2" A: v“ . u.g§t¥'z If, #5 3-“. . *. . -i""r§g."' 'Fr. ‘52” - int’ .3" giggi’gé'afifi *«1 9‘5? 353* I 2 :%4b .. 1-. 1'; ’ .1 :Ln‘ :3? ‘ .m4fin3 ”A ‘ “fidfi THESiS 4L» 93 LIBRARY Michigan State Universuty I This is to certify that the thesis entitled Charlottte Delbo: une écn‘ture du silence presented by Audrey Brunetaux has been accepted towards fulfillment of the requirements for the PhD degree in French, Classics & Italian tin/w Majcr Pra’essor’s Signature 04/1 5/2008 Date MSU is an affirmative-action, equal-opportunity employer PLACE IN RETURN BOX to remove this checkout from your record. TO AVOID FINES return on or before date due. MAY BE RECALLED with earlier due date if requested. DATE DUE DATE DUE DATE DUE 5/08 KlProj/Acc8Pres/ClRC/DateDue indd CHARLOTTE DELBO: UNE ECRITURE DU SILENCE by Audrey Brunetaux A DISSERTATION Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY Department of French, Classics and Italian 2008 ABSTRACT CHARLOTTE DELBO: UNE ECRITURE DU SILENCE By Audrey Brunetaux After the war, Holocaust survivors struggled to recount their experience that remained outside the boundaries of words. How could Auschwitz be described, when common vocabulary did not fit the horror that constituted the apocalyptic world of the Nazi camps? “Charlotte Delbo: une écriture du silence,” focuses on the twentieth-century writer Charlotte Delbo, whose experience as a World War 11 French resister and Nazi camp survivor inspired her writing of Auschwitz et Apres. In it I explore the correlation between Delbo’s rhetorical silences and the silences faced by deportees in Auschwitz: spatial silence, verbal silence, visual silence, the silence of death, and the silence of collective memory. Paradoxically, Delbo uses silence to create a language. With that language, she relates her experience at Auschwitz-Birkenau by portraying the camp’s unthinkable horror and uncovering historical truths that were suppressed for many years. Delbo neither destroys nor I'CfUSCS the literary codes used before the Holocaust but rather re-actualizes them, engaging her reader in the comprehension and interpretation of her text. By creating a particular system of signs, Delbo uses silence to carry the word of those who did not survive. Her technique does not reveal the defeat but rather the triumph of language in the face of the Holocaust. ABSTRACT CHARLOTTE DELBO: UNE ECRITURE DU SILENCE By Audrey Brunetaux Dans sa tn'logie _A_t_t_schwitz et Apres. Charlotte Delbo donne une image vivide de ce que fut son univers a Auschwitz. Déporte’e pour raisons politiques en 1943, l’auteure tente de nous faire voir 1a réalité des camps nazis, une réalité dans laquelle parole et silence se cotoient entrainant l’aliénation progressive des étres. Dans ce monde apocalyptique, le langage cede la place a un silence implacable qui de'shumanise et tue ceux qui l’habitent. Afin de saisir et transmettre cette de'sintégration de la parole, cette rupture de la communication, et cette annihilation, Delbo crée son propre langage paradoxalement au travers d’une poétique du silence. Notre étude explore la correlation entre les silences rhétoriques de l’auteure et les silences inhérents aux camps nazis : le silence spatial, verbal, visuel, 1e silence de la mort et, par extension, 1e silence de la mémoire collective. Le silence de Delbo n’affecte pas le sens de son témoignage mais 1e voile pour mieux le dévoiler, ce qui en fait toute son originalité. Ainsi, l’auteure crée un moyen paradoxal pour transmettre son message au monde des vivants puisque ce demier permet de dire sans dire, de montrer sans nommer: les silences dans son texte sont bénéfiques et, loin de nuire au texte, l’enrichissent. Cette technique ne revele pas la défaite mais le triomphe du langage face a la Shoah. Copyright by AUDREY BRUNETAUX 2008 A la mémoire de Charlotte Delbo Pour les victimes de la Shoah et de la guerre REMERCIEMEN TS J e tiens avant tout a remercier mes parents et ma soeur dont le soutien inconditionnel, la patience, l’aide et les encouragements tout au long de ces années m’ont permis de concrétiser mon réve. Ma reconnaissance envers eux est sans limite. Un grand merci a ma smur Astrid dont les précieux commentaires m’ont permis d’éclaircir et d’améliorer mon texte ; nos longues conversations m’ont donné la force de continuer. Un grand merci a mes parents qui m’ont accompagnée en Allemagne et en Pologne lors de mes recherches ; leur enthousiasme et leur intérét m’ont poussée a me dépasser. Enfin, je n’oublie pas Thao Nguyen pour son amitié, son aide et sa générosité tout au long du doctorat. J e suis également tres reconnaissante envers Claudine-Riera Collet, amie proche de Charlotte Delbo, qui a partagé avec moi ses souvenirs et m’a fait découvrir le monde de l’auteure. Ma gratitude va également a Christiane Borras, compagne de deportation de Charlotte Delbo, qui m’a généreusement consacré son temps pour me paler de son experience de la guerre, en France et dans les camps Nazis. Je tiens a remercier tout particulierement Professeur Anna Norris qui n’a eu cesse de m’encourager, de me soutenir et de me guider tout au long de mon doctorat. Ce fut un reel plaisir de travailler ensemble. Mes remerciements vont également a Professeur Michael Koppisch qui m’a fait découvrir Charlotte Delbo et a Professeur Safoi Babana- Hampton. Leurs encouragements et leurs commentaires m’ont été précieux. J e remercie le Département de F rancais et le programme de Jewish Studies a Michigan State University pour leur soutien financier. vi Sommaire Introduction : Pourquoi écrire le silence ? ................................................................. I Desmots qui nedisentplus....... II Typologiedessilences..................................... III Déroulementdenotreétude................................. Chapitrel : Témoigner et publier,une affaire de silence... I Devoir de mémoire: écrire pour ne pas oublier... 1. Témoigner pour les morts: mission d’ordre moral et éthique 2. Saturation du public: publication impossible. II Catharsis: uneécriturethérapeutique....... 1. Ecriture cathartique... . .. 2. Reconciliation de deux « mois ».. 3. Limites psychologiques de l’ écriture: 1e traumatisme toujours pregnant... . 52 3.1. Une me'moire fragmentée.. 3 2 Presence du manuscrit. .. III Une publication retarde'e: envie de communiquer dans un Contexte plus favorable... ChapitreII : Silence spatialet silence auctorial...... I Silence spatial dans lemondecarcéralzprison francaise............................... II Silence del’espaceconcentrationnaire:Auschwitz..................... 1.Misesous silencedunom:mimétisme........... 2. Silence inherent au camp anonyme” 3. Misc en evidence de ce lieu monstrueux . . 3.1 L’ unite parm11universel: la petite fille a la poupée III Silence spatial de retour en France : solitude et silence... . 1. Silence spatial : absence de nom... .. 2. Silence de l’espace réel......... Chapitre III : Silence verbal/visuel et silence auctorial... I Les prisons francaises... 1. Une parole verbale et visuelle encore vivante. II Le monde d’ Auschwitz... .. 1. Echange rompu avec les gardes vii 01 08 16 18 30 32 32 ... 34 4 1 42 44 46 54 57 72 79 80 34 '93 94 3. 2. Clair-obscur: scénographie morbide et silencieuse ................... 97 3.3. Caractéristiques intrinseques d’Auschwitz... .. .. . .. 102 101 103 104 110 114 114 124 .. 124 1..1 Crisethurlements:premiereruptureverbale.........................124 12. Unelangueincompréhensible... 132 1.3 Appropriationdulangage parles dominants. 136 2.Echangeverbalrompuentrelesdétenu(e)s.. 141 3. Conséquencesdel’acteverbal.................................................... 153 4. Echangevisuelbrisé................................................................. 160 III DeretourenFrance... 167 5. Echangeverbalrompuavec autrui.. 167 Chapitre IV: Silence rhétorique et silence de l’Histoire... .. 176 I L’apres-guerreetl’engagementlitte’rairedeDelbo...................................... 183 H Vichy:lacollaborationetlaquestionjuive.............................................. 192 III Anti-hérosrésistantszhommes etfemmes 213 1. 01‘1 sontles héros ? ....................................................................................... 213 2. Renversement des roles masculins-féminins.. .. 224 3. Images (1’ Epinal obsoletes: la femme de’shumanisée et defémmisée ........ 231 Conclusion : Réussir l’impossible, “dire” Auschwitz au travers du silence ......... 245 B1bl1ograph1e 256 viii Pourquoi écrire Ie silence? [S]ans le silence, la parole ne peut pas remplir sa fonction. La parole nait et s’accomplit dans le silence. (Rassam 34)1 Me'connue du grand public, Charlotte Delbo acquiert une notoriété grandissante dans les cercles académiques et demeure, a l’heure actuelle, l’un des auteurs clés de la littérature de la deportation. Son premier texte Mun de nous ne reviendgf, figure de proue de son oeuvre Auschwitz et 413E; prend une place prépondérante panni les canons de la littérature de la Shoah, au méme rang que La Nuit L’Esfice humaine on Si c’est un _h_o__mr_n_e_, bien que l’auteure ne soit pas juive. Ce paradoxe ne l’empéche pou1tant pas de s’imposer non seulement en tant qu’écrivaine exceptionnelle mais aussi en tant que victime et témoin d’une catastrophe humaine sans precedent. Mais pent-on vraiment parler de littérature de la « Shoah » et appliquer ce terme a la trilogie AA ou plutot l’associer a l’auteure‘? Il est essentiel des a present de définir le terme « Shoah » pour éviter toute méprise sur l’identité de l’auteure, non-j uive, et sur son experience vécue en tant que déportée politique et témoin oculaire de l’annihilation juive a Auschwitz-Birkenau. Le terme « Shoah » associé aux textes de Delbo semblerait problématique puisque 1a Shoah, selon la definition, ne concerne a priori ni les résistants, ni les prisonniers politiques: l’étymologie de Shoah vient de l’hébreu shé'fih qui signifie littéralement “catastrophe” et ‘ Rassam, Le Silence comma introduction g La mfitgphysigue. 2 Nous utiliserons dorenavant les sigles suivants pour se référer aux volumes de la trilogie tout au long de notre étude: AA (Auschwitz et wres) ; ANNR (Aucun de nou_s_ne reviendfl) ; CI (Connaissance inutile) ; MNJlMesure de nos jgurs) ; Convoi (anvoi glu 24 janvier). Delbo composa le premier volume ANNR en 1946 mais ne 1e publia qu’en 1965. Elle termina les deux autres volumes et les publia en 1970 et 1971. fait, par la meme, reference a la destruction massive des juifs par les Nazis lors de la Seconde Guerre mondiale; ce terme n’englobe pas les deportes politiques. Les activités clandestines de Delbo et son association a un groupe resistant communiste causerent son arrestation par la police francaise en 1942 ainsi que sa deportation vers Auschwitz le 24 janvier 1943.3 La particularite de Delbo nait de l’orientation qu’elle choisit dans ses écrits: deportee vers la Pologne avec 229 autres femmes (pour la plupart resistantes), l’auteure centre son temoignage sur son experience et celle de ses compagnes a qui elle associe les autres victimes nazies, les juifs ou les tziganes, dont elle decrit, dans un langage poetique et minimaliste, l’aneantissement par chambre a gaz et par cremation. C’est en cela que nous nous permettons d’associer les textes de Delbo aux temoignages et recits de la Shoah, terme par 1equel nous reconnaissons non pas la religion ou la « race » de l’auteure, mais son entreprise de denonciation de la destruction du peuple juif et autres victimes par les nazis.4 Par des descriptions troublantes d’une vie quotidienne rythmee par la mort deshumanisante et spectrale, la maladie, les sévices, la faim, la soif et la violence des SS, m 91 et m nous entrainent dans ce que fut l’experience d’hommes et de femmes dans les camps nazis (et dans la France d’apres-guerre). Dans un entren'en avec Claude Prevost en 1965, l’auteure souligne clairement qu’elle tient a faire voir plutot qu’a raconter les camps et la Shoah comme si elle deth que nous, lecteurs et lectrices, soyons les temoins actifs d’une piece jouee sur scene, une piece qui nous frapperait d’images dont il faudrait decoder le sens: 3 Delbo fut aussi transferee dans un camp satellite d’Auschwitz “Raisko.” De la, elle fut deportée a Ravensbrttck d’ou elle fut liberee. " Nous avons recours ici au terme “race” pour faire allusion aux theories raciales de la France de Vichy qui insistaient sur la “race juive.” Et puis, je ne voulais pas renseigner. Au retour des deportes, les gens etaient avides de details. 115 voulaient savoir. Les journaux etaient remplis de comptes-rendus, nombre de deportes ont écrit des livres informatifs ; on se levait a telle heure, on se couchait a telle heure, on faisait tel ou tel travail, l’appel, la soupe, etc. Toutes ces informations etaient extrémement utiles, mais moi, je n’eprouvais pas le besoin d’y contribuer. Ce a quoi je voulais atteindre, c’est a une information plus haute, inactuelle, c’est-a- dire plus durable, celle qui ferait sentir la verite de la tragedie en restituant l’emotion et l’horreur.5 Pour rompre avec les temoignages de style journalistique, Delbo transmet, au fil des chapitres, des images qui suivent une structure a-chronologique, symptomatique d’une memoire fragmentée. Les dates ne figment pas dans le texte et cette absence provoque une perte de tout repere temporel et un sentiment de chaos. A quoi bon delimiter les jours et les annees dans un recit lineaire et chronologique quand la vie du camp detruit l’espace-temps d’un monde « normal » ? Pour l’auteure, seuls comptent les appels debout dans le froid, la douleur des homes et des femmes, leur decheance et l’angoisse de n’étre plus qu’un spectre panni tant d’autres. Le temps ne se calcule pas en heures et en jours mais en coups de baton ou en rations de soupe. La forme-méme des chapitres revele l’atemporalite du lieu dans la mesure ou l’auteure oscille entre des descriptions en prose d’épisodes troublants qui ressurgissent de sa memoire (les appels, les executions sommaires, les corps rongés par le typhus, les courses folles pour eviter les coups, 1e ramassage des corps encore vivants pour la cremation) et des vignettes poetiques impregnees de silence qui rompent la continuite des longs chapitres. Nonobstant une apparence chaotique et inattendue au niveau de l’organisation de son texte, l’auteure cree une structure solide de laquelle ressort un fil conducteur evident: la deshumanisation et le traumatisme causes par un systeme oppressif « exceptionnel ». Cette exclusion d’un cadre temporel fixe est repris dans l’articulation-méme des trois vohunes. ANNR se 5 Entretien avec Claude Prevost, 1965, p.41 focalise sur Auschwitz alors que Q fait un retour en arriére en explorant la vie dans les prisons francaises avant la deportation. Puis, Delbo nous propulse a nouveau dans l’univers d’Auschwitz et de Rat‘sko (camp satellite d’Auschwitz). Dans MEI, elle termine sa trilogie par le retour au pays, retracant son experience et celle de ses carnarades face a la société francaise. Toutefois, cet aspect a-chronologique des textes « delbotiens » n’est pas le seul a eveiller notre interét: 1e langage de l’auteure lie au topos des camps nazis surprend par son contenu. Pour écrire la Shoah, Delbo a recours a un langage epure et poetique impregne de silences qui, seuls, arrivent a dire sans dire, a reveler sans nommer. Le theme du silence a souvent ete analyse et evoque chez Maurice Blanchot, Edmond Jabes ou Andre Neher, pour n’en citer que quelques uns. Simon Sibelman s’interesse lui aussi 21 cc topos dans les oeuvres d’Elie Wiesel, dont les fondations juives dans la litterature talmudique l’ont enracine dans une tradition du silence qui, selon Andre Neher, forme 1e paysage biblique (L 'Ein de la Parole: 13). Wiesel envisage 1e silence dans une perspective biblique et juda'r’que. Dans 1a bible, 1e silence symbolise une force interieure invincible, une source d’energie creatrice au centre de laquelle se trouve Dieu(Sibe1man 9). Wiesel propose d’ailleurs que ce silence soit employe en jonction avec les mots pour presenter une image de l’anus mundi et pour représenter l’ame fragmentee du deporte, trouble par le silence du Createur. Ses romans arrivent ainsi a fusionner l’historique et le metaphysique. Une telle approche ne pourrait aboutir dans les (euvres de Delbo, athe'e et sympathisante communiste6, pour qui la religion n’entre pas en 6 Delbo faisait partie d’un reseau de resistance communiste (elle avait rencontre son mari aux Jeunesses Communistes avant la guerre) et etait sympathisante marxiste. Toutefois, Delbo se distance du communisme apres la guerre et ne s’inscrit pas au parti a son retour des camps. Elle avait un esprit critique et avait tres vite pris conscience des exactions commises par l’URSS qui, selon elle, avait sabote les chances du communisme de s’implanter en Europe. jeu dans ses textes. Les silences de l’auteure n’ont pas la meme portee puisqu’ils visent a corriger l’Histoire, a mettre en relief le processus de deshumanisation et le silence annihilant des prisons et des camps. Ils n’ont pas pour dessein de s’interroger sur Dieu et son mutisme face a la Shoah. Le silence chez notre auteure correspond plus a un outil rhetorique destine a palier les lirnites cognitives du langage pour acceder a une representation forte de son experience. Si le silence de Wiesel a souvent ete, a juste titre, l’objet d’etudes diverses, en revanche, peu d’ouvrages critiques ont ete consacrés a la trilogie de notre auteure ou a la totalite de son (euvre. Bien rares sont ceux consacrés a ses silences. Toutefois, trois excellents ouvrages ont donne l’elan a notre presente recherche par leur originalite, leur richesse et leur excellente analyse de la rhetorique de Delbo: Charlotte Delbo: Une voix singuliere et Literary Analysis of Clgrlotte Delbo’s Concentration Carma Regresentation de Nicole Thatcher, et Au-dela du mot par Annette de la Motte. Les travaux de Nicole Thatcher etudient les differentes voix de Delbo, voix historique, voix theatrale et voix rhetorique, et insiste sur leur caractere unique et singulier. Thatcher analyse avec precision 1e langage et le ton employes par l’auteure afin que nous saisissions l’originalite des representations « delbotiennes », qui perdurent et resident dans le caractere universe] qu’elles possedent: «elles visent a presenter les effets vilifiants de l’oppression nazie, fasciste—de toute oppression—sur l’humanite tout entiere » (Voix : 271). Ce but, contrairement a un grand nombre de temoignages, s’exprime non a travers un discours politique, philosophique, moral ou religieux, mais a travers des choix deliberes du contenu et de la forme de ces representations. Les souvenirs de Delbo passent par sa memoire, une memoire fragmentée qui se reflete dans son écriture a-chronologique, destructuree, et dans sa vision theatrale de la realite. Bien que Nicole Thatcher se rapproche de notre etude par son analyse de la fonne et de l’ironie chez Delbo, elle insiste particulierement sur la voix singuliere de l’auteure pour mettre en relief les non- dits. Si Thatcher reconnait l’implication du lecteur dans l’analyse du sous-texte, elle adopte une perspective differente de la notre dans la mesure ou le silence rhetorique ne figure pas comme l’outil essentiel, transmetteur du silence avilissant d’Auschwitz. Si Thatcher prend comme point de depart la « voix » de Delbo pour en determiner les differents aspects, notre recherche aborde le texte sous la perspective du silence et de ses differentes manifestations et representations dans la trilogie AA. Notre regard se portera tout particulierement sur la correlation entre le silence scripturaire de Delbo et les silences inherents aux prisons francaises, aux camps nazis et a la France d’apres-guerre. L’auteure utilise l’un pour écrire l’autre. Les travaux critiques d’Annette de la Motte, a la difference de Thatcher, entreprennent une etude comparative sur l’ecriture du silence chez quatre auteurs du 20c siecle: Stephane Mallarme, Charlotte Delbo, Marguerite Duras et Samuel Beckett. Motte donne une vision d’ensemble, breve mais cependant fort interessante, du silence rhetorique de Delbo afin de passer en revue la mise en poesie ainsi que les strategies de l’effet et celles de l’absence utilisees dans son (euvre. Au-dela du mot illustre l’ecriture de Delbo qui, « en restant dans le sillage de l’ecriture mallarmeenne, en assurant la reference tout en encourageant l’evocation poetique, parvient a une expressivite superieure, une eloquence supreme qui [. . .] pennet [a Delbo] d’aller au-dela du dicible, de toucher a l’indicible, de s’approcher de l’inapprochable » (Motte 8). Dans la continuite de Motte, notre recherche detaillera les silences rhetoriques de l’auteure pour mieux comprendre leur utilisation dans la mise en relief des silences spatiaux, verbaux, visuels propres aux prisons et aux camps, et des silences de la memoire. D’autres critiques litteraires ont aussi choisi de comparer les textes de Delbo a ceux des ecrivains de la Shoah pour en determiner 1e style, la rhetorique ou les techniques narratives sous une perspective autre que celle des silences. Cynthia Hafi, par exemple, dans son excellente etude sur la representation des camps nazis dans la litterature francaise, analyse avec minutie les images et la rhetorique employees par les ecrivains tels que Wiesel, Delbo, Semprun, Rousset et bien d’autres, pour decrire la realite de l’univers concentrationnaire. Elle tente d’examiner le contenu de ces travaux pour en relever les themes conducteurs. Hafi divise son etude en plusieurs chapitres qui representent chacun une étape—l’arrivee au camp, la vie quotidienne, la liberation, la readaptation a la vie, et les mythes—et explore les themes similaires mis en relief par differents auteurs. Elle remarque neanmoins une difference notoire entre témoignages et chefs-d’oeuvre litteraires. Alors que certains auteurs temoignent de leur experience purement et simplement, d’autres reussissent a transcender leur traumatisme par la creation d’une rhetorique unique et poetique. Une minorite, dont Delbo fait partie, se distingue du corpus presente et surpasse 1e temoignage pour creer, selon Hafi, des chefs— d’oeuvre uniques sur le theme des camps nazis. Si Hafi met en lumiere la rhetorique extraordinaire d’AA, elle ne l’aborde pas du point de vue du silence. Alors que Thatcher explore l’muvre integrale de l’auteure dans ses ouvrages et que d’autres comme Motte ou Hafi entreprennent une etude comparative entre Delbo et d’autres ecrivains, nous nous concentrerons sur Delbo et principalement sur la trilogie AA—le Convoi et La Mémoire et les iours viendront etayer notre argumentation. Le choix d’un corpus de textes restreint nous permet de porter un regard plus critique sur les muvres charnieres de Delbo, celles qui faconnerent le reste de son (euvre composee de textes que l’on peut diviser en deux cycles: le cycle Auschwitz et le cycle politique. Delbo dedie bon nombre de ses textes et de ses pieces a Auschwitz—Spactres mes commgaons, Qui rapp_ortera ces paroles. Une Scene iouee dans la memoire, ou Kalavitra des mille antigones en sont quelques exemples—ou a des sujets politiques plus varies— La Capitulation inspiree des evenements de Prague; La Sentence sur le proces de militants Basque a Burgos; Maria Lusitania sur le Portugal et la revolution; lagging _d_’_ét_a_t; Les Belles lettres sur la guerre d’Algerie. En outre, les textes choisis pour notre etude englobent a eux seuls les differentes phases et les aspects essentiels de la deportation en ce sens qu’ils relatent la vie sous l’Occupation et dans les prisons francaises, la vie deshumanisante dans les camps nazis, et le retour au pays. [15 comprennent une plethore de silences varies, utiles pour nos analyses. Cette etude tentera d’analyser cette retention de la parole et cette poetique du silence dans la trilogie _A_A tout en eclairant les possibilites linguistiques et litteraires pour (re)présenter la Shoah. 1. Des mots qui ne disent plus Pour faire voir Auschwitz a ceux qui ne l’ont pas vecu et pour traduire une realite sans referent passe, un probleme majeur se pose a Delbo, celui du langage. Malgre leur volonte de dire, les temoins et survivants de la Shoah ont dfi faire face a un dilemme enracine dans le langage inadequat qui ne traduit pas toujours ce qui reste en dehors de la limite des mots. Elie Wiesel realise cette inadéquation du langage face aux atrocites commises dans les camps nazis et s’interroge sur le role moral et esthetique de l’écriture et de la parole: « La parole a deserte 1e sens qu’elle etait censee recouvrir ; [. . .] Decalage et deplacement irrevocables. [. ..] Nous savions tous que jamais, jamais nous ne dirions ce qu’il fallait dire, jamais nous n’exprimerions en paroles coherentes, intelligibles, notre experience de la folie absolue. » (Paroles d ’étranger: 8).7 Toutefois, Wiesel et Jorge Semprun insistent sur l’importance du temoignage, quel qu’il soit: « il faut parler. Pauvrement, mais il faut parler. On n’a pas les moyens, on n’a pas le vocabulaire, mais il faut parler. Il faut temoigner. » Alors que Delbo et ses compagnes expriment leur volonte de temoigner a plusieurs reprises, un manque de vocabulaire les paralysent et les deroutent. Il leur devient alors difiicile de faire saisir aux « autres » l’ampleur de cette catastrophe humaine: «Pourquoi ne pas oublier plutot la soif, la faim, le froid, la fatigue, puisque cela ne sert a rien que je m’en souvienne, je ne peux en donner l’idee a personne [. . .] et puisque je ne peux pas leur faire comprendre la difference entre le temps de la-bas et le temps d’ici [. . .] ». Primo Levi prend conscience de cette inadéquation des mots face a son experience: Just as our hunger is not that feeling of missing a meal, so our way of being cold has need of a new word. We « hunger », we say »tiredness », « fear », « Pain », we say « winter » and they are different things. They are free words, created and used by free men who lived in comfort and suffering in their homes. If the Lagers had lasted longer a new, harsh language would have been born ; and only this language could express what it means to toil the whole day in the wind, with the temperature below freezing, wearing only a shirt, underpants, cloth jacket and trousers, and in one’s body nothing but weakness, hunger and knowledge of the end drawing nearer.8 Pour Levi, l’existence d’un fosse incommensurable entre le monde des camps de concentration et d’extermination, et le monde des lecteurs de son témoignage devient problematique. Il doute méme de sa capacite a temoigner. Comment le monde d’Auschwitz peut-il étre represente avec des mots de tous les jours sans faire injustice 7 Wiesel, Elie. “Pourquoi j’ecris”.7-l4 in Paroles d’etranger. Paris: Seuil, 1982. 8 Primo Levi. Survival in Auschwitz. 112-13. aux souffrances endurees? Delbo donne une reponse a l’écrivaine et journaliste Madeleine Chapsal: « Il n’y a pas de mots pour le dire [parler de la Shoah et des camps]. Eh bien ! Vous n’avez qu’a en trouver-rien ne doit echapper au langage » (52).9 Delbo ne croit pas a l’incommunicable et contredit en cela les theories de certains linguistes comme Wittgenstein. Wittgenstein, precurseur des theoriciens du langage tels que George Steiner et Theodor W. Adomo, se penche sur ce probleme crucial entre experience et langage dans son muvre T ractatus logico-philosophicus, 01) i1 insiste sur le passage sous silence de ce qui ne peut se dire ou s’ecrire: « I] y a en effet de l’inexprimable » (106). Selon Wittgenstein, une chose impensable ne peut étre ni pensee ni dite; en revanche, une chose pensable peut étre exprimee de maniere claire alors que l’on doit taire ce qui ne peut étre exprime clairement: Alles was uberhaupt gedacht warden kann, kann klar gedacht warden. Alles was sich aussprechen lass sich klar aussprechen [. . . ].10 Was wir nicht denken kennen, das kennen wir nicht denken; wir kennen also auch nicht sagen, was wir nicht denken kennen [...].1] Wovon man nicht sprechen kann, dartlber muss man schweigen.12 Bien que Wittgenstein parle dans l’absolu, nous pouvons etendre son point de vue pour aborder et comprendre un absolu tel que la Shoah. Si l’on se refere strictement a sa vision des choses, les survivants de la Shoah ou d’evenements traumatisants devraient rester silencieux des que le langage echoue dans sa description de la realite ou ne traite que d’une partie restreinte de cette realite. 9 Entretien avec Madeleine Chapsal. « Un ecrivain doit ecrire sur ce qui 1e touche » ; (p.76) « Rien que des fernmes ». ‘0 Wittgenstein, Ludwig. Tractatus logico-philosophicus. Tagebiicher 1914-1916. Philosophische Untersuchungaa, dans: Schriften 1, Frankfurt am Main: Suhrkamp 160, 4.116. Cite dans l’ouvrage de Annette de la Motte, Au-dela du mot. “ Ibid., 5.61. ‘2 Ibid., 7. 10 Toutefois, Wittgenstein lui-meme reconnait que l’inexprimable peut étre montre bien que le langage soit incapable d’exprimer certaines realites: « [l’inexprimable] se montre, il est le Mystique » (Tractatus: 106). Selon lui, l’indicible qui doit étre envisage dans la perspective du mysticisme designe « ce qu’on tait, mais [ce] qu’on sait », autrement dit une chose passe sous silence car l’on estime la trahir par une mise en mots inappropriee et inadequate.13 Bien que dans cette etude nous n’envisagions pas le silence d’un point de vue mystique, l’argument de Wittgenstein souleve tout de meme un point pertinent, celui de la relation entre langage et experience. S’il resout ce conflit par l’introduction du « Mystique », Delbo palie l’inadequation entre mots et experience lorsqu’elle « fait » de l’art (s’il l’on considere l’ecriture comme l’une de ses manifestations) qui confronte la Shoah et foumit des principes moraux pour qu’Auschwitz ne se reproduise pas. La trilogie AA dement donc l’idee qu’Auschwitz nie toute litterature et que les categories traditionnelles de valeur et d’interpretation aient ete demolies par l’evenement meme qu’elles cherchent a expliquer et decrire. Notre auteure desire transmettre son experience par le langage qu’elle connait car « se taire est interdit, parler est impossible » (Wiesel/Semprun 17). Si ce langage sert de base a son écriture, elle reconnait toutefois la necessite d’abandonner ses representations habituelles pour atteindre une nouvelle forme de communication. Elle rej oint par la meme la theorie d’Adomo sur les modes de representations apres la Shoah. Adomo affirme qu’Auschwitz impose un nouvel imperatif litteraire pour reflechir et agir. Contrairement a ce que certains ont cru comprendre dans les analyses de sa celebre phrase «to write poetry afier Auschwitz is barbaric,» Adomo ne refuse pas l’art '3 Cite dans Au-dela du mot de Motte (“L’indicible et la vacuite au XVIIe siecle”, dans XVIIe siecle, 207, avril-juin 2000, p.181.) Pour un developpement plus approfondi, voir l’ouvrage d’Annette de la Motte mentionne auparavant. 11 comme outil de representation des camps mais envisage plutot une modification au sein de sa structure: pour lui, 1e veritable langage de l’art est muet; Adomo fait l’éloge d’une écriture epuree qui se distingue par sa puissance suggestive, forcant ainsi les homes a confronter ce qu’ils refusent de voir. Une écriture du silence, comme celle de Samuel Beckett, incarne pour Adorno l’exemple parfait d’une écriture d’apres-guerre, « la seule qui, etant consecutive a Auschwitz, garde vivantes les horreurs de l’evenement tout en s’abstenant de les nommer ou de les decrire» (Motte 188). Similairement, Delbo s’inscrit dans cette écriture dans la mesure ou elle ne nOmme pas la catastrophe des la premiere page de la trilogie mais insiste sur ses caracteristiques intrinseques: l’horreur, la deshumanisation, la violence et le traumatisme. L’auteure remedie ainsi a la limitation du langage en rehaussant la valeur du silence qui, desormais, n’est plus un antagoniste de la parole. Cette problematique du langage et de l’ecriture pose la pierre fondatrice de notre recherche: tandis que « Auschwitz » ne peut étre dit, Delbo prouvera qu’il peut se montrer. L’auteure reussit a « montrer » la Shoah puisqu’elle cree son propre langage paradoxalement a travers une poetique du silence. Loin de s’exclure mutuellement, le silence et l’ecriture dans AA se lient, pour devenir par la meme indivisibles, ce que Edmond Jabes souligne dans Le Livre du dialogue. Selon lui, le langage et le silence entretiennent une relation non pas antinomique mais plutét dynamique puisque 1e silence remplace ce qui echappe au langage, « comme si tout ce qui n’avait pas ete exprime se donnait enfin a entendre, a lire, hors des mots [.] Dans l’espace circonscrit de leur renoncement » (J abes 61). Les silences n’annihilent ni ne diminuent l’ecriture ou le langage qui collaborent dans la representation et la creation de sens: « La parole doit sa 12 force, moins a la certitude qu’elle marque, en s’articulant, qu’au manque, a l’ab’ime, a l’incertitude inventive de son dit » (Jabes 45). L’ecrivain reussit sa tache lorsqu’il parvient a laisser 1e devant de la scene au silence. Delbo s’inscrit dans la lignee de Jabes puisqu’elle adopte une écriture du depouillement. Chez elle, 1e silence peut se voir comme « 1e terme et le commencement, [. ..] l’ame des mots » (Livre des questions: 70). '4 Des la fin de la guerre, Delbo concoit une esthetique du langage et du silence capable d’approcher l’inapprochable, la Shoah, et contredit l’argument de Renee Kincaid. Dans _C__l_1arlotte Delbo’s Auschwitz Ed After: The Struggle for Sigaification, Kincaid pretend que notre auteure ne fait que signifier l’impossibilite de representer litterairement et linguistiquement Auschwitz dans sa trilogie: « The discrepancy between reality and representation is strikingly reflected on the linguistic level » (105). Il est vrai que l’ecriture ne peut s’egaler a l’eve’nement historique. Toutefois, Delbo reussit a nous donner une connaissance d’Auschwitz susceptible de nous interpeller sans renier 1e langage puisqu’elle en reinvente un, celui du silence. C’est ce silence qui, selon Maurice Blanchot, est l’element le plus admirable d’une oeuvre littéraire (Espace littéraire: 18). Le silence represente plus que la pure renonciation au langage: « il est tout simplement une condition que nous pouvons produire quand nous la desirons. Quand 1e langage cesse, le silence commence. Mais il ne commence pas parce que le langage cesse. L’absence de langage rend la presence du silence plus apparente » (Picard 15). Les oeuvres de Delbo epousent parfaitement bien cette definition car 1e silence n’est pas un phenomene negatif qui s’installe lorsque ce qui est positif n’existe plus; bien au contraire, il s’inscrit dans une litterature fondee sur le regard poetique de son auteure. Delbo admet d’ailleurs dans ‘4 Jabes, Edmond. Le Livre des questions. 13 un entretien avec Claude Prevost que « seuls les poetes donnent a voir. Seul 1e langage de la poesie permet de donner a voir et a sentir» (42). Elle transcende son experience pour la mettre en forme par le biais de la poesie et, plus precisement d’un silence poetique. Par cette strategic littéraire, Delbo etablit une semantique qui engage le lecteur dans une analyse plus approfondie. Comme 1e souligne Simone de Beauvoir dans Litterature, la litterature peut et doit impliquer 1e lecteur directement dans l’expérience des personnages et appelle une litterature nee de l’imagination in extremis (115-55). Cependant, dans le contexte de la Shoah, nous n’avons plus a faire a une imagination in extremis (Delbo n’imagine pas ce qu’elle raconte, elle l’a vecu et le vit encore a travers sa memoire profonde) mais a une réalité in extremis. Cette realite frappe les lecteurs d’images crues, sans fausse pudeur, dont la puissance suggestive les force a s’investir dans le texte. Sibelman nous sensibilise au réle de ce lecteur qu’il appelle 1e « receveur » (25). Il estime que la lecture d’un auteur comme David Rousset qui decrit meticuleusement le camp 011 ii fut inteme ainsi que les conditions de vie dans l’Univers concentrationnaLra, ne suscite pas les memes reactions de la part du « receveur » pour qui l’etendue de la peine et de l’exterrnination demeurent lointaines: With reference to the univers concentrationnaire, even when events are meticulously delineated, as in David Rousset’s 111m concentramnnaira, Bruno Bettelheim’s The Informed Heag, or Leaon Well’s The Janowska Road, the full pain and horror of suffering cannot be fathomed by the reader [. . .] The reader’s reaction can only be one of shock, revulsion, followed by numbing silence.” (25) Delbo réitére les paroles de Sibelman puisqu’elle ressent l’inadequation des descriptions precises et detaillees des camps qui laissent un espace a combler: Toutes ces infonnations etaient extrémement utiles, mais moi je n’eprouvais pas le besoin d’y contribuer. Ce a quoi je voulais atteindre, l4 c’est a une information plus haute, inactuelle, c’est-a-dire durable, celle qui ferait sentir la verite de la tragedie en restituant l’emotion et l’horreur. ( 41)15 Ces infonnations, du reste tres utiles et essentielles a notre comprehension de l’univers concentrationnaire, ne restituent pas toute la dimension de la catastrophe. Si la souffiance causee par les camps Nazis peut provoquer une effusion de mots qui tentera vainement d’extraire 1e sens de la Shoah, la reaction du lecteur ne sera pas celle escomptee: ce demier peut étre choque mais retombe inexorablement dans un silence oil 11 ne sentira plus rien. Les temoignages joumalistiques ne lui permettent pas forcement de s’investir et de prendre part directement au témoignage, ce qui risque a fortiori une attitude un peu plus passive. C ’est pour cette raison que Delbo prefere inventer un langage minimaliste a travers des silences didactiques qui empécheront la passivite des lecteurs. Elle les encourage meme 2‘: participer au temoignage: « Essayez de regarder. Essayer pour voir » (1138). Lire ne devient plus alors une simple operation mecanique mais, au contraire, provoque la reflexion et l’engagement de notre part. Qui plus est, les silences de Delbo font voir l’aneantissement d’étres humains deniere les mots, la syntaxe et l’attitude des personnages—m aneantissement qui ne souffre plus des impurete’s et de la fragmentation du langage. Dans Histoire. ironie et interpretation chez Charlotte Delbo. Nathan Bracher remarque d’ailleurs que Delbo instaure un malaise profond par un langage ironique simple dans lequel Auschwitz s’insinue: « partant du monde de tous les jours, de ce que le lecteur connait, elle en vient a secouer de fond en comble tout ce qui pourrait securiser pour, a terme, instaurer un profond malaise » (84). L’horreur ne se fait pas directement nommer car Delbo presume '5 Entretien avec Claude Prevost, 1965. 15 que le lecteur a acces a l’information sur la Shoah; par consequent, elle oblige et incite le lecteur a activer ses connaissances dans l’interpretation du texte, et 21 en prendre le contre-pied. ‘6 II. Typologie des silences Afin de mieux comprendre la portee poetique du silence et avant d’en tracer l’evolution thematique dans la trilogie, il serait utile de definir et d’examiner les differents degres de silence dans le texte. Tout d’abord, le silence prend une dimension negative des lors qu’il traduit et represente une realite oppressante et deshumanisante, une absence de paroles vecue malgre soi et une incapacite a exprimer une experience particuliere. Ces silences, qui appartiennent au monde reel d’Auschwitz se rencontrent tout au long de la trilogie: Delbo met l’accent sur le mutisme des detenu(e)s, la peur de parler et le silence spatio-temporel. Ces silences destructeurs etouffent les ames des protagonistes durant leur emprisonnement, inhibent leur retour a une vie normale et complete, et font d’eux des spectres vivant en marge. Les descriptions de Delbo, qui a vecu dans ce milieu concentrationnaire et qui témoigne de ce qu’elle a vu et ressenti, nous confronte a un premier niveau de silence. Toutefois, si ce silence negatif emane de l’environnement carcéral et concentrationnaire, il s’enracine egalement dans une societe aveugle. La France d’apres-guerre connait ce phenomene puisqu’elle n’est pas prete a mettre completement a jour la collaboration et les deportations massives de juifs et de non-juifs. '6 Nous developperons de plus arnples exemples dans nos chapitres. 16 Cependant, ce silence statique et avilissant prend une dimension plus profonde en association avec les silences plus regenerateurs et creatifs de l’auteure. Comme le souligne Simon Sibelman dans Silence in the Novels of Elie Wiesel. le silence est une matrice creatrice a partir de laquelle l’enonciation et la parole s’elevent et dans laquelle elles se dissolvent (11). Pour maints linguistes comme John R Searle, John Austin on Catherine Kerbrat-Orrechioni, chaque acte de langage resulte d’ailleurs d’une interference de ce qui est dit et de ce qui est non-dit. Aux yeux de Searle, 1e dit contient une multitude d’entites, les non-dits, qui enrichissent et multiplient 1e sens du dit sans lui nuire. L’auteure ne reste pas muette face a la difficulté de decrire Auschwitz. Bien au contraire, elle reussit a depeindre les camps a l’aide de toute une palette de silences morphologiques et syntaxiques que l’on nommera « actes illocutoires indirects » ou silences rhetoriques dans notre analyse. Les « actes illocutoires indirects », terme utilise par Searle dans Expression and Meaning, representent les non-dits de l’auteure. Lorsque Delbo, par exemple, inclut des references aux juifs de France et d’Europe dans son texte sans expliquer les raisons de leur presence 1 Auschwitz, les lecteurs se voient obliges de dechifi‘rer les indices et le sens cache dans les enonces suivants ou « actes illocutoires indirects »: «Le rabbin se tient droit et marche le premier » (I 14) ; «11 y a des maries qui sortaient de la synagogue » (I 14); « Au depart de France d’Ukraine [. . . ]de Hongrie [. . .] » (I 12). La question juive s’ancre dans les fondations de l’ceuvre a travers laquelle Delbo parseme le mot « juif » en correlation avec les scenes de tortures et de deshumanisation ou les stereotypes antisemites de l’epoque. Lorsque l’auteure, par exemple, insere la phrase suivante « Ils ont tous de l’or dans la bouche ces juifs et ils sont tant que cela fait des tonnes» (I 18), 1e lecteur conclut que cette opinion fait reference a 17 l’antisemitisme pregnant dans les societes europeennes.l7 Nul besoin de nous dire directement la réalité politique et historique de l’epoque puisque les indices du texte s’en chargent. Ces differentes couches de silence at l’interieur meme de la trilogie se melangent pour produire toute une semantique, qui opere a un niveau phenomenologique: Delbo- survivante peut temoigner de son experience et representer le silence spatial, verbal, visuel ainsi que le silence de la memoire qui marquerent son emprisonnement, sa vie in Auschwitz et sa vie en France apres la guerre. III. Deroulement de notre etude Avant d’explorer la rhetorique « silencieuse » de Delbo, nous nous interesserons aux raisons qui pousserent l’auteure a publier son manuscrit LINN—R en 1965, vingt ans apres son écriture (en 1945-46), et a composer 1e reste de la trilogie seulement en 1970 et 1971. Le mutisme « littéraire » de l’auteure sera l’objet de notre premier chapitre « Temoigner et publier: une affaire de silence. » Si ce chapitre met a jour le processus d’ecriture chez Delbo, i1 en fera de meme chez Marguerite Duras. On ne peut s’empécher d’établir un parallele entre les oeuvres de ces deux auteures qui eurent recours a deux formes narratives distinctes, 1e recit semi-autobiographique et le journal, pour raconter leur experience de la guerre. Bien que Delbo ecrive sur sa vie a Auschwitz et que Duras mette en avant sa vie sous l’Occupation dans La Douleur, une particularite les unit: elles attendirent plusieurs decennies avant de publier leur manuscrit. Apres avoir analyse l’aspect cathartique de l’ecriture, ce chapitre detaillera l’ampleur du traumatisme chez les ‘7 Nous exarninerons cet aspect plus en details dans les trois chapitres suivants. 18 deux auteures choisies. Il revelera aussi les circonstances dans lesquelles le premier et les derniers volumes de AA et La Douleur virent 1e jour, ainsi que les raisons qui empécherent une publication immediate. En analysant 1e contexte historique et social de l’apres-guerre ainsi que les motivations personnelles et psychologiques des deux auteures, nous tenterons d’eclaircir ce silence de vingt ans (pour Delbo) et de quarante- cinq ans (pour Duras). Si l’etude approfondie de la genese d’AA introduit l’idee de mutisme littéraire, le deuxieme et le troisieme chapitres intitulés respectivement « Silence spatial et silence auctorial» et «Silence verbal/visuel et silence auctorial» s’attacheront a analyser 1a correlation entre les silences de Delbo et les silences spatiaux, verbaux et visuels des prisons et des camps. Cette poetique du silence represente une strategic positive mise en place pour peindre et reveler, dans toute sa réalité, le silence negatif et annihilant d’Auschwitz, et pour etudier la condition humaine dans un tel univers. Elle contredit ainsi les arguments de Michel Foucault ou de J can-Francois Lyotard sur la limite cognitive des mots et du langage et sur leur impossibilite de tout representer. Partant de cette base theorique, ces deux chapitres tendront a prouver l’efiicacite des non-dits, des blancs typographiques, des questions rhetoriques, des metaphores et autres outils poetiques dans le processus de representation. Ces elements silencieux ponctuent le texte afin de donner aux silences negatifs et steriles imposes par l’autorite de l’anus mundi leur veritable dimension Tout d’abord, Delbo se sert frequemment de la negation, plus particulierement des particules negatives ajoutees aux verbes de perception, ainsi que des adj ectifs porteurs d’une connotation negative. Ces elements dont il incombe au lecteur de decouvrir la signification accentuent 19 1e silence dans le texte (Sibelman 28).18 La page blanche et les silences typographiques sont eux aussi une forme de silence choisie par l’auteure pour exprimer une atmosphere dans laquelle la réalité devient trop difficile a supporter. Un besoin est alors cree pour bannir temporairement le langage afin que l’auteure et le lecteur recouvrent leurs esprits ou meditent sur ce qui vient d’étre dit. Les espaces blancs, situes au debut ou a la fin d’un chapitre ou bien entre les paragraphes, portent eux-aussi un sens particulier. Ils apparaissent comme un silence visible venant de l’auteure dont 1e recours au mutisme littéraire ne met nullement en danger le sens du texte; bien au contraire, il 1e renforce. Delbo met en relief ces silences visuels par une ponctuation atypique qui encadre la phrase et lui confere un certain rythme, une certaine puissance, de maniere a evoquer le monde chaotique de l’anus mundi. Puisque Auschwitz n’a pas de sens, la syntaxe doit correspondre a son image. Nul besoin d’expliciter les raisons ou consequences du silence annihilant d’Auschwitz: Delbo le traduit par des vides textuels divers. A nous de les dechiffrer. Par de tels procedes regenerateurs, les silences negatifs presents dans la vie des protagonistes se font alors plus presents et envahissants sur la page. A l’interieur meme du texte, l’auteure erige, par exemple, un decor et un arriere-plan qui projettent le silence dont la nature joue 1e role. Cette presence silencieuse exerce une force subtile sur les personnages. Les relations humaines changent et regressent dans un silence mortel: les detenu(e)s dont les paroles se rarefient, vivent un silence impose par les étres « superieurs » ou sombrent dans un silence malgre eux. La presence des SS elicite ce type de mutisme car face a leurs bourreaux ou entre eux, une hierarchie de la parole s’impose. Graduellement, 1e langage est force an silence ce qui entraine une forme de silence '8 Sibelman, Simon. Silence 1; tha Noyels of Elie Wiesel. 20 ultime: 1e silence de la mort. La vie cesse alors d’exister. Les ouvrages de Searle, Kerbrat et Bourdieu sur le langage eclaireront notre analyse d’un point de vue theorique. Si les techniques et le temoignage atypique de Delbo nous devoile une réalité concentrationnaire et exterminatoire, ils nous apportent aussi un regard different sur les mythes francais et les tabous de l’apres-guerre, qui seront l’objet de notre quatrieme chapitre « Silence rhetorique et silence de l’Histoire ». L’auteure utilise l’arme de ses bourreaux, le silence, et la change en force positive pour mettre en relief le silence negatif et etouffant d’une sociéte qui ne veut faire face a ses responsabilites. Ce chapitre tachera d’analyser les differents types de silences par lesquels Delbo demythifie les mythes gaullistes et communistes ancrés dans l’inconscient collectif d’apres-guerre. Des 1945, une double entreprise conflictuelle communiste et gaulliste met on place une memoire collective et culturelle qui tente de raviver la flamme patriotique et de remotiver le peuple francais apres l’episode tragique des « annees noires » (Namer 191). Pour les gaullistes comme pour les communistes, il s’agit a la fois de refaire l’histoire de France en vue d’occulter la defaite de 1939 et de passer sous silence la collaboration du gouvemement de Vichy. Nous savons que de Gaulle voulait rassembler et souder la nation autour d’une memoire unitaire et unificatrice, celle de la resistance. Pour s’y prendre, les uns comme les autres utilisent les commemorations et une mise en scene de symboles et de mythes visant a redefinir les « annees noires ». Le mythe du Diktat19 (l’idee que l’Allemagne nazie avait force la France a agir contre son gre et que le gouvemement de Vichy n’avait aucun pouvoir de decision), le mythe du bouclier (l’idee ‘9 Le “Diktat” fait reference ici a la definition de Paxton dans La France de Vichy, autrement dit au mythe que la France de Vichy aurait ete forcee par les Allemands de mener une politique antisemite, repressive et collaboratrice. Les dirigeants de Vichy utiliserent cet argument pour justifier leurs actes a la fin de la guerre. Ce mythe du Diktat deculpabilise, en quelque sorte, 1e gouvemement de Vichy. 21 que la France de Vichy, hormis une poignee de collaborateurs juges et condamnes, a pretendu étre 1e bouclier oppose a ce Diktat) et enfin 1e mythe resistancialiste (l’idee que tous les Francais avaient resiste contre l’ennemi et avaient sauve la France) s’ancrerent dans la conscience des Francais pendant des decennies. Les communistes, par exemple, s’approprierent la mémoire resistante des lors qu’ils s’identifiaient comme les chefs d’une resistance de masse, at, par la meme, confisquerent la mémoire de la deportation et celle d’Auschwitz. L’annee 1949 voit alors un etiolement du souvenir de la deportation et en oublie une partie importante: les juifs deportes de France. Dans Dépgrtation et m, Wievorka indique, par exemple, que les convois non-juifs de deportes vers Auschwitz etaient bien connus (1633 la Liberation mais que l’on feignait de ne pas voir la particularite des convois juifs (137-3 8).20 On peut done s’interroger sur cette volonte de ne pas prendre en compte ou d’ignorer ces dizaines de milliers de deportes juifs de France: « N’y-a—t—il pas la un desir de masquer ce que fut ce site, un site de mise a mort des J uifs, et d’en faire un camp comparable a ceux de Buchenwald ou Mauthausen ? » (Wieviorka 138). Le refus de parler d’un passe honteux, selon Henry Rousso, est primordial dans la creation d’une mémoire collective axee sur la Resistance. N’est-ce pas de Gaulle qui donne le premier cette image de la France resistante en aofit 1944 lors de la liberation de Paris 721 Paris ! Paris outrage ! Paris brise l mais Paris libere ! libére par lui-meme, libere par son peuple avec le concours des armees de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entiere, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France etemelle. (Rousso 26) 2° Ils etaient au nombre de trois. L’existence des convois de juifs etaient eux-aussi connus. 2' Nous etudierons ceci plus en details dans notre quatrieme chapitre. 22 De Gaulle n’avait pas pour dessein de denoncer Vichy (la periode de l’epuration et les proces d’apres-guerre tenterent de resoudre ce probleme sans vraiment l’approfondir) mais de revaloriser la France et les F rancais, de redonner une seconde vie a la resistance at de projeter l’image (erronee 1) d’une France identifiee a la France Libre. La honte liee a la collaboration devait s’effacer des memoires car la « vraie France » ne pouvait s’enraciner dans de tels souvenirs. Malgre un refoulement de la periode des « annees noires », on note 1e devoilement, voire la demythification des mythes d’apres-guerre, comme en témoignent les ouvrages de Patrick Modiano, l’un des premiers Francais a dormer de nouvelles evidences de la collaboration de Vichy dans son oeuvre Place de l’etoile. publiee en 1968 (Gorrara 12). Cependant, ce n’est que dans les annees 1970 que des historiens comme Robert Paxton, Michael Marrus et Stanley Hoffman remettent en cause et redefinissent cette mémoire. Il est interessant de noter que ce vent nouveau ne surgit pas de France mais d’Amerique, comme si ne pas étre francais permettait une meilleure distanciation et une plus grande obj ectivite par rapport aux evenements correspondant au lourd passe Vichyste.22 Paxton demeure l’un de ceux qui ouvre de nouvelles perspectives sur Vichy puisqu’il demythifie avec force les mythes gaullistes et communistes par ses revelations sur la politique antisemite de Vichy, caracterisee par les Statuts des juifs de 1940 et 1941, et sur la « Revolution Nationale » tant voulue par Petain (Paxton 124). La date de son ouvrage s’avere d’autant plus importante qu’elle correspond a l’ouverture de certaines archives, auparavant inaccessibles, de l’Occupation. Si des historiens tel que Robert Aron 22 Paxton crea une controverse et un scandale en France lorsque ses travaux firrent publies. Beaucoup d’historiens et de critiques n’accepterent pas son analyse. Nous détaillerons plus cet aspect dans le quatriéme chapitre. 23 tendent a minimiser le réle de Vichy dans les exactions commises, Paxton et Marrus decredibilisent le mythe du bouclier et du diktat. Selon ces deux historiens, les deportations auraient pu étre diminuees et le nombre de morts auraient pu étre amoindri si le gouvemement de Petain et de Laval n’avait pas volontairement collabore. En outre, ces historiens recusent une vision manicheenne de l’Occupation qui aurait oppose deux camps delimites, les nazis et les resistants. Une autre composante complique ce schema simpliste: les Francais n’adheraient pas tous a des mouvements de resistance. Les collaborateurs et collaborationnistes, la milice et autres groupuscules pro-vichystes, les attentistes, les citoyens passifs formaient eux-aussi 1e « paysage » francais. Les resistants ne representaient pas la majorite des Francais, comme de Gaulle et les communistes l’avaient fait croire, puisqu’ils mirent du temps a s’organiser eta combattre l’ennemi allemand (Kedward 46-7). Si Paxton ouvre la voie dans ce domaine, la mode rétro des annees 1980 prendra 1e relai. Cette mode questionne certains recits resistants et reintroduit une composante etouffee depuis la fin de la guerre, la collaboration. Une nouvelle generation d’auteurs et de realisateurs initie ce mouvement et approcha la periode des « annees noires » sans prejugés, en adoptant un regard « innocent» et lucide sur l’Occupation: En 1943, Nourrissier, Jardin, Chaix, Joffo, Malle, Drach, Opht‘rls, Harris, Sédouy ont entre un an et 17 ans. Ils ont ete engendres par l’epoque sans en partager les compromissions. Assez proches des faits pour raconter, assez lointains pour rassurer, ils ont un regard innocent. (Billard 88)23 Cette jeune generation tenait a retrouver un heritage, aussi peu glorieux soit-i1. En 1971, Le Chagrin et la pitie de Marcel Ophiils, entre autres, devient 1e catalyseur de cette mode qui reevalue completement l’Occupation puisque l’image « de F rancais qui furent 23 “L’Occupation: pourquoi tout le monde en parle.” Le Point, 11 mars 1974. p. 84-9. 24 nombreux a demeurer passifs, sinon a se compromettre; bref, une France sans grandeur !» succede au mythe de la patrie resistante (Burin 339). Ophfils leve le tabou qui pesait sur le comportement de la France et des F rancais durant les « annees noires » et enterre pour longtemps l’imagerie d’Epinal d’une nation fiere et digne, unie contre l’occupant. Son chef-d’muvre, visionne par des milliers de spectateurs dans le monde, n’en subit pas moins une censure par inertie en France puisque l’ORTF se refuse a acheter les droits pour la television. Exploite dans un cinema d’art et d’essai du Quartier Latin, il connait un tel succes qu’il fallut 1e programmer dans une salle plus importante. S’ensuivit une polemique aigue. Simone Veil, par exemple, critique les partis pris du film et le fait qu’Ophtils ait « montre une France liche, ego'r'ste, mechante, et noirci terriblement 1a situation.»24 Sa reaction recoupe celle d’historiens, John Sweets et Stanley Hoffman en téte, qui obj ecteront le jugement trop manicheen du realisateur. En pleine ferveur commemorative (de Gaulle decede en 1970) d’autres y voient une attaque envers le pere du gaullisme, d’or‘i une mise a l’ecart televisuelle. Il faut neanmoins attendre 1981 pour la diffusion du documentaire sur le petit ecran. Dans la lignee de Paxton, Ophiils et Rousso, Delbo corrige la mémoire officielle en dormant a voir sa version des faits. Contrairement au courant d’apres-guerre, elle inclut les juifs, les femmes et minorites pour etablit les fondations d’un monde dantesque, et redefinit l’image hero'ique du resistant. Meme si Delbo 612mm en 1946 et le publie en 1965, elle se pose en precurseur de Paxton des lors qu’elle introduit dans ses temoignages des indices qui eclairent le lecteur sur le réle de Vichy sous l’Occupation: les policiers francais arrétaient a la fois les resistants et les juifs; les chemins de fer francais servaient aux deportations; et le regime participait indirectement a l’annihilation 2“ http://clicnet.swarthmore.edu/aobajtek/chagrin_pitie.html 25 juive a Auschwitz. Ces themes traites par l’auteure rappellent sans nul doute les arguments des historiens americains et canadiens. Bien que Delbo ait sympathise avec les communistes avant la guerre—elle rencontre son mari Georges Dudach aux Jeunesses Communistes-l’auteure ne s’associe ni aux discours communistes ni a ceux des gaullistes. Thatcher, dans le premier chapitre de _C_h_arlotte Delbo: Une voix singuliere. parle de cette remise en question par Delbo des mythes qui sous-tendent la mémoire officielle francaise: les mythes du sacrifice pour la patrie, du courage, et de la mort glorieuse. Selon Thatcher, ce non-conformisme témoigne d’une remise en cause qui va jusqu’a « la subversion des concepts traditionnels ou des discours en vigueur » (21 ). Thatcher, qui analyse toute l’oeuvre de Delbo de la trilogie AA a ses pieces de theatre, examine dans son etude, 1e faconnement des verites offertes par l’auteure, verites influencees par sa nature de femme, par un contexte social, politique et culture], par son experience des camps et par le choc de la mort de son mari Dudach. Cependant, si Delbo, tout comme Paxton, retablit la verite quant a l’implication des Francais dans la Resistance, elle s’attaque egalement au mythe du heros masculin qui tend a occulter une composante essentielle de la guerre, les femmes, dont Delbo se fait la pone-parole. Elle nous transmet son point de vue de femme sur les femmes (resistantes, juives, tsiganes) en insistant, entre autre, sur le renversement des reles dits « masculins- feminins» et sur la traditionnelle masculinite du combat guerrier. Les historiens des annees 1970 (voire meme plus tard) semblaient preoccupés par la demythification de la mémoire collective/officielle francaise, d’ou leur « oubli » de la composante feminine dans la guerre, hormis quelques rares exceptions comme Bertie Albrecht (Gorrara 3). Dans son excellente etude Le Syndrome de Vichy. Rousso occulte les fernmes afin de se 26 concentrer principalement sur le mythe resistancialiste et sur une mémoire masculine de la guerre. Dans Sisters in the Resistance. Margaret Collins Weitz revele ce desequilibre qui se traduit par un faible pourcentage d’etudes dediees aux resistantes auxquelles les historiens et critiques francais des annees 1970 ne consacraient que 2 a 3% de leurs recherches. L’engouement pour les oubliees de l’histoire prend un essor considerable dans les annees 1990 grace a l’elan donne par Paula Schwartz qui met a jour l’implication des fernmes dans les mouvements clandestins (Veillon 65). Weitz conclut que la resistance, we come une activite masculine et militaire, a porte prejudice aux fernmes qui eut un r61e, elles aussi, dans le combat contre les Allemands, et ceci de facons diverses. Delbo en parle d’ailleurs dans son Convoi ou elle decrit les activités resistantes de ses camarades qui provoquerent leur arrestation et leur deportation. Non seulement la definition de la resistance donnee par les discours officiels a exclu les femmes, mais 1e stereotype et le role qui leur a ete attribue avant et pendant le regime de Vichy ne les ont pas incitees, apres la guerre, a faire entendre leur voix, d’or‘r le nombre infime de fernmes decorees de la croix de guerre et du statut « Compagnons de la Liberation » (6 fernmes sur 1059) apres 1945 (Veillon 159).25 Par une dualite des silences (silence negatif de la société et de la mémoire collective et silence positif vehicule de la verite) Delbo redonne sa place aux femmes, 25 La Croix de guerre est une decoration militaire francaise qui honore les personnes a la fois civiles et militaires, les unites s’etant distinguees a la guerre. Les Compagnons de la Liberation sont membres de l’Ordre de la Liberation » creé le 17 novembre 1940 par Charles de Gaulle alors chef des Francais Libres. Ce titre est deceme aux personnes civiles ou militaires qui ont participe et se sont distingue’es dans la liberation de la France et de son empire. Les six fernmes Compagnons de la Liberation apres la guerre sont : “Bertie Albrecht, Laure Diebold, Marcelle Henry, Simone Michel-Levy, Emilienne Moreen—Eward au titre de la Resitance interieure, Marie Hackin pour la Resistance exterieure morte dans le torpillage du Jonathan-Holt au large du cap F inisterre en fevrier 1941.” (V oir l’article de Dominique Veillon “Les fernmes dans la guerre: anonymes ct resistantes” dans Combats de fernmes 1939-1945. p.69). 27 qu’elles soient juives, tsiganes ou resistantes et redefinit la notion de gender identity en relation 1 la guerre, notion a laquelle nous reflechirons dans notre quatrieme chapitre. Une femme, Delbo, ecrit la guerre dans ses textes au travers desquels se profilent une perte de la feminite et masculinite vecue par les fernmes et les hommes des camps. Qui peut parler de gloire et d’heroi‘sme quand on est rase, battu, humilie et deshumanise ? Dalia Ofer, Sara Horowitz, Myrna Goldenberg et Nicole Thatcher n’hesitent pas a parler d’un point de vue narratif feminin dans les temoignages et recits de la Shoah. Dans son analyse de differents memoires ecrits par des auteures juives et non-juives, Goldenberg releve la presence d’une voix feminine distincte: As the books discussed in this essay demonstrate, women’s voices are distinctive, revealing the misogyny that blended extreme racism with entrenched, simplistic sexism. Through the eyes and experiences of the women who wrote these books, we become witnesses to a range of feminist responses to hatred and state terrorism. As intended victims, the women emerge from hell to share with us their singularly important stories. (From a world beyond: 685)26 Goldenberg qui souligne l’inexistence d’un mythe masculin et herotque dans les camps, n’essaie pas de minimiser ou de banaliser la douleur des hommes par rapport a celle des fernmes. Elle tient, au contraire, a reveler les moyens choisis par les detenues pour survivre face a la Shoah. Si les hommes et les femmes subissent 1e meme traitement, leur genre et leur socialisation avant la guerre provoquent des reactions variees face aux traitements subis. Dans le cas de Delbo, l’absorption de tout un reseau de croyances et pratiques elaborees par une societe qui distingue les deux sexes, determine et influence l’orientation prise dans ses textes. En outre, sa vie quotidienne dans un camp de fernmes justifie la permanence d’une narratrice qui instille dans le texte un angle plus feminin. 26 Goldenberg, Myrna“me a World Beyond”: Women in the Holocaust. 28 Notre quatrieme chapitre detenninera si les topo'i et le style de l’auteure s’apparentent a l’ecriture dite « feminine » ou transcendent le concept de genre pour symboliser et (re)présenter les souffrances et les symptomes d’un mal plus profond. La mise en evidence des silences negatifs et steriles du camp par les silences generateurs de sens prouve qu’il est possible de témoigner objectivement meme 51 1e traumatisme engendre par Auschwitz s’insinue dans la chair et dans l’esprit des survivants: L ’écriture du silence de Charlotte Delbo accomplit, en effet, la mission historico-politique imposee a la litterature d’apres-guerre: elle arrive a dire sans trahir, elle parvient a taire sans étre lache. Repondant a son devoir de temoignage, acquittee de ses dettes envers ses camarades, elle prolonge la mémoire de la terreur sans tomber dans le vice d’accuser ou de justifier. (Motte 137) La vie reprend puisque, paradoxalement, Delbo se reapproprie la parole par le silence. Nous verrons si l’auteure, par son recours au silence comme outil/vecteur de son histoire, passe du statut de victime a celui de vainqueur et si ses ecrits se distinguent on se rapprochent du corpus de témoignages et de recits sur la Shoah. Recupere-t-elle, par l’ecriture et par des procedes peu communs, la parole qui lui avait ete prise dans les camps ? Notre chapitre de conclusion « Charlotte Delbo: victime ou vainqueur ? » tentera d’y repondre. 29 Chapitre I Temoigner et publier, une affaire de silence J c pense que les gens doivent savoir. Il faut qu’ils sachent. Pourquoi aurions-nous fait tant d’efforts pour revenir [. . .] si nous sommes muettes, si nous ne disons pas ce que c’etait ? (III 198) Cette citation tiree de _M_1\1_J_ exemplifie l’attitude de nombreux rescapes dont l’envie de dire, (d)ecrire et d’expliquer le traumatisme subi dans les camps nazis se fit plus pressante des 1e retour en France. Sans formation littéraire, ces anonymes poserent sur papier leurs sentiments, leurs emotions et les souvenirs envahissants de leur experience « extraordinaire.» Parrni ces voix emerge Charlotte Delbo, inconnue des cercles litteraires de l’epoque, qui ressent un besoin absolu et vital de temoigner sur le vif. Alors que Delbo se trouve encore dans les camps, l’auteure se jure de rapporter les paroles de ses camarades pour que leur mort ne soit oubliee: « j’ai ecrit tres t6t, c’est une promesse que je m’etais faite quand j’etais la-bas. J ’etais a Auschwitz et je disais « si je rentre [. . . ] j’ecrirai un livre et j’en avais deja le titre; c’etait « Aucun de nous ne reviendra », un vers d’Apollinaire [. . .] et je 1e publierai dans vingt ans. »1 Cette volonte de témoigner ne disparait pas a la Liberation mais, au contraire, s’accentue pour devenir un leitrnotiv obsedant: Par exigence. Ce que j ’ai ecrit a pour moi une importance tres grande. C’est un livre qui me tient a la peau du ventre. J ’avais la volonte de le faire et surtout le besoin de le faire. U11 besoin que tous ont eu la-bas : dire, dire au monde ce que c’etait. J ’ai ecrit, ecrit d’un jet. Portee. Et 1e livre est sorti de moi dans une inspiration profonde.2 ' Entretien avec Jacques Chancel, Radioscopie, 2 avril 1974. 2 Entretien avec Claude Prevost, 1965. p. 41. 30 Bien que l’auteure affirme vouloir « dire, dire au monde ce que c’etait, » elle place deliberement son manuscrit dans un tiroir et attend vingt ans avant de le publier. Pretextant un souci d’exigence littéraire lorsque Claude Prevost l’interroge sur ce silence de deux decennies, Delbo affinne avoir voulu faire de son texte une (euvre universelle qui defierait le temps. De la meme maniere, Marguerite Duras decide de ne pas rendre publics ses notes et son journal de guerre et refoule cet episode de sa vie au point de devenir amnesique. Lorsqu’elle recouvre la mémoire dans les annees 1980, au hasard d’une redecouverte du journal range dans une armoire, Duras accepte de le publier. Face it leur choix, on est en droit de s’interroger sur les raisons conscientes et inconscientes qui pousserent ces deux auteures a garder le silence pendant tant d’annees. Pourquoi choisir de ne pas publier lorsque 1e but principal du manuscrit est de communiquer la violence et le genocide nazis, les faits de resistance ou la réalité de l’Occupation? Si l’etude de la genese des textes etudiés parait essentielle pour comprendre 1e cheminement des auteures, i1 n’en est pas moins utile d’analyser le processus psychologique derriere tout acte d’ecriture. Cette écriture « sur le vif » est-elle un mode d’expression ou un procede par lequel les deportes peuvent inscrire la Shoah et les evenements de la guerre dans l’Histoire ? Cette demarche permet-elle de respecter la mémoire de ceux et celles qui ont peri dans les camps ou tout simplement d’exorciser 1e passe afin de commencer une vie un tant soit peu « norrnale »? Ce chapitre tentera d’y repondre. 31 I. Devoir de mémoire: ecrire pour ne pas oublier 1. Temoigner pour les morts: mission d’ordre moral et ethique Rechappe(e)s de la mort, les deporte(e)s ressentent une obligation imperieuse de témoigner a l’oral comme 2‘1 l’ecrit pour accomplir un devoir, celui de rapporter les paroles et de preserver la mémoire des absents. Toutefois, ce projet littéraire s’accomplit dans une douleur reelle car, comme 1e souligne Elie Wiesel « [the survivors] say words, write words, reluctantly. There are easier occupations, far more pleasant ones. But for the survivor, writing is not a profession, but an occupation, a duty.»3 Partages entre un sentiment de culpabilite et d’abandon, les rescapes trouvent par l’ecriture un exutoire plus ou moins efficace a leur douleur « d’étre vivant » alors que tant d’autres disparurent, tout en redonnant aux morts la place qu’ils meritent dans la mémoire collective. Delbo et d’autres comme Elie Wiesel furent epargnes sans e11 comprendre les raisons puisque, comme 1e souligne l’auteure, «Aucun de nous n’aurait dfi revenir » (I 183). Cette phrase, isolee sur une page blanche a la fin d’Aucun de nous ne reviendra, resume a elle seule le bagage du deporte(e) qui, esseule(e) et orphelin(e), ne saisit pas les raisons de sa survie dans la mesure ou d’autres plus forts ou plus courageux auraient pu prendre sa place. Pourquoi lui/elle ? Le choix du conditionnel passe traduit cette absurdite du destin, une incomprehension evidente et un sentiment de culpabilite de la part des rescape(e)s. Primo Levi developpe cette notion de honte d’étre encore vivant et conteste sa position de « temoin »: selon lui, les morts, bien plus que les rescapes, relatent avec plus de force la Shoah et la vie apocalyptique des camps. Je 1e repete, nous, les survivants, nous ne sommes pas les vrais temoins. C’est la une notion qui derange et dont j’ai pris conscience pen a peu, en 3 Elie Wiesel. “Why I Write.” Confronting the Holocaust. The Impact of Elie Wiesel. p.200 32 lisant les souvenirs des autres en relisant les miens a plusieurs annees de distance. Nous, les survivants, nous sommes une minorite non seulement exigtle, mais anorrnale : nous sommes ceux qui, grace a la prevarication, l’habilete ou la chance, n’ont pas touche 1e fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont devenus muets, mais ce sont eux, ces « musulmans », ces engloutis, les temoins integraux, ceux dont 1a deposition aurait eu une signification generale. Eux sont la regle, nous l’exception. (Naufi-age’s et Rescapés: 82)4 Ce paradoxe derange l’ordre habituel et la logique: raconter ne devient plus 1e monopole des vivants mais plutét celui des morts, qui, par leur absence, signalent l’etendue de la catastrophe. Cet argument rej oint la reaction de Delbo qui s’interroge sur son statut de temoin et s’inquiete de ne pouvoir representer ceux qui ne sont jamais revenus: «et j’aurais l’audace de me pretendre au niveau de cette tragedie ? J ’aurais la pretention d’en rendre compte ? ».5 Bien que la mission morale du rescape soit de témoigner de la magnitude de la souffrance enduree par des millions d’étres humains qui ne sont pas la pour justifier ou corroborer les faits, il est evident pour Primo Levi, comme pour notre auteure, que le vrai temoin n’est pas celui qu’on croit. Levi, Delbo et Wiesel ne peuvent se rejouir de leur pseudo-liberte a la fin de la guerre des lors que le poids des morts et l’atrocite des camps pesent sur leurs epaules. Par consequent, ils se sentent obliges d’ecrire afin de dormer un sens a leur retour et justifier chaque moment de leur vie. Ne pas raconter son histoire et celle de milliers d’autres reviendrait a trahir leur experience et la réalité concentrationnaire. Leur projet littéraire s’explique en partie par une envie de representer indirectement la voix de leurs camarades de deportation et incarne une forme de respect envers les defunt(e)s qu’ils ne veulent pas trahir: 4 Primo Levi. Les Naufrages et les rescapes. Quarante ans apres Auschwitz. 5 Entretien avec Claude Prevost, 1965, p.41. 33 In some disconcertingly ambivalent form, trauma and one’s (more or less symbolic) repetition of it may even be valorized, notably when leaving it seems to mean betraying lost loved ones who were consumed by it—as seemed to be the case for Charlotte Delbo, who resisted narrative closure and engaged in hesitant post-traumatic writing as an act of fidelity to victims of the Holocaust. (LaCapra 70) Le refus d’oublier devient alors un leitmotiv obsessionnel motive par l’envie de « wrench those victims from oblivion. To help the dead vanquish death» (Wiesel 206). Cependant, vouloir entreprendre un devoir de mémoire et honorer les morts ne s’accomplit pas sans une oreille attentive. Delbo s’active a ecrire mais elle interrompt sa lancee face a un environnement social et politique peu enclins a ecouter son recit, inhibant ainsi toute publication. 2. Saturation du public : publication impossible On remarque chez Delbo cette volonte premiere de « communiquer ce qu’[elle] avait a communiquer, de faire voir ce qu’[elle] voulait faire voir.»6 Si cette necessite de « montrer» les particularites de l’experience concentrationnaire a travers l’ecriture peut eviter l’oubli, elle requiert neanmoins une tierce personne qui se doit de participer au souvenir. ANNR; resulte principalement d’une rencontre entre la disposition du survivant a parler et les possibilités d’etre ecoute. Cependant, sans cet Autre, le témoignage ne peut aboutir et pretendre incamer un « lieu de mémoire.» Dans leur excellente analyse Testimony. Crisis of Witnessing in Literature. Psvchoaaalysis. and Historv. Dori Laub et Shoshana F elman mettent en relief le processus de temoignage, qui s’apparente en nature au processus psycho-analytique des lors qu’il cree un auditoire capable de rompre 1e cercle de victimisation dont 1e detenu souffre depuis les camps: « as such the testimonial enterprise is yet another mode of struggle against the victim’s entrapment in trauma 6 Entretien avec Claude Prevost, 1965. p. 43. 34 repetition, against their enslavement to the fate of their victimization » (70). Les memoires et témoignages de l’epoque, loin d’étre de simples monologues, necessitent une validation de la part du lecteur/auditeur: [Monologues] cannot take place in solitude. The witnesses are talking to somebody : to somebody they have been waiting for for a long time. [. . .] The task of the listener is to be unobtrusively present, throughout the testimony ; even when and if at moments the narrator becomes absent, reaches an almost detached state [. . . ]. (Testimony : 70-71) Si Laub et Felman parlent dans le contexte d’entretiens oraux, 11 en va de meme pour la litterature. Temoigner implique necessairement autrui puisque Delbo, par exemple, « parle » a un locuteur/lecteur: « essayez pour voir » (I 138-139); « O vous qui savez» (I 21). S’adresser ainsi a autrui par l’acte littéraire rend publique l’experience concentrationnaire et etablit un lien social qui peut alleger le poids du souvenir pour Delbo. Le locuteur prend alors 1a responsabilite d’étre temoin, r61e auparavant assume par l’auteure, qui seule, ne pouvait s’acquitter de cette tache lourde de consequences. Raconter son histoire a un public receptif symbolise un retour a la nonnalite mais aussi une tentative de reintegration dans une communaute humaine. Wiesel met en exergue cette facette du témoignage a travers son personnage « Moche-le-Bedeau » dans L_aNpi_t. Moche revient a Sighet dans l’espoir de convaincre la communauté des dangers qui la menacent. Apres avoir ete témoin du massacre d’un cargo humain par la Gestapo qui bouleverse sa conception de « l’humanite » et lui fait entrevoir la perversite de l’etre, Moche, deshumanise, reste persuade qu’il peut, par son témoignage, réintégrer une communaute « humaine » qui prendra en compte son récit et l’ecoutera d’une oreille attentive. L’alterite retrouvee, l’acceptation et la validation de son histoire par ces « autres » infuseraient en lui un sentiment de normalite. Or, la communauté l’ostracise parce qu’elle n’accepte pas et n’integre pas son témoignage dans les recits valides par le 35 groupe. A la question d’Elizer « Pourquoi veux-tu tellement qu’on croie ce que tu dis ? » Moche repond, sans vie: Tu ne comprends pas, dit-11 avec desespoir. Tu ne peux pas comprendre. J ’ai ete sauvé par miracle. J ’ai reussi a revenir jusqu’ici. D’ou ai-je pris cette force ? J ’ai voulu revenir a Sighet pour vois raconter ma mort. Pour que vous puissiez vous preparer pendant qu’il est encore temps. Vivre ? J e ne tiens plus a la vie. Je suis seul. Mais j’ai voulu revenir, et vous avertir. Et voila : personne ne m’ecoute. (La Nuit : 17-18) 11 n’en resulte qu’un effacement irremediable de son « moi »: « Il avait change, Moche. Ses yeux ne refletaient plus la joie. Il ne chantait plus » (La Nuit: 16). Le personnage prophetique de Moche rappelle sans nul doute la correlation essentielle entre l’ecriture d’un texte, sa reception et l’effet psychologique sur la personne-témoin: son insistance angoissee illustre 1e recours au recit en vue d’imposer une certaine coherence a une experience denuee d’incoherence. Recouvrir un sens de sci-meme ne peut aboutir sans que la communauté s’approprie le texte et y reagisse favorablement: « It is therefore not a question of privately telling the story (to oneself, to one’s editor or to one’s analyst) as of having others—a whole community—claim it, appropriate it, and react (properly) to it» (Avni 212).7 Delbo dut probablement comprendre les enj eux de son témoignage ecrit et, comme Moche, avait dfi partir du principe que la communauté se devait d’ecouter et de re’agir de facon appropriee a son histoire pour que le devoir de mémoire ne soit pas vain, mais aussi pour que la témoin elle-meme recouvre son humanite et un sens de normalite, perdus dans les camps. 7 Ora Avni. “Beyond Psychoanalysis. Elie Wiesel’s Night in Historical Perspective.” In Auschwitz and After. Race Culture and the “Jewish Question” in France. 1995. 36 La victime, comme Delbo, ecrit non seulement pour elle, mais aussi et surtout pour cet Autre qui ne connait pas l’enfer qu’elle a vecu. Or, un sentiment de peur lie a la reception de son manuscrit arrete l’auteure dans sa production et sa publication litteraires: Et 1e livre est sorti de moi dans une inspiration profonde. Puis l’ayant termine, j’ai reflechi, j’ai ete prise de peur : voyons nous sommes la devant la plus grande tragedie que l’humanité ait connue, une tragedie aux dimensions gigantesques, et j ’aurais l’audace de me pretendre au niveau de cette tragedie ? J ’aurais la pretention d’en rendre compte?8 Alors que Delbo invoque des raisons litteraires a son refus de publier, il est clair que l’auteure envisage son texte de la perspective d’un lecteur potentiel, qui, selon elle, ne serait pas apte a saisir l’etendue du massacre dans les annees 1945-1946. Dans un entretien avec Jacques Chancel, elle souligne la lucidite etonnante dont elle faisait preuve a l’epoque, puisqu’elle prend conscience d’une disparite entre son experience des camps et l’experience de la guerre vecue par d’autres Francais: [. . .] nous allons arriver dans un pays, je m’etonne encore de la lucidite que j’avais, [. . . ], qui aura ete ravage par la guerre, des gens qui ont ete meurtri, qui auront subi des deuils, des bombardements, des privations, [. . .] ; leur malheur qui sera sans comparaison avec le notre, [. . .] leur malheur a eux est present, le netre sera lointain.9 La proximite de la guerre, de la collaboration et de ses sequelles, encore fraiches dans les esprits, empécherait toute objectivite et distanciation de la part du public, d’ou une mise en retrait de Delbo: J ’avais decide do no publier ce livre que quinze ou vingt ans plus tard parce que les precedents montrent (pensons aux ceuvres qu’a inspirees la guerre de 14-18) que les oeuvres detachees de l’actuel, qui de ce fait, rendent un son different, ne trouvent echo que lorsque les sensibilités ne sont plus a vif. C’est la difference entre le joumalisme et le livre. En l’ecrivant je me placais vingt ans apres.10 8 Entretien avec Claude Prevost, 1965. p. 41. 9 Entretien avec Jacques Chancel, Radioscopie, 2 avril 1974. 1° Entretien avec Claude Prevost, 1965. p.42. 37 Delbo, suivant les pas de Moche-le-Bedeau, comprend les effets que son texte pourrait produire sur un public non averti: l’absence d’une oreille attentive et intéressee annihile l’histoire racontée, et de ce fait replonge son auteur(e) dans une forme de traumatisme. [I]f one talks about the trauma without being truly heard or truly listened to, the telling might itself be lived as a return of the trauma—a re- experiencing of the event itself. [. ..] The absence of an emphatic listener, or more radically, the absence of an addressable other, an other who can hear the anguish of one’s memories and thus affirrn and recognize their realness, annihilates the story. And it is, precisely, this ultimate annihilation of a narrative that, fundamentally, cannot be heard and of a story that cannot be witnessed, which constitutes the mortal eighty first blow. (Testimony: 67) Ecrit et confine a la sphere privee, ANNR reste inconnu du grand public puisque Delbo ne le public pas. On peut deviner que le contexte social et politique de l’epoque empécha la publication de borl nombre de memoires et témoignages qui revelaient un aspect honteux et douloureux du passe dont les deportations vers les camps de la mort et la collaboration francaise faisaient partie. En effet, dans les annees 1940 et 1950, la France entreprend un « deuil inacheve » qui s’enracine dans une culpabilite liee au passe de l’Occupation allemande: « La deportation evoque necessairement des sentiments ambivalents, voire de culpabilite, y compris dans les pays vainqueurs or) l’indifference et la collaboration avaient marque la vie quotidienne au moins autant que la resistance » (Pollak 14). Le deporte se voit melange aux prisonniers de guerre et devient le prolongement de la Resistance, ce qui en reduit 1e concept et la definition. Dans un entretien avec Claude Prevost, Delbo parle d’ailleurs de « sensibilites a vif » sans nommer directement les Gaullistes et les Communistes, ce qui reflete une prise de conscience chez l’auteure vis-a-vis de la mise sous silence volontaire de la Shoah et de la deportation en France. Par 1e simple fait de garder son texte dans un tiroir pendant deux 38 decennies Delbo témoigne ainsi de la difficulte a faire colncider son récit avec les normes de l’Histoire oflicielle. Qui pourrait croire cette experience de l’irnpensable barbaric ? Dans son article sur l’analyse des témoignages, Michael Pollak repond ainsi : Si cette experience est difficilement communicable, c’est aussi en raison de son etrangete : c’est la rupture avec le passe et avec l’avenir qui donne a l’experience concentrationnaire 1e caractére d’une experience hors du temps et de l’espace, d’autant plus difficile a raconter qu’il n’y a rien a quoi l’associer pour la rendre plus credible. (26) Les conditions d’emergence du temoigrlage concentrationnaire sont liees a l’evolution d’une volonte d’ecoute chez autrui, une volonte qui s’estompe des 1946 (date a laquelle Delbo aurait pu publier son manuscrit). Si la France d’apres-guerre voit abonder une plethore de témoignages d’anciens prisonniers, nombreux comme L’Univers concentrationnaire de David Rousset ou L’Esxce humaine de Robert Antelme recoivent un accueil favorable du fait de leur analyse politique des camps nazis. Toutefois, ces ecrits beneficient d’un engouement ephemere, caracteristique d’un essoufflement rapide des ventes et d’un manque d’intérét de la part des lecteurs. Si les textes a caractere plus politique eveillent un taut soit peu l’interet du public, les memoires sur la Shoah restent absents du marche. Les editeurs n’accueillaient pas a bras ouverts les recits d’anciens deportes vers 1946 (W ieviorka 172-173). Alors que les ecrivains de la Grande Guerre trouverent un public d’anciens combattants plus receptif et favorable, le nombre infime de survivants et de deportes en 1945 ne developpe pas un marche porteur. Loin d’étre philanthropes et altruistes, les editeurs chercherent des marches plus lucratifs susceptibles d’attirer un nombre important de lecteurs. L’interét financier des ventes plutet que le souci de (re)presenter l’extermination d’hommes, de fernmes et d’enfants priment dans l’esprit des maisons d’edition: « Le succes d’un ouvrage entraine souvent la parution 39 consecutive d’ouvrages sur le meme theme. C’est l’absence de marche, d’acheteurs et de lecteurs, qui explique en partie l’arrét du flux des recits » (Wieviorka 169). Sachant pertinemment que son texte se destinait a montrer toutes les victimes du systeme nazi, les juifs y compris, ainsi que l’appareil extenninatoire des camps, Delbo dut ressentir un decalage entre son experience, son texte et la vision faussee des Francais qui exprimerent un sentiment de saturation pour la litterature sur les camps des 1946: « Le sentiment qui semble dominer dans l’apres-guerre n’est pas celui d’un manque d’informations ou de témoignages, mais au contraire celui d’une saturation souvent exprimee dans les prefaces ou les avant-propos des ouvrages publies en 1946 » (Wieviorka 174). On peut invoquer les memes raisons pour la non-publication de La Douleur qui met en avant un passe equivoque en abordant, tout comme Delbo, 1e sort des juifs mais aussi l’ambigu'l‘te des resistants. Il s’agissait pour Duras d’exprimer dans son journal les possibilites inherentes a chacun de commettre des crimes de guerre a une epoque trouble et douloureuse: Au cours de la Deuxieme Guerre mondiale, agents de police et de la Gestapo, collaborateurs et collaboratrices du regime de Vichy, milicien— ne—s, resistant-e-s, communistes et catholiques ont tour a tour ete victimes et bourreaux : certain-e-s plus que d’autres, mais tous et toutes ont eu une part a jouer dans les « crimes de guerre », du fait de la haine, de la vengeance, du pouvoir, du desir, de la peur, de la douleur ou de la plus simple inaction (Rabosseau 143) On imagine assez mal la publication d’un tel texte, terrible d’acuite et encombre de scenes tragiques et chaotiques sur l’Occupation et la Liberation, lorsque prennent forme les mythes gaullistes et communistes du heros resistant. Duras se preserve des approximations historiques et evite toute fioriture inutile afin de restituer sa « douleur» et de critiquer un systeme politique pervers. On comprend mieux alors la mise sous silence de son manuscrit qui aurait surement ete l’objet de controverse que l’auteure n’etait peut- 40 etre pas préte a affronter. De plus, son anti-gaullisme pourrait expliquer en partie 1e refus conscient ou inconscient de partager son texte au sortir de la guerre. Selon Alain Vircondelet, Duras « denonce la conception aristocratique du General, son silence sur les camps, cette idee supérieure de la patrie quand ses fils memes avaient ete envoyes a la mort, les funerailles nationales decidees pour Roosevelt mais 1e deuil absent, ignore pour les Juifs. »11 Lorsqu’elle se refuse a instiller des images pacifiees de la Liberation et a accepter une mythologie gaulliste ou communiste, elle se fait l’apetre de la verite et de la transparence. Sa lucidite peut l’avoir empéchee de dormer vie a son manuscrit. II. Catharsis : une écriture therapeutique ? Outre leur fonction memorialiste, « Parler, ecrire, [sont], pour le deporte qui revient, un besoin aussi immediat et aussi fort que son besoin de calcium, de sucre, de soleil, de viande, de sommeil, de silence, », comme l’explique Georges Perec, car 11 « n’est pas vrai qu’il peut se taire et oublier. [. . .] Il faut qu’il explique, qu’il raconte, qu’il domine ce monde dont il fut la victime» (Perec 89).12 Par le récit de son experience, Delbo extrait 1e traumatisme de sa mémoire immediate et « raconte» l’anus mundi dans l’espoir de dominer l’univers des camps. L’auteure semble entreprendre 1e deuil de son experience dans la mesure oil le processus d’articuler par le langage, et surtout par l’ecriture, des experiences douloureuses s’avere therapeutique: « Writing about the thoughts and feelings associated with traumas [. . .] forces individuals to bring together the many facets of overwhelmingly complicated events. Once people can distill complex experiences into more understandable packages, they can begin to move beyond trauma » “ Vircondelet, Alain. pm; p. 143. '2 Perec, Georges. Lg; Line aventure deg megs gal: Etc, 1992. 41 (Pennebaker 193). ‘3 Toutefois, la volonte d’ecrire chez les témoins reussit-elle a transcender le traumatisme et guerir les victimes de maniere definitive? 1. Ecriture cathartique La vie dans les camps de concentration et d’extermination devient pour les prisonni(ere)s une réalité qui réduit presque a neant la possibilite de parler, de s’exprimer, d’etablir un contact « humain » et normal avec autrui. Cette rupture de l’alterite dans les camps engendre ineluctablement un effacement voire une destruction de « soi » car l’on ne peut devenir ce « tu » pour autrui si l’on ne peut se reconnaitre sol-meme: « But when one cannot turn to a « you » one cannot say « thou » even to oneself. » (F elman/ Laub 81). Le systeme nazi reussit a convaincre ses victimes de leur inhumanite et, par consequent, de leur inutilite, ce qui affecta leur subjectivite et leur fonction de témoin: « This loss of the capacity to be a witness to oneself and thus to witness from the inside is perhaps the true meaning of annihilation, for when one’s history is abolished, one’s identity ceases to exist as well» (Felman/Laub 81). Humilies, deshumanises, abandonnes par le monde extérieur, les detenu(e)s avaient perdu tout repere vis-a-vis de leur histoire, vis-a-vis d’autrui et d’eux-memes. Pour demonter cette mecanique destructrice et se liberer d’un emprisonnement force dans 1e passe concentrationnaire, la construction d’un récit sur cette experience, la reconstruction de leur histoire et la re-externalisation de l’evenement constituent, pour les survivants, un processus therapeutique. Raconter implique une « reassertion de l’hegemonie de la realite et une re-extemalisation du mal qui affecta et contamina la victime du traumatisme. Dans tout travail psychanalytique avec des survivants, en effet, ‘3 Pennebaker. Opening up. 42 la réalité historique doit etre reconstruite et reaffirmee avant que tout autre travail ne puisse commencer. » (Felman/Laub 69) (C’est nous qui traduisons). Delbo essaie de suivre cette methode lorsqu’elle revisite son passe et l’inscrit dans le present pour raconter son histoire et celle de milliers d’autres. Detruite et deshumanisee, l’auteure recouvre plus ou moins sa subjectivite par l’acte meme d’ecrire qui bouleverse la relation entre le témoin et son experience puisqu’il permet de passer de l’extréme au familier (Waxman 173). Le témoignage, oral ou ecrit, est done un processus par lequel 1e narrateur/la narratrice reconquiert sa position de témoin (et d’etre humain) et reprend possession de sa vie: cette forme d’action et de changement continuent et completent 1e processus de survie apres la Liberation. Contrairement au récit autobiographique de Delbo au travers duquel ne transparaissent aucune opinion et aucun sentiment directement formules, le journal intime de Duras est une exploration de sol, une introspection qui passe souvent par un autoportrait, a la fois physique, moral et psychologique. Le journal est un exercice littéraire de lucidite, un genre qui oscille souvent entre deux extremes, l’exteriorite et l’interiorite. L’exteriorite prend une place importante dans La Douleur qui detaille minutieusement la vie sous l’Occupation et le retour des camps. Duras glisse toutefois vers le journal subjectif d’autant plus que le Moi passe au premier plan, ce qui engendre le depouillement complet de l’auteure. Celle-ci entarne un travail d’introspection qui s’opere au fil des pages. Cette pratique de l’ecriture reflexive se caracterise par une expression emotionnelle et une decharge de pulsions et peut, dans certaines circonstances critiques, servir de catalyseur a la souffrance et au traumatisme. L’auteure consigne dans son journal ce qu’elle voit, fait et ressent sous l’Occupation: son mal-étre, son attente 43 angoissee, sa colere envers le systeme francais, son impuissance face a son mari cadaverique et sa douleur y sont minutieusement developpes comme si l’auteure cherchait, par le simple fait d’ecrire, a unifier son « moi » morcele a l’evenement exprime. A la redecouverte de son manuscrit, Duras reconnait elle-meme se trouver « devant des pages regulierement pleines d’une petite écriture extraordinairement reguliere et calme » mais aussi « devant un desordre phenomenal de la pensee et du sentiment auquel je n’ai pas ose toucher et au regard de quoi la litterature m’a fait honte. » (La Douleur: 12). Par cette citation, Duras nous renvoie a la fonction cathartique des mots qui « reguliers » et « calmes » exposent et tentent d’organiser « un desordre phenomenal » mental et emotionnel vecu par l’auteure. De ce fait, l’ecriture reconstruit son moi en we de restructurer un environnement chaotique. Le journal peut en outre devenir une simple reaction de protection at de sécurité: l’ecriture au jour 1e jour de Duras a pour dessein d’exterioriser la « douleur » omnipresente de l’auteure lorsque, perdue et revoltee, celle-cl realise la violence et l’abomination a la fois des collaborateurs/nazis et des resistants. Le journal intime, au meme titre que le témoignage, engage le narrateur/ la narratrice a mettre en perspective son experience et a gerer 1e traumatisme. 2. Reconciliation de deux « mois » L’acte de communication a travers l’ecriture insuffle chez le rescape une nouvelle vision du monde et eveille un nouveau sens de sol-meme. Les témoins de la Shoah cherchent aussi, par la transmission ecrite de leur histoire, une identite qui leur permettrait de reconcilier leur experience de la guerre et des camps avec l’envie pressante de se recreer une nouvelle vie a leur retour. Delbo illustre cette demarche douloureuse 44 puisqu’elle tente de combler, en vain, le chiasme entre son moi du present et celui des camps dont elle ne peut se detacher. Alors qu’elle tente de se reinserer dans un monde « humain », une multiplicite de « mois » coexiste au moment de l’ecriture. L’alienation que l’auteure ressent par rapport au monde des vivants s’etend meme souvent a sa propre personne: «Comment me rehabituer a un moi qui s’etait si bien detache que je n’etais pas sure qu’il efit jamais existe ? Ma vie d’avant ? Avais-je eu une vie avant ? Ma vie d’apres ? Etais-je vivante pour avoir un apres, pour savoir ce que c’est qu’apres ? J e flottais dans un present sans réalité» (III 14). La juxtaposition de questions et de syntagrnes nominaux dans ce passage traduit son manque de reperes, sa perte d’identite et cette oscillation incessante entre la femme d’avant-guerre et celle d’apres-guerre. La syntaxe exprime son angoisse de ne pas pouvoir saisir et comprendre la personne qu’elle est devenue. Elle indique souvent dans l\_/1_N_l qu’elle devient un étre sans reaction, impermeable aux choses ou aux personnes de son entourage: « J e ne sentais rien, je ne me sentais pas exister, je n’existais pas. Combien de temps suis-je restee ainsi en suspension d’existence ? » (III 12). Delbo eprouve une grande difficulte a reconnaitre sa subjectivite et, implicitement, a retrouver son entite humaine. Sans pouvoir guerir, un moyen peut cependant attenuer la relation conflictuelle existant entre deux « mois » antithetiques et reconstruire/redefinir 1e concept d’alterite: l’ecriture. Ecrire s’avere cathartique et sert d’outil pour integrer le passe au present, pour retrouver un sens d’integrité personnelle et pour articuler par le langage et surtout par l’ecriture des experiences douloureuses (Testimony : 48-49). Parfois « it is not so much a case of integrating the past into the present, of establishing continuity after rupture, but rather of recovering a self which pre- 45 dates the traumatic experience (Testimony : 49). C’est du moins ce que Delbo tente de faire. 3. Limites psychologiques de l’écriture : le traumatisme toujours pregnant 3.1. Une mémoire fragmentee Si Delbo semble vouloir s’exprimer par ecrit, on peut s’interroger sur les raisons derriere son refus de publier. Outre une prise de conscience de la singularite de son manuscrit par rapport aux discours officiels, l’auteure dut ressentir le poids du traumatisme qu’il lui etait impossible ou difficile a gerer. Ecrire represente une etape, faire son deuil en est une autre. Bien que l’ecriture retablisse un degre de subjectivite et mette a plat les douleurs infligees, elle ne peut cependant guere clore 1e traumatisme, et peut, a fortiori, 1e reveiller au point d’en creer une autre fonne. Des poetes et des ecrivains comme Paul Celan, Primo Levi et Jean Amery ont developpe une écriture qui, loin de les soulager en les replongeant dans l’univers concentrationnaire, les a amenes a un point de non-retour: le suicide. La « re-visitation » de leur experience ne se fait pas sans dommage et revele les deux facettes du travail d’ecriture entrepris par les temoins: « The act of telling might itself become severely tralunatizing, if the price of speaking is re-living, not relief, but further retraumatization. » (Testimony: 67). Qu’en est-ll de Delbo ? L’auteure ne va pas jusqu’au suicide mais reconnait neanmoins « le pathos » qui serait a l’origine du témoignage, et de fait repousse l’echeance de la publication. Puis, l’ayant termine, j’ai reflechi, j’ai ete prise de peur : voyons nous sommes la devant la plus grande tragedie que l’humanite ait connue, une tragedie aux dimensions gigantesques, et j’aurais l’audace de me pretendre au niveau de cette tragedie ? J ’aurais la pretention d’en rendre compte ? Je voulais plus que rendre compte : dormer a voir. [. . .] Mais sur le moment, comment juger 7 Qu’est-ce qui dit que ce n’est pas un affreux pathos ? I] 46 m’alparu que le seul moyen d’en juger etait d’attendre, quinze ou vingt ans. Les survivants des camps vivent avec leur experience qui s’eternise dans le present pour en definir chaque instant. Meme si la tentative de se creer un « moi » en apparence detache de celui de la guerre masque les sequelles de facon illusoire, il ne peut y avoir ni oubli complet ni sentiment de liberation par les mots ecrits. Delbo, par exemple, consacre les premiers paragraphes de La Memoire et les iours a la metaphore de la mue du serpent afin d’expliquer 1e dedoublement de son Moi, necessaire a sa survie et a sa readaptation dans un monde normal: Auchwitz est si profondement grave dans ma mémoire que j’en oublie aucun instant. -Alors, vous vivez avec Auschwitz ? —Non, je vis a cete. Auschwitz est la, inalterable, precis, mais enveloppe dans la peau de la mémoire, peau etanche qui l’isole de mon moi actuel. A la difference de la peau de serpent, la peau de la mémoire ne se renouvelle pas. Oh ! qu’elle durcisse encore. . . Helas ! je crains souvent qu’elle ne s’amincisse, qu’elle craque, que le camp me rattrape. Y penser me fait trembler d’apprehension.[. . . ]. Et tout ce qui est arrive a cette autre, celle d’Auschwitz, ne me touche pas, moi, maintenant, ne me concerne pas, tant sont separees la mémoire profonde et la mémoire ordinaire. J c vis dans un étre double. (La Mémoire: 13) Le dedoublement dont elle parle, invalide l’idee de continuite, voire meme de chronologie que les témoignages de victimes semblent offrir par la structure meme de leur récit. L’ecriture devient une forme de reconfort destinee a endonnir la mémoire profonde, qui menace a tout instant de ressurgir au cours de la narration. Delbo affirme pourtant que, lorsqu’elle « [n]ous parle d’Auschwitz, ce n’est pas de la mémoire profonde que viennent [s]es paroles. Les paroles viennent de la mémoire externe » (14). On peut cependant noter que dans son récit, les deux memoires s’interconnectent continuellement et c’est a nous lecteurs de distinguer l’une de l’autre (Langer 7). Meme si la « peau » de '4 Entretien avec Claude Prevost, 1965, p.41. 47 la mémoire se raffermit et laisse place a une peau « nouvelle », cela n’est que le fruit des apparences et de l’illusion: « 11 a fallu quelques annees pour que la peau neuve se reconstitue, se consolide. Debarrasse de sa peau morte, 1e serpent n’a pas change. Moi non plus, en apparence. Reste que... » (La Mémoire: 11). La « peau » de la mémoire dont Delbo ne peut se debarrasser se durcit et exerce une force incontrélable malgre 1e passage du temps: « Comment se defaire de quelque chose enfoui beaucoup plus profond: la mémoire et la peau de la mémoire. Je ne m’en suis pas depouillee. La peau de la mémoire s’est durcie, elle ne laisse rien filtrer de ce qu’elle retient, et elle echappe a mon controle. J e ne la sens plus» (La Me’moire: 12). Dans Holocaust Testimonies. Lawrence Langer met en relief 1e principe de co—temporalite, caracterise par une scission du « moi » ou par ces deux « peaux » dont parle Delbo, qui permet aux témoins des camps de contreler leur témoignage et de trouver un semblant de continuite dans leur vie (2-3). Cependant, cette entreprise de « survie » echoue des lors que la mémoire profonde rappelle la presence du traumatisme par le biais des cauchemars, des angoisses, d’une impression de froid, des maladies inguerissables, de l’arnnesie et autres symptomes psychosomatiques et physiologiques. Dans son etude Splintered Innocence. An Intuitive Approach to Treating War Ira_l_1_m_a, Heinl souligne l’existence de poly-traumatismes dont sont victimes les enfants (mais aussi les adultes) qui ont vecu la guerre. Ses arguments renforcent cette idee d’impossible cléture du passe revelee dans les textes de Delbo oil les deportes souffrent souvent de troubles psychologiques et psychosomatiques dont ils ne peuvent se debarrasser meme par le biais de l’ecriture: « Even fifty years after the trauma, the survivors suffered from a whole range of significant psychological and psychosomatic 48 problems, such as nervousness, insomnia, nightmares with Holocaust content, headaches, depression, anxiety, survivor guilt, to name just some of the symptoms...» (Heinl 142).15 Cela se verifie chez l’auteure qui, prise au piege entre un traumatisme toujours envahissant et sa reapparition incessante sous diverses formes (troubles du sommeil, cauchemars, angoisse), se trouve impuissante face aux incursions de sa mémoire profonde: Sur 1e réve, la volonte n’a aucun pouvoir. Et dans ces reves-la, je me revois, moi, oui, moi, telle que je sais que j’etais: tenant a peine debout, la gorge dure, 1e coeur dont le battement deborde la poitrine transpercee de froid, sale, dechamee, et la souffrance est si insupportable, si exactement la souffrance enduree la-bas, que je la ressens physiquement, je la ressens dans tout mon corps qui devient un bloc de souffrance, et je sens la mort s’agripper a moi, je me sens mourir. Heureusement, dans mon agonie, je crie. Le cri me reveille et je sors du cauchemar, epuisee. (Mémoire et jours: 13) Ce passage permet d’eclairer la diversite des sequelles, a la fois psychologiques et physiques chez Delbo, et projette 1e fonctionnement de la mémoire traumatique, a partir de laquelle les evenements enregistres dans le passe reviennent a la surface de maniere compulsive et repetitive sans que l’auteure puisse pour autant consciemment les dominer et les controler. Delbo doute que son texte soit a la hauteur de l’evenement du fait de sa mémoire capricieuse et fragmentee d’autant plus qu’elle ne salt pas encore si ce qu’elle ecrit ne constitue pas au fond qu’un amalgame de souvenirs qui fluctuent au bon gre de sa ‘5 “I realized that the range of polytrauma did not only encompass purely psychological traumas such as loss, separation or witnessing brutality and destruction. Primarily physical detriments such as exposure to cold and lack of food or starvation also had to be included, as they had also left psychological scars. The childhood (post-)war trauma had not simply faded away nor had the (post-)war children simply “grown out” of them. Quite the contrary, the polytrauma had remained virulent even after the passage of decades. This was noteworthy from a phenomenological perspective, but also from a mental health point of view because such (post-)war traumas continued to affect adults adversely long after the official end of WWII.” (Heinl 71) 49 mémoire profonde et de sa mémoire ordinaire ou « intellectuelle ». Dans _MLI, l’auteure insiste particulierement sur l’existence de deux memoires bien distinctes, et de fait sur la scission entre elle et son moi d’antan, qui dictent son recit et ses souvenirs: Dans cette mémoire profonde, les sensations sont intactes. C’est une grande chance, sans doute, que ne pas me reconnaitre dans ce moi qui etait a Auschwitz. [. . .] Au contraire de ceux dont la vie s’est arretee au seuil du retour, qui depuis vivent en survie, moi j’ai le sentiment que celle qui etait au camp, ce n’est pas moi, ce n’est pas la personne qui est la, en face de vous. [...]. (La Mémoire: 13) La non-publication de son manuscrit perpetue une « tyrannie de la mémoire », selon les tennes de Laub, qui mene ineluctablement a un etat oil l’auteure doute de la tyrannie des faits reels (Laub 75-91). ‘6 Delbo est consciente de ce fait puisque dans _M_L_.I, elle s’interroge sur l’effet psychologique de son experience et admet avoir « choque un deporte un jour en disant : « Ils ont bien fait de me tatouer un numero sur le bras, sinon je ne serais pas sure d’avoir ete a Auschwitz. » Il etait e11 colere. Comme si j’avais oublie. Comme si on pouvait oublier. Seulement c’est tellement extraordinaire, inimaginable, que meme moi je me demande si c’est vrai. » (44).17 Elle insiste sur cette idee dans l’epigraphe qu’elle appose au tout debut d’Al\I__NRj_: « Aujourd’hui, je ne suis pas sure que ce que j’ai ecrit soit vrai. Je suis sure que c’est veridique » (I 7). Elle réitére cette meme idee dans W; « C’est pourquoi je dis aujourd’hui que, tout e11 sachant tres bien que c’est veridique, je ne sais plus $1 c’est vrai » (14). Delbo ne tend pas a decrire chaque detail de sa vie dans les camps: elle n’enonce que tres rarement les dates et les noms des lieux et le récit suit sa mémoire fragmentée et lacunaire. L’auteure bannit le style journalistique de sorte que nous naviguons avec elle au gre de sa mémoire. '6 Laub. “The Process and the Struggle.” American Imago. 48, 1991. '7 Entretien avec Claude Prevost, 1965. 50 Mais cette mémoire se distingue par sa scission en deux memoires antinomiques: la mémoire profonde qui garde les sensations et les empreintes physiques de l’experience, et la mémoire externe d’or‘l les paroles et l’ecriture emergent. Lors de la composition de son premier manuscrit, Delbo ecrit au fil de sa memoire intellectuelle, au rythme de la pensee et non celui des sens. Duras incame un autre exemple de cette « tyrannie » de la mémoire. Le poids du desarroi moral et metaphysique de l’ecrivaine sous l’Occupation et a la liberation bloque 1e processus de deuil au point de lui faire oublier l’existence de ses textes ecrits pendant 1a guerre: J e n’ai aucun souvenir de l’avoir ecrit. Je sais que je l’ai fait, que c’est moi qui l’ai ecrit, je reconnais mon écriture et le detail de ce que je raconte, je revois l’endroit, la gare d’Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas ecrivant ce Journal. Quand l’aurais-je ecrit, en quelle annee, a quelles heures du jour, dans quelle maison ? Je ne sais plus rien. [. . .] Comment ai-je pu ecrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m’epouvante quand je la relis. (La Douleur: 12) Si sa mémoire ordinaire se souvient des evenements majeurs de la guerre, sa mémoire profonde enfouit la realite equivoque d’un passe ambigu. Duras, par exemple, consigne dans son journal ses reactions, ses angoisses, et ses convictions, souvent contradictoires, sur le concept de « crimes de guerre.» La puissance qui se degage de son journal para'it impossible a oublier d’autant plus que l’ecrivaine vit ce qu’elle ecrit. Or, du fait d’un choc emotionnel et d’une prise de conscience des possibilites tortionnaires inherentes a tout etre, la mémoire profonde reussit a refouler tout souvenir du manuscrit et relegue le traumatisme dans l’inconscient de l’auteure. Il n’est done pas surprenant que l’auteure souffre d’amnesie et que 51 pendant quarante ans Duras ne se souvienne plus d’avoir ecrit ces textes. Dans la douleur de la prise de conscience, comme clans celle de l’aveu, l’auteure revele avoir elle-meme contribue aux crimes de guerre en torturant un donneur. Encombree par les scenes tragiques de l’epoque, marquee par l’angoisse et la mort, la mémoire est donnee comme sympteme d’une prise de conscience du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. (Rabosseau 142) 3. 2. Presence du manuscrit Une autre marque de ce traumatisme touj ours present se reflete dans l’attitude de Delbo face a son manuscrit. Alors que Duras oublie completement son texte, i1 en va autrement pour Delbo. Dans un entretien avec Jacques Chancel, l’auteure admet avoir emmené ANNR dans tous ses voyages et toutes ses missions effectues dans la cadre de son travail a l’Organisation des Nations Unies. Quoiqu’elle fasse, oil qu’elle aille, l’auteure confie a Chancel qu’elle ne se separait jamais de son texte: [. . . ] je suis arrivee au bout de ce livre en tres peu de temps. Et tel qu’il etait, il m’a paru qu’il etait bon alors je l’al' mis au net, mis au propre, tape et range. Je l’ai emporte dans tous mes voyages ; j’ai beaucoup voyage dans l’intervalle et en effet vingt ans apres je l’ai propose a un editeur. Outre les raisons litteraires qu’elle invoque, pourquoi vouloir garder avec soi un manuscrit qui rappelle l’experience des camps ? On peut alors s’interroger sur la fonction psychologique du manuscrit et de son contenu. En 1e gardant avec elle, l’auteure ne semble pas prete a faire 1e deuil de son experience concentrationnaire puisqu’elle entre dans un etat de « melancolie » comme 1a decrit Freud dans Deuil et melancolie. Si 1a melancolie plonge Delbo dans un etat pathologique d’une peine perpetuelle sur une periode plus ou moins longue, le deuil agit differemment en ce sens qu’il permet a la victime de distinguer le passe du present, de se souvenir puis d’oublier, et encourage ainsi un jugement critique et une reappropriation de la vie. Freud nous dit que « la melancolie se caracterise du point de vue psychique par 52 une depression profondement douloureuse, une suspension de l’intéret pour le monde exterieur, la perte de la capacite d’aimer, l’inhibition de toute activite et la diminution du sentiment d’estime de sol qui se manifeste par des auto-reproches [. ..] ». Des son retour, Delbo souffre de ces symptomes qu’elle decrit dans son troisieme volume l\_rlN_.I: l’auteure ne peut saisir la réalité qui l’entoure parce qu’elle se trouve dans un flottement permanent qui affecte ses besoins et ses envies. On peut alors comprendre pourquoi elle ne se decide pas a editer son manuscrit. A plusieurs reprises, elle emploie 1e mot « spectre » pour caracteriser l’étre detruit et immateriel qu’elle est devenue (111 10-14). Bien que ce sentiment de flottement, caractéristique d’un traumatisme profond, s’estompe au fil des semaines, Delbo ne se sent pas guerie pour autant. Elle confie a Jacques Chancel qu’elle dut demissionner de son travail d’assistante aupres de Louis Jouvet avec lequel elle collabora l’automne de 1945, et mit deux ans a surmonter la fatigue handicapante causee par les sequelles des camps. Un sejour prolonge dans une maison de repos e11 Suisse s’avera necessaire (c’est d’ailleurs la qu’elle commenca a ecrire m. Par la suite, son deuil semble ne pas aboutir dans la mesure oil l’auteure s’attache a son manuscrit qu’elle emporte dans tous ses deplacements. En outre, tandis que Delbo evite de partager ses ecrits, son experience, et par la meme interiorise les chocs subis, l’auteure prolonge sa melancolie qui bloque le processus de deuil des lors qu’elle devient excessive, fonctionne comme objet de fixation, et isole la personne.18 Pour Delbo, prisonniere du passe, la presence et proximite de son manuscrit pourraient symboliser l’interpenetration du passe '8 Claudine Riera-Collet precisera d’ailleurs dans un entretien prive que son amie Delbo ne parlait pas de son experience concentrationnaire avant la publication de son premier volume. Riera- Collet fut d’ailleurs la premiere a lire ANNR dans les annees soixante avant de soumettre 1e manuscrit a l’editeur Gonthiers. Dans les annees soixante, en revanche, l’auteure repondait aux questions qu’on pouvait lui poser sur le sujet mais n’initiait pas la discussion sur les camps. Elle ne s’etalait pas et faisait preuve de beaucoup de pudeur. 53 dans sa vie de tous les jours au point de ne plus distinguer les vivants des morts: « Si je confonds les mortes et les vivantes, avec lesquelles suis-je, moi ? » (HI 11). Cet attachement a son livre prouve aussi une impossible rupture avec le passe et la difficulte de Vivre une vie nonnale sans le poids du passe, d’ou, on peut 1e comprendre, un refus et une peur de publier. III. Une publication retardee: envie de communiquer dans un contexte plus favorable. Malgre un traumatisme pregnant et une peur de publier et d’affronter le regard de cet Autre, peu enclin a accepter une vision differente de celle des discours officiels, Delbo et Duras parviennent a publier leur texte. Face a l’echec d’une premiere tentative de publication en 1962, Delbo finit par trouver un editeur prét a irnprimer son manuscrit en 1965. Cette decision serait-elle occasionnee par la promesse que l’auteure s’etait faite vingt ans auparavant? Serait-ce le contexte socio-historique des annees 1960 ou tout simplement 1e fruit du hasard qui provoquerent cette publication? On peut attribuer l’edition de son (euvre ANNR en partie aux circonstances de la vie. Son écriture epuree, minimaliste et silencieuse eveille l’intérét d’une amie suisse, Andree Michel, qui la contacte pour lui parler d’une connaissance, Colette Audry, qui recherche des recits de femmes en vue d’editer une collection « sur les femmes.» Sans trop de conviction, Delbo ressort son tapuscrit au carbone en partie efface. L’auteure reconnait qu’il lui faut retaper le texte d’m mais s’effraie de retrouver ses cauchemars d’Auschwitz, d’ou une requete aupres de son amie Claudine Riera-Collet qui 1e retapera pour elle. Riera-Collet qui a vecu la guerre en Afrique, me realise pas la portee de la tache qu’on lui demande. Elle s’execute et admettra plus tard avoir eu les cauchemars a la place de son amie. 54 L’operation terminee, Delbo soumet alors son manuscrit a Audry. Apres lecture, Audry s’empresse de le faire lire a l’editeur Gonthiers, qui, touche par ce témoignage, decide de le publier en 1965 . Ce n’est que dans les annees 1970, que les Editions de Minuit racheteront les droits cedes par Gonthiers, alors en faillite. Les Editions reediteront m et publieront dans la foulee les deux derniers tomes de la trilogie Cl et Ml- Meme 31 1e hasard joua en faveur de Delbo, on est en droit de se poser la question sur cette envie soudaine de rendre public un texte ecrit des annees auparavant. L’auteure n’etait pas obligee de dormer une copie de son manuscrit a Audry. Chez Delbo, 1e contexte historique, et notamment la Guerre d’Algerie, ont dfi reveiller d’anciennes douleurs au point de lui faire realiser la contemporaneite' de son texte au regard des . evenements des annees 1960. Ceci explique peut-étre sa premiere tentative de publication de 1962 qui coincide avec la fin de la Guerre d’Algerie. Mais notons aussi la publication en 1961 d’un de ses ouvrages sur la Guerre d’Algerie Les Belles lettres qui relate des sanctions prises contre les personnes, signataires d’une petition contre la torture en Algerie. Quatre ans plus lard, le premier volume de sa trilogie sort de l’ombre. Chez Duras, plusieurs facteurs ont contribue a la publication de La Douleur. Dans son article Margaerite Duras, ecrire le crime de gaaga, Sandrine Rabosseau explique les circonstances de la redecouverte du manuscrit, qui, pendant quarante ans, n’avait vu 1e jour. Au hasard d’une commande pour une revue de jeunesse Sorcieres, Duras retrouve dans les armoires de sa maison de carnpagne de Neauphle-le-Chateau des textes ecrits pendant et apres l’Occupation, textes qui deviendront en 1985, apres 1e travail du temps et de la mémoire, un livre controverse tant par son contenu que par sa forrne « durassienne ». Si, tout comme Delbo, 1e hasard semble jouer un r61e decisif, 1e contexte 55 socio-historique participe de beaucoup a la publication. Le reveil de la mémoire juive, l’engouement pour les témoignages et recits sur la Shoah et la prise de conscience des exactions commises pendant la guerre (les annees 1970 voient fleurir des études comme celle de Robert Paxton sur la France de Vichy et les juifs, ou bien des films realises par des cineastes comme Marcel Ophuls, Louis Malle et Claude Lanzmann qui critiquent les mythes resistancialistes de l’apres-guerre) creent un terrain plus favorable a la publication de La Douleur. Ces evenements et cette prise de conscience ont peut-étre reactive la mémoire de l’auteure. Le silence semble faire partie intégrante non seulement de la genese TM et de La Douleur mais aussi de la matiere meme de leur texte.19 Delbo aborde l’ecriture des camps dans un style epure, minimaliste et silencieux, comme si ne pas dire perrnettait une meilleure comprehension du systeme concentrationnaire et extenninatoire nazi. Si l’auteure ne sait si son texte survivra l’epreuve du temps, aucun doute ne subsiste en 1965: sa rhetorique de la suggestion reveille le lecteur et l’entraine dans un devoir de mémoire. Les sensibilites ne sont plus autant « a vif » et les nouvelles generations sont plus a meme de comprendre et de reagir au témoignage des rescapes. Il est d’autant plus interessant de constater avec quelle force, l’auteure utilise le silence comme mode de discours pour nous parler. Les chapitres suivants s’efforceront d’analyser en details les strategies rhetoriques silencieuses de l’auteure pour nous transmettre la barbarie des camps nazis et l’effet produit sur les etres qui les peuplent. ‘9 Pour une etude plus approfondie du silence dans les oeuvres de Marguerite Duras, voir 1’etude menee par Annette de la Motte, Au dela du moi, Munster: Lit Verlag, 2004. 56 Chapitre II Silence spatial et silence auctorial Au sortir de la guerre, ecrire la Shoah et la vie apocalyptique des camps devient 1e leitmotiv de nombreux survivants. Toutefois, un immense decalage nait entre ceux qui subirent la guerre et ceux qui ne la comment que par out-dire. Dans The Politics of Exparience, Ronald Laing soutient que l’existence d’un fosse infranchissable entre témoins et non-témoins s’explique par le fait que l’experience personnelle des victimes n’est pas entierement transmissible. Selon lui, une experience subjective se refuse, de maniere generale, a la transmission totale. Dans la meme veine, l’alienation irremediable du mot et de la chose ne favorise pas cette communication. Michel Foucault souligne dans Les Mots et les choses que l’« écriture et les choses ne se ressemblent plus » (62) et que la « profonde appartenance du langage et du monde se trouve defaite » (58). Ses observations permettent de degager des concepts qui excedent les limites dans le temps et dans l’espace. Ce que Foucault dit a propos d’une epoque particuliere, la modernite, par rapport a l’age classique et a certains presupposes des philosophies des Lumieres, est aussi valable pour la periode de l’apres-guerre (ou « hypermodernite » comme il la qualifie) dans la mesure 011 ll refute l’idee d’une « transparence » du langage et de son rapport non problematique avec les choses. Les conditions du discours changent au cours du temps, selon des cesures parfois relatives, parfois brutales, de la conception du monde, ou « epistemé ». Auschwitz bouleverse cette conception du monde puisque la deshumanisation et la torture propres aux camps nazis amenent, de facon brutale, une ere oil 1e mot ne designe plus la chose, d’or‘l les difficultés rencontrees dans la transmission du témoignage. Transparait alors non pas le reel mais des representations du reel. Le 57 langage serait alors intransitif ou du moins mettrait en abyme indefiniment l’objet de representation. Ce cheminement logique peut cependant para’itre nihiliste ce qui rend difficile toute tentative d’etablir des faits historiques et de « témoigner ». Auschwitz et Apres represente cette tentative douloureuse d’une survivante d’Auschwitz pour traduire et incamer la Shoah.] Charlotte Delbo, consciente que tout langage n’est qu’approximatif et imparfait, note un decalage entre son experience et l’ecriture: « C’est presque impossible, plus tard, d’expliquer avec des mots ce qui est arrive at l’epoque 011 ll n’y avait pas de mots. » (III 13). La langue qui n’a jamais connu de massacre de cette envergure est prise au depourvu ce qui engendre un echec de toute mise en mots puisque ces derniers, seuls, ne peuvent contenir la Shoah. Dire la realite s’avere difficile dans la mesure oil les survivants des camps nazis, face a un public qui n’a pas vecu la meme experience, ne peuvent utiliser les mots du discours social habituel « nous ne savons pas repondre avec vos mots a vous » (III 77). Un abime separe done deux mondes bien distincts: les vivants dont les mots et le reseau de sens ne peuvent s’appliquer a l’univers concentrationnaire, font face a une limite cognitive posee par les evenements de la deportation; les survivants, quanta eux, n’ont que les mots d’un monde deconnecte du leur pour exprimer une réalité sans referent passe. Il devient alors impossible pour la raison de tout comprendre a travers un systeme representationnel fixe. Dans Lecona sur l’flalvtique du sublime. J ean-Francois Lyotard insiste d’ailleurs sur le nihilisme engendre par la representation en recourant a la notion de sublime, sentiment de ‘ Nous utiliserons le sigle A&A tout au long de notre etude pour se referer a la trilogie Auschwitz et apges, 1e sigle ANNR pour Aucun de nous narevieflra, _C_I pour Connaissance Inutile et MDNJ pour Mesure de nos jours. Dans notre etude, nous utiliserons aussi les sigles suivants pour se referer aux trois tomes de la trilogie: I (Aucun de Nous ne Reviendra), II (Connaissance Inutile) et III (Mesure de Nos Jours). 58 ne pas pouvoir trouver les mots pour exprimer la chose. Est « sublime » tout objet qui surpasse notre capacite ale mettre en phrase, en mots. Ceci pourrait s’appliquer au cas de la Shoah et des témoignages: les mots traduisent peu ou mal l’Anus Mundi, d’ou une frustration voire une peine des survivants et des vivants qui essaient de saisir « l’obj et sublime ». Si l’on suit cette theorie, on pourrait penser que certaines « choses » sont tout simplement incapables d’etre expliquees et rationnalisees par des concepts. Dans Si c’est un homme, Primo Levi evoque cette limite cognitive au travers d’un reve dans lequel l’incomprehension entre lui et sa famille indique le sympteme d’une difficulte a communiquer: Voici ma soeur, quelques amis que je ne distingue pas tres bien et beaucoup d’autres personnes. Ils sont tous la a ecouter 1e récit que je leur fais: 1e sifflement sur trois notes, 1e lit dur, mon voisin que j’aimerais bien pousser mais que j’ai peur de réveiller parce qu’il est plus fort que moi. J ’evoque en detail notre faim, le contrele des poux, le Kapo qui m’a frappe sur le nez et m’a ensuite envoye me laver parce que je saignais. C’est une jouissance intense, physique, inexprimable que d’étre chez moi, entoure de personnes amies, et d’avoir tant de choses a raconter: mais c’est peine perdue, je m’apercois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont meme completement indifferents: ils parlent confusement d’autre chose entre eux, comme si je n’etais pas la. Ma soeur me regarde, se leve et s’en va sans un mot. (89-90) Les mots et les descriptions employés n’affectent pas ses auditeurs qui, perdus face a un monde inconnu preferent changer l’orientation du discours. Cette gene qui prouve en partie l’echec de la parole dans le systeme de representation, 1e plonge dans une « desolation totale » (90). Dans Mesure de nos iours. Mado, carnarade de Delbo a Birkenau, témoigne elle aussi de cette non-referentialite des mots apres la Shoah ainsi que de leur inadéquation pour traduire une réalité qui depasse tout entendement: « Les mots n’ont pas le meme sens [. . .] [Les gens] disent: j’ai peur, j’ai faim, j’ai froid, j’ai soif, j’ai sommeil, j’ai mal comme si ces mots-la n’avaient pas le moindre poids. [. . .] 59 Tous leurs mots sont legers. Tous leurs mots sont faux. » (HI 60-61). Lorsque les victimes evoquent 1e tiraillement de la faim, elles ne se rétérent pas a ce que nous connaissons. Dans le cas de Delbo, la faim a une toute autre signification et dimension puisqu’elle prend des formes extremes, provoque des maladies et des douleurs incomparables, deshumanise les detenu(e)s, cree des conflits et luttes de pouvoir, et engendre la mort. Les mots francais ordinaires comme « faim », « mort », « peur » et « soif » acquierent un sens demesure, perdant ainsi leur sens « normal ». Delbo, par exemple, detaille a plusieurs reprises ce qu’est la « soif » a Auschwitz et met en parallele deux sens bien distincts: celui auquel nous faisons reference tous les jours lorsque nous exprimons, de facon banale, notre envie ou notre besoin de nous rafraichir « 11 y a des gens qui disent : « J’ai soif. » Ils entrent dans un cafe et ils commandent une biere » (II 49), mais aussi celui qui englobe des significations en dehors de notre experience quotidienne: J ’avais soif depuis des jours et des jours, soif a en perdre la raison, soif a ne plus pouvoir manger, parce que je n’avais pas de salive dans la bouche, soif a ne plus pouvoir parler, parce qu’on ne peut pas parler quand on n’a pas de salive dans la bouche. Mes levres etaient dechirees, mes gencives gonflees m’empechaient de fermer la bouche, et je gardais la bouche ouverte comme une egaree, avec, comme une egaree, les pupilles dilatees, les yeux hagards.[. . .] Tous mes sens etaient abolis par la soif. (H 43) L’auteure martele les phrases du mot « soif »vet hache sa description par la repetition obsedante de mots ou de structures syntaxiques identiques et par l’usage de la ponctuation (virgules). Le manque de fluidite des phrases exemplifie la difficulte de Delbo, assoiffee, a articuler, a avaler eta rester consciente. Nous peinons avec elle par le biais de ces phrases hachees et alourdies. Nous sommes tires dans la virtualite de la scene d’autant plus que Delbo definit 1e concept de « soif » dans les camps nazis a la fois par des mots simples et par la mention de reactions physiques et psychologiques 60 occasionnees par le manque d’eau et de salive. Apres avoir detaille scrupuleusement tous les symptomes causes par la soif, Delbo n’a besoin d’ajouter qu’une seule phrase pour clore son chapitre, une phrase qui nous fait revenir a notre propre réalité et a une certaine banalite : « « J ’ai soif ». Ils entrent dans un cafe et ils commandent une biere » (II 49). Associer l’attitude nonchalante des personnes dont l’envie de boire les entraine dans un cafe a la soif dechirante ressentie a Auschwitz creuse un fosse encore plus grand entre les deux sens de « soif ». Ainsi, a Auschwitz, les mots deviennent charges de significations particulieres difficilement comprises par les vivants: Alors vous demandez des choses simples la faim la peur la mort et nous ne savons pas repondre nous ne savons pas repondre avec vos mots a vous et nos mots a nous vous ne les comprenez pas alors vous demandez des choses plus simples [. . .] et quand nous repondons vous ne savez pas comment passait une joumee et vous croyez que nous ne savons pas repondre (III 77) Dans ce passage, Delbo emploie l’article défini « la » intentionnellement afin de souligner l’ecart majeur entre notre concept de la faim, de la peur et de la mort. L’article defini confere a ces mots un sens universel, allegorique et general qui s’appliquerait a toute description de la faim, de la soif et de la peur. Or, dans le contexte des camps nazis, le sens general disparait pour laisser place a des significations extremes. « Les choses simples » demandees par les vivants, ne peuvent exister a Auschwitz, et de fait, la faim, la soif, la peur et la mort ne peuvent étre comparees au sens qu’on leur attribue dans un monde ‘normal’. 61 Dans l’impossibilite de trouver les referents appropries, certains survivants se replient sur l’muvre de Dante, l_’_E_afal;, et l’integrent dans leur texte comme si cette référence leur pennettait de se rapprocher davantage d’une réalité concentrationnaire sans referent, et donnait « un moyen de surmonter les limites du langage et de trouver un modele anterieur a celui des camps. » (Wieviorka 180). Cependant, seul Levi parvient a l’utiliser de maniere adequate et puissante. Si Foucault et Lyotard soulignent l’inadequation du langage et l’impossibilite de la representation dans certaines situations, comment Delbo parvient-elle a ecrire l’inconcevable ? Puisque l’auteure percoit cette difficulte du langage, comment pent-elle paradoxalement decrire « l’univers concentrationnaire » si les mots sont absents et inexacts? Un dilemme existentiel et communicationnel se pose done pour Delbo qui sait pertinemment qu’un savoir geographique et historique ne peut guere nous conduire a connaitre et comprendre la violence d’Auschwitz, d’or‘l l’absence de date ou de faits historiques precis dans son texte. Bien que Delbo et ses camarades aient tenu a témoigner des leur retour des camps, tous et toutes se sont interroges sur la capacite des mots a exprimer 1e vecu concentrationnaire ainsi que sur la reception de leur témoignage. Annette Wieviorka dans Deportation et genocide soutient alors que la reserve que l’on rencontre le plus souvent [. . .] c’est le sentiment que les mots manquent, qu’ils sont impuissants a depeindre ce que l’on a vu ou vecu. [Les survivants et novices de l’ecriture] ont conscience—ct 1e lecteur d’ailleurs a malheureusement 1e meme sentiment—que la tache est au-dela de leurs capacités d’ecrire et de decrire. (178) Mado ressent cette limite cognitive lorsqu’elle raconte son experience des camps. Face aux pleurs de son auditoire incapable de comprendre sa douleur, elle se voit forcee d’interrompre son récit: « Je veux qu’ils sachent, meme s’ils ne sentent pas ce que je sens 62 moi. Ce que je veux dire quand je dis qu’ils ne comprennent pas, que personne ne peut comprendre.» (1H 54). Plus un evenement s’ecarte de la sphere d’experience et d’irnagination du lecteur, moins i1 aura tendance a l’accepter, a l’etat brut, comme faisant partie des experiences possibles. Lorsque les survivants racontent leur histoire, une histoire depourvue de logique, 1e recit qui en sera le plus credible, sera non pas celui qui reste le plus proche de la figuration litterale des evenements mais plutot celui qui prend le plus de distance, non par rapport a leur essence on a leur importance, mais par rapport a la forme representationnelle et esthetique qui leur est attribuee (Grierson 377). Ce type de recit arrivera a se detacher de la structure lineaire et progressive specifique, d’ordinaire, a la narration et a eviter d’imposer aux evenements une logique qu’ils ne possedent pas. Delbo accomplit cela et depasse, par la meme, les limites de la theorie de Lyotard et de Foucault dans Les Mots dans la mesure oil son silence rhetorique reussit 1a 011 les mots echouent. L’auteure epouse la fonction poetique, donne la preeminence au montrer et favorise l’emploi du silence au detriment de la parole afin d’exprimer cette catastrophe humaine. Delbo attribue pmdoxalement a l’un et l’autre terme de l’opposition presence/absence ou parole/silence des qualités partagees: les deux permettent a la fois de transmettre et dévoiler tout en dissimulant 1e sens. Sa construction du recit et son utilisation d’un langage silencieux proposent ainsi une solution au probleme de representation. Pour Delbo, la seule voie qui nous permet de comprendre un tant soit peu cette réalité terrifiante se trouve dans un pont de cormnunication, autre que verbal, par lequel l’imaginaire personnel du lecteur est implique dans le processus de representation: 1e 63 silence rhetorique. Le lecteur ne doit alors pas s’arreter au sens litteral des phrases mais decortiquer ce qu’elles sous-entendent puisque la locutrice, Delbo, ne donne aucune precision dans son texte. Mots et silence coexistent, voire meme cooperent. Chaque acte de langage resulte d’une interference de ce qui est dit et de ce qui reste non-dit. Aux yeux de Searle, par exemple, chaque dit est imparfait et incomplet car i1 contient un certain nombre de non-dits (que l’on appellera aussi actes illocutoires indirects), autrement dit des entites non exprimees dans les mots ou enonces qui ne nuisent nullement au texte; bien au contraire, elles l’enrichissent au point d’en multiplier le sens. Les actes illocutoires indirects, pour reprendre la tenninologie de Searle, offrent en surface un premier sens a l’interlocuteur/lecteur: « Mais il est une gare oil ceux-la qui arrivent sont justement ceux-la qui partent » (I 9). Le message litteral semble effacer toute arnbigulte: Delbo fait une description ordinaire d’une gare encore inconnue. Toutefois, 1e cete anodin de cet enonce dissimule des faits plus tragiques. Ces enonces communiquent par indirection un message qui figure dans les interstices du texte. Ici, 1e verbe « arriver » se teinte d’ambigui’te ce qui est d’autant plus evident dans les phrases suivantes: « une gare ou ceux qui arrivent ne sont jamais arrives, on ceux qui sont partis ne sont jamais revenus » (I 9). Pour eviter un décalage entre le sens encode par le locuteur (sens intentionnel que l’emetteur souhaite transmettre a son destinataire) et le sens decode par le recepteur (les lecteurs) nous devons decortiquer la semiotique de Delbo. L’emploi du present et du passe compose dans la meme phrase confere a ce monde decrit une dimension absurde et illogique. Comment se peut-il que les gens presents dans la gare ne soient pas encore arrives? A la page suivante, l’auteure reutilise deux fois 1e verbe « arriver » dans la meme structure « ils y arrivent » pour signifier l’arrivee de ces 64 deportes dans cette gare. Toutefois, elle contredit ce fait par l’introduction d’une phrase isolee du reste « Ils ne savent pas qu’a cette gare-la on n’arrive pas. » (I 10). Cette contradiction et cet illogisme interpellent le lecteur qui comprend par indirection la fonction meurtriere de ce lieu, un lieu qui cache une verite depourvue de sens dans un monde normal. Le verbe « partir » repond :1 nos interrogations sur les raisons qui empéchent ceux qui sont partis de revenir: « partir » prend son sens figure associe a la mort et se verifie dans le rapprochement avec « la cendre des autres » ou les « cheminees fum[ant] avec ce combustible de tous les pays d’Eur0pe » (I 18-19). Alors que dans un contexte normal, ce paragraphe n’a aucun sens plausible, cette gare prend une autre dimension apres lecture du texte. L’equivalence etablie par Delbo entre « arriver » et « partir », symboliquement, entre la vie et la mort, presence et absence, exprime deja 1e neant materiel et moral du camp, theatre d’un genocide que l’auteure nommera quelques pages plus tard dans une evocation de l’anonymat du lieu, double de la mort immediate et impersonnelle qui attend ses victimes: Ils voudraient savoir oil ils sont. Ils ne savent pas que c’est ici le centre de l’Europe. Ils cherchent la plaque de la gare. C’est une gare qui n’a pas de nom. Une gare qui pour eux n’aura jamais de nom. (I 12) Ce silence spatial annonce le silence de leur propre mort. Une analyse plus approfondie du contexte, des indices et du style permet au lecteur de saisir 1e sens cache: Delbo ne parle pas d’une simple gare ou les hommes, les femmes et les enfants transitent mais de l’extermination massive des detenus des camps. Le langage lacunaire et ambigu de l’auteure ne designe pas la totalite de ce qu’elle veut exprimer. La theorie des actes de langage de Searle s’applique alors parfaitement bien au texte et a la technique littéraire de notre auteure qui dit sans dire. Dans m expression, Searle s’attache d montrer cette tactique des actes de langage: 65 Les cas de signification les plus simples sont ceux dans lesquels le locuteur enonce une phrase en voulant dire exactement et litteralement ce qu’il dit. [. . .] Mais chacun sait que toutes les situations de signification ne sont pas aussi simples : dans les allusions, les insinuations, l’ironie et la metaphore——pour ne citer que quelques exemples—1e sens de l’enonciation du locuteur et le sens de la phrase divergent de diverses manieres. Un groupe important de cas de ce genre est celui dans lequel le locuteur enonce une phrase, veut dire ce qu’il dit mais veut dire encore quelque chose d’autre. (71) Neanmoins, i1 n’applique cette theorie qu’au discours oral et non au discours ecrit. Searle et Ohmann preferent parler de « quasi-speech » ou «d’illocutions feintes » (un message indirect cache derriere l’enonce litteral) pour ce qui touche a la communication textuelle, dans la mesure oil ils considerent le texte de fiction depourvu de toute valeur d’action. Leur conception « depragmatisee » de la litterature ne semble pourtant pas col'ncider avec l’ceuvre de Delbo. Si les textes delbotiens ne figurent pas dans la catégorie de la fiction, ils acquierent une place de choix dans celle du témoignage realiste d’autant plus qu’ils relatent une experience traumatisante reelle. Peut-on alors suivre 1a theorie de Searle et Ohmann et parler d’illocutions feintes sans valeur d’action pour le texte de Delbo qui communique de facon dissymetrique avec le lecteur ? A&A nous montre bel et bien la possibilite de communiquer avec un interlocuteur par un discours littéraire. Delbo ne cherche pas a distraire son lecteur par le recit d’une histoire non-ancree dans la réalité mais tient plutet a le sensibiliser, a vaincre sa passivite en vue de lui faire prendre part a un témoignage qui changera sa conception de l’I-Iistoire, de l’Holocauste et du langage. L’auteure nous donne des indices, choisit certains types de metaphores, et insinue l’extennination et la torture quotidienne au travers d’une phrase, au travers d’un blanc ou au travers d’un vers, afin de nous faire voir la réalité d’un monde apocalyptique. Toute oeuvre littéraire est prise en charge par l’auteure, qui s’adresse (explicitement parfois, implicitement le plus souvent) a un lecteur potentiel: a ce niveau, la communication est 66 dissymetrique des lors que l’interlocuteur ne repond pas directement a l’acte de langage qu’est la parole ecrite — mais i1 s’agit bien malgre tout de communication. Dans le cas de Delbo, le texte n’est pas depourvu de toute valeur d’action puisqu’il produit des reactions et des effets cognitifs et emotionnels sur le lecteur (ce demier est soit sous le choc, touche, emu, attriste ou actif dans le devoir de mémoire). Par la meme, la trilogie, suivant la fameuse triade fonctionnelle « docere, placere, movere » (enseigner, satisfaire, emouvoir), contredit les partisans d’une conception depragmatisee de la litterature. En tout etat de cause, dans Pragmatique pour le discours litterai_re_:, Maingueneau affirme que le discours littéraire en tant que tel peut etre considere comme une sorte de meta-genre caracterise par un « pacte illocutoire » et des conditions de reussite particuliers (12). Afin de comprendre ce qui est ecrit derriere les mots, 1’auteure etablit un pacte avec le lecteur puisque ce demier est pris a partie des le debut: « O Vous qui savez » (I 21) cu bien « Essayez de regarder. Essayer pour voir » (1 138-39). Contrairement a ce que dit Saussure sur la passivite de l’interlocuteur, Delbo prouve bien par son texte que l’interlocuteur, meme dans un contexte de communication dissymetrique caracteristique du texte littéraire, prend un role actif des lors qu’il analyse et interprete pour dormer sens a ce qu’il lit.2 Dans Cours de lingpistique generalp, Saussure insiste sur cet aspect de l’acte communicationnel puisqu’il decrit l’acte de parole come up acte impliquant deux parties: « Il faut se placer devant l’acte individuel qui permet de reconstituer 1e circuit de la parole. Cet acte suppose au moins deux individus » (27). Cependant, dans cette conversation, Saussure fait une distinction entre le rdle du locuteur qui tient un rele caracterise d’executif ou actif, et le rdle de 2 Voir citation plus bas. 67 l’interlocuteur, caracterise de receptif ou passif: « [E]st actif tout ce qui va du centre d’association d’un des sujets a l’oreillc de l’autre sujet, ct passif tout ce qui va de l’oreille dc celui-oi a son centre d’association ; [. . .] on peut appeler executif tout ce qui est actif et receptif tout ce qui est passif » (29). Ces caractéristiques sont réfutées par Albert Sechehaye dans Les Trois linguistiqaes say_ssuriennes: Quel que soit l’acte accompli par le sujet parlant, il est recueilli tel quel par l’entendeur qui 1e soumet a son analyse ct l’interprete pour le comprendre. Cet acte de parole organisee, non pas passive, mais receptive, n’est pas moins important que l’autre, ct ici encore le sujet obtient des résultats en harmonic avec l’effort mental qu’il fournit. L’interpretation comme la parole active, peut etrc banale, constructive ou destructive. Elle agit dans l’un ou l’autre de ces trois sens sur la conscience linguistiquc dc celui qui 1’opere. (17-18) Saussure atomisc artificiellement et deforme la realite linguistiquc. En declarant que la parole est toujours individuelle, et que l’individu est toujours son maitrc, 11 se meprend sur le réle de l’interlocuteur: En attribuant un caractére actif uniquement au processus moteur de la perception externe, et en considerant le cete executif comme une entite autonome appelee Parole, Saussure atomisc artificiellement ct deforme la realite linguistiquc. Il nc prend pas en compte l’acte dc recevoir, qui est indispensable a la parole comme l’acte d’envoyer. (Jakobson 92)3 Si l’on prend l’exemple d’A&A, Delbo ne « parle » pas a son lecteur sans but et son enonciation, qui n’cst pas integree dans un discours oral, s’adresse a nous lecteurs qu’elle somme dc comprendre, d’amlyser et d’interpreter. Dans le langage dc Delbo, chaque acte d’ecriture vise un interlocuteur reel (1e lecteur) dont 1e rélc est bien defmi. En publiant Aucun de noaane reviendra en 1965, Connaissance Inutile et Mesure de nos iours respectivement en 1970 et 1971, l’auteure ouvre la porte d’un passe douloureux dont les lecteurs connaissent les grands traits (l’Occupation francaise, 1e regime dc 3 Cite dans Qr_1_Lal_1g1_lag§ de Jakobson. 68 Vichy, les camps d’extermination nazis). Ces derniers comprennent le contexte historique de la trilogie; cependant, d’autres elements qui resident sous la surface textuelle demeurent accessibles aux lecteurs enclins a dechiffrer la semiotiquc dc l’autcure. Son langage devient un outil de communication et un systéme « dynamique » qui a pour dessein d’influencer les destinataires du message. Un meme signe peut prendre une valeur differente selon le contexte ct selon les indices repartis dans le texte dont l’interpretation vient d’un lecteur actif qui ne se cache pas derriere dcs significations toutes faites. La theorie de Peirce sur la se'miotique corrobore 1e fait qu’un texte parseme dc silences ou d’indices est loin d’etre statiquc. Bien au contraire, puisqu’un systéme semiotique requiert une attention particuliere, i1 engage 1c lecteur a chercher toute sa signification ct, dc fait, prouve toute la dynamique d’un tel systeme: « Pour Peirce, tout comportement semiotique doit etre vu non pas comme le resultat d’un systemc statique mais comme un processus dynamique dans lequel l’essencc du signe repose sur son interpretation, autrement dit, sa traduction par d’autres signes» (J akobson 19).4 Le lecteur sait ce qui s’est passe en Pologne mais ne sait pas ce que c’est d’avoir faim, d’avoir soif, de souffrir a Auschwitz ou dans tout autre camp de la mort, ce que Delbo essaie de lui rendre plus reel. Seuls les silences textuels qui rendent dicible l’indicible amenent le lecteur a subir metaphoriquement et a comprendre une experience qu’il n’a jamais vecue. Nous montrerons dans ce chapitre qu’il n’est pas tant question pour Delbo dc definir exactement Auschwitz mais de nous interpeler par un jeu de silences qui traduit encore plus que les mots et les definitions l’environnemcnt silencieux, stérile ct 4 C’est nous qui traduisons. 69 annihilant des camps nazis. Notre auteure, ayant ete victime du silence devastateur et humiliant d’Auschwitz, desire le transmettre et le reproduire avec autant de force possible dans son texte. Elle comprend la portee et le pouvoir de ce silence lorsque celui- ci, adopte comme armc anti-humaine, detruit l’etre dans sa totalite. Mais elle salt aussi que ce meme silence canalise en force positive peut representer une arrne scripturaire puissantc qui parvient paradoxalement a vehiculer un message et rend hommagc a ceux et celles qui ont souffert les atrocités nazies. Avant d’entreprendre une analyse approfondie des silences spatiaux dans la trilogie, il est essentiel a la fois de determiner les differents espaces dans lesquels les personnages evoluent et de definir les deux types de silence auxquels nous serons confrontes tout au long de ce chapitre. Tandis qu’A1_\]N_R nous entraine dans l’univers concentrationnaire nazi d’Auschwitz-Birkenau en Pologne, Q] nous ramene sur le territoire francais au cmur des prisons parisiennes dc 1942 avant dc nous rcplonger dans les camps de Rat’sko et Ravensbrl'lck. Le demier volume MN; nous offre aussi une description du retour des deportes dans la France d’apres-guerre. Tout au long de la trilogie, 1e lecteur se voit transporte de la Pologne a la France, de la France a la Pologne et se perd dans le cadre spatial d’autant plus que les noms n’apparaissent que sporadiquement, voiles par des descriptions minimalistes dont l’auteure se sert pour nous destabiliser des le debut dc chaque volume. Le premier silence auquel le lecteur fait face est un silence spatial reel present dans l’environnement meme des detenu(e)s, que ce soit dans la prison francaise, dans 1c camp d’Auschwitz-Birkenau on a l’hotel Lutetia. Ce silence fait partie de la réalité concrete des prisonni(ere)s. L’environnement d’une desolation sinistre reste muet face 51 1a tragedie qui se prepare: 1’identite du camp n’est 7O pas revelee, 1e sort des hommes et des femmes n’est pas explicitement evoque, les bruits et les cris ne presagent rien de bon ct laissent planer un silence derangeant, qui provoquent un malaise profond chez les détenu(e)s. De retour en France, un autre silence spatial, d’une autre nature, se fait jour. Delbo erige ce decor silencieux pour nous montrer ce dont elle et bien d’autres furent témoins et victimes. Ce silence dc l’espace physique represente donc un premier niveau dc silence. Puis il nous faut distinguer les silences situes au niveau de l’enonce. On passe alors de vision globale du silence en tant que notion universelle, polyvalente, a une vision plus restreinte qui se limite au silence en tant que procede littéraire, strategic langagiere. Dans notre etude, lc silence de Delbo est le fruit d’une inadéquation du langage apres Auschwitz: les mots habituels ne peuvent rendre son experience telle quelle, d’or‘l l’utilisation du silence comme vehicule de sens. Dans Silence in the Novels of Elie _W_ia§_e_l, Simon Sibehnan souligne que le silence represente un tresor linguistiquc a partir duquel un auteur peut choisir differents degres du phenomene pour l’assistcr dans la creation d’un texte (19): les blancs typographiques, l’absence de ponctuation, la presence de negation, les repetitions, l’ellipse et la suggestion en sont plusieurs exemples. Cette rhetorique du silence enrichit une parole inexpressive et sert cssentiellement a taire afin de mieux suggerer car l’esthetique du « blanc » ou du « silence », dc quelque maniere que ce soit, n’est autre qu’un processus de symbolisation, oil un minimum d’infonnations litterales servent a suggérer a la fois la totalite de telles infonnations ct l’ensemble des elements litteraux qui s’y rattachent. Ces outils morphologiques ct syntaxiques servent a indiquer la possibilite d’un message cache dans les actes illocutoires indirects (on non- 71 dits) dc l’auteure. Cette strategic langagiere propre a Delbo peut donc se voir comme un deuxieme niveau de silence. Tout au long dc ce chapitre, notre analyse s’attachera a mettre en relief la correlation entre les silences auctoriaux—silences consideres positifs puisqu’ils transmettent un message—ct le silence spatial propre aux prisons francaiscs et aux camps d’extermination nazis—silences negatifs du fait de leur implication morbide et de leur aspect annihilant. Ainsi, par son silence rhetorique, Delbo met en exergue les silences spatiaux inherents a la prison et au camp. Deux niveaux differents de silence se lient donc pour essayer de rendre une réalité insupportable. I. Silence spatial dans le monde carcéral: prison francaise Si Delbo choisit dc placer son récit des prisons francaises dans son deuxicme volume C_I, nous debutcrons notre premier chapitre de facon chronologique par sa premiere experience careerale en France. Cela nous permettra de voir la portee et la progression du silence spatial au fur ct a mesure de son deplaccment de France en Pologne puis de retour en France. Notons cependant que la mention des prisons francaises dans la trilogie, plus particulierement dans lc second volume, ne represente qu’une infime portion comparee au traitement du camp d’Auschwitz ou du retour en France. Malgre tout, le silence de l’espace careeral y est evident et se doit d’etre analyse puisqu’il etablit les bases de notre etude. Des le debut de son récit sur les prisons francaises de la Santé et de Compiegne dans lesquelles elle fut incarceree en 1942, Delbo tient 1e lecteur en haleine et joue dc son silence rhetorique pour nous faire sentir 1e silence pesant de ces prisons. D’emblee, 72 Delbo, qui avait dedie son premier tome au camp de Birkenau, situe le tout debut de son deuxieme volume en France, du moins c’est ce que le lecteur realise au fil de la lecture puisque Delbo reste muette et ne divulgue pas le nom de la prison. Les lieux meles forcent 1e lecteur a choisir entre la France ou la Pologne pour situer l’action comme si Delbo cherchait a decrire des espaces sans noms et sans frontieres, symboles d’un pouvoir abusif. Elle soutient d’ailleurs dans un entretien avec Francoit Bott que le pouvoir implique le droit dc donner la mort, et cc droit s’exercc dans tous les pays: on met les homes a l’usine, on les envoie a la guerre et ils en meurent. A notre epoque le pouvoir est de plus en plus [. . .] etendu. Meme dans la campagne la plus reculee on ne saurait lui echappers Selon Delbo, aucun territoire n’est a l’abri d’un pouvoir autocratique. Que ce soit en ville ou a la campagne, l’horreur ne connait aucune limite spatiale. L’auteure n’indique pas clairement les lieux en vue dc representer non seulement le systeme repressif nazi ou vichyste mais aussi la souffiance universelle inherente a n’importe quel espace carcéral ou concentrationnaire, theatre de genocides ou d’executions sommaires. Au commencement du second volume, tout porte a croire que l’action se situe dans un camp nazi. Or, Delbo dissemine des indices ca ct 1a pour nous faire decouvrir ct voir l’endroit decrit avant dc plaquer un nom qui empecherait le lecteur de Visualiser et sentir ce lieu particulier. L’auteure usera de la meme strategic lors de ses descriptions d’Auschwitz—Birkenau. On note par exemple la mention du « commandant du fort » (II 12) qui interpelle 1e lecteur: le lieu ne se trouve pas en Pologne dans un camp d’extermination mais dans une prison, plus particulierement 1e Fort de Romainville si l’on se refcre a l’cxpérience meme dc l’auteure, ce qui est d’autant plus evident au travers des citations «prison» (II 20), « la Santé » (1115), « l’administration penitentiaire 5 Entretien avec Francais Bott, Le Monde 20 juin 1975. 73 francaise » (II 28). La date meme de « l’ete 1942 » (II 32) eveille 1e soupcon d’un lecteur bien renseigne sur l’histoire de Delbo mais aussi sur l’histoire dc l’Occupation. C’est a cette epoque qu’eut lieu la Rafle du Vel d’Hiv de juillet 1942 qui cofita la vie a des milliers dc juifs francais et étrangers et que les incarcerations et les deportations s’intensifierent en France. C’est aussi la meme annee que Delbo et son mari Georges Dudach furent arrétés a Paris. Cet endroit ne peut etre un camp nazi du fait, non seulement de ses apparences mais aussi des activités qui s’y preparent: les femmes organisent des fétes pour distraire les hommes; elles cousent, lavent et raccommodent le linge de ces derniers: « Pour les hommes, elles chantaient et dansaient » (II 12), « elles pouvaient laver 1c linge, raccommoder l’uniquc chemise [. . . ], leur confectionner des chaussons » (II 11). Ces activités n’auraient pu aucunement avoir lieu dans le camp d’Auschwitz: l’eau y etait quasi-absente, les unifonnes des hommes ne pouvaient etre laves par les femmes et les conditions de vie ne pennettaient pas aux fernmes de danser, chantcr et para’l‘tre heureuses. Bien au contraire, la souffrance faisait de chacun un automate, un spectre. Le lecteur est done confronte a un silence de l’espace textuel puisque Delbo ne donne pas immediatement l’identite du lieu, technique littéraire qu’il retrouvera dans le premier tome de la trilogie. Averti, il doit done lire au travers des lignes pour comprendre or‘l l’auteure l’emmene: 1e fort de Romainville. Les non-dits et les actes illocutoires indirects—les messages caches dans les enonces—ne fonctionnent pas dans le vidc puisqu’ils permettent dc mettre en relief certains details (les femmes sont emprisonnees dans des prisons francaises en 1942; ces prisons sont aux mains dcs Allemands et des Francais) et de traduire le cete derangeant et silencieux d’un tel lieu. Un silence textuel 74 peut inquieter ct creer une tension au niveau de l’enonce a seule fin de mimer et symboliser 1e poids du silence spatial ressenti par les detenues. L’espace littéraire silencieux qui s’ofi‘re au lecteur ne presage rien dc bon sur l’espace reel oil evoluent les personnages, d’autant plus qu’il est associe a tout un vocabulaire du silence. Delbo joue sur les oppositions entre bruits et silences, creant ainsi une tension et une confusion qui participent au renforcement du silence spatial vecu par les detenues (et du silence textuel vecu par les lecteurs): «1c dortoir devient etouffant de silence », « a nouveau 1e silence », « le silence, un long moment encore » (II 14-15) ct « bruits de clefs a notre porte », « pas dans le couloir » (H 13), « j’entends du bruit» (II 14), « on entend des pas dans le couloir [. . .] des pas de bottes cette fois » (II 15). Les oreilles collees aux murs, les femmes realisent, apres l’interdiction des activités habituelles, l’abscnce de bruit du cote des hommes. Dans leur ccllule, elles attendant en vain qu’on daigne leur signaler la tournure des evenements. Apres avoir prepare le linge des prisonniers sans en connaitre recllement la raison, les femmes s’inquietent sans pouvoir trouver refuge dans la certitude que tout ira bien. Les bruits de l’espace auxquels elles se fient, les femmes, les oreilles collees aux cloisons, glanent les indices porteurs d’un espoir. Alors que des bruits pourraient rompre un silence derangeant ct annoncer 1a fin d’une angoisse, seuls les pas des gardes, les bottes allemandes et les bruits dc clefs resonnent dans l’espace clet pour ne laisser qu’un vidc silencieux. Du fait du silence oppressant qui enveloppe la prison en ce jour particulier, les pas et les clefs paraissent suspects mais n’indiqucnt rien de plus precis pour ces fernmes. Ces bruits de fond qui creent une sonorite particuliere dans l’espace, participent a la tension du lieu du fait de leur manque de precisions: « Le dortoir para‘it alors aux autres qui sont demeurecs debout a leur place, vidc et sonore, de 75 cette sonorite particuliere qui s’etablit dans un lieu oil il va se passer quelque chose. » (II 15). Tout comme elles, 1e lecteur fait face a une sonorite singuliere et a un silence, celui dc l’auteure. Rien de plus ne nous est devoile dans les lignes du texte; cependant, 1e contraste entre sons et mutisme nous met sur la voie et parvient a nous faire sentir 1e poids du silence qui tient les femmes en haleine (ct le lecteur par la meme occasion). Le lecteur, tout comme les detenues, attend de voir l’issue de la scene. Aucun son distinct ne ressort des cloisons, aucune parole explicativc des gardes aux detenues (et aucun renseignement de Delbo pour les lecteurs) ne peut briser cc silence: le lieu ne « parle » pas. Par un procede de mimesis, Delbo nous transmet 1e sentiment d’inquietude des detenues ainsi que leur perception du milieu ce jour-la. Nous sommes alors tires dans la virtualite de la scene d’autant plus que le choix du pronom « on » peut a la fois faire reference aux fernmes face au silence dc la cellule ou s’adresser a nous lecteurs témoins d’un silence textuel: « On n’entendait rien et le malaise croissait avec l’apres-midi » (I 13). On note l’ambigulte derriere l’usagc d’un tel pronom: « on» est indissociable d’une possibilite dc substitution; c’est a la fois « nous » et personne. N’importe quel lecteur pcut symboliquement assumer la position du locuteur/enonciatcur. Nous reagissons comme si nous etions ces fernmes puisque nous faisons, nous aussi, face a 1m silence, ce qui accentue la réalité de la scene; 1e choix de ce pronom encourage donc notre identification avec les victimes ct, de cc fait, notre implication dans le témoignage. Pour prolonger cette mimesis, l’auteure a recours au suspens qui renforce la tension liee au silence spatial, ceci par la repetition de mots-cles et de questions rhetoriques. Les detcnues s’interrogent quant a l’issuc de leur attente mais aucune reponse n’est donnee immediatement. Pour rendre cet effet, Delbo repete 1e verbe 76 « attendre »: « Pourquoi attendait-on ? Qu’attendait-on et pourquoi attendre 7 », « sentiment dc l’attente », « nous attendions ! Nous attendions [. . .] » (II 15-16). Le poids ecrasant de l’attente se communique au lecteur qui semble souffrir lui aussi de cette situation insoutenable. L’attente n’est qu’un blanc, un silence qui cache un autre terme non-existant, celui qui dirait toute l’angoisse indicible de la prison et de ses pratiques. Les repetitions obsedantes de mots-cles, ici 1e choix du meme verbe, les font davantage ressortir et les tendent visibles et palpables au lecteur. Ses stratégies de l’effet sont destinees a operer sur cc demier, a fixer son attention, a vaincrc ses resistances afin dc 1e rendre plus receptif a l’experience inconcevable des prisons. Delbo ne fait pas non plus d’aparte pour expliquer la situation et faire comprendre directement au lecteur, sans sous- entendu, la presence dc ce silence. Les questions pourraient faire avancer l’intrigue mais Delbo n’y repond pas. La tension de l’enonce rctransmet 1a tension presentc dans la cellule et ajoute encore plus de force an silence spatial. Reculer la resolution de l’enigme nous force a patienter comme si nous partagions, l’espace d’un instant, le sort des detenues plongees dans un silence qui s’eternise. Par le simple fait de nc rien dire et de choisir des phrases courtes depourvues de verbes———« A nouveau le silence. A nouveau l’attente », « Le silence, up long moment encore » (II 15)——1’action se fige; seul le silence comble ce qui reste cache. La strategic de la concision perce 1e tissu verbal afin d’y introduire des lieux de vidc ct d’absence. Ces phrases courtes, nominales, hypotaxiques semblent etre saccadees comme les battements de cmur des detenues oppressees par le silence de l’espace. En outre, la presence de la negation accroit le vidc silencieux qui enveloppe les femmes laissees dans l’ignorance: « Non, on n’entend rien » (II 13), « Qu’est-ce que vous avez toutes, avec vos 77 figures chavirees ? Il n’y a rien » (II 13), « Les hommes partent ?/ -Je ne sais pas. Je ne sais rien. » (II 14). La negation laisse un vidc et met a distance les elements positifs d’un texte. Mais 1e vidc, en principe, fonctionne en pairc avec le silence car, lorsque tout disparait, lui seul perdure ct envahit l’espace nu. Face a ce silence auctorial, le lecteur doit chercher d’autres elements caches dans le contexte afin de donner sens a ces negations dont l’impositlon n’est pas anodine. Delbo decide alors d’intercaler sa propre histoire et de faire allusion a la mort de son marl Georges Dudach, execute sur le mont Valerien, pour nous mettre sur la voie. Cependant, les descriptions explicatlves tant attendues disparaissent au profit d’un silence rhetorique: « Moi, je n’avals pas de marl de l’autre cete. C’est a la Santé qu’on m’avait appelec, quatre mois plus tet. C’etait lc matln. » (H 15). Le silence de l’enonce sur son experience rend encore plus mysterieux le silence reel de l’espace careeral. Le mot « mort » ou « execution» n’appara‘lt pas dans l’enonce. Quel sort attend les maris des detenues 7 Si l’on se ret‘ere au poeme a la mémoire de son marl (dans le second chapitre), 1a reponse nous pwait claire: « Alors/ ils l’ont fusille un mois dc mal » (H 21). L’auteure repousse la resolution dc l’enigme jusqu’au moment propice, autrement dit apres l’exposition des sentiments, impressions et douleur des fernmes. Elle fait un parallele entre son experience ct celle dc ses compagnes, tout en gardant un silence didactique. Cc n’est qu’a la fin du chapitre que l’on recoit une explication plus precise: << Rene a dit a Betty qu’ils devalcnt étre filsilles mais qu’ils avaient tous resolu dc n’en rien dire aux femmcs [. . .] », « chacune a su qu’elle avait eu tout de suite lc sentiment dc la mort et sa certitude » (H 17). Le silence vecu par les femmes trouve un aboutissement 78 dans la mort des hommes; 1e lecteur comprend alors l’absence d’explications et les non- dlts dc la part de Delbo qui souhaitait avant tout que l’on ressente 1e poids du silence spatial avant d’en definir l’origlne. Cette sobriete des mots chez Delbo peut aussi exemplifier l’atroclte et la tlistesse que l’auteure a dit ressentir apres l’execution sommairc de son marl. Loin d’etre un vidc insignifiant, les non-dits de Delbo sont un lieu ou le langage se tait, oil 11 s’efface pour que s’y installe l’inarticule et l’innomme. Le silence textuel qui enveloppe les mots est un silence qui, d’apres Orlandl, ne parle pas mais qui est porteur dc sens (30). Les silences morphologiques (non-dits, questions rhetoriques) ct syntaxiques (presence dc negation, structure minimaliste des phrases) qui ne « disent » pas le sens, jouent 1e réle dc catalyseur dans le processus de la constitution du sens, comme 1e souligne Peter Haidu dans The Dialectlcs of Unsmakabilig: Language. Silence. and the Narrative; of Desubjectification: « [s]llence can be a mere absence of spwch, at other times, it is both the negation of speech and a production of meaning » (278). Le silence constitue done une condition necessaire pour rendre le silence spatial de la prison palpable; le silence « rend possible toute forme de signification » (Orlandi 56). II. Silence dc l’espace concentrationnaire: Auschwitz Apres avoir subi un silence spatial oppressant dans les prisons francaises, les femmes du convoi dc Delbo n’envlsageaient pas que l’on puisse subir un traitement encore plus inhumain. Mais le silence auquel elles allaient faire face a Auschwitz allait prendre une autre dimension. Annonciateur d’une tragedie, cc silence dc l’cspace concentrationnaire touchalt a la fois hommes, fernmes et enfants. 79 1. Misc sous silence du nom: mimetisme A la descente des wagons, les hommes, les femmes et les enfants venus d’allleurs s’lnterrogent sur cette destination finale qu’ils viennent d’atteindre. Le premier contact avec ce lieu etrange s’avere infructueux pour les arrivants puisque l’environnement qui se presente a eux reste muet comme fige dans un silence oppressant. Aucune empreinte ecrite ou verbale ne les renseigne sur le monde qu’ils viennent de penetrer; par reflexe, leurs yeux cherchent en vain un indice ecrit mais rien ne leur est donne d’avance: « ils cherchent la plaque de la gare. C’est une gare qui n’a pas de nom » (I 12). Malgre leur volonte de savoir « ils cherchent la plaque de la gare », « ils voudraient savoir », les voyageurs restent dans l’incertltude. Lorsque les rangs s’ebranlent en direction dc l’inconnu, les deportes peuvent entrevoir ce qui les attend et commencent a decouvrir petit a petit la realite cachee dc ce lieu sinistre: « La gare n’est pas une gare. C’est la fin d’un rail. Ils regardent et ils sont eprouves par la desolation autour d’eux. » (I 1 1). Lorsqu’ils observent leur nouvel environnement, ils apercolvent une nature ravagee ct detruite qui leur donne des indices sur ce nouveau milieu. Dans lc terme « desolation », unc idee dc silence oppressant et de « nlhll » se degage car lorsque tout a ete detruit que reste-t-il sinon 1e silence de la mort ? Par ailleurs, les barbeles entourant la gare les confortent dans l’idee que ce lieu est inhabituel voire dangereux. Beaucoup n’ont jamais su que leur train les menerait vers « ce point noir sur la carte [. . .] » vers ce « lieu sans nom », vers « l’innomme » (II 37). Des milliers y sont morts sans « savoir oil ils etaient » (II 37). Le silence du lieu leur cacha la verite pour mieux les soumettre a un sort qu’ll n’avait pas choisi: la mort par chambre a gaz. Certains comprendront qu’lls sont arrives dans un endroit oil la mort prevaut mais ne saisiront pas completement sa portee: « Et 80 quand les hommcs par une autre porte entrent dans la salle dc douche nus aussi elles cachent les enfants contre elles. / Et peut-étre alors tous comprennent-ils » (I 17). Cet exemple qu’a l’approche de leur propre mort, ils salsissent le sens cache de ce silence oppressant qui annoncait en fait une realite terrible. Cependant, le modificateur « peut- etre » emet une reserve quant a la comprehension des deportes. Ils savent qu’ils vont mourlr mais ne connaissent toujours pas l’identite de ce lieu, qui, meme :1 l’approche de la mort ne revele pas son vrai visage. Delbo a recours, paradoxalement, a l’arme de ses bourreaux dans la mesure ou elle force les mots « a se tairc » pour mettre en evidence ce qui tend a etre cache. Ainsi, afin de donner une image realiste de ce silence negatif ct oppressant—intrinsequc a Auschwitz—ressenti par les arrivants a la descente du train, Charlotte Delbo nous plonge dans un monde ambigu et silencieux qui attire notre attention par ses singularités— singularites retranscrltes dans l’espace textuel. Au premier abord, les descriptions deliberement anodines de la page d’introductlon « Rue de l’arrivee, rue du depart » qui se focalisent d’abord sur des details apparemment neutrcs au lieu d’evoquer tout dc suite le nom dc l’endroit et le tri mortel qui s’opérera dans ce cadre anonyme, ne sont qu’un exemple de la strategic representationnelle de la suggestion et du silence employee par Delbo. Le mots « arrivee » et « depart », charges de sens, symbolisent indirectement l’avenlr des arrivants: I] y ales gens qui arrivent Ils cherchent des yeux dans la foule dc ceux qui attendent ceux qui les attendent. Ils les embrassent [. ..] 11 y ales gens qui partent. Ils disent au revoir a ceux qui ne parlent pas [. . .] I] y a une rue pour les gens qui arrivent ct une rue pour les gens qui partent. 11 y a un cafe qui s’appellc « A l’arrivee » et un cafe qui s’appelle « Au depart ». 11 y a dcs gens qui arrivent et l1 y a des gens qui partent(19). 81 Par 1e cdté anodin de cette description renforcee par la structure repetitive « 11 y a » qui donne un aspect vague et general an lieu decrit, l’auteure donne l’apparence d’un desistement par ce qu’elle omet de dire. Sous l’apparente banallte, se cachent des messages d’horreur que nous devons decouvrir comme le souligne Nathan Bracher dans Histoire et ironie: « La violence n’est pas designee du doigt, tout comme l’horreur ne se fait pas directement nommer. Et cependant, le texte force 1c lecteur a les rcgarder en face. L’impact ne vient pas des mots de Delbo [. . .] mais des processus dc decodage qu’ils declenchent chez le lecteur » (85). Le lecteur n’est pas directement confronte aux chambres a gaz et a l’annihilation humaine dans lc premier chapitre car l’auteure reussit a etablit un scenario cauchemardesquc sans avolr recours aux mots « camp », « chambre a gaz », « mort » et « prisonnler ». Par des actes illocutoires indirects (les phrases derriere lesquelles se profile unc autre signification), Delbo ne force ni ne fatigue les mots ct evite d’epuiser le lecteur par un flot intarissable de faits ou la proliferation de descriptions exhaustives. Elle lui laisse ainsi une part importante dans l’analyse des indices eparpilles dans le texte. Dans l’evocation de la gare au tout debut du premier chapitre, Delbo adopte un role dc narratrice omnisciente qui etablit l’exposition. Cependant, plutét que de decrire tous les details avec precision, la narratrice se plait a talre les infonnations cruciales: elle refuse de designer le lieu ou de dormer une identite aux nouveaux arrivants. Elle berce 1e lecteur d’une palx trompeuse ct d’une certaine banalite: cette gare sans nom, en apparence, fonctionne comme n’lmporte quelle autre gare oil les voyageurs se croiscnt entre departs ct arrivees. En revanche, le lecteur, doit, comme le souligne Bracher, decoder les silences de l’auteure—silences sous forme de non-dits, ellipses ct autres outils rhetoriques. Par exemple, le mot isole « mais » qui suit la description anodlne de la 82 gare cree une rupture brutale et renverse subitement la situation: « Mais il est une gare ou ceux-la qui arrivent sont justement ceux-la qui parlent [. . .] (I 9). Desorrnais, il est evident que les mots ne disent plus ce qu’ils semblent dire et que Delbo leur attribue dc nouvelles significations issues d’un autre monde. Non-dites, toutes ces associations sont neanmoins sous-entendues et suggerees par des expressions qui voilent et qui devoilcnt, comme celle qui evoque cette gare « oil ceux qui arrivent ne sont jamais arrives » (I9). Des le debut d’Al_\I_NR, les lecteurs ne savent pas d’emblee or‘l l’auteure les emmene: quel est le nom de cette gare, dans quel pays se trouve-t-elle 7 Aucune reponse directe n’est emise. Nos yeux parcourent en vain le premier chapitre a la recherche d’un nom precis qui finaliserait l’ldentite de cette gare singuliere. Or l’espace textuel dans lequel se retrouve plonge le lecteur reste muet tout comme l’espace physique oil arrivent les deportes. Par la misc sous silence du nom « Auschwitz » des le commencement de la trilogie (le nom apparait uniquement vers la fin du premier chapitre a la page 140), l’auteure tient a creer une sorte de mimetisme entre lecteurs et protagonistes dans la mesure ou la reallte du lecteur confronte au silence auctorial ct au silence de l’espace textuel fait echo a la realite silencieuse des deportes qui decouvrent un espace inconnu sans nom, une garc 01‘1 personne n’ose prononcer un mot qui perrnettrait d’en savoir plus. Un tel silence rhetorlque de la part dc Delbo permet alors au lecteur dc comprendre un pcu mieux 1e sentiment des deportes a leur arrivee. Ce detachement pourrait aussi etre parallele an monde dc l’absurde dc Camus et de Kaflca: oil sommes-nous ‘7 Que faisons- nous 7 Par definition, l’absurde designe ce qui est incoherent, insense, contraire a la logique et a la raison. Selon la philosophic dc l’absurde, cc n’est pas lc mondc qui est absurde mais la confrontation de son caractere irrationnel et de ce desir eperdu dc clarte 83 dont l’appel resonne au plus profond de l’homme. Le premier chapitre de la trilogie verifie ce point: les arrivants, tout comme 1e lecteur, se sentent tout a coup etrangers face a l’hostillte primitive du monde environnant. J etes dans l’lnconnu, les lecteurs doivent commencer un travail dc fouilles afin de decouvrir la verite, verite cruelle qui s’offre d eux petit a petit par les indices auctorlaux dissemines dans les chapitres. L’auteure nous pousse ainsi a regarder le texte de plus pres en fondant ses strategies du silence sur des rapports antithetiques. Par l’association de deux entites qui s’excluent—« la gare n’est pas une garc » (I 11)——l’auteur dit une chose et dit aussi son contraire, produisant ainsi un espace de silence que le lecteur est requis dc combler. Ce demier se sent alors sollicite « a deviner l’implicite au dela du mot, eta contrarlo, chercher du sens dans une structure qui en est apparemment depourvue » (Cohen 113). De plus, en repetant dc facon obsessive certains mots ou bouts de phrase comme « il y a » (I 9) ou le verbe « arriver » (19-10), Delbo voile le sens etabli et augmente, par contre, le pouvoir suggestif de ce qu’elle ecrit. Les mots parfaitement mis en valeur signifient autant par la forme que par le fond et s’enrichlssent de significations nouvelles (Motte 124). Charlotte Delbo preserve des lieux d’absence, des espaces d’indetermination qui se transforrnent en presence. Cette meme technique se rapproche des techniques poetiques: les silences foisonnent en poesie et permettent d’atteindre les lecteurs. Delbo en etait consciente et en témoigne: « chacun témoigne avec ses armes [. . . ] je considere le langage de la poesie comme le plus efficace—car ll remue le lecteur [. . .] au plus secret de lui-meme » (Bott 15). 2. Silence inherent an camp anonyme Pour que nous immergions dans un monde a part qu’il nous appartlent dc decouvrir, Delbo adopte un silence strategique au commencement du premier tome, voile 84 l’identite du lieu, et derange l’ordre logique des choses (la gare n’est pas une gare norrnale; les arrivants ne sont en fait jamais arrives). Les verbes « regarder » ct « voir » apparaissent d’ailleurs dc facon obsessive dans la trilogie comme si l’auteure nous exhortait a etre acteur actif de son témoignage et temoln oculaire des scenes decrites (Hutton 212): « Essayez de regarder. Essayez pour voir. » (I 137). C’cst d’ailleurs par le regard que nous constatons, au travers d’un silence syntaxique visible a nos yeux sur la page ecrite, 1a presence eminente du silence reel existant dans le decor que Delbo nous projette. L’espace textuel silencieux transmet l’identlte de ce lieu, caractérise par un silence spatial de’rangeant: C’etait une plaine desolee au bord d’une ville La plaine etait glacee et la ville n’avait pas de nom (I 25) Cette vignette montre parfaitement bien la correlation entre le silence rhetorique dc Delbo et le silence annihilant d’Auschwitz. A la lecture de ces quelques vers, le lecteur se trouve confronte a une dualite entre le silence positif de l’espace textuel et le silence negatif de l’espace physique. Delbo n’utllise pas le silence rhetorique pour montrer son incapacite a traduire sa propre experience face au silence annihilant de l’univers concentrationnaire mais plutet pour sensibiliser les lecteurs et transmettre une verlte derangeante. Ce poeme, isole du texte principal sur une page blanche, marque une discontinuite avec le reste ct nous procure un indice sur ce lieu qui, encore une fois, se caracterise par une absence d’identlte « la ville n’avait pas de nom ». Delbo fournit un moment de verite ainsi que des images pulssantes d’Auschwitz qui ne sont pas assimilecs dans une histoire continue mais participe tout dc meme l’ambiance particuliere de 85 l’endroit qu’elle veut faire voir. De plus, l’ascese deployee au niveau du langage se retrouve au niveau de la composition de l’muvre. Loin d’étrc un vidc insignifiant, le blanc de ce poeme est un lieu ou le langage se talt, oil 11 s’efface pour que s’y installe l’inarticule, l’innomme. Ces blancs sont des manifestations visuelles, typographiques, du silence; ces silences dc l’elocution et de la ponctuation fonctionnent comme des points de respiration qui « loin d’emietter la parole, contribuent a l’unite intelligible de son sens » (Rassam l8). Dans le cas present, les silences syntaxiques dc l’auteurc symbolisent l’isolcment et le silence d’Auschwitz par rapport au reste du monde. L’utllisation des blancs typographiques permet dc prolonger le mimetismc entre lecteurs et deportes et de rendre la réalité oppressante des prisonniers plus présente et plus proche dc nous. La pause entre les deux phrases ainsi que la cesure des versiderangent la logique narrative comme pour signifier l’illogisme et la singularite du lieu silencieux. Elles provoquent un malaise et de’stabilisent 1c lecteur qui visualise le vidc textuel et l’associe a l’espace reel ct absurde d’Auschwitz. Delbo n’a pas recours a un discours rationnel et clair pour caracteriser le monde de l’absurde dans lequel sont plonges les arrivants, puisque l’absurde, en soi, echappe a toute logique, et done a toute representation verbale. Ces ruptures nous permettent aussi de mieux saisir le céte oppressant du silence enveloppant le camp. Des qu’il entame la lecture de ce passage, le lecteur est contraint de faire une pause lorsque 1e vers s’arrete pour reprendre a la ligrle suivante. U11 vide typographique remplit alors 1’espace cree par la cesure du vers qui s’impregne d’un silence supplementaire. Ce hiatus blanc non-gratuit produit un texte, symbole du soliloque silencieux dc l’auteure. Delbo semble employer cette strategic des que son récit atteint une jonction qui va au-dela des possibilites du langage qui perd alors toutes ses valeurs 86 dc representation. Ce que l’auteure veut transmettre a travers les mots et le langage reste impossible. De vouloir insister pour decrire une telle experience par une profusion de mots trahiralt l’experience meme (Sibelman 157). De ce fait, Delbo a recours a la pause typographique, un espace qui permet de faire une pause respiratolre pour l’auteure et le lecteur et qui transmet aussi plus concretement le silence spatial angoissant du camp. Quand la Communication devient absurde et ineffable, le silence syntaxique represente logiquement la reponse la plus efficace pour decrire l’experlence et la realite’. Paradoxalement, dans notre situation, c’est 1e silence delbotien qui traduit le mieux le silence d’Auchwitz par son pouvoir creatif. Le silence apparait dans les silences typographiques des poemes dissemines ca et la dans le texte mais aussi dans les espaces laisses entre les paragraphes. Ces espaces, e11 general utilises pour changer d’idees ou developper une argumentation entamee dans les paragraphes precedents, ont unc tout autre signification chez Delbo. Dans le cas suivant, l’espace met encore plus en relief l’isolation et le silence de la nature mais ne participe pas a l’elucidation des problemes poses dans le paragraphe qui precede: oil est-on ? Quel est cet endroit ? La gare n’est pas une gare. C’est la fin d’un rail. Ils regardent et ils sont eprouves par la desolation autour d’eux. Le matin la brume leur cache les marais. Le soir les reflectcurs eclairent les barbeles blancs dans une netteté de photographic astrale. Ils croient que c’est la qu’on les mene et ils sont cffrayes (I 11). L’espace blanc ou silence syntaxique auctorial qui separe ce paragraphe dcs paragraphes precedents, interpelle le lecteur puisque celui-cl, dans l’attente d’une explication sur la raison des cris mentionnes auparavant, ne trouve qu’un espace blanc suivi d’un nouveau paragraphe comme reponse. Delbo interrompt brusquement l’eplsode des « voyageurs » 87 qui, extenues, sont accueillis par les cris dc personnes identifiees par un « on » impersonnel: « on leur crie de se ranger par cinq », « on leur crie dc laisser les paquets » (I 11). Au lieu dc presenter des reponses toutes faltes, l’auteure ne donne aucune elucidation sur l’identlte de ce « on » ou sur son rele, pour rendre encore plus reel au lecteur le sentiment d’incomprehension des deportes face a l’absurde. Le lecteur realise alors l’importance des lignes ainsi isolees et se plonge, comme 1e deporte, dans un silence derangeant. Pour attirer notre attention, Delbo utilise un silence typographique qui permet de faire une pause et de considerer ce qui est dit ou ce qui ne l’est pas. Alors que le paragraphe precedent se focalise sur les arrivants accueillis par des cris, alors que l’auteure sous-entend l’etrangete de cette gare or‘l « on n’arrivc pas » (I 10), cc nouveau paragraphe isole par un saut de ligne, prend tout son sens dans une phrase qui frappe 1e lecteur: « la gare n’est pas une gare » (10). Delbo admet enfin que la description anodine des premieres pages n’etalt qu’une strategic pour mettre davantage en relief la réalité cinglante du camp. Ce paragraphe s’oppose au tout premier dans lequel Delbo decrit une gare banale oil les voyageurs se croiscnt. Ces quelques phrases en marge du reste, symbole de la marginalite meme d’Auschwitz, laisse une empreinte renforcant le silence destabilisant de ce lieu. La nature se caractérise par son mutisme face aux humains puisqu’elle voile la verite derriere un rideau de brume qui cache les marais oil se deversent les cendres humaines. De plus, 1e jeu des oppositions entre « matin » et « soir », entre « cacher » et « eclairer » nc presage rien de bon puisqu’il met en relief l’absurdite et la contradiction dc ce lieu sans voix. La nature change aussi sa propre logique. Alors que le matin associe a l’eveil et au jour pourrait reveler aux arrivants les dessous de la scene, 11 n’en est rien: la verite reste cachee pour faciliter la tache des 88 bourreaux. C’est au contraire la nult qui revele unc verite tragique: les barbeles sont eclaires par la lumiere artificielle ct devoilent ce que la lumiere du jour ne peut montrer. Cet exemple nous plonge definitivement dans un monde absurde dc « nult ct dc brouillard ». Aussi est-ll approprie de dire que le lecteur est desorlente car lien n’a de sens. Le noir et blanc, la nuit et le jour renforcent le mystere, l’etrangete mais egalement l’angoisse de ce monde irreel, creant une atmosphere inquietante. Le lecteur comme le deporte cherche, en vain, une logique a cc lieu. Plus loin dans le texte, les prisonniers arrivent meme a douter de leur existence: « Le ciel est bleu, dur ct glaciaire. . . Nous ne savons pas si nous sommes seulement la glace, la lumiere, la neige aveuglante et nous dans cette glace, dans cette lumiere, dans ce silence. » (153). Le ciel ne semble plus reel du fait de sa durete implacable; les femmes se fondent dans une nature silencieuse figee dans le froid. La structure meme de cette phrase, la syntaxe, les repetitions et le rythme saccadé suivent 1e mouvement illogique de la plaine. Cet endroit se caractérise par son aspect chaotique, illogique, absurde ct muet ce que le silence regenerateur et les non-dits (ou actes illocutoires indirects) de Delbo mettent en evidence. A la lecture de ces quelques lignes on peut deja constater la mise en relief du silence propre a cette gare. Le terme « desolation », defini dans le dictionnairc comme « destruction, devastation, ravage et ruine »6 annonce la neantisation du lieu (ct par la meme la disparitlon dc toute vie humaine et done de tout bruit, dc tout son et de toute parole) et implique la presence d’un silence insidieux: lorsque tout disparait ct meurt, seul reste le silence. Ainsi, par l’utllisation de cc terme bien precis et par l’absence d’elucidation, nous nous retrouvons seuls face aux mots: pourquoi cet environnement se trouve-t-il si aneanti? Se pourrait-i1 que ce lieu soit l’enfer? Delbo n’explicite pas le 6 Definition du Petit Robert. 89 terme « desolation » mais le juxtapose a des elements contradictoires creant ainsi un effet dc rupture avec ce qui a ete dit auparavant. La gare mentionnee dans les paragraphes precedents n’est plus une gare: mais alors quel est ce lieu ? Delbo, toujours par ses non- dlts, nous donne un detail: cette gare qui n’en est pas unc est caractérisee par la fin d’un rail, montrant ainsi la destination finale du train qui n’ira pas plus loin. Delbo nous oblige ici a faire appel a notre savoir, a des connaissances culturelles ou historiques qui confirrncraient 1e fait que les trains dechargealent les detenu(e)s a Blrkenau et ne continualent pas leur voyage. J ete dans l’inconnu, le lecteur doit commencer un travail de fouilles et activer ses connaissances historiques afin de decouvrir l’horreur des camps qui s’offre a lui petit a petit par l’observation de ce qui apparait dans l’espace textuel. Alnsi cc demier comprend que ce lieu pourrait etre un des camps nazis oil les trains s’arretaient pour decharger leur marchandlse humaine expliquant ainsi la fin du rail. Avec l’art subtil de l’elllpse ou de la litote, Delbo laisse l’entlerc responsabilite au lecteur. En ne nommant pas le lieu mais en soulignant son silence spatial, Delbo essaie des le premier chapitre dc nous donner a voir l’environnement silencieux ct inquietant dc cette sol-disant gare avant d’utillser un nom propre qui plaquerait des images et significations particulieres risquant ainsi d’influencer ou de corrompre notre vision du camp. La nomination nous ramenerait a une definition d’Auschwitz mais ne nous perrnettrait pas de Visualiser ou de sentir le silence oppressant eprouve par les deportes a la descente du train. Or, 1c but dc Delbo est de faire voir et non dc raconter la Shoah. C ’est dans cette logique que l’autcure, des le premier volume de la trilogie, dissemine dcs phrases cles dont le seul dessein est d’amener 1e lecteur 2‘1 ressentir l’etendue du silence spatial et a decouvrir petit a petit l’ldentite du lieu. Le lecteur est, par exemple, confronte 90 au silence spatial de ce lieu etrange, et ceci, non pas par une description directe du silence mais par une personnification de la nature environnante: «nous marchlons, nous interroglons 1e paysage. U11 lac gele couleur d’acier. Un paysage qui ne repond pas.» (I 98). Les verbes « interroger » et « repondre », generalement utilises pour les étres hurnalns dans une conversation ou echange verbal, nous interpellent du fait des complements objets et sujets qui leur sont attribues. Lorsque les arrivants questionnent, « lnterrog[ent] », cela semble naturcl; mais le fait qu’un objet depourvu de parole soit vise para‘l‘t suspect. De meme, le fait qu’un objet soit sujet du verbe « repondre » ne peut semblcr correct. Or, Delbo, pour nous faire comprendre le cote derangeant de ce silence spatial inherent a Auschwitz, passe par la personnification du lieu en lui attribuant des proprietes humaines que le lecteur est plus a meme de sentir et saisir. Dire tout simplement que le lieu est silencieux ne nous apporterait pas de precisions sur Auschwitz et ne distinguerait pas ce camp du monde que l’on connait—monde dans lequel le silence est lui aussi present. En revanche, par la personnification, ce lieu se rapproche dc notre experience: nous savons qu’un silence cache dans une absence dc reponse pourrait indiquer une culpabilite, un douleur ou bien un mensonge de la part du locuteur. Si Auschwitz ne « répond » pas, les memes raisons peuvent etre induites: le silence de ce camp peut cacher quelque chose de terrible ct dramatique; ce lieu « mcnt » sur ses reelles intentions. Plutét que de decrire en termes explicites 1e lourd silence present dans le camp, Delbo a recours a une écriture tacite qui se distingue dans la mesure oil elle ne nomme pas le silence, mais oil elle le met en scene pour que les lecteurs le voient et le sentent. Les mots de Delbo se superposent a la chose qu’elle cherche a montrer—ici le silence spatial—ct la chose se dévoile, enfin, sans étre dite (Motte 115). De plus, la 91 brievete des phrases et la position du syntagrne nominal entre les verbes « interroglons » et « ne repond pas » accentuent la presence du silence: les detenues ne trouvent comme reponse a leurs interrogations qu’un « [l]ac gele couleur d’acier ». Apres nous avoir montre les proprietes d’un paysage qui ne parle pas, autrement dit l’eau figee dans un silence dc mort, Delbo signale clairement dans un enonce que lc paysage « ne repond pas ». Le fait que le lac soit gele prouve une absence de vie caractérisec aussi par la couleur sombre de l’acler qui rappelle étrangement la mort dure et impitoyable. L’absence de verbe montre, quanta lui, 1e manque de vie et d’action dans cet endroit particulier: un verbe d’action aurait pu changer 1e visage de la phrase ct par le meme de 1’endrolt; cependant, l’omission du verbe laisse un vidc textuel qu’il nous faut combler. Derriere ce vidc, se cache tout le silence spatial d’Auschwitz. Pour amplifier cela, Delbo adopte souvent les memes adjectifs « immobile » et « mort » pour qualifier le lieu, des adjectifs qui nc parlent pas directement du silence de cet endroit mais l’impliquent: « planete mortc » (I 55); « Immobiles dans la plaine immobile » (I49). L’auteurc joue aussi sur les paradoxes pour renforcer cet aspect silencieux de l’espace physique oil sc trouvent les prisonniers. Cette figure de rhetorique illustre la strategic du detour qui consiste a rapprocher voire combiner deux elements qui sont habituellement censes s’exclure: « 15000 fernmes tapent du pied et cela ne fait aucun bruit » (I 53); « 1e camion roule dans la neige sans bruit » ou bien « un camion silencieux [. . .] comme un fantdme precis.» (I 55); « les hurlcmcnts atteignent le paroxysme [. . . ]. Alors il se fait un silence sur le marais come 51 la brume s’epaississait ct feutrait le bruit.» (I 76). Delbo n’explique pas cette lncongrulte ct ce paradoxe. Comment est-cc possible pour un camion qui roule, surtout un camion de l’epoque, de ne pas faire de 92 bruit? Pourquoi n’entendrait-on pas quinze mille fernmes taper du pied sur la neige? Cela n’cst en rien une erreur de l’auteure mais la marque d’une intention bien particuliere: elle desire montrer avec force l’abime silencieux que represente Auschwitz. Cette stratégie du paradoxe cree un lieu de non-dit, un espace de non-reference, puisqu’ellc suspend le sens convenu, produit un silence textuel ct aboutit, par la, a un enrichissement majeur de la signification. Delbo fait coincider des opposes en juxtaposant des notions dc « bruit » ct de « silence », de « hurlement » et de « silence », donc en rapprochant l’audible dc l’inaudible. Cela permet d’une part de rendre encore plus vivant la réalité absurde du camp ct d’autre part dc mettre en exergue son silence etouffant. Cc silence empeche tOut bruit « normal » et ne laisse que les cris des gardes, les aboiements des chiens feroces et les hurlements percer le silence spatial du camp. Delbo reussit ainsi a nous montrer la difference entre le monde des vivants ct le monde des mort-vivants, entre les bruits normaux d’un monde « normal » et les bruits imperceptiblcs du camp. 3. Misc an evidence dc cc lieu monstrucux Que ce soit par les blancs typographiques ou par les non-dits, Delbo ne nous laisse pas completement dans l’ignorancc et le vidc: ses silences syntaxiques ct morphologiques nous menent vers une identification de ce lieu anonyme et intemporel, Auschwitz. Vers la fin du premier chapitre d'ANfiR, l’ldentite du camp, sans étrc precisee directement, se fait de plus en plus claire. L’allusion a la fin d’un rail, a la batisse or‘l les arrivants se deshabillent, a la salle de douche, aux victimes nues, aux cheminees qui fument « avec cc combustible de tous les pays d’Eur0pe » (I 18) nous met sur la voie: le lecteur comprend que l’on parle d’un camp d’exterrninatlon nazi, ce qui se confirmera tout au long des trois volumes. Sans nommer l’lnnommable, Delbo parvient a 93 faire voir l’identite du lieu par la mention de ses qualites intrinseques (le silence, le sentiment d’oppression, l’annlhilation. . .) et la mention de ceux qui le dirigent. Rien n’est laisse au hasard et les non-dits jouent un rele de messager; a nous d’activer nos connaissances. 3.1. L’unité parmi l’univcrsel: la petite fille a la poupec L’auteure donne indirectement des reponses au silence spatial present dans le texte. Les detenu(e)s devalcnt composer et resister a un silence ultime: le silence de la mort. La mort devenalt leur decor quotidien, un decor bien reel qui rappelait sans cesse aux detenus la fragilite de la vie. Delbo vit ses compagnes souffrir ct mourir dans des conditions inhumaines. Mais comment rendre reel dans le texte cet aspect macabre des camps nazis ? Le silence spatial nous donne une reponse ct sous-tend une tragedle humaine: i1 cache non seulement l’ldentite du lieu mais aussi l’annihilatlon par chambres a gaz qui s’y operera. L’espace le plus important dans les recits de deportation est occupe par la representation directe ou indirecte de la menace de sa propre mort et de la mort d’autrul, ce qui est le cas chez Delbo. Comme nous l’avons vu au debut dc notre etude, 1e paysage qui s’offre aux arrivants cache quelque chose de tragique que les Nazis dissimulent le temps du dechargement des trains. La nature silencieuse symbolise 1e futur sort des nouveaux arrivants qui deviendront, eux aussi, figes dans un silence destructeur: 1e silence de la mort. Ces hommcs, ces fernmes et ces enfants sans vie ne seront plus que des « objets» vides, crcux et de fait silencieux aux mains dc leurs bourreaux. Delbo séme les indices qui nous conduiront a ce silence morbide intrinseque a ce lieu. Deja, les arrivants se voient melanges a d’autres, perdant toute identite particuliere. Delbo revele 94 indirectement cette absence d’unicite et d’humanite au tout debut du chapitre « Rue de l’arrlvee, rue du depart»: Au depart de France d’Ukraine d’Albanie dc Belgique de Slovaquie d’Italle de Hongrie du Peloponnese de Hollande dc Macedoine d’Autriche d’Herzegovle des bords de la mer Noire ct dcs bords de la Baltique des bords de la Méditerranc’e et des bords de la Vistule. (I 12) On remarque l’absence dc personnes dictinctes dans cette liste. Delbo ne fait pas reference aux deportes en tennes dc personnes mais en terme de territoire come 51 les hommcs, les femmes ct les enfants avaient perdu leur entite humaine. De plus, l’absence dc ponctuation donne une impression dc chaos, dc confusion et de multitude: les pays sont mentionnes en liste (Delbo n’a pas recours aux virgules pour separer les mots) et semblent perdre leur particularlté dans cette masse. Cette syntaxe inhabituelle symbolise le sort des voyageurs juste arrives au camp: ils seront brfiles sans reconnaissance de leur identite unique et les Nazis disperseront leurs cendres panni celles des autres sans distinction aucune ct sans aucun respect. Dans cet environnement, les etres humains ne sont plus que le combustible dcs cheminees: « tous les jours et toutes les nults les cheminees fument avec ce combustible de tous les pays d’Europe » (I 18). Les voyageurs disparaissent et perdent leur singularite ce que symbolisent les structures impersonnelles comme « 11 y a » ou bien les pronoms « ils » qui ne se referent pas a une personne specifique. Cependant, bien que les deportes soient gazes et brfiles dans les fours crematoires sans dictinction de leur identite unique, l’exemple de la petite fillc a la poupee contredit cette idee dc masse indistincte. Alors que les nouveaux arrivants sont decrits en groupe, que ce soient les maries et leurs invites, les meres accompagnees de leurs enfants, l’institutrice et ses eleves, tous semblent étre unis a quelqu’un d’autrc. Or, une petite fille 95 se distingue par sa solitude ct son isolement par rapport au reste dcs arrivants. Cette unite parmi l’universel ct la multitude attire le regard du lecteur qui ne peut s’empecher dc s’interroger sur la fonction de cette petite fille: « 11 y a une petite fille qui tient sa poupee sur son occur, on asphyxie aussi les poupees. » (I 16). Delbo choisit cette metaphore pour nous llvrer une information supplementaire sur Auschwitz ct son silence ultime. Comment une poupee peut-elle étre asphyxiee puisqu’en principe les objets inanimes ne peuvent resplrer 7 On asphyxie les etres vivants, non pas les objets sans vie. Delbo aurait pu ajouter un syntagrne nominal a cette phrase pour lui dormer un effet dc chiasme —« on asphyxie aussi les poupees des petites filles »—mais elle s’abstlent. Cette phrase ne se focalise pas sur les poupees en elles-memes ou sur la notion d’appartenance mais bel ct bien sur l’annihllation physique d’étres innocents. Delbo ne donne pas plus de precisions et adopte un silence comme vehicule de sens. En outre, meme si cette enfant semble se detacher du reste de la foule, elle appartlent inexorablement a la masse de victimes dans le sens 011 sa mort prochaine, implicitement evoquee par la metaphore de la poupee asphyxiee, la melangcra aux cendres des autres dans les fours. Le silence auctorial (le non-dit) nous donne a voir un silence annihilant: 1e silence dc l’espace annonciateur de la mort Cette esthetique du silence on du blanc, comme le souligne Grierson dans D_lsppu_r§ d’Auschwitz. n’est autre qu’un processus dc symbolisation, oil un minimum d’informations litterales (details matériels donnes par les survivants, les bourreaux ou les observateurs, images minimales d’un train ou d’un paysage) servent a suggercr a la fois la totalite dc telles infonnations ct l’cnsemble des elements non litteraux (deraclnement et agonie des victimes, indifference des bourreaux. ..) qui s’y rattachent. (378) 96 3.2. Clair-obscur: scenographic morbide ct silencieuse Des lc debut du premier volume M, Delbo introduit un silence spatial qui nous présente l’element phare de ce camp: la mort. La vocation meurtrlerc d’Auschwitz se reflete non seulement dans le traitement dcs anivants mais aussi dans la nature. L’auteure destabilise 1e lecteur qu’elle rend témoin d’une etrange scenographic. Tout d’abord, les jeux dc lumiere et l’opposition clair-obscur, symbole d’une opposition vie-mort, participent a l’atmosphere lugubre. Nul besoin pour Delbo d’utiliser 1e mot « mort » dans le premier chapitre: les images offertes demeurent plus puissantes que les mots. Dej a, la lumiere du matin semble entachee par une brume epaisse ne permettant pas aux arrivants dc voir ce que cachent les marais du camp (I 11); en revanche, les reflecteurs, la nult, offrent aux detenus une image effrayante de ce qui les attend: « Le soir les reflecteurs eclairent les barbeles blancs dans une netteté dc photographic astrale » (I 11). La nult et le brouillard (pour reprendre la celebre expression « Nuit et Brouillard ») envahissent le premier tome, comme s’ils symbolisaient de facon metaphorique la mise a mort des juifs et autres prisonniers. Le matin, generalcment associe a la lumiere et au jour, s’assombrit sans dormer une chance aux deportes dc decouvrir leur environnement. Le jour devient obscur alors que la nuit est associec a la lumiere come 51 cette opacite du matin indiquait aux arrivants 1e manque dc lumiere dans cette « gare » et, dc fait, le manque de vie. Par contre, la nuit est eclairee par les lumieres artificielles qui revelent la blancheur extreme des barbeles. C’est 1c soir, et non 1e jour, qui illumine le camp. L’association de « soir » aux mots lies a la clarete « lumieres » et « blanc », revét une dimension illogique ct absurde: tout porte a croire que 97 l’obscurite sera la seule issue possible pour ces hommcs et ces fernmes. Cc qu’ils voient represente ce qu’il adviendra d’eux: leur extermination. L’absence de lumiere dans les descriptions du camp est constante tout au long du premier volume. Les seules images dc lumiere qui nous sont donnees prennent une connotation negative et sont associees aux Nazis et aux mauvais traitements: « La lumiere est toujours immobile, blessante, froidc. C’est la lumiere d’un astre mort.» (I 55) cu bien « Il n’y a pas de rayons, seulement de la lumiere, une lumiere dure ct glaciaire oil tout s’inscrlt en arétes coupantes.» (H 53). Delbo joue encore sur les oppositions: alors que la lumiere d’un monde normal symboliserait la vie ct l’espoir, celle d’Auschwitz fixe les etres dans unc desolation totale. La luminosite du camp symbolise la durete de l’univers concentrationnaire oil les quelques rayons dc soleil n’apportent nul reconfort ou chaleur a leurs victimes. La lumiere du soleil « au sortir des fourgons obscurs » aveuglent les detenus (I 12). Encore une fois, la dichotomie clarete-obscurite domine: la lumiere (qui pourrait etre positive) a un effet nefaste sur les detenus « aveugles ». L’exemplc de la tulipe corrobore cc fait. Sur la route qui mene a leur dur labeur a leur dur labeur, les femmes apercoivent une maison. Une tulipe a la fenétre attire leur attention: « dans le desert dc glace et de neige, une tulipe. Rose entre deux feuilles pales. [. . . ]. Elle etait 1a, sur lc fond des rideaux blancs. » (I98). Cette fleur aux couleurs si surprenantes attendrit les detenues ct rend plus supportable l’atmosphere morbide du camp. Ce brin dc lumiere vient egayer la vie dcs fernmes les rarnenant, lc temps d’un apres-midi, vers un monde de douceur, de delicatesse et de reves. Bien que leur labeur et leur condition physique les aneantissent a petit feu, cette flcur insuffle quelque chose dc nouveau: « Au fond du fosse que nous crcuslons, la tulipe fleurissait dans sa corollc delicate. » (I 99). L’cspoir associe a cette 98 tulipe aux couleurs si extraordinaires pour les prisonnieres (qui n’etaient plus habituecs a un tel spectacle naturel) s’eteint rapidemcnt lorsqu’elles apprennent le nom du proprietaire. Le fait que cette maison appartlenne a un SS detruit le reve des detcnues qui ha‘l‘ssent alors leur tendre souvenir. La couleur, synonyme des Nazis, ne peut done appartenir au monde concentrationnaire. Les detenues sont vouees a l’obscurite inherente a la nature environnante. Le jour, constamment associe a l’obscurite, laisse d’ailleurs place a un ciel grisatre, teme ct sans vie: « Sous les rafales, [la maison] fait penser a un bateau, en hiver. Un bateau a l’ancrc dans un port nordique. Un bateau a l’horizon gris. » (I 97). La representation de la monstruosite intrinseque a Auschwitz est intensifiee par les images dc clair-obscur dans lesquelles paysages et elements sont depeints comme des complices dc l’horreur du camp. La neige, par exemple, perd sa blancheur pour se changer en boue grisatre, gluante ct suffocante. A nouveau, lc blanc s’oppose a la salete et a la noirceur au travers dcs elements naturels. Si la collaboration de la neige avec la mission mortelle du nazisme n’est pas exprimee explicitement, elle reste neanmoins du cete des forces ennemies, tourmentant les detenues: «Nous allions la tete baissee sous lcs rafales de neige fondue qui cinglaient au visage, piquaient comme grele. A chaque rafalc, nous redoutions la suivante ct courbions davantage la tete. La rafale s’abattait, giflalt, lacerait. » (I 97). Dans la meme veine, decrivant le paysage noctume de Birkenau, Delbo cree l’lmage d’un ciel cruel et assassin afin de representer la volonté d’aneantlssement des maitres du camp. D’ailleurs, cette vocation meurtriere d’Auschwitz se reflete dans l’absence d’animaux, d’oiseaux dont l’instinct infaillible face au danger ne trompe pas. La nature denaturee represente par mimesis les detenus deshumanises et sans vie. C’est 99 un miroir de ce qui les attend: le silence et la mort. L’absence de paysages naturels (come on l’entend dans un monde « normal ») cetoie dans les recits de deportation l’evocation de paysages franchement nefastes, decrits sous les memes traits sinistres que ceux des batlsses du camp ou des hommcs. Toutefois, les prisonniers retoument a un mondc de lumiere a la fin de la guerre. Dans MN], Delbo souligne l’apparitlon de la clarete apres 1e depart des Nazis. La torture prend fin; l’obscurlte laisse place a la lumiere d’autant plus que la mort ne devient plus systematique. En reprenant ses couleurs et ses sons, 1e paysage redevient a nouveau humain et terrestre: « J c sais pourquoi les fleurs etaient belles, beau le ciel, beau 1e solell, troublantes et belles les voix humaines. La terre etait belle d’etre retrouvee ». Les Nazis, maltres de la mort, nc sont plus 1a. Tout dans ce mondc symbolise l’absence de vie: la froideur de la neige, le gris du brouillard, le bleu acier du ciel, la nuit, 1a lumiere blafarde de la lune, ou celle immobile du soleil. C’est un monde en blanc, noir et gris, sans vegetation, sans couleurs: « Ici lc soleil n’est pas du printemps. C’est le soleil de l’eternite, c’est le soleil d’avant la creation. »; c’est un monde mineral petrifie dans l’immobllite (mineral d’autant plus que Delbo parle dc combustible humain come 31 c’etait du charbon): « Astre mort », « planete morte », « Suaire de givre », « Mort vivant ». Autant d’images pour dire le non- etrc, ou meme les hommcs ont disparu: « C’est le jour sur le marais oil s’epuisent dcs insectes aux yeux d’epouvante.» Le récit de la deportation pour Delbo ne s’arrete pas a la reproduction litterale des souvenirs dc l’experience ou a sa representation par des images. Son texte a souvent 100 recours aux « sens indirects » dc la symbolisatlon afin dc transcender les conventions langagiercs ct suggerer cc a quoi les langues n’avaient pas voulu dormer de nom. 3.3. Caracteristiques intrinseques d’Auschwitz Grace a l’assoclation lumiere-obscurite et a la juxtaposition des douches, des cendres, des gardes criards, des kapos, des juifs et des Allemandes, 1e lecteur peut elucider le mystere entourant l’identite de cette gare. Si Delbo ne nous revele pas directement le nom des arrivants ou le nom des gardes au tout debut d’m, leur mention en tant que groupe ou entite particuliere suffit. L’autcure met l’emphase sur ces personnages dont l’identite reste cachee—le comlte d’accueil reste anonyme puisque Delbo s’y refere par un « on » unlversel ct general—pour nous diriger vers les Nazis. Tout d’abord, pourquoi mentionner les Allemandes plutet que les F rancaises ou les Itallennes: « On distribuera aux Allemandes des olives noires [. . .] » (I 18) ? Pourquoi leur donncrait-on des olives qui ne leur appartlennent pas ? Dans cc premier chapitre d’introduction, par son silence qui enveloppe la presence des Allemandes, Delbo sous- entend le r61e de l’Allemagne nazie dans les exactions commises envers les juifs gazes dans les chambres de la mort. Delbo nous renvoie ainsi aux racines dc l’Holocauste: l’Allemagne d’Hitler. Ceci est d’autant plus evident que la mention des juifs apparai‘t des le premier chapitre, ce qui etablit les fondations dc cet espace physique anonyme: «1e rabbin » (I 14), «ces juifs » (118). En outre, les autres personnages—les gardes criards (Delbo precise que ce sont des SS dans les chapitres suivants) et les Kapos— caractérisent aussi cc lieu auquel ils conferent un caractere plus specifique bien qu’aucun nom ne soit prononce. Enfin, la mention d’un commandant renforce l’idee que cette gare n’a rien d’une gare puisqu’un chef militaire au grade de commandant nc dirige pas, en 101 general, une telle structure. Ce lieu s’apparente bel et bien a un camp d’extermination et de concentration, ce que corroborent les references, dans les chapitres suivants, a Taube et Mengele, figures emblemathues de l’appareil destructeur auschwitzien. Le nom « Auschwitz » a la page 140 met up point final au silence auctorial sur l’identlte du lieu. Delbo nous a laisse une centaine de pages, presque tout son premier volume, en we de nous alder dans sa configuration. Tout comme les deportes, i1 faut attendre pour savoir oil l’on est. A nouveau, grace au silence, Delbo poursuit le mimetisme entre lecteurs ct deportes puisque ces derniers attendal'ent parfois quelques heures, quelques jours ou bien plusieurs mols avant de plaquer un nom sur ce lieu desctructeur: «01‘1 etions-nous ? Nous devious apprendre—plus tard, deux mols plus tard au molns; nous, celles qui deux mols plus tard etaient encore en vie—que l’endroit se nommait Auschwitz » (II 88). La mention du nom ne fait alors que confirmer cc qu’un lecteur actif ct engage a pu decouvrir au fil des pages au travers des descriptions evasives ct minimalistes dc l’auteure. Ill. Silence spatial dc retour en France: solitude ct silence Delbo revint a Paris en ete 1945. Si le silence fut maitre de son espace pendant sa detention dans les prisons fiancaises et dans le camp d’Auschwitz, i1 ne disparut pas completement a son arrivee en France. D’un caractere different, il s’insinua dans la vie dc l’auteure ct de ses compagnes de retour au pays. Delbo ct ses camarades dc deportation temolgrlent de sa presence insidieuse ct latente dans le troisleme volume dc la trilogie m. Les survivant(e)s d’Auschwitz qui avaient vecu dans un monde apocalyptique pendant si longtemps allaient devoir a nouveau composer avec un silence 102 spatial qui renforca leur solitude. Afin de nous faire voir ce silence particulier, l’auteure applique les memes strategies rhetoriques du silence a son recit. Notons cependant que ce demier volume est, en grande partie, une suite dc témoignages recueillls par Delbo. Nous nous interesserons principalement au premier chapitre témoignant de l’experience de notre auteure, les autres témoignages etant une restitution dc l’experience de ses compagnes (et de ce fait nc pouvant etrc utilises qu’avec parcimonie dans notre analyse du silence rhetorique). 1. Silence spatial: absence dc nom Des leur arrivee en France, Delbo et ses compagnes se separent apres tant de temps passe ensemble 2‘1 se soutenir, s’entraider et survivre. Petit a petit ces fernmes se deconnecteront de leur milieu: ce detachemcnt spatial engendrera progressivement une perte des sens. Alors que l’on s’attendrait a voir evoluer ces fernmes dans un milieu oil le silence n’aurait pas main misc, il n’en est rien. Bien different du silence spatial d’Auschwitz, ces fernmes arrivent, perdues dans un monde qui leur echappe, un monde dont elles ne connaissent le nom. 11 en va ainsi pour Gilberte qui, des l’arrivee, se retrouve seule dans une chambre dont elle ne connait ni le numero, ni l’emplacement: « Je ne sais pas oil est ma chambre. » (III 35); « jc ne sais pas le chemln de la chambre » (III 37); « Moi, c’est tout de suite que j’ai ete perdue, des 1e retour a Paris » (III 21). Tout comme elle, 1e lecteur ne salt 0121 11 se trouve, hormis dans un hotel a Paris, puisque Delbo ne precise pas, entre parentheses ou en note de bas de page, le nom dc cet betel. Vralsemblablement cet hetel pourrait étre l’Hdtel Lutetia qui accueillit les deportes a leur retour des camps. La non-revelation des faits reels arrive a etablir « un scenario vague de l’horrible qui 103 outrepasse dc loin toute description circonstanciee de la réalité » (Motte 115-116). 11 est vrai que Delbo, qui rapporte les paroles de ses compagnes, aurait pu ajouter des precisions historiques pour nous permettrc d’identifier et de situer le lien. Mais Delbo ne semble pas vouloir donner d’lndications historiques qui rendraient cc troisieme volume ldentique aux témoignages dc l’epoque dont la tentative de la description exhaustive etait impuissante a designer un signifie qui se soustrayait a l’ordrc du dire. Lorsqu’il s’agit de sa propre experience qu’elle traduit par l’ecriture, la meme tactique fait surface. Tout comme Gilberte, Delbo-narratrice raconte son retour a Paris sans mentionner les lieux precis oil elle se trouve comme 51 le temps s’etait arrete, comme si les lieux eux-memes s’etalent figes. Ce n’est pas l’exactitudc du nom que Delbo recherche mais la description la plus proche possible de ce qu’elle a ressenti au retour, autrement dit une solitude angoissante et un vidc etouffant. Que cc soit un bureau ou une chambre, cela n’a pas d’importance. Par l’omission des noms, nous pouvons davantage nous focaliser sur ce qu’ellc ressent ct sur qu’elle doit endurer, autrement dit la solitude et le silence dans son environnement quotidien. 2. Silence dc l’espacc reel Delbo commence 1e trolsieme volume en relatant son arrivee en France. Bien que l’autcure et ses camarades de deportation se retrouvent a Paris, terre dc refuge apres tant d’agonies, leur experience du silence continue. Le traumatisme cause par des mols dc reclusion ct d’horreurs domine leur etrc. Prise dans un bain dc foule dans un lieu dont elle ne precise pas le nom, l’auteure semble sombrer petit a petit dans une solitude ct un vidc silencieux de plus en plus envahissants. On pourrait penser que le bruit de cette cohuc empéche tout silence de s’insinuer. Bien au contraire, 1e lieu exacerbc a la fois la 104 solitude et le mutisme: « J c flottals au milieu de cette foule qui glissait tout autour dc moi. Et soudain, je me suis sentie seule, seule au creux d’un vidc or‘l l’oxygene manquait [. ..] » ( IH 10). Le « vidc » implique le silence (1e vidc represente l’absence d’autrui, l’absence de toutes choscs ct par consequent la presence latente d’un silence spatial; tout autour d’elle disparalt la vie; elle devient spectre ce qu’elle repete a plusieurs reprises). Perdue sans ses compagnes, elle se retrouve face au silence d’un lieu qu’elle ne maitrise pas. Tout comme Delbo, le lecteur, par mimetismc, semble perdu dans l’espace textuel silencieux et passe d’un bureau a Paris 011 1a foule se bouscule a une chambre dont on ne connait pas l’adrcsse. Ce vertige spatial rend ainsi plus evident le chaos dans lequel vecurent les deportes a leur retour. Le lecteur ressent alors une impression d’etouffemcnt ct d’engloutisscmcnt due a la structure repetee de phrases longues entrccoupees d’une profusion dc verbes: Elles ont joue ce jeu de feu follet pendant tout le temps oil nous pletinions d’un bureau a l’autre, sc perdaient, se retrouvaient, me retrouvaient, disaient des mots que je nc saisissais pas, s’evanoulssaient encore et se fondaient enfin dans la foule dcs gens qui nous attendaient, engloutics pour toujours dans cette foule. (H1 10) D’allleurs, Delbo ne mentionne pas le mot « silence » directement mais nous le fait decouvrir par les descriptions de ce qui l’entoure, par les oppositions entre cohuc ct solitude, entre réalité et vie spectrale. La profusion de mots et d’actions semblent meublcr l’espacc mais l’autcurc y est indifferente. Dc facon similaire, les cris, les aboiements et hurlements d’Auschwitz donnaient une facade au silence, crealent un bruit de fond cachant unc realite plus cruelle. Malgre le bruit, Delbo reste plongee dans un silence envahissant puisqu’elle sous- entend avolr perdu l’ou'l‘e a son arrivee: « Petit a petit, je recouvrais la vue, l’ou‘l'e » (III 15 ). De retour en France, son monde n’est desormais plus qu’un abime silencieux. Cette 105 citation met en exergue le monde de silences qui l’entoure a son arrivee car, coupee du monde vivant, Delbo se replie sur elle-meme. Tandis que la cohuc devient de plus en plus bruyante, l’auteure s’emmurc dans un silence que les sons ne peuvent atteindre. Elle devient alors un spectre venant d’un autre monde. « J ’entendais leurs voix de tres loin » (III 13), « Jc flottais dans un present sans réalité » (IH14). Tout comme elle, Gilberte fait face a un silence spatial, celui dc sa chambre d’hdtel. Le fait qu’elle soit seule, implique deja la presence du silence ce qui est d’autant plus evident dans les exemples suivants: « je n’entendais aucun bruit» (III 24), « J ’ai découvert la sonnette. Elle n’etar't probablement pas branchec. J ’ai sonne trois ou quatre fois sans que rien nc se produise » (III 27), « le telephone sur la table dc nult, n’etait pas branche non plus » (H1 27). Aucun bruit ne lui parvient; les objets qui, en principe, pourraient la rclier aux autres humains et par lit meme au bruit, nc fonctionnent plus: lc silence prend desormais une place imminente. Le silence reel eprouve par les survivantes dans leur environnement quotidien fut 1c produit d’un sentiment d’incomprehension de la part des vivants mais aussi lc produit d’un traumatisme qui ne trouvait pas d’explicatlons plausibles. Enfermes dans leur solitude, seul le silence spmial pouvait s’lnsinuer entre eux ct ces autres qui ne comprenaicnt pas. Commc ses compagnes dc deportation, Charlotte Delbo dut faire face a un silence spatial omnipresent tout au long de son experience de la guerre. Mais cc silence qui l’accompagna pendant plusieurs annees nc peut étre compare au silence auquel tout etre humain, dans un monde « normal », est confronte. Le silence spatial des prisons dc l’Occupation, du camp d’Auschwitz et des bureaux ou hetels de l’apres-guerre, se 106 teintent d’une connotation particuliere ct annonce une tragedie humaine dont les consequences morales, psychiques et physiques afiectent encore les survivants. Scull dc silences encore plus destructeurs, 1e silence spatial conditionne les victimes, les met dans un etat d’angoisse, d’attente insupportable et cree par le meme un terrain favorable a l’isolation, 1‘1 la peur de l’autre, a la survie a tout prix. Cc n’cst que par une rhetorique du silence que Delbo pouvait transmettre un tel silence spatial. Elle nous force a regarder ce qui derange, elle nous force a sentir ct voir ce silence de l’espace par la concision, la negation, les blancs typographiques, les repetitions obsedantes de mots-ole ct par des non—dits qui traduisent bien plus que les mots l’environnement dans lequel les detenues evoluent. Cette stratégie afiirrne la possibilite dc representer l’insalsissablc ct refute l’argument de Foucault en se sens qu’clle parvient a rendre les lecteurs scnsibles ct proches de ce qui ne peut soi disant pas etrc represente dans nos langages famillers. L’auteure ne tient pas a ce que nous ayons qu’une simple intuition sensible ou une « comme-Si intuition», selon les termes dc Lyotard, de son experience qui essaie de se flayer un chemln vers nous a travers ses dires. Selon la theorie du « sublime » chez Lyotard, nous n’aurions pas a proprement parler « une connaissance » des dits camps, mais la conscience voire meme le sentiment dc l’impresentable. La trilogie A_&A nous donne bien plus qu’un « sentiment » d’Auschwitz: Delbo defend l’idee hermeneutique que la verite ‘se cache’ derriere le langage, ct est done en principe representable. Elle tient avant tout a nous faire comprendre ce que sont la Shoah et la vie quotidienne dans l’unlvers concentrationnaire, et a nous en rapprocher par dcs images proches de notre experience pour que nous prenions part activemcnt au témoignage. 107 Un moyen paradoxal existe done pour permettre la communication entre deux mondcs opposes, le monde des vivants ct lc monde des victimes, sans qu’un fosse se cree au niveau du sens: 1c silence auctorial. On serait tente dc penser que le silence d’un auteur ne symbolise qu’une absence negative de paroles due a une incapaclte dc traduire telle quelle une realite monstrueuse; pourtant, ll n’en est rien car 1e silence dc Delbo ne mine pas le sens de son témoignage mais le voile pour mieux 1e dévoiler, ce qui en fait toute son originalite. La parole creuse et inexpressive cede sa place a un silence prometteur, « un silence littéraire, oscillant entre presence ct absence, qui offrc en se refusant et qui sc livre en se derobant » (Motte 2). Come le souligne Annette de la Motte dans Au-dela du mot, Delbo depasse l’indiclble 2‘1 l’aide d’une ecriturc paree dc silences qui accompllssent un devoir historique, « celui d’adapter unc nouvelle litteraturc au nouvel etat du monde d’apres-guerre » (5). Nullement vidc, mais charge de mots, cc silence est fait dc langage, il est langage; il devient un catalyseur dc sens dont la signification reside dans l’absence: « En bouchant les trous que laissent béants l’indlcible et l’ineffable, le silence soutient le langage, qui, grace au silence, se rapproche de ce qui parait etre in-approchable » (Motte 25). Loin du camouflage negatif, cette écriture du silence troue le texte ct ralentit l’acte de lecture pour combler les lacunes du langage. Ainsi, l’auteurc cree un moyen paradoxal pour transmettre son message au monde des vivants puisque son silence permet de dire sans dire: les lieux dc silence dans son texte sont benefiqucs ct, loin de nuire au texte, l’enrichissent. Comme 1e souligne Sartre dans Situation H, le sens ou la qualité propre d’un texte ne sont apres tout jamais directement designes par les mots de ce texte ct « l’objet littéraire, quoiqu’il se realise d travers 1e langage, n’est jamais donne dans le 108 langage » (93). Dans sa volonte dc faire voir plutet que de raconter, Delbo ne montre pas la réalité dans le langage mais au travers d’un langage oblique qui donne a entendre un sens non profere. Le silence ct l’ecriture ne sont donc pas des antagonistes qui s’excluent re’ciproquement, mais bien au contraire, sont dependants l’un de l’autre ct collaborent dans le processus de la production du sens (Motte 29). Cette correlation entre silence auctorial et silence dc l’espace reel est necessalre a notre comprehension dc l’histoire de Delbo et de ses compagnes dc deportation. Du debut de leur incarceration en France, ces fernmes ont fait face a un silence spatial qui ne les quitta pas. Ce silence participa a leur descente aux enfers; cependant, il fut accompagne d’un silence tout aussi destructeur, le silence verbal ct visuel, que nous allons analyser dans notre prochain chapitre. Cet autre type dc silence n’est que la continuite de celui que nous venons d’etudlcr, ct necessite a nouveau le silence rhetoriquc dc l’auteure pour en montrer toute l’ampleur. Les detenu(e)s perdent progressivement tout contact verbal ct visuel avec autrui mettant ainsi en danger leur humanite ct leur vie. La communication se rompt des lors que les prisonniers ne soutiennent plus le regard ou n’entendent plus la parole de cet Autre. Pantins dc silence, les detcnu(e)s sont alors plus a meme de se laisser mourir ou de se soumettre face aux bourreaux. Notre deuxieme chapitre montrera comment Delbo parvient a traduire cette misc sous silence des detenu(e)s et ce qu’ellc implique. 109 Chapitrc III Silence verbal/visuel ct silence auctorial Comme nous l’avons vu precedemment, que ce soit dans les prisons francaises, dans le camp d’Auschwitz-Birkenau ou bien de retour en France, les detenu(e)s ct survivant(e)s sont confronte(e)s a un silence spatial qui impregne leur vie quotidienne. Mais cc silence ne fonctionne pas seul ct genere un silence destructeur visant la parole et, de fait, la communication avec autrui. U11 environnement muet ne peut qu’cngendrer un sentiment d’inquietude ct d’effroi chez ses habitants. La crainte fait alors surface ce qui entraine ineluctablement une modification du comportement envers autrui: lorsque le milieu ne repond plus, autrui devient suspect et le mecanisme de protection et de survie se met en place. Chacun ou chaque groupe se renferme sur lui-meme, d’or‘l une disparition progressive de la parole verbale ou visuelle. Incarce’rées en France, les femmes empruntent cc chemin ineluctable mais arrivent tout de meme a garder le contréle dc l’acte verbal. Communiquer garde sa place malgre les circonstances. Cependant, cette parole sera misc progressivement en danger, notamment dans le camp d’Auschwitz. Dans le camp nazi, l’univers « ne repond pas » (I 98), ne donne aucun signe d’identlte et etouffe les sons qui se perdent dans les confins des marais et dc la plaine « immobile » et « desolec ». Les cris, les hurlements et les aboiements fonctionnent alors comme bruit de fond qui cache un silence spatial annonciateur d’une tragedle humaine. Cet environnement d’un silence morbide impregne les arrivants forces de se talre: se talre pour ne pas etrc punis ct pour ne pas étrc tues. Au silence spatial et aux conditions de vie deshumanisantes dans des baraqucs souillees d’cxcrements, dc poux ct infectees de 110 maladies contagleuses, sc greffe un silence deshumanisant: le silence verbal et visuel. Les humains arrivent petit a petit au stade animal du fait d’un mutisme malgre sol. La relation a autrui se rompt des lors que la peur, la maladie, les souffrances s’installent dans un univers qui ne rassure pas mais qui, bien au contraire, alimente cc silence etouffant. C’est ce silence qui, loin de s’arreter aux barbeles d’Auschwitz, sc propage, certes differemment, jusqu’cn France et reste present dans la vie des survivant(e)s. Apres avoir rompu les liens avec cet Autre, apres avoir ete deshumanise(e)s, les «spectres » d’Auschwitz doivent encore composer avec un silence verbal et visuel issus de leur experience traumatisante des camps nazis. Comment parler aux vivants lorsque lc monde « normal » ne peut comprendre avec des mots ordinaires ce que fut l’univers des survivant(e)s ? Ce deuxieme chapitre s’attachera a analyser les differents silences syntaxiques ct morphologiques utilises par Delbo pour faire voir le silence verbal ct 1e silence visuel qui, associes au silence spatial angoissant evoque plus tet, detruisent de facon insidieuse tout lien « normal » avec autrui. Il va de sol que les atrocités perpetrees contre les deportes et les conditions de vie inhumaincs completent, elles aussi, cc tableau apocalyptique. Ces fernmes entrent dans une autre dimension ou voix recllc et metaphorique s’eteigncnt dans les corps emacies de spectres ambulants. La communication n’a plus sa place en ce lieu qui ne favorise pas l’echange verbal. Mais avant dc poursulvrc notre etude et pour faciliter la lecture dc notre analyse, il serait necessaire dc definir, 1‘1 nouveau, les differents types dc silences auxquels nous serons confrontes dans ce chapitre. Tout d’abord, tout comme dans le premier chapitre, nous serons en presence du silence rhetorique dc Delbo, procede littéraire qu’elle utilise sous forme morphologique 111 (non-dits, questions rhetoriques, oppositions et paradoxes) et syntaxique (repetitions, choix dc pronoms specifiques, utilisation de la negation, blancs typographiques et ponctuation atypique voire absente). Delbo dispose d’une sensibillte langagiere extraordinaire ct trouve au bord du dicible des procedes capables d’exprimer, avec un langage limite, son experience-limite. Delbo pratique « un style documentaire tout a fait nouveau qui consiste a evoquer au lieu dc dire, a dormer a voir au lieu de decrire », autrement dit une rhetorique minimaliste ancree dans le silence, on, en termes linguistiques, ancree dans les actes illocutoires indirects (Motte 112). Le lecteur doit alors faire correspondre cc qu’il lit avec ce qu’il connait et avec ce que l’auteure lui offre comme indices dans le texte: Pour comprendre l’enonciation metaphorique, l’auditeur a besoin de quelque chose de plus que la connaissance de la langue, que la conscience dcs conditions dc l’enonciatlon ct l’arriere-plan d’assomptlons qu’il partage avec le locuteur. Il doit disposer d’autres principes, ou d’un autre type d’inforrnation factuelle, ou d’une combinaison dc principes et d’lnformation qui lui permettent dc comprendre que, quand 1e locuteur dit « S est P », ll veut dire « S est R ». (Searle 130-131) Cette theorie des actes de langage chez Searle correspond a la tactique rhetoriquc dc l’auteure. L’exemplc des cris et des silences que Delbo juxtapose de facon pcrrnanente dans les chapitres dc ANNR renforce cc point. Au travers de leur presence, autrement dit de la valeur litterale, l’auteure ne s’attache pas simplement a decrire les SS ou les detcnus dans leur vie de tous les jours, mais a souligner, entre autre, leur rapport dominant- domine au niveau verbal, autrement dit la valeur derivee. Si les uns crient, forcant les autres a se talre, un desequilibre se produit au niveau de la communication et du langage. Delbo ne nous le dit pas directement mais le sous-entend dans ses references constantes 112 aux clis et aux silences.l Pour reprendre la formule de Searle, dire pour Delbo, « c’est faire plusieurs choses a la fois » (informer d’un fait ct susciter une conduite ou reaction) mais c’est aussi « faire une chose sous les apparences d’une autre.» Ces actes dc langage indirects (expression elliptique pour un acte de langage formule indirectement sous le couvert d’un autre acte de langage) permettent a Delbo de dire sans dire ct dc pousser le lecteur a prendre activemcnt part au texte et a l’interpretation. Mais cc discours littéraire indirect entre Delbo et son lecteur n’est pas le seul existant. Correlativement, un autre discours se met en place entre les protagonistes au coeur meme du texte, et verifie les memes theories de langage (actes illocutoires indirects). On remarque qu’a l’interieur meme de l’muvre delbotienne, l’auteurc fait dialoguer des personnages dans dc rares dialogues, mais tout de meme bien presents. Nous sommes alors en presence dc sirnulacres dc conversations qui refletcnt la realite des camps nazis ou de dialogues univoques et qui presentent un certain nombre de specificites attenantes aux conditions particulieres de leur production et de leur reception. Il est permis de penser que la litterature nous en donne une image fidelc d’autant plus que cette litterature dc témoignage relate des evenements reels. L’analyse des actes dc langage peut venir eclairer efficaccment 1e fonctionnement du dialogue dans ce témoignage sur la Shoah. En France dans le Fort de Romainville, en Pologne dans les camps de la mort ou a Paris en 1945, Delbo et ses compagnes dc deportation firent face a un silence verbal aux multiples facettes, de plus en plus destructeur ct annihilant. Contrairement aux silences metaphoriqucs dc Delbo, ce silence verbal correspond plus a la definition universelle du ' Nous traiterons dc cet aspect un peu plus loin dans notre etude. 113 silence come 1’« etat d’une personne qui se talt.»2 Les prisonniers se retranchent dans un univers silencieux, en reponse a une de’cheance physique evidente et a une rupture progressive de tout contact verbal avec autrui. Cette disparition progressive de la parole, ajoutee au silence spatial environnant, depeint l’univers des deporte(e)s avec force. Non seulement nous analyserons les silences verbaux entre les individus mais nous y ajouterons aussi les silences visuels. Puisque la communication entre les étres passe aussi par le regard, nous considerons que les yeux, tout comme la parole, ont leur importance dans notre etude. C’est bien sfir dans son sens metaphorique que nous aborderons la question. Si le regard entre les deporte(e)s se brise c’est une parole metaphorique qui s’eteint pour entrainer une decheance humaine ineluctable. 1. Les prisons francaises 1. Une parole verbale ct visuellc encore vivante Des le debut du deuxieme volume, Delbo met en avant l’importance d’une communication reguliere entre les etres dans les prisons francaises, communication qui permet aux fernmes et aux hommcs dc ne pas sombrer dans l’indifference, le desarroi et la peur. La parole ne semble pas avoir disparu puisque c’est par cc biais, notamment, que les prisonniers preservent un lien avec autrui: « nous dejouions la surveillance pour echanger avec eux quelques mots. » (II 9); « A tour de role nous y grimpions pour parler avec les « droit commun » de l’alle voisine » (II 28). Malgre 1a surveillance des gardes, la communication n’est pas brisee; bien au contraire, elle devient essentielle pour ces 2 Definition du dictionnairc usuel Quillet Flammarion, Paris: 1963. 114 prisonniers, qui coupes du reste de la France dans leurs cellules, se rattachent a cc qu’ils gardent encore d’humaln: 1e langage. Le langage initie l’homme a la notion d’esprit de corps avec une communaute et fournit un sentiment d’appartenance (Bram 19). Dans ce monde careeral, les detenus se lient les uns aux autres par un langage qui n’etabllt pas de relation dominant-domine: les femmes parlent aux hommcs pour les encourager, leur demander des nouvelles sur l’evolution de la guerre et pour trouver un certain reconfort; les hommcs, quanta eux, fournlssent les renseignements demandes, parlent pour se conficr, se motiver et motiver leurs camarades. Le langage qui fait partie de ce microcosme careeral, de cette communaute recluse, semble exclure les bourreaux (les dialogues entre detenus et gardes se font rares; Delbo ne fait nullement allusion aux cris ou hurlements comme elle le fait dans le premier volume sur Auschwitz). Chacun (excepte pour les surveillants de la prison) echange des paroles avec autrui sans creer une separation entre locuteur ct interlocuteur. Encore maitres de l’echange verbal, ils arrivent a conserver ce qui est appele «l’interpersonnallte du langage»: Pour qu’une langue serve a communiquer, ll faut une communaute “speech-community”, autrement dit un groupe dans lequel une langue donnee est comprise, un groupe dont les membres agissent de facon similaire tout au moins dans leur maniere dc parler. Parfois, on parle meme d’« interpersonnalite du langage ». (Harris and Jarrett 37)3 Parler prouve encore la presence d’une certaine humanite en prison: C’etait le moment ou la sentinelle qui faisait les cent pas dans la cour s’en allait, le moment 011 1a prison s’animait. D’une fenetre a l’autre, d’une rive a l’autre, les conversations commencalent, vite avant la releve de la nuit. Chacun parlait avec une voix qu’il connaissait, par—dessus les autres voix entrecroisees. (II 27) 3 Nous traduisons. 115 Cette parole encore vivante est aussi symbolisee par la presence dc dialogue et de discours directs entre les fernmes et les hommcs dans les deux premiers chapitres de C_I.4 L’lmpossibilite de dejouer chaque jour la surveillance des gardes pour echanger quelques mots, engendre une autre forme de langage, 1e regard, qui peut a lui seul vehiculer une parole métaphorique ct auquel les detenu(e)s peuvent se raccrocher: « Nous les aimions. Nous le leur disions des yeux, jamais des levres. Cela leur aurait semble etrange. » (H 9). Dans le regard des femmes, les prisonniers trouvent la confirmation dc leur existence. Comme 1e souligne Todorov dans De LaReconnaiasance a l’estime de sol. « ce que nous demandons aux autres est, premierement, de reconnaitre notre existence (c’est la reconnaissance au sens etroit) et, deuxiemement de confirmer notre valeur » (24). 11 en va de méme dans les prisons puisque les hommcs recherchent une reconnaissance de leur existence ainsi qu’une « confirmation » de leur valeur d’homme par leur echange avec les fernmes. Malgre leurs efforts, ils se sentent impuissants et diminues dc ne pouvoir alder ces dernieres « Ils eprouvaient, plus aigu que tout autre, le sentiment d’etre diminues dans leur force et dans leur devoir d’hommes, parce qu’ils ne pouvaient rien pour les femmes.» (II 10). Neanmoins, les paroles ou le regard dcs prisonnieres leur rendent un semblant dc masculinite et d’importance. Leur existence est confirme’e par le fait que les femmes leur menagent une place dans leur quotidien et prennent le temps de les ecouter, de leur parler par la voix ou le regard, et de les encourager. Les deux premieres pages du chapitre nous eclairent sur cette omnipresence 4 Dans le titre meme du deuxieme volume, Delbo souligne l’inutillte de ses connaissances apres Auschwitz: « Alors vous saurez/qu'll ne faut pas parler avec la mort/c'est une connaissance inutile./ Dans un monde/ 01‘1 ne sont pas vivants/ ceux qui croient l'étre/ toute connaissance devient inutile/ a qui possede l'autre/ et pour vivre/ il vaut mieux ne rien savoir / ne rien savoir du plix de la vie/ a un jeune homme qui va mourir. » (II 185) 116 du regard, par lequel les prisonniers renforcent leur lien a autrui, et de fait leur appartenance au genre humain. Moi et autrui (les hommcs et les femmes des prisons) sommes lies par 1e regard. Ce regard etablit une relation entre les etres et les fait exister par rapport a Autrui (les fernmes cherchent les hommcs du regard ct inversement). Pour Sartre, cette relation humaine devient cependant conflictuelle dans la mesure oil l’existence dc l’autre pose une menace perpetuelle pour la liberte de Sol: «Et cc moi que je suis, je le suis dans un monde qu’autrui m’a aliene, car 1e regard d’autrul cmbrasse mon etre et correlativement les murs, la porte, la serrure » (Eire et néant: 300). Quand l’Autre me regarde, Je deviens un des objets lnnombrables de son monde, le monde par lequel Autrui se definit en tant que Sujet. Les prisonniers deviendraient alors objets du regard des femmes d’autant plus que leur sentiment d’inutilite les ramene au rang de pantins miserables: « Ils souffralent davantage encore de ne plus etre en mesure dc nous protéger, dc nous defendre, dc ne plus assumer seuls le destin.» (II 10); « Helas! Dans la detresse materielle ol‘l ils etaient, ll n’y avait rien que pussent leur demander les femmes » (II 11). Pourtant, tout comme les femmes, les hommcs peuvent apprehender ces Autres a travers leur regard, les changer a leur tour en objet, ct retrouver ainsi leur subjectivite. Les femmes ne sc sentent plus desccuvrees ou perdues lorsqu’elles croiscnt le regard des hommcs qui ressentent par la meme un sentiment d’existence. Le regard fonctionne done comme un moyen de protéger leur pouvoir, leur liberte et leurs possibilites face a l’Autre. Bien que l'experience du regard pour Sartre se rapproche de l'alienation puisque regarder, c'est figer autrui en objet, dc meme, etre regarde, c'est devenir objet pour autrui, ll semblerait que le regard prenne une dimension beaucoup moins conflictuelle chez Delbo. 117 Par le regard, Je (les hommcs) reconnais cette « chose » exterieure a Moi (les femmes), et reciproquement; Je reconnais son existence. La thematique du regard revient sans cesse dans A&A, revétant une importance tout aussi capitale que dans la pensee de Levinas. Selon Levinas, le visage incarne l’ldentite (il parle) et l’humanite meme de la personne; l’echange de regard signific une reconnaissance mutuelle de cette identite (Levinas, compare a Sartre, adopte une vue plus moderee, voire pacifique, des relations humaines). Toutefois, si ce regard devient absent, la perte ou le refus, voire meme 1e renlement de cette identite humaine, font surface. Les prisons offrent encore aux prisonniers le reconfort du regard de cet Autre alors que les camps inhibent toute forme de communication. 11 est d’ailleurs interessant de mettre en parallele le chapitre intitule « Les hommcs » de CI avec le chapitre du meme titre du premier volume _A_N_NR;.. Dans l’un et l’autre, les femmes ne sont pas l’archetype de la femme eploree et esseulee qui attend desesperement une aide masculine. Bien au contraire, elles deviennent les piliers sur lesquels se reposent les hommcs le temps d’un regard ou d’une parole: dans les prisons, elles s’evertuent a distraire ou bien a motiver les prisonniers par quelques mots echanges, par des regards de tendresse et de soutien qui preservent toute leur humanite: « Quelques-unes, qui avaient parml eux leur marl, ne voyaient que lui, rencontraient tout de suite son regard dans le faisceau des regards en quete de nous. » (II 9). De meme, a Auschwitz, nonobstant la precarite de la vie et les souffrances physiques et morales indescriptibles, les femmes essaient aussi d’etablir, par le regard, un contact humain avec leurs camarades masculins: « Ils passaient pres de nous. Nous murmurions: « Francaises, Francaiscs », pour savoir s’il se trouvait de nos compatriotes 118 avec eux. [. . . ]. Nous, nous les regardions. Nous les regardions. Nos mains se serraient de pitie. Leur pensee nous poursuivait, et leur demarche, ct leurs yeux. » (I 35). Elles trouvent meme la force de rassembler quelques bouts dc pain pour les leur donner. Ces deux passages, a priori, mettent en avant la presence d’une forme possible dc langage et sembleraient refuter l’idee d’un silence verbal/visuel entre les detenus. Toutefois, le passage sur Auschwitz, contrairement a celui des prisons, met en exergue 1’inevitable dissolution du langage et l’absence d’echange verbal entre les etres, d’ou une deshumanlsation des detenus. Il est vrai que les hommcs d’Auschwitz, abattus au point de ne plus pouvoir lever les yeux vers leurs camarades, ne sont plus ceux des prisons francaises dans la mesure or‘l les conditions de vie du camp nazi detruisent le peu d’humanite qui leur reste. Leur regard, detache des etres, les change en spectres emacies et deshumanlses: « Tout tendus a marcher, ils ne nous regardaient pas. Nous, nous les regardions. » (I 35). Bracher, dans Humanisme, violence ct metaphysigue, insiste sur le fait que la presence du regard, pour Delbo comme pour Levinas, aide l’homme a rester humain. L’identite humaine se revele au travers du regard et de la reconnaissance du visage. A contrarlo, l’absence de regard entraine l’aneantissement de la personne (258). Ainsi, pour les hommcs, seul compte 1e peu de nourriture que l’on veut bien leur dormer: « Des qu’lls arrivent a notre hauteur, vite nous sortons notre pain et leur lancons. Aussitet, c’est une melee. Ils attrapent le pain, se le disputent, se l’arrachent. Ils ont des yeux de Ioup. [. . . ]. Ils n’ont pas tourne la tétc vers nous. » (I 36). Delbo insiste sur l’anlmalite, ct l’avilissement des prisonniers qui ne repondent plus an regard des fernmes. Si l’identite meme dc l’humain repose sur la conscience de l’autre, cette identite disparait des lors qu’autrul devient invisible. En revanche, dans les prisons francalses, les detenues 119 ont encore la force de garder un lien etroit avec leurs camarades puisque ces derniers ne refusent pas leur regard et echangent des paroles pour etablir un contact, sur lequel se fonde leur humanlte’. Le langage meme métaphorique ou la personnalite du sujet se delivre et se cree, atteint l’autre et se fait reconnaitre dc lui. Le discours est alors porteur d’un message et devient instrument d’action (Benveniste 78). Partager avec l’autre des paroles, aussi breves soient-elles, partager un regard complicc avec autrui donne un sens a sa propre existence. Or, sans cet echange humain l’homme se sent esseule comme perdu dans un neant. Auschwitz symbolise cette descente vers un silence destructeur. La mise en parallele entre le chapitre sur les hommcs d’Auschwitz et ce chapitre de _CI fait d’autant plus ressortir la parole, encore présente, dans les prisons francaises, qu’elle met a l’ecart le monde silencieux des camps. Delbo, qui fut emprisonnee au Fort de Romainville eta Compiegne puis deportee a Birkenau, salt combien ces deux mondes dc recluslon appartlennent a deux spheres bien distinctes. Lorsque le visage parle, les yeux ou la parole de l’autre m’interpellent, d’ou une reponse de ma part. En revanche, comme le souligne Levinas dans Sigifications, des qu’ «Autrui m’interpelle [a Auschwitz] et signifie un ordre dc part sa nudlte, de par son denuement » je ne reponds plus (146). Pourtant, notre auteure ne l’affirme pas directement dans ses textes, pour nous faire decouvrir, par l’intermediaire d’actes illocutoires indirects (ou non-dits), l’essence des camps nazis qui depasse celle dc toute autre structure careerale existante. Lorsque l’auteure, par exemple, sillonne le debut dc _Cl d’un champ lexical du regard « nous les regardions » (II 9), « nous le leur disions des yeux » (II 9), « Quelques-unes [. . .] nc voyaient que lui », « [elles] rencontraient tout de suite 5011 regard » (II 9), « dans le faisceau des regards » (II 9), elle n’assocle aucune 120 negation aux verbes « regarder » et « voir » comme pour signaler aux lecteurs la possibilite pour ces fernmes et ces hommcs d’etabllr la communication malgre leur enferrnement. Delbo agira tout autrement pour les descriptions d’Auschwitz dans la mesure oil elle ajoute systematiquement des negations aux verbes sensoriels et joue sur l’oxymore du cri inaudible: «[F]emmes, qui crient et qu’on n’entend pas » (I 56); « Aucune ne dit » (1 55); « Je ne la regarde plus » (I 44); «Tout tendus a marcher, [les hommcs] ne nous regardaient pas» (I 35). Par ces indices linguistiques, nous sommes plus a meme de comprendre ses messages. Bien que Delbo, « locutrice », ne se situe pas it proprement parler dans un contexte de discours, elle introduit par l’ecriture un certain nombre de formulations indirectes codees. Lorsqu’elle insert un commentaire sur les femmes de sa cellule qui « regard[ent] » les hommcs, elle expose une scene ordinaire de leur vie carcérale; 1e sens litteral de ce qu’elle decrit est qualifie par Searle dans Spas_e_t expression de secondaire (75). Neanmoins, selon la theorie de Searle, Delbo accomplit cela en vue d’exprimer ce qui constitue le but primaire de son enonciation, c’est-a-dire en vue de faire valoir son intention directive: amener 1e lecteur a comprendre l’importance et la presence du regard dans les prisons francalses, et de fait le lien humain qui unit encore les étres. Toutefois, Delbo annonce ce qui causera une degenerescence du langage et de la parole: la mort d’etres chers, la mort brutale sans justification ni proces. Dans un paragraphe qui s’oppose au debut du chapitre sur les prisons francaiscs, l’auteurc commence a souligner la presence insidieuse d’un silence visuel. Apres avoir mis en exergue cette presence du langage (par les paroles ou par le regard), l’auteure s’attache a son cas particulier, plus particulierement a son impossibilite dc communiquer avec les 121 hommcs de la prison: « J c ne les regardais jamais. Je fuyais leur visage. » (II 10). Le silence visuel de Delbo, rompt avec l’attitude des autres fernmes: « J c ne les regardais jamais. J c fuyais leur visage. Ceux qui m’abordaient pour la seconde fois-—furtivement, quand ils allaient chercher la soupe a la cuisine—s’etonnaient que je ne reconnusse nl leur voix ni leur silhouette. » (II 10). Contrairement 1‘1 ses camarades, l’auteure sombre dans un silence douloureux a la suite d’un evenement traumatisant: ne pouvant accepter la mort de son marl, execute au Mont Valerien en mai 1942, Delbo ne peut regarder en face ces hommcs qui essaient, malgre tout, d’etablir un contact visuel ou verbal avec elle. La douleur ressentie se manifeste par une solitude verbale. En procedant de la sorte, Delbo, qui nc parle pas directement de la mort de son marl, annonce un comportement qui dominera dans les camps nazis: l’absence de regard et de paroles chez les detenu(e)s due au traurnatlsme cause par la mort des autres. Une cassure s’opere inevitablement dans les étres confrontes a la perte d’un proche. La communication avec autrui devient futile et se brise des lors que cet Autre devient insignifiant ou invisible aux douleurs vecues par la victime. L’altemance entre les verbes a l’affirrnatif « Nous les regardions » (I 9) et le verbes negatifs « J c ne les regardais jamais. » (II 10) nous prepare a la rupture de la communication causee par le traumatisme de la mort et des souffrances. On remarque d’ailleurs vers la fin du premier chapitre, l’apparition de plus en plus precise dc cc silence verbal annonciateur d’une tragedie: « Personne ne répondalt », « J c ne sais pas » (II 14). La negation, a nouveau, laisse un vidc traduisant le silence verbal des detenues. Les femmes qui attendent en vain des nouvelles des hommcs, se fient a ce qu’elles entendent pour decouvrlr ce qui se passe. Cependant, seul un silence spatial envahit l’espace, ct inhibe toute parole chez les prisonniercs. Pour vehiculer ce mutisme, Delbo reduit les 122 echanges verbaux entre les femmes afin de prolonger un suspense (et un silence) insupportables; elle attend d’ailleurs les derniers paragraphes du chapitre pour faire comprendre aux lecteurs que les hommcs vont etre executes (elle fait allusion a la mort et met en parallele, indirectement bien sfir, son experience personnelle avec celle de ses compagnes dc cellule). Lorsque les epouses des condamnés reviennent en silence du cete des fernmes apres avoir vu leur marl pour la derniere fois, leurs voix s’eteignent: parler ne sert plus a rien pour celles devenues veuves. Delbo consciente de la signification de ce silence verbal et visuel, reste muette: « Leurs visage [. ..] deshabille de toute expression. », « Chacune allait a sa place sans un mot, avec des yeux devenus sans regard. [. . . ]. Et pas une de celles qui avaient ete appelees le meme matin que moi, a la Santé, n’a bouge. Nous savions.» (II 16). Bien que les circonstances n’incitent pas au dialogue, la parole revient petit a petit. Dans la mort ct dans la peine, une detenue se force a lire un poeme comme si la voix detenait le pouvoir de reconfortcr ct d’empecher les femmes de sombrer dans un silence ou une solitude qui les aneantiraient davantage. Dans les blocs d’Auschwitz, la fatigue, la faim, la soif, les maladies auront raison de cette parole salvatrice. Trop fatiguees pour parler, depouillees dc tout livre, les femmes d’Auschwitz ne pouvaient se raccrocher systematiquement a l’echange verbal ou a la voix pour oublier ou apaiser les douleurs morales ct physiques de la journee.5 5 Les conditions dc vie de certains camps satellites comme celui de Raisko oil fut envoyee Delbo pendant plusieurs mols etaient relativement meilleures que celles de Blrkenau. Dans Q1, Delbo raconte le repas dc Noel et la piece de theatre mise on place par les detenues qui avaient une nourriture differente et un traitement particulier. La communication ne se rompt pas dans un tel contexte, du moins elle semble plus « normale ». A Auschwitz, Delbo gardera encore un lien verbal avec le groupe dc camarades de son convoi mais elle admet tout de meme dans un entretien avec Jacques Chancel qu’elle faillit mourir lorsqu’ellc perdit la parole du fait d’un manque de salive et un assechement des cordes vocales provoques par une soif dechlrante. 123 II. Le mondc d’Auschwitz Bien qu’un silence verbal alt commence a s’insinuer dans la relation a autrui au Fort de Romainville, cette absence dc paroles, d’un caractére quelque peu different dc celui des camps d’extermination, n’apparait que dans un contexte particulier: les femmes gardent 1e silence par respect pour les morts exécutés, par solidarite avec les veuves ravagees de douleur, par peur des reprimandes a l’approche des gardes, ou bien par incomprehension. Ces fernmes ont encore plus ou moins 1a possibilite dc parler ce qui preserve leur relation a autrui: elles organisent des spectacles pour les homes (11 11- 12), utilisent la parole pour oublier la douleur dc l’lncarceration (H 17), ct ne laissent ni la douleur nl la perte d’un étre cher, les empecher dc parler definitivement. Nonobstant la precarite et le peu dc confort des prisons francaises, elles ne firent pas face a une perte ineluctable de la parole comme ce fut 1e cas au camp dc Birkenau. Les sévices corporels, la fatigue insurmontable, l’lnsalubrite des blocs et le manque d’eau et de nourriture dans les camps nazis, agissent dc facon nefastc sur la parole, la voix (la bouche s’asseche par manque de salive, les cordes vocales ne fonctionnent plus) et de fait sur la relation t1 autrui puisque l’esseulement devient ineluctable sans communication verbale. l. Echange rompu avec les gardes 1.1. Cris ct hurlements: premiere rupture verbale. Des le debut de la trilogie, en focalisant sur un silence spatial singulier significatif d’Auschwitz, Charlotte Delbo donne une image plus claire de ce que fut son univers pendant deux ans. Apres avoir mis en place la scene silencieuse de son témoignage, elle Auschwitz-Birkenau ne favorisait pas le langage et ll etait facile dc perdre cc contact verbal avec autrui (pour des raisons physiologiques, psychologiques, medicales etc. . . ), d’or‘l une mort certaine. 124 s’attache alors a decrire les acteurs dans leur relation a autrui, relation misc .1 l’epreuve par les silences verbaux et visuels entre les etres. Lorsque l’on parcourt les chapitres du premier volume, tout porte a croire que le silence verbal n’existe pas etant donne la multitude de cris, dc hurlements ct d’aboiements. Cependant, bien que ces cris stridents ct ces aboiements envahisscnt l’univers concentrationnaire, ils ne marquent nullement un echange avec autrui. Un changement et une rupture au niveau dc la parole sc font alors sentir lorsque l’on analyse plus en profondeur la rhetorique de l’auteure. Le premier signe d’echange verbal entre les nouveaux arrivants et les gardes SS se matérialise sous forme de cris et de hurlements, hermetiques a tout message verbal, qui n’invitent guere a la communication. En general associes aux bourreaux nazis dans la trilogie, les cris et les hurlements pourraient constituer une forme de discours verbal mais ne traduisent en réalité qu’une coupure avec autrui. Outre l’aspect vocal evident et l’intensite du son dans de telles circonstances, ils peuvent, paradoxalement, provoquer et laisser planer un profond silence entre les étres puisqu’ils brisent l’echange verbal et n’expliquent en rien les motifs d’une telle reaction. L’aspect social et humain dc l’acte langagler disparalt, ce qui entraine ineluctablement unc rupture dc l’altérite. Or, dans son etude Marxism and the Philosophy of Langu_age, Volosinov souligne que la parole se doit d’etre sociale. L’orlentation dc la parole envers un interlocuteur a une importance considerable: la parole est en réalité un acte bilateral. La parole est un produit d’une relation reciproque entre le locuteur et le destinataire (86). Ce pont se brise des lors que le locuteur ne considere pas le destinataire comme un element important de la communication. Dans le cas des Nazis, la communication se rompt puisque le mutisme des lnterlocuteurs apeures encourage un silence negatif a combler cet espace verbal. Sous 1e coup du choc, la 125 conscience humaine se trouve terrassee. Les detenus subissent ces cris sans comprendre et sans repliquer: « Les SS hurlent.» (I 76), « Tout hurle. » (I 76), « Les hurlements. Les hurlements. Les hurlements qui hurlent jusqu’aux confins invisibles du marais. Ce ne sont pas les insectes qui hurlent. Les insectes sont muets.» (I 77). Ces repetitions obsedantes dc mots-cles les font encore plus ressortir et les rendent visibles, audibles et palpables au lecteur. Delbo aurait pu s’abstenir dc repeter inlassablement les memes mots (« hurlements ») et aurait pu en reduire 1e nombre. Neanmoins, l’auteure tient a nous interpeler sans definir exactement ses intentions. Le texte est pris en charge par l’auteure, qui s’adresse (explicitement parfois, implicitement le plus souvent) a un lecteur potentiel. Dans Les Actes de langage dans le discours. Kerbrat parle meme de communication « dissymetlique », mais cependant efficace, du discours littéraire (159). Cette approche pragrnatiquc de la communication littéraire s’applique a la trilogie A&A parce que le texte prend une valeur d’action. Delbo exemplifie le fait que l’ecrivain exerce certaines influences sur ses lecteurs, en we de lui « faire faire » quelque chose, autrement dit d’interpreter son enonce indirect, ce que soutient Sartre dans Qu’est-ce que la litterature: « La prose est utilitaire par essence ; je definirals volontiers 1e prosateur comme un homme qui se sert des mots. [. . . ]. L’ecrivain est un parleur : ll designe, demontre, ordonne, refuse, interpelle, supplie, insulte, persuade, insinue. » (70). Delbo se sert des mots et devient « parlcur » en ce sens qu’clle provoque, par son silence, le lecteur qui doit agir en tant qu’acteur pour interpreter et comprendre les non-dits dc l’auteure. La presence dc cris dans le texte, par exemple, reste lnexpliquee ce qui pousse 1e lecteur a agir, a interpreter. Le texte littéraire produit alors sur nous—destinataires de l’enonce— certains effets cognitifs et emotionnels: nous sentons 1e poids de ces cris tout en etant 126 destabilises par leur intensite ressentie au travers des repetitions Obsessives. Delbo ne fait pas d’aparte pour reveler les raisons profondes ou l’orlgine de ses cris afin que l’on comprenne, par nous-memes au travers d’un mimetisme littéraire, le mecanisme psychique des gardes SS ct dcs Nazis. Ces cris ct hurlements a la dimension inhumaine, repetes et inexpliques, arrivent alors dans la tete des lecteurs afin de devenir encore plus pesants et destabilisants. La repetition jointe a l’alliteration en « r» prolonge, a l’infini, ces hurlements qui rongent et broient les individus devenus, par cc silence impose par les cris, des insectes et ultimement des anti-humains. Dans le dessein de reveler cc mutisme destructeur ct deshumanisant chez les victimes, Delbo fonde egalement sa strategic du silence sur des rapports antithetiques efficaces. Les notions dc « son » et de « silence », de « hurlement » et de « mutisme » ainsi que les oxymores du cri silencieux accentuent cette rupture de la parole. Elle n’a de cesse de juxtaposer « les hurlements » des gardes aux « silences » des detenues ce qui rend plus visibles l’attltude inhumalne des SS et la reaction silencieuse des victimes. Par l’association de deux entites qui s’excluent (cris/silences, parole/mutisme), l’auteur dit unc chose et son contraire, produit un espace de silence que le lecteur, tire irresistiblemcnt dans la virtualite de la scene, est requis de combler, et fait voir la desintegration du langage sans la dire. L’auteure prend en charge le texte et s’adrcsse implicitement aux lecteurs, it qui elle cede l’entiere responsabilite d’imagincr, de reflechir et de juger. Lc lecteur ne s’attache done pas uniquement au sens litteral du mot « hurlements » mais prend en consideration ce que l’enonce implique métaphoriquement et ce que l’auteure cherche a transmettre: ll realise que la juxtaposition a la fois des hurlements et du mutisme des detenus ainsi que l’absencc dc dialogues et de paroles chez 127 ces derniers, traduit une disparition dc l’echange verbal—echange verbal come on l’entend dans un monde « normal », autrement dit lorsqu’un locuteur s’adresse a un interlocuteur, lequel repond en utilisant les codes dc langage commun aux deux. Dans ce passage, sl l’on considere qu’il y a discours, cc demier est unlvoque et ne permet pas a l’interlocuteur de s’exprimer ou de repondre. L’ordre formule brutalement « les SS hurlent » (I 76) cu « on leur crie de se ranger par cinq » (I 11) rabaisse et humilie celui ou celle a qui ll s’adresse. Dans cette mesure, on peut dire que l’ordre fonctionne comme un taxeme (marqueur d’une position hierarchlque) (Kerbrat 69). Les SS se mettent en position « haute » par rapport aux prisonniers lorsqu’ils accomplissent un acte menacant pour les detenus (interdiction, ordre, insulte, reproche). Le contexte institutionnel des camps nazis determine dans une large mesure quels sont les actes permis ou interdlts at tel ou tel interactant. L’emergence, de facon rythmique, des mots « hurler » ct « hurlements » dans des syntagmes nominaux tres brefs ou dans des propositions relatives identiques, voile leur sens etabli et augmente, par contre, leur pouvoir suggestif—ici 1e silence qui s’instaure entre bourreaux dominateurs et victimes deshumanisees. Delbo arrive a suggerer plus que ne disent les mots. Dans l’exemple « Les hurlements. Les hurlements. Les hurlements qui hurlent jusqu’aux confins invisibles du marais. Ce ne sont pas les insectes qui hurlent. Les insectes sont muets.» (I 77), la metaphore des « insectes » pour caractériser les detenues emaciees elarglt encore plus le fosse entre SS et victimes, entre humain et animal, entre vivant et survivant: videes de toute humanite et vouees a un mutisme lrnplacable, les femmes perdent petit a petit la conscience d’elles-memes ct ne reagissent plus au fur et a mesure qu’clles subissent leur sort. Mais ces repetitions inlassables de « hurlements » rappellent 128 aussi, parallelement, les cris de douleur ct d’effroi qui s’echappent des chambres a gaz et des fours crematoires. Le demier souffle de ces fernmes trop faibles s’accompagnera dc hurlements morbides, substance inherente au camp de la mort. Dans cet univers hierarchise, les maitres ont en matiere d’actes de langage tous les droits, alors que ceux des detenus sont plus restreints, detenu(e)s dont la liberte dc parole est etroitement surveillee. Par les hurlements ct les crls diriges vers les prisonnl(ere)s, les Nazis ne transmettent pas un element dc connaissance nl ne souhaitent obtenir des infonnations: ils leur intiment un ordre. On reconnait partout qu’il y a des propositions assertives, des propositions interrogatives, des propositions imperatives, distinguees par des traits specifiques de syntaxe et de grammaire [. . . ]. Or ces trois modalites ne font que refleter les trois comportements fondamentaux de l’homme parlant et agissant par le discours sur l’interlocuteur: il veut lui transmettre un element dc connaissance, ou obtenir dc lui une information, on lui intimer un ordre. Ce sont les trois fonctions interhumaines du discours qui s’imprlment dans les trois modalites dc l’unite de phrase, chacune correspondant a une attitude du locuteur. (Benveniste 130) Selon cette definition dc Benveniste tiree de Problemes de llngpjstigue generale, les Nazis, par leurs hurlements incessants (Delbo ne precise pas cc que les gardes SS hurlent), s’adresseralent, aux detcnu(e)s dans le seul but non pas de leur transmettre un element dc connaissance ou d’obtenir dcs informations mais de « [leur] intimer un ordre. » 11 y a bien alors un acte de langage se faisant par le discours si l’on reprend la definition de Benveniste. Les prisonnieres comprennent par les hurlements (si l’on considere un hurlement comme un acte illocutoire) de leurs locuteurs qu’elles doivent continuer a travailler rapidemcnt sans rien dire et sans exprimer la moindre complainte. Or, pent-on dire que le discours univoquc encode des locuteurs est decode par les recepteurs/lnterlocuteurs sans malentendus, et caractérise-t-il vraiment un echange verbal entre les dominants ct domines ? 129 N’oublions pas que les detenu(e)s ne salsissent pas necessairement les enonces proferes en allemand du fait du barrage linguistiquc. Ce ne sont que le contexte et les coups assenes de facon repetitive et brutale en correlation avec l’acte verbal hennetique ct oppressant, qui foumissent aux detenus les indices necessaires a la comprehension de ce lieu. Les enonces en allemand, qui empruntent 1e canal voco-acoustique et sont realises en langage verbal, sont accompagnes de gestcs et autres productions corporelles, d’ou une communication multicanale ct plurisemiotique entre detenu(e)s ct SS. Kerbrat souleve ce point dans Les Actes dans lequel elle explique 1e fonctionnement en symbiose des Actes Non Langagiers (ANL) avec les Actes Langagiers (AL): la communication devient alors un « tout integre », ce que Malinowski precise dans J ardlns dc corall: Le discours n’a pas de sens si on le detache dc l’activite dont ll fait partie. Les mots participent de l’action et sont autant d’actlons. On m’accusera peut-étre d’enfoncer des portes ouvertes, mais 1e mepris dc l’evidence a souvent ete fatal a la pensee scientifique. Les études philologlques ont beaucoup souffert, selon moi, d’une fausse conception du langage, qui considere ce demier comme un moyen de transmettre les idees du cervcau du locuteur a celui dc l’auditeur. La theorie proposee ici n’est pas seulement un jeu d’ecole : nous le verrons, elle nous oblige a rattacher l’etude du langage a celle des autres activités et a interpreter chaque enonce en situation ; ct cette attitude transforrne radicalement la manipulation des donnecs linguistiques. (243) La presence des gestcs (coups)—«