homme pour qu'elle l'assaille de questions passionnées, impatientes, frémissantes d'un espoir secret. Malgré les réponses cruellsment perfides de Laurette, on devine qu'Isabelle est touts préte a pardonner au premier signs de repentir et de tendresse. Meme volage, elle aims Acants et elle l'avoue avec sincérité et un naturel émouvants: Laurette.p Que fait cela pour vous? Si vous ns l'aimez plus, quel soin vous inquiete? Isabelle. Si je ne l'aime plus: Que n'est-il vrai, Laurette (111.1)? Isabelle n'affecte pas un noble mépris et un sublime détachement: ce cri trahit l'élan spontané de son coeur. Si elle a le souci de sa dignité, elle ne fait pas profession de lui sacrifier sa tendresse. Elle ne se guinde pas sur de grands sentiments. Elle est humaine, vulnerable, divisée. Elle aims et elle souffre involontairemsnt, malgré elle: Laurette. Un homme changerait, et vous, pleine d'appas, . \ . . . Fiere, vous fills enfin, vous ne changeriez pas? Laisser sur notre sexe avoir cet avantags? Isabelle. Notre sexe a son gré n'est pas toujours volage; Et comme par pudeur une fills d'abord N'aime ordinairement qu'apres beaucoup d'effort, Quand l'amour une fois lui fait prendrs une chains, Elle n'en sort aussi qu'avec beaucoup de peins. Surtout, les premiers feux sont toujours les plus doux, Ceux d'Acante et les miens sont nés presque avec nous; Nos peres qui s'aimaient, semblaisnt des la naissance, Avoir fait pour s'aimer nos coeurs d'intelligence: Tout enfant que j'étais, sans nul discernement, Je songeais a lui plaire avec empressement. Cent petits soins aussi m'exprimaisnt sa tendresse, Nous nous voyions souvent, et nous cherchions sans cesse; Sans lui j'étais chagrine, ainsi que lui sans moi; Parfois nous soupirions sans savoir bien pourquoi, Et nos coeurs ignorant quel mal ce pouvait stre, Surent sentir l'amour, plutbt que le connaitre (III.i). 28 Isabelle évoque ici avec une sensibilite touchants la naissance de son amour, un amour d'enfant grave, pudique, merveilleusement frais et pur. Elle oublie un instant la souffrance et l'amertume présentes, tout entiere reconquise par la magie du bonheur perdu encore si proche et si vivant, ce bonheur qui nie la trahison d'Acante et qui donne a Isabelle 1e courage de résister a Laurette. La jeune fills garde en Acants une confiancs plus forte que les apparents démentis. Elle prend elle-meme l'initiative d'envoyer un billet a son amant pour lui offrir un entretien. Lorsqu'Acante, croyant cs billet destiné au Marquis, 1e déchirera sous ses yeux, la honte et le désespoir d'Isabelle ne connaitront plus de borne: Isabelle. Ah! pourquoi m'as-tu crue? Pourquoi lui rendais-tu cs billet trOp hontsux? Laurette. Pourquoi? vous le vouliez. Isabelle. Sais-je ce que je veux (III.iv)? Ces reproches véhéments, ces contradictions passionnées révélent le trouble extrEme de la jeune fills, blesses dans sa fierté et dans les sentiments les plus profonds de son coeur. Pourtant, il suffit qu'elle crois Acants en danger pour oublier tous ses griefs. Si, dans la scene cruelle ou ils s'affrontent, elle laisse croire a Acants qu'elle aime le Marquis, s'est que les soupcons et les brutalss accusations du jeune homme l'ont indignée et désespérée. Certes, on peut trouver qu'Isabelle consent un peu vite a épouser Crémante. Comme ls remarque Gros, "On voudrait en elle plus de courage, de ressort, de personnalité."13 Néanmoins, les jolies scénes de dépit amoureux cu les deux amants, savamment brouillés par cette coquine de Laurette, brfilent enfin de s'expliquer, nous charment par leur piquant, par la discrete emotion qui s'y glisse peu a peu: Isabelle- Crémgnte. Isgbelle. Crémante. Isabelle. 29 Vous me trouvez outré d'une juste colere. Contrs qui dons, Monsieur? Contrs un fils téméraire. Quel sujet contre lui vous peut mettre en courroux? Quel sujet? L'insolent veut médire de vous. Il voudrait empecher notre heureux mariage, Mais mon coeur a ce choix trop fortemsnt s'engage. . . Se peut-il que Monsieur, engage comme il est, Prsnne en ce qui me touche encor quelque intéret (v.1)? Bientbt, Isabelle nfécoute méms plus Crémante. C'est Acants qu'elle interroge et qu'ells défie passionnément; elle a le courage d'affirmer encore son amour et de l'avouer a celui-la mEme qui l'a trahie. Demeurés seuls aprss 1e départ du barbon, Isabelle st Acants, qui, au fond, n'ont pas cesse d'etre unis, sont retenus un instant par leur orgueil. Chacun refuse de Isabelle. Acante. Isabelle. Acante. Isabelle. Mais rejettent trahison, male 5 la Isabelle. Acante. Isabelle. fairs le premier pas: Vous n'etes pas sorti? Vous n'etes pas rentrée? Qui vous peut retenir? Qui vous fait demeurer? Moi! rien, je vais sortir. Je vais aussi rsntrer (V.vii). leur amour l'emporte vite sur les scrupules d'amour-prOpre. Ils l'un sur l'autre la reSponsabilité de la rupture. Accusée de Isabelle cede a un beau mouvement de revolts ou l'indignation se tendresse et a la jalousie: Vous pourrisz croire mon coeur si bas, . A S]. 18.0116. 0 0 Et quel moyen de ne le croire pas? Il ne fallait avoir pour moi qu'un peu d'estime. Suivez, Monsieur, suivez l'ardeur qui vous anime, 30 Rompez l'attachement dont nous fumes charmés, Brisez les plus beaux noeuds que l'amour ait formés; Puisqu‘il vous plait enfin, trahissez sans scrupule- Ces ssrments si trompeurs, ou je fus si crédule, Portez ailleurs des voeux qui m'ont été si doux, Mais épargnez au moins un coeur qui fut a vous; Un coeur qui, trop content de sa premiers chains, La voit romprs a regret, st n'en sort qu'aves'peine, Un coeur trop faible encor, pour qui l'ose trahir, Et qui n'était pas fait enfin pour vous haIr (V.vii). Ces vers traduisent de maniere émouvante la détresse d'un coeur aimant et meurtri. On a souvent souligné le charms particulier qui se dégags de certains caracteres de femmes chez Quinault, bien que leur dessin manque encore de vigueur. ."L'héroIne de Quinault n'est plus uniquement une marionnette actionnée par les ficelles de la convention; s'est un stre doué de 14 sensibilite, capable d'aimer et a l'occasion de souffrir." Sans doute 1'Isabelle de La_M§§g Coquette ns reste-t—elle qu' "uns charmante silhouette qui passe un peu rapids, un pau imprecise st qu'on regards, sans trop s'y attarder, avec un sourire de compassion."15 Mais il est si rare au XVIIEme siecle de trouver, chez un auteur comique qui n'est pas Moliere, un psr— sonnage féminin qui ne soit pas de convention, qu'on ne songs pas a se montrer difficile. A l'amour de téte, alambiqué et froid des héroInes de Scarron et de Thomas Corneille, Isabelle a le mérite ds substituer un sentiment frais et spontané, un sentiment sincere. EBB héroIne E£.£222 Racine: Isabelle des Plaideurs (1668) L'Isabelle des Elaideurs16 est aussi une jolie esquisse. Dans la bouffonne comedie de Racine, elle apporte 1a grace et la fraicheur de sa jeunssss. Isabelle est la fills de Chicanneau, psre soupconneux st contrariant, plaideur enragé qui la ruins en proces. Léandre, qui l'aime, en trace ce portrait touchant et mélancolique: 31 . . . la pauvre Isabelle Invisible et dolente, est en prison chez elle. Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets, Son amour en fumée et son bien en procss (I.vi). L'harmonie dss vers, leur douceur émue donnent a cette silhouette de jeune fills une poésie élégiaque. La solitude d'Isabelle, sa tristesse devant son bonheur compromis par la folie de Chicanneau éveillent en nous une emotion discrete. Cette nuance s'efface vite; mais lorsqu'Isabslle nous apparait pour la premiere fois a l'acte II, elle a déja conquis notre sympathie. Ses premieres r6pliques revelent en elle un fonds de sérisux et de dignité assez rare chez les ingénues de nos comedies du XVIIeme siécle (celles de Moliere exceptées). Le valet de Léandre, deguise en huissier, s'est charge de lui fairs tenir un billet du jeune homme en remettant a Chicanneau l'assignation ds la Comtesse. Isabelle, qui ns reconnait pas 1'Intimé, refuse de l'introduire avec uns fermeté sans réplique. On devine en elle beaucoup de droiture et de retenue. Elle sait se fairs respecter. Le ton exagérément poli de l'Intimé, son insistance éveillsnt sa méfiance. Elle lui oppose une fin de non- recevoir ds plus en plus nette, hautaine et ironique, Elle ne s'humanise qu'au nom de Léandre que prononce en hate l'Intimé a l'instant cu elle allait résolument lui fermer la ports au nez: Isabelle. Parlez bas. C'est de monsieur. . . L'Intimé. Que diable! on a bien de la peins A se fairs écoutsr; je suis tout hors d'haleine. Isabelle. Ah! l'Intimé, pardonne a mes sens étonnés; Donne. L'Intimé. Vous me dsviez fermer la ports au nez. Isabelle. Et qui t'aurait connu deguise de la sorts? Mais donne. L'Intimé. Aux gens de bien ouvrs-t-on votre ports? 32 Isabelle. He! donne dons. L'Intimé. La pests. . . Isabelle. Oh! ns donnez dons pas. Aves votre billet retournez sur vos pas (II.ii). Touts cette fin de scene est piquante et enjouée. Le brusque revirement d'Isabelle, la grace mutine avec laquelle elle demands son pardon, l'impatience grandissante qu'elle ne peut casher et qu'exaspere malicieusement l'Intimé, la vivacité de son mouvement de dépit que souligne 1e passage du "tu" au "vous" hostile sont délicatement observes. La scene suivante nous revels un nouveau trait du caractere de la jeune fills. Surprise par Chicanneau alors qu'elle lisait le billet de Léandre, elle fait preuve de beaucoup d'adresse et de presence d'esprit; elle improvise, avec l'aisance la plus naturelle, un ingénieux mensonge: C'est mon pere! Vraiment, vous leur pouvez apprendre Que si l'on nous poursuit, nous saurons nous défendre. Tenez, voila ls cas qu'on fait de votre exploit (II.iv). Elle se prete, avec une malicieuse gaieté, au feint interrogatoire de Léandre déguisé en commissaire. En présence de Chicanneau terrorisé, elle lui avoue ses sentiments en des termes savamment ambigus: Léandre. N'avsz-vous pas rspu de l'huissier que voila Certain papier tant8t? Isabelle. Oui, Monsieur. Chicanneau. Bon cela. Léandre. Avsz-vous déchiré ce papier sans le lire? Isabelle. Monsieur, je l'ai lu. Chicanneau. Bon. Léandre. Continuez d'écrire. Et pourquoi l'avsz—vous déchiré? Isabelle. J'avais peur ‘ Que mon pere ne prit l'affaire trop a coeur, Et qu'il ns s'échauffat 1e sang a sa lecture. 33 Chicanneau. Et tu fuis les proces? C'est méchanteté pure. Léandre. Vous ne l'avez dons pas déchiré par dépit, Ou par mépris de ceux qui vous l'avaient écrit? Isabelle. Ionsieur, je n'ai pour sux ni mépris ni colere. Léandre. Ecrivez. Chicanneau. Je vous dis qu'elle tient de son pere: Elle répond fort bien. Léandrs. Vous montrez cspsndant Pour tous les gens de robe un mépris evident. Isabelle. Une robe toujours m'avait choque la vue; Mais cette aversion a present diminue (II.vi). Comme 1'Isabelle de l'Ecole dss Maris, elle gofite 1e piquant du jeu st elle s'amuss de tout son coeur. Dans ses reponses a Léandre, elle affects une rigueur et une concision pseudo-judiciaires. Elle use merveilleusement de la litote. Ainsi, elle dupe son pere en donnant a Leandre la plus tendre dss certitudes: "Monsieur, je ferai tout pour ne pas vous déplaire." Nous ne retrouvons 1a jeune fills qu'a la fin de la somédis, en butts aux hommages assez gaillards et brutaux, a la familiarité déplacée du vieux jugs Dandin. Le ton reserve d'Isabelle, la dignité de son attitude font abandonner bien vite a Dandin un tutoiement trop libre. La comédie se termine joyeusement par le mariage d'Isabelle et de Léandre. Malgré son sérieux, ce respect d'elle-méme qu'elle sait imposer aux autres et qui la rend attachante, Isabelle demeure une figure gracieusement conventionnelle. Elle rests dans la tradition de ces jeunes premieres de comédie, ingénues sans naiveté, adroites et malicieusss, que l'on rencontre un peu partout dans notre theatre comique du XVIIeme siecle. Une héroIne dg,Montf1eury: Julie de La Femme jugs gt partie (1668) Les comédiss ds Montfleury, le plus amusant dss contemporains de Moliére, 17 "posts persévérant et toujours épanoui du cocuage," nous offrent un autre 34 type de femme, fort peu feminine, la Virago a l'humeur impérieuse. L'héroIne de LE.EEEES.1§E§.SE partie18 en est un bon exemple. Bernadille, sur le faux témoignage de la servants Beatrix effrayée, a cru un soir que es famme Julie le trahissait. Jaloux comme un tigre, il a résolu de se venger. Sous le prétexte d'un voyage a Cadix, il a mené Julie bien loin en mer et il l'a abandonnée seule sur une ils deserts. Tout 1e mondecroit la jeune femme morte de sa belle mort st Bernadille s'appréte a se remarier. Mais, au debut de la comédie, Julie, qui avait été recueillie par un vaisseau marchand, réaparait sous dss habits d'homme et sous le nom de Fédéric. Bernadille ne la reconnait pas. Sure de son bon droit, elle entreprend de se venger avec une cruauté froide st machiavélique. Elle commence par courtiser insolemment Constance, la jeune fills que veut époussr Bernadille. Ce jeu pervers ns lui inspire pas le plus léger scrupule. Au contraire, elle s'y complait; elle le joue en artiste avec un absolu détachement. Elle en savoure toutes les phases. Avec un art savant, elle varie et gradue la torture raffinée qu'elle inflige a sa victims. Elle regards souffrir Bernadille avec une joie mauvaise qui excite sa verve. Une malencontreuse initiative de son jaloux fournit 5 Julie une arme inattendue et redoutable. La charge du prév8t Mizante se trouve vacante. Bernadille songs qu'une telle charge ls mettrait a l'abri d'une génante enqusts sur la disparition mystérieuse de sa femme. Mais, Julie saisit l'occasion au vol et concoit un plan diabolique. Elle brigue pour elle-mEms la charge de prévat et elle fait arréter son marl. Elle savoure d'avance son triomphe et elle compose son personnage avec beaucoup de sang-froid: "Un peu de gravité me sera nécessaire"(IV.i). L'interrogatoire commence. Julie, incorruptible st impitoyable, resserre peu a peu les mailles du filet. 35 Elle terrorise Bernadille qui avoue son crime et la supplie a genoux: Bernadille. Et si je vous disais pourquoi je m'en défis. . . Julie. C'est ce qu'il faut savoir. Pour commettre un tel crime, Votre courroux a donc un sujet légitime? Bernadille. Que trop. Julie. S‘il est ainsi, je vous renvoie absous Mais je vsux tout savoir (IV.iii). Pour échapper a la cruelle obligation de confesser sa honte a son rival, Bernadille cherche désespérément d'honnetes prétextes. Julie joue avec lui comme le chat avec la souris. Elle le laisse espérer un instant pour le désespérer plus sfirement. Elle le regards se débattre et le pousse inexorablement dans ses derniers retranchements: "Si c'est la ls motif qui fit mourir Julie - Je ne ts réponds pas de ts sauver la vie" (IV.iii). Tenaillé par la peur, Bernadille fouls aux pieds tout amour—prOpre st confesse piteusement son déshonneur: "La friponne ayant mis mon honneur en déroute, - A 1!amour conjugal avait fait banqueroute" (IV.iii). Quelle plus subtile torture inventer pour un jaloux qu'obsédait la crainte d'appartenir a la "confrérie"! Pourtant la rancune de Julie ne desarme pas. Elle veut que Bernadille sente bien touts l'étendue de son humiliation, que son déshonneur soit public, établi: "Si tu me peux prouver qu'elle ffit infidele, - Je prends tes interéts, et ne suis plus pour elle" (IV.iii). I Le malheureux sollicite ls témoignage de Beatrix qui avoue la vérité et qui ss récuse. 11 en est réduit a déplorer son bonheur; aprss Santillane le mari qui voudrait l'Etrs, voici le mari qui voudrait l‘avoir.été: "Et pour comble de maux, je ne suis pas cocu" (IV.iii)! La derniére scene entre JulieéFédéric st Bernadille serait d'une cruauté O I O O I O O ’ O O ’ I C fr01ds 81 nous n'étions saISis par la bouffonnsrle insensee, mais irreSIStible de la situation: f. 36 Julie. Hé bien, votre témoin flatte-t—il votre espoir? Bernadille. Hélas! j'ai plus d'honneur que je n'en veux avoir. Julie. Tu vois, par le trépas de cette malheureuse, Le peril ou t'a mis ton humeur ombragsuse. Bernadille. J'ai commis un grand crime, et je le vois trop bien, Mais si j'étais cocu, cela ne serait rien. Julie. 11 semble que tu sois faché de ns pas l'étre. Bernadille. J'en suis au désespoir (V.viii). Ici encore, nous sommes dans un monds de fantaisie, d'irréalité burlesque ou les personnages se contentent d'étre amusants et ou la sensibilité est inexistants. Parmi les comedies qui ont fait l'objet de notre analyse, on retrouve chez celles de Pierre Corneille la filiation directs avec le genre pastoral qui se traduit par un monde de jeunes gens dont l'occupation unique était l'amour et a laquelle l'auteur dans son innovation a su ajouter matamores pedants st amoureux stupides. En insistent sur l!intrigue - inextricable et riche en rebondissementsinvraisemblables —- au detriment dss caracteres, Corneille s'est involontairement dissocié de la grande comédie que poursuivra Moliere.19 Corneille n‘est pas encore en possession de tout son talent et i1 cherche sa‘voie dans le genre dramatique qui convient ls mieux a sa person- nalité. Or Lgilggyg, La Place royals surtout, et L'Illusion comique sont dss faux-pas dans la comédie; elles constituent néanmoins un sérieux appren— tissage de l'art'tragique. On sent que Alidor (La Place royals) incarne une theorie. Cette piece nous intéresse encore dans la mesurs cu l'amour entre en conflit avec la liberté st qu'ainsi se détache en filigrane ce qui est déja chez l'auteur 1e caté le plus original de sa psychologis de l'amour. Mais ls ton rests sérieux, et l'on ne saurait a notre époqus taxer de comédie une pisss qui se termine par l'entrée de l'héroIne au souvent: 37 "Le fond de la piece rests severe st proche des larmes."20 Que les heroines fassent preuve de sensibilite on us s'en etonnerait guere; le genre 1e reclame. Mais leur sensibilite ne les engage nulls part en des conflits riches de sens st d'humanite profonds, comme ceux de la comedie molieresque. En plus, l'expression de leur sensibilite date terriblement; sa facture en est desuete.21 L'ensemble concourt e detacher ces pieces de la conception que nous nous faisons de la comedie. De nos jours, bien que le terms soit encore flottant, "comedie" évoque pour nous divertissement leger, melange de fantaisie, d'allusion a l'actualite, rebondissements imprevus, incongruite, situations cocasses, esprit, verve, verite des caracteres, le tout procurant une gaiete certains. En fait, on peut affirmer que le rire, sous des formes diverses, est partie integrante de ce genre de divertissement22 ou la sentimentalite excessive est bannie. Or, ls deseSpoir d'Angelique (La Place royals) exprime en stances et en alexandrins, la lutte de Clarice contre sa propre reserve (£2.12222): la determination presque virile de Isabelle (L'Illusion comique), le gofit du raisonnement st l'amour de tete chez Thomas Corneille (Isabelle dans Dom Bertrand g3 Cigarral), tant de vertu, de constants grandeur d'eme, de sublimes detachements de la part dss heros st heroines temoignent que . "les comedies de Corneille appartiennent 5 son univers heroIque, celui des tragedies . . . des ses premieres comedies apparait cette confiancs 23 qu'il accords aux ames bien nees," et qu'elles ne sont plus a notre sens des comedies; jamais elles ne declenchsnt l'hilarite. On pourrait en dire de meme avec les autres "pieces comiques." Combien de marionnettes sont actionnees par les ficelles de la convention, combien de monologues possedent le ton st la forme de la tragedie sans 38 que l'auteur les tempers d'humour: Quinault par exemple qui tombs dans le genre douceureux. La "charmante Isabelle"24 (has Plaideurs) ou la Julie (La Femms Jugs gt partie) sont reduites e quelques traits carica~ turaux; "elles se pretsnt aux parodies et joyeusetes plus qu'elle ne pretendent vivre par elles mEmes."25 Sur l'echiquier de la piece elles ne sont que de petits pions que l'auteur manie a sa fantaisie, n'apportant qu'un vernis ds verite psychologique; en un mot, elles manquent d'epaisseur. Moliere, par contre, s'attachera a des personnages humains, dont la fonc- tion sera de fairs rire meme si la sensibilite de certains d'entre eux \ . . conferent a la gaiete de ses pieces une audace et une profondeur nouvelles. Footnotes 1Louis Rivaille, Les debuts 33 Pierre Corneille (Paris: Boivin, 1936), p. 119. 2Pierre Corneille, La Place Royals; dorenavant toutes les citations seront prises de l'ouvrage suivent: Theatre complet, ed. P. Lievre et R. Caillois (2 tomes; Paris: Gallimard, Bibliotheque de la Pleiade, 1950). I. pp. 490—553. 3Rivaille,-op. cit., p. 124. 4Ibid., p. 126. 51bid., p. 127. 6Robert Garapon, Corneille, l'illusion comique (Paris: Didier, Société des textes francais modernes, 1957), p. L. 7Jodelet ou le maltre valet, dans Paul Scarron, Oeuvres de Scarron (Paris: David Pere, 1752), II, pp. 118-178. 8Gustave Rsynier, Thomas Corneille, sa vie et son theatre (Paris: Hachette, (1892). p. 195. 1OReynier, 22. cit., p. 205. 11Ibid., p. 212. 2Etienne Gros, La Mere Coquette_ de Philippe Quinault (Paris: Champion, 1926). 13Gros, pp, cit., p. 225. 14Ibid., p. 226. 15Ibid., p. 254. 16Les plaideurs, dans Jean Racine, Oeuvres completes (Paris: Gallimard, Bibliotheque de la Pleiade, 1960), I, pp. 305-369. 39 40 17 Jules Lemaitre, La comedie apres Moliere gt lg_the5tre d3 Dancourt (Paris: Hachette, 1882), p. 40. 18Antoine Jacob de Montfleury, Les Oeuvres 9£.E£.EE Montfleury (Paris: Charles David, 1705), 1, pp. 187—215. 19A l'exception des Eg33h§31§§_gs,§gapin, les comedies d'intrigue de Moliere (Ls.§igilisna Amnhilzxsn..Msnsieur.de.Esurssausaas) out perdu depuis longtemps la faveur du public. 20Octave Nadal, Le Sgntiment,ge_l;§mgur dggs l'geuvre‘delfi. Cogneille (Paris: Gallimard, 1948), p. 78. 21Deja Voltaire jugeait ses comedies trop negligeables pour en parler dans 868 annenisires. 22Elder Olson ‘Ihgflmhgggxygfi_gggggy (Bloomington: Indiana university Press, 1968 , p. 40. ‘En fait notre opinion ns differs pas grandement ds cells de Olson: "While it would be a rare comedy that evoked no laughter, the comic function is less one of producing laughter than one of producing a lightheartedness and gaiety with which laughter is associated. This is something both deeper and more valuable than laughter; and it involves achieving a state of mind in which we can view human frail- ties with smiling indulgence." Fred Jameson, "The Laughter of Nausea" Yale French Studies, Vol 23, 1959, p. 26. "The older comedies, whatever else they suffered from, were never stricken with a deficiency of purpose. The sidelines —- social criticism, self-expression or whatever - were submitted to a single test, laughter." 23Pierre Voltz, La Comedie (Paris: Armand Colin, 1964), p. 54. 24Rene Jasinski, Vers lg vrai Racine (Paris: Colin, 1958), p. 260. 25Ibid. I. Chapitre II LES HEROINES SENSIBLES La sensibilite est presents des l'apparition des premiers personnages feminine ds Moliere. En tant qu'homms sensible, l'auteur ne pouvait, meme dans uns comedic, passer sous silence une qualite qui nous tient tous a coeur; en tant que directeur de troupe, une concession a l'auditoire feminin et e la tradition pent—Etre s'imposait e lui; en tant qu'artiste il se dsvaitlde rendre une verite psychologique. Meme si Moliers n'a pas fait de la sensibilite 1e but principal de ses comedies, l'introduction d'un nouvel ingredient dans le genre comique donne 5 cs dernier uns saveur relevee st delicate a la fois. 0n ne saurait exagerer la part prise par la sensibilite sans Compromettre l'esprit de la comedie - qui est ds fairs rire et non d'attendrir -— st sans perdre du vue les intentions de l'auteur dans chaque piece; on ne saurait non plus l'ignorer sans fausser l'harmonis st l'equilibre du genie molieresque. Ici, une longue digression s'impose: qu'est-ce que la sensibilite? S'il est vrai que "les mots ont une vie, les concepts evoluent, s'enrichis- sent at s'appauvrissent, s'ordonnent selon de nouvelles perspectives,"1 la sags remarque de Rene Bray s'applique-t-elle a "sensibilite"? Comment se manifeste—t—elle en litterature? Par quels criteres allons-nous mesurer la sensibilite des personnages feminine de Moliers? Autant de questions auxquelles nous allons nous efforcer ds repondre. Si l'on en croit Dauzat, "sensibilite" a fait son apparition au quatorzieme siesle.2 Au dix-septieme, pour nous limiter au sens qui nous interesse dans cette etude, e savoir 1s denominateur commun a toutes les epoques, on lit dans ls Frangais Classigu :3 41 ,1 42 "Facile a toucher, en bien et en mal; accessible 2 l'amour, e la reconnaissance, etc.; susceptible, rancunier, etc. . . Se dit. . . des personnes et veut dire Delicat, qui sent les choses qui ls touchent, ou qui ls choquent, qui a de la sensibilite pour les gens qui l'obligent, qui a du rsssentiment. Pour peu qu'on ls choque, il est sensible. Je suis sensible é reconnaitre les obligations que j'ai aux honnetes gens." 4 Un siecle plus tard, l'Encyclopedie de Diderot reprend le terms, garde sa signification precedents, mais l'enrichit et l'erige en principe de base philosophique: "Disposition tendre et delicate de l'eme, qui la rend facile e Etre emue, e etre touches. La sensibilite d'ame donne une sorts de sagacite sur les choses honnetes, st va plus loin que la penetration de l'esprit seul. Les emes sensibles peuvent par vivacite tomber dans des fautes que les hommes e procedes ns commettraient pas; mais elle l'emporte de beaucoup par la qualite dss biens qu'elles produisent. Les amss sensibles ont plus d'exigencs que les autres: les biens st les maux se multiplient 5 leur egard. La reflexion peut fairs l'homms de probite; mais la sensibilite fait l'homme vertueux. La sensibilite est la mere de l'humanite, de la generosite; elle sert ls merits, court l'esprit, et entraine 1a persuasion a la suite." De nos jours, il a conserve sa qualite premiere, depouille de la parente philosophique que nous avons mentionnee: "Caractere d'une personne qui s'emsut facilemsnt, st specialement qui eprouve dss sentiments d'humanite, de compassion, de tendresse pour aut'ru'i.”5 Il rsssort de l'etude dss definitions que la signification moderne de "sensibilite" —— au moins dans le sens oi nous l'sntendons pour depeindre les personnages feminine de Moliere -— est restee constants au cours dss siecles. C'est dans l'sxpression, la forms, et la frequence qu'il faut chercher la difference entre la "sensibilite" du siecle classique et cells du siecls des philosophes. La sensibilite est de tous les temps; elle est dans l'homme 5 un degre plus an moins marque st elle perce en filigrane dans les oeuvres des auteurs avec une intensite en accord avec les conventions sociales en vigueur. Depuis les Lais de Marie de France jusqu'e Corneille, en passant par les 43 effusions intimes dss Reggets, les vsrs dechirants dss Stances é‘Dg Perier, 1s lyrisme romantique ds Saint-Amant, la sensibilite fait son chemin et penetre tantet sous cape, tant8t ouvertement dans le siecle classique. Ce siecle n'a pas fini de faire parler de lui et la lecture dss Opinions diverses rassemblees par J. Brody6 nous laisse dans la confusion quant a son essence meme. Nous avons d'une part, un siesle corsete dans la bienseance, st, d'autre part, une ecole litteraire qui definit le but de l'art comme devant etre impersonnel st touchant a la fois. Une mesalliance ne manque pas de poindre entre ces circonstances et objectifs contradictoires. En effet, comment resoudre ls problems suivant: un 7 Racine "e l'ame de poets essentisllsment sensible et passionnee" qui, en art, considers que "la principals regls est de plaire et de toucher,"8 et qui, par respect dss bienseances dela mesurs et de la raison, doit rsstreindre l'expression de son style tout en es defendant de ne rien livrer de ses emotions intimes? Il semble qu'il n'ait jamais ete resolu. Tournons-nous maintenant vsrs les auteurs et leurs oeuvres pour illustrations. Nous devons la reforms artistique du siecle e Malherbe. En reaction contre le desordre d'alors, il jette les bases des constructions claires, ordonnees, regulieres st s'interdit dans ses oeuvres "touts emotion qui porterait la marque de sa sensibilite individuelle."9 A sa suite, les classiques n'ont tente d'ecrire "qu'au moment ou ils ont fait taire leur sensibilite et le monds."10 Nous disons “tenté,” car "tout classicisme suppose un romantisme anterieur"11 qui n'a pas ete entierement etouffe. Comme nous sommes emus par la sensibilite amoursuse d'un Racine, par la sensibilite religieuse st humaine d'un Pascal st d'un Bossuet; cs meme Bossust, qui n'est pas seulement une "trompetts" comme se plaisait e ['0 [‘0 44 dire l'abbe Bremond, dont l'emotion perce l'apparents austerite dans les oraisons funebres de ceux qu'il aimait. Et La Fontaine, "dont la sen- sibilite s'etale partout, surtout dans 1e second recueil de fables."12 Enfin, Fenelon "sensible a l'amour de l'humanite, au sentiment social et philanthropique,"13 qui ecrit a un ami apres la mort du duc de 14 Bourgogne: "11 me semble que tout ce que j'ai va mourir." Ces auteurs, pour ne mentionner que ceux—oi, ont-ils trahi pour autant l'ideal classique de gofit, d'equilibre et de mesure? Non point. Chez eux, la raison s'est efforcee - non sans quelques echecs - de dominer l'effervescence de l'imagination et les epanchements ds la sensibilite, et il en est resulte "un art de pudeur et de modestie."15 Les expressions naturelles nees de la doulsur et de la joie, les jeux ds physionomie - larmes, gestes, soupirs - ne sont utilises dans le theatre qu'avec une discretion singuliere: "Il n'y a pas de cris, il n'y a pas de baisers dans le theatre de Racine. . . st comme il y a peu de larmes."16 N'empeche que nous pleurons au Spectacle tout comme l'auditoire ds l'epoque; Scherer,17 Fidao-Justiniani,18 en temoignent indubitablement. Nous rstombons dans la complexite suivante: un art litteraire qui s'est voulu simple, en accord avec un regime politique ordonne et une societe aux regles definies, qui s'est propose d'etre impersonnel mais "de plaire et de toucher" ls public auquel il s'adressait. Pour ce fairs, 1e moyen le plus sfir, sinon ls seul, n'estQil pas de jouer sur les cordes de la sensibilite? C'est ce que nos classiques ne se sont pas prives de faire. Andre Gide dans une sagace remarque a attire notre attention sur ce point: "Chacun de nos classiques est plus emu qu'il ne le laisse paraitre d'abord. . . Faute de savoir les penetrer et les entendre a demi—mot, nos classiques des lors parurent froids, et l'on tint pour defaut leur qualite I. 45 19 la plus exquise: la reserve." Qu'on ne s'y trompe pas, le feu de l'amour couve sous la cendre d'une tiedeur affectee: ls "va, je ne ts hais point" de Chimene en dit plus long qu'il ne semble; le langage rests en depa de l'emotion ressentie et les classiques nous ont habitues a la sobriete dans l'expression de la doulsur. Si nous excluons les passionnees de la jalousie du theatre racinien,20 les personnages en demi-teinte de Corneille (Emilie, Pauline, Camille, etc.), de Racine (Andromaque, Berenice, Junie, etc.), et de Moliere (Eliante, Henriette, Angelique) savent bien nous emouvoir par leur sensibilite discrete. On an dirait de meme de Mme de Cleves. Quand e Mariana Alcoforado, n'ayant pas eu l'intention de livrer sa doulsur en peture a la fouls, s'est une sensibilite palpitante st haletante que son coeur epanche. Il ressort de cette etude du dix- septieme siecle que la sensibilite est omnipresents e des degree divers suivent les auteurs et les epoques, mais que l'on n'en tire pas effet tout en la ressentant presque inconsciemmsnt. Le terms "sensibilite" est tres rare et sa frequense attests que le sujet n'etait pas dans l'air.21 Au siecle de la raison, il n'est pas de bon ton d'exterioriser les mani- festations du coeur; il faudra attendre ls siecle suivant pour que l'on renverss les idolss que l'on a adorees. - En histoire comme en litterature il est plus aise de constater les faits qu'en rechercher les causes: cette derniers Operation ouvre 1a vois e de nombreuses speculations. Comme l'affirmsnt Ferval22 st Trahard,23 "sensibilite" qui devint ls not 5 la mode polarise-t—il les reactions d'une societe elegante contre les contraintes puritaines? Ou est—elle 24 Faut-il plfitot observer dans l'sxpression de la société ds la Regence? ls changement qui s'opere un developpement dans ls gofit comme on a'vu ls cas e la naissance ds chaque ecole litteraire, la nouvelle definissant f. (. U 1 \. ' ‘\ k I x; ‘ 1 . . O 1 O \ ' K \ . . \ K \ I < O \ I p s I A ‘ \ l ' I \ I n D ‘ 1 . , .I \ - , I ‘ 1 . e . O I x I \ 46 un programme en reaction contre la precedents sous 1e slogas "du nouveau e tout prix"? Devons-nous acceptsr enfin la suggestion de P. Hazard qui rsmonte e Locke pour expliquer les origines du nouvel engousmsnt?25 Pour notre part, nous nous bornerons aux faits saisissants de nouveaute qui se resument e ceci: des ls debut du dix—huitieme siecle, le coeur s'attsndrit. Fenelon recherche le spectacle qui "saisirait, ferait repandre dss larmes, ns laisserait pas respirer, inspirerait l'amour de vertus et l'horrsur des crimes."26 Fontenslle s'attachs e l'emotion issue des tribulations d'un personnage vertueux, persecute mais victorisux e la 27 fin de l'epreuve. L'abbe Du Bos, pour qui la garantie esthetiqus reside dans l'aptitude e Etre touche,28 voudrait par exemple que "le jeune Astyanax parfit aupres ds sa mere afin de rendre plus touchants la tendresse maternalle d'Andromaque."29 Houdar de la Motts dans son Discours §E£.l§ trggedie (1721) reprend ls precepts de Racine: plaire st emouvoir 30 par le biais de l'amour. Ainsi, les doctrinaires tsndsnt vsrs la meme direction: l'attendrissemsnt collectif. Il faudra un demi-siecle pour atteindre e l'epanouissemsnt general en passant par les trois phases suggerees par Trahard —— auxquelles nous ajouterons cells du Romantisme comme evolution logiqus et naturelle —- e savoir: "une periods d'initiation ou le public, encore reticent st sec, se laisse lentement convertir par Marivaux, l'abbe Prevost st Voltaire; une periods d'eclat —— avec Vans venargues, Diderot, J.-J. Rousseau, une periods de deviation, oh la sensibilite tombs dans la sensiblerie avec B. de Saint—Pierre."31 La premiere phase est dominee par Marivaux dans le roman, Destouches et Nivells de la Chausses dans la comedie, tous trois etant contemporains st appartenant e la nouvelle generation litteraire. Bien que Lanson attache f" 47 d'avantage d'importance aux auteurs comiques et qu'il fasse remonter la sensibilite du siecle e leur production, nous considerons Marivaux comme le plus representatif du gofit de l'epoque. Dans ses comedies, 11 se revels sensible sans torrents de larmes, fin, raffine, sans mievrerie, il est cs "curious blending of affectation and genuine sentiment which 32 flourished in the century of enlightenment." Chez lui, "ni les larmes, ni le sang ne ruissellent dans ses comedies; l'amour y est toujours contenu 33 st ne provoque qu'un emoi passager." Il sait emouvoir sans bouleverser; "il prefers surtout les sentiments qui ont leur pudeur secrete st repugnent e s'etaler au grand jour. Ennemi des demonstrations, il est de ceux qui souffrent en silence."34 La sensibilite dans cette periods de transition - ofi elle n'est pas encore e la mode, oi elle n'est pas encore la qualité indispensable e quiconque se veut "dans le vent" - se distingue de cells du siecls precedent par son expression, par la conscience d'exister, par le plaisir qu'on prend e la posseder et enfin par le desir de la lier sinon ds la confondre avec la vertu. Lanson, un dss premiers, observe que les nouveaux "sensibles" sont tous marques ds certains signes faciles e reconnaitre et 5 interpreter; le plus visible est la facilite dss larmes, ils debutent par le langage 35 mouille st exclamatif. "Ce ns sont que cris, desespoirs, desordrss, larmes, accablements: ils sont brfilants, furieux ou mourants; jamais de moderation ni d'equilibre. Lsur sensibilite delirante s'affole e 36 tout propos, e propos de rien." Cette nouvelle sensibilite s'affirme aussi dans le jeu des acteurs, "quand l‘emotion s'accroit . . . elle derange, detraque la periods. Elle se traduit alors par l'impossibilite de s'exprimer. Ce spnt dss mots entrecoupes, sans suits, dss commencements 48 de phrases, dss sens incomplete, dss sujets sans verbs, dss verbes sans regime. La sensibilite s'exprime alors par les points suspensifs, et son 37 intensite se mesurs e leur nombre." Marianne pour sa part dispense une sensibilite qui "s'affirme d'abord par les troubles exterieurs qu'elle provoque; car ls visage trahit l'ame. Cette tristesse se traduit par des soupirs st dss torrents de larmes. Incapable de deguiser cs qu'elle 38 eprouve, Marianne se jette dans les bras de M. de Climal." 39 Bisn que ces elements soient d'apres Fenelon st plus recemmsnt 40 Morrissetts, l'essencs meme du roman, ls fait ds les porter sur la scene est une innovation dans le genre. En plus, que ce soit chez Marianne ou chez Jacob, les heros commencent e s'examiner de pres; ils ssntent, analysent leurs sentiments, en recherchent les causes, ce que nous ne voyons jamais chez Moliere. On distingue veritablement une prise de . . . . I . s . 41 consolence de la senSIbilite. Trahard a vu juste a ce sujet, car, de 42 1e, il n'y a qu'un pas e jouir ds cs nouvel etat d'autant plus qu'on l'apparents e la vertu: "Pour la plupart dss phi1030phes, la sensibilite 43 est la somms de toutes les vertus," declare F. Gaiffe 46 ainsi que Lanson, Garapon,45 et Bellesort a sa suite. "Sensible" et "vertueux" forment la couple de mots la plus frequents dans le roman (Marianne, L£_Paysan Parvenu, La Religieuss, Lg Neveu.dg Ramsau, Les Deux Amis d2 Bourbonne, Ceci n'est pas BE conte), dans le theatre de Nivelle de la Chaussee, de Diderot (Lg Pere 92 famille) et dans la correspondance (Mme de Choiseul, Mme de Csnlis, Mms du Deffand, etc.), 47 La frequence des termes "sensibilite" et "sensible" attests de la 48 vogue que prend la sensibilite au dix-huitiems siecle. La mode atteint son plein epanouissement apres 1740 quand la raison et l'esprit tout puissants dss "philosophes" auront baisse pavillon devant la nouvelle idole. Diderot, f: 49 Vauvenargues, pour qui elle est source d'heroIsme et de grandeur d'ame, en sont les plus fervents adorateurs. Un cran de plus et s'est Rousseau 49 qui a en la vois touts prepares pour arriver e la celebrite publique de son vivant.50 A partir du moment oh la mode s'etablit, ls danger de l'affectation apparait. Etre sensible ou le paraitre se confondent. Jouir de sa sensibilite dsvient un jeu et on peut se demander alors la part de sincerite dans les manifestations exterieures dss sentiments; quand Mme Necker, en parlant de sa fills, declare, "Ce qui l'amuse est ce qui la fait pleurer,"S1 ou que Mme de Genlis "acquise e toutes les sensibleries, e toutes les exagerations de l'epoque, aux fausses larmes repandues e tout prOpos, aux affectations de tendresse, aux devouements qui prennent dss airs de fureur, aux pemoisons qui, des moindres chagrine, font dss 'abimes de doulsur'",52 on ne peut que constater ls glissement de la sensibilite ver 1a sensiblerie,53 ce qui correspond e une regression de la sensibilite plutet qu'e un progres. En fait, comme de tout ce qui est artificiel, on se lassa de "tout cet etalags ds sensibilite qui laisse froid et gene comme un manque de reserve fit."54 et une exuberance suspects et ds mauvais go La purete du romantisme naissant balaiera les restes d'une mode affectee et decadente. Ainsi, l'histoire ds la sensibilite nous ramene au sujet crucial de notre etude: Y—apt-il evolution ds la notion de sensibilite du dix-septieme siecle 3 nos jours? Si l'on excepts 1e concept philOSOphique du terms —- dfi e l'assimilation "sensibilite-vertu" - nous croyons pouvoir retrouver e travers les ages une qualite constants faits de fraicheur, de discretion, de tendresse st d'amour compatissant, de facilite a s'emouvoir sur les autres. C'est par ces criteres que nous allons mesurer la sensibilite dss heroines ds Moliere qui se manifests aussi parfois sous sa forms excessive de la passion. 50 Des 1656 nous devons e Lucile du Depit amoureux d'ouvrir la galerie des amoursusss de Moliere. Derriers la silhouette conventionnelle de l'ingenue se devine deje une jeune fills tendre, confiante, fiere aussi, capable de ressentir vivsment un affront, sinon d'en tenir longtemps rancune. Notre interet se ports aussi sur 1'Isabelle de L'Ecole dss Magig. Mais, au fur et e mesurs que s'avance la carriers de Moliers, nous rencontrons de plus en plus frequsmment dans ses pieces, en particulier dans les grandes comedies, des personnages feminine capables d'aimer, de souffrir, d'eprouver une gamme de sentiments de plus en plus etendue, riche st subtile. Toutefois, il est vain d'esperer retracer une evolution chronologique, precise et rigoureuse de cette sensibilite._ Des 1664, Moliers cree en Done Elvirs, l'epouse de Dom Juan, l'heroIne la plus emouvante et la plus profondement sensible de son theetre. En 1671, au terms de sa carriers, dans Les Fourberies, il n'hesite pas e reprendre les masques traditionnels d'une Hyacinthe et d'une Zerbinette. Il a toujours conserve ls gofit du divertissement sous toutes ses formes, divertissement qui varie en fonction de son humsur et du public auquel la piece s'adrssse. La souplesse et la liberte de son genie echappent aux cadres trop systemati- ques dss critiques litteraires. Il semble dons preferable de renoncer e touts consideration d'ordre chronologique st d'essayer plutet de classer les differentes formes que revet la sensibilite feminine dans le theatre de Moliere. Parmi les "insensibles" nous citsrons pour memoirs les jeunes ingenues, simples silhouettes gracieuses et schematiques proches de la commedia dell' arts: Celie ds L'Etourdi, Dorothee du Depit amoureux, Lucinde du Medecin malgre lui. Ces jeunes filles n'ont guere qu'une valeur de pretexte. Sur le plan artistique leur rele n'est pas meprisable pour autant: elles sont ,‘ 51 l'un dss elements e la fois indispensables et stereotypes de la comedie traditionnelle avec ses couples dlamoureux, ses peres obstines, ses intrigues, ses surprises, et elles sont les elements de construction de l'idee comique dont se faisait Moliere. N'empeche que ni la femme de Sganarelle dans L2_Cocu imaginairs, ni Belise dss Femmes savantes ne reussissent e s'individualiser, e s'animer veritablement; elles ne se degagent pas du type. A cete de ces fantoches legers, parfois si brillamment dessines, ls theatre de Moliere nous offre un second groups de personnages feminine, personnages de chair beaucoup plus vrais st cspsndant presque aussi depourvus, de touts forme de sensibilite. 0n peut ranger dans ce groups les coquettes de tous genres dont l'Angelique de George Dandin et la Dorimene du Mariage force; dss prudes, telles Arsinoe, (Lg Misanthrope), Armande (Les Femmes savantes); dss vaniteuses feroces comme Cathos et Magdelon (Les Precieusss ridicules); dss intrigantes astucieuses et cyniques dans le rele de Dorimene (Lg Mariage force) et Beline (Lg Malade imaginaire), toutes autant de femmes demangees par un instinct de froide tyrannie. La lists est longue et ne pretend pas etrs exhaustive. En dernier lieu nous mentionnerons une forms ds sensibilite legere st fine qui annonce cells dss heroines de Marivaux et qui est representes par les personnages feminine de LE Princesse d'Elide, Melicsrte, Le Sicilien, Amphitryon st Les Amants magnifiques, autant de "comedies" qui forment comme un "theatre d'amour." Le, Moliere a trace des figures feminines dont ls charms ne peut echapper e qui se garde des partie pris st oi se realise avant Marivaux "l'union du coeur et de l'esprit dans la grece."55 0n ne peut les passer sous silence sans sacrifier un aSpect important de la creation molieresque. Toutefois, vu l'oubli dans lequel ces pieces l‘ 52 sont tombees, oubli corrobore par la frequencs ds leur representation au 56 cours dss siecles, nous nous bornerons e une etude rapids de certains personnages feminine pour passer ensuite au coeur meme du sujet: les heroines sensibles de Moliere dans ses "grandes comedies." Commengons la galerie dss portraits avec Isidore, par exemple, la belle Grecque de cette aimable fantaisie qu'est Lg Sicilien, L'action se passe e Messine e l'heure ofi le soleil se leve sur la mer. "Ce sont les jeux de l'amour que retrace Lg Sicilien . . . l'amour foletre, l'amour e fleur d'eme. La tendresse sans doute a quelque part dans ce sentiment; mais c'est surtout l'imagination, l'esprit, c'est ls gofit du plaisir elegant et de la volupte fine qui le suscitent et l'animent."57 Le dialogue de Dom Pedre et d'Isidore, quand elle se leve de mauvaise humeur st ss plait malicieusement e agacer son jaloux, l'entrstien galant dans la seance de pose entre le psintre et le models sous la surveillance du barbon qu'ils ont presque oublie sont traites avec finesse et piquant. Ces scenes vives st legeres revelent chez la jeune Grecque une sensibilite oi l'esprit et le coeur participent du meme fremisssment: (Adraste se met aux genoux d'Isidore, pendant que Dom Pedre parle e Mali.) Adraste. Oui, charmante Isidore, mes regards vous ls disent depuis plus de deux mois, st vous les avez entendus. Je vous aims plus que tout ce que l'on peut aimer, et je n'ai point d'autre pensee, d'autre but, d'autre passion, que d'etre e vous touts ma vie. Isidore. Js ne sais si vous dites vrai, mais vous persuadez. Adraste. Mais vous persuade-je jusqu'e vous inspirer quelque peu de bonte pour moi? Isidore. Je ns crains que d'en trop avoir. Adraste. En aurszavous assez pour consentir, belle Isidore, au dessein que je vous ait dit? 53 Isidore. Je ne puis encore vous le dire. Adraste. Qu'attendez-vous pour cela? Isidore. A me resoudre. Adraste. Ah! quand on aims bien, on se resout bisnt8t. Isidore. He bien! allez, oui, j'y conssns (Ss.xii).58 En Alcmene, l'heroIne d'Amphitryon, Moliere nous offre le portrait e la fois juste et idealise d'une jeune femme tendre. II a profondement modifie et affine les caracteres de la piece antique: "la matrone de Plaute, digne st grave, rests chez Moliere une honnete femme, mais avant tout une femme amoursuse, qui souffre moins dans son orgueil de patricienne que dans son coeur blesse. De meme que Jupiter est devenu un courtisan bel esprit, Alcmene est e present une femme du monde, d'une parfaite honnetete, mais habituee aux galanteries dss salons."59 La maniere dont elle exprime sa joie dss victoires d'Amphitryon son epoux, demeure sans doute assez precieuse. Mais la tristesse, l'inquietude voilees qui se melent e cette joie meme trahissent une sensibilite indeniable. Je prends, Amphitryon, grande part 5 la gloire Que repandent sur vous vos illustres exploits, Et l'eclat ds votre victoire Sait toucher ds mon coeur les sensibles endroits; Mais quand je vois que cet honneur fatal Eloigne de moi ce que j‘aime, Js ne puis m'smpecher, dans ma tendresse extreme, De lui vouloir un peu de mal (I.iii). Apres ls depart de Jupiter, Alcmene est stupefaite de voir ds nouveau son mari 1e veritable Amphitryon. Atteinte dans son amour plus encore que dans sa fierte par ses soupgons injurieux et incomprehensibles, elle le quitte indignee, ce qui nous vaut une exquise scene de depit amoureux entre la jeune femme st Jupiter—Amphitryon. Des le debut, les repliques d'Alcmene sont toutes penetrees de tendresse. Elle evoque le problems 54 de la jalousie, "cas" ds psychologis amoursuse qui passionnait les Precieuses, avec une parfaite connaissance de la casuistique galante. Mais, soudain ls ton change et nous laisse deviner la fine et profonds blessure d'un coeur delicat: Que sans cause l'on vienne, avec tant de rigueur, Blesssr la tendresse et l‘honneur D'un coeur qui cherement nous aims, Ah! s'est un coup trop cruel en lui-meme, Et que jamais n'oubliera ma doulsur (II.vi). Le courroux d'Alcmene ne resists pas longtemps aux ardentes supplica- tions de Jupiter. Elle lui accords son pardon, dans un elan irresistible. La fin de la scene s'impregne d'une emotion legere et pudique sous la grece brillante dss repliques: Alcmene. Ah! trOp cruel epoux! Jupiter. Dites, parlez, Alcmene. Alcmene. Faut—il encor pour vous conserver dss bontes, Et vous voir m'outrager par des indignites? Jupiter. Quelque ressentiment qu'un outrage nous cause, Tient-il contre un remords d'un coeur bien enflamme? Alcmene. Un coeur bien plein de flamme e mille morts s'expose, Plutet que de vouloir fecher l‘objet aime. Jupiter. Plus on aims quelqu'un, moins on trouve de peins. . . Alcmene. Non, ne m'en parlez point; vous meritsz ma haine (II.vi). Avant Marivaux, Moliere enferme quelquefois la sensibilite feminine dans un cercls etroit: la naissance de l'amour. Melicerte "comedie pastorale heroIqus" nous depeint les premiers emois de l'amour dans le coeur de pseudo-bergers. "Un tel sujet demandait une touche extremement delicate st legere, voulait etre traite dans un sentiment tres chaste, 60 avec emotion cspsndant." Sans doute Moliere n'echappe-t-il pas toujours 55 e une preciosite artificielle et un psu mievre. Toutefois, la bergere Melicerte a bien du charms, le charms de la touts jeune fills qui decouvre la joie et le mal d'aimer: Vous ls voyez, mon coeur, ce que s'est que d'aimer, Et Belise avait su trop bien m'en informer. Cette charmante mere, avant sa destinee, Me disait une fois, sur le bord du Penee: "Ma fills, songs a toi; l'amour aux jeunes coeurs Se presents toujours entoure de douceurs. D'abord il n'offre aux yeux que choses agreables: Mais il trains apres lui dss troubles effroyables; Et si tu veux passer tes jours dans quelque paix, Toujours, comme d'un mal, defends-toi de ses traits." De ces lecons, mon coeur, je m'etais souvenue; Et quand Myrtil venait e s'offrir e ma vue. Qu'il jouait avec moi, qu'il me rendait dss soins, Je vous disais toujours de vous y plaire moins. Vous ne me crfites point (II.ii). Son amour nous apparait comme la surprise d'un coeur frais st candide. Elle est aussi tendre que Myrtil; mais, un peu plus egee que lui, elle sait garder plus de reserve. Face e Lycarsis, le pere du jeune bergsr, l'attitude de la jeune fills ne manque ni de dignite, ni de courage. Elle ne craint pas de reaffirmer hautement son amour, mais, en meme temps, elle se declare prete, si cruellsment qu'elle doive en souffrir, e y renoncer pour ne pas nuire e la fortune de Myrtil: Cs n'est pas que mon coeur veuille ici se defendrs De repondre a ses voeux d'une ardeur assez tendre: Je l'aime, je l'avoue, autant qu'on puisse aimer; Mais cet amour n'a rien qui vous doive alarmer. Et pour vous arracher touts injuste creance, Je vous promets ici d'eviter sa presence, De fairs place au choix ofi vous vous resoudrez, Et ne souffrir ses voeux que quand vous le voudrez (II.iv). Sa fierte, sa generosite la rendent emouvante. ‘Lg Princesse d'Elide et Les Amants magnifiques retracent aussi la naissance d'un amour, un amour qui n'a rien d'une passion effrenee, mais (Q /C 1" f. 56 oh les jeunes heroines se decouvrent et ss realisent, oi leur sensibilite tout entiere peut enfin s'assouvir, cet amour dont Marivaux celebre les plaisirs delicats. La Princesse d'Elide et la Princesse Eriphile ignorent l'exaltation aveugle. Ellss sont presque toujours lucides et maitrssses d'elles-memes. A l‘amour, elles opposent d'abord toutes leurs armes, l'indifference, la haine ou la comedie d'un autre amour. Leur pudeur (csci est surtout vrai pour la Princesse d'Elide) comporte un exces de sensibilite joint 5 un exces d'amour-propre. Ames difficiles st delicates, elles craignent d'etre blessees. Ellss sont jalouses de leur liberte. Ellss repugnent aux bassesses st aux lechetes qu'entraine parfois l'amour: Pour moi, quand js regards certains exemples et les bassesses epouvantables oi cette passion ravale les personnes sur qui elle etend sa puissance, je sens tout mon coeur qui s'emeut et je ne puis souffrir qu'une ems qui fait profession d'un psu ds fierte ne trouve pas uns honte horrible a de telles faiblesses (II.i). En meme temps, elles sont tres conscientss de ce qu'elles valent. Ellss aiment user de leur pouvoir de femme. La coquetterie se mele subtilsment e tous leurs sentiments. C'est par ce piegs que l'amour "surprend" la jeune Princesse d'Elide. Accoutumes aux hommages, elle s'etonne de l'indifference d'Euryale. Avec la curiosite s'eveille en elle le besoin feminin de plaire et de conquerir. L'echec de son manege de coquetterie la depite d'abord, puis l'inquiete, la trouble: . . . . I . La Princesse. Mais encore, ne t'a-t-il psint parle de moi? Moron. Lui? non. La Princesse. Il ne t'a rien dit de ma voix et de ma danse? Moron. Pas ls moindre mot. {1 57 L2 Princesse. Certes, ce mepris est choquant, et je ne puis souffrir cette hauteur etrange de ne rien estimer. Moron. Il n'sstime st n'aime que lui. Lg Princesse. Il n'y rien que je ne fasse pour le soumettre comme il faut (III.iv). L'heure de l'amour est proche; la Princesse a cesse d'etre insensible. Quand Euryale feint d'aimer Aglante, elle ne peut pas casher sa jalousie. Euryale alors jette le masque st lui avoue ses veritables sentiments. Comme il est vite pardonne: "Non, non, Prince, je ne vous sais pas mauvais gre ds m'avoir abuses; et tout ce que vous m'avez dit, je l'aime bien mieux une feinte, que non pas une verite" (V.ii). Mais, meme vaincue, la Princesse conserve une delicate pudeur. Ce premier elan est suivi d'une jolie fuite —- qui d'ailleurs ne trompe et n'inquiete personne. La question trop precise de son pere effarouche la jeune fills qui se derobe: pg Prince. Si bien dons, ma fills, que tu veux bien accepter ce prince pour epoux? L2 Princesse. Ssignsur, je ne sais pas encore ce que je veux; donnez-moi le temps d'y songsr, je vous prie, et m'epargnez un peu la confusion ofi je suis (V.ii). Comme 1e remarque Gustave Michaut, "il y a le bien de la delicatesse, bien de la grece et -— deje - un joli marivaudage."61 En effet, la sensibilite de la Princesse d'Elide et de la Princesse Eriphile, sensibilite ombragsuse et pudique qui n'oss avouer son nom, dont les moindres manifesta— tions trahissent un calcul e la fois subtil et spontane nous introduit deje dans le monde etroit st fragile de Marivaux. En regard de ces pieces dont les unss sont dss romans e la Polexandre \ . . 62 st Cypus transposes sur la scene st ofi "l'emotion s'etale en maitresss," st dont les autres ont de la tragedie le rythme, la facture, le tout 58 assaisonne de farce, jeux de mots et lazzi, nous pouvons considerer qu'elles sont autant de genres desuets qui ne correspondent plus 5 l'idee que nous nous faisons - et que nous avons exposes dans le chapitre precedent - de la comedie. Par contre, avec les grandes comedies de moeurs et de caractere, nous sntrons dans un tout autre domaine. Une classification des formes de la sensibilite demeure inevitablement un peu artificielle et arbitraire. La sensibilite d'un etre, sa fagon d'aimer et de souffrir est assurement ce qu'il y a en lui ds plus original, de plus personnel. Ce sont justement les emes sensibles qui offrent ls plus de variete parmi elles. L‘etude de quelques heroines de Moliere parmi ses grandes pieces va nous psrmettre de donner dss aspects multiples de la sensibilite feminine dans son theetre une image plus concrete at plus I . . I nuances dans sa Vivante complexits. Le visage d'Agnes, l'heroIne de L'Ecole dss Femmes et la premiere grande creation feminine de Moliere, demeure assez ambigu, son ambigulte residant dans l'interpretation que l'on peut donner e l'attitude d'Agnes qui peut etre soit sensible soit insensible suivant qu'elle s'applique e l'un ou l'autre des pretendants. Certains critiques ne voient encore en elle qu'une sorts de poupee mecanique. "Agnes aussi est une poupee, 1a poupee- type . . . Quoi que tents Arnolphe, elle demeure impassible . . . Les reponses qu'elle fait n'expriment pas un etre humain. Elle tient de facon 63 miraculeuse le langage d'un emploi." C'est bien ainsi qu'elle nous A K . apparait d'abord dans une scene extremement breve, quaSI-muette: Arnolphe, La besogne e la main! s'est un bon temoignage. Eh bien! Agnes, je suis de retour de voyage; En etes—vous bien aise? 59 Agpes. Oui, Monsieur, Dieu merci. Arnolphe. Et moi, de vous revoir, je suis bien aiss aussi. Vous vous etes toujours, comme on voit, bien portes? Agpes. Hors les puces, qui m'ont la nuit inquietee (I.iii). Arnolphe, ls tuteur d'Agnes, a ete absent dix jours. Pourtant, e sa vue, elle ne manifests rien, elle n'esquisse pas un geste d'acsueil. Elle garde une attitude civils, indifferente st neutrs. Aves son "air doux et pose," elle demeure absente, hors d'attsinte. Mais 1e silence de la jeune fills ne prouve pas son inexistence: i1 s'explique, par sa longue education au contact d'un tuteur denue de tendresse st autoritaire e souhait. Parfaitement conditionnee, elle attend les questions pour repondre. A la premiere sollicitation precise d'Arnolphe, elle ne resists pas au plaisir de conter la merveilleuse aventurs oi elle a fait connaissance d'Horace et \ . A a qui elle ne cesse ds rever: Arnolphe. . . . mais enfin contez—moi cette histoire. A es. Elle est fort etonnante, et difficile e croire! J'etais sur ls balcon e travailler au frais, Lorsque je vis passer sous les arbres d'aupres, Un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue D'une humble reverence aussitet me salue (II.v). Candide, ravie, enthousiaste, elle revit son roman dont elle evoque avec complaisance les moindres details. Elle joue chaque scene. Elle imite le ton faussement maternel de la vieille entremetteuse, mime leur dialogue, sa surprise, sa compassion. Transfiguree, elle ss laisse bercer par le souvenir dss paroles d'Horace, submerger par l'emoi moitie sensuel, moitie sentimental qu'elles provoquent en elle: Il jurait qu'il m'aimait d'une amour sans seconds, Et me disait les mots les plus gsntils du monde. Des choses que jamais rien ne peut egaler, Et dont, toutes les fois que je l'entends parler, [a 60 La douceur me chatouille st le—dedans remue’ Certain js ne sais quoi dont je suis touts emue (II.v). Elle cherche ses mots pour exprimer le bonheur que lui donne Horace. Comme ls remarque Madame Beatrix Dussane, "elle aims non seulement comme une enfant tendre, mais comme une vrais femme. Les propos d'Horacs ont eveille son esprit, rechauffe son coeur sans doute; mais ls son de sa voix caressante a mysterieusement emu son jeune corps."64 Son chant emerveille s'eleve musicalement au centre de la scene. Elle ne s'apercoit meme pas du trouble d'Arnolphe qui "souffre en damne," que l'angoisse, qui semble plus theetrale que reells en verite, etreint de plus en plus fortemsnt: "0 fecheux examen d‘un mystere fatal,—Ofi l'examinatsur souffre seul tout le mal" (II.v)! Elle entend e peins ses plaintes et ses reproches. Lorsqu'il invoque le courroux du Ciel, elle repond avec une souveraine indifference: "Courrouce, mais pourquoi faut-il qu'il se courrouce" (II.v)? Aves une cruaute d'autant plus grands qu'elle est inconsciente, Agnes reprend tout de suite ls theme du bonheur en dss vers emprsints d'une sorts de poesie plaintive: C'est une chose, helas! si plaisante st si douse! J'admirs quelle joie on gofits e tout cela, Et je ne savais point encor ces choses-le(II.v). L'amour d'Agnes, si profond soit—il, emouvant quelquefois, demeure tres instinctif. "Devant Horace, elle ne s'emeut pas; elle s'accomplit. Derriere les murs de sa prison, elle l'attendait sans ls savoir. Il arrive, elle se met en marche . . . Elle a une ems de cire vierge. Des qu'Horace y imprime un sentiment, elle change d'aspect. Les mots qu'il introduit en elle agissent e la fagon d'un germs st provoquent un phenomene ’1 l‘ 61 . . , . "65 ‘ ds cr01ssancs immediate. Agnes se tourne vsrs Horace comme uns plants as tourne vsrs 1a lumiers. Arnolphe va assister, impuissant, e cet élan irresistible. Lorsque nous la retrouvons au debut ds l'acts III, la jeune fills est de nouveau impassible. Nous ssntons une fois ds plus en elle cet etrange pouvoir d'abssncs, dont Arnolphs tents vainsmsnt de triompher: Agnes, pour m'ecouter, laissez-le votre ouvrage. Levez un peu la tete et tournez ls visage; Le, rsgardsz-moi le, durant cet entretien (III.ii). Entend—ells seulement 1e long sermon, les sombrss menaces d'un Arnolphe solonnsl, didactiqus st pédant? Comme ls remarque Jacques Arnavon, "l'énigme d'Agnes demeure pour ls public comme pour elle—meme, d'aillsurs.‘ L'eveil dss forces ds la nature et ds l'esprit ss fait en elle presque 5 son insu."66 Elle garde ls silence. Sans doute songs—t-ells e la lettre exquise de candeur, ds sincerité, ds naturel qu'elle a envoyée e Horace st ofi s'exprime, avec uns timidité et une confiancs charmantss, un amour qui s'ignore, plein ds gaucherie, d'hésitation st de grace. Les infernales évocations d'Arnolphs glisssnt sur uns ems lisss, fermée et insensible e tout ce qui n'est pas son amour, insensible des lors e l'autorité st 5 la contrainte. Elle lit les odieuses maximes du mariage, d'un ton neutre, comme si ls texts apparaissait nu. Dans son égoisms satisfait, Arnolphs est encore dupe ds l'impassibilité d'Agnes qu'il prend pour une parfaite soumission. La crise n'éclats qu'e l'acts V. Les confidencss inconsidéréss d'Horace 5 son prOpre rival ont fait échouer l'enlevement d'Agnes. La jeune fills ss retrouve au pouvoir d'Arnolphe, furieux st indigné: Arnolphe. Ah: coquins, en venir e cette perfidie! Malgré tous mes bienfaits, former un tel dessein! Petit serpent que j'ai réchauffé dans mon ssin, Et qui, des qu'il ss sent, par une humeur ingrate, Cherche e fairs du mal e celui qui 1e flatte. 1Q 62 Agnes. Pourquoi me criez—vous? Arnolphe. J'ai grand tort, en effet! Agnes. Je n'sntends point de mal dans tout ce que j'ai fait. Arnolphe. Suivre un galant n'est pas une action infame? Agnes. C'est un homme qui dit qu'il ms veut pour sa femme. J'ai suivi vos legons, et vous m'avez preché Qu'il ss faut marier pour Bter le péché. Arnolphe. Oui; mais pour femme, moi, je prétendais vous prendrs, Et je vous l'avais fait, ms semble, assez entendre. Agnes. Oui; mais, e vous parler franchement entre nous, Il est plus pour cela selon mon gofit que vous (V.iv). Ces quelques repliques, e défaut ds la scene entiere, nous montrent ce que l'amour a fait d'Agnes: elle est transformés, soudain éduqués, pourvue d'expérisnce, d'e-propos st meme d'esprit. La poupée qu'Arnolphe avait cru fagonnsr a disparu: Agnes est maintenant uns femme qui critique, jugs, raisonne avec un bon sens et une maitriss que nous ne lui soupgonnions pas. Mais son insensibilité rests totals vis-a-vis du barbon. Qu'ells ne plaigne pas Arnolphe qui l'a élevés pour lui seul en la maintenant ds parti pris dans l'ignorance, on ls congoit aisemsnt st on ne saurait lui en faire un légitime grief. Mais Agnes n'imagine meme pas qu'Arnolphe puisse souffrir; elle ne comprend pas son indignation. Avec une sincérité absolue et désar— mante, elle lui lance en plein visage les aveux les plus cruels, d'unevoix tranquille dont les inflexions se font tendres au nom d'Horace, sans paraitre ss doutsr qu'Arnolphe les recoit comme des coups mortsls: Agnes. Chez vous, ls mariage est facheux st pénible, Et vos discours en font uns image terrible; Mais, las! il ls fait, lui, si rsmpli de plaisirs, Que de ss marier il donne dss désirs. Arnolphe. Ah! c'est que vous l'aimez, traitresse! Agnes. Oui, je l'aime (V.iv). f. ,1 63 Plus l'amour est nu moins il a froid. Touts e l'évovation ds son bonheur, Agnes n'sntend pas 1e cri d'Arnolphe que la souffrancs ou plutet ls dépit transforms psu e psu. Elle avoue son amour, tres simplement, comme une réalité tangible, uns evidence 5 laquelle Arnolphe va inlassable- ment se heurter et se dechirer: Arnolphe. Mais i1 fallait chasser cet amoureux desir. Agnes. Ls moyen de chasser cs qui fait du plaisir? Arnolphe. Et ns savez-vous pas que c'était ms deplaire. ggges. Moi? point du tout. Quel mal cela psut-il vous fairs (V.iv)? Jacques Arnavon souligne justement qu'il ne faut pas meler la naiveté d'Agnes ds quelque rosserie, "sinon on n'assiste plus du tout au miracle merveillsux de la nature, mais au spectacle devenus bien banal d'un femme 67 rusés, devant un homme plus age qu'elle, st qui l'aime." Dans les repliques d'Agnes transparaisssnt plutet la dureté, l'égoisme inconscients de l'amour qui ne voit pas les blessures qu'il cause. Tandis qu'Arnolphs trouble, irrité, impuissant perd tout sang-froid, Agnes demeure Claire, candide, logique: Arnolphe. Pourquoi ne m'aimsr pas, Madame l'impudente? Agnes. Mon Disu, cs n'est pas moi que vous dsvsz blamer: Que ne vous etes-vous, comme lui, fait aimer? Je ns vous en ai pas empeché, que js pense. Arnolphe. Js m'y suis efforcé ds touts ma puissancs; Mais les soins que j'ai pris, je les ai psrdus tous. Agnes. Vraiment, il en sait donc le-dsssus plus que vous; Car 5 se fairs aimer il n'a point su de peins (V.iv). Elle constats tranquillsment le fait avec une objectivité, une liberté d'esprit qui prouvent un absolu détachsmsnt. Son inconscience est plus . . \ cruelle que tous les cynismes. Apres un dernier sursaut de colere, 64 Arnolphs cede, vaincu. La revelation se fait pour lui aussi. 11 assists 5 1a faillite ds sa volonté et de son entreprise. L'amour a triomphe de sa mefiance, ds son égoisme, ds son orgueil, de sa sensualité, de sa dignité meme. Pour n'avoir pas su comme Dom Pedre que "c'est ls coeur qu'il faut arretsr par la douceur et par la complaisance," 8 nous assistons 5 un tyran tyrannisé. Il s'abaisse aux plus degradantes concessions, i1 se dément lui-meme d'une facon honteuse, illustrant dans cette piece deux themes chers e Moliere, suivant lesquels "i1 ne faut jursr de rien," et "les mechants et les ridicules n'ont que ce qu'ils meritsnt." Ta forte passion est d'etre brave et leste: Tu ls seras toujours, va, je te le protests. Sans cesse, nuit st jour, je ts caresserai, Je ts bouchonnerai, baissrai, mangerai. Tout comme tu voudras, tu pourras ts conduire; Je ns m'explique point, st cela, c'est tout dire (V.iv). Il supplie, i1 delire. Il trouve, pour crier sa detresse, dss accents que certains Romantiquss auraient trouve pathetiques (Goethe st Musset en particulier): Enfin e mon amour rien ne peut s'egaler; Quslle preuve veux—tu que je t'en donne, ingrats? Me veuxrtu voir pleursr? Veux—tu que je me batte? Vsuxptu que je m'arrache un cete de chevsux? Veux—tu que je me tue (V.iv)? Devant cs pantin minable gesticulant et implorant, Agnes demeure totalement indifferente: "Tenez, tous vos discours ne me touchent point l'eme; Horace avec deux motgen ferait plus que vous" (V.iv). D'Arnolphe, elle a e peins ecoute les prieres qui se vsulent dechirantes. Elle ns les a pergues que comme un bruit importun qui l'smpeche de songer e Horace. Arnolphe n'a pas plus d'action sur les sentiments d'Agnes qu'un discours n'sn aurait contre la pluis ou le vent. Inhumaine, presque, avec 65 l'indifférence absolue ds l'amour pour ce qui n'est pas lui-meme, elle rests complétsment etrangere 5 cs qu'il éprouve ou cs qu'il feint d'eprouver. Meme si Arnolphe aims, souffre, se desespers, Agnes ns ls repousse meme pas —— slle l'ignore. Tous ses efforts ds persuasion n'éveillent pas en elle la moindre resonance. "Elle est 15, petit objet immobile autour duquel il trace dss cercles, autour duquel i1 grogne et pleurs; elle ls laisse, pattes raides, langue pendants, épuisé, confondu, stupefié par son indifference."69 En fin d'analyse, ce n'est que par ricochet qu'apparait touts la sensibilite d'Agnes. Moliere, qui a mis Arnolphe en scene trents-et-uns fois, dont sept avec Agnes st sept avec Horace, a jugé utils qu'Agnes ns rencontre Horace qu'une fois (v.3). Ce n'est donc pas dans cette unique scene qu'il faut rechercher touts la sensibilite, bien qu'elle y soit presents, mais dans les altercations qu'elle a avec Arnolphe. Le barbon et Horace représentent les deux faces d'une meme passion: l'indifférsnce st l'amour, l'insensibilité et la sensibilite, et l'exposition ou la mise en valeur de l'une ne font qu'éclatsr la presence de l'autre. Done Elvire La jeune Espagnole est la seule passionnée qui apparaisse dans le théetre de Moliere. Pourtant, la creation de ce caractere lui appartient en propre, comme nous pouvons ls voir en comparant la piece de Moliere aux deux tragi—comedies contemporaines de Dorimond st de Villiers qui traitent egalement ls theme de Dom Juan avec un succes certain. Le rele de Done Elvire est court, mais d'un dessin tres pur. La part qu'elle prend e l‘action est vitale malgré ses deux apparitions ephemeres: elle permet, dans la premiers scene (1,3), de camper Don Juan dans son 1" {a [I 66 rele conventionnel de seducteur et de prOphétiser le chetiment Celeste, et dans la 2eme scene (IV,6), elle joue l'ange sauveur, theme voue e une riche carriers chez les Romantiques. Dans les deux scenes, elle est sublime et semble s'etre echappee du repertoire de Racine. L'offense qu'elle a subie lorsque Dom Juan l'a publiquement abandonnée et la vengeance qu'elle veut en tirer nous sont d'abord presentess comme 1e ressort principal de la piece. Or cs sujet est vite delaisse. Done Elvire se fait oublier durant presque trois actes; elle ne reparait que vers la fin ds la piece, pour tenter de sauver Dom Juan qu'elle aims encore. Dans ce drame sombre, d'une ferocite parfois insoutenable, elle apporte, quoi qu'en pense J. Doolittle,70 le rayonnement d'un amour egare mais vrai. Les deux aspects de son caractere e l'acte I st 5 l'acte IV ssmblent s'opposer. Nous allons voir qu'ils témoignent, au contraire, d'une unite profonds. Done Elvire est aussi bien nee que Dom Juan. Comme tant de jeunes filles nobles de son rang, suggers Jacques Arnavon, elle a dfi etre confiee de bonne heure e l'un de ces couvents dont la fonction etait d'instruirs et de former dss psnsionnaires. Elle a rencontre Dom Juan, elle n'a pas résisté e sa dangereuse seduction physique et intellectuelle, elle a quitte 1e couvent pour l'époussr. Mais son bonheur aura éte de courts durée. Dom Juan vient de l'abandonner: son caprice satisfait, ce profes- sionnsl de la seduction pour la seduction est reparti vers de nouvelles aventures dont i1 celebre les joies raffinees avec une sorts d'enthousiasme. Nullement resignée, Done Elvire recherche son infidele epoux. Pro— fondement blesses dans son amour st dans son sentiment de l'honneur, elle a resolu de se venger. C'est ainsi qu'elle nous apparait e l'acts premier: 67 "Me fsrez—vous la grece, Dom Juan, de vouloir bien me reconnaitre? et puis-3s au moins sspérer que vous daigniez tourner le visage de ce thé" (I.iii)? Nous sommes tout de suite frappes par la mesurs, la dignite de la jeune femme dans une situation 5 la fois si douloureuse st si humiliants. Nous admirons d‘autant plus son empire sur elle-meme que nous nous souvenons dss prOpos de Sganarelle: ". . . son coeur que mon maitre a su toucher trop fortemsnt n'a pu vivre, dis—tu, sans 1e venir chercher ici" (1.1)? Dans la tragi-comedie de Dorimond se place une entrevue entre Amarante seduite st Dom Juan oublieux. Dom Juan joue une comedie cruelle, affectant de n'avoir jamais vu Amarante et de la prendrs pour une folle. Est-cs le ce qui a inspire e Moliere l'admirabls entrevue ds Done Elvire st de Dom Juan? 11 se peut; mais, comme ls souligne Gustave Michaut, Moliere a rendu la scene "infiniment plus touchants st plus amere st plus revelatrice."71 Avant meme que Dom Juan n'ait parle, e la seuls expression de son visage, un visage qu'elle connait et qu'elle regardait avec une attention passionnee, Done Elvire a compris que tout était perdu. Sa sensibilite e vif ne se trahit que par l'ironie cinglante. Au lieu de se plaindre, comme la Leonor de Rosimond, Done Elvirs attaque.72 Cependant, la premiere replique de Dom Juan la blesse cruellsment. La fagon dont elle reprend le mot "surpris" laisse percer une amertume douloureuse: Dom Juan. Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendais pas ici. Done Elvire. Oui, je vois bien que vous ne m'y attendiez pas, et que vous etes surpris, e la verite, mais tout autrement que je ne l'esperais (I.iii). 68 Elle emploie les mots memes de Dom Juan, mais sur un tout autre registre. Par une ironie amere, l'identite dss termes accuse leur irrémédiable separation. Pour la premiere fois, la jeune femme entre- voit la duperie st l'illusion de leur amour, la duperie et l'illusion dss mots que tous deux n'ont jamais entendus dans le meme sens. Elle evoque les heurss.de doute st d'angoisse qu'elle a vécues apres le depart de Dom Juan, mais sans aucune complaisance, en s'efforgant de se detacher ds sa souffrance, de la jugsr objectivement: J'admire ma simplicite et la faiblesse de mon coeur e douter d'une trahison que tant d'apparences me confirmaisnt. J'ai été assez bonne, je le confesse ou plutet assez sotte pour me vouloir tromper moi-meme, et travailler e dementir mes yeux st mon jugement. J'ai cherche des raisons pour excuser 5 ma tendresse 1e relfichement d'amitié qu'elle voyait en vous; st je me suis forge expres cent sujets legitimss d'un depart si precipité, pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusait (I.iii). Dom Juan trouve son plus sfir allié dans le coeur meme de Done Elvirs, dont la passion est venue 5 un tel point qu'elle va jusqu'e entrer dans les interets de l'infidele. Mais, e la violence d'un amour qu'elle ne peut vaincre, la jeune femme joint une lucidité cruelle st tres racinienne. Elle accepts enfin l'idée d'avoir été abuses: "Mes justes soupgons chaque jour avaient beau me parler; j'en rejetais la voix qui vous rendait criminel e mes yeux, st j'ecoutais avec plaisir mille chimeres ridicules qui vous peignaient innocent e mon coeur" (I.iii). Malgre la fermeté de Done Elvirs, on devine sa voix se brisant sur ces mots simples, d'une subtile poésie que creent la nature du sentiment, la delicatesse de l'analyse, ls rythme du bonheur un instant retrouve dans sa pursté et sa plenitude. La jeune femme se domine cspsndant, reprend cs ton ironique qui lui permet de préserver la dignité et la 69 pudeur ds sa souffrance: "Parlez, Dom Juan, je vous en prie, et voyons ds quel air vous saurez vous justifier" (I.iii). Espere-t-elle encore? Le silence de Dom Juan est un nouvel affront. Elle affects de ne pas le sentir; mais son ironie dsvient de plus en plus cinglante. Elle commence e y voir tout e fait clair. Le mot de "verite" que hasarde maladroitement Dom Juan fait jaillir sa riposte indignee: "Ah! que vous savez mal vous défendre pour un homme de Cour, st qui doit etre accoutumé e ces sortes de choses! J'ai pitié de vous voir la confusion que vous avez" (I.iii). J. Doolittle prOpose ici que Done Elvire en fait ne cherche qu'e sauver la face. Que son amant lui offre une excuse conventionnelle, telle cells de Valmont envers Mme de Tourvel, et elle se retirsra satisfaite, au moins dans sa "gloire"? Mais Dom Juan refuse ds "jouer 1e jeu," tant son "humanité" libératrice est 73 grande, et choisit la "sincerité." Pour Done Elvire, "sincerité" dans la bouchs de son amant est synonyms d'hypocrisie. Elle ne doute plus qu'il mente, toujours, partout, impudemmsnt. Elle s'offre la vengeance raffinee de le plaindre avec une condescendance qu'elle veut offensants. Mais tous ces coups qu'elle lui ports la déchirent elle-meme: "Que ne me jurez-vous que vous etes toujours dans les memes sentiments pour moi, que vous m'aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n'est capable de vous détacher de moi que la mort" (I.iii). Comme le remarque Jacques Arnavon, "on a le sentiment qu'Elvire se sert ici de phrases que Dom Juan a prononcees jadis e ses genoux. La repetition exacts dss prOpos d‘autrui, lorsqu'ils sont contredits par les faits, dsvient particulierement blessante . . . Ces paroles sont, par le ton, transformées en reproches d'autant plus amers, plus humiliants 74 que, selon la lettre meme, elles paraissent plus ardentes". Comme les 70 heroines raciniennes, Dons Elvire ports 5 l'extreme la science cruelle de se torturer elle-meme. Ce persiflage cache uns indignation de tout son etre, une souffrance desesperee qu'elle ne peut plus contenir. L'hypocrisie de Dom Juan, la raillerie terrible par ofi il manifests son mepris et sa cruaute lui arrachent un veritable cri: "Ah scelérat, c'est maintenant que js te connais tout sntisr; et, pour mon malheur, je ts connais lorsqu'il n'en est plus temps, st qu'une telle connaissance ne peut plus ssrvir qu'e me desesperer" (I.iii). Le ton atteint une rare violence, soulignee par l'apostrophe, les reprises, la brutalité du tutoiement. La jeune femme est partagée entre la colere et une sorts de vertigs. La colere l'emporte. Elle menace: "Mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le meme Ciel dont tu ts joues me saura venger de ta perfidie" (I.iii). Bientet, ses projets se precisent dangereusement: "Je ts le dis encore, le Ciel ts punira, perfide, de l'outrage que tu me fais; et, si ls Ciel n'a rien que tu puisses apprehender, apprehende du moins 1a colere d'une femme offenses" (I.iii). L'instant est pathétique car nous savons que la malédiction divine qu'appelle Done Elvire s'accomplira. A la fureur de son orgueil blesse s‘allie une sorts de clairvoyance prophétique. Les accents de Done Elvire évoquent ici ceux d'Hermione, delaissée par Pyrrhus: Va profaner dss dieux la majesté sacree: Ces dieux, ces justes dieux n'auront pas oublie Que les memes ssrments avec moi t'ont lie, Ports aux pieds des autels ce coeur qui m'abandonne; Va, cours, mais crains encore d'y trouver Hermione. (IV.v)75 . . \ . Comme la Jeune Grecque, Dons Elv1re est d'une race ou l'on ne craint pas la violence, les mesures extremes. Les derniers mots qu'elle jette 71 en plein visage e Dom Juan n'ont rien d'une menace vaine: elle s'apprete e lancer contre lui ses deux freres, Dom Carlos et Dom Alonss, en se servant de leur colere de gentilshommes espagnols scrupuleux sur le point d'honneur. Son amour presentatous les caracteres de la passion racinienns: "Ce parfait dedain de la sécurité, ou de la vie, ou du bonheur de celui qui est aime; ce manque magnifique d'indulgence, plus severe que la plus severe morale; cette absence de douceur dans la tendresse."76 Mais, pour emportes que soient ses sentiments, Done Elvire n'en subit pas le moindre abaissement. Elle a preserve touts sa noblesse native. A une sensibilite racinienne, elle joint un sens de la gloire, une energie, une decision corneliens. Dans son egarement, nous pouvons encore l'admirer autant que nous la plaignons. La jeune femme que nous retrouvons e l'acte IV est, en apparence, totalement differente; elle ne ss plaint plus, elle ne fait ni reproches, ni menaces: Ne soyez point surpris Dom Juan, de me voir e cette heure et dans cet equipage . . . Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j'ai tantet fait eclater, st vous me voyez bien changes de cs que j'etais ce matin. Ce n'est plus cette Done Elvire qui faisait dss voeux contre vous, et dont l'eme irritee ne jetait que menaces et ne respirait que vengeance (IV.vi). Le ton triste et neutre n'exprime plus que de la resignation et une sorts de passivite douloureuse. Moliere fait une concession puremsnt formelle e l'unite de temps: il est improbable que Done Elvire ait pu changer ainsi, du tout au tout en quelques heures. On suppose bien plutet une retraits dans le silence et la meditation. Peu e psu, le temps aidant, . o . ‘ . elle a reuSSi e paCifier son ems. Elle est revenue a Dieu: /\ 72 Le Ciel a banni de mon ems toutes ces indignes ardeurs que js sentais pour vous, tous ces transports, tumultueux d'un amour terrestre et grossisr; et il n'a laisse dans mon coeur pour vous qu'une flamme epuree de tout le commerce des sens, une tendresse touts saints, un amour detache de tout, qui n'agit point pour soi et ne se met en peins que de votre interet (IV.vi). Il est etrange que certaines expressions "indignes ardeurs," "amour terrestre et grossier" soient e psu pres les memes que celles dont Moliere se servira, sept ans plus tard, pour faire rire dans Lg§_Femmes Savantes. Nous en rirons alors parce que, dans la bouchs d‘Armande, elles trahiront un faux idealisme, un orgueil chimerique. Dans la bouchs de Done Elvire, elles nous touchent par leur sincerite, par le douloureux et sublime detachemsnt qu'elles refletent. Dans son recueillement mystique, 1a jeune femme s'est persuade que Dom Juan allait etre terriblement frappe (est-cs par une mysterieuse premonition du chetiment final?). Cette angoisse lui ete touts paix et elle tents desesperement de le sauver. Sous 1a phraseologis du souvent —- Dons Elvire a ete catechisee -— on devine une emotion qui ne cesse de s'affirmer durant touts la scene: . . . cs meme Ciel qui m'a touche 1e coeur st fait jeter les yeux sur les egarements de ma conduite, m'a inspire de vous venir trouver et de vous dire, de sa part, que vos offenses ont epuise sa misericorde, que sa colere rsdoutable est prete de tomber sur vous (IV.vi). A ce moment on serait peut—etre tente de penser avec Arnavon que Done Elvire repete ici les paroles d'un "directeur." Mais ls tour pressant, eloquent meme qu'elle leur donne, ces reprises qui sont autant ds prieres, inclinsnt e accepter qu'elle s'y engage tout entiere. D'ailleurs 1e ton dsvient vite plus intime, plus personnel: 73 Pour moi, je ne tiens plus 5 vous par aucun attachemsnt du monds . . . ma retraits est resolue . . . Mais, dans cette retraite, j'aurais uns doulsur extreme qu'une personne que j'ai Cherie tendrement devint un exemple funeste de la justice du Ciel; st ce me sera une joie incroyable, si je puis vous porter e detourner de dessus votre tete l'epouvantable coup qui vous menace (IV.vi). Done Elvire ne peut plus contenir son emotion. C'est au nom meme de sa tendresse coupable et punie qu'elle invite Dom Juan 5 se repentir, e songer e son propre salut: "Je vous ai aime avec une tendresse extreme, rien au monde ne m'a ete si cher que vous; j'ai oublie mon dsvoir pour vous, j'ai fait touts chose pour vous" (IV.vi). Cet oubli dss injures, cette survivance de l'ancienne affection, meme meconnue, meme outrages touchent jusqu'aux plus humbles: Moliere l'a indique par la repliqus de Sganarelle ofi s'exprime une profonds pitie: "Pauvre femme}. Il n'est plus question de dogmes, de religion. Les mots tres simples sont ceux d'une femme qui souffre et qui se plaint. On songs aux vers les plus tendres et les plus dechirants de Berenice. Dons Elvire aims toujours Dom Juan. On le devine e la melancolie exquise st secretement meurtrie du passe "je vous ai aime," au retour obsedant du pronom "vous" qui apparait onze fois en quelques phrases. L'evocation d'un bonheur encore proche et 5 jamais perdu dont elle garde la nostalgie dechire 1a jeune femme. Baudelaire l'a bien comprise quand il chants e sa memoirs: "Frisonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Pres de l'epoux perfide et qui fut son amant, Semblait lui reclamer un supreme sourire 77 Ofi brilla la douceur de son premier serment." Sa conversion ne l'a pas rendue insensible, inhumaine. Au contraire, elle a exalte son amour sous sa forms la plus haute, la plus pure, la plus 74 genereuse. Dons Elvire se fait suppliante: "Sauvez-vous, je vous en prie, ou pour l'amour de vous, ou pour l'amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demands avec larmes" (IV.vi). Elle sait que Dom Juan l‘a abandonnee pour d'autres amours. Elle s'eleve 5 un supreme renoncement: ". . . st, si cs n'est pas assez dss larmes d'une personne que vous avez aimee, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher" (IV.vi). On mesurs ce que ce detachement lui cofite encore de luttes, de sacrifices. Cette entrevue penible et douloureuse, qu'elle a acceptee par amour, au risque de compromettre une paix cherement acquise l'a brisee. On ls devine au ton simple et resigne, sans aucune emphase, sans aucun effet, sur lequel elle prend conge: "Je m'en vais apres ce discours, et voile tout ce que j'avais e vous dire" (IV.vi). Dom Juan, nullement touche, mais ressaisi par un caprice sensuel, s'approche d'elle et tents de la retenir. La jeune femme le repousse avec noblesse et fierte: Dom Juan. Madame, il est tard, demeurez ici; on vous y logera le mieux qu'on pourra. Done Elvire. Non, Dom Juan, ne me retensz pas davantage. Dom Juan. Madame, vous me fsrez plaisir de demeurer, je vous assure. Done Elvire. Non, vous dis—je, ne perdons point de temps en discours superflus. Laissez—moi vite aller, ne faites aucune . . t instance pour me conduire, et songez seulement a profiter de mon avis (IV.vi). Bisn que toujours "remuee" par Dom Juan et malgre sa souffrance, elle ss degage avec fermete. Elle a recouvre sa maitrise d'elle-mems au prix de douloureux efforts. Les armes habituelles du seducteur ont perdu sur elle l'emprise du passe. Certes, elle est toujours sensible aux charmes de 1‘. ,5 /I [a 75 son amant, mais rien ne laisse supposer qu'elle soit prete e I succomber; meme pas ls "laissez-moi vite aller" dont J. Doolittle fait tant ds cas.78 Accepter que Done Elvire retombe dans ses faiblesses, c'est ignorer chez l'heroine sa force de caractere retrouvee st renforces par la foi, et l'intention edifiants de Moliere e montrer d'une part que la sincerite au bout du compte triomphe de la duplicite, et que d'autre part Dom Juan, 5 cause de l'inffime attitude envers sa femme, n'a que le chatiment final qu'il merits; plus le personnage est noirci plus la mort est justifies. La derniers repliqus de Done Elvire ss nuance meme s'un certain mepris: "Ne perdons point de temps en discours superflus," excite psut-etre par le mot "plaisir" qui est venu si naturellement aux levres de Dom Juan parce qu'il symbolise 1a quets de touts sa vie. Ce mot rend presque tangible le divorce profond de ces deux etres. Entre eux, tout veritable dialogue semble impossible - ils ne parlent pas la meme langue. Face 5 Dom Juan qu'inspirent seulement le desir, la recherche d'un plaisir toujours escompte plus aigu, plus delicat, Done Elvire incarne l'amour vrai. Tandis qu'en lui 1s mal s'aggravs sans cesse, la jeune femme suit une progression inverse. D'une passion brfilante, prete e toutes les violences, elle s'eleve e une tendresse genereuse st desinteressee, 5 un amour qui est don complet du coeur, oubli de sci-meme en faveur de l'etre aime: ". . . elle repart, apaises, penitents, st elle dit au monde nn adieu definitif."79 A une sensibilite profonds st douloureuse, elle joint uns rare force d'eme. Cette jeune femme ne passe qu'un instant, mais nous ne pouvons oublier son rayonnement. Dans l'emouvants figure ds Done Elvire, et toujours en es replagant dans l'epoque, on ne psut s'empecher de songer e la Princesse de Cleves st par suite 5 la penetrante remarque de Lafenestre suivant laquelle notre 4‘ f. [1 76 heroine nous offre, "ls portrait le plus complet de ces grandes dames du XVIIeme siecle passionnees et pieuses, d'une dignite si hautaine st si tendre dans les faiblesses de l'amour, les sacrifices du dsvoir, les retours vers 1a vertu."8O Cs genre ds femme est psut-etre passe de mode; les heroines de Corneille aussi. N'en meritent-slles pas moins notre admiration? Et n'sn sommes-nous pas moins touches? Eliante En face de Gelimene, de sa grece vive et brillante, de son charms e la fois attirant st decevant, Eliante psut sembler d'abord un peu effacee. Certains critiques la jugent fade, sans relief, comme toutes les ingenues trop sages. En fait, sous sa discretion voulue, cette jeune fills un pau meditative et secrete cache une psrsonnalite attachante que Moliere a nuances avec un soin particulier, et l'on decouvre en elle une sensibilite smpreinte de sincerite. Cette sensibilite se manifests d'abord dans la vie sociale. Eliante frequents 1e salon de Celimens oi elle prend naturellement part e la conversation. Mais, elle evite les defauts mondaine qu'impliqus 1e trap vif desir de plaire. Elle garde une reserve de bon ton et elle prend le plus grand soin de ne blesser personne par delicatesse de coeur. Sans doute, comme Alcsste et comme Philinte aussi avec qui elle partage dans l'enssmble la meme identite de vus, la "sincere Eliante" souffre-t-elle de l'hypocrisie sociale, de "cet echange de fausse monnaie qui n'a cours que par notre vanite" comme l'aura dit La Rochefoucauld.81 Autant que lui, elle condamne les flatteurs et les medisants. Mais, lucidement, elle a compris l'inutilite de la revolts et du desespoir; elle a compris que "c‘est une grande folie ds vouloir etre sage tout seul . . ." Elle ss ,1 77 soumet donc aux regles de la bienseance, mais comme on se soumet aux regles du jeu. Elle ne s'indigne pas dss "embrassades frivoles" qui jettent Alceste dans l'un de ses "noirs acces." Elle est la sagssse resignee. Plus profondement, elle estime qu'il ne convient pas, sous pretexte de sincerite, de proceder avec une franchise brutale, de tout dire sans menagements: les limites sont parfois delicates entre la courtoisie et la rudesse. Dans 1a scene dss portraits oi Celimene, stimulee par les marquis, s'abandonne a sa verve la plus spirituslle et la plus mordante, Eliante, choquee dans sa sensibilite trouve ce jeu de massacre assez cruel, et intervient avec beaucoup de tact, de liberte, de fermete souriante. Elle ne s'emporte pas comme Alceste, dans un mouvement d'indignation ver— tueuse mais quelque psu deplacee. Elle se desolidarise simplement, sans eclat de mauvais gofit, avec une ironie legere qui est la forme de pudeur d'un coeur delicat: "Ce debut n'est pas mal; et contre le prochain - La conversation prend un assez bon train" (II.iv). Avsc une parfaite mesurs, mais aussi beaucoup d'indulgence, ds loyaute, de bonte vrais, elle retablit la justice. Elle tents de ramener les medisants 5 plus de charite ou, au moins, de decence. Son apitoiemsnt sur les autres revelent sa sensibilite: Clitandre. Mais 1e jeune Cleon, chez qui vont aujourd'hui: Nos plus honnetes gens, que dites-vous de lui? Celimene. Que de son cuisinier il s'est fait un merits, Et que c'est e sa table e qui l'on rend visits. Eliante. Il prend soin d'y servir dss mets fort delicats (II.iv). Comme le remarque Rene Jasinski, "elevees 5 ce niveau, ces qualites sociales supposent de hautes qualites de coeur."82 Rubin Seymour incline I“ [j 78 dans le meme sens quand i1 mentionne "her greater generosity and humans- 83 uses," autant de qualites qui ne sauraisnt sxister sans sensibilite. Sous la discretion d'Eliante, nous devinons une delicatesse certains. La jeune fills aims Alceste. Pourtant, elle est consciente dss faiblesses du Misanthrope, ds ses exces, de son intransigsance et de ses eclats intem— pestifs, de ses reactions violentes souvent disprOportionnees e leur objet: "Dans ses fagons d'agir, il est fort singulier"(IV), reconnait- elle. Mais, sous cette originalite exterieurs, ces incongruités contre la mode et la civilite courante qui attirent les railleries faciles, elle a su decouvrir une ems d'elite. Elle dit "singulier" 15 oh Celimens dirait "extravagant." Alceste a trouve en elle un coeur e as mesurs. Elle voit en lui un etre exceptionnel; elle le "distingue" comme elle l'avoue elle- mems tres librement, avec beaucoup de pudeur etde delicatesse cspsndant: Mais j'en fais, je l'avoue, un cas particulier, Et la sincerite dont son Ems ss pique A quelque chose en 801 de noble st d'heroique. C'est une vertu rare au siecle d'aujourd'hui, Et je 1a voudrais voir partout comme chez lui (IV.ii). Elle admire sa rigueur morale, sa conception du dsvoir, son refus de touts compromission - ne jamais mentir, ns jamais "trahir son ems" - sa severite meme qui procede non de la malveillance, mais de l'idee tres haute qu'il se fait de la condition d'homme. Sans doute Eliante ss rend—elle compte qu'Alceste s'est fait le cham- pion d'une cause psrdue d'avance, qu'il poursuit une limits ideals, fatale- ment inaccessible, que sa position est illusoire, intenable. Mais elle a l‘eme assez grande pour le comprendrs sans lui rsssembler. Elle est sensible e la beaute st 5 la grandeur de ses aspirations. Elle aims sa noblesse, sa fierte chevaleresque, sa soif d'absolu. {\ f. 79 A cette estime fervents et presque cornelienne qu'elle lui vous se mele de la tendresse. Eliante devine les dechirements d'Alceste sans cesse heurte dans les contacts avec ses semblablss, douloureusement blesse st divise contre lui-meme dans son amour pour Celimene. On est tente de penser comme Jasinski, "Aves un instinct de devouement tres feminin, elle aims Alceste parce qu'il souffre, parce qu'elle voudrait 1e soigner, l'apaiser." Mais cette tendresse rests eminemment desinteressee. Eliante ne cede a aucune tentation egoiste, meme la plus apparemment legitime. Elle est prete e tous les sacrifices pour le bonheur de l'etre aime. Si elle constats avec une discrete melancolie: ". . . que l'amour dans les coeurs - N'est pas toujours produit par un rapport d'humsurs" (IV.i), elle respects l'amour d'Alceste pour Celimene, bien qu'elle sache sa propre valeur et le bonheur beaucoup plus sfir qu'elle pourrait lui offrir: Je ne m'Oppose point e touts sa tendresse; Au contraire, mon coeur pour elle s'interesse, Et, si c'etait qu'e moi la chose pfit tenir, Moi—meme 5 cs qu'il aims on me vsrrait l'unir (IV.i). Elle l'aime assez pour le vouloir heureux meme sans elle. A l'endroit de Celimene, sa rivals, dont elle doit pourtant juger severement la legerete, elle ne se permet pas la moindre medisance. Avec beaucoup de noblesse, elle s'abstient, ffit-ce devant Philinte, d'apprecier sa conduite disperses et ondoyante, par amour pour Alceste et par un scrupule delicat. Elle sait "qu'on ne voit pas les coeurs," que chaque etre humain demeure uns enigme dont personne, en definitive, n'est jamais sfir de posseder la clef; e Philinte qui lui demands si Celimene aims Alceste, elle fait cette reponse nuances qui suggere l'incertitude mysterisuse de la coquetterie: 80 C'est un point qu'il n'est pas fort aise de savoir. Comment pouvoir juger s'il est vrai qu'elle l'aime? Son coeur de ce qu'il sent n'est pas bien ser lui-meme; Il aims quelquefois sans qu‘il ls sache bien, Et croit aimer aussi parfois qu'il n'sn est rien (IV.i). Dans les situations les plus difficilss, Eliante garde une loyaute, une simplicite courageuses dont on ne peut qu'etre touche. Lorsque Alceste, trahi par Celimene, lui demands de l'epouser, en dss termes inadmissibles: Alceste. Vsngez—moi de ce trait qui doit vous fairs horreur. Eliante. Moi, vous venger! Comment? Alceste. En recevant mon coeur, Acceptez—le, Madame, au lieu de l'infidele; C'est par 15 que je puis prendrs vengeance d'elle (IV.ii). On psut imaginer sans peins cs qu'aurait fait Arsinoe dans les memes circonstances: En contrasts avec cette derniers, nous mesurons la genero- site d'Eliante. Il faut l'amour vrai, son exquise comprehension pour que soit repoussee sans indignation st sans colere cette offre scandaleuse. La jeune fills oublie cs qu'une telle demarche a pour elle de blessant et de cruel. Alceste souffre. Elle ne songs qu'e l'apaiser, e le reconforter: Je compatis, sans doute, 5 ce que vous souffrez, Et ne meprise point ls coeur que vous m'offrez; Mais psut-etre ls mal n'est pas si grand qu'on pense, Et vous pourrez quitter ce desir de vengeance (IV.ii). Ces propos revelent un sens psychologique tres sfir; Eliante ne veut pas abuser d'un moment de souffrance et de desarroi. Elle a le courage de refuser, ou du moins de differsr, ls bonheur qui s'offre. Mais cette maitrise ds soi ne va pas sans dechirements. Le ton desenchante de quel— ques vers trahit les blessures cachess d'une jeune fills qui sait trOp bien ,‘V 81 que les prOpositions ds mariage par ricochet n'offrent pas les garantiss ds bonheur auxquelles elle psut pretendre. Lorsque l'injure part d'un objet plein d'appas, On fait force desseins qu'on n'sxecute pas: On a beau voir, pour romprs, uns raison puissants, Une coupable aimes est bientet innocents; Tout 1e mal qu'on lud veut se dissipe aisement, Et l'on sait ce que c'est qu'un courroux d'un amant (IV.ii). Ces lignes ne pourraient-slles pas s'appliquer e elle-meme? Lorsque, au denouement, Alceste se retire seul dans son "desert" et lui echappe e jamais, elle ne prononce pas un mot de reproche. Si elle cede e un mouvement de depit bien legitims, elle n'est ni amere ni blessante: Vous pouvez suivre cette pensee; Ma main de se donner n'est pas embarrassee, Et voile votre ami, sans tr0p m'inquieter, Qui, si je l'en priais, la pourrait accepter (V.iii). Elle accepts d'epouser Philinte e qui l'unissent d'etroites affinites de coeur st d‘esprit. Comme l'ecrit Rene Jasinski, "elle sait se resigner au bonheur."85 Cette parfaite jeune fills qui est l'un dss personnages de Moliere pour qui J. Lemarchand a le plus ds tendresse,86 est une reussite de notre grand auteur comique: elle est meme une de ses plus attachantes heroines. Elle sait n'etre ni candide, ni desabusee. Elle nous offre 1e models d'une sensibilite voilee par une exquise discretion sentimentale, par le contrele incessant qu'elle exerce sur elle-meme, mais que ces contraintes memes affinentst approfondissent. A un siecle de le, Eliante subira la "mode sensible" et Fabre d'Eglantine n'hesitera pas e decouvrir au grand jour ce que nous decelons deje dans la piece de Moliere. Mariee a un Philinte egoists, son coeur n'en est pas moins sensible aux malheurs d'Alceste: r1 82 . . . Je tremble du danger que court cet inconnu, Comme si ls pareil nous etait advenu. 87 J'en suis vraiment emue, oui, js sens . . . Pour nous, e la fois vivante et ideals, elle incarne le bon sens intimement A I \ A I mele a un reve de beaute romanesque. Henriette Sur cette jeune heroine dss Femmes Savantes, les jugements sont tres divers, elogieux ou impitoyables, mais le plus souvent sans nuances. On se plait generalement e souligner sa nettete, sa sante, son bon sens. Mais on lui reproche volontiers une certains vulgarite de pensee, et une certains sechsresse. Nous allons voir qu'Henristte realise un equilibre parfait de toutes les facultes, que, si en elle la raison domine, elle n'etouffe pas une sensibilite vive, profonds et genereuse. Sur tous les points, elle s'Oppose e sa mere et e sa soeur. Des la premiere scene, nous sommes conquis par sa droiture franche, sa gaite, son esprit alerts: "Henriette est de France, et de Paris jusqu'au bout des angles. Touts l'escrime de l'esprit, elle la possede, st jusqu'e cet art supreme de n'en point fairs montre."88 Elle raille plaisamment les affectations d'Armande, ses air dedaigneux, son ton doctoral. Elle retourne ses arguments avec une dialsctique impeccable, une bonne grece un peu moqueuse: Armande. Votre visee au moins n'est pas miss 5 Clitandre? Henriette. Et par quelle raison n'y serait-elle pas? Manque-t—il de merits? Est-cs un choix qui soit bas? Armande. Non; mais c'est un dessein qui serait malhonnete, Que de vouloir d'une autre enlever 1a conquete; Et ce n'est pas un fait dans le monde ignore Que Clitandre ait pour moi hautement soupire. 83 Henriette. Oui, mais tous ces soupirs chez vous sont choses vaines, Et vous ne tombez point aux bassesses humaines; Votre esprit e l'hymen renonce pour toujours, Et 1a philosophie a toutes vos amours. Ainsi, n'ayant au coeur nul dessein pour Clitandre Que vous importe-t-il qu'on y puisse pretendre (1.1)? Elle se permet meme quelques traits un peu vifs pour une jeune fills, presque dss gaillardises e la Sevigne. Mais il ne faut psut—etre pas l'en rendre tout e fait responsable. Par la bouchs d'Henriette, c'est la meilleure verve satirique de Moliere lui-meme qui s'exprime alors avec une joyeuse malice; e Armande qui lui conseille de partagsr les hautes preoccupations philosophiques st scientifiques de Philaminte, Henriette riposte non sans une certain verdeur: Mais vous ns seriez pas cs dont vous vous vantez, Si ma mere n'efit eu que de ces beaux cetes Et bien vous prend, ma soeur, que son noble genie N'ait pas vaque toujours e la philOSOphie. De grece, souffrez-moi, par un peu de bonte, Des bassesses e qui vous dsvsz la clarte; Et ne supprimez point, voulant qu'on vous seconds Quelque petit savant qui veut venir au monde (I.i). D'ailleurs, le sourire d'Henriette sauve tout. Elle est gaie, elle est heureuss parce qu'elle sait que Clitandre l'aime et qu'elle espere l'epouser bientet. Cette gaiete un peu ironique ne trahit nullement une certains secheresse de coeur. C'est "un element de sa force, et c'est ls signs de la jeunesse."89 C'est surtout une forme de defense. Henriette devine que les conseils ds sa soeur sont interesses. Elle sent qu'Armande engage contre elle une lutte impitoyable oi tous les moysns seront bons: 1e mensongs, la calomnie. Elle ne veut lui laisser aucune prise: cette gaiste est sa seule force. Neanmoins, l'une dss plus perfides attaques d'Armande a porte: {I 84 Armande. Mais e l'offre dss voeux d'un amant depite, Trouvez-vous, js vous prie, entiere sfireté? Croyez—vous pour vos yeux sa passion bien forte, Et qu'en son coeur pour moi touts flamme soit morts? Henriette. 11 me ls dit, ma soeur, et, pour moi, je le crois (I.i). On ls devine au ton grave st depouille de la reponse d'Henriette. Sans doute psut—on juger qu'Henriette simplifie un peu les questions de sentiment: elle ne semble pas avoir fait 1a moindre difficulte pour agreer les hommages de celui qui avait si longtemps courtise sa soeur. Mais, comme l'observe Gustave Reynier, "Si elle a si vite tsndu la main e Clitandre qui venait vers elle, cs n'est pas seulement parce qu'elle sentait entre elle et lui uns certains correspondance de sentiments et d'idees, c'est aussi parce que le mariage qu'il lui offrait etait pour elle une liberation."9O De touts fagon, la reponse d'Henriette est touchants. Elle revels une vrais noblesse ds coeur. Aux insinuations mssquines et un peu troubles d'Armande, Henriette Oppose la simple et merveilleuse certituds d'un amour vrai, oi elle s'est engages tout entiere. Droite st sincere, la jeune fills ne doute pas de la sincerite de celui qu'elle aims. De son cete, une fois qu'elle a accorde sa confiancs, Henriette ne voudrait pas la remettre en question. Mais l'assurance d'Armande fait naitre en es soeur une angoisse secrets. C'est pour confondre Armande autant que pour s'en— tendre confirmer les penchants amoureux de Clitandre qu'elle s'adresse e cs dernier: "Pour me tirer d'un doute ofi me jette ma soeur, - Entre elle et moi, Clitandre, sxpliquez votre coeur (I.ii). Rassuree, elle entreprend de defendre son bonheur avec vaillance, d'une maniere douce, mais resolus. On a juge trOp realistes les conseils qu'elle dome a Clitandre: 85 Un amant fait sa cour oi s'attache son coeur, Il veut de tout le monde y gagner la faveur; Et, pour n'avoir personne 5 ea flamme contraire Jusqu'au chien du logis il s'efforce de plaire (I.iii). Mais pourquoi reprocher e Henriette de voir la vie telle qu'elle est? De plus n'est-il pas naturel qu‘elle ait pris l'habitude de se defier des illusions et du romanesque qui ont egare Belise et Armande? Sa clair- voyance n'exclut pas une delicatesse de sentiments. Henriette n'est pas dupe dss defauts de ses parents. Cependant, elle leur garde beaucoup de respect; la reserve delicate avec laquelle elle explique e Clitandre les caracteres opposes de son pere et de sa mere - dont elle a souffert cspsndant - temoigne de sa sensibilite filiale: Mon pere est d'une humeur e consentir e tout, Mais il met psu de poids aux choses qu'il resout; 11 a regu du Ciel certains bonte d'ems Qui ls soumet d'abord e ce que veut sa femme (I.iii). Malgre 1a faiblesse un peu leche ds Chrysale dont elle risque d'etre victims, on devine qu'Henriette lui conserve beaucoup d'affsction compatis- sante. A l'egard de Philamints qui la traits si durement, elle ne s'autorise aucun reproche direct. Une pareille discretion revels beaucoup de noblesse. Son amour pour Clitandre, s'il est lucide st sans illusions, ns manque pas ds chaleur. On ls devine e la tendresse delicate de quelques vers: "Et js me trouve assez votre gofit et vos yeux" (I.iii). A l'acte III, Henriette est dans la meme situation que Mariane, la jeune premiere de Tartuffe. A l'une comme e l'autre, on veut imposer un intrigant, meprisable st deteste. Elle tents d'abord de decourager Trissotin par une indifference absolue. Henriette fait front courageuss- msnt; telle les "vives bourgeoises de Tallemant, Henriette a la replique breve, les coups de boutoir directs."91 u 86 Trissotin. Peut-etre que mes vers importunent Madame. Henriette. Point. Je n'ecoute pas (III.ii). Elle garde son sangsfroid; mais, envers Armande, son ironie se fait de plus en plus cinglants, st quelques repliques discretes decelent son inquietuds devant son bonheur compromis par les sxtravagances de as mere et ds sa soeur. La soudaine autorite de Chrysale ne la rassure qu'e demi. Elle murmurs e son oncle Ariste: "Helasl dans cette humeur, conserves—ls toujours" (IV.v). Dans cette replique desenchantee perce une sensibilite inquiete qui a dfi etre parfois blesses. Cependant, Henriette se maitrise vite. Sa vaillance la conduit 5 debattre elle-meme son sort avec Trissotin. Elle l'aborde hardiment, de la maniere franche st directs qui est la sienne: C'est sur le mariage oi ma mere s'apprete Que j'ai voulu, Monsieur, vous parler tete e tete; Et j'ai cru, dans le trouble ofi je vois la maison, Que je pourrais vous fairs ecouter la raison (V.i). Dans ces circonstances, pour elle si ingrates et penibles, s'affirment sa droiture et sa noblesse de coeur. Pour l'amener e renoncer e elle, Henriette fait appel e la generosite de Trissotin, puis de fagon emouvante e ce qui psut lui rester de sensibilite, de delicatesse et d'honneur. Elle, si frandn, se contraint e vanter les merites de l'intrigant pour menager sa fierte d'homme: Si l'on aimait, Monsieur, par choix et par sagssse, Vous auriez tout mon coeur et touts ma tendresse; Mais on voit que l'amour se gouverne autrement. Laissez—moi, je vous prie, e mon aveuglement, Et ne vous servez point de cette violence Que pour vous on veut fairs e mon obeissance. Quand on est honnete homme, on ne veut rien dsvoir A cs que des parents out sur nous de pouvoir; On repugns e se fairs immolsr cs qu'on aims; Et l‘on veut n'obtenir un coeur que ds lui—meme (V.ii). 87 Sous leur discretion, les accents d'Henriette sont pathetiques. Le ton en est grave. On mesurs, au cours de la scene, cs qu'une telle demarche a dfi lui cofiter. Lorsque s'affirme ls brutal cynisme de Trissotin, 1a jeune fills perd sa maitrise d'elle-meme. Avec une violence croissants et une ironie cinglants, elle menace Trissotin dss pires represailles feminines: Mais savez-vous qu'on risque un peu plus qu'on ne pense A vouloir sur un coeur user de violence? Qu'il ns fait pas bien sfir, e vous 1e trancher net, D'epouser une fills en depit qu'elle en ait (V.i)? Elle est 5 la fois desesperee st meprisante. Cette colere trahit e la fois la revolts de sa sensibilite devant son bonheur si absurdement compromis et l'indignation de son ems droits et genereuse devant tant de bassesse. Les deux sentiments se melent intimement. Nous sommes e la frontiers delicate qui separe la sensibilite pure de la sensibilite ‘vertueuse. Apres l'entrevue avec Trissotin, on devine Henriette tendue. Pour la premiere fois, elle demands e Chrysale de l'aider. La fermete de son pere est sa derniers chance. Elle l'encourags et le supplie en meme temps. Elle ss fait pressante: Soyez ferme e vouloir ce que vous souhaitez, Et ns vous laissez point seduirs e vos bontes; Ne vous relechez pas, st faites bien en sorts D'empecher que sur vous ma mere ne l'emports (V.ii). Elle ne se permet aucune plainte. Jusqu'au bout, elle se defend courageusement, pied e pied. Cependant, lorsque Philaminte lui permet enfin d'epouser Clitandre, c'est elle qui repousse alors cette union qu'elle avait tant souhaitee, pour laquelle elle avait tant lutte: "Non, ma mere, je change e present de pensee —— Souffrez que js resists e votre volonte" (V.iv). 88 Elle 1a repousse par un scrupule delicat et genereux. Elle ss croit ruinee. Elle aims trOp Clitandre pour lui fairs partagsr sa gene: Je sais le psu de bien que vous avez, Clitandre, Et js vous ai toujours souhaite pour epoux. Lorsqu'en satisfaisant e mes voeux les plus deux, J'ai vu que mon hymen ajustait vos affaires; Mais lorsque nous avons les destins si contraires, Je vous cheris assez dans cette extremite, Pour ne vous charger point de notre adversite (V.iv). Cet accent de doulsur tendre est attendrissant. Comme le souligne Davignon: "Dans cs refus, quel aveu de tendresse et comme on sent au tremblement de sa voix mouillee de larmes de quelle lutte navrante st 92 heroique ce refus est l'issue." Comme Eliante, Henriette aims, pour elle-meme, certes, main bien plus pour le bonheur de l'etre aime. Ce sacrifice 1a dechire, pourtant elle rests forte. Aux protestations de Clitandre, elle repond simplement: L'amour dans son transport parle toujours ainsi. Des retours importuns evitons ls souci. Rien n'use tant l'ardeur de ce noeud qui nous lie, Que les fecheux besoins dss choses de la vie, Et l'on en vient souvent e s'accuser tous deux De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux (V.iv). Henriette est tendre sans illusions. Sa lucidite un peu meurtrie et desenchantee trahit une experience douloureuse, bien que sans amertume. Elle prefers renoncer 5 son amour alors qu'il est encore intact st merveil- leux plutet que de le voir s‘effriter sous l'effet dss soucis de la vie quotidienns. Elle pousse 1a delicatesse jusqu'e l'abnegation. Dans ce dur effacemsnt qui constitue une victoire sur ses sentiments les plus chers, elle garde une simplicite, un naturel emouvante. L'elan passionne de sa reponse e Ariste revels une sensibilite chaleureuse, une ardeur trop longtemps contenue: 89 Ariste. N'est-ce que le motif que nous venons d'entendre Qui vous fait resister e l'hymsn de Clitandre? Henriette. Sans cela vous verriez tout mon coeur y courir, Et je ne fuis sa main que pour trop ls cherir (V.iv). Ces derniers vers nous livrent le vrai visage d'Henriette. Sa sfirete, sa maitrise ne doivent pas fairs illusion; elles ne vont pas sans luttes, sans cheminements douloureux. Comme Eliante, Henriette a poursuivi sur elle-meme un dur effort pour s'equilibrer, pour contenir en de justes limites les aspirations d'une sensibilite profonds que l'amertume de l'experisnce a vite blesses. Pourquoi regretter qu'elle n'ait pas le charms un peu romanesque de ces ingenues plaintivss ou mutines qui peuplent 1e theetre de Moliere? L'auteur ici encore a mise juste: 11 a refuse la "carte du Tendre" pour jouer la carte du coeur.93, Son charms est infiniment plus prenant et plus vivant. Elle a reussi la difficile conciliation de la lucidite et de la tendresse. De toutes les heroines de Moliere, c'est assuremsnt l'une dss plus touchantss: elle sait gagner e la fois notre sympathie et notre estime. Forte, clairvoyante st tendre, c'est une figure parfaitement harmonieuss. Angelique Dans L3_Ma1ads Imaginaire, comedie dont la bouffonneris meme est parfois si cruelle, Angelique apporte la fraicheur et la tendresse. "Angelique, c'est la naissance ds l'amour, ses divinss naivetes, sa surprise emerveil- lee."94 La premiere scene ofi elle apparait en compagnie de Toinette est charmante: Angelique. Toinette. (La regardant d'un oeil languissant, lui dit confidsmment.) Toinette. Quoi? ,1 9O Angelique. Regards-moi un peu. Toinette. He bien! js vous regards. Angelique. Toinette! Toinette. He bien, quoi, "Toinette"? Angelique. Ne devines—tu point ds quoi je veux parler? Toinette. Je m'en doute assez: de notre jeune amant (I.iv). Sur ls fond paisible dss repliques de Toinette, les repliques d'Angelique brodent comme des variations musicales, d'une grece allegre. La jeune fills voudrait etre comprise e demi-mot. Son bonheur est si grand qu'il la transfigure, qu'il rayonne, qu'il l'etouffe un peu. Elle ne peut le garder pour elle seule. Ce besoin de parler e tout instant de l'etre aime est un dss premiers symptemes de l'amour. Il lutte, ds maniere exquise, avec la pudeur de la jeune fills qui voudrait que Toinette jette le de. Angelique se fait vive, pressante comme pour toucher un secret ou un sujet defendu. Mais, tres vite, elle cesse 1e jeu st elle confesse, avec une fougue et une spontaneite emouvantes: "Je t'avoue que je ne saurais me lasser de ts parler de lui, et que mon coeur profits avec chaleur de tous les moments de s'ouvrir e toi" (I.iv). Isolee entre un pere egoiste et une femme froidement calculatrice dont elle derange les plans, Angelique n'a personne pour l'aimer sauf Toinette. Elle cherche l'appui d'une ainee. Par une bien jolie casuis- tique, elle voudrait s'entendre conseiller d'aimer Cleante, alors qu'elle l'aime deje de tout son coeur et que son bonheur a deje donne e ces fausses questions la plus rayonnante dss reponses: Angeliqge. Mais dis-moi, condamnes-tu Toinette, les sentiments que j'ai pour lui? Toinette. Js n'ai garde. 91 Angelique. Ai-je tort de m‘abandonner e ces douces impressions? Toinette. Je ne dis pas cela. Angeligge. Et voudrais-tu que je fusse insensible aux tendres protestations de cette passion ardente qu'il temoigne pour moi? Toinette. A Dieu ne plaise (I.iv)! L'enthousiasme de la jeune fills croit de replique en replique, finement souligne par l'affaiblissement parallels de certains termes: "condamnes-tu . . . ai-je tort . . . voudrais-tu, st leur coloration de plus en plus affective. Angelique ecoute e peins les breves repliques de Toinette dont l'ironie lui echappe. Elle n'en retient que la prudente approbation qui lui sert ds tremplin: "Dis—moi un peu, ne trouves-tu pas, comme moi, quelque chose du Ciel, quelque effet du destin, dans l'aventure inopinee de notre connaissance"? Touts 5 see confidences, la jeune fills revit la griserie, l'eblouis- sement de la premiere rencontre. Ls theme est evoque avec beaucoup de jeunesse, de grece tendre et romanesque. Elle s'attarde au moindre detail de cette rencontre unique et merveilleuse. Elle s'enchante elle—meme de ses souvenirs et elle enveloppe ls jeune homme d'un halo de ferveur, d'admiration st d'amour; elle dsvient lyrique: Angelique. Ne trouvss—tu pas que cette action d'embrasser ma defense sans me connaitre est tout e fait d'un honnete homme? Toinette. Oui. Angelique. Que l'on ne peut pas en user plus genereusement? Toinette. D'accord. Angelique. Et qu'il fit tout cela de la meilleure grece du monde? Toinette. 0h: oui (I.iv). 92 Avec une ironie tendre, Moliere souligne la montee du ton par l'abondance dss superlatifs qui trahissent l'abondance du coeur. Tour 5 tour reveuse, ardente, Angelique trouve dss accents d'une fraicheur et d'un naturel exquis. Au contraire dss jeunes filles de Marivaux aux abandons souvent concertes, elle ne calcule pas. Devant l'amour qui s'offre, elle est tout elan. Vivs, spontanee, sa sensibilite demeure volontiers inquiete: Angelique. Mais, ma pauvre Toinette, crois-tu qu'il m'aime autant qu'il me le dit? Toinette. Eh, eh! ces choses-le, parfois, sont un peu sujettes e caution. Les grimaces d'amour ressemblent fort e la verite; st j'ai vu de grands comediens le-dessus. Angelique. Ah! Toinette, que dis-tu 1e? Helas! de la fagon qu'il parle, serait-i1 possible qu'il ne me dit pas vrai (I.iv). Angelique est trop passionnee pour sourire de la joysuse taquineris de Toinette. On la devine tout de suite grave, tendue, presque douloureuse: "Ah: Toinette; si celui-1e me trompe, je ne croirai de ma vie aucun homme" (I.iv). Neanmoins, 1e bonheur l'emporte, ce bonheur qui fait fuser ls rire frais st gentil d'Angelique, dont ls rythms dansant souleve ses repliques tant qu'elle psut croire, au debut de la scene V de l'acte I que son revs est en train ds se realiser: Argan. . . . A ce que je puis voir, ma fills, je n'ai que fairs vous demander si vous voulez bien vous marier. Angelique. Je dois fairs, mon pere, tout cs qu'il vous plaira de m'ordonnsr (I.v). La joie d'Angelique perce sous sa soumission heureuse. Elle est rayonnante. La maniere timide et embarrassee dont elle avoue e son pere 1a rencontre de Cleante a touts 1a grece d'un amour jeune et candide. Avec une grande legerete de touche, Moliere analyse tous les mouvements 93 de sa sensibilite. La scene est d'abord construite sur un double mouve- ment ascendant. "Argan prend une sorts de plaisir e denombrer les qualites de son futur gendre. Tandis que ses repliques s'etagent et montent vers ce qu'il considers comme un sommet 'qui sera recu medecin . . . ,' celles d'Angelique, de plus en plus confiante et rassuree suivent aussi un mouvement similaire. Elle entend deje, pour ainsi dire, le nom de Cleante qui, pour elle, represents le bonheur parfait."95 Argan. Ils disent que c'est un grand jeune gargon bien fait. Angelique. Oui, mon pere. .££E§2° De belle taille. Angelique. Sans doute. Aggan. Agreable de sa personne. Angelique. Assurement. A3533. De bonne physionomie. Angéligue. Tres bonne (I.v). Alors s'amorce un savant decrescendo. D'abord etonnee, puis effleuree d'une vague inquietude, deconcertee, alarmee, la jeune fills s'apergoit psu e psu du quiproquo. C'est pour elle une revelation terrible. Elle la supports courageusement, avec beaucoup de noblesse et de dignite dans son chagrin: Argan. Qu'est-ce? Vous voile touts ebaubie? Angelique. C'est, mon pere, que je connais que vous avez parle d'une personne, et que j'ai entendu une autre (I.v). Elle rests deferente dans son langage et son attitude. Cette maitrise d'elle-meme nous revels deje un autre aspect d'Angelique: e cete de la jeune fills tendre qui s'abandonne avec delices e l'emsrveillement de son premier amour, nous allons voir s'affirmer "un petit etre qui defend 94 eprement son bonheur." Le premier choc passe, elle entreprend la lutte comme Henriette: Toinette. Votre belle-mere ne s'endort point, st c'est sans doute quelque conspiration contre vos interets ofi elle pousse votre pere. Angelique. Qu'il dispose de son bien 5 ea fantaisie, pourvu qu'il ne dispose point de mon coeur. Tu vois, Toinette, les desseins violents que l'on fait sur lui. Ne m'abandonns point, je te prie, dans l'extremite ofi je suis (I.viii). La situation d'Angeliqus apparait pour le moment angoissante. Elle a non seulement son amour e defendre, mais aussi sa liberte. Elle est plus vulnerable qu'Henristte, plus douce, plus faible. Il fallait deviner la souffrance ou l'inquietude d'Henriette. Angelique manifests davantage ses sentiments. Sans se complaire dans son desespoir, elle l'exprime en un style tres "sensible" oi tous les mots trahissent une forte agitation ds l'eme, dont la coloration affective et pathetique evoque deje, avec beaucoup plus de naturel st moins d'emphase, 1e style des heroines de La Chaussee. Mais, lorsqu'il ls faut, Angelique sait fairs preuve d'ensrgie et de resolution, voirs d'audace froide st concertee. Sur un fond de douceur st d'emouvante tendresse, elle revels une certains force morale, un courage qui accroissent 1e charms du caractere st lui gagnent touts notre sympathie. Misaen demeure d'epouser 1e stupide Thomas Diafoirus, elle resists d'abord avec uns fermete doucs st deferente, elle s'efforcs de gagnsr du temps. Mais, tres vite, ls ton monte. Comme ls remarque Jacques Arnavon, "Ange- lique defend sa vie. La defense est d'ailleurs touchants et revels une "95 ems de qualite, une ems consciente de sa dignite et du serieux de la vie. /\ f1 95 Angelique. Eh! mon pere, donnez-moi du temps, je vous pris. Le mariags est une chains ofi l'on ns doit jamais soumettre un coeur par force (II.vi). Comme Henriette, elle fait appel e l'honnetete de Thomas. Devant sa muflerie, elle abandonne tout menagement. Son ton dsvient violent, legerement sarcastiqus. Sans aucune fausse pudeur, avec une droiture franche, st psut-etre une nuance de defi, elle oppose aux arguments de Thomas la brutalite d'une situation ds fait: Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ns . O . . \ sont pOint necessaires dans notre Siecle; et quand un mariage nous plait, nous savons fort bien y aller sans qu'on nous y trains (II.vi). Elle remet tout dans la clarte st ne craint pas d'appeler les choses par leur nom. Aux perfides insinuations de Beline, elle repond par une attaqus nette et directs: Beline. Elle a psut-etre quelque inclination en tete. Aggelique. Si j'en avais, Madame, elle serait telle que la raison et l'honnetete pourraient me la psrmettre (II.vi). La violence et la hardiesse de la jeune fills s'expliquent par le peril extreme ofi elle se trouve et par une legitime indignation; elle a vu clair dans le jeu de Beline et elle fait comprendrs e l'intrigante qu'elle n'entend nullsment se laisser intimider: "Le dsvoir d'une fills a des bornes, Madame, et la raison et les lois ne l'etendent point e toutes sortes de choses" (II.vi). La fermete d'Angelique est fortifiee par le sentiment de son bon droit. Elle se defend avec beaucoup de feu st d'esprit. Elle va tres loin dans la contre-attaque; dss mots d'un terrible realisms sont prononces: 11 y en a d'autres, Madame, qui font du mariage un commerce de pur interet, qui ne se marient que pour .L.. ’It 96 gagner dss douaires, que pour s'enrichir par la mort de ceux qu'elles epousent, st courent, sans scrupule de mari en mari pour s'approprier leurs depouilles (II.vii). Le courage de la jeune fills est d'autant plus emouvant que son angoisse et sa tendresse ne laissent pas de transparaitre par instants, dans la priere discretement suppliante qu'elle adresse 5 son pere; par exemple: "Si mon pere ne veut pas me donner un mari qui ms plaise, je le conjurerai, au moins, de ne point me forcer e en epouser un que je ne puisse aimer" (II.vi). Angelique se fait du mariage une ides grave st belle: "Chacun a son but en es mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l'aimer veritable— ment, et qui pretends en fairs tout l'attachement de ma vie, je vous avoue que j'y cherche quelque precaution" (II.vi). Dans ces paroles, elle met touts la ferveur et touts la profondeur de son amour, qui est don total et definitif a l'etre aime. Cette sensibilite fremissante qui donne son prix e la resolution d'Angeliqus se manifests e plein dans la scene cruelle oh la jeune fills croit son pere mort. D'abord etonnee, inquiete, puis atterree, elle ’ . laisse eclater son chagrin avec une Sincerite bouleversante: Angelique. Qu'as-tu, Toinette, et de quoi pleures-tu? Toinette. Helas£ j‘ai de tristes nouvelles e vous donner. Angelique. He quoi? Toinette. Votre pere est mort. Angelique. Mon pere est mort, Toinette? Toinette. Oui; vous le voyez 15. Il vient de mourir tout e l‘heure d'une faiblesse qui lui a pris. Angelique. O Ciel! quelle infortune: quelle atteinte cruelle! Helasl faut-il que js perds mon pere, la seuls chose qui me restait au monde? et qu'encore, pour un surcroit de desespoir, je ls perds dans un moment ofi 97 il etait irrite contre moi? Que dsviendrai—je, malheureuse, et quelle consolation trouver apres une si grande perte (III.xiii)? Cette explosion de doulsur revels une sensibilite qui ne se caracterise plus seulement par la profondeur dss emotions, mais par leur pleine expan— sion. Sans tomber dans l'emphase declamatoire dss heroines de La Chaussee, Angelique s'exprime avec uns certains eloquence que soulignsnt les apos— trOphes, les accumulations, les reprises, les interrogations oratoires, les coupes qui detachent les mots les plus charges d'emotion. De plus, e sa souffrance prOprement dite, se melent dss remords, dss scrupules qui l'accroissent encore. Cette fusion est caracteristique de la forme de sensibilite qui triomphera au XVIIIeme siecle et qui se confond avec la vertu, l'attachement aux plus nobles principes moraux. La sensibilite d'Angeliqus est cells d'une ems exigeante, consciente et rsspectueuse de tous ses devoirs, en particulier dss egards qu'elle doit e son pere. Elle a le sens aigu de sa faute et de la reparation necessaire. La mort brutale de son pere lui apparait presque comme le chetiment d'une revolts qu'elle jugs maintenant coupable. Par tendresse pour Argan, mais aussi dans un esprit d'expiation, elle renonce d'ells-meme e tout bonheur: Ah! Cleante, ne parlons plus de rien. Laissons 1e toutes les pensees du mariage. Apres la perte de mon pere, je ns veux plus etre du monds, st j‘y renonce pour jamais. Oui, mon pere, si j'ai resiste tantet e vos volontes, je veux suivre du moins une de vos intentions, et reparer par 1e 1e chagrin que je m‘accuse de vous avoir donne (III.xiv). Le ton est grave, pathetiqus, d'une resonance nouvelle dans le theetre de Moliere. La jeune fills est egaree par sa doulsur. On mesurs 1e prix \ de son renoncement lorsqu'elle decouvre que la pretendue mort de son pere [O 98 n'etait qu'une epreuve. Elle adresse e Argan une priere affectueuse et douce, mais ofi perce une supplication desesperee: . . . souffrez qu'ici je me jette e vos pieds pour vous supplier d'une chose. Si vous n'etes pas favorable au penchant de mon coeur, si vous ms refuses Cleante pour epoux, je vous conjure, au moins de ne me point forcer d'en epouser un autre (III.xiv). Absoute et enfin heureuss, elle tombs dans ce que Stendhal appellera ls "silence du bonheur." Elle ne ls brise plus que par une objection delicate. Le bonheur ne la rend ni egoiste, ni insouciante. Son respect filial s'inquiete des preparatifs de la ceremonie burlesque au cours de laquelle son pere doit etre fait medecin. "Mais, mon oncle," remarque—t- elle avec une nuance de leger reproche, "il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon pere" (III.xiv). Beralde la rassure: il ne s'agit que d'un innocent divertissement, sans aucune intention blessante. La reticence d'Angelique etait si nette cspsndant que Cleante veut l'entendre formuler maintenant son adhesion: Cleante. Y consentez—vous? Angelique. Oui, puisque mon oncle nous conduit (III.xiv). Elle accepts avec un sourire. La jolie nuance "puisque mon oncle nous conduit" revels, avec un sens aigu dss bienseances, une aveu deguise du coeur. Nous venons de voir que quelques heroines de Moliere savent etre sensibles et qu'aucune n'est interchangeable, ni dans sa personnalite, ni dans son rele. Aucune de celles que nous avons etudiess, e l'excsption psut—etre d'Henriette, n'est 1e centre d'interet de sa piece, car si tel etait 1e cas la comedie glisserait vers le drame, ce qui serait contraire aux intentions de Moliere. Leur rele est double: un rele commun aux autres f) I“ f. 99 personnages qui est de faire ressortir tel ou tel trait de caractere, et un rele unique qui est d'apportsr resonance, gravite et signification aux comedies. Dans L'Ecole des Fsmmes, par exemple, nous avons dans la scene d'exposition une peinture fidels d'Arnolphe soit par Chrysalde, soit par lui-meme quand i1 depeint Agnes. Dans les scenes suivantes chaque personnage avance apporte son eclairage nuance: tour 5 tour, egoisme, generosite, gaillardise sont mis en lumiers. Mais c'est Agnes ssule, sensible st compasses pour tous st insensible envers Arnolphe, qui apporte ls cete poignant st humain dans cette comedie. Arnolphe, en depit de tous ses travers st defauts meprisables est capable de souffrir, st nous specter teurs ressentons e certains endroits quelques pincements de coeur qui satisfont notre profond besoin de verite psychologique. Dans 2 m £222 1a marche dramatique de la piece ne semble pas necessiter la presence de Done Elvire. La condamnation de Dom Juan ss justifie sans l'apport de cette femme, si haute en couleur; Moliere accumuls crime sur crime: seduction, libertinage, inhumanite, hypocrisie. Qu'il tents de seduirs deux campagnardes, qui ne demandent qu'e l'etre, cela ne nous emeut guere; Dom Juan n'est que fidels 5 ea reputation. Mais qu'il abuse d'un amour passionne, sincere st desinteresse en la personne de Done Elvire et qu'il ls meprise par surcroit, alors notre sensibilite s'eveille, Dom Juan resplendit dans son abjection et la piece y gagne en densite humaine. Entrs une coquette et une prude, Eliante (Lg Misanthrope) apporte l'element moderateur necessaire e l'equilibre sentimental d'Alceste. Meme si cs dernier ls rejette, 1a justesse de l'opinion qu'il s'est fait de cette heroine ls pousse e venir vers elle e qui i1 confie sa grande decep— tion, l'ecroulement ds ses illusions. C'sst sur le coeur d'Eliante qu'il /O 100 epanche son coeur meurtri. Sa rage et sa mauvaise humeur qui se manifes- tent un psu partout font place 5 l'aveu de la plus profonds sincerite. C'est grece e la sympathie, e la compassion, e la sensibilite d'Eliante que nous devons d'avoir ls cri du coeur d'Alceste qui revels cs dernier dans touts sa complexite humaine. La sensibilite de ces personnages a aussi dss consequences sur la conduite dramatique st ls comique de la piece, consequences que nous avons deliberement omises mais qui feront l'objet de notre prochain developpement. Footnotes 1Rene Bray, La Preciosite et les Precieux (Paris: A. Michel, 1948), p. 26. '— 2A. Dauzat, Dictionnaire etymologique de la langue frangaise (Paris: Larousse, 1938). 3 G. Cayroux, Lg frangais classique (Paris: Didier, 1948). 4EncycloEedie (Neufchetel: Samuel Faulche, 1965). 5Grand Larousse Encyclopedigue (Paris: Larousse, 1960). 6Jules Brody, French Classicism: ‘A Critical Miscgllagy (Englewood Cliffs: Prentice—Hall, 1966). 7G. Lanson, Histoire $3 13 litterature fransaise (Paris: Hachstte, 1953), p. 272. 8J. Racine, Berenice (Preface). 9 Lanson, 22. cit., p. 165. 1OT. Maulnier, Racine (Paris: Gallimard, 1947); Po 39. 11 P. Valery, Variete I (Paris: Gallimard, 1930), p. 75. 12Lanson, 2p. cit., p. 298. 13Ibid., p. 337. 14 Ibid, 15A Gide, Incidences (Paris: Gallimard, 1924), p. 65. 16Maulnier, 22, cit., p. 85. 17J. Scherer,.Lg dramaturgie classique an France (Paris: Nizet, 1959), p. 23. "Les malheurs, reels ou imaginaires, arrachent aux personnes dss larmes abondantes, qui, sur un public deje 'sensible', agissent par contagion." 101 102 18 J.E. Fidao-Justiniani, Qu'sst-ce qu'un classique? (Paris: Firmin Didot, 1930). "Et si 1e public applaudissait aux attendrissements du visil Horace, il avouait d'un meme entrain Racine qui disait: 'C'sst une expece de plaisir de pleurer et Homers ne dit jamais autrement sinon il pleura e coeur joie'." (p.40) "Racine dans ses prefaces, parle des larmes ainsi que d'un effet naturel e la tragedie; et 11 suffisait que les spectateurs pleurassent e ses pieces, pour qu'il se crfit en droit de les estimer bonnes. Boileau n'etait pas, la—dessus, d'un autre sentiment; 1a preuve en est que l'eloge qu'il fait d'I hi enie n'est compose que des larmes dont ls public avait honore cette piece." (p. 40) "La tragedie d'Esther ne devait pas laisser non plus les spectateurs indifferents ou insensibles: elle est, dit Mme de Sevigne 'd'une grande beaute qu'on ne soutisnt pas sans larmes'. La meme exacts chroniqususe snrsgistrait l'effet que ls spectacle avait produit sur le grand Conde: 'Mr. ls Prince y a pleure'. On pleurait donc fort bien au theetre, et 81 bien que la mode, 5 un moment donne, fit une obligation st comme un dsvoir aux emes sensibles, d'emportsr e la comedie dss mouchoirs destines e sechsr leurs pleura." (p. 50). 19Gide, 22. cit., p. 67. 20Les Phedrs, Roxanne, Hermione ne respectent pas la regle classique suivantsde la bienseance: "il ne faut jamais qu'une femme fasse entendre de sa propre bouchs 5 un homme qu'elle a de l'amour pour lui." F. D1Aubi- gnac, Pratique QB theetre (Paris: Champion, 1927), p. 329. 21En effet, e une epoque donnee, la frequence d'un mot temoigne de la vitalite d'une ides, d'un concept, d'un art de vivre: 1s mot "bien- seancs" apparait, a titre d'exemple, uns douzaine de fois dans la Princesse de Cleves. A—t—on jamais vu plus de "complexe" dans la —.—'T'_"-—T—_ . s . litterature qu'a partir du moment ou la psychologis est devenue une science vulgarisee? Plus pres de nous encore, les notions de "condition humaine" st d' "absurde" nous ont rebattu les oreilles; cs qui est dans la litterature est dans la vie, ou, si l‘on prefers, les sujets dont on parle se discutsnt aussi dans les oeuvres. Dans les exemples suivante nous relevsrons la frequence dss termes "sensible" st "insensible" employee comme substantifs (ce qui sera ls cas e partir de Marivaux) et "sensibilite." 220. Ferval, Mme 92 Deffand (Paris: Fayard, 1937), p. 20. "Mais la con- trainte officielle genait tout, et i1 avait fallu la mort du roi pour liberer une jeunesse qui, dans l'ombre, attendait son heure." 23 P. Trahard, Les Maitres dg'lE’Sensibilite frangaise 53 18eme siecle (Paris: Boivin, 1931), p. 18. "La sensibilite s'exprime sans con- trainte, rejette la pudeur, les usages tyranniques, les conventions importunes, 1a politesse hypocrite qui la reglaient aux dixpseptieme siecle." . '1‘ f. ’r‘ ,Q ,- 103 24Ruth K. Jamieson, Marivaux: A Stu in 18th Century Sensibility (New York: King's Crown Press, 1942 , p. 35. "With relaxing social disci- pline, emotions are given ever freer expression and greater importance is accorded to sensations. This is the dawn of the era of sensibility." 25Paul Hazard, Quatrs etudes: les origines philosophiques d3 l'homms g3 sentiment (New York: New York University Press, 1940), p. 124. "Le jour ou Locke dignifie 1a sensation, en faisant d'ells 1e point de depart unique de notre vie morale, i1 spere un changement de valeurs qui est une revolution." 26Fenelon, Lettre §_1'Academie (1714), cite par J. Morel, Lg Trggedie (Paris: Colin, 1964), p. 70. 27Fontenelle, Reflexions sur la poetique, 1.11, vers 1691-1699, cite par J. Morel, _i_d_. 28Abbe Du Bos, Reflexions critiques sur 1§_poesie st 12 pginturs (1718), seconds partie, section 22. "Puisque le premier but de la poesie et de la peinture est de nous toucher, les poemes et les tableaux ne sont de beaux ouvragss qu'e proportion qu'ils nous emeuvent et qu'ils nous attachent. Un ouvrage qui touche beaucoup doit etre excellent e tout prendrs . . . Or Is sentiment enseigne bien mieux si l'ouvrage touche st s'il fait sur nous l'impression qu'il doit fairs que toutes les dissertations composees par les critiques pour en expliquer ls merits et pour en calculer les perfections st les defauts." Cite par A. Chas— sang, Recueil ds textes litteraires fransais, XVIIeme siecle. (Paris: Hachstte, 1966): p. 424. . 29 Morel, 22. cit., p. 70. 3°Ibid. 31Trahard, 22. cit., p. 20. 32 Jamieson, 22. gi£., p. 2. 33 . Trahard, 32. _c_:_1_t_., p. 45. 34Ibid., p. 65. 35 . Lanson, 22o.E£E-a PP. 233-234. 36Ibid., p. 240. 37Ibid., p. 255. {I f‘ 104 38Trahard, gp, 213., p. 63. 39Fenelon, Lettre e 1' Academie, Section VI, cite par A. Chassang, _p. g;t,, p. 415. ”"0n n' y parle que de feux, de chaines, de tourments. 0n y veut mourir en es portant bien. Une personne tres imparfaite est nommes un soleil, ou tout au moins une aurore; ses yeux sont deux astres. Tous les termes sont outres, st rien ne montre une vrais passion." 40 Bruce Morrissette, "Structures de sensibilite baroque dans le roman preclassique," Cahiers de 1' Association internationals des Etudes frangaises, no. 11, 91-92. "Mais quelle augmentation de la sensibilite dans l'Astree et dans les romans de La Calprenede et de Gomberville. Partout dans Polexandre, Cassandre, Scanderberg, Ariane, Polyxene, CleOpetrs, Bellame, Cytheree st ailleurs, on trouve touts uns suite de phrases, d'e exclamations, d'interjections et d'apostrophes d'une sensi- bilite e laquelle on donne libre cours. Magendie, qui y voit du pre- romantisme, a releve beaucoup ds ces indices. . . En plus dss larmes facilss. . . ajoutons que ces personnages s 'evanouissent facilement, (9911! se disent constamment 'malheureux' st 'desoles', et qu'ils se proclament etre dss etres, par des 'inquietudes' qui sont entrees dans leur esprit sitot qu'ils ont eu 'assez d'age pour les pouvoir ressentir'. Dans ces romans, ls rele de la sensibilite emotive est preeminent." 41Trahard, 22, 233,, p. 19. "Etrs sensible, pour Prevost, Diderot et Rousseau, cs n'est pas se borner e sentir, c'est se rendrs compte que l'on sent, etudisr 1a sensation, reflechir sur ses emotions lorsque la premiers flamme est tombes; c'est, au besoin provoquer la sensation pour l'analyser avec un raffinement cruel: c‘est, en un mot, prendrs conscience du senti— ment qu'on eprouve. C'sst aussi reagir, immediatement st vivement, e la moindre emotion, la traduire par des paroles et par des gestes ou bien de l'enfermer en soi, montrer aux autres que l'on est emu pour les emouvoir e leur tour." 42Lanson,o _p. cit., p. 235. ". . . amour, bienfaisance, vertu, tout sera uns jouissance prevus st passionnes; tout sera egoisme." 43 Francis Gaiffs, Lg Drame gg'France £3 18eme siecle (Paris: Colin, 1910), Do 295- 44Lanson,0 _py cit., p. 235. ". . . 1e don dss larmes, et la poursuite de la sensation agreable, qui sont donnes, l'un comme 1e signs, et l'autre comme 1s principe de la vertu." 45Robert Garapon, "Sensibilite et sensiblerie dans les comedies de la 2eme moitie du 17eme siecle." Cahiers gaql'Association internationals dss Etudes frangaises, no. 11, 27. "Ce qui definit donc un coeur sensible, aux yeux de Dufresny, c 'est la puissancs et la profondeur de l'ebranlement moral, mais c 'est aussi la predisposition a la fidelite ,‘s (\ ’r‘ 105 et e la vertu. Par 1e sont clairement annoncees des 1702 les pro— testations de sensibilite que l'on trouvera en 1741 dans la Melanide de N. de la Chaussee ofi le premier amoureux s'ecrie, corrigeant a sa fapon ls 'cogito' ds Descartes: Plus je sens vivement, plus je sens que je suis" (1,4). 46 Andre Bellesort, Dix—huitieme siecle gt_Romantisme (Paris: Fayard, 1941), p. 69. "Par reaction contre le siecle precedent, on se plait e laver 1a nature du peche originel. Tout ce qui vient d'elle est excellent, et les larmes sont ls signs de la vertu." 47 Lg_Paysan parvenu compte douze "sensible" st quatre "sensibilite" et la Magigggg, trente-cinq "sensible" st dix "sensibilite." 4aEdmoner-Louis de Goncourt, L§_Femme 33 18eme siecle (Paris: Flammarion, 1935), II, 163. "Sensible —- c'est cela que la femme veut etre; c'est la seuls louange qu'elle envie. Sentir st paraitre sentir, voile l'interet st l'occupation de sa vie; st elle ne s'extasie plus sur rien que sur le sentiment dont elle a dit-elle 'plus besoin que de l'air qu'elle respire'." 49 Marianne et Jacob sont les parents litteraires de Julie et de St. Preux. 50Une des causes majeures ds l'immense succes de La Nouvelle Heloise reside dans le fait que le roman fut e l'unisson d'une epoque, comme 11 en sera de meme plus tard avec Nerther, Cyrano 23 Bergerac st Les Mains sales. 51Cite par Ferval, 22. cit., p. 370. 521bid.. p. 369. 53 Nouveau terms qui date de 1801. 54Gaiffs, 22. cit., p. 301. SSMarcel Arland, Marivaux (Paris: Gallimard, 1950), p. 268. 56 Leon Thoorens, L2_Dossisr Moliere (Verviers: Gerard st Co., 1964), P. 133. 57 Maurice Pellisson, Les Comedies-ballets d3 Moliere (Paris: Hachstte, 1914), p. 105. 58Dorenavant toutes les citations seront prises de l'ouvrage suivant: Moliere: Oeuvres completes, ed. Maurice Rat (2 tomes; Paris: Gallimard, 1955). 106 59 Pierre Melese, Amphitryon, comedie (Paris: Droz, 1946), p. xxii. 60Pellisson, 22. cit., p. 103. 61 Gustave Michaut, Les Luttes 22 Moliere (Paris: Hachstte, 1925), p. 26. 62 Maurice Magendie, Lg Roman franpais‘ag XVIIeme siecle (Paris: Droz, 1932), p. 425. 63 Pierre Brisson, Moliere, ga'vie dans ses oeuvres (Paris: Gallimard, 1942)) p. 86. 64 Beatrix Dussance, Lg Comedien sans paradoxe (Paris: Plon, 1933), p. 38. 55 Brisson, 22. cit., p. 88. 6Jacques Arnavon, L'Ecole des Femmes d2 Moliere (Paris: Plan, 1936), p. 179. 67Arnavon, Ibid., p. 303. 68 Moliere, Lg Sicilien, scene 18. 69Brisson, 22;.2130: p. 87. 70James Doolittle, "The Humanity of Moliere's Don Juan,“ Moliere, A Collec— tion 2: Critical Essays, ed. by Jacques Guicharnaud (Englewood Cliffs: Prentice-Hall, 1964). 71Michaux, Les Luttes, 22. cit., p. 159. temporains d3 Moliere: Recueil 92 comedies (Paris: Didot, 1863-1875), III. 72Le Nouveau festin de Pierre (I.iii). Dans Victor Fournel, Les Con- 73James Doolittle, gp. cit., pp. 90-91. 74Jacques Arnavon, Le Dom Juan de Moliere (COpenhague: Gyldendal, 1947), p. 217. ——_—_ 75Andromaque (IV.v). Jean Racine, Oeuvres completes (Paris: Gallimard, Bibliotheque de la Pleiade, 1960), I. 76Thierry Maulnier, Racine (Paris: Gallimard, 1947), p. 218. I. ,‘i n (s 107 77Charles Baudelaire, Oeuvres completes (Paris: Gallimard, 1961), p. 19. 78James Doolittle, 22, cit., p. 92. 79 Jean Calvet, Les Types universels dans la litterature frangaise (Paris: Lanore, 1964), p. 12. 8OGeorges Lafenestre, Moliere (Paris: Hachstte, 1909), p. 130. 81 La Rochefoucauld, Maximes (Paris: Gallimard, Bibliotheque de la Pleiade, 1957), p0 4280 82Rene Jasinski, Moliere gt_le Misanthrope (Paris: Colin, 1951), p. 223. 83 Rubin Seymour, "Moliere and 1e Misanthrope," Educational Theater Journal, v.xv11, 1966, p. 310. 84 Jasinski, Ibid. 85Ibid., p. 224. 6Jacques Lemarchand, "La vertu de Celimene," Figaro Litteraire (Paris: 10 novembrs 1962). 87Fabre d'Eglantines, Lg Philinte d3 Moliere (Paris, 1790) III,1. 88 Dussane, gp, cit., 75. 89Reynier, 22. 232,, p. 193. 901bid., p. 195. 91Dussane, 32. cit., p. 77. 92Henri Davignon, Moliere gt lg vie (Paris: Plon, 1904), p. 61. 93 Robert Thomas, "Rencontrss boulevardieres avec Moliere 68", L'Avant- Scene Theetre 1er - 15 ssptembre 1968, p. 71. 94Adam,{gp.pg$3., III, p. 397. 95Jacques Arnavon, L2_Malade Imaginairs g3 Moliere (Paris: Plon, 1938) p. 103. 96Ibid., p. 226. ,‘Q 0 Chapitre III CONSEQUENCES DE L'INTRODUCTION DE PERSONNAGES SENSIBLES DANS LA CONDUITE DHAMATIQDE ET LE COMIQUE MOLIERESQUES Nous venons de voir, par une etude de quelques auteurs comiques anterieurs st contemporains, que Moliere a ete le premier e introduire dans la comedie un nombre important d'heroines vivantes st sensibles. Comme 1e remarque Robert Garapon, "Il est aise de saisir les deux grandes raisons qui 1e pousserent, et d'autres apres lui, e mettre en scene des personnages 'sensibles': aussi bien 1e souci de realisme psychologique que le respect dss bienseances l'incitaient e cela. Ils ne pouvaient songer e rsproduire indefiniment les silhouettes schematiques d'une Hyacinthe, d'un Zerbinette,"1 de ces ingenues tantet naives st tantet aventureuses, "simples masques traditionnels sans rapport aucun avec la realitephumaine."2 Pour Moliere, l'essentiel entre autreaetait de peindre des caracteres e l'image de la vie reelle, nuances, complexes, individualises, qui n'enferment pas seulement la verite d'un type, mais 1a verite d'une per— sonnalite complexe. Des lors, 11 us pouvait plus ignorer la partie sensible du coeur humain et, en particulier, du coeur feminin, ses passions, ses emotions les plus intimes. En outrs, 1e respect dss bienseances, ls souci ds "rendrs ses ouvrages plus dignes de l'approbation dss lecteurs de 1'55: pgetiqqe"3 amenaient naturellement Moliere e renoncer aux Isabelles (222 Bertrand.dg Cigarral) de notre comedie de la premiere moitie du XVIIeme siecle, dont 1a morale sentimentale etait souvent fort libre, pour creer dss heroines vertueuses qui, avec notre sympathie, gagnent aussi notre estime. Mais 1s comique ne risquait-il pas d'en petir? Car on psut se demander si la sensibilite, telheque nous l'envisageons au 2eme chapitrs, n'est pas 108 109 dans son principe meme opposes au comique. Loin derriere Boileau, Berg- son, dans son celebre essai, tranche nettement le problems: "Le rire n'a pas de plus grand ennemi que l'emotion . . . Essaysz un moment de vous interesssr e tout ce qui se dit, st 5 tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, donnez e votre sympathie son plus large epanouissement: comme sous un coup de baguette magique, vous verrez les objets les plus legers prendrs du poids, et une coloration 4 Et plus loin: "Ofi la personne d'autrui «5 severe passer sur toutes choses." cesse de nous emouvoir, 1e seulement psut commencer 1a comedie. En creant dss heroines sensibles, capables st dignes de nous emouvoir, de nous interesser e leur bonheur, Moliere n'apt-il pas atteint st parfois meme franchi les limites du genre comique? N'aPt-il pas substitue e la comedie d'imagination du debut du siecle, qui procedait en general ds la plus irreelle fantaisie, uns sorts de drame bourgeois avant 1a lettre? N'aPt-il pas, du moins eveille en nous uns emotion incompatible avec le rire, dont selon Bergson, l'indifferencs est 1s milieu naturel? La question se pose des L_e_ M amouzeg, dans les scenes charmantes "qui nous font penser e du Marivaux plus jeune."6 La fierte st l'amour egalement blesses de Lucile, ses resolutions extremes, ses reproches, son adieu, puis ses hesitations, ses efforts pour ne pas montrer de regret et, enfin le pardon qu'elle accords e Erasts dans un elan irresistible, sus- citent en nous uns emotion legere, nuances d'ironie tendre. Sans doute 1a gaiete de la piece n'est-elle pas compromise car "pour le spectateur, Qui decouvre tout7 de suits les sentiments vrais et les mobiles qui animent les amants, les paroles de ceux-c1 produisent 1e dedoublement de conscience et d'interet qui fait le jeu comique; mais cs n'est plus ici un comique de situation, c'est un comique de suggestion . . . 1e destin reel d'Eraste (‘I 110 et de Lucile transparait, e peins voile, e travers les manifestations 7 qui ssmblent 1e nier." Mais la scene traditionnelle de depit amoureux perd sa brillante gratuite de jeu verbal. Elle acquiert une resonance humaine. Les repliques dansantes revelent 1e trouble dss emes, suivent d'une touche legere l'evolution sentimentale. Des l'une de ses premieres comedies, Moliere cree une nouvelle forme de comique, un comique tempere st delicat qui nait dss contradictions de la sensibilite, un comique penetre d'emotion qui se refuse desormais e la gratuite de l'irreel. En meme temps, il montre aussi quelle importance il attache e l'unite de ton qui domine l'snsemble, bien que certaines scenes comiques se melent e d'autres sentimentales et les diversifient heureusement. La reconcilia— tion d'Eraste et de Lucile est suivie de cells de Marinette st ds Gros- Rene qui en est la savoureuse parodie et qui retablit une atmosphere de franche gaiete. Dans Lg Princesse dFElide, Melicerte, Lg Sicilien, Les Amants magni- fiqges, toutes comedies-ballets oi la vie du coeur n'est plus seulement representee par des personnages de second plan, mais dsvient l'objet meme de la piece, nous retrouvons cette forms ds comique delicat qui annonce directement Marivaux. L'avant-derniere scene ds La Princesse d'Elide nous en offre un bon exemple: L3_Prince. Va, va, ma fills, avoue franchement la chose: 1s merits de ce prince t'a fait ouvrir les yeux, st tu l'aime: enfin, quoi que tu puisses dire. La Princesse. Moi, Seigneur? Le Prince. Oui, tu l‘aimes. La Princesse. Je l'aime, ditesavous? et vous m'imputez cette '—- lechete? 0 Ciel, quelle est mon infortunel Puis-je bien, sans mourir, entendre ces paroles? st faut-il que je sois si malheureuse qu'on me soupgonne de 111 l'aimer? Ah! si c'etait un autre que vous, Seigneur, qui me tint cs discours, je ne sais pas ce que js ne ferais point. Lg Prince. Eh bien, oui, tu ne l'aimes pas; tu ls hais, j'y consens, et je veux bien, pour te contenter, qu'il n'epouse pas 1a princesss Aglants. La Princesse. Ah! Ssigneur, vous me donnez la vie. 15‘ Prince. Mais afin d'empecher qu'il ne puisse etre jamais e elle, il faut que tu 1e prennes pour toi. La Princesse. Vous vous moquez, Seigneur, gt gg_n'est pas gs qu'il demands (V.ii). Nous sourions de voir 1a Princesse donner libre cours e son orgueil I \ . . . offense et a sa rancune, sans av01r con301ence que cet orgueil et cette rancune sont de la jalousie. Nous sourions de son dsmi-aveu gracieusement involontaire: "ce n'est pas ce qu'il demands . . ." Les bouffonneries de Moron dans La Princesse d'Elide, oi Moliere trou- vait mille occasions de montrer son talent d'acteur comique st d'utiliser ses "plaisantes postures," ses "roulements d'yeux" et ses mines grotesques, 1a savoureuse silhouette de Dom Pedre, 1e vieux jaloux du Sicilien, plus amusant que redoutable, la verve ds Sosie, 1e valet d'Amphitryon, qui fait les delices du lecteur, l'esprit de Clitidas, 1e fou plein d'agrement et d'e—propos des Amants magnifiques apportent leur contrepoids comique aux scenes sentimentales e l'eau de rose. D'ailleurs, dans ces pieces oi, avant Marivaux, "l'amour n'est en querslle qu'avec lui seul," le risque de voir se dissiper l'atmosphere comique rests limite. La legerete est l'impression dominante. Cependant quelques touches delicates de sensi- bilite humanisent par la verite du trait certaines heroines. Lorsque, par exemple, nous sourions du trouble et de l'inconscience ds 1a Princesse . . . . . I \ d'Elide, notre sourire n'implique aucune sanction. 11 se penetre de sympathie. Au rire de satire epre et corrosif, qui provoque une sorte 112 de rupture entre 1e personnage comique st les spectateurs prenant l'agre- able conscience de leur superiorite, se substitue un humour leger. En souriant de l'embarras de Lucile, de la defaite de la Princesse vaincue par l'amour, c'est un peu de nous-memes que nous sourions, dss contra- dictions et des inconsequences de notre propre coeur contre lesquelles tous nos efforts sont vains st notre volonte impuissants. Mais il n'est pas toujours aussi aise de concilier la tonalite comique et les resonances qu'eveillent dans notre sensibilite la passion, les souffrances d'une heroine - ou d'un heros d'ailleurs - quand elles devisnnent trop profondes st laissent deviner une ems irremediablement blesses. Le suffisant snjouement que permettent de garder dss heroines e la sensibilite fine, mais limites, se trouve compromis. L'impression serieuse domine st, parfois meme, ss cristalliss en tragique. Evoquons d'abord un Gas-limits: celui de Done Elvire dans 22E.£2§2- Des la premiers apparition de la jeune femme, sa passion brilante, 1a violence desesperee de ses reproches, 1a dignite qu'elle conserve dans son humilia- tion et sa souffrance appellent notre pitie, une pitie nuances de sympathie st d'admiration. 0n devine en elle uns personnalite psu commune, uns ems grave qui prend la vie au serieux, qui s'etait engages tout entiere dans son amour, qui avait scelle sa passion dans le ciment du mariags et qui s'sngage maintenant tout entiere dans sa vengeance au risque de es detruire elle-meme. Des 1a fin du premier acts, elle donne e la piece as vrais resonance, humaine, douloureuse, st pr0prement tragique - resonance qu'accentueront l'admirable discours de Dom Louis et les repliques du Pauvre. La noblesse ds Dons Elvire, l'emportsment de ses sentiments revelent, par contrasts, la froide cruaute de Dom Juan. Les reflexions embarrassees de Sganarelle, que es lechete rend complice d'actions qu'il IO 1" 113 semble detester, ne font qu'accroitrs 1a tension: plus qu'e ses pr0pos eux-meme, nous sommes sensibles e l'humiliation qu'ils infligent involon- tairement e Done Elvire. Moliere en a eu tellement conscience que, pour eviter de tendre deliberement vers 1a tragedie, il a diimag‘iner tune action discontinue. Done Elvire ne reparait qu'e l'acte IV. Sa presence fait prevaloir de nouveau l'atmosphere tragique que Moliere avait plus ou moins voilee par un jeu contraste de scenes dramatiques et ds bouffon- neries divertissantes. L'idee du rstour de Done Elvire n'appartient qu'e Moliere, et c'est e ds nombreux egards une ides de genie. "Dans le theme invraisemblable que lui imposait la legends, il s'est ainsi ecarte ls moins possible de la vraissmblance: c'est un etre humain, non ls marbre anime de la statue du Commandeur, qui apporte e Dom Juan les exhortations de la clemence divine."8 Surtout, il a rendu 1a scene beaucoup plus emouvante pour le Spectateur. A la discussion theologique, dogmatique et froide que sou- tenaient Dom Juan et le Commandeur chez Dorimond, il a substitue 1a noble priere d'une jeune femme aimante st angoissee. Bisn que son rele soit tres court, Done Elvire contribue puissamment e donner e la legends fantastique et bouffonne un sens profondement humain. Dans les tragi—comedies contemporaines, ls desespoir et les plaintes dss victimes de Dom Juan ne nous touchent guere parce que nous n'y croyons pas. L'Amarante de Dorimond, 1a Leonor de Rosimond ne vivent pas veritablement: elles demeurent de simples silhouettes vite oubliess. Ce sont les victimes de Dom Juan. Ellss n'ont pas d'existence pr0pre. Done Elvire, au contraire, vit, aime st souffre avec une verite poignante. Le drame prend alors une tout autre portes. C'est e travers la sensibilite de la jeune femme qui a emu 1a netre que nous jugeons Dom Juan, que nous , . 1 1 '\ , I I \ \ \ \ \ I I‘ I I . . . \I , ’ \ I . \ x 114 voyons s'accomplir son destin. Meme dans les scenes les plus bouffonnes qui temoignent du souci ds Moliere de garder a son texts une allure comique, nous ne pouvons oublier ses accents pathetiques. Plus encore que l'indignation eloquente de Dom Louis, ils condamnent le "grand seigneur mechant homme" st 1e libertinage qu'il professe, et consacrent 1a deshumanisation ds Dom Juan. Le tragique latent du theme s'impose avec une telle force qu'il faut tout l'art ds Moliere pour parvenir seulement e l'attenuer. .229.EEEB est ds toutes ses pieces cells qui se rapproche 1e plus du drame. Bisn que Moliere soit un auteur comique, son sens du tragique s'est aiguise dans les nombreuses tragedies oi son talent d'actsur s'est revele hors- pair. En plus, 1e climat politique dans lequel 1a piece fut congue n'etait pas fait pour eveiller l'hilarite. La comedie fut un succes mais un succes de scandals encourage par la vogue du theme. Nulle part 11 n'est mentionne un succes du rire. De nos jours st malgre 1‘0pinion 9 de certains critiques, que nous respectons d'ailleurs mais e laquelle nous ns souscrivons pas, EEEHEEEE ne provoque ls rire que dans les scenes faciles de farce (M. Dimanche) et les lazzi de treteaux (IV, 7): autant de recettes d'auteur qui viennent eclairer ces tableaux en noir et blanc st oi l'element comique et l'element sombre ne se fondent que raremsnt; tout au plus ssmblent-ils plaques l'un sur l'autre. La densite du theme et la complexite du personnage sont tels que l'impression d'ensemble rests du plus serieux et le rire franc est trop rare pour que la piece ne laisse pas subsistsr dans la bouchs du spectateur cs "bitter after-taste" dont parle Bergson. Nous avons dit que le cas de Done Elvire etait un cas extreme. Touts— fois, son analyse met en lumiere 1e problems qu'a pose e Moliere, auteur 1‘ 115 comique, l'introduction de la sensibilite dans ses caracteres feminine: problems qui n'apparait nulls part ailleurs avec une telle acuite, mais que Moliere a di affronter st tenter de resoudrs dans toutes ses grandes comedies. Nous venons de voir que le comique exclut les souffrances trop graves: or, une telle regle s'applique difficilement des que les caracteres, les sensibilites s'approfondissent et se heurtent. C'est ce que A. Adam a remarque quand il souligne cette nouveaute capitals dans les lignes suivantes: "La comedie molieresque, centres sur un personnage bouffon, se developpe avant 1664 avec le schemat- isms d'une parade de foire. Ses personnages ont les gestes mecaniques dss marionnettes de Guignol. D'oi un comique de tous les instants, qui ne se releche e psu pres jamais. Il est vrai que d'oeuvre en oeuvre, de Sganarelle e L'Ecole des Maris, de L'Ecole dss Marie 5 L'Ecole dss Femmes, on discsrnait un effort croissant ds Moliere vers une forms comique differente, moins schematique, moins sxclusivement soucieuse ds fairs rire, d'une humanite plus dense e la fois et, 81 l'on psut dire, plus tendre. La transformation eclats dans Tartuffs."1O Prenons donc d'abord l'exemple de Tartuffe. Ioliere nous y offre 1a peinture, d'une delicatesse et d'une justesse de ton alors inconnues, d'un interieur bourgeois oi s'est introduit un dangereux aventurier. A cette transformation ci—dessus mentionnee qui est en sci un prodigieux enrichissement contribuent discretement, mais efficacement, les heroines: la douce st fragile Mariane, la fine Elmire. Parce que cette jeune fills st cette jeune femme sont des etres vulnerables, qui vivent et qui sentent, nous quittons 1e monde leger et irresponsable du jeu, de la fantaisie e l'italienne pour un monde plus reel, oi les evenements et les choses rstrouvsnt leur gravite, leur poids, leur serieux, leurs virtualites de bonheur et de malheur. Ainsi 1a traditionnelle 116 Opposition entre les jeunes filles et les peres qui decident de leur sort sans les consultsr - simple pretexte aux ingenieuses fourberies d'un Mascarille, aux inventions qu'il prodigue - acquiert soudain une menagante realite. Elle ne nous apparait plus comme une regle du jeu, mais comme un abus criant et scandaleux. La comedie y gagne e coup sir en profondeur et en verite; mais le ton et l'impression comiques tendent a se dissiper. Moliere y remedie par un art savant de l'eclairage. Lorsqu'au debut de l'acte III Orgon propose serieusement e Mariane d'épouser Tartuffe, que nous 1e ssntons pret e 1e lui imposer, nous n'avons pas envie de rire. La stupeur incredule de la jeune fills, sa breve tentative de resistance nous rendent sensible l'odieux de la situa- tion. Aussi, remarque Gustave Michaut, comme Moliere recouvre 1e tout de gaiete: "Les gauches precautions d'Orgon pour insinuer son projet, l'immediats intervention de Dorine, ses audacieuses railleries, la colere d'Orgon, ses vaines menaces, son bras leve pour la gifle manquee, sa piteuse sortie, voile qui ne nous permet pas de rester inquiete cu trop 11 La scene de depit amoureux vient achever l'acte en souriante emue." comedie. Touts charmante qu'elle soit, cette scene ns laisse pas ds fairs longueur. Il est clair que Moliere a voulu dissimuler ici cs que le danger a de pressant. A l'acte III, l'atmosphere ss tend e nouveau. Parcs qu'Elmire est une jeune femme droits, sensible, delicate, la scene de seduction nous semble vite penible, voirs deplacee. Mais voici qu'Orgon parait. "Aussitet, tout parait absurde, derisoire, bouffon. Tant de sottise et d'assurancs, ce prodigieux st gai entetement ns laissent plus le temps ds penser au drame qui se nous,"12 jusqu'au debut de l'acts IV tout au moins oi eclats ls desespoir de Mariane, sur le point ds ss voir lies au scelerat qu'elle deteste. Les plaintes de cette jeune fills tendre I. f. 117 et aimante, qui nous a ete presentee de maniere e nous interesser st e nous toucher, eveillent notre indignation et notre pitie devant 1e tragique d'une destinee compromise par la sottise et la tyrannie. Organ, d'ailleurs, lui aussi, est emu dans sa tendresse paternslle. Mais son emotion ss manifests d’unemaniere incongrus qui lui ete tout caractere pathetique; il s'ecrie: "Allons, ferme, mon coeur, point ds faiblesse humaine" (IV.iii): Et cs depit de n'avoir point profite encore parfaitement des legons de Tartuffe, ce depit plaisant ramens ls ton et l'impression pr0prement comiques. Ce passage du pathetique au rirs est le plus naturel du monde: c'est l'attendrissement meme d'Orgon qui lui arrachs cs cri dont on sourit. Moliere tourne en verite humaine ce qui, chez tant d'autres, dsvient trichsrie de presentation. Mais on devine son constant souci de ne pas sortir entierement du ton de la comedie, st d'y rsntrer au plus tat. Cette rapids etude montre que la sensibilite de Mariana et d'Elmire donne e la comedie une richesse et une epaisseur humaines dont elle n'avait jamais approche. Les evenements ne se deroulent plus d'un fagon lineaire. Ils provoquent dss resonances, regoivent une coloration affective. Mais alors 1e climat de jeu, inseparable de touts convention comique, est gravsment compromis. La gagsure que tient Moliere est cells d'un equilibre sans cesse menace st sans cesse reconquis. Dans Lg Misanthrope, les memes problemes se posent, mais d'une maniere plus subtile et plus nuances. "La presence d'Eliante st jusqu'e ses silences importent e l'atmosphere generals. Par elle achevent ds se fixer 13 pour ainsi dire les positions." Elle donne au drame d'Alcests touts sa portes. Parce que cette parfaite jeune fills, qui a su nous toucher par fl ,J( ‘ 118 son charms discret, sa gravite douce et souriante, est eprise de lui, nous ne pouvons pas porter sur Alceste ls jugement sommaire st exterieur qui esquive les vrais problemes. Il est toujours assez facile de trancher et de condamner en matiere de bienseances, selon l'usage du monds, de declarer comme Celimene: "Pour l'homme aux rubans verts, 11 me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru; mais il est cent moments oi je 1s trouve le plus fecheux du monde" (V.iii). Derriere les brusques chagrins d'Alceste, ses reactions inconsiderees et contradictoires, ses "noirs acces" qui font rire ceux qui ne 1s con- naissent pas ou ne soupgonnent pas ses complexites, la sensibilite d'Eliante nous revels les blessures d'une ems noble st droits qui aspire au bien pur: nous jugeons, nous apprecions Alceste e travers elle. Sans cesse berne et trahi par Celimene qu'il revait d'abord de corriger avec une candsur desarmante, Alceste pourrait finir par se rendrs ridicule. Lorsque, lui, l'apetre de la verite, le stoicien qui pariait sur sa volonte, mendie e la coquette une hypocrite illusion dont il ne sera pas dupe: "Efforcez-vous ici de paraitre fidels, - Et je m'efforcerai, moi, de vous croire telle" (IV.iv), son attitude rappelle fechsusement celle d'Arnolphs en face de l'insensible Agnes: "Tout comme tu voudras tu pourras ts conduire; - Je ne m'explique point, et cela, c'est tout dirs' (V.vii).14 "En aimant Alceste, en rappelant constamment qu'il merits d'etre aime, Eliante sauvegards son prestige."15 Mais, en meme temps, elle accentue la gravite et presque 1e tragique de sa lutts st de sa faillite. Si digne qu'elle soit d'etre aimee, Alceste repousse Eliante st lui| prefers Celimene. Ainsi nous est rendue douloureusement sensible 1a fatalite racinienns de la passion qui l'entraine vers l'etre qui ne ,N 119 l'aime pas, sxclusivement, l'etre le plus eloigne de son ideal par sa legerete, son inconstance, l'etre ls plus capable de la fairs souffrir. En outre, la sensibilite d'Eliante donne tout son prix et sa grandeur e la sagssse que nous propose Moliere et qui, sans elle, pourrait sembler etre ramenee e cells de Philinte, un peu etroite, egoiste, retractee. Eliante nous montre que, loin d'etre un facile accommodement e la moyenns mediocrite, cette sagssse suppose un equilibre cherement et patiemment conquis, au prix d'elans st d'angoisses maitrises. Cette revelation est emouvante; mais Eliante offre ls models d'une exquise discretion sentimentale. Jamais elle ne se plaint; elle nous laisse seulement deviner as fine melan- colie sous une souriante resignation. Ainsi ss trouve preserve "un climat d'euphorie, non pas debridee, mais temperee . . . qui estompe sans les effacer les tristesses inseparables ds la vie."16 Dans le theetre ds Moliere, 1e rele discret de certains personnages feminine a ete souvent meconnu. Parfois, cette meconnaissance risque de fausser 1s sens de touts une comedie, dans le cas de L'Avare, par exemple. "The love intrigue is spun out in a very clumsy and everday sort of manner; and it has the effect of making us at different times lose sight altogether of Harpagon."17 Antoine Adam jugs "bien au contraire, les scenes entre Cleante st Mariane, entre Valere st Elise, sont sssentielles e l'oeuvrs. Ellss empechent qu'elle devisnne une succession de lazzi. Ellss lui donnent sa resonance, sa gravite, sa signification humaine."18 Charles Dullin insistait, lui aussi, sur le danger de faire de la piece uns serie de sketchs pour Harpagon et attirait l'attsntion sur ce qu'on sscamote en general: l'intrigue amoursuss.19 C'sst parce qu'elle ss detachs sur un arriere—plan de jeunesse, de fraichsur, d'emotion, que la figure d'Harpagon acquiert son relief et sa verite. ’0 120 Harpagon en lui-meme, ce personnage "isole, sourd, aveugle, comble par sa passion, mitraillant ls monde st frappe inexorablement par tous les projectiles qu'il a lances,"20 tendrait e se deshumanissr. Nous en ririons certes, mais comme d'un fantoche irresponsable. La presence et la sensibilite d'Elise empechent notre evasion dans l'irreel. Cette charmante jeune fills gagne tout de suite notre sympathie par sa tendresse, sa grecs, sa pudeur et ns donne pas l‘impression d'avoir eu besoin d'etre 21 . . L'avarice de son pere 1a condamne e v1vre dans une "revirginisee." atmOSphere etouffante d'oi elle aspire e sortir. Elle trouve son meilleur reconfort dans l'affection de son frere; elle se confie e lui dans une scene dont la sentimentalite annonce discretement, mais curieusement, 1e drame bourgeois e la maniere de Diderot et de Sedaine. Nous entrevoyons les consequences humaines st douloureuses du vice d'Harpagon: uns maison profondement troubles, dss jeunes gens malheureux, honnetes encore, mais prets e la revolts. N'en concluons pas cspsndant que L'Avare est un drame, que l'impression generals n'est point ds gaiete franche, au contraire psnsons avec Jouvet que "la piece est un merveilleux vaudeville."22 Certes, 11 y a des scenes tendues, cells par exemple oi Elise tient tete e son pere qui envisage de la marier e "un homme mir, prudent et sage, qui n'a pas plus de cinquante ans." Elise. Je suis tres humble servants au seigneur Anselme; mais (faisant encore une reverence) avec votre permission, je ne l'epouserai point. Harpagon. Je suis votre tres humble valet (contrefaisant Elise); mais, avec votre permission, vous l'epouserez des ce soir. Elise. Des cs soir? Har on. Des cs soir. 1" 121 Elise. (Faisant encore 1a reverence) Cela ne sera pas, mcn Pere. Har on. (Contrefaisant encore Elise) Cela sera, ma fills. _E_‘l_i_s_e_. Non. Har on. Si. Elige. Non, vous dis—je. Har on. Si. vous dis-je. Elise. C'est une chose oi vous ne me reduirez point. Har on. C'est une chose oi je te reduirai. Eligg. Je me tuerai plutet que d'epouser un tel mari. Har on. Tu ne tueras point, et tu l'epouseras. Mais voyez quelle audace! A-t-on jamais vu une fills parler de la sorts e son pere? Elise. Mais apt-on jamais vu un pere marier sa fills de la sorts (I.iv)? Isolee du contexts, 1a derniers replique de la jeune fills pourrait servir de point de depart e une reflexion douloureuse sur l'arbitraire d'Harpagon. Mais il n'est pas de velleite de tristesse qui puisse resister e une telle stichomythie comique. Sans cesse, parce que des etres jeunes souffrent, parce que le bonheur d'Elise et de Mariane est absurdement compromis, 1a comedie risque de tourner au drame bourgeois. Sans cesse Moliere sauvegarde l'ambiance comique par 1e mouvement, l'allurs vive st irreelle du dialogue. Dans ngIFemmes Savantes, les consequences de l'introduction de la sensibilite dans les caracteres feminine ss degagent plus nettement encore. On les mesurs si on compare la comedic de Moliere aux ebauches dont elle s'est inspires, aux Visionnaires ds Desmarets de Saint-Sorlin, e L'Academis dss Femmes ds Chappuzeau, ou meme aux Precieuses ridicules. A ces esquissss caricaturales, e la joysuse farce de 1659 succede en 1672 une comedie 122 beaucoup plus complexe st plus nuances, oi la peinture dss mesurs n'est qu‘un fond ds tableau pour l'etude ds caracteres e la fois generaux et individualises. Des la premiere scene, Henriette gagne notre sympathie par sa droiture, son naturel. Des la premiers scene aussi, nous ssntons que son bonheur est gravement menace. 0r, plus que ls problems de la science dss femmes, c'est ce bonheur qui nous interssse st c'est sa difficile reussite qui assure l'unite d'action. La pruderie st 1e faux idealisme d'Armande, ls pedantisme de Philaminte, 1a faiblesse de Chrysale ne sont pas etudies en eux-memes, mais dans leurs consequences dramatiques pour le sort d'Henriette. Il s'agit de savoir si Armande pourra reconquerir Clitandre, si Philaminte reussira, une fois de plus, e dominer Chrysale et e imposer 1e pretendant de son choix. Cette epreuve de force, dont l'enjeu est ls bonheur d'Henriette, constitue un dss plus importants aspects de la piece. Les Femmes Savantss qui semblaisnt s'annoncer comme une comedie de moeurs, une piece e these, 1e deve10ppement du theme des Precieuses ridicules est, en realite, une seconds mouture de Tartuffe. Moliere tend de plus en plus vers une forme de comedie qui se rapproche un peu du drame bourgeois. "Deux soeurs qui se dechirent, un mari faussement energique, une mere tyranniqus, un aigrefin qui s'est introduit dans la place, cette piece e l'interieur de l'autre est vraiment belle."23 Mais est-cs encore une comedie? Parce qu'Henriette est une vrais jeune fills, vivante, sensible, et non pas une silhouette schematiqus, 1a menace suspendue sur sa tete —— menace qui se precise et qui se rapproche d'acts en acts - fait naitre parfois uns emotion douloureuse et cree une tension qui ne se dissipe jamais entierement. Meme e l'acte III, la presence d'Henriette "debout derriere les fauteuils oi s'etalent les femmes savantes et leur poets, 123 muette au milieu de ces recitations et de ces acclamations nous rappelle 24 1a gravite dss interets qui sont en jeu." Philaminte lui a defendu de sortir en lui annoncant la revelation d'un important "secret." Nous devinons la jeune fills anxieuse, troubles. Nous qui venons d'entendrs Philaminte affirmer e Chrysale sa decision irrevocable: Ce Monsieur Trissotin dont on nous fait un crime, Et qui n'a pas l'honneur d'etre dans votre estime, Est celui que je prends pour l'epoux qu'il lui faut (II.viii). nous psnsons sans cesse e elle avec sympathie et pitie. A la gaiete qu'entretiennent la sottise dss "femmes savantes," 1a fatuite de Trisso- tin, 1es exagerations bouffonnes, se melent de l'inquietude st de l'indigna- tion. Mais Moliere veille. Pour maintenir sa piece dans les limites du genre comique, il excelle e attenuer touts emotion un peu forte st e fairs jaillir 1e rire e l'instant precis oi l'inquietude risquerait de tourner e l'angoisse. La dispute ds Vadius et de Trissotin menage uns plaisante diversion, assez breve, car bientet la rigueur impitoyable de Philaminte insensible au desespoir d'Henriette, 1a perfidie d'Armande, la brutalite et le cynisme de Trissotin se revelent e l‘instant oi Henriette va lui etre livree; tous ces incidents nous conduisent de nouveau tout pres du drame. Quel Spectacle que cette reunion de famille e l'heure oi l'on va signer 1e contrat de mariage de la jeune fills: "Voici Henriette entre deux pretendants, agrees tous deux. Son coeur a choisi, mais il ne s'agit pas de son coeur: i1 s'agit de savoir qui l'emportera de son pere, ce pauvre homme, ou de sa terrible mere."25 Pourtant la scene est comique st produit un grand effet au theetre. Moliere sauvegarde la gaiste par l'irrealite et la fantaisie du dialogue, dss repliques stricte- ment paralleles. Tout se reduit e un ballet de paroles: 124 ‘L2 Notaire. Deux epoux? C'est trop pour la coutume. Philaminte. Oi vous arretezavous? Mettez, msttez, monsieur, Trissotin pour mon gendre. Chrysale. Pour mon gendre, msttez, msttez, monsieur, Clitandre. Lg Notaire. Mettez-vous donc d'accord, et, d'un jugement mir, Voyez e convenir entre vous du futur. Philaminte. Suivez, suivez, monsieur, ls choix oi je m'arrete. Chrysale. Faites, faites, monsieur, les choses 5 ma tete (V.iii). La savoureuse intervention de Martins, les repliques de Chrysale qui expriment, sous dss formes que Moliere diversifie avec une rare virtuosite, ("C'est bien dit", "Sans doute", "Il est vrai", "C'est parler comme i1 faut") 1a meme approbation fondamentale, dissipent touts tristesse. Les lettres qui annoncent la ruins ds Chrysale ne nous inquietent pas: nous devinons la ruse. Mais elles donnent lieu e une veritable scene de drame bourgeois oi se multiplient les emotions vertueuses. Tous les personnages se livrent e une touchants emulation de generosite. La bassesse de Trissotin souleve l'indignation de Philaminte qui renverse elle-meme son idols. Clitandre redemande la main d'Henriette ruinee. Touches par son desinteressemsnt, Philaminte oublie ses blessures d'amour— pr0prs. Dans un elan spontane, elle lui rend justice: "Vous ms charmez, monsieur, par cs trait genereux" (V.iv). Henriette, poussee par la meme generosite, refuse de faire partagsr i Clitandre sa pauvrete. Dans cette scene, l'emotion nait, non pas de la situation elle-meme —- nous ssntons bien qu'elle repose sur un artifice - mais des reactions qu'elle determine dans la sensibilite des personnages, reactions dont 1a beaute morale les rend dignes ds notre admiration et de notre sympathie. C'etait 1e, au XVIIeme siecle, un ton tres nouveau dans la comedie, dans le sens que nous l'avons defini e la fin du premier chapitre. 125 Examinons enfin Lg Malade Imaginaire. Ici encore, il etait facile de faire du personnage central un grotesque dont tout 1e monde se joue, les medecins et sa pr0pre femme. Moliere, une fois de plus, s'est refuse e la gratuite de l'irreel. La figure d'Angelique ne contribue pas psu e donner e la comedie une resonance profondement humaine. Par sa seule presence, par l'affection et le respect qu'elle lui temoigne, elle humanise Argan en qui nous decouvrons un pere capable de tendresse et de bonte. Mais, en meme temps, elle souligne la gravite de sa manie et elle donne e la sceleratesse ds Beline une dangereuse realite. Parce qu'Angelique est, comme Henriette, une vrais jeune fills, et non une "utilite," un fantoche sans consistancs, parce que nous 1a voyons vivre, aimer, souffrir, sa situation nous semble pathetique. Les malheurs dss ingenues de Scarron et de Thomas Corneille ne nous touchaient pas car ils concernaient dss etres irreels qui n'en etaient pas affectes, dont la destinee s'accomplissait d'une fagon tout exterieurs et passive. Angelique, au contraire, exists en elle-meme. Aussi vivons—nous certainss scenes e travers sa sensibilite en partageant ses inquietudes, sa joie, son indigna— tion. Cela n'est pas sans danger pour l'ambiance comique. Mais Moliere attenue toujours l'impression profonds que les sentiments d'Angelique pourraient produire. La scene oi Argan parle de mariage e Angelique en songeant e Thomas Diafoirus alors qu'elle songs e Cleante, psut sembler triste e la reflexion car la desillusion de la jeune fills est cruelle mais, au theetre, elle est avant tout charmante par sa verite, son naturel, et comique par le malentendu plaisant oi les deux personnages s'enfoncent dans une exaltation croissants et parallels. La scene 0i Angelique croit son pere mort et le pleure avec une doulsur touchants serait tragique si Moliere n'avait pris soin d'en limiter par avance l'effet. Nous savons 126 qu'Argan n'est pas reellement mort. La situation pathetique nous apparait mal fondee et l'emotion est attaquee e sa racine. Angelique ignore que c'est 1e une epreuve, son chagrin est sincere; mais nous ne pouvons pas prendrs part trop profondement e ses souffrances que nous prevoyons aussi peu durables que l'illusion qui les a produites. En outrs, la resurrec- tion burlesque d'Argan e la scene suivante efface touts ombrs de tristesse. Neanmoins, Angelique nous emeut par la sensibilite qu'elle temoigne en cette circonstance. Dans le chef-d'oeuvre de gaiete et de rythms qu'est Lg Malade Imaginaire, elle introduit curieusement, par la nature et la violence de ses sentiments, une scene de comedie larmoyante. Si nous essayons apres cet examen dss principales grandes comedies, de degager les consequences de l'introduction de personnages sensibles, nous notons un incontestable enrichiSSement, un progres decisif dans la quete de cette verite humaine qui est l'originalite essentislle de Moliere. Aux ingenues de nos comedies de la premiere moitie du XVIIems siecle, gracieuses et irreelles, Moliere a substitue dss etres vivants. Ce n'est plus seulement pour en finir, pour satisfaire e une vieille convention, que ses amoursusss se marient au cinquieme acts. C'est parce que, des 1s debut, elles l'ont sincerement et ardemment souhaite. C‘est parce qu'elles ont voulu st defendu leur bonheur. La sensibilite dss person- nages feminine apparait comme l‘un dss facteurs de cette evolution qui amenait Moliere e realissr un type nouveau de comedie oi 11 se degage de la tradition dss parades, oi "il prend pour objet non plus dss figures isolees et des types, mais la realite plus riche d'une famille ou d'un milieu, avec ses conflits, ses remous, avec des oppositions d'ombre et de lumiere, d'emotion et de rire."26 f1 f. 127 Mais cs refus d'une gratuite qui etait ls principal defaut de' notre comedie avant 1660 risquait de dissiper le climat comique. Nous avons mesure l'habilete avec laquelle Moliere evite touts intrusion du pathetique dans la trams de ses pieces. 11 manie 1e sentiment avec tant de delicatesse, de discretion; il l'entremele si adroitement au ridicule que si les plaintes d'une Mariane dont on veut forcer l'inclina— tion, ou le desespoir d'une jeune femme trahie sollicitent un instant notre compassion, nous nous ssntons retenir sur la pente du serieux au moment d'y glisser. Tout en allant jusqu'e l'extreme possibilite du genre comique, Moliere a su rester fidels e la loi qui en art, dominait pour lui toutes les autres: cells du rire dans la diversite de ses formes. f5 Footnotes 1Robert Garapon, "Sensibilite st sensiblerie dans les comedies de la seconds moitie du XVIIeme siecle," Cahier 93 l'Association internationals dss Etudes Frangaises, n0 II, 1954, p. 30. 2Ibid., p. 31. 31bid., p. 32. 4Henri Bergson, Lg Rire (Paris: PUF, 1964), p. 3. 51bid., p. 102. Ramon Fernandez, L Vie d3 Moliere (Paris: Gallimard, 1929), p. 57. 7Loc. cit. 8., . , Michaut, Les Luttes, o . 01t., p. 167. 9Roger Laufer, "Le Comique du personnage ds Dom Juan," Modegn Langgggg Review, Jan., 1963, p. 16. 1OAntoine Adam, Histoire g3 lg litterature frangaise g3 XVIIeme siecle, III} p0 3190 11Michaut, Les Luttes, op. cit., p. 120. 12Ariana, Hisinira, pp. cit., III, p. 318. 13Jasinski, 92. cit., p. 220. 14 Moliere, L'Ecole dss Femmes. 15Jasinski, 32. cit., p. 220. 16Ibid., p. 224. 17 Augustus William Schlegel, Lectures 22 Dramatic Art and Literature, trans. and rev. John Black (London: John Bell, 1876), p. 310. 18Adam, Histoire, 22, cit., III, p. 373. 128 I. 1“ 129 19 Moliere, L'Avare, 22, cit., p. 10. 20 . .. . Fernandez, Lg Vie d3 Moliere, 22, Cit., p. 203. 21Jacques Guicharnaud, Moliere (Englewood Cliffs: Prentice-Hall, 1964), p. 10. 22Cite par Leon Thorens dans Lg Dossier Moliere, 22. cit., p. 281. 23 Adam, Histoire, 22. cit., III, p. 395. 24 Gustave Reynier, Moliere: Les Femmes Savantss (Paris: Mellottee, 1938), p. 156. 25Reynier, Moliere: Les Femmes Savantss, op. cit., p. 157. 26Adam, Histoire, 22. cit., III, p. 405. CONCLUSION Notre etude specialises dans le theetre de Moliere nous a permis ds souligner une fois de plus l'originalite essentislle de notre grand comique: 1a quete d'une certains verite humaine par la recherche psychologique, par la creation d'individualites aussi vivantes que des etres de chair. Les Isabelles et les Leonores de notre comedie de la premiere moitie du XVIIeme siecle ne manquaient ni d'esprit ni de grece. Ellss manquaient de "verite vrais," pour reprendre le mot de Figaro. Ellss se contentaient d'etre piquantes et elles demeuraient le plus souvent de legers fantoches sans consistance. En plus et surtout, elles appar- tenaient 5 un genre aujourd'hui desuet. Or, ce n'est qu'e l'interieur d'un meme genre que l'on psut faire des comparaisons valables. Les Alcmene, Princesse d'Elide et Done Elvire, aussi "sensibles" soient-elles, n'ont pas fait l'objet d'une etude detaillee 5 cause de leur appartenance e la comedis romanesque, pastorale ou heroique, d'sssence sentimentale. Nous avons defini dans le premier chapitrs 1e terms de "comedis" et c'est e l'interieur de ce cadre que nous avons evalue les personnages feminine dans leur sensibilite. Moliere, donc, a renonce aux ingenues ds comedie pour se rapprocher de la realite, pour peindre de vraies jeunes filles et ds vraies femmes tant il voulait "peindre d'apres nature." Sans doute avons-nous rencontre dans ses comedies dss heroines insensibles. Mais l'insensibilite d'une Dorimene, (L2_Mari§gs fggge) d'une Angelique (George Dandin) ne nous apparait plus comme une donnee exterieurs st arbitraire. Elle s'explique psychologiquement par l'egoisme, 1a vanite. 130 131 A cete de ces cruelles coquettes, nous avons vu que Moliere a cree de nombreuses figures oi s'expriment, en traits delicats, tous les degres et toutes les nuances de la sensibilite feminine depuis cells de Lucile (L3_Depit amoureux) faits de spontaneite et de fraicheur jusqu'e 1a passionnee Elvire (D E.£E§£)3 autant de jeunes filles et femmes attachantes, douees de hautes qualites de coeur, dont quelques-unss incarnent d'ailleuurs l'ideal feminin selon Moliere. Leur sensibilite riche et profonds ne s‘exprime plus seulement par des emotions, un ebranlement affectif et passager de l'eme sous une influence exterieurs. Elle penetre touts leur vie, inspire leurs actes. C'est une disposition permanente st fondamentale du coeur. Elle revet les formes les plus variees de la sensibilite pas- sionnee (Done Elvire) e la sensibilite vertueuse (Angelique) qui annonce deje notre comedie du XVIIIeme siecle et le genre dramatique serieux. C'est Agnes (L'Ecole des femmes) la premiere qui nous apparut un monstre d'insensibilite envers Arnolphe et un havre de tendresse et de passion naissante librsment exprimee envers Horace. Touts e l'evocation ds son amant, elle poursuit seule contre le destin sa chasse au bonheur. C'est Done Elvire (229.£B§E) qui, e une volonte, e une energis cornelienne, unit une violence dans la passion et une tendresse racinienne; elle nous fait parfois songsr i Hermione. Son amour pour Dom Juan se manifests d'abord avec l'emportement d'une passion destructive. Par un admirable effort sur elle-meme, Dons Elvire parvint e maitrissr cette violence, 5 1a depasser. Mais, comme nous l'avons vu, son heroisme est un heroisme douloureux, un heroisme souffrant. Parmi les personnages qui ont une sensibilite chaleureuse certes, mais plus contenue, qui realise "un juste equilibre entre les impulsions aveugles st la froideur, equilibre qui fait encore tres large la part du 132 sentiment,"1 on a pu evoquer Eliante (Lg Misanthrope) et Henriette (ESE Femmes savantes) qui unissent e la finesse d'esprit, e une sagssse eclairee, de nobles qualites de coeur. Eliante, cette parfaite jeune fills qui plait par son charms discret, sa gravite douce, apporte un nouvel eclairage sur la personne d'Alceste. Henriette ss presents e nous si nette st si entiere, dont 1a raison, l'esprit alerts, la vive ironis n'etouffent pas un coeur combien delicat. Leur sensibilite se manifests d'abord dans la vie sociale. A l'egard dss autres, elles savent fairs preuve e la fois de sincerite, comprehension et d'indulgence. Dans leur vie interisure, ls contrels qu'elles exercent sur elles-memes n'implique ni sechsresse, ni indifference. Sans doute recherchent-elles moins les orages ds la passion que l'estime, la confiancs reciproque. Mais elles sont capables d'un amour profond et genereux: elles aiment plus pour 1e bonheur de l'etre aime que pour elles-memes, et leur sensi- bilite s'exprime sous une forms classique, c'est e dire toujours en dege ds ce qu'elle est. Pour s'en assurer, il n'est que de comparer Henriette e l'heroine du Faux honnete homme (1703) de Dufresny.2 Enfin nous avons rencontre chez les personnages feminins de Moliere une derniers forme de sensibilite e mi;chemin entre les elans de la sensibilite pure et les mouvements de la sensibilite vertueuse qui annonce discretement 1a sensibilite du XVIIIeme siecle, telle que nous l'avons . etudies au Chapitrs II. Angelique (Malade imaginaire) nous a fourni psut-etre l'exemple le plus expressif de ces elans impetueux et de ces emotions vertueuses qui seront bisntet l'apanage dss coeurs "sensibles." Elle nous offre un type attachant ds jeune fills courageuss, energique et, en meme temps, soucieuss de tous ses devoirs et des egards qu'elle doit e son pere. Le chagrin si touchant que manifests Angelique devant 133 Argan qu'elle croit mort se mele de scrupules et de remords: Helas! faut-il que je perds mon pere, la seule chose qui me restait au monde? et qu'encore, pour un surcroit ds desespoir, je le perds dans un moment oi i1 etait irrite contre moi (III.xiii). La jeune fills as sent coupable. Elle se croit tenue e une heroique reparation. Dans un elan de tendresse et de repentir, elle est prete e sacrifier au souvenir d'Argan cs mariage auquel il s'0pposait. On songs deje au desespoir de Melanide, l’heroine de La Chaussee. La jeune femme apprsnd que ses parents l'ont desheritee; mais 15 n’est pas 1a cause veritable de son chagrin; ce qui 1a bouleverse, c'est qu'ils soient morts sans lui avoir pardonne son mariage: Ils ne m'ont donc laisse que leur inimitie: De toutes mes doulsurs, c'est la plus importuns; Mon pardon m'eit ete plus cher que ma fortune (II.ii). En meme temps que la sensibilite s'annexe la vertu, elle tend e s'exterioriser davantage. Les emotions qu'elle suscits ne sont plus contenues. Ellss prennent leur pleine expansion. Angelique se laisse submerger pas sa doulsur. Elle la manifests par tout son exterieur, ses attitudes, ses larmes, par un langage qui annonce deje, tres discretement, 1e style "sensible" de La Chaussee et de Diderot: "O Ciel! quelle infor- tune! quelle atteinte cruelle: Helasi faut-il que je perds mon pere." Le tour haletant, les sxclamations douloureuses, les interrogations, les superlatifs, les adjectifs pathetiques font songer e une tirade du Egg; g3 famille. Sans doute ces propos sont—ils exceptionnels dans ls rele d'Angelique qui n'a rien d'une heroine larmoyante, qui sait etre jeune, ironique, heureuse. Sans doute Moliere garde—t—il encore beaucoup de pudeur et de 134 mesure dans l'expression. Neanmoins, il a trace une vois nouvelle. Angelique aura beaucoup de soeurs dans notre comedie du XVIIIeme siecle, plus sensibles, plus ostensiblement vertueuses, mais souvent moins vraies et moins emouvantes. Nous avons mesure les risques que comporte pour l'ambiance comique l'introduction d'heroines sensibles. Moliere n'est pas seulement un comedien, un createur de personnages mais un auteur comique hors ligne: 3 on rit e la representation ds ses comedies; les temoignages de l'epoque abondent en ce sens.4 Sa premiere mission est donc ds fairs rire st 11 ne l'a jamais oublie, meme si son coeur penchait parfois vers une autre direction. S'il etait . I . I . ' . . . . I . I . \ sou01eux de verite, 11 n a jamais sacrifie les exigences de son metier a cette ambition theorique. Nous avons vu que non seulement il evite l'intrusion prolongee du pathetique dans ses pieces, mais qu'il trouve dans la sensibilite meme de ses heroines 1a source d'une nouvelle forme de comique psychologique extremement fin qui annonce directement Marivaux. Lorsque nous sourions des amoursusss de Moliere, de Lucile (Lg Depit amou- ggqx) ou de Mariane (Tartuffe), notre sourire ne s'accompagne pas d'une attitude d'insensibilite et de superiorite. Nous nous moquons d'elles sans les mepriser. Nous reconnaissons en elles "l'eternel feminin" et notre sourire se nuance de sympathie et d'indulgence. L'introduction de la sensibilite fait d'elles dss creatures vivantes st fortemsnt indivi- dualisees, dotees d'une epaisseur humaine que n'ont pas les personnages stereotypes et evanescents propres aux productions anterisures. Apres Moliere l'elan etait donne et on pouvait craindre que le comique ne resistet pas e une infusion excessive de sensibilite. C'est bien ce . . . . . \ qui est arr1ve. S1 l'on excepts Dancourt qui rests dans la veins molieresque, 135 qui ss distingue par la peinture des caracteres, 1s mouvement, la gaiete 5 et l'absence d'action dramatique, on psut remarquer que les amoureux passent au premier plan, que les femmes surtout, e l'exemple de la societe, acquierent au theetre la place preeminente. Simultanement, ls comique se tempers,.pour se reduire e un niveau inacceptable pour le genre. On assists e une fagon plus serieuse de comprendrs 1s theetre, e un "elargis- sement de la comedis qui ne craint plus d'etre tragique et que defraient des 'questions' qu'elle n'avait pas songe e aborder jadis: .'adultere, le divorce, la situation dss snfants naturels, etc."6 Nous avons deje mentionne e titre d'exsmple l'evolution de la situation d'Henriette par Dufresny; Campistron n'agit pas autrement dans son Jaloux desabuse (1709). Ces pieces illustrent la nouvelle tendance; tous les personnages cedent e des elans de sensibilite vertueuse: 1a vertu, les plus nobles sentiments triomphent. Mais qu'est devenu 1e comique? Assez fort dans les trois premiers actes oi nous rions avec Celie dss transports de Dorante, des fureurs de sa jalousie concentree, 11 se dissipe e la fin de l'acte IV et durant tout l'acte V il est plus empreint de sensibilite et d'emotion que ds malice et de gaiete. Ainsi dans nos comedies posterieures e 1680, e l'exception de Dancourt, 1a tendence est e la multiplication dss heroines sensibles, dont 1a sensi— bilite de plus en plus exaltee, apparait comme une preuve de vertu. De plus avec Lesage et Dancourt 1e theetre se dirige vers la representation de caracteres, de travers de l'epoque sans souci de ridiculissr, par consequent sans souci de faire rire. Ce n'est plus la comedis comme l'entendait Moliere. Le comique se reduit bientet e quelques saillies, e quelques traits piquante, e un enjouement discret dans la comedis psychologique de Marivaux st de Destouches, cs dernier etant considere 136 . I I . . 7 par certains comme 1e precurseur de la comedis sentimentale en France. Finalement le comique diSparaitra e peu pres totalement dss ennuysuses comedies larmoyantes de La Chaussee qui les sacrifie e un constant souci d'edification. On ne veut plus fairs rire, on veut emouvoir et enseigner. Moliere, lui, dans un savant dosage de sensibilite, de pudeur, de desespoir et de generosite fait que dans la plupart de ses comedies nous pouvons I ' . \ I . nous egayer de bon coeur, sans tr0p d arriers-pensees, qu01que dans un registre delicat. Il n'a pas ignore la partie sensible du coeur humain, et en particulier du coeur feminin, objet de notre etude. Il lui doit au contraire, dans ses hautes comedies, la qualité propre de son rire, ce "rire dans l'eme," dont psu d'auteurs avant lui avaient connu ls secret. Footnotes 1Jasinski, op. cit., p. 233. Delicate, sensible et genereuse, sans fortune, elle refuse d'epouser celui qu'elle aime par crainte de lui fairs partagsr sa gene. Nous avons vu que Henriette eprouvait deje ls meme scrupule e l'acte V dss Femmes Savantss mais trsnte ans separent les deux pieces et le ton a change. Au sacrifice discret de l'une qui s'exprime par un langage restant en depe de l'emotion ressentie, repond une "scene" oi l'emotion derange st brise la syntaxe: mots entrecoupes, exclamations, phrases inachevees, etc; 1s style emphatique st haletant de Diderot n'est pas loin. 3 "On n'admettait pas que la comedis pit laisser au.coeur une amertume st fairs entrevoir dss dessous qui ne sont pas toujours risibles." Jules Lemaitre, Lg Comedie apres Moliere gt lg_theetre d3 Dancourt, (Paris: Hachstte, 1882), p. 33. 4 . . . . . .. 7‘- L'auteur a ecrit et joue ses p1eces pour son public, celui du AVIleme, c'est e dire un public essentisllsment primaire, sans se soucier de ce que seraient les interpretations trois siecles plus tard, sans se I . . . A - . I preoccuper des inventions des Romantiques, dss abimes ds subtilite . . . . 'I \ I . philosophiqus que nos critiques modernes s evertuent a decouvrir dans le constant souci de faire "nouveau e tout prix." Toutss ces frasques litteraires, ces contre—sens ne font que corrompre et trahir l'original; \ . . cela correspond a jouer Beethoven en jazz. 5J. Lemaitre, qp. cit., p. 216. 6 . Ibld., p. 2350 7 E. Bernbaum, The Drama 2: Sensibility, (Cambridge: Harvard University Press, 1925), p. 182. 137 BIBLIOGRAPHY Bibliographie Adam, Antoine, Histoire de la litterature francaise au XVIIeme siecle. Paris: Del Dica, 1904. Arland, Marcel. Marivaux. Paris: Gallimard, 1950. Arnavon, Jacques. ‘Lg Malade Imaginaire‘22 Moliere. Paris: Plon, 1938. Arnavon, Jacques. L'Interpretation d3 la comedis classique. Lg Dom Juan de_Molie;e, C0psnhague, 1947. Arnavon, Jacques. L'Ecole dss Femmes 33 Moliere. Paris: Plon, 1936. Aubignac, Frangois D'. Pratique'du theetre. Paris: Champion, 1927. Baudelaire, Charles. Oeuvres Completes. Paris: Gallimard, 1961. Bellesort, Andre. Dix-huitieme siecle gt Romantisme. Paris: Raynard, 1941. Bergson, Henri. [Lg Rire. Paris: PUF, 1964. Bernbaum E. The Drama 9: Sensibility. 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