'vyvgv- m LIBRARY 0g Michigan State University 0N \0 This is to certify that the dissertation entitled LE MOUVEMENT DE LA LANGUE DANS PANTAGRUEL ET GARGANTUA presented by Gerard A. Beck has been accepted towards fulfillment : of the requirements for the i PhD. degree in French WM Major Professor’s Signature 0&1? 1; Am?) Date MSU is an afiinnative-action, equal-opportunity employer PLACE IN RETURN BOX to remove this checkout from your record. To AVOID FINES return on or before date due. MAY BE RECALLED with earlier due date if requested. DATE DUE DATE DUE DATE DUE 5/08 K lProj/AccfiPres/ClRC/Daleoue indd LE MOUVEMENT DE LA LANGUE DANS PANTAGRUEL ET GARGANTUA By Gerard A. Beck A DISSERTATION Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY Department of French, Classics and Italian 2008 ABSTRACT FRANCOIS RABELAIS: THE MOVEMENT OF LANGUAGE By Ge’rard A. Beck Informed by the works of Lazare Sainéan, Jean Plattard, Jean Paris, Francois Rigolot, M.A. Screech, Mikai'l Bahktine, Mireille Huchon and many other scholars who have dedicated their critical mind to Francois Rabelais, my research owes to Roland Barthes, Jean-Paul Sartre, Anthony Lodge and Julia Kristeva the evaluation of the complex relationship between language and its literary form, as well as a linguistic assessment of the role of literature and the writer in the evolution of a language. Analyzing Rabelais’s first two books as Erich Auerbach did in 1950 and using Saine’an’s work on the writer’s lexicon, I decided to go further than the hypothesis proposed by Floyd Gray in 1974 that the very subject of the book is the language itself. My research investigates the inner structure of the text, from morphological specificities to the semantics of the narrative, and highlights new evidence of a deliberate attempt from Rabelais to ‘illustrate’ the French vernacular, glorify its potential and proudly participate in a highly politicized debate: the elaboration of a unified and unifying national language. While the first chapter dwells on the social, cultural, political and religious changes that occurred in the 16th century, it also shows the different ways Rabelais tackles the issue of language, in his life as well as in his books. This chapter focuses on the narrative structure of the first two books, Pantagruel and Gargantua, highlighting the inner forces which shape the text and its language, while embedding that perspective in a long tradition of critics who have dedicated their life to the scrutiny of Rabelais’ works. Nevertheless, it is not until the second chapter that the specificities of Rabelais’ genius become obvious to the reader, as we proceed to the morphological, syntactical and lexical particularities that make Rabelais the most prolific word coiner of the century, and probably one of the most influential writers in the history of the French language. The third and last chapter tackles this claim and investigates the place, status and innovative traits of Rabelais’ work on language, while studying the importance of his books and his paradoxical language in the evolution of the French language. This research aims to show that the movement in Rabelais’s work, whether it be festive or incongruous as Mikhail Bahktine and Francois Rigolot have illustrated, is a self- fiilfillment of the language, perpetually creating and destroying itself in search for identity and meaning. Thus my work lies at a crossroads: the one between linguistics and literature. ABSTRACT FRANCOIS RABELAIS: LE MOUVEMENT DE LA LANGUE Par Gérard A. Beck Informe’ par les travaux de Lazare Sainéan, Jean Plattard, Jean Paris, Francois Rigolot, M.A. Screech, Mikai'l Bahktine, Mireille Huchon et de tant d’autres chercheurs qui ont passé leur vie a l’étude de Francois Rabelais, ma recherche trouve son fondement chezRoland Barthes, Jean-Paul Sartre, Anthony Lodge et Julia Kristeva dans l’e’valuation de la relation complexe de la langue et de sa forme litte'raire, ainsi que dans celle du role de la littérature et de l’écrivain dans l’évolution de la langue. A travers l’analyse des deux premiers livres de Rabelais de la maniére dont Erich Auerbach le fit en 1950 et en utilisant les travaux de Sainéan sur le lexique de l’auteur, j’ai décide’ d’aller outre l’hypothése proposée par Floyd Gray en 1974 que la matiere premiere de l’oeuvre est la langue elle-méme. Ma recherche recouvre la structure inteme du texte, des spécificite’s morphologiques a la sémantique du texte, et propose une nouvelle preuve d’une décision délibe’rée de la part de Rabelais d’illustrer 1e vemaculaire francais, de glorifier son potentiel et de participer fierement a un débat hautement politique : l’élaboration d’une langue nationale unifiée et unificatrice. Alors que le premier chapitre se concentre sur les changements sociaux, culturels, religieux et politiques qui ont eu lieu au 16e siécle, il montre aussi les différentes facons dont Rabelais a traité du probleme de la langue, dans sa vie tout autant que dans ses livres. Ce chapitre se concentre sur la structure narrative des deux premiers livres, Pantagruel et Gargantua, soulignant les forces pre’sentes dans le récit qui forment le texte et la langue, en intégrant cette perspective dans une longue tradition de critiques qui ont passé leur vie a l’étude minutieuse de Rabelais. Néanmoins, ce n’est pas avant 1e deuxiéme chapitre que le genie de Rabelais devient evident au lecteur, alors que nous examinons les particularite's morphologiques, syntactiques et lexicales qui font de Rabelais l’un des créateurs lexicaux les plus prolifiques de son siecle, et probablement l’un des écrivains les plus influents de la langue francaise. Le troisiéme et demier chapitre défend cette these et analyse 1a place, le statut et le caractere innovateur du travail de Rabelais sur la langue, tout en étudiant l’importance de ses oeuvres et sa langue paradoxale dans l’évolution de la langue francaise. Cette recherche tend a montrer que le mouvement dans les oeuvres de Rabelais, qu’il soit festif ou incongru comme Mikhail Bahktine et Francois Rigolot l’ont illustré, se crée et se de’truit perpétuellement dans sa quéte d’identité et de sens. Ainsi mon travail se situe a un confluent : celui de la linguistique et de la littérature. ACKNOWLEDGMENTS I would like to extend my gratitude to the Department of French, Classics and Italian at Michigan State University for their help and support, as well as a warm “thank you” to my professors and mentors Ehsan Ahmed and Anne Violin-Wi gent, whose trust and endless support carried me throughout my graduate school years. vi TABLE OF CONTENTS LIST OF TABLES ................................................................................ viii INTRODUCTION .................................................................................. 1 CHAPTER 1 LES GEANTS DE LA LANGUE, UNE LANGUE DE GEANTS: LE PANTAGRUEL ET LE GARGANTUA .................................................... 7 Le Pantagruel .............................................................................. 20 Le Gargantua ............................................................................... 35 CHAPTER 2 AU COEUR DU MOUVEMENT DE LA LANGUE: UN CONF LIT ..................... 49 Syntaxe et narration : la vis sans fin rabelaisienne ................................... 50 La ne’gation ........................................................................ 52 Ordre syntaxique ................................................................. 55 La narration ....................................................................... 57 L’orthographe chez Rabelais: entre ordre et chaos ................................... 65 Le lexique de Rabelais : le saut vers l’inconnu ....................................... 85 CHAPTER 3 NATIONALISME ET LITTERATURE: L’ENGAGEMENT DE FRANCOIS RABELAIS ........................................... 105 Panurge ou la grace linguistique ...................................................... 1 1 1 De la langue, a l’Histoire, aux lieux de me’moire ................................... 123 WORKS CITED ................................................................................. 131 vii LIST OF TABLES Tableau 2.1 : Les conditions de la marque du pluriel dans les noms terminés par une consonne dans Gargantua, XXV ................................................................. 70 Tableau 2.2 : Les participes passes dans Gargantua, VIII .................................... 76 Tableau 2.3 2 Orthographe du son /k/ dans « Le prologue de l’auteur » et dans le chapitre XXV II de Gargantua .............................................................................. 79 Tableau 2.4 : Réalisation graphique du son /k/ dans Pantagruel, VIII et Pantaggel XXV813 Tableau 2.5 : Orthographe du son /g/ dans « Le prologue de l’auteur >> et dans 1e chapitre XXVII de Gargantua .............................................................................. 82 Tableau 2.6 : Orthographe du son /g/ dans Pantagruel, VIII et Pantagruel XXVII ....... 83 Tableau 2.7 : La francisation des noms latins dans Pantagriiel, VI ......................... 95 viii Introduction Pour le lecteur de Rabelais, la langue est l’élément le plus difficile a saisir tant son oeuvre abonde de ne'ologismes, d’emprunts ou de remaniements personnels de dialectes depuis longtemps oublie's ; mais outre la démesure de son lexique, c’est 1e foisonnement familier de la naissance du verbe qui agite le lecteur d’hier et d’aujourd’hui. Ce ve'ritable culte voué a la langue chez Rabelais propulse celui qui ose s’y aventurer dans les tourbillons, les intrigues et pe’ripéties de son histoire. Elle y devient son propre objet, au travers des nombreux chapitres ou Rabelais met en scene la langue s’interrogeant sur son origine, ses limites, ses anormalités et ses abus. Il faut dire que le débat de la langue francaise est un des plus vieux de la littérature de l’hexagone ; ses racines sourdent tout autant dans le questionnement du francais dans sa capacité a forger une littérature que dans les questions de rhe’torique, d’emploi et d’usage. Si, 51 l’instar des héros rabelaisiens, les lettrés du 16e siécle se savent dans une période charniere de l’e'volution de la langue, ils n’en sont tout du moins pas les acteurs privilégiés ; il est d’autres forces dans la langue qui, une fois en mouvement, la faconne inexorablement loin de la conscience qu’en ont les hommes. Ces bouleversements, bien qu’ils s’échelonnent sur des siecles entiers, ont commencé relativement tard en rapport avec l’évolution politique du territoire; alors qu’il serait facile de se persuader d’une ancienne mais relative homogénéité linguistique, la réalité historique montre que la langue fut plus souvent impose'e au peuple par les classes dirigeantes que le contraire. Entre 1e 9e et le 14e siecle, la langue francaise évolue assez librement, presque de maniere anarchique, suivant les soubresauts politiques caractéristiques de la féodalité. Aprés la dislocation de l’empire de Charlemagne, le territoire se morcelle en une multitude de petits fiefs ou l’on vit inde'pendamment des autres et 01) les échanges sont rares et limités. C’est dans ces conditions sociales et politiques d’intense division que nait la langue francaise ; les divergences qui existaient déja entre certains parlers locaux s’affermissent, mais ce qu’on appelle alors lefrancien se de’veloppe notamment grace aux guerres (phénoméne assez recurrent dans l’histoire de la langue francaise) et dans les cercles lettres ou influents de la capitale. Bien a l’évidence, les incursions étrangeres sur le territoire influencent aussi a leur maniere l’évolution de l’ancien francais ; le superstrat gennanique s’impose en majeure partie dans le nord du pays, tandis que le sud garde ses traditions linguistiques; c’est l’avenement de la célébre partition entre langue d’oc et langue d’o'fl, qui occasionne certains éclats de rire chez Rabelais, surtout depuis que cette derniére prend un net avantage sur sa concurrente de part son statut de langue d’état (et cela des le l2e siecle). Au fur et a mesure que l’autorité royale et la centralisation du pouvoir s’organisent, en effet, la langue du roi de France gagne du terrain, particuliérement sur les autres langues d’o‘1‘l, qui deviennent alors des dialectes ouverts a toutes sortes de préjugés linguistiques (l’épisode de l’écolier limousin en est un fin exemple). Le latin, quant a lui, garde ses lettres de noblesse et son unique statut de langue haute s’affiche dans les églises comme les écoles ou dans la correspondance des lettrés d’Europe. Cette recherche se destine en premier a e'tablir l’apport capital de Francois Rabelais a la construction et a l’épanouissement de la langue francaise sous un nouveau jour, en imposant ses romans comme monuments linguistiques fondateurs de la nation et de la langue — au meme titre que les Serments de Strasbourg ou la Sequence de Sainte Lane, qui sont de véritables lieux de me'moire. J ’utilise sciemment cette expression de Pierre Nora, qui a mon avis illustre de maniere capitale les divers symboles sociaux- culturels qui font de tous les F rancais les citoyens d’une nation dont les racines sourdent en-deca de ce que nous pouvons imaginer. L’muvre dirigée par Nora débute un chantier qui ne demande qu’a s’agrandir : il y retrace une historiographie selective qui constitue « un veritable inventaire des ‘lieux’, autant symboliques que matériels, ou la mémoire nationale s’est incarnée. » Le rapport a la mémoire, élément essentiel du savant et lettré du Moyen-age et de la Renaissance, est doublement important car pour Nora, il s’agit plus dans cet inventaire de traiter des lieux de mémoire « dont on se souvient » que ceux ou « la mémoire travaillel » : ceci illustre parfaitement le concept rabelaisien de l’étude associée a une mémoire saine et efficace, ou le but ultime se trouve moins dans une ingurgitation forcée de connaissances (qui impliquerait un grand savoir mais peu de sagesse faute d’intelligence) que dans une pleine comprehension des tenants et aboutissants d’un sujet donné. L’tBuvre de Francois Rabelais est a mon avis l’un des plus grands lieux de mémoire de la littérature francaise, une (BUVI'C dont la notoriété populaire s’explique largement par la vivacite' lucide de sa langue, qu’il manie d’une maniére semble-t-il si simple, mais pour autant magistrale d’ingéniosité. Il représente la quintessence du mouvement de la langue francaise, qui s’agite a travers l’homme mais aussi en deca de ' Nora, 46. lui, agissant comme une formidable poussée dont 1e mécanisme implacable mais si aléatoire si échappe complétement. Quelques écrivains de la Renaissance ressentent ce mouvement de la langue avec une acuité remarquable et décident de s’y impliquer, mais le font de manieres totalement opposées : certains, comme du Bellay et ses condisciples, choisissent de codifier ce mouvement créateur, dans leurs propres ceuvres et avec des traités plus rhétoriques, pour lui dormer une forme conceptuelle, mais de ce fait éteignent la flamme de cet essor langagier. La Deffence, qui est sans doute un formidable appel aux Francais les implorant de reconnaitre la beaute’ et l’importance de leur vemaculaire, denature en quelque sorte 1e mythe d’une langue vivante. S’il est vrai qu’une codification langagiere se re'vele nécessaire a un certain point de l’évolution d’une langue afin que celle-oi puisse étre un outil reconnaissable et reconnu par le plus grand nombre, codifier son e’volution revient a tuer dans l’oeuf les infinies possibilite’s qu’elle porte en son sein, ne serait-cc que par la forme purement limitatrice qui incombe a toute doctrine. Ne’anmoins, d’autres écrivains comme Guillaume Postel ou Francois Rabelais choisissent de laisser libre cours a la langue, sans tirer sur les rénes d’une prescription grammaticale et/ou lexicale mais plutot en voguant sur l’écume de ce raz-de-marée et en lui donnant toutes les chances qu’elle mérite. Avec le recul que l’histoire nous donne, nous pouvons de nos jours évaluer la portée de ces deux attitudes et mesurer leur valeur a l’aune de ce que le lexique modeme comporte des creations lexico-grammaticales de ces différents auteurs. Alors que du Bellay et Ronsard, tous deux avides de néologismes mesurés et pleinement réfléchis, ne survivent dans la mémoire collective que comme brillants poétes au langage suranne', Rabelais arbore les couleurs d’une langue qui transcende les ages, les sociétés mais aussi les continents. De nos jours, il n’est pas rare d’entendre certains anglo-saxons d’Outre-Atlantique prononcer 1e mot ‘gargantuan’, sans pour autant qu’ils sachent d’ou provient ce terrne. Sur un plan purement quantitatif, la recherche de Paul Barbier en 1905 montre que pres de 1300 vocables créés par Rabelais sont maintenant courarnment utilisés dans la langue francaise. Rabelais se situe au confluent d’un mouvement linguistique international, qui cherche a épanouir les langues nationales tout en les enrichissant, et d’une prise de conscience de l’hétéroge’ne’ité linguistique irréductible de la France rurale. La beauté du verbe rabelaisien est de rendre hommage, a travers son lexique et la forme du récit, a l’origine du langage : l’homme et sa communauté, le besoin de communiquer avec l’autre dans tout ce que ce désir comporte de comique, re’aliste ou tragique ; l’atemporalite’ et les dimensions cosmiques de son récit soulignent par ailleurs une des questions qui tarabustent les écrivains depuis l’origine de la littérature. Comment aborder le signe linguistique et son autonomic qui s’évanouit dans la mer de la langue dés qu’il s’associe a d’autres signes ? Quelle est la place du mot, quelle est sa valeur ? Et si le signe est arbitraire, quelle est la responsabilité des hommes dans sa conception ? L’une dcs orientations fondamentales de cette recherche tend a illustrer l’engagement linguistique de Rabelais. Tous les vocables qu’il emprunte aux dialectes autres que celui du francais de la cour et des lettres possédent, ne serait-ce qu’a un niveau narratologique, une influence non-ne’gligeable sur la valeur illocutoire du récit et sur toute la sémiologie linguistique des romans rabelaisiens. En outre, ils constituent un formidable patchwork dialectal, dont il est a priori possible de retracer les courbes sinueuses et les multiples divergences sur la carte du territoire national. Dans un premier chapitre, nous nous attacherons a determiner les différents passages au sein du Pantagruel et du Gargantua qui traitent de la langue ct du langage, passages qui sont pour cette recherche de véritables ‘sites’ desquels nous pouvons extraire l’essence et la portée de la question langagiére chez Rabelais. Séparé en deux parties selon les livres, ce chapitre montre les différentes facettes du probleme de la langue, du langage et du sens chez Rabelais, en s’appuyant sur des exemples précis tirés de l’muvre. Ensuite, vient 1e chapitre essentiel de cette recherche qui se concentre sur les éléments lexicaux, syntaxiques et orthographiques qui donnent tout son mouvement a la langue de Rabelais. Certains des sites évoque’s au chapitre précédent seront étudie's en details, tandis que l’étude d’autres chapitres importants de l’uauvre déterminera l’ampleur de la vivacité langagiere chez Rabelais, et mettront en valeur les mécanismes propres a l’auteur qui rendent son écriture unique en son siecle. Enfin, le troisieme et demier chapitre clot cette recherche en évaluant 1a place de Rabelais dans la construction de la langue francaise au 16e siecle et la portée de son engagement littéraire. A travers l’étude de certains chapitres-clés du Pantagruel et du Gargantua, nous tenteront d’e'tablir son autorité et son importance parmi les écrivains qui ont contribue' a donner au francais toute sa vigueur et sa beauté. Chapitre 1 Les géants de la langue, une langue de ge'ants: Le Pantagruel et le Gargantua (Euvre composite, de’concertante et incongrue, gage de bouffonnerie littéraire tout autant que de subtilité philologique, les récits rabelaisiens ne laissent aucun lecteur insensible. Parus a deux ans d’intervalle (respectivement 1532 pour la premiere e’dition de Pantagruel et 1534 pour celle de Gargantua) ces deux oeuvres moquent en termes peu acade'miques les valeurs e’tablies, passe outres les barriéres du bon gofit et de la décence avec une volonté malicieuse de choquer et une irre'vérence notoires. La verve langagiere et le débit anarchique qui s’y manifestent ont poussé des generations d’écrivains et de critiques a célébrer en Rabelais l’homme qui vit sa langue et n’hésite pas a en forcer les lirnites créatricesz. Bahktine, lui, préfiare y voir une fantaisie verbale dérivée du rire festif et de l’ambiance camavalesque de l’ozuvre3, mais tout comme Sainéan qui ne fait que recenser le vocabulaire qui nait de la plume de l’écrivain, il ne percoit pas que cette ‘fantaisie’ est bien loin du capharnaiim lexical que tant de critiques et d’adeptes de Rabelais méprenne pour une negligence et un manque de cohesion de la part du malicieux philologue. Rabelais ne laisse rien au hasard clans sa composition ; maintes fois 2 A l’exemple de Mireille Huchon ou de Victor Hugo. 3 Voir Bahktine, L’oeuvre de F rapcois Rabelais et laculture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance. revus et corrigés, le Pantagruel et le Gargantua sont sciemment construits de maniere héte'roclite : dans l’esprit des compilateurs et des rhétoriqueurs du Moyen Age, la virtuosite’ verbale et la richesse ostensible du savoir de l’auteur restent les canons essentiels de la littérature. Alors que la tradition littéraire du 17e siecle choisit de poser des bomes a la langue, dans la lignée de précurseurs tels que les poetes de la Ple’iade, Rabelais lui éte le corset que d’autres s’entétent a serrer. La langue est pour lui une come d’abondance, une fontaine de délices auxquels il se préte avec la plus grande joie ; créer, dormer un sens mais jamais LE sens, tel est l’entreprise gigantesque a laquelle il s’affaire.4 La notion de sens chez Rabelais est certainement un des points de friction les plus importants parmi la critique qui l’entoure. Du prologue du Gargantua a la recherche du mot de la Dive Bouteille, tout le monde se chamaille en voulant en dégager le sens ultime, la reference-mere, l’objet certifié. Mais tout cela n’a de sens que dans un esprit post-Renaissance, ou justement le chaos était sens en lui-meme ; la raison, si chére a la tradition littéraire depuis Descartes, Racine ou Pascal, ne jouait a l’époque que le méme role imparti a la folie : une humeur, certes essentielle mais non prédominante, souvent personnifiée dans la littérature du Moyen AgeS . Rabelais, lui, se saisit de la raison, y intervertit le chaos, et de sa plume jaillit l’oeuvre débridée qu’on lui connait ; cette spontane’ite' littéraire, hai'e par les uns mais révérée par d’autres, érige le portrait d’un ’ Cave, 205. Cave estime que le sens échappe au mot des lors qu’il est créé par deviation. La come d’abondance linguistique est pour lui vouée a un échec certain, prenant pour exemple la quéte du mot de la Dive Bouteille, perpétuellement insatisfaite. 5 On pense certainement a la Raison du Romantic la Rose, que Rabelais a lu. étudie’, et méme ingurgite' tout come i] a fait d’Homere ou de Cicéron. temps ou l’univers du possible dépassait tout ce que celui de la raison nous dicte maintenant. Lorsque le Pantagruel sort en 1532, son entourage et ses connaissances reconnaissent sous le pseudonyme d’Alcofribas Nasier, « extracteur de quintessence », l’ancien moine devenu prétre séculier, fraichement inscrit sur les listes de l’université de Montpellier. Depuis quelques années, a l’ombre de son bienveillant protecteur Geoffroy d’Estissac, il a pu longuement s’attarder a l’étude de ses sources préférées ; il tisse des liens d’amitie's avec les lettrés de son époque et s’engorge de la vitalité artistique qui regne dans air. Les échanges épistolaires entre Gargantua et son fils, les vagabondages sur les routes 51 la recherche d’un savoir perdu, la quéte de pouvoir acharnée de Pichrocole : autant d’épisodes littéraires que Rabelais vécut avec Guillaume Budé, le cardinal Du Bellay ou Charles Quint... . II faut dire que la vie de moine ne sied guére a Rabelais ; outre les formidables connaissances qu’il tire des bibliothéques des abbayes dans lesquelles i1 se’joume de 1521 a 1530 (i1 obtient une bulle de Rome en 1551 afin d’obtenir l’absolution pour avoir quitté le froc bénédictin), il n’aime guere 1a rigidité de la vie courante et de la doxa théologique. C’est a l’abbaye de F ontenay qu’il découvre sans doute un roman qui va guider les premiers pas de son inspiration : l’oeuvre d’un autre moine, Teofilo Folengo6, qui publie en 1517 sous le pseudonyme de Merlin Coccai'e les Macaronées, ou régnent de débonnaires géants dans une atmosphere de licencieuse bouffonnerie. L’idée de reprendre 6 Voir Pouilloux, l7. la légende du géant Gargantua, trés présente dans la culture populaire de son age, et de lui inventor un pere dont il fait les ‘chroniques’ se calque ainsi sur un phénoméne littéraire en vogue : celui des ‘prognostications’, des almanachs, du colportage des livres et du savoir, tout une richesse de savoir qui se transmet de vive voix ou dans des petits livres que l’on trouve dans les foires et qui enchante 1e lecteur occasionne]. Le confort feutre' d’une flambée, autour de laquelle se répand une littérature ou l’oral joue un role prépondérant, sied a merveille aux histoires du géant Pantagruel, boustifailleur infatigable et « connoisseur » du terroir tout autant que des oeuvres littéraires les plus riches et diverses. Le Pantagruel, souvent commentée sur la richesse de ses sources littéraires, l’acuité sa representation de la doxa et de la société contemporaine, le trésor lexicologique ou il puise sa langue, tout en étant reconnu un certain ge'nie dans le délire plus ou moins désordonné de sa composition, a longtemps éte’ incompris ou rejeté a cause sa langue drue et souvent obscure ; Voltaire 1e détestait, la Bruyere ne le considérait que de haut7. .. Ce n’est qu’a partir de l’époque romantique et du 20e siecle que Rabelais et sa verve provoquent un nouvel enthousiasme. Les études lui e'tant consacrées fleurissent des 1920, sous l’impulsion des premiers lexicographes tels que Lefranc8 et Sainéang. De nos jours, l’oeuvre rabelaisienne est considérée comme un inestimable monument dédié a la gloire et a la puissance du francais. Or, si l’étude du texte et de ses genres a bien occupé 7 Lazard, 7-9. 8 Dans Oeuvres de F rancois Rabelais. 9 Dans La langue de Rabelais. tomes I et II. 10 la critique depuis le milieu du 20e siecle, rares sont ceux qui, comme Mireille Huchonlo ou Jean Parisl 1, ont essayé de trouver l’essence de la langue rabelaisienne. .. a la fois dans le domaine linguistique que dans la métalinguistique et l’histoire de la langue. Les rares qui ont tenté de rassembler la totalité du vocabulaire rabelaisien se sont vite heurtés a un probleme de taille, celui de ne pas pouvoir englober dans un systeme classifiant plus significatif la richesse du lexique ; ils en furent ainsi réduits a de certes utiles, néanmoins rébarbatives listes selon les regions, les langues, dialectes nationaux et régionaux auxquels la plume de Rabelais emprunte la saveur, l’exotisme et la diversite’ de son écriture. Mais qu’en est-i1 de l’esprit qui gere les envolées, les péripéties parfois périlleuses de cette langue que l’on pourrait presque croire sans bornes ? D’ou provient ce besoin de vitalité, de folie, cet e'lan de communication verbale qui rythme les aventures des bons géants ? Le schéma narratif des oeuvres rabelaisiennes est tiré des contes populaires de l’époquelz, de la farce de Maitre Pathelin entre autres, mais aussi du Rom_an de lg Rose de Jean de Meun : compilation théorique d’ou transperce une érudition remarquable, elle professe un idéal, des doctrines nouvelles, mais surtout se destine a étre lue c‘i haute voix. Rouler les néologismes d’une langue qui se cherche dans la bouche de géants auxquels tout est permis, voila 1e fantasme d’un écrivain qui cherche a se débarrasser des carcans d’une langue francaise sclérosée ; par l’intermédiaire de ses personnages fantastiques, mais aussi d’un nom de plume assez révélateur de sa veritable identité, il parvient a '0 Dans 1a preface de son édition de l’oeuvre de Rabelais aux Editions de la Pléiade. ” Dans Rabelais au futur. ‘2 Pour plus de renseignements, voir Jean Plattard, L’oeuvre de Rabelais : sources, invention et cormaosition. ll mettre en scene les rebondissements de l’histoire de la langue — sa naissance, sa vie et sa mort. Son (Euvre est un immense chaos linguistique ou coexistent les formes les plus parfaites ou les plus farfelues de dialectes réels ou inventés. Lorsque le Pantagruel sort des ateliers d’imprimerie de Lyon, 1e personnage- éponyme souligne d’emblée et de maniére cocasse la situation linguistique du pays : desséchée, enfantée par une autre langue qui meurt a petit-feu, elle a soif de vivre. A l’image de Pantagruel, celui qui a toujours soif, 1e pays « estoit tout altere' » (224) : soif de communication, d’uniformité linguistique, de liberté créatrice. .. Au de'but du 16e siécle, la langue francaise est en situation de concurrence inteme (dialectes régionaux) et extemes (latin et italien), ce qui complique sensiblement l’établissement d’une norme nationale et provoque les célébres malentendus entre Pantagruel, Panurge et l’écolier limousinl3 . Il faut dire que le latin des « sorbonicoles » pe’dants de l’université de Paris apparait ridicule lorsqu’il tourne la langue francaise en baragouinl4 ! Le vocabulaire de l’écolier, débordant d’expressions et de mots latinisants loufoques, empéche toute discussion entre l’homme du terroir et le lettré — mais entre ces deux hommes, quel est celui qui prend le dessus ? L’homme du terroir, géant de’fenseur de la langue francaise qui se presse d’inculquer a celui qui << forge [la] quelque langaige diabolique » qu’il vaut mieux « parler 1e langaige usite'. Et comme disoit Octavian Auguste qu’il faut eviter les motz espaves en pareille diligence que les patrons des navires evitent les rochiers de mer » (234)15 . Le langage du géant se pose quelque peu en norme, voire en ‘bon usage’ ’3 Pantagruel. Comment Pantagruel renconlra un Limosin qui contrefaisoit 1e langaige F rancoys. '4 Le mot ‘baragouin’ soit-dit en passant, est une création originale de Rabelais ! '5 Pour plus de clarté et de comprehension, les passages de l’cnuvre de Rabelais cités dans cette étude sont en reference a l’édition faite par Mireille Huchon aux Editions de La Pléiade (1994). 12 devant les excés pseudo-savants de l’écolier qu’il moque. De la méme maniere, comme nous l’aborderons un peu plus tard dans ce chapitre, cet episode laisse deviner chez Rabelais l’ide’e que le plaidoyer en faveur de l’utilisation du francais n’exclut pas l’utilisation des van'éte’s dialectales. Bien au contraire ! C’est la en effet qu’il puise la grande majorité de ses ressources lexicales et littéraires. Le coeur du laboratoire linguistique rabelaisien se trouve dans les coteaux de Touraine, mais s’e’tend sur un panorama de dialectes et langues qui forcent l’admiration : de plusieurs ‘patois’ francais au latin, en passant par la connaissance de l’italien, la pratique du grec et une comprehension de l’allemand. .. Passionne' de la langue, avide d’échanges et de renouveau, il se plait a emprunter certains éléments a une langue, d’autres elements a une autre, afin de trouver le mot juste ; i1 forge ainsi le nom de Pantagruel, du grec panta et tirant d’une langue pre’tendue « hagaréne » (moresque) le suffixe gruel. Certains y voient un pied-de-nez a Erasme, qui avait fustigé les étymologies qui se faisaient par référence a une autre langue”, mais c’est peu probable par e'gard a l’estime que Rabelais portait a l’illustre humaniste. Les grammairiens et les premiers artisans de la langue francaise au l6e siecle se retrouvent, tout comme Pantagruel et Panurge, devant un vrai dilemme face a la dignité latine pour définir 1a dignité des langues nationales : remplacer, imiter ou altemer. Les rois de France tels que Louis XII, et Francois l"r avec l’édit de Villers-Cotteréts, veulent une langue d’état. Mais 1e modele des langues anciennes reste une réfe'rence prestigieuse : pour décrire la langue, c’est le latin qui fournit mots et matrices, avec une relatinisation '6 Voir Erasmi Epistolae, cité par M.A. Screech, 51. 13 du vocabulaire et de la syntaxe, qui revient sur les evolutions médiévales”. Ainsi, bon nombre de mots sont créés pendant le siecle a partir de racines latines, alors que les mots francais descendants de ces derniers restent dans la langue : le vocabulaire francais se renouvelle ainsi sous forme de doublets comme « livrer » et « libérer », tous deux issus du latin « liberare » (« livrer » étant 1e mot qui a suivi l’évolution phonétique historique tandis que « libérer » fut crée’ de toutes pieces vers 149513) ou « macher » et « mastiquer », issus du latin « masticare » (« mastiquer » fut crée’ au l6e siécle par Ambroise Paré'g). En outre, la grande érudition du 16° siécle concoit qu’il faille ajouter a la connaissance de l’idiome national le latin, 1e grec et l’he'breu, tendance renforcée par la création du College des lecteurs royaux de Francois 1er en 1530. Mais plus importante encore que de la variéte’ des langues est la question de leur origine, de leur potentiel et de leur capacité a décrire et créer. Ce n’est sfirement pas par hasard que Rabelais, philologue averti, évoque dés les premiers chapitres de son Pantagruel la naissance, la généalogie et la diversité géographique de langue francaise ; son époque s’intéressait largement a la question du langage et de la langue, tant au niveau de leur prestige que de leur importance pour la cohesion sociale et politique du royaume. Que de gloire, en effet, pour la France de Francois l"r que la promesse d’e’galer ou de surpasser dans le vemaculaire la beauté et la pureté de l’Italien de Dante! Réve de la Pléiade, l’accession du francais au Pantheon des langues devient sous le Pére des arts une mission d’une '7 Phénoméne qui est d’ailleurs a l’origine de tant de doublets dans la langue francaise. Fréle, par exemple, est l’aboutissement de l’érosion phonétique du latin ‘fragilis’... qui fut réintroduit dans la langue francaise avec une forme plus proche de l’étymon, créant ainsi le doublet « fréle » / « fragile» a partir d’un seul étymon. ’8 Bloch et von Wartburg, 325. ‘9 Ibid, 395. 14 importance capitale ; mais comment redonner vitalité ct pureté a unc langue qui n’cst pas une, mais plurielle ? Et, surtout, que fairc d’un latin dont la préscnce dans toutes les spheres socio-linguistiques20 menace le fragile « francois matemel » ? Dans unc Europe divisée arbitrairement en royaumes ct tcm'toires, mais en quétc d’unité, l’enjcu dcs langues nationales devient primordial: pour certains, parler latin va tellement dc soi que la renovation du francais dans sa pureté est le seul objectif. D’autrcs croient a la nécessité de dépasscr le cadre du latin pour l’étude dcs langues et textes plus anciens, plus précicux (grec, he'brcu) ; mais c’est surtout l’usagc de la langue vulgaire, réévaluéc comme unc langue nationale, qui aide a la refonte du paysage politico-culturcl. Les Italiens ont montré l’cxcmple d’une littérature en langue vulgaire, signes dc maturité et d’autonomie incontestables ; la célébrité dc Pétrarque et de Dante au l6e sicclc est grande. La France, dans sa longue ct lente tradition d’interventionnismc linguistique, s’intéresse de plus en plus au vulgairc mais cet cngouement ne se manifeste pas toujours dc la meme maniérc ; dés 1509, un traductcur21 implore 1e roi Louis XII dc mettrc en valeur la langue nationale parcillcment a son cousin transalpin. En 1533, l’humanistc Charles De Bovclles, un dcs pércs dc la Re'forme francaise ct l’un dcs plus grands philologues dc cc siéclc, disciple dc chcvrc d’Etaples, public un ouvrage sur les « langues vulgaircs »22 parlécs sur lc territoire francais ou il souligne l’hétérogénéité ct la grande diversité linguistique de son époque, sans toutcfois établir dc langue dominantc. 2° A différents niveaux bien cntendu. 2' Claude dc Seyssel, célébre humanistc ct traductcur personnel dc Louis XII. Pour plus dc détails sur cet homme illustre, voir http://www.sabaudia.org/v2/dossiers/litterature/scicntifiquc9.php 22 Colette Dumont-Dcmaiziere. Charles de Bovcllcs: sur les langues vulgaircs et la variété dc la langue francaise. 15 Jacques Peletier du Mans, lui, considcrc quc lc francais n’a dc vulgaire que lc nom, et qu’il est aisé dc rchausser le prestige dc la langue a travers les lettres : A un poéte qui n ’écrivait qu ’en latin J ’écris en langue maternelle, Et tciche de la mettrc en valeur, Afin de la rendre éternelle [...] Si les Grecs sont si fort famewc, Si les latins sont aussi tels, Pourquoi nefaisons-nous comme eux, Pour étre comme eux immortels ?23 L’étape dc’cisivc d’un long engagement dc l’état dans la promotion linguistique scra franchic par Francois 1“, dont 1a promulgation dc l’Edit dc Villcrs-Cottcréts, en 1539, impose l’usagc du francais dans tous les documents officicls. Article 111 Nous voulons donc que dorénavant tous arréts, et ensemble toutes autres procedures, soient de nos cours souveraines ou autres subalternes et inférieures, soient les registres, enquétes, contrats, testaments et autres quelconques actes et exploits de justice ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage matemel fiancois et non autrement. 23 Jacques Pclctiers du Mans dans ses Vers Iyrigues, 1547, cité dans Madeleine Fragonard. Les dialogues, 116. 16 Lc francais devient alors la langue de l’état, ct lc latin, méme s’il reste majoritairemcnt la langue la plus imprimée jusqu’au milieu du 17c siccle, celle du culte ct dc l’enscignemcnt, voit ses jours comptés. Le roi, par ailleurs, engage les traductcurs a acclimater en francais les trouvailles des autres langues et a créer, cnrichir ct illustrer un vocabulaire national apte a tout dire, c’cst-a-dirc assez noble pour aborder les grands sujets csthétiques, philosophiqucs ou autres, tout autant que pour scrvir dc symbole unitairc a une population en majoritc’ relativement étrangcre a cc « langage matemel francois ». La premiere traduction dc Thucydide par Seyssel, dédiée 21 Louis XII mais publie'e sous Francois l", tout comme l’invitation de Lc'onard dc Vinci par le Pére des Lettrcs, font partie d’une formidable poussc’e royale dans l’avenement d’unc spécificité linguistique et artistique francaise. Au de'but du 16c siccle en effet, 80% dc la population francaise est rurale, ct nc connait qu’une langue en moycnnc — leur dialectez". Le latin est present comme langue d’cnscignemcnt ct dc culte, mais bien évidcmmcnt, a cause d’un contact a la langue totalement différent, les fidclcs sont loin dc comprendre le latin ‘retrouvé’ et épuré en cours dans les ccrcles des lettres. Des son avenemcnt sur le trone, Francois ler décide d’insufflcr une nouvelle dynamique dans l’économic et lc paysage socio-culturel francais ; il decide de l’organisation du royaume en favorisant le développement d’échanges commerciaux ; les villes s’agrandisscnt, les ports se multiplient, la valle'e du Rht‘ine devient un axe important des affaires européennes et nationales. Alors que 1c Moyen Age se caractérisait par la division de l’Etat en de grands domaines régis par des 2‘ Voir Lodge. 17 scigneurs féodaux, 1e début du l6e siecle voit la naissance dc grands Etatszs. Autour du pouvoir politique, centralisé, la F rancc s’unifie, forme un vastc territoire d’un scul tenant et organise son administration ; mais cet Etat, quel est-i1 sans un patrimoinc culturcl propre ? Outrc le politique et le commerce, Francois s’intéresse tres tot aux arts ct aux lettres de son temps. Avide de poe’sie, fin amateur dc littérature ct dcs langues, i1 concrétise un dc ses révcs en 1530 : celui d’ouvrir le College des Lecteurs Royaux en plein cmur de Paris, dans lc fiefjalousement garde’ dc 1a séculairc F aculté dc théologie. Sur les conseils dc Guillaume Budé, son ancien secrétaire, il of’fre la direction du College a Erasmc mais cc dernier la refuse. Budé était en effet lié avec cc dernier mais aussi avec Thomas More, Rabelais, Etienne Dolet, avec lesqucls il cntretenait une abondante correspondance, soit en grec, soit en latin, soit en francais. La philologic était trcs priséc parmi les écrivains et les penscurs de l’époque ; de nombrcuses grammaires et traités dc rhétoriques aboutissant a la fameuse Deffencc attestent de l’importance donnéc au débat de la langue ct du langage. Originc, dévcloppemcnt ct acquisition du langage sont dcs débats contemporains, mais l’e'taicnt aussi pour les hommes du l6e siecle. On aimait a reprendre a l’envie l’histoirc dcs langues nobles afin d’y immisccr le francais comme élément logique de leur évolution naturelle. Rabelais lui-meme reprend d’ailleurs cette these dans son oeuvre ; ses recherches sur le francais et ses cxpe’rimcntations dans les champs dc la grammairc ct de la lexicologic s’orientcnt ostensiblement vers les concepts de son époque : i1 questionnc l’origine du langage, 1a hiérarchic dcs langues, la validité de l’imposition du nom aux 2’ Voir John Hale, La civilisation de l’Europe a liRenaissancc. 18 choscs, la langue naturelle. .. La tache que se donnc le traductcur ct 1c grammairicn dc la Renaissance n’cst pas des plus simples, surtout que de profonds désaccords sur les cnjcux et les me’thodes émiettcnt la cohesion de l’élite intellectuclle. La these d’une langue adamique est alors communément acceptc'e26, mais quelle est-elle ? Est-cc l’he'brcu, l’arabe ou le chinois nouvellement découvcrt ? Quant a la hiérarchic dcs langues, i1 scmble que lc francais et les langues nationales soicnt au coude a coude dans la lutte contre lc latin : 1e l6e sieclc a toujours lutté pour dormer a la langue francaise unc dignité égale a celle du latin. Mais dans un siccle cxtrémement codifié ct politiquemcnt centralisé, les rcgles de la grammaire deviennent les instruments favoris dc la majorité des philologues. D’abord en latin, puis en francais, une generation cntiérc dc ‘normateurs’, dc grammairiens, commencent a décrirc la langue francaise. Si on veut la faire apprendre et la décrirc comme une langue égale au latin, il faut la codifier ! La doter dc réglementations diverscs, saboter son élan naturcl pour mieux la saisir ct la figcr dans une pureté éphémcre. La premiere grammaire francaise est en fait. .. anglaise, rédige’e par Palsgrave en 1530 afin de faciliter l’étudc du francais pour les étrangcrs. Alors que John Palsgrave voulait ‘éclaircir’ la langue, Jacques Pclcticr ct Pierre de Ronsard décidcnt de faire des ‘traités’, aux accents sensiblement scientifiques”. Mireille Huchon, dans son étude des muvres rabelaisiennes, estime que Francois Rabelais s’essaya aussi a la 2" Avec dc nombreuses exceptions bien sfir. Les lettres du 16c siecle, avides de Dante, reconnaissent avec leur ainé que le hébreu est probablement héritier de la langue adamique : « C’est dans ce type dc langue que parla Adam, c’est dans ce type dc langue que parlercnt tous ceux qui lui furent postérieurs, jusqu’a l’édification de la tour de Babel, qui veut dire tour de la confusion ; de ce type de langue ont hérité les fils d’Héber, ou hébreux, come on les nomme d’apres celui-ci. A eux seuls, elle resta aprcs la confusion, mais de la langue de la grace. Ce fut donc l’idiome hébrai'que que les levrcs du premier parlant créerent » Dante, De nggfi eloquentja, traduit et cité par Maurice Olender dans « Fiction technique et resistance théologique. » Alliage (1998) : 37-38. 27 Voir Traités dc poétique et de rhétoriquc de la Renaissance. l9 rhétorique et a la grammaire28 ; elle en veut pour preuve l’organisation para-doxalc, néanmoins ordonnéc ct homogene, de la grammaire rabelaisienne. A un moment ou la langue francaise ‘modeme’ sc met en place, Rabelais participe au mouvement en jouant avec les mots et en maniant unc langue drue. I1 se plait a mélanger les registres dc langue, les jargons (medical, juridiquc, érudit, populaire, scolastique, religieux) ct a les pasticher. Son écriture s’apparentc a une sorte d’exploration des pouvoirs du langage et dc la richesse du vocabulaire francais. Les grivcleries populaires trouvent dans la verve rabelaisienne unc incroyablc vigueur, nc rcculant devant aucune allusion scatologique (l’éloge du ‘torche—cul’ par exemple) ou sexuellc, car le comique est inseparable de la joie dc vivre, done des jouissances du corps, de la vie animale ou physique. Le comique dc Rabelais est vu comme un prolongemcnt dc l’esprit de carnaval, dc féte primitive, ou toutes les valeurs s’inversent, se mélcnt ou sc renversent — d’ou le theme des rois de’tronés. Le langage et le comique se mélcnt pour former un chaos complexe d’ou l’on peut ensuite tirer un ordrc plus stable”. 1. Le Pantagruel. L’e’criturc de Rabelais repose tout d’abord sur une imagination verbale sans égale : l’imagination jaillit d’un foisonnement dc jcux langagiers ou l’écrivain emprunte a tous les dialectes : les parlers dc l’oucst avec « billes vezées » (7), le gascon avec « arees metys » ‘maintcnant méme’ (7), 1e languedocicn avec « galemelle » ‘personne grande ct 2" Rabelais, xxxvi. 2" Voir Bahktine. 20 fluette’ (157), 1c poitevin avec « chaffouré » ‘barbouillé’ (15), 1e vendéen avec « gaudebillaux » (16), ou ‘tripes dc boeufs cngraissés’, ou l’angevin avec « coiraux » ‘bmuf engraissc” (16) 30. 11 se plait meme :3: expliquer ces termes qui pourraient étre incompris a dcs lecteurs ignorant ces dialectes : Le fondement luy escappoit une apresdinée Ie III. Jour dc febvrier, par trop avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebillaux : sont grasses tripes dc coiraux. Coiraux : sont beufz engressez 21 la creche et prez guimaulx. Prez guimaulx : sont qui portent l’herbe deuxfois I ’an. (16) Rabelais emprunte aussi a tous les types dc discours specialise ; ainsi en faisant béitir les muraillcs de Paris, il met dans la bouche dc Panurge dcs expressions d’architccture comme « poinctes de diamanz » (269), qui était une technique dc maconnerie célébre en Italic31 alors que dans le Prologue du Gargantua, il utilise lc terrne dc marine « calfretez » (7). Dans Pantagruel XIV il parle de la « capsule du cueur » (265), vocable anatomique issu du M dc Chauliac datant du 15" siecle32. Le vocabulaire de la mc'decine et de l’anatomie trouve dans son (euvrc unc place prépondérantc, illustréc dans un passage célébrc ou Panurge sauvc son abbaye dcs cnnemis qui l’attaquent : Es uns escarbouilloyt la cervelle, es aultres rompoyt bras etjambes, es aultres deslochoyt ‘démettait ’ les spondyles ‘vertébres ’ du coul, es aultres demoulloyt 3° Rabelais, 1073. 3‘ Ibid, 1294. 32 Ibid, 1291. 21 ‘disloquait’ les reins, avalloyt le nez, poschoyt les yeulx, fendoyt les mandibules, enfoncoyt les dens en la gueule, descroulloyt les omoplates, sphacelloyt ‘gangrénait’ les greves ‘jambes ’, desgondoit les ischies ‘os de la hanche debezilloit lesfauciles ‘dos’. (79) Rabelais dévcloppe, parfois sur plusieurs pages, dcs listes de mots ou expressions ; ainsi des jeux dc Gargantua qui s’étalent sur presque six pages : Lt‘zjouoyt, auflux, 81 la primed la vole, ti la pille, 81 la triumphe, 81 la picardie, au cent, (‘1 l’espinay, 81 la malheureuse, aufourby, (‘1 passe dix, £1 trente et ung, (‘1 pair et sequence, a‘ troys cent [...] (58). ou des livres de la bibliotheque Saint-Victor a Paris que visite Pantagruel, dont les titres s’étalent aussi sur six pages : La savate de humilité. Le tripier de bon pensement. Le chaulderon de magnanimité. Le banicrochement des confesseurs. Le croquignolle des cure's. [...] (237) Rabelais n’hc'sitc pas a répétcr les memes mots jusqu’a plus soif, comme dans l’épisodc , ou les moines dc Seuilly chantcnt : 22 Ini, nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, num, num, ini, i, mi, i, mi, co, O, ne, no, 0, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num, num (78) Il multiplie les expressions figurécs, des formules inventées comme Robidililardicque 33 (1 6) Substantificque (7) Abattre Ia rousée (56) ‘abattrc la rosée’, ‘boire’. Monochordisant ‘jouant du monocorde ’ des doigtz (24) Il puise dans des langues étrangercs (comme dans la rencontre avec Panurge que nous vcrrons un peu plus loin clans notre e'tude) ct pastiche tous les styles. Ainsi, lorsque Gargamcllc est en passe dc donner naissance a Gargantua, au beau milieu dcs festivités. il inscre une expression liturgique qui surprend dans l’économie du chapitre : Ilz eussent beufz de saison c‘z tas, pour au commencement des repastzfaire commemoration des saleures, et miequ entrer en vin. (16)34 Rabelais ne cessc dc former des mots, de multiplier lcs calembours : Je boy eternellement, ce m ’est eternité de beuverye, et beuverye de eternite'. (18) (Gargantua) Disoit la patenostre du cinge. Retournoit £1 ses moutons. Tournoyt les truies aufoin. Battoyt 1e chien devant le lion. Mettoyt la charrette devant les beufz. Se grattoyt of: ne lui demangeoyt poinct. Tiroit les vers du nez. (34) ’3 Expression qui veut dire ‘au caractere lubrique’. Voir Sainéan, II, 399. 3‘ La commemoration est une oraison tres courte rappelant a la messe un saint qui n’est pas celui du jour. Voir Rabelais, 1073. 23 les coq-a-l’ane : Voyons done, dist Baisecul, que la Pragmatique sanction n ’enfaisoit nulle mention, et que Ie Pape donnoit liberté a un chascun de peter a son aise [. . .] (255) (Humevesne) Je ne suis poinct clerc pour prendre la lune avecques les dentz, mais au pot de beurre ou l’on selloit les instrumens Vulcanicques le bruit estoit, que Ie bozufsalé faisoit trouver le vin sans chandelle [. . .] (258) et les jeux de mots : Je ne boys que d mes heures (18) — jeu de mot sur les livres d’heures du Moyen Age. Chantons, beuvons. Un motet. Entonnons. — jeu dc mot sur ‘cntonner un chant’ ct ‘entonner, mettrc en tonneau’. Quelle difference est entre bouteille etflaccon ? Grande, car bouteille est fermée c‘t bouchon etflac con ti viz. (18) — jeu de mot sur « flac » ‘flasquc’, « con » ‘scxe féminin’ et « vit » ‘sexc masculin’. « Se peignoit du peigne de Almain » (56) —— jeu dc mot sur ‘main’ ct ‘Almain’, doctcur scholastiquc dc l’université de Paris”. Le lecteur, cmporté dans un mouvement torrenticl, ne sait plus trop si cette abondancc est une maniere de re’ve’lcr la gratuité du langage (bavard, instable, informe, jouant sur les signifiants) ou, au contraire, de traquer partout la vérité (complexitc' du monde, jeu sur les signifies) et de créer le savoir, la veritable connaissance. La question la 3’ Rabelais, 1114. 24 plus importante est de savoir comment aboutir a la connaissance : l’ordre passe-t-il par lc chaos ? L’adoption d’une langue unique pour un royaume passe-t-elle par un mixage, un amalgame de langues et de dialectes qui peuvent donner corps, par le biais d’un vocabulaire plus riche, a une identite’ linguistique nationale ? Auteur infiniment complexe, caractéristique tout autant par la hardicsse et l’ambigui‘té de ses themes que par son langage étourdissant, Rabelais ne cessc de nous surprendrc grace a son lexique qui emprunte a dix-huit langues réelles, ou philosophic et joviale trivialité se confondent allegrement. Son univers donnc spontanément dans le fantastique, clans l’impossible, dans le pur réve ne’ du délire verbal. En cela, il reflete exactement les troubles et problemes linguistiques de son temps : regroupant et recoupant toutes les traditions, il promulgue un langage oral et naturcl, une sorte dc lingua franca, un ‘melting pot’ linguistique d’ou évolue naturellement la veritable langue francaise. Au nom d’un renouveau a la vogue a la Renaissance, Rabelais fustige la ve'tusté, les ténebres gothiques (en fait les 14c ct 15c siecles) et leur conception du savoir qu’il juge radotcur. Plus encore il dénonce les aberrations dont aucun monde social n’est encore sorti malgré l’action royale, et immortalise les ‘Sorbonagres’ et la justice aléatoire dans Bridoye qui tire les jugements aux dés. L’évolution de son oeuvre est révélatrice : Pantagruel, le premier livre, sort pour les foires de Lyon en 1532, comme un livret divertissant faisant suite aux _G_r_andes Chroniques de Gargantua ; Gargantua, en 1534, s’achéte du sérieux fondamental en religion et en politique, et s’inscrit nettement dans le mouvement progressiste et royal. Le Tiers-Livre de 1546 revient aux ambigu'ite's de Panurge, qui entame une longue consultation sur le fait dc savoir si, en se mariant, il scra cocu : c’est 25 une nouvelle occasion de ridiculiser les réponses des soi—disant de'tenteurs du savoir et d’analyser les interpretations de signes si obscurs. A la recherche de la vérité et de la bonne réponse, les héros partent ensuite dans une navigation entre des mondes d’imagination, des univers parallelcs et caricaturaux ou révélateurs du notre, qui occupent le Quart Livre. L’image des héros franchissant les mers en quéte d’une vérite’ apparemment inaccessible renvoie, grace a la verve rabelaisienne, a l’inextricable situation linguistique de la nouvelle France, la ‘mcre des arts’. Quelle est la nature de la langue qui peut donner une identité nationale unique a un tel morcellement géolinguistique ? Rabelais semble nous donner un indice de la route a suivre avec sa métaphore de la dive bouteille : la solution réside dans une pluralité qui ne nuit pas a l’homogénéité. En effet, la France du l6e siecle a le choix entre plusieurs langues dc dignité, et la plupart des auteurs e'crivent en latin et en francais selon les occasions. La veritable difficulté consiste a determiner cc qu’est exactement le francais, dans un pays ou les patois et les dialectes régionaux sont vivants et plus répandus que lc francais officiel que parle le roi. Si le francais est moins ‘étranger’ que le latin, il est presque aussi inconnu de la plupart des administrés du royaume. Le roi choisit dc défmir l’identité de son royaume par une langue unique, choix d’une autonomic par rapport au latin et choix arbitraire par rapport aux langues parlécs. Un clivage ge’ographique ct social se crée ainsi. la langue évoluant bon train; pour certains c’est un indice dc richesse : « Notre langue est aussi facile régler et mettre en bon ordre que fut jadis la langue grecque, en laquelle y a cinq diversités de langage, qui sont la langue attique, la dorique, Ia aeolique, la ionique et la commune... Tout ainsi pourrions-nous bienfaire, de la 26 langue de Cour et parisienne, de la langue picarde, de la lyonnaise, de la limousine et de la provencale. »36 Quant a la langue d’Ile-de-France et du Val-de-Loire, rc’férence royale, encore faut-il la retrouver sous des accents divers ct l’orthographier selon des norrnes partagées (phonétiques ? étymologiques 1’). La confusion régne, entretenuc par l’ignorance des uns ct l’exces dc savoir des autres, que régentent en pratique ces décideurs reels que sont les secrétaires de la Chancellerie royale et les compositeurs des imprimeries (atelier par atelier, chacun ou presque ayant sa propre norme)”. L’écrivain se trouve done naturellement a une croisée entre deux feux ; Rabelais est un des rares a la Renaissance a dormer autant de place a une réflexion philosophique, scientifique et sociale sur le langage et ses significations. Pour Rabelais, le langage tient une place primordiale dans la découverte ct la survie du savoir : connaitre, c’est se mesurer a dcs situations inconnues et les surmontcr. A l’image des scigneurs dc Baisecul et de Humevesne aux chapitre XI et XII de Pantagr_uel, dont les discours sans fin n’ont aucun sens sinon celui de montrer leur mécontentement l’un vis-a-vis dc l’autre, le langage peut étre source de malentendus mais est essentiel pour dénouer les fils de la contradiction et du non-sens. ’6 Geoffi'oy Tory, Champfewy, 1529, cité par Marie-Madelein Fragonard, Les dialogues, 118. 37 Avec Etienne Dolet qui mourut brfilé en place publique, un des plus fameux imprimeurs du temps dc Rabelais était Henri Estienne; les imprimeurs étaient souvent la cible des censeurs de la faculté de Théologie, mais en 1539 Estienne recut le titre d’imprimeur royal de la part dc Francois I“. A la mort de celui-oi, soucieux de sa protection, Estienne déménagea son atelier a Geneve. Pour plus de renseignements, voir Henri Bordier et Edouard Charton, 11, 152-153. 27 Cependant, un médiateur (dans ce cas pre'cis, Pantagruel) est ne'cessaire pour que cette entreprise soit mene’e a bien. En outre, meme si le flot du discours des deux scigneurs porte a confusion, on sc rend compte que c’est moins le contenu sémantique que la tentative de trouver un terrain d’entente qui importe : Alors Pantagruel se leve, et assemble tous les Presidens, Conseilliers et Docteurs 1a assistans, et leur dist. « Or czc‘t messieurs, vous avez out“ (uiue uocis oraculo) le diflerent dont est question, que vous en semble ? » A quoy respondirent, « Nous l’avons veritablement out“, mais nous n ’y avons entendu au diable la cause. Par ce nous vous prions una voce et supplions par grace, que vueilliez donner la sentence telle que verrez, et ex nunc prout ex tunc nous l’avons aggreable, et ratifions de nos pleins consentemens. » (260) Avec 1e Pantagruel la langue elle-meme devient objet d’écriture, et plusieurs difiicultés sont ainsi mises en avant : l’adéquation du langage aux choses, l’étymologie des mots, l’insuffisance et l’arbitraire des moyens de communication ainsi que la pluralité des sens ct interpretations. Ainsi, dans le chapitre XIX du Pantagr_uel « Comment Panurgefeist quinaud l ’Angloys, qui arguoit par signes » Rabelais réfle'chit a la fois au role joué par les destinateurs du message et a son lien avec le destinataire, et a la teneur meme du message. Comme 1e dit Thaumaste, l’Anglais qui vient disputer dc la transmission du savoir avec Pantagruel ct Panurge, ces « matieres sont tant ardues, que les parolles humaines ne seroyent suffisantes a les expliquer » (282). Pantagruel est ravi de cette entreprise : 28 « Et loue grandement la maniere d ’arguer que as proposée, c ’est assavoir par signes sans parler .' car ce faisant toy et moy nous entendrons .' et serons hors de cesfiapemens de mains, que font ces badaulx sophistes quand on argue .' alors qu 'on est au bon de l ’argument. » (283) A travers la mise en scene dc Panurge et les théologiens, chirurgiens ct médecins assembles qui cherchent par tous les moyens possiblcs a découvrir le secret dcs lettres ‘non-apparentes’, c’est la situation d’un lecteur face a un texte qui nous est décrite, ainsi que le mécanisme d’encodage et de décodage dc celui-oi. Il traite, sur le mode comique, du theme de l’usage des signes comme moyen dc communication universel et parfait, mais met aussi le doigt sur une question d’actualité a la Renaissance : l’aspcct arbitraire ct fallacieux du langage. L’acces a la ve'rite' ct au savoir ne peut se faire qu’a travers un processus d’interpre'tation de la part du lecteur ; il faut aller au-dela de l’apparence des signes pour comprendre les mécanismes de la communication. Ccux-ci ne sont pas hors dc portée de la comprehension humaine, puisque Panurge ct Thaumaste se comprennent tout a fait méme si les spectateurs sont souvent déroutés. Les allusions a Mercurc et Hermes dans le passage (fils dc Jupiter chez les latins et chez les grecs, dans l’ordre) sont décisivcs pour l’interpre’tation de ce passage : en effet Mercurc est le dieu dc l’interprétation des textes, de l’herméneutique, ct symbolise 1a constante activité dc l’esprit humain et la vivacité intellectuclle. La premiere allusion est faite par Thaumaste en reference a Panurge « Et si Mercurc » (286) tandis que Hermes fait partie des attributs dc Panurge grace a sa braguette « trimegiste38 » (286) ; ancien attribut des dieux, la 38 « Trimegiste » ‘trois fois trés grand’ est une épithéte appliquée par les néoplatoniciens a Hermes comme dieu de la connaissance (Rabelais, 1308). 29 connaissance devient celle des hommes grace aux deux hommes, qui deviennent les porte-paroles universels de la vérité vcrs lesquels les yeux de la foule se toument. Il semble alors en résulter une démystification d’un mythe cher aux humanistes du l6e siecle concemant l’existence d’un langage parfait, lcquel permettrait un jour une comprehension universclle entre les hommes. La difiiculté, et Rabelais l’a tres bien mise en scene dans ce passage, reside moins dans la multitude dc langages et dialectes existants que dans l’opposition, propre a tout acte de communication, entre le locuteur ct l’interlocuteur. La subjectivité dc chacun introduit a chaque instant des variations de sens qui font que ce qui est dit et ce qui est compris n’est jamais totalement identique. Par exemple, lors du tournoi entre Thaumaste ct Panurge, les spectateurs sont souvent plongés dans l’incompréhension et le doute : Les theologiens, medicins, et chirurgiens penserent que par ce signe il inferoyt, l’Angloys estre ladre. Les conseilliers, legistes et decretistes, pensoient que cefaisant il vouloyt conclurre, quelque espece de felicité humaine consister en estat de ladrye, commejadys maintenoyt le seigneur. (287) Ainsi, la vérité est-elle multiple, et peut-étre un langage idéal serait-i1 plutot a chercher dans un juste milieu entre les différents moyens d’cxpressions possibles. Rabelais met parfaitement en e'vidence les insuffisances de la langue orale et les incongruités du langage par signe, mais attribue néanmoins a l’un come a l’autre des qualite's non négligeables et en quelque sorte complémentaires. La ou les mots sont trop faibles, 1e geste surgit pour éclairer la situation ; la connaissance et la vérité passent ainsi par un ensemble dc procédés dc communication, qui utilises séparément n’en donneraicnt 3O qu’une facette. Meme si Panurge et Thaumaste communiquent par signes, ils ont par quatre fois rccours a la parole avant la fin de leur échange : nul langage ne peut se substituer a un autre, mais leur superposition permet une commtmication et une comprehension beaucoup plus efficace. Pour l’écrivain, ceci a pour consequence de rendre son récit he'térogenc : oblige dc rendre par écrit un langage par signes, son écriture devient plus pesante ct plus drue qu’elle ne le serait s’il mettait en scene une joute oratoire. Qui plus est, les signes étant source dc confusion parmi les spectateurs, i1 joue le role de modérateur et d’interprctc : cependant, il reste en dehors de la connivence qui s’établit entre Thaumaste et Panurge, car il avoue a l’issue de la joute : Au regard de l’exposition des propositions mises par Thaumaste, et signification des signes desquelz ils userent en disputant, je vous les exposeroys selon la relation d ’entre eulx mesmes : mais l’on m ’a dict que T haumaste en feist un grand livre imprimé c‘t Londres, auquel il declaire tout sans rien laisser ; par ce je m ’en deporte pour le present. (291) Habile stratageme de la part de l’auteur qui laisse son lecteur dans l’expectative tout autant que le furent les spectateurs infortunés dc Thaumaste et Panurge. F aut-il comprendre qu’il connait ces signes, mais se refuse d’cn parler pour ne pas s’éloigner de son sujet ? Ou bien est-cc un pied-de-nez aux chercheurs de la connaissance, qui la rend hors de leur portée ? Il m’est avis que cette de'marche trouve tout son intérét dans l’économie du texte : la connaissance, pour étre valable, doit étre méritée ct fairc l’objet d’une recherche constante et assidue. Ainsi, ceux qui voudront vraiment avoir la cle' de 31 cette énigmc devront suivre les traces du manuscrit dc Thaumaste et non attendre qu’elle leur soit donnée avec facilité. F ace'tieux, Rabelais se complai‘t a soumettrc le lecteur a d’e'bouriffantes creations lexicales, mais s’amuse aussi a épuiser toutes les ressources qui s’apparentent dc pres ou de loin au langage : les phrases sont boursouflées d’e'pithetes, de successions de substantifs, de verbes, et deviennent un capharnaiim sensoriel et sémantique — quelquefois méme il utilise plusieurs langues différentes dans un passage ! Considérons plutot le chapitre IX du Pantagr_uel, ou comment ce dernier « trouva Panurge lequel il ayma toute sa vie. » (248) Pantagruel arrétc sur sa route un « homme beau dc stature ct elegant » avec lequel i1 essaie d’entamer une conversation, mais celui-Ci n’of’fre pour toute réponse qu’un « barragouin » en allemand littéraire, caractérisé selon Huchon par des latinismes et des archai'smes.39 Autre tentative de Pantagruel pour nouer un dialogue : Panurge répond cette fois dans unc langue factice que ses interlocuteurs reconnaissent comme la langue des Antipodes. Le manege continue et un dialogue de sourds philologues s’amorce, 01‘1 Rabelais étale ses aptitudes dc polyglotte ; c’est une cavalcadc de non moins de neuf autres langues connues : l’italien, l’écossais, le basque, l’espagnol, le hollandais, le danois, le grec, le he'breu, et lc latin. 1] glisse dans la méle’e quelques langues factices avant d’arranger Ia situation lorsque Pantagruel demande a Panurge s’il sait parler francais : 39 Rabelais, 1275. Huchon foumit la traduction du texte allemand : « Seigneur, que Dieu vous donnc bonheur et prospérité. Tout d’abord, cher seigneur, sachez que ce que vous me demandez est triste et pitoyable et il y aurait :1 en dire des choses ennuyeuses a cntendre pour vous eta raconter pour moi, quoique les poetes et orateurs d’autrefois aient dit dans leurs adages et dans leurs sentences que le souvenir de la misere et de la pauvreté est une grande joie. » 32 « Si faictz tresbien seigneur, repondit le compaignon, Dieu mercy .' c ’est ma langue naturelle, et maternelle, car suis né et ay esté nourryjeune aujardin de France, c ’est Touraine. » Ce chapitre est selon moi l’axe principal du livre et nous l’étudierons plus en de'tails dans le deuxieme chapitre ; il reflete en effet la quéte du mot, de la langue juste. De 1’« a boire » de Gargantua a l’oracle de la Dive Bouteille, les géants sont a la recherche du savoir, d’un sens, d’une réponse sans jamais pouvoir réellement les trouver. Le spectre dc Babel flotte chez Rabelais et dans la maniere dont i1 traite les langues étrangcres ; 1e don des langues appara’it aussi comme un deus ex machina — la flamme de Saint Paul dans son Evangile touche soudainement Panurge avant de rétablir l’équilibre demandé par Pantagruel. Mais outre le récit, on disceme une anxiété qui essaie dc s’exorciser : Panurge est prisonnier de la langue. Sa surprenante polyglottie lui offre ce que Barthes appelle « l’étendue rassurante de l’e’conomie », c’est-a-dire l’espace des possibles dans lequel se realise l’infinie intégralite' du langage humain40 ; mais chacunc de ses réponses est comme un cri isolé, une communication contradictoire (puisqu’il répond sans se faire comprendre). Le maelstrom linguistique clans lequel nous plongcnt ces deux personnages illustre magnifiquement l’avidité dc communication et l’épanouissement de l’enseignement philologique du l6e siccle, tout en soulignant dc maniere ironique 1e statut du francais comme langue « naturelle et matemelle». Il est important ici de noter la date dc parution dc cc livre : 1532, soit sept ans avant l’e'dit dc Viller-Cotteréts qui utilise —- sciemment ? — presque les mémes mots que Rabelais : 4° Roland Barthes. Le degré zéro de l’écriture, 15. 33 Edit dc Villers-Cotteréts, 1539 : Nous voulons que doresenavant tous arretz [..] soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langage maternelfrancoys et non autrement. Panurge, Pantaggel, 1532 : C ’est ma langue naturelle, et maternelle. .. (249) Curieuse coincidence ou ironic dc l’histoire que cette parente' de mots entre un fervent promoteur de la langue ct l’acte de naissance politique du francais ? Difficile dc prononcer un jugement catégorique. Cependant, nous pouvons nous attarder sur la presence de l’adjectif « naturelle » chez Rabelais, car son utilisation dans un siecle ou la ‘naturc’ de la langue et son veritable état ‘naturel’ sont en question ne doit pas passer inapercu. Est-cc qu’une langue ‘naturelle’ peut-étre différente de la langue ‘matemelle’ ? Dans un siecle ou bon nombre de lettres sont habitués a converser en latin, quel adjectif est approprié pour décrirc cette langue, et lequel l’est pour décrirc le francais ? C’est une question épineuse, qui n’a pas vraiment de réponse ; tout dépend de la norme sociale qui est acceptée. Ainsi, pour Montaigne qui fut élevé par un précepteur en latin dcs qu’il fut en age de parler, 1e latin est une langue maternelle, sans pour autant étre naturelle car son apprentissage derive d’une décision arbitraire d’enlever le jeune garcon a ce qui serait son entourage naturel pour le placer dans un autre. Enfin, dans le chapitre XV du Pantagr_uel (Comment Pantagruel partit de Paris oyant nouvelles que les Dipsodes envahissaient le pays des Amaurotes...) Rabelais 34 réfle'chit a la fois sur le r61c joue par le destinateur du message et son lien avec le destinataire. A travers la mise en scene de Panurge qui cherche par tous les moyens possibles a découvrir le secret des lettres ‘non-apparentcs’, c’est la situation d’un lecteur face a un texte qui nous est décrite, ainsi que le mécanisme d’encodage et de décodage de celui-oi. Il traite, sur le mode comique, du theme dc l’usage des signes comme moyen de communication universel et parfait, mais met aussi 1e doigt sur une question d’actualité a la Renaissance: l’aspect arbitraire et fallacieux du langage. L’acccs a la vc’rité et au savoir ne peut se faire qu’a travers un processus d’interprétation de la part du lecteur ; il faut aller au-dela dc l’apparence des signes pour comprendre les mécanismes de la communication. De la méme maniere, il faut re'examiner les différents dialectes du royaume pour aboutir a une entité qui englobe le tout et qui puisse permettre a chacun dc trouver son identité personnelle comme faisant part d’une identité linguistique nationale. 2. Le Gaggantu . Comme nous I’avons vu plus tot dans ce chapitre, l’oeuvre rabelaisienne est truffe'e d’emprunts issus du terroir ; cette de’marche d’utiliser les langues régionales dans la littéraire fera de nombreuses émules dans la future generation d’écrivains, comme Jacques Pclctiers du Mans dans son Art poe’tiquc: Et pensons qu ’il n ’est mot si rude, qui ne trouve sa place, si nous prenons l’avis de le bien colloquer. Je trouverai encore bon que les mots paysans, c ’est-a-dire particuliers aux nations, se mettent au Poéme .' Comme arrocher, mot Manceau, qui signifie viser a quelque chose d ’une pierre ou d ’un bdton [...] Item, encrucher, qui signifie engager quelque chose entre les branches d ’un arbre .' termes tous deux pastoraux, dont ils ont 35 bon nombre en notre pays du Maine et en Anjou [..] Bref le Poéte pourra apporter, de mon conseil, mots Picards, Normands, et autres qui sont sous la C ouronne .' Tout est Francais, puisqu ’ils sont du pays du Roi. 4’ ou de Ronsard dans son Abrégé dc l’Art poétigue francais: Tu ne rejetteras point les vieux verbes Picards [...] car plus nous aurons de mots dans notre langue, plus elle sera parfaite. 42 Outrc les quelques 1300 mots créés par Rabelais qui sont reste’s dans 1c vocabulaire francais de nos jours, on retrouve sous sa plume toutc l’onctuosité ct la fraichcur d’un vocabulaire oublié. L’énume’ration dcs jeux dc Gargantua, les harangues paillardes des géants dans leurs banquets, ou les mets ct les mots fusent, ‘choquant’ les bomes du bon gofit ct celles d’une langue aux inflexions nouvelles. .. La parole crée la langue, les géants la délient en lui of’frant la liberte’ de mouvement dont elle a besoin pour s’illustrer et se dc'tachcr de ses origines, pour fleurir dans le jardin des langues du monde. La naissance dc Gargantua dans le livre éponyme, avec les premiers mots du nouveau-né, propulse le lecteur dans le meme débat que nous avons vu plus tot dans ce chapitre et qui était fort prise a l’époque — y a-t—il une langue naturelle, une langue adamique et outre cela, une grammaire universelle ? Les premiers mots du fils de Pantagruel soulignent l’aspect culture] de la langue ; << a boyre, a boyre », equivalent a une prise dc conscience sociale : le nouveau-né sait d’emble'e quels systemes linguistiques adopter, et dans une famille dc buveurs assoiffés, quels autres mots aurait- “ Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, 251. ‘2 Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, 440. 36 on pu attendre ?l Rabelais assignc ainsi a la langue les limites d’un échange social qui passe outre les phases d’apprentissages de la langue par l’enfant. Sa théorie de la ‘naissance’ du langage chez Gargantua s’apparente a la notion modeme de bootstrapping (un néologisme américain désignant, en informatique, le programme dc mise en route d’un systemc), selon laquelle l’enfant acquerrait les mots et les régles qui les régissent en assimilant les unite's dc paroles aux unite's de signification. Ainsi, il apprendrait 1e langage en observant le monde, et également en fonction de la structure syntaxique de la phrase et de la nature de ses éléments. Selon cette théorie, l’enfant est capable dc distinguer les noms des verbes, en leur assignant des rbles différents (nom = chose, verbe = action). Cependant, Rabelais met dans la bouche du nouveau-né des mots qui sont bien au-dela de ce que pourraient étre ses capacités : 1e « a boyre » semble alors prendre les accents d’une critique bouffonne contre les tenants d’un langage naturel, d’autant plus que dans son livre pre'cédent la naissance de Pantagruel se déroule clans des circonstances bien différentes : Quand on luy (Pantagruel) voulut oster l’os, il l ’avalla bien tost, comme vn Cormaran ferait un petit poisson, et aprés commenca a‘ dire, « bon, bon, bon », car il ne scavoit encores bien parler. (228) Ainsi Rabelais semble plutot se ranger dans le camp de ceux qui croient que le langage passe par l’apprentissage ct l’e’ducation. L’attribution méme du nom ‘Gargantua’ est un phénomcne curieux dans la typonimie rabelaisienne. En assignant cc nom a son fils, Pantagruel impose une 37 correlation du nom et de la chose qu’il de'crit, une relation évidente entre la personne et son nom : « ‘Que grand tu as ! ’, supple (ajoutez ce qui s ’ensuit) le gousier. Ce que ouyans les assistans, dirent que vrayment il debvoit avoir par ce le nom Gargantua, puis que telle avoit esté la premiere parolle de son pere a sa naissance, £1 l’imitation et exemple des anciens Hebreux. » (23) Mais ce nom est lui-meme mal compris par l’assistance, et chose singuliere, ce sont eux qui décident re'ellcment du nom du nouveau géant. L’attribution du nom propre faisait objet d’une attention toute particuliere au l6e siccle : il est en effet censé refléter les caractéristiques intrinseques de la personne”. Mais ici, une fois de plus, on voit que Rabelais se joue des conventions dc son époque ; alors qu’il foumit a Pantagruel une étymologie gréco-mauresque facétieuse, il donnc ici a Gargantua une étymologie strictement francaise, mais phonétiquement fort approximative. Les noms des géants sont deux exemples typiques de la variété dc creation lexicale rabelaisienne : celle qui vient ‘d’en haut’, des spheres littéraires les plus avancées ou chaque mot est pesé, évalué et pétri dc culture gréco-latine, ct celle qui vient ‘d’en bas’, des couches les plus humbles de la société, qui n’ont jamais droit au chapitre chez les dialecticiens et rhétoriqueurs du 16" siecle. Deux procédés antagonistes, mais deux réussites totales qui ont marque a jamais le paysage linguistique francais. ‘3 Screech, 497. 38 Rabelais nous invite dans le Gargantua a assister a un veritable accouchement dc la langue, sans cessc faconnant les mots et les idées a l’aune d’une conscience me’talinguistique singulierement complique'e ct réguliere ; i1 était médecin — qui dc mieux qu’un doctcur philologue pour donner naissance a une langue nue, impudique et prometteusc a la fois ? Obse’dé par la compilation d’un savoir qu’il veut étaler et renouveler, i1 n’a de cessc de jouer avec la langue pour en faire éclater l’originalité et la savcur ; de la bouche de géants, l’évolution de la langue francaise s’accompagne forcément d’excés, dc surréalisme linguistique, d’un total abandon aux forces chaotiques du rire festif. Dans son ouvrage désormais devenu classique, Bahktine a bien montre que cette oeuvre devait au carnavalcsque, a son re'alisme grotesque imprégné d’attention au corporel ct au mate'riel, porte par une atmosphere de profanation et de liberté inconditionnelle : « Cette perception, hostile a tout ce qui est tout prét et achevé, a toutes prétentions a l’immuable et (‘2 l’e'ternel, nécessitait pour s ’exprimer desformes d ’expression dynamiques changeantes (prote’ennes), fluctuantes et mouvantes. C ’est pourquoi toutes lesformes et tous les symboles de la langue carnavalesque sont imprégne's du lyrisme de l’alternance et du renouveau, de la conscience de lajoyeuse relativité des vérités et . , . 4 autorztes au pouvozr“ . » Bien plus que le Pantagruel le Gargantua opte pour unc thématisation géne'rale de la langue. Une bonne partie des chapitres dc l’ceuvre traitent en effet dc la langue, du langage, et de l’adéquation des mots aux choses qu’ils sont senses décrirc : le premier 4‘ Bahktine, 19. 39 chapitre, analysé un peu plus tard dans ce chapitre, démontre l’e'volution ‘historique’ de la langue ; le cinquieme, sur les « Propos des Bienyvres » scra étudié plus en details dans le chapitre suivant ; le chapitre VII est place’ sous le signe de la naissance de Gargantua, que nous avons vu plus haut. Le chapitre IX, « Les couleurs et livrée de Gargantua », ofer de nouveau une réflexion sur la langue, la qualité et la véracité des mots, grace a une argumentation sur le sens donnc aux couleurs. Il commence par douter de l’acceptation collective du sens : Qui vous dict ? que blanc signifiefoy .' et bleufermeté ? Un (dictes vous) livre trepelu qui se vend par les bisouars et porteballes au tiltre .' ‘Le blason des couleurs ’. Qui l’afaict ? Quiconques il soit, en ce a esté prudent, qu ’il n ’y a poinct mis son nom. Mais au reste, je ne scay quoy premier en luyje doibve admirer, ou son oultrecuidance, ou sa besterie. Son oultrecuidance, qui sans raison, sans cause, et sans apparence, a ause' prescripre de son autorité privée quelles choses seroient dénotées par les couleurs : ce que est l’usance des tyrans qui voulent leur arbitre tenir lieu de raison .' non des sages et scavans qui par raisons manifestes contentent leurs lecteurs. (28) Tout d’abord, dissipons les doutcs qui pourraient surgir a la lecture de ce passage. Est-cc bien Rabelais qui s’exprime, ou met-i1 ces mots dans la bouche d’un autre ? Si l’on parcourt 1e début du chapitre, on remarquc qu’une expression trahit la personne qui egrene ces mots : nul d’autre que Rabelais, qui demande au lecteur de ne pas se moquer du « vieil beuveur » (28) en lisant ces mots. Pour se moquer de ceux qui prétendent dormer un sens aux noms de maniere arbitraire, i1 s’amuse a faire des calembours et des jeux de mots pour illustrer que lui aussi, si l’envie lui prenait, pourrait faire dc méme : 4O Par mesmes raisonferoisje [...] un pot c‘z moutarde, que c ’est mon cueur a qui moult I45 tarde. Et un pot (‘1 pisser, c ’est un oflicia . Et lefond de mes chausses, c ’est un vaisseau de petz. (29) Pour Rabelais, la signification et la portée des mots s’irnposent a l’esprit du lecteur a priori ; les « raisons manifestes » qui contentent le lecteur proviennent dc la perception meme des mots dans l’économie du texte ou de la parole. Ainsi, tout médiateur qui tendrait a imposer une signification a un mot se heurterait a un obstacle insurmontable : l’aval du lecteur ou de l’allocutaire, qui reste 1e juge ultime au travers de son interpretation. La notion dc liberté est au centre de sa philosophic : 1a libertc’ d’expression et d’interpre’tation, qui sont encore plus cruciales dans les sept derniers chapitres du Gargantua, qui décrivent un élément-cle’ de l’tnuvre : l’abbaye dc Thélcme (en grec, libre- arbitre). Tout attache a ses racines, il la fait construire a proximitc' de la « Dive » (139) Mirebalaise, une petite riviere tout pres de la Devinicre, et fidele a ses préceptes il de'crit ainsi la vie a l’abbaye : T oute leur vie estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et fianc arbitre. Se levoient du lict quand bon leur sembloit .' beuvoient, mangeoient, travailloient, dormoient quand le desir leur venoit. Nul ne les esveilloit, nul ne les parforceoit ny c‘z boyre, ny (‘1 manger, ny afaire aultre quelconques. Ainsi l’avoit estably Gargantua. En leur reigle n ’estoit que ceste clause. ‘Fay ce que vouldras ’. (149) ‘5 Jeu de mots sur “official” ‘officier’ et ‘pot de chambre’. 41 Les residents dc l’abbaye out a leur disposition de « belles grandes librairies en Grec, Latin, Hebrieu, F rancoys, Tuscan, et Hespaignol » (140) qui peut leur permettre d’étudier les bonnes lettres, et renforce ainsi la presence du francais dans le pantheon des langues. La reference au toscan peut paraitre singulicre, mais comme le souligne Huchon46 cette langue est parmi un de celles que maitrise Rabelais, qui aurait selon l’cn- tétc du Ticrs-Livre publie' les Faicts ct diets Hero'iques dc Pantagruel en toscan en 1550 : Henry par la grace de Dieu Roy de France [..] De la partie de nostre cher et bien aymé M. Francois Rabelais doctcur en medicine, nous a esté exposé que icelluy suppliant ayant par cy devant baillé a imprimer plusieurs livres .' en Grec, Latin, Francois, et Thuscan, mesmement certains volumes des F aicts et dicts Heroiques de Pantagruel. (343). Alors que dans le folklore de l’e’poque Pantagruel est un lutin, genie de la mer et 1‘”, celui de Rabelais, habile orateur ct buvant ses propres paroles, est décuplé en du se proportions gigantesques ct infligc une soif inassouvissable a tous ceux qui l’entourent ; le Gargantua est lui place sous le signe dc l’exces, du délire verbal et de la fureur poétique, ou l’oral populaire et la theatralisation de la vie forment la matrice primordiale du lexique rabelaisien. Pour ‘inventer’ la langue qu’il manipule avec génie, Rabelais donnc dans une ivresse verbale qui puise a toutes les langues de l’e’poque ainsi que les non-langues (la rencontre avec Panurge, que nous étudierons dans lc quatriéme chapitre), 4" Rabelais. 1164. ‘7 Pouilloux, 26. 42 le langage par signes (Panurge et l’Angloys, dans le Pantagruel). C’est tout un lexique qu’il nous apporte, qu’il remct au gofit jour ou qu’il transforme au gré des dialectes qu’il connait ou a étudiés. On peut voir dans l’inte’gralité de son ceuvre une sorte dc mosai'que linguistique de la France et de l’Europe du l6e sieele, destinée non seulement a illustrer la come d’abondance du francais mais aussi a glorifier la parole brute, le gofit dc l’authenticité et la fierté de l’idiome national. Cette mosai’que décrit la langue en train dc s’accomplir dans ses formes les plus burlesques et les plus inattendues ; mais elle souvent est d’une régularité, d’un rythme qui laisse Mireille Huchon penser, ainsi que d’autres, que le secrétairc dc Geoffroy d’Estissac opcre les mots en étant trcs vigilant sur leur origines étymologiques et leur capacité a laisser transparaitre 1e sens. L’ouvrage de Lazare Sainéan48 montre a quel point Rabelais était soucieux dc l’exactitude étymologique ct scientifique des mots qu’il utilisait, surtout en ce qui conceme les cmprunts au latin et au grec. Les dialectes régionaux, dans la vision dc Sainéan, ne sont que ‘vulgaires’ ct i1 dédaigne a plusieurs reprises la qualité littéraire de mots qui ne viennent pas de langues plus ‘nobles’. Cependant, i1 ne nie pas l’influence des traditions populaires dans la toponymie rabelaisienne, ni celle de la littérature dc colportage dont est particllement issu 1c cycle des géants ; au l6e siecle dans les campagnes, les colporteurs ou « bisouars » e'taient les interme'diaires entre les produits populaires dc l’imprimerie naissante et le gros public des villes et des campagnes. Parrni les muvres les plus en vogue, 1e majestueux m de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, qui préfigure l’esprit encyclopedique de l’cnuvre rabelaisienne. Mais a l’instar de ses pre'dc'cesseurs, Francois Rabelais ne se contente pas dc toucher a tous les domaines ‘8 Sainéan, 1922. 43 d’études de son temps : il surenche’rit a l’esprit d’inventio littéraire avec une inventio linguistique sans precedent. Loin d’étre un puriste de la langue, il reconnait néanmoins que la langue n’est pas une, mais multiple : 1e francais est intrinsequement lié au latin et au grec tout comme aux dialectes des différentes regions francaises. Il s’italianise aussi énorrnément pendant le long 16c siecle, au grand dam dc certains esprits du siecle qui se larnente qu’une langue aux origines si pures puisse se laisser flétn'r par une de ses plus féroces concurrentes dans le domaine littéraire. La variéte' des langues et les relations géne’tiques qu’elles ont les unes avec les autres, Rabelais en sait quelque chose et le montre des le premier chapitre du Gargantua. En adéquation avec les empires dont elles proclament 1a grandeur, les langues qu’il arbore dans son oeuvre ont toutes cu une naissance, une vie— et pour certaines seulement, une mort. Elles se succédent et évoluent, laissant a d’autres generations et d’autres peuples le soin de ne jamais fle'trir leurs lettres de noblesse :Attendu l’admirable transport des regnes et empires. Des Assyriens es Medes, des Medes es Perses, des Perses es Macedones, des Macedones es Romains, des Romains es Grecz, des Grez es F rancoys. (9) A l’instar dcs prétentions des grammairiens qui afiirment haut et fort 1e digne patrimoinc du lignage francais, i1 souligne la croyance fortement ancrée dans les esprits littéraires dc l’époque que la langue francaise venait d’une langue adamique, ct qu’il était possible de retrouver celle-oi en purifiant la langue et en retournant aux sources (littéraires, linguistiques, etc.) depuis peu retrouve'es. Il est difficile dc dire s’il souscrivait a la meme opinion ; mais il est issu d’une tradition scolastique qui mettait en valeur 44 l’apprentissage du trivium et du quadrivium”. Tout autant que les Modemes, Les Anciens ont une place prépondérante dans son oeuvre (Aristote, Plutarque, Pline, Homere. . .) : En icelluy (livre) fin ladicte genealogie trouvée escripte au long de lettres cancelleresques [...]Je (combien que indigne) y fitz appellé : et grand renfort de bezicles practicant l’art dont on peut lire lettres non apparentes, comme enseigne Aristoteles, la translatay, ainsi que veoir pourrez en Pantagruelisant, c'est-a-dire. beuvans ti gré, et lisant les gestes horrificques de Pantagruel. (10) Dans la lignée des autres auteurs de son age, i1 apporte une attention toute particuliere a la forme orthographique en essayant de respecter le plus fidelement l’e’tymologie d’origine. Des 1530, les accents commencent a faire leur apparition dans les textes francais. Robert Etienne introduit l’accent aigu en 1530, et un an plus tard Paslgrave introduit le tréma. Rabelais, dans son edition du Pantagruel de 1534, systématise tous ces emplois et introduit tout un systeme auxiliaire d’accentuation : apostrophe, tréma, accent circonflexe, accent aigu en finale ou devant un ‘e’so. .. Il participe ainsi de maniere tres active a la mise en place pratique d’un nouveau francais qui puisse donner l’élan nécessaire a l’avenement d’une littérature aussi majestueuse ct prolixe que celle issue du latin, est représente l’avant-garde d’une generation qui va ‘9 Le trivium et le quadrivium correspondent aux divisions entre les sept arts libéraux, introduites au Moyen Age dans les matieres dc l’enseignement scolastique. Le trivium correspond a la grammaire, la rhétorique et la dialectique, tandis que l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique faisaient partie du quadrivium. 5° Pour plus de renseignements, voir Huchon, Rabelais grammairien. 45 appeler les auteurs a illustrer leur vemaculaire. Ainsi de Jacques Pclctiers du Mans, qui en 1555 dans son Art poe’tique clarne : Nous tenons notre langue esclave nous-memes : nous nous montrons étrangers en notre propre pays. Quelle sorte de nation sommes-nous, de parler éternellement par la bouche d ’autrui ? Le Ciel Francois produit-il de sifaibles esprits, qu ’ils ne se puissent servir de leur Langue ? ou plutot, produit-il de siféconds esprits en conceptions, et si indispos et nécessiteux en parler .7 [..] Donc, se contente notre Poe‘te d ’avoir connaissance des Langues extemes, et connaisse a quoi il les a apprises : qui est pour en tirer les bonnes choses, et les employer en son langage naturel. 5‘ Comprendre ce que représcnte la langue littéraire de Rabelais est peut-étre la clé de ses récits ou le gigantisme narratologique trouve son echo dans la gargantuesquc fantaisie verbale, mais qu’est-ce que comprendre ? Savoir reconnaitrc les sources des emprunts qu’il emploie et dénoncer les prétendus abus de sa creation lexicale ? Savoir retracer les différentes sources qui ont perrnis a l’écrivain de produire son oeuvre et établir des connections potentielles entre celles-ci ? Ces démarches, quoiqu’utiles et précieuses, semblent avoir peu de poids critique face a l’incommensurable genie dc certains auteurs, qui défient le temps et les lecteurs par l’abyme sémiologique dans lequel ils plongcnt leurs lecteurs et leurs adeptes les plus convaincus. Parmi ces auteurs, Rabelais, qui a lui seul a fait couler bien plus d’encre que la plupart des auteurs du l6e siécle réunis ; comment se fait-i1 qu’il reste dans la me'moire populaire comme le plus grand créateur du lexique francais de son siecle et qu’il ait involontairement provoqué l’oubli prématuré d’autres grandes figures telles que 5' Traités dc poétique et de rhétorique dc la Renaissance, 247-248. 46 Guillaume Postel ou Ramus ? On ne saurait se'rieusement expliquer cc phénoméne moins par la qualité intrinseque de ses creations que par le succes qu’clles ont rencontré au fil du temps, ct cela autant dans les ccrcles littéraires que parmi la population francaise elle- meme. Le genie de la verve langagiere rabelaisienne repose sur, et en meme temps fait les louanges d’une oralité sans bomes 01‘1 l’homme du terroir et le lettré se mélent, s’entrelaccnt ct finissent par cre’er un langage hybride, controverse’, filant de cette maniere une parfaite métaphore de l’évolution dc la nation et de la société francaise au 16° siecle : on assiste a l’aube du possible, a la fin d’un joug, d’une hegemonic — celle d’une langue latine qui se meurt en meme temps que les institutions qu’elle rcprésente perdent de l’ampleur — mais on devinc aussi un immense effort collectif qui tente dc doter la France d’une langue qui puisse dignement la représenter et refléter en son sein la multitude des dialectes et influences socio-linguistiques qui lui conlcrent sa vigueur et sa santé. Entre polyglottes actifs et plurilingues passifs, nous contemplons Francois Rabelais, homme du l6e siecle par excellence, voyageur infatigable et chercheur impénitent, avide dc savoir et dc changement mais aussi soucieux dc parcourir les routes de France et d’Europe afin d’ajouter la pratique a ses connaissances, comme les itine'rants et les membres des guildes 1e faisaient en nombres de plus en plus grands au cours du siecle. Attaché au cardinal Du Bellay, Rabelais suit celui-oi dans la plupart de ses voyages en Italic, on non seulement i1 perfectionne sa connaissance de la langue italienne mais en profite aussi pour composer quelques muvres et traite’s et étudier des sujets aussi divers que l’architecture, la botanique, la médecine mais aussi l’archéologie et la sociologie des jeux. Naturellement enclin a découvrir dc nouveaux aspects de la vie et des cultures qui lui sont étrangers et soucieux de maintenir unc certaine transmission du 47 savoir et des techniques, il va meme jusqu’a ramener en France un nouveau spe’cimen dc salade, la laitue. Erudit rompu a virtuellement toutes les branches des savoirs dont s’occupe l’humanisme, ses voyages et ses études l’emmenent aussi aux quatre coins de France, a la rencontre du peuple et de l’he’téroge'néité linguistique francaise ; il leur emprunte certainement quelques vocables pour les remanier dans ses textes, ou la chaleur de sa diction ct l’exubérance joyeuse de son re’cit nous transporte vers un imaginaire, un paradis perdu de la langue francaise on non seulement elle semble croitre, mais aussi se retrouver. Les périples géographiques de Rabelais, l’agitation de son verbe, la vigueur d’un siecle qui se donnc tout entier a un élan créateur, tout symbolise cet instinct langagier pré-Rousseauistc dans lequel 1e processus, l’idée meme d’une impulsion incontrblée et incontrolable qui défie tout prescription devient le mot d’ordre d’une generation. 48 Chapitre deux Au cueur du mouvement de la langue : un conflit. La tension linguistique dc l’ocuvre rabelaisienne, néc d’une écriture qui mélange la tradition et la nouveauté, l’imitation et l’invention, apparait en 'de multiples cndroits et manieres au sein de ‘sitcs’ qui trahissent les efforts de Rabelais dans son travail de la langue ; la reduction du corpus a Pantagruel et Gargantua52 en limite le nombre, mais n’en réduit ccpendant pas leur originalité. En nous penchant sur l’organisation du récit, mais aussi 1e logos et ses variations morphologiques, nous allons découvrir dans le texte les raisons pour lesquelles je considere que Rabelais profite de sa position d’e’crivain pour s’immiscer sur le territoires des grammairiens, disputer d’anciennes et de nouvelles ide’es, proposer ses creations personnelles... et apporter un souffle nouveau a la colossale entreprise dc codification dans laquelle les grammairiens sc lancent peu avant la sortie de Pantagruel. Rabelais joue avec la langue, i1 l’éclatc, repousse les limites du sens et la brasse perpétuellement. Virtuose linguistique tout autant que fin narrateur, i1 prend plaisir a la travailler, a la polir. On le considere souvent comme rude a lire, ct beaucoup ont pris ce prétexte pour le mettrc de cbtc' ; alors que Montaigne, Shakespeare ou Cervantes, qui ne 1e suivcnt que de cinquante ans, ont dc tout temps éte' d’actualite’ et encense's. A cheval entre le Moyen Age et la Renaissance, pris entre deux feux, i1 se doit dc bouger avec son temps et imprime sur son oeuvre un mouvement qui lui fera traverscr les ages en ’2 Cette limitation est purement d’ordre pratique: une etude similairc dc l’osuvre totale de Rabelais demanderait beaucoup plus de recherches et d’attention qu’il n’en est foumie a la notre. 49 augmentant le nombre de ses fideles. Si des nc'ophytes le trouvent si difficile a lire c’est parce qu’on cherche trop a lui attachcr l’étiquette d’humaniste, sans voir que sous la patine du penseur et de l’érudit se cache un saltimbanque, un architecte du non-recevoir qui fabriquc méme son nom de plume en anagramme... Si son oeuvre continue a nous rendre perplexe cinq siecles plus tard, c’est qu’elle est tissée par une langue hors-norme, mouvante, tel un kaleidoscope dont les reflets épousent a plaisir les contours d’un récit qui défie lui aussi notre imagination et notre ve'cu littéraire. Ce conflit, je vous propose d’en cemer les points essentiels au travers d’une e'tude de la syntaxe et de la narration. mais aussi a l’aide dc précisions sur le lexique qu’il utilise et les spécificite’s morphologiques les plus inattendues et innovatives, qui donnent au final les deux premieres oeuvres d’un cycle inoubliable. l. Syntaxe ct narration : Ia vis sans fin rabelaisienne. Le francais est de nos jours reconnu comme un dialecte qui a réussi, 1e francien, au detriment d’autres dialectes presents sur et outre le territoire administratif que nous connaissons actuellement. Fortement influence’ par des tendances plus ou moins divergentes, telles le substrat gaulois, 1e latin et le superstrat germanique, le francais a connu une longue gestation au cours de laquelle maintes formes et structures, dérivant soit du latin, soit du germanique, soit d’autres langues comme 1e grec ou les autres langues romanes, sont apparues, se sont modifiées et ont progressivement acquis les traits caractéristiques de la langue nationale qui se faconne a la Renaissance”. La critique littéraire s’est rarement intéresse’e aux problemes de la langue et de sa relation a la littérature avant la période classique, ou tout du moins a centre' sa recherche ’3 Pour plus de précisions voir Lodge. 50 sur le style d’un auteur plutot que sur la langue elle-meme. Les historiens de la langue, d’un autre c6té, ne peuvent attaquer la langue que par le biais dc textes écrits: mais des premiers ‘monuments’ de la langue francaise aux traités philosophiques du 17°, 11 s’écoule une période sombre ou les balbutiements de la langue et d’une imprimerie naissantes rendent difficile toute e'tude de la langue qui nc soit pas syntaxique ou lexicologique. Un historien de la langue francaise comme Anthony Lodge (1993) a surtout montre' les différentes e’tapcs de la ‘création’, de la ‘codification’ et de l’usage du francais en intégrant la langue dans son contexte historique, tandis qu’une spécialiste de l’ancien et du moyen francais comme Genevieve Joly (2004) s’est attachée a faire une etude comprehensive de la morphologie ct de la syntaxe du francais. Entre ces deux auteurs, un monde dc difference que peut-étre certains critiques réconcilient en étudiant l’idiolecte d’un auteur donne, comme Sainéan (1922) l’a fait pour Rabelais. Cependant Sainéan ne s’attaque qu’au lexique et reste indifferent a toute etude de la syntaxe dans l’oeuvre du ce’lebre médecin ; c’est précise'ment dans cette niche que notre recherche trouve tout son intérét et sa valeur. En 1894, Edmond Huguet avait déja publié un ouvrage 51 cc sujet, mais le caractere a la fois modeme et suranne' dc l’écriture rabelaisienne, trop conservatrice pour exhaler une originalité remarquable par rapport a ses préde’cesseurs ou ses contemporains, rend l’analyse d’Huguet assez fade“. Les tournures syntaxiques que l’on retrouve chez Rabelais sont en effet traditionnels (absence réguliére du pronom sujet lorsqu’il n’y a aucune ambiguité sur l’identité dc l’agent du proces, pronoms ou complements d’objet place's avant le groupe verbal etc.), comme les exemples suivant indiquent : 5“ Edmond Huguet. Etude sur la syntaxe de Rabelais, compare’e a celle des autres prosateurs de 1450 a 1550. 51 Et non sans cause (combien que sans raison) plusieurs venuz en tel accident, ont ceste indignite' moins estimé tolerable, que leur vie propre, et en cas que par force ny aultre engin ne I ’ont peu corriger, se sont eulx mesmes privez de ceste lumiere. (86) Pour doncques mieulx son oeuvre commencer... (64) a) La negation Mais la modernité trouve aussi sa place chez Rabelais; ainsi dc l’usage de la deuxieme particule de la negation qui se se’pare clairement de celle habituellement 5 . utilise’e en ancien et moyen francais5 [...] puis me donnerent quelque pen (‘1 repaistre, maisje ne mangeoys gueres (266) Ha faulse fiebvre, ne t ’en iras tu pas ? (17) Ne nous hastons pas, et ramassons bien tout. (19) Maisje luy baillys si vert dronos sur les doigts a tout monjavelot qu ’il n ’y retournoit pas deuxfois. (266) Car vous mesmes dictes, que I’habit nefaict poinct le moine. (6) Mais Panurge dist. « Enfans ne pleurez goutte, il est encores tout chault. (321) 5’ Voir Fragonard / Kotler, 109. 52 On notera tout d’abord l’utilisation du forclusif, c’est-a-dire lc second élément dc la negation, que celui-ci soit adverbe (gueres) ou nom (poinct, goutte). La construction negative ‘ne...pas’, qui va progressivement au cours des siecles s’imposer face a ‘ne...point’ mais aussi a ‘ne...mie/goutte etc’, est majoritaire chez Rabelais lorsqu’il utilise un forclusif. L’essentiel de l’oeuvre n’emploie cependant que lc ‘ne’ comme éle'ment de negation, trait caractéristique de l’ancien francais, ce qui ajoute a la complexite’ de la syntaxe rabelaisienne. Il vogue en effet entre deux eaux, et ne semble jamais prendre completement parti pour la construction a deux elements ; ainsi dans le chapitre V du Gargantua, la negation simple avec « ne » est utilisée six fois : Je ne peuz entrer en bette (17) Si je ne boy je suis a sec (18) Pour neant boyt qui ne s ’en sent (18) Je ne boys en plus q ’une esponge (18) II n ’y a raboulliere en tout mon corps, oil cestuy vin nefurette la soif(19) La negation deux éle’ments, quels que ces derniers soicnt, est utilisée douze fois : Hafaussefiebvre, ne t’en iras tu pas ? (1 7) Je n ’entends poinct la theoricque (18) Beuvez tousjours vous ne mourrezjamais (18) En secjamais l ’ame ne habite (18) La pissotiere n ’y aura rien (18) II n ’y a poinct charge (19) Maintenantje n ’y laisse rien (19) 53 Ne nous hastons pas (19) Courrez tousjours apré le chien, jamais ne vous mordera (19) Beuvez tousjours avant la soif jamais ne vous adviendra (19) Pour cejeu nous ne voulerons pas (20) II n ’y a poinct d ’enchantement (20) Ainsi la majorité des négations dans ce passage, qui est un des ‘sites’ dont nous parlions au de’but de ce chapitre de part son importance dans notre etude, favorisent la presence du second élément de la negation. Si on enleve les éléments qui ajoutent un sémantisme a la construction negative (jamais, rien), alors la proportion s’e’quilibre beaucoup plus pour arriver a un total de six négations avec l’éle’ment principal « ne » contre six avec les deux elements. Cette quasi-parité illustre la tendance de I’e’criture rabelaisienne a continuellemcnt opter entre l’ancien et le modeme ; Rabelais choisit probablement cc style consciemmcnt afin de dérouter 1e lecteur et d’c'viter une classification trop facile dans tel ou tel camp. Cependant i1 reste parmi les premiers écrivains qui commencent a utiliser le dcuxieme éle’ment de la negation, ‘pas’, de maniere extensive dans ses oeuvres, car l’utilisation de ce dernier ne s’affirmera pas avant la fin du 17c siccle dans la littérature hexagonale (Fragonar/ Kotler, 1994). Rabelais, précurseur ou simple participant a l’évolution de la langue ? Seule une etude quantitative plus détaillée de ce phénoménc pourrait le determiner. 54 b) Ordre syntaxique L’ordre aujourd’hui devenu canonique—suj et/verbe/objet—est le modele de construction syntaxique préféré de Rabelais. Occasionnellement, ce-demier intervertit les positions du sujet et du verbe, généralement quand le sujet est un pronom personnel ou un nom propre, mais aussi en de’but de phrase apres des conjonctions ou des adverbes : Donc dist Panurge .' « a ceste heure est il guery asseurement. » (322) Adoncques monta Gargantua sus sa grandejument... (100) Ha (dist elle) tant parlez a‘ votre aize vous aultres hommes. (20-21) C ’est, dist il, bien chien chante'... (78) Il nous offre aussi des toumures aux allures me’diévales, 011 1c complement d’objet se situe avant 1e verbe. Ceci se produit généralement lorsque 1e verbe est conjugué a un temps compose : A cestuy inconvenient ja avoit ordre tresbon donné. (162) II ne me a, dist Gallet, cause queconques exposé (89) ou si la construction verbale implique deux verbes : S ’ilz rencontroient les diables [...] yceuleeissent disparoir et esvanouyr. (117) Souvent, que ce soit avec un temps simple ou compose, le sujet est omis ou inverse : Luy arrive' (‘1 Parillé, (i1) fut adverty par le mestayer de Gouguet (96) En celle heure partit le bon homme Gallet (85) 55 L’ordre (S)VO est souvent tributaire de la construction verbale elle-meme : dans les cas ou cette demiere inclut deux verbes (le plus souvent avec un aspect résultatif ou causatif, comme ‘faire’ + V), Rabelais opte pour un complement en postposition, mais n’hésite pas aussi pour les besoins du style a placer le complement d’objet avant la construction verbale: Si bon vous semblefaictes apporter un cousteau. (21) Iceulx propos tenusfaisoient souvent [...] apporter les livres susdictz a table. (66) Ilfaisoit allumer un beau et clairfeu. (73) Puisfeist convenir davant soy [...] tous ceulx qui lti restoient (132) Mais : Puis ceulx qui Id estoient mors ilfeist honorablement inhumer. (136) Les navrés ilfeist panser (136) L’antéposition de l’objet dans ces deux exemples est sans doute pour accentuer l’importance de l’état des troupes dc Gargantua apres la bataille contre Picrochole qui se déroule deux chapitres auparavant ; en effet, ces deux exemples sc situent au debut d’un paragraphe sur le sort que Gargantua re'servent aux gagnants de la bataille (c’est-a-dire ses troupes) ct sur les mesures qu’il prend pour protéger la ville et ses habitants dc futurs incursions ennemies : Puis ceulx qui Id estoient mors ilfeist honorablement inhumer en la vallée des Noirettes, et au camp de Bruslevieille. Les navrés ilfeist panser et traicter en son grand Nosocome. Aprés advisa es dommaigesfaictz en la ville et habitans .' et lesfeist rembourcer de tous leurs interestz a leur confession et serment. Et y feist bastir un fort chasteau : y 56 commettant gens et guet pour it l’advenir mieulx soy defendre contre les soubdaines esmeutes. (1 3 6) Les deux premiers complements d’objet son place's avant le groupe verbal pour mettrc l’emphase sur ces elements ; en forcant le lecteur a considérer les victimcs avant leur sort, l’auteur les met an premier plan de la narration et lui impose une certaine partialité de jugement (les troupes de Gargantua provoquent plus dc pitié et de compassion de la part du lecteur). Le reste des complements d’objets, qui traitent du camp adverse et du sort que leur reserve Gargantua, sont places apres le groupe verbal car leur importance est moindre que celle des compagnons du géant. c) La narration Comme le dernier exemple le montre en partie, c’est surtout au niveau du rythme de la prose que nous sentons l’e’nergie, 1e mouvement créateur chez Rabelais. Il emprunte a tous les styles, déforme le canevas traditionnel de la prose contemporaine en y insérant la forme épistolaire (la lettrc de Grandgousier a son fils Gargantua), dc longues listes (les 217 jeux auxquels s’adonne Gargantua ou les 138 livres que Pantagruel découvre dans la librairie de Saint Victor), des poemes et rondeaux56, qui ouvrent et ame'nagent un espace 5" Voir Gargantua XIII, ou l’on peut trouver ce rondeau chanté par le jeune Gargantua : « En chiant l’aultre hyer senty La guabelle que (‘1 mon cul doibs L ’odeurfeut aultre que cuydois J ’enfeuz de tout empuantiz 0 si quelc ’un eust consent)» M 'amener une que attendoys en chiant Car je luy eusse assimenty Son trou d ’urine 2: mon loudoys Ce pendant eust avec ses doigtz Mon trou de merde guarenty en chiant 57 pour la mise en scene, la representation de langues, de voix, dc formes et de genres. Outrc ces variations on pourrait s‘attendre a une unité de ton; a un sujet e'levé devrait correspondre un style de niveau equivalent : a un sujet trivial et quotidien devrait correspondre un style populaire, a des matieres courantes, un style moyen, etc. Or, 121 encore, non seulement l'unite’ de la matierc contée est-elle constamment rompuc, la linéarité du récit entrecoupée de digressions, de dévcloppemcnts secondaires, parfois étrangers au propos central, mais qui plus est, il arrive fréquemment que le niveau de langue (la forme, le contenant) ne coincide pas avec le sujet, le contenu. Comme l'a démontre’ Guy Demerson, cette inade’quation de la forme et du fond s'avere un indice probant de parodie ct d’ironie”. Par exemple, la forme la plus haute, la plus recherche’e étant l'expression poétiquc, lorsque, dans l'c'pisode du torche-cul, le petit Gargantua versifie la matiére scatologique, il est incontestable que Rabelais parodie la formc versifiée pratiquée par les Grands Rhétoriqueurs ct propose une misc :1 distance critique par rapport a un genre et a une pratique poc'tique : Chiart / F oyrard / Petart / Brenous / Ton lard / Chappart / S ’espart / Sus nous. / Hordous / Merdous / Esgous / Le feu de sainct Antoine te ard .' / Sy tous / Tes trous / Esclous / Tu ne torche avant ton depart. (40) En chiant l’aultre hyer senty La guabelle que 6: mon cul doibs, L ’odeurfeut aultre que cuydois .' J ’enfeuz du tout empuanty. (40) 57 Guy Demerson. L’esthétique de Rabelais. 58 Un autre exemple eloquent, parmi d'innombrables cas que nous pourrions trouver, est illustre par le discours dc Janotus dc Bragmardo venu chercher les cloches de Notre-Dame. Alors que le rhéteur le plus vieux et le plus habile de la F aculté dc théologic devrait se lancer dans un discours brillant, savant, structure de facon logique ct convaincante, le sophiste renacle, ahane, se re'pcte et se trompe, provoquant 1e rire de ses auditeurs dans une mise en scene carnavalesque58 : Ehen, hen, en. Mna dies. Monsieur, Mna dies. Et vobis, messieurs. Car ce seroyt bon que nous rendissiez noz cloches. Car nous en avons bien besoing. Hen, hen, hasch. [...] Omnis clocha chlochabilis in clocherio clochando clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet clochas. Ergo gluc. Ha, ha, ha. C ’est parlé cela. (52) La harangue dc maitre Janotus et la crude versification dc Gargantua se situent seulement a six chapitres d’écart, lesquels sont en majeure partie dédiés a l’instruction du jeune géant, a sa preparation a la royauté et a tous les devoirs qui incombe a un bon souverain, ainsi qu’a son voyage a Paris en compagnic de son pédagogue pour « congnoistre quel estoit l’estude dcs jouvenceaulx de France pour icelluy temps » (45). Bien qu’aux antipodes l’une dc l’autrc sur le plan stylistique ct n’aient a priori aucune relation narrative, le fait que la harangue dc maitrc J anotus et l’élan poétique du jeune Gargantua soicnt places au de'but et a la fin de son education montrent que la langue a pour fonction premiere la satisfaction des besoins essentiels. Se soulager sur le plan 5" Pour une description plus en details des attributs camavalcsques de la scene, voir Bakhtine, 217. 59 physique « en chyant » ou adresser une requéte forrnelle au souverain qui vient de vous voler votre bien lc plus précieux, ne peuvent se concevoir que dans une langue qui touche le plus profond de l’étre, celle qui n’a pas besoin d’artifice stylistique puisqu’elle représente l’homme dans sa nudité et son humilité la plus complete. Rabelais redéfinit ainsi la notion dc ‘roman’ en virevoltant a l’envi entre prose et vers, langages savants et parlers locaux, chronique historiographique et roman d’initiation, lettres et plaidoyers : le Gargantua et le Pantagruel ont une forme ouverte apte a la transformation et a la generation d'un genre nouveau, oil 11 met en place un procéde' d’écriture bien particulier que je caractériserais dc vis d ’archiméde littéraire. Ce phénoméne est particulierement salient dans un des sites linguistiques les plus prolifiques du Gargantua : 1e banquet des Bienyvres 01‘1 ces derniers, apres avoir diné et dansé « au son des joyeux flageolletz et doulces comemuses [...] entrerent en propos de resjeuner en propre lieu. Lors flaccons / d’aller // jambons / dc troter // goubeletz / dc voler // breusses / de tinter » (17) : le rythme binaire des premiers élans festifs, semblable a celui d’une cloche qui va ct vient pour sonner l’heure de « resjeuner », sort le texte de son inertie narrative par le biais de quatre constructions identiques N + Préposition + Infinitif’g. Il aurait pu utiliser le pre’sent de l’indicatif, voire le passe' simple, mais aucun de ces choix n’auraient pu dormer l’entrain que cette syntaxe particuliere donnc au debut du banquet des Bieanres ; celle-ci met en valeur les verbes aller, troter, voler et tinter qui, mis a part le dernier, n’ont aucune relation sémantique naturelle avec leur sujet. L’absence d’agent—car il faut bien que quelqu’un porte les goubeletz et les breusses en 59 La construction directe avec l’infinitif est courante au l6e siccle (Fragonard, Kotler, 1994). Nul besoin de prépositions dans la majorité des cas : « c’estoit passetemps celeste les veoir ainsy soy rigouller », « Je souloys jadis boyre tout » (Rabelais, 17, 19). 60 Fair—caractéristique dc tout le passage, accentue l’impression d’une danse des objets, mus par une force invisible dans un bal verbal synesthéthique au plus haut point. Tel une vis sans fin, 1e procédé narratif rabelaisien que je considere comme une vis d’archimede littéraire se construit autour d’un cycle d’ide’es, reprises et remaniécs jusqu’a plus soif, qui appelle d’autres constructions ct idées paralleles ou similaires, faisant rebondir le re'cit dans un enchevétrement narratif qui donnc autant 1e toumis que si nous fixions une vis sans fin toumer devant nos yeux : « Quifeut premier soifou beuverye .7 » « Mouillez vous pour seicher, ou seichez pour mouiller ? » « Je boy eternellement, ce m ’est eternité de beuverye, et beuverye de eternité. Chantons beuvons. Un motet. Entonnons. 01‘: est mon entonnoir ? Quoyje ne boy que par procuration. » (18) Les chiasmes lancent le récit dans un maelstrom narratif, 1e flux continuel de la parole et le vin qui coule annoncent le rituel sacré par lequel la vie se crée et se conserve, ear « si jc ne boy je suis a sec » (18). Le sommelier devient alors la muse du pocte puisqu’il lui donnc le souffle inspirateur ; au sein de la cosmogonie du liquide sa puissance creative est toute puissante : détenteur du sacré, tel un berger, il peut ramener une brebis égaré dans le droit chemin « Somelliers, o createurs dc nouvelles formes rendez moy dc non beuvant beuvant » (18). Tout le chapitre des Bienflres ce'lebre de cette facon une parole ivre ct avide de s’exprimer, cherchant et produisant le sens a mesure que le vin émoustille la curiosité des convives. 61 En placant cet épisode-clé avant la naissance du héros éponyme, Rabelais instaure une dialectique qui sourd dans le reste de ses chroniques des géants : un mouvement perpetuel qui tend vers l’inconnu, dont le Verbe et la soif de communiquer sont les principaux moteurs. Véritable invitation a explorer les méandres du langage, a créer 1e sens et refaire le monde, Les propos des Bieanres montrent bien que méme si «la soif s’en va en beuvant » i1 faut boire « pour la soif advenir» (18) ; selon Alfred Glauser « on boit et on mange beaucoup chez Rabelais parce que c’est l’occasion d’un mouvement acce’lére', d’une vie plus intensebo.» Ce n’est pas un hasard non plus si l’on retrouve, dans le chapitre XX du Pantagruel, une syntaxe quasi-similaire a celle du debut des Bieanres : Saincte dame comment ilz tiroyent au chevrotin, etflaccons d ’aller, et eulx de corner, « tyre, baille, paige, vin, boutte de par le diable boutte », et il n ’y eut celluy qui ne beust vingt cinq ou trente muys. Et scavez comment, sicut terra sine aqua, car ilfaisoit chault, et dadvantaige se estoyent alterez. (291) Prenons comme autre exemple la célébre dispute entre les fouaciers et les gens dc Picrochole, ou l’histoire personnelle dc l’autcur s’ancre dans 1c vocabulaire du passage : nul doute que Rabelais a utilise ou entendu les injures qu’il déballe ; comme avec le tonneau de Diogene dans le Tiers-Livre, nous sommes pris dans une avalanche d’épithetes qui font autant rire que toumer la téte : A leur requeste nefeurent aulcunement enclinez lesfouaciers, mais (que pis est) les oultragerent grandement les appelans T rop diteulx, Breschedens, Plaisans rousseaulx, 6° Glauser, 43. 62 Galliers, Chienlictz, Averlans, Limessourdes, Faictneans, Friandeaulx, Bustarins, T alvassiers, Riennevaulx, Rustres, Challans, Hapelopins, Trainneguainnes, gentilz F locquetz, Copieux, Landores, Malotruz, Dendins, Baugears, Tezez, Gaubregeux, Gogueluz, C laquedans, Boyers d ’etrons, Bergiers de merde .' et aultres telz epithetes diffamatoires... (73-74) Avant d’analyser l’origine et l’impact d’un tel élan verbal, nous pouvons sommairemcnt dégager de cette liste deux courants fondamentaux dans la morphologie des noms chez Rabelais : un traditionnel qui traite des noms simples, et un second beaucoup plus audacieux, tentant toujours de nouvelles formes, traitant des noms composes. En nous concentrant en premier lieu sur les noms simples, tels que « gallicrs », « rustrcs », « challans », nous constatons que ce premier groupe est celui qui subit 1e moins dc transformations orthographiques : les principales sont les fréqucntes redoublement dc consonnes (« challans » ct « gallicrs », qui se trouvent dans le ‘1’“ ) ou une assimilation étymologique dictionnaire du francais l6e siecle avec un seul trop poussée mais néanmoins correctc (« faictneans », par assimilation étymologique avec le latin « factum », 1e supin du verbe « facere », contraste avec d’autres emplois dc l’époque comme « faineant » ou « fayneant »). D’autres sont sans doute le produit d’une volonté de la part de l’auteur dc garder une certaine coherence entre la graphic et la :62 realisation phonétique ; ainsi du g doux qu’il transcrit dans « baugears » avec un ‘g accouplé a un ‘e’. tandis que l’orthographe d’usage toujours selon le dictionnaire de 6' Toutes les differences de graphics qui sont l’objet dc I’étude sont basées sur les renseignements trouvés dans Le dictionngire du francais du l6c siecle d’Edmond Huguet. 62 Et cc, probablement, par analogie textuelle avec « gaubregeux » ou « bergiers », par opposition directe avec « gogueluz » ou « trainneguainnes ». 63 Huguet note la graphic réguliére du mot comme « baujard » Cependant, les quelques exemples de noms simples que nous avons dans cet extrait soulignent quelques problemes morpho-phonétiques qui ont fait couler beaucoup d’encre au l6e siecle, ct encore plus au sein de la critique littéraire depuis. Mireille Huchon, en particulier, étudie plus les variations entre les différentes éditions des cinq (nuvres et les problemes d’authenticité que le systeme grammatical proprement dit ; en superposant les textes dans la diachronic de leurs editions, chaque oeuvre perd son intégrité pour ne plus servir que de faire-valoir a une théorie historiciste des questions de linguistique pour Rabelais. Néanmoins, cela montre a quel point ce dernier prend part aux débats de son temps et s’inscrit dans un mouvement radicalement dédié a la restitution des « bonnes lettres.» Le traitement particulier réservé aux noms composes est d’une arnpleur toute différente. Ceux-ci ont peu éte’ l’objet d’une etude approfondie, bien que leur nombre et leur variété aient frappé la critique et les lecteurs. Des mots tels que « breschedens », « hapelopins », « trainneguainnes », « riennevaulx » se démarquent de leur graphic courante non seulement par l’absence de traits d’union ou l’assimilation en un seul mot de deux (« lime sourde », << traine-gaine », « ricn-ne-vault » sont les graphics donne'es par Huguet) mais aussi par une manipulation personnelle des étymologies qui entraine parfois des discordances entre les occurrences régulieres de l’époque. « Hapelopin », par exemple, est ge’néralement orthographic avec un redoublement de la consonne ‘p’, comme Rabelais le fait déja avec son néologisme personnel « happelourde »63. On constate par ailleurs que le processus dc creation lexicale va outre les canons dc l’époque, qui consistaient la plupart du temps a accoler un verbe et un nom (« breschedens », ‘53 Bloch et von Wartburg: « appellation au sens de sotte, adressée aux femmes qui se laissent prendre a l’apparence. » 315. 64 « faictneans ») ou de séparer deux noms par une preposition (« bergiers de merde ») : il nous présente ici deux creations originales : « trop diteulx » (adverbe + adj ectif) ainsi qu’un verbe, une preposition et un nom qu’il ne se contente pas de composer, mais en outre de mettrc dos-a-dos sans aucun diacritique qui puisse séparer les étymons... courageuse tentative qui porte ses fi'uits, et que le general de Gaulle popularisera au 20c siecle a propos des Nations-Unies : 1e néologisme le plus politique que Rabelais ait pu inventer, « chienlictz » (chie-en-lit)64 ! 2. L’orthographe chez Rabelais: entre ordre et chaos Rares sont les critiques qui ont abordé les particularités morphologiques dc l’e’criture rabelaisienne ; Mireille Huchon, dans son oeuvre Rabelais grammairien, applique une démarche diachronique a son analyse morphologique du cycle des géants en recensant les variations dans les différentes editions ; cependant elle ne se concentre que sur quelques points particuliers, tels les participes presents, les consonnes c, g, et q, ct enfin les radicaux ct leurs de'rive’s. Il existe donc beaucoup de zones d’ombrcs qu’il convient d’analyser avec minutie, mais au contraire de Huchon la présente etude cherche a recenser la variation au sein de la meme edition. Celle du Pantagruel que nous utilisons, datant de 1532, a été publiée sans la surveillance de l’auteur, qui s’est attache dans ses éditions ultérieures a corriger les coquilles et erreurs potentielles ou méme a ajouter et supprimer des passages entiers ; d’ou l’acces privilégie' a une oeuvre dc premiere main. Cependant, ceci pose a l’évidence un probleme dc taille : comment reconnaitre les coquilles dc l’imprimeur des tentatives de Rabelais dc dévier des normes orthographiques 6‘ Bloch et von Wartburg, 129. 65 dc l’époque ? Nous choisirons done plusieurs exemples dans chaque site linguistique que nous étudierons pour tenter dc niveler les écarts d’interpre’tations que nous pourrions faire si nous nous attachions a quelques occurrences seulement. Avant d’aborder les spécificités morphologiques dc l’écriture rabelaisienne, nous allons souligner quelques caractéristiques d’ordre sociolinguistique mettant en valeur la complexité de la relation que l’auteur entretient avec la langue. L’essentiel de sa culture appartient au Moyen Age ou a I’Antiquité : le latin est non seulement la langue dans laquelle i1 correspond, mais aussi le véhicule du savoir dc l’époque ; et meme si le 166 siecle voit une augmentation notable dans la mobilite’ des populations et leurs échanges“, Rabelais n’a cu principalement acccs qu’aux bibliotheques des abbayes oil i1 séjourna. Il suit une formation scholastiquc qui lui inculque sans doute les particularités orthographiques de la « censure antique66 » misc au point au fur et a mesure dans ses ccuvres. Obsédé par le détail, soucieux de la justesse du mot, i1 retravaille par ailleurs tous ses textes a chaque edition. 11 faut dire qu’il vit dans des temps ou la rigueur grammaticale et orthographique provoque des remous entre ceux qui préféreraient que l’écrit reflete la parole, rejetant l’utilisation de lettres superflues, et ceux qui cherchent l’étymologie parfaite et la classification systématique dans des familles ou des groupesm. Litte’raire a un moment on l’e’criture du francais devient un enjeu politique, un acte social, Rabelais s’inscrit dans la lignée du plus fervent opposant a la réforme de l’orthographe, 65 Pour plus de details sur la geographic humaine de l’Europe a la Renaissance, voir John Hale, 149-170. 6" Dans l’édition de 1552 du Tiers-Livre, “reveu, & corrigé par l’Autheur, sus la censure antique.” Voir Rabelais, 340. ‘7 Voir Rabelais, xxxviii. 66 Guillaume des Autels68. 11 met au point dans son muvre tout un systeme orthographique basé sur une scrupuleuse recherche étymologique, avec une nette tendance pour une variation qui fluctue selon l’humeur du moment, le ton general du chapitre, la beauté relative de la graphic dans l’économie du texte, et un gout prononcé pour une creation lexicale dont 1e trait fondamental est d’instantanément cristalliser le vocabulaire en cours d’invention, sous sa forme la plus pure ct brute, comme un soufileur dc verre cre'ant a chaque fois une oeuvre unique—que ce soit un monstre ou une réussite. Au gre’ de quelques extraits du Gargantua ct du Pantagruel, entrons dans les tumultueux débats linguistiques du 16° siecle afin d’analyser l’interface langue/produit littéraire au sein de la morphologie rabelaisienne et d’illustrer dc quelles manieres sa langue virevolte sur elle- méme, se posant a chaque fois la meme question : « et pourquoi pas cela ? » La langue de Rabelais est en perpe'tuel conflit, souvent surexprime'c et toujours surprenante ; mais sous le masque de la folie se cache une fureur poétique qui innove ct repousse les frontieres d’une codification hésitante. Précurseur, Rabelais ? Précisément, meme si la trame narrative de son oeuvre trouve la plupart de ses modeles dans l’Antiquité et le Moyen Age69. Alcofrybas Nasier, sous son nom de plume, semble au premier abord bien plus issu du Moyen Age que de la Renaissance, et sa graphic atteste largement de l’influence de l’ancien francais sur son oeuvre. Voici un passage ou les fouaciers de Lerné et les bergcrs de Seuilly se livrent bataille : Ce pendent les mestaiers, qui la auprés challoient les noiz, accoururent avec leurs grandes gaules etfiapperent sus cesfouaciers comme sus seigle verd. Les aultres 6" Rabelais, xxxvii. 69 Pour plus de details voir Jean Lannat, Le Moyen Age d_a_ns Gargantua et Lazare Sainéan, La langue de Rabelais. 67 bergiers et bergieres, ouyans le cry de F orgier, y vindrent avec leursfi'ondes et brassiers, et les suyvirent c‘t grands coups de pierres tant menuz qu ’il sembloit que ce feust gresle. F inablement les aconceurent, et ousterent de leursfouaces environ quatre ou cinq douzeines, toutesfoys ilz les payerent au pris acoustumé, et leurs donnerent un cens de quecas, et troys panerées de Francs aubiers [..] Ce faict et bergiers et bergieresfeirent chere lye avecques cesfouaces et beaux raisins, et se rigollerent ensemble au son de la belle bouzine : se mocquans de ces beauleouaciers glorieux, qui avoient trouve' male encontre, par faulte de s ’estre seigne'z de la bonne main au matin. Et avec gros raisins chenins estuverent lesjambes de Forgier mignonnment, si bien qu ’ilfeust tantost guery. (74— 75) A l’évidence, Rabelais ne cherche pas la simplicité dans son écriture, et la surcharge souvent dc lettres étymologiques : les e en digraphes issus du Moyen Age, tombés dans la prononciation mais conserves dans ses graphics (feust, seignéz), les 1 étymologiques et vocalise's dans « aultres » ou « beaulx », 1e maintient du 3 en fin de syllabe avec « gresle », « acoustumé » qui a pourtant disparu des lc 13e sieclem, usage tres répandu de doubles consonnes (« challoient », « se rigollerent »). .. L’introduction et la place des lettres étymologiques dans l’oeuvre rabelaisienne pourraient surprendrc, voire fi'ustrer le lecteur neophyte. Il est vrai que parfois, Rabelais semble reculer dans le temps a bonds dc géants : tout au long de son e'volution, l’usagc et l’érosion phonétique avaient fait dispara’itre du francais quelques consonnes latines qui resurgissent tout a coup dans le récit, tel le C de « saincte » (sanctus, i), le au de « aureille » (audio, is, ire), 1c 1 dc 7° Pour plus de renseignements, voir Francois de la Chaussée, 204. 68 « aultre » (alter, ius) dans ces extraits de passages que nous avons vus auparavant dans ce chapitre : Saincte dame comment ilz tiroyent au chevrotin (291) Hen, Hen, il est a une aureille, bien drappé, et de bonne laine. » (20) L ’odeurfeut aultre que cuydois (40) Poursuivons maintenant cette etude dc l’orthographe avec l’examen de quelques phe’noménes spécifiques qui sont récurrents dans l’histoire du francais tout autant que dans 1e Pantaggel et le Gargantua. La marque du pluriel dans le francais tout d’abord, qui e’volue surtout au 16c siccle pour se débarrasser de sa forme archai'que en <7) pour prendre le contemporain, se trouve chez Rabelais sous une formc he'te'roclite. Plus tard dans le siecle, l'usage du se répandra largement, comme nous pouvons le voir avec Maurice Sceve en 1544 : « Delia ceinte, haut sa cotte atourne’e, La trousse au col, et arc etfléche aux mains, Exercitant chastement lajournée, Chasse et prend cerfs, biches et chevreux maints. Mais toi, De'lie, en actes plus humains Mieux composée, et sans violents dards, Tu vénes ceux par tes chastes regards Qui tellement de ta chasse s ’ennuient Qu ’eux tous étant de toi saintement ards, 69 Te vont suivant, oil les bétes lafuient. »71 La pre’scnce de deux variantes orthographiques pour la marque du pluriel dans Gargantua, XXV ainsi que dans le reste des deux premieres oeuvres, suggere que la realisation graphique du pluriel est dictée par la consonne qui 1e precede. Ci-dessous un tableau récapitulant sommairement son environnement et actualisation dans les substantifs qui se terminent par une consonne: Tableau 2.1 : Les conditions de la marque du pluriel dans les noms terminés par une consonne dans Gargantua, XXV -c z Grecz (10) -n s Bustarins (74) Porczepicz (134) Gcns (128) -d z Piedz (27) -p s Champs (141) Gandz (29) Loups (142) -f z Nerfz (151) -cq s Boucqs (76) Juifz (108) Cocqs (148) -1 z Culz (13) -r s Bergiers (74) Outilz (143) Cueurs (125) -t z Flocquetz (74) Escriptz (5) Ce tableau montre a quel point l’orthographe dc Rabelais s’inscrit dans le domaine d’une écriture divisée : le pluriel en hérité du moyen age cotoie le garant de la modernité sans que l’un ou l’autre ne prenne un avantage décisif. On pourrait 7' Maurice Sceve, cxxx1. 70 dire que son écriture se base sur une espece de distorsion du signe, qui change selon son contexte immédiat et sa fonctionnalité. Cette distorsion est certes bien volontaire et se pose en tant que systeme, tout au moins au niveau du chapitre si cc n’est sur celui de l’oeuvre, comme le montre le tableau precedent. Le tout dernier point dont je voudrais discuter pourra paraitre tire par les chevcux a un lecteur a qui la mentalité littéraire classique, qui a rendu l’impétuosité linguistique du 16° siecle obsolete, ferait perdre dc vue que les teuvres de Rabelais sont faites non seulement pour étre lues a voix haute mais aussi pour lc plaisir des yeux. Prenons par exemple « breschedens » ct « claquedans » : tous deux sont forme's d’un verbe juxtapose' a un substantif identiquc (dents), mais celui-oi se trouve orthographic de deux manieres différentes en l’espace dc quelques lignes. Cet écart pourrait paraitre insignifiant (coquille, inattention de la part de l’auteur) si l’on ne trouvait dans le chapitre XXXII du Pantagruel « Je croy que c’estoient ses dentz » (331) qui sous-tend que la voyelle par défaut est bien le e et non le a. Nulle part dans le livre y a-t-il d’autre occurrence du substantif « den(t) » orthographié avec un a : comment expliquer alors cet écart qui semble bien pre'médité ? Les principes dc la phonesthétique, qui traite du symbolisme des sons en établissant des liens entre les phonemes et la chose qu’ils représententn, ne sont d’aucune aide dans ce cas pre'cis, puisque les deux graphics et sont 72 La phonesthétique est un domaine de plus en plus étudié 011 la connection entre les sons et les choses qu’ils décrivent sont de nature synesthétique. Certains phonemes par exemple peuvent donner des indications sur la taille (les voyelles antérieures [1] et [y] de petit, minuscule, ici, font reference a quelque chose de pres ou de petit, ct s’opposent aux voyelles basses comme [a] et [0] de 161, gros, gras), le mouvement (la bilabiale [m] dc murmurer, marmonner) etc. Pour plus de précisions, voir Keith Allan, Linguistic meaning. 71 prononcées [a]. J ’oserais done parler dc graphesthétique afin d’élucider la myste’rieuse discordance orthographique entre « breschedens » ct «claquedans ». Un lecteur familier de Rabelais sait que celui—oi a l’habitude dc mettrc un s devant le groupe consonantique ch, 21 l’exemple dc « faseheries », « meschans », « mousches » et « hasches »73 ; « breschedens » suit alors les regles orthographiques que l’auteur met en place dans ses (euvres. Cependant i1 precede de maniere géne’rale les lettres qu d’un c, quand elles se situent a l’intérieur d’un nom, d’un adjectif ou d’un verbe (« chronicqucs », « horrificque », « Crocquemouche », «deschicquetée »74) ; son omission dans « claquedans », accouplée au choix du a pour un substantif qu’il orthographic touj ours avec un e, montre que ce mot a pour but de sortir de la norme, de choquer et d’innover : i1 choisit délibérément le a come voyelle afrn de créer une homogénéite' et pour prouver que les mots sont faits pour étre déconstruits et reconstruits a l’envie. L’homogénéité passe par l’utilisation d’une voyelle unique au sein du mot (ce qui rappclle certaines oeuvres de la littérature du 20c siccle, en particulier dans le mouvement de l’Oulipo, qui se joue des conventions de l’orthographe et remoulent les mots, quelquefois des teuvres entieres, en exeluant une lettrc ou en utilisant seulement un seule75) mais n’exclut en rien le besoin de briser les cadres de l’écriture. Les principes de l’orthographe pour Rabelais reposent tout autant sur la justesse dc l’étymologie que sur les mouvements d’une langue qui cherche a s’écrire et a trouver un compromis entre l’utile et l’agre’able : c’est une écriture du plaisir. Nous retrouvons dans « breschedens » 7’ Respectivement p.20, 54, 117 et 121 dans Rabelais. 7" Idem p.7, 10, 22 et 25. 75 Voir par exemple des romans de Georges Pérec, comme La Disparition 011 la lettrc n’apparait pas, ou Les Revenentes ou elle est omniprésente. 72 et « claquedans » les graines du génie camavalcsque célébré par Bakhtine : d’un mot a l’autre, tout bouge, tout se renverse, et l’établissement dc regles strictes en devient d’autant plus complique ; que ce soit au niveau de la narration, des genres ou de la linguistique, la quintessence de l’écriture rabelaisienne se resume a un conflit, on l’univers du possible est le lieu de sa realisation ct ou le plaisir de la creation passe par la satisfaction des sens. Mais si son écriture semble étre faite dc pulsions, presque érotique tant elle fonctionne dans un optique de désir, dc besoin de satisfaction sensorielle synesthétique, il n’empéche que Rabelais est souvent tiraillé par l’envie d’ancrer 1e mouvement quelque peu erratique de son orthographe dans une constance a laquelle il s’adonne selon son humeur, mais surtout selon la spécificité morphologique qu’il cherche a traiter. Voulant sans doute rattacher l’écrit dans une tradition grammaticale qui n’est plus, tout en s’essayant a la nouveauté, i1 ponctue ses deux premiere oeuvres dc quelques accents aigus, quelquefois sur des substantifs ou des prépositions : Car elle (la jument) estoit poy plus poy moins grosse come la pile sainct Mars auprés de Langés .' et ainsi quarrée, avecques les brancars ny plus ny moins ennicrochéz, que sont les espicz au bled. (46) Jonglant entre le modeme et le suranné, il englobe dans son écriture plusieurs courants et tendances, dotant ainsi son (euvre d’une vitalité ct d’une souplesse graphique remarquable. La question des accents est d’ailleurs relativement jeune a la date de la 73 premiere parution de Gargantua“, mais i1 ne se prive pas pour autant de former une regle bien personnelle sur les valeurs conjointes de l’accent, du pluriel et de l’accord féminin dans les participes passes. La meilleur illustration de ce phe’noméne est au chapitre VII, « Comment on vestit Gargantua » : Luy estant en ceste eage, son pere ordonna qu ’on luyfeist habillemens c‘i sa livrée : laquelle estoit blanc et bleu. De faict on y besoigna etfurentfaictz, taillez et cousuz a la mode qui pour lors couroit [...] Pour sa chemise, furent levées neufcens aulnes de toille de Chasteleraud [...] Pour son pourpoinctfurent levées huyt cens aulnes de satin blanc [...] Pour ses souliersfilrent levées quatre cent six aulnes de velours bleu cramoisy, et furent deschicquettez mignonnement par lignes parallelesjoinctes en cylindres uniformes [...] Pour son saie furent levez dix et huit cent aulnes de velours bleu tainct en grene, brodé a l’entour de belles vignettes et par le mylieu de pinthes d ’argent de canetille, enchevestrées de verge a' ’or avecques force perles, par ce dénotant qu ’il seroit un bon fessepinthe en son temps. Sa ceincturefeut de troys cens aulnes et demye de cerge de soye, moytié blanche et moytié bleu, ouje suis bien abusé. Son espée nefeut Valentienne, ny son poignard Sarragossoys, car son pere hayssait tous ces Indalgos Bourrachous marranisez comme diables, mais il eut la belle espée de boys, et le poignart de cuir bouilly, pinctz et dorez comme un chascun soubhaiteroit. (25-26). Sous l’apparent fouillis d’une orthographe surchargée, nous pouvons remarquer dans ce passage la tendance toute nouvelle au 16c siecle d’utiliser l’accent aigu au participe passé singulier ; son usage s’étendra progressivement a la forme pluriel (aime's ‘6 Geoffi'oy Tory, dans son Champflem de 1529, est le premier a souligner l’importance diacritique des accents. Mais ce n’est pas avant le 17‘ siecle que ceux-cl seront systématiquement utilises. 74 au lieu d’aimez), meme si avant 1550 cela est loin d’étre le cas77. Rabelais, lui, utilise l’accent pour les participes passes singuliers ainsi que pour les fe'minins pluriels. Cette innovation va dc pair avec l’autre nouveauté de la Renaissance, le remplacement du pluriel z, juge anachronique, par le s : ainsi de « levees » et « enchevestrées ». Néanmoins, son traitement du participe passe masculin pluriel reste la signature d’un homme du Moyen Age («deschicquettez », « dorez ») ; que signifie done cet écart et que peut-on en déduire ? Marie-Madeleine Fragonard et Eliane Rotler, dans leur Introduction 21 la langue du l6e siccle, soulignent qu’au cours du long siecle, sous l’influence dc l’accent qui se note d’abord au singulier puis au pluriel, le 2 marquant le pluriel dans les participes passe’s masculins tombe au profit du s ; ce n’est qu’apres cette e’volution que le participe passe féminin subit la méme transformation. Or, cc n’est pas du tout ce que Rabelais nous offre, bien au contraire ! 77 A titre d’exemple, voici un extrait de l’édit de Villers-Cotteréts (1539) : « Tous arrestz ensemble toutes aultres procedures, soit des cours souveraines ou aultres subaltemes et inferieures, soit dc registre, enquetes, contrats, commissions, sentences, testaments ou aultres quelquonques actes ou exploits de justice ou qui en dependent... soicnt prononcez enregistrez et deliverez aux parties en langage matemel francois et non aultrement ». Cite dans R. Anthony Lodge, 1993, 126. 75 Tableau 2.2 : Les participes passes dans Gargantua, VIII Singulier Pluriel Masc. Commence, declare, brodé, Taillez, deschicquettez, abuse, porfile’, esté, vestu, dorez, marranisez, faictz (2), faict, tainct, bouilly, printz, cousuz, gamiz pourtraict, escript Fém. Inventée, deschicquetée, Levées (6), deschiquetées, comparée, avitaillc’e, taillée, strie'es, crcnelées, innomme'e, vire’e, rompuc, proportionnc'es, estache’e, faicte, prinse, guamie enchassée, enchevestrées Mais : Levez (2)*, employez ** Joinctes * Dans « Pour ses chausses furent levez unzc cens cinq aulnes [. . .] d’estamet blanc » et « Pour son saie furent levez dix et huyt cens aulnes de velours bleu cramoisy » nous constatons la discordance d’accord entre le participe passe et le groupe nominal ; cependant, pour le deuxieme exemple Huchon note que dans les originaux dc 1535 et 1537 (editions dc Francois Juste corrige’e par Rabelais) la graphic était leveez. 76 L’exemplaire que nous utilisons est l’édition de 1542, édite’e, préfacée et annotée par Mireille Huchon”. ** « Pour la quarrelure d’iceulx furent employez unzc cens peaulx dc vache brune ». De nouveau une discordance d’accord, a moins que pour Rabelais peaulx soit un substantif masculin. Ce point reste myste’rieux, car au de’but du meme chapitre cc substantif est traite comme féminin « pour son pourpoincy furent levees [...]quinze cens neuf peaulx et demye de chiens. » Le tableau 2.2 montre que le participe passe’ masculin reste étrangement a l’écart de l’évolution de la marque du pluriel, bien que celle-ci soit déja présente dans presque toutes les formes féminines. A l’évidence, 1e 2 donnc encore au e qu’il accompagne les caractéristiques d’un [e], tout en restant primordialement un allomorphe du pluriel ; c’est 1e féminin qui semble guider le choix entre le s ou le 2, come le souligne timidement 1a discordance entre « printz » ct « prinse » (participes passes du verbe prindre79), ou le t analogique du pluriel en ‘z’ renforce l’utilisation du z comme désinence du pluriel, alors que l’on s’attendrait plutot a prins. Comme nous l’avons vu dans le tableau 3.1, le t est re'gulierement suivi d’un z pluralisateur, alors que le n a tendance a entrainer un s80 ; ce phénoméne est l’ultime indicateur qu’au milieu du siecle l’allomorphie du pluriel reste encore bien présente, ct que le changement s’opere graduellement du féminin au 7" Voir Rabelais 1056-1058 pour l’organisation de ses notes et 1086 pour les notes completes du chapitre VIII. ‘9 Prendre. 8° Nous notons cependant une evolution certaine dans Pantagruel, IX ou celui-ci avoue son amour pour Panurge « Car par foy je vous ay ja prins en amour 51 grand que si vous condescendez 21 mon vouloir, vous ne bougerez jamais de ma compaignie » (pas d’emphase dans le texte). A la lumiere de cette evolution, nous remarquons que le t est certainement un signe diacritique co'1‘ncidant avec le morpheme du pluriel, et qu’il n’a pas sa place dans l’étymon en-dehors de ce role. 77 masculin, puisque seuls les participes passés féminins ont en commun la désinence pour la marque du pluriel. Les deux contre-exemples cite's ci-dessus, qui restent toutefois des exceptions a ces régles que Rabelais s’impose, peuvent se trouver ci et la dans les deux premiers livres : il conviendrait d’en recenser le nombre dans 1c but d’une etude quantitative, l’idéal restant une recherche inscrite dans la diachronic des (ré)éditions qui puisse prendre en compte les ajouts et corrections que l’auteur a apporte a ses oeuvres. Néanmoins 1a marque du pluriel chez Rabelais, que ce soit au niveau des noms ou des participes passes, ne cessc de chevaucher 1e passe et le present, tout en essayant de garder une certaine cohe’rence qui puisse donner quelque signe d’une uniformite' ou d’un systeme au milieu du chaos. Mais enfin, avant dc decider de l’implication et de l’influence sur la scene nationale des questions linguistiques que Rabelais ose poser dans sa littérature, traitons d’une question qui a hanté les esprits du 16° siecle autant que ceux de nos contemporains81 : quel est ct devrait étre 1a transcription orthographique des sons /g/ et /k/ dans la langue francaise que les grammairiens et littérateurs essaient, non sans peine, de construire au l6e siccle ? Tout au long des deux premiers ouvrages du cycle des géants, nous sommes confiontés a dc différentes réalisations orthographique de quelques sons, que ce soit dans des environnements similaires ou bien différents. Nous avons done choisi, pour limiter le corpus, de traiter des différentes réalisations graphique des sons /g/ et /k/ dans deux chapitres du Pantagr__uel et dans deux autres du Gargantua” afin de trouver la trame qui dirige ses choix : 8' Voir Huchon dans « Rabelais Grammairien. » 82 Pour des soucis d’équité et afin de capturer 1e maximum de divergences observées au travers de mes lectures sans tomber dans la repetition, j’ai réduit le corpus a deux chapitres pour chaque livre. 78 Tableau 2.3 : Orthographe du son /k/ dans « Le prologue dc l’auteur » et dans le chapitre XXVII dc Gargantua83 cqu cq qu q Autres Pantagruel avecques desquelles VI” acquerir requerons magnificque parquoy pacificque laquelle (2) doncques equitable arismeticque antiquité musicque antique grecque (2) hebra’r'cque calda'r'cque diabolicque grecques acquis Pantagruel adoncques requis cholericques W11 villaticques doncques bancqueter bancqueteurs clycquetis (2) cholericques Total 22 O 9 0 1 3’ Voir Rabelais, 5-8 et 77-81. N.B. : une autre realisation graphique du son /k/ dans ce chapitre, dont la spécificité ne se rencontre dans aucun autre figurant dans le corpus, est « monachal » (78) 79 Tableau 2.4 : Réalisation graphique du son /k/ dans Pantagruel, VIII et Pantagruel XXVII84 cqu cq qu q Gargantua bancquet boucqs republique politiq Prologue . . . . boutlcques polrtrcq pourquoy rustrq mocqueries ponticq enquerir oncques (4) croquelardon pythagoricques trousque substantificques avecques (2) oeconomicque chronicqucs Gargantua oncques (3) fi'isque quelq’un m1] . avecques jusques (2) Jacques (2) lesquelz (2) adoncques presques quelques desquelz Total 20 3 l3 3 Le traitement du son /k/ (dans presque n’importe quelle position syllabique a l’exception de « cholericques ») ainsi que du son /g/ (dans n’importe quelle position syllabique) est un témoin évident dc l’instabilite' orthographique des premieres editions dc Pantagr_uel ct de Gargantua On note cependant que Rabelais a fortement tendance a utiliser la graphic cqu dans les adjectifs en —ique°5, désinence en vogue parmi les 8“ Voir Rabelais, 241-245 et 308-311. 85 Avec les exceptions « antique », « politi(c)q » et « rustiq ». 8O amateurs dc creation lexicale (rappelons-nous les vers marotiques, « a la facon dc Marot ») a laquelle il donnc cependant un arriere-gofit de surranné avec la presence du , mais la presence du se retrouve aussi dans certains mots en particulier, tel que « bancquet » et ses derives (« bancqueter », « bancqueteurs ») qui pourrait s’expliquer par la presence de la voyelle nasale precedent le groupe consonantique, élucidant en méme temps les graphics de « doncques » et (1’ « adoncques » et « oncques ». Les noms en — ique, eux, semble étre pris entre deux feux : d’un cote nous avons quelques noms qui vont a contre-courant de la morphologie des adjectifs (« politique », « politiq », « antiquité »), tandis que d’autres (« arismeticque », « musicque », « bouticques», « chronicqucs ») suivcnt plut6t l’orthographe des adjectifs. Au total, nous remarquons que la graphic s’impose tres largement par rapport aux autres (55 occurrences contre 25) ; s’il se situe dans le camp des conservateurs, Rabelais tente néanmoins de remanier son orthographe pour la rendre au gout du jour, ct peut-étre ainsi refle’ter dc maniere plus precise l’époque dc transition dans laquelle i1 vit. Pour étudier le son /g/, nous avons décide' dc garder 1e meme corpus, afin de garder une certaine homogéne’ite' dans l’analyse et de pouvoir de'cortiquer chaque site de manieres différentes. Les résultats se trouvent dans les tableaux 2.5 et 2.6 : 81 Tableau 2.5 : Orthographe du son /g/ dans « Le prologue de l’auteur » et dans le chapitre XXV II de Gargantua Gargantua cglialoge * feuguard Prologue navi gent guabelant gaudisserie braguettes gayete’ drogue goust guette allegories guarde paragon guayement philologes gaultier Gargantua desgondoit guerir XXV” gouvetz gué esgourgetcr guaster guallant gueule (2) porteguydons guidons guare esguorgetassent guaingna guydons guaigné Total 1 2 2 1 * au contraire dc « dialogues » (244). On peut comparer cette utilisation sans 1e ‘u’ a « pedagoge » (44) ou « pedaguoge » (45) sans pouvoir trouver un equivalent avec un ‘u’ pour ce dernier. 82 Tableau 2.6 : Orthographe du son /g/ dans Pantagruel, VIII et Pantagruel XXVII g gu Pantagruel prerogatives VIII propagation garde gousier (Grand) Gothz elegantes brigans goust Gargantua Pantagruel gantelet guedofle XXVII goussetz guobelet gorgery guerre gaillars goutte (2) Total 1 5 3 En ce qui conceme le son /g/, Mireille Huchon considere que la graphic ga chez Rabelais est largement prépondérante parmi les termes a l’origine antique—c’est-a-dire grecque ou latinc— bien établie, tel « propagation » — mais cette théorie n’explique pas la presence dans le corpus (et dans dc multiples sites différents) dc « guaster » (provenant du latin « vasiare »86) ou de « guayement » (emprunte dc l’italien « gaio »87). Il est done extrémement difficile de cemer les motifs de l’utilisation de telle ou telle graphic ; force est 8" Bloch et von Wartburg, 288. “7 idem, 284. 83 de constater que la variation au sein de ce corpus somme toute restreint s’applique aussi au reste des deux oeuvres. Ainsi du mot « garde » que l’on retrouve sous la forme « guard » (38), « guarder » (70) ou encore « guardes » (85). L’orthographe de Rabelais nous prouve, une derniere fois, que l’homme est a l’abri de toute generalisation intempestivc et que d’une page a l’autre, et meme d’une phrase a la suivante comme nous le voyons avec les tableaux ci-dessus, la graphic est aussi élusive que le parcours personnel de l’auteur. Néanmoins, il est important de constater deux choses : tout d’abord, la variation des graphics et dependent chez Rabelais de l’environnement immédiat de la graphic. Ainsi, la presence d’un u apres un a ou un o implique systématiquement l’utilisation de la graphic (« gaultier », « goussetz », « gousier », « esgourgetcr »), alors que si ces mémes voyelles ne sont pas suivies d’un u, alors la graphic s’impose la plupart du temps (« guobelet », « guallant », « guaster », « esguorgetassent »). Qui plus est, i1 ne faut pas oublier que l’alternance des graphics ct sont extrémement importantes dans le traitement des sons qui leur sont associés si elles sont suivies d’un e, i ou y. Or, bien des cas presents dans les tableaux pre'ce'dents montrent que 1a on 11 faudrait un Rabelais n’en met pas ! Ainsi de « dialoges », « philologes » ou « navigent », qui ne peuvent s’expliquer que de deux manieres : ce sont soit des coquilles de la part de l’autcur, soit des tentatives délibérées dc refondre la graphic :1 contre-courant dc sa prononciation. Selon moi, c’est plus par gout de l’expe’rimentation que Rabelais s’autorise ces écarts, qui semblent aller a contre-courant de son apparente tentative dc garder un systeme coherent. Ici encore, nous sommes confrontés a la veritable identité dc l’écriture rabelaisienne : des que nous cherehons a lui imposer des rcgles, des carcans qui pourraient l’enferrner dans un systeme comprehensible et raisonné, elle nous échappe comme si elle se jouait de notre entreprise et résistait a toute codification. 84 3. Le lexique de Rabelais : lc saut vers I’inconnu. Rabelais nous le dit lui méme : « il faut eviter les motz espaves en pareille diligence que les patrons des navires evitent les rochiers de mer » et « convient parler selon le langaige usite. »88 Mais dans sa quéte du mot juste i1 ne s’embarrasse pas d’illustrer son récit de mots-valises, qui sont soit littéralement égarés (monstres linguistiques qui apparaissent de maniere incongrue alors que la langue et le récit restent standards”) ou qui fonctionnent et trouvent leur place dans un systeme narratif et / ou linguistique donné. La majorité du lexique a une nette tendance a refléter l’étymologie latine ou grecque dans son processus dc creation. Ainsi du nom du héros éponyme, qui présente cependant une irrégularité notoire. M.A. Screech considere qu’Erasme condamnait 1e mélange des étymologies90 ; fervent adrnirateur et correspondant d’Erasmc, Rabelais s’autorise une invention facétieuse, qui donnc le ton a son écriture : assoiffée de sens, elle se cherche et sc découvre. Pour lui, la langue est le bout du voyage—cc n’est pas pour rien que la Dive Bouteille renferrne un mot !—-—et dans le climat de conflit linguistique du l6e siecle, oil 1e simple fait dc donner un nouveau signifiant a un signifié que l’on sait, nc mene que vers un Inconnu renforcé ou un plus grand gouffre que la bouche du géant. 8" Rabelais, 235. 89 Exemples de mots-valises: «perforaminées», dans le discours de l’écolier limousin (233) ou « intonificquée » dans celui de maitre Janotus (51). 9° Rabelais, 51. 85 Mais des questions dc poésie, d’ordre, de propreté, Rabelais n’en a souvent que faire ; un peu hypocrite dans sa harangue au lecteur quand il 1e met en garde dc créer dc nouveaux mots, maintes fois i1 fuit son propre conseil ct se joue de la langue comme un nouveau-ne' jouerait avec son hochet. Il possede des ressources lexicales qui puiscnt dans une impressionnante banque de dialectes et de langues nationales, conférant ainsi a son oeuvre un caractere universel, quasi encyclopédique, et il en joue avec autant dc dexterite' que le plus apte des polyglottes de l’époque. On peut dire qu’il ale gout du mot 1 Du latin au limousin, en passant par l’espagnol, le grec ou l’arabe, tout est bon pour illustrer la langue. Sainéan reconnait une pléthore dc dialectes qui ont influence son écriture et a recensé dans ses deux volumes La langue de Rabelais91 les différentes origines de ses particularités lexicales. Tout en étant tres poussée, son analyse n’est cependant loin d’etrc exhaustive car il y manque, comme dans l’edition de Huchon par ailleurs, un des apports les plus connus de l’arabc ! Les Arabes ont été tout au long du Moyen Age les plus grands savants du monde civilisé, ils ont fait connaitre a l’Europe chretienne la philosophic grecque ainsi que l’algebre ct l’arithmétique. 113 out transmis aux Européens leur savoir-faire en médecine et chirurgie ainsi que leurs observations astronomiques. Rabelais admet lui-meme « que Afriequc aporte tousjours quelque chose de noveau » (46)... et quelle nouveauté 1 Ni plus, ni moins que le mot « bled », seul néologisme d’origine arabe dans les deux premiers livres de Rabelais, mot si courant dans l’Hexagone de nos jours qui trouve ici sa premiere trace écrite dans la langue francaise92 : 9' Sainéan, 1922. 92 O.Bloch ct W. Von Wartburg, dans Dictionrlaire étymologique de Mangue francaise, ne recensent l’origine de ce mot qu’au 19° siecle, sous 1e sens de “terrain, pays, ville” (p.74). Une correction semble nécessaire. 86 Car elle (1a jument) estoit poy plus poy moins grosse come la pile sainct Mars auprés de Langés : et ainsi quarrée, avecques les brancars ny plus ny moins ennicrochéz, que sont les espicz au bled. (46) Le chapitre V du Gargantua offre un échantillon savoureux de la langue rabelaisienne, ou l’on trouve rassemblées les principales caractéristiques lexicales qui lui continent vigueur et entrain. C’est une féte des sens qui commence avec tout d’abord l’oreille : « Du blanc, verse tout, verse, de par le diable, verse. Deca, tout plein, la langue me pelle. Lans, tringue, a toy compaing, de hayt, de hayt, la, 12:, 181, c ’est morfiaille' cela. 0 lachryma Christi : c ’est de la Deviniere, c ’est vin pineau. Ole gentil vin blanc, et par mon ame ce n ’est que vin de tafetas. Hen, Hen, il est a une aureille, bien drappé, et de bonne laine. » (20) Rabelais se situe dans le camp des conservateurs de la langue en ce qui conceme l’étymologie ; c’est sans doute dans cet esprit qu’il utilise « compaing », qui ancre les géants dans l’histoire de la langue, pour mieux faire sortir de leur bouche des mots régionaux dont les accents lui sont familiers. Dans son oeuvre sur le lexique rabelaisien, Sainéan souligne que Rabelais utilise dans ce passage des mots appartenant au langage des lansquenets, originaircs d’Alsace-Lorraine93 : « lans » (qui signifie compagnon), et « tringue » (avec une consonne finale sonore au lieu de la sourde dans son equivalent francais). « Lans » serait l’abréviation de la prononciation familiere de l’allemand 93 Sainéan, 14. 87 « Landsmann », ou compagnon de beuverie ; « tringue » prend sa place dans l’muvre rabelaisienne aux cetés dc « trinch » ou « trinquer » comme variante dialectale (celle des Lanquenets) d’un mot qui est atteste dans la langue francaise depuis 138094. Sainéan place l’origine de « morfiaillé » (dévoré, mange goulfiment) dans le jargon, le langage des gueux dont Villon s’est longtemps fait le chantre ; comme beaucoup d’autres, ce vocable trouve sa premiere attestation écrite sous la plume dc Rabelais, qui l’a « tres probablement recueilli de la bouche meme des gueux, sans doute celebres aux foires dc Niort et de F ontenay-Le-Comtc. »95 Or « morfiaille » signifie aussi en argot « un mauvais vin96 », aj outant un element supplémentaire a la cosmogonie du liquide tout en soulignant l’aspect parémiologique de l’écriture rabelaisienne, ou meme le plus insignifiant des mots peut porter a confusion. lei, la presence dc l’accent indique un participe passe’, mais son absence indiquerait un nom : a l’instar dc Huchon ou de Sainéan qui donnent a « morfiaille » 1e sens de « bafre' », j’estime que Rabelais a donnc au substantif « morfiaille » les caractéristiques d’un participe passe en lui ajoutant un accent aigu, pour signifier « vinaigré, devenu déplaisant ». La prosodic du passage, on les mots rebondissent les uns sur les autres, rappelle que cette muvre est avant tout destinée a etre lue et entendue. Le rythme prosodique de ce passage s’appuie sur une série d’injonctions et d’exclamations qui ponctuent une se'rie de phrases 2‘1 la syntaxe basique : les trois premieres phrases sont ponctue’es par des verbes a 9" Selon O.Bloch et W. Von Wartburg, ce terrne est emprunte a l’allemand trinken, dont l’italien trincare est aussi issu. 95 Sainéan, 395. 96 Frederic Godefroy, 342. 88 l’impératif (« verse », « tringue ») et des syntagmes nominaux mis en apposition ( « du blanc », « a toy compaing ») qui y de’multiplient 1e nombre d’accents portes sur la premiere syllabe. Ainsi, en l’espace dix quelques mots, la premiere phrase porte cinq accents primaires ; la seconde, sur sept mots, en présente quatre ; la troisieme, sur seize mots, onze. Le rythme saccadé, produit par les appositions, evoque 1a turnultuosité d’un aperitif prolonge ou la bonne humeur sc repand a mesure que le liquide coule dans les verres et dans les gorges. Au niveau du lexique, on remarquc l’usage de la ce'dille dans « dece » qui tend a souligner une volonté dc promouvoir une evolution graphique de la langue, coude a coude avec « ame » (alors qu’il pre’fére une forme plus latinisée dans l’épisode de l’écolier limousin avec « anime »97). Voila l’cssence de la langue rabelaisienne : une forme hybride ou l’ancien se mele au nouveau, sans ordre particulier ou logique implacable. Son choix, comme il l’annonce a ses lecteurs en preface de Gargantua, est de divertir, de créer un carnaval littéraire dont le but premier est de faire rire ; ainsi il boursouffle sa langue, la rend grotesque et délirante mais surtout atemporelle dans le traitement qu’il lui fait subir. Mi-langue du passe, mi-laboratoire visant 2‘1 illustrer ses pensees de la meilleure facon possible, son écriture est une veritable hystérie, seule remede selon lui aux maux du siecle : Amis lecteurs qui ce livre lisez, Despouillez vous de toute aflection, Et le lisant ne vous scandalisez, Il ne contient mal ne infection. ‘7 Rabelais, 233. 89 Vray est qu ’icy peu de perfection Vous apprendrez, si non en cas de rire : Aultre argument ne peut mon cueur elire. Voyant le dueil, qui vous mine et consomme, Mieulx est de ris que de larmes escripre. Pource que rire est le propre de l’homme. (3) Cette ceuvre, destinée a faire rires les « buveurs tresillustres » et les « Verolez tresprecieux »98, s’inscrit bien clans son cadre historique. Si Rabelais ne cherche pas a faire une ceuvre sérieuse, c’est avant tout pour distraire le roi, mais aussi les lecteurs dc la France entiere, apres le marasme qui a atteint la France pendant la guerre de Cent ans ; mais c’est aussi un pied-de-nez aux grammairiens qui s’acharnent a faire emerger 1e ‘bon’ francais, la langue ‘naturelle et maternelle’, unique et indivisible. A la lecture de ses ceuvres, nous comprenons que Rabelais ne croit pas en cette langue : il connait trop bien les mille et une facettes dialectales de la France pour oser soutenir une varieté parmi tant d’autres. C’est pourquoi il opte pour une langue volontairement batarde, issue dc partout et de nulle part, on chaque lecteur, qu’il vienne de Bretagne, de la Touraine, ou de Paris pourra reconnaitre ci et la des toumures et des mots qui lui sont familiers puisque lui-meme les utilise. Par malice ou par un ze1e incongru, il use aussi énorme'ment dc faux étymons, pour la plupart latins, a l’image des « scavants » dont i1 se moque avec l’ecolier 9° Rabelais, 5. L’expression “Verolez tresprecieux” s’adresse au souverain Francois ler, atteint de la petite vérole. 90 Limousin”: «Nous transfretons la Sequane au dilucule, et crepuscule, nous deambulons par les compites ct quadriviers dc l’urbe, nous despurnons la verbocination Latiale » (233). Rabelais fond et remoule tous ses mots, se donnc une banque lexicologique infinie en adaptant la tradition médiévale a l’esprit de la Renaissance : le métissage de la langue, les changements morphologiques qui s’y operent et l’élan littéraire d’une generation qui croit au francais, tous les ingredients sont réunis pour édifier la langue telle que Rabelais la concoit. Toutefois, dans sa tentative d’allier le passe et le present de la langue, il crée ces celebres « mots épaves » dont il de’courage l’utilisation au lecteur : par simple moquerie de ce latin-charabia qui fait la gloire des étudiants de la Sorbonne de l’e’poquc, i1 forme des mots dont l’étymologie ne reflete parfois pas le sens que le néologisme prend dans le texte, ou s’amuse a inventer des mots-valises. Ainsi, 1c verbe « transfero » en latin signifie « transporter, ou porter d’un lieu a un autre » alors que dans le texte il prend 1e sens de « traverser » ; néanmoins, la conjugaison en —ons suit la conjugaison des verbes en —er en francais et la presence du ‘t’ avant la désinence suit 1e supin du verbe (« transfetuli »). Quant a « verbocination », c’est une substantivisation dc l’adjectif latin « verbosus » (« prolixe, verbeux ») qui sous la plume de Rabelais et alliée a l’adjectif « Latiale » (« latine) prend le sens de « déclinaison » ; lie au caractere meme dc l’écolier, porte-drapeau quelque peu risible de tous les étudiants de la Sorbonne que Rabelais a pu cetoyer, ce néologisme qui traduit bien la prolixité ostentatoire des soi-disant détenteurs de la science souligne la nature integrative des creations lexicales rabelaisiennes, qui sont de véritables indices empreint d’un concept diffus, sémiologiquement ancres dans l’histoire et dans l’Histoire. 99 Rabelais fait pourtant des erreurs dans la reintroduction des consonnes étymologiques; ainsi de “scavant”, qui vient du latin “sapere”: il n’y a pas de ‘c’ dans l’étymon. 91 Outrc les dialectes du royaume, le latin tient une place particulierc dans l’teuvre rabelaisienne: la rigueur de sa morphologie, de sa syntaxe et de sa grammaire representent l’aune a laquelle le francais se faconne dans les ccrcles des rhétoriqueurs ; mais e’est aussi une langue ‘vivante’, dans la forme soignée des correspondances comme au sein de l’église. L’exclamation « O lachryma Christi » dans le chapitre V du Gargantua, issue du vocabulaire ccclésiastique medieval, institue de part sa place dans le passage une communion ou les fervents, souls de boisson et de mots, deviennent les ménestrels d’une jonglerie verbale. Tout au long du chapitre, quelques expressions du latin medieval ponctuent l’irrévérence langagiere des géants : « Je ne boy en plus q’une esponge. Je boy comme un templier, et je « tanquam sponsus », et « moi sicut terra sine aqua100 » Lieux communs, croyances populaires et reminiscences bibliques'o' vont de pair dans cette theatralisation de la langue qui devient elle-meme éponge et gonfle dc repetitions en reformulations. Le mélange du populaire ct du sacré, du francais et du latin, instaure quant a lui une dialectique particuliere : la substance, 1e statut et le role de chaque langue qu’il utilise s’affirment au travers de leur difference, mais fondent parallelement un univers textuel ou tout cela est mis en question. Dans le texte rabelaisien, la langue haute et la langue basse ne s’excluent pas, tout au contraire : elles rebondissent l’une sur l’autre. Des que l’une n’a plus assez de ressources pour illustrer '00 Rabelais, 18. L’emphase n’est pas dans le texte : « Je boy comme un templier, et je comme une éponge, et moi comme de la terre sans eau.» '0' Sainéan affirme que l’expression “boire comme un templier” s’est immiscee dans le parler populaire apres la condamnation de l’ordre par Philippe le Bel en 1312, dans un regain de méfiance envers une organisation accusée de tous les vices (II, 421). Mireille Huchon a retrouve la source de l’expression qui suit dans les Psaumes, XIX (XVIII), 6 : « Et ipse tanquam sponsus procedens de thalamo suo » (« Et lui, comme un époux qui sort de son pavillon ») avec un jeu de mot sur éponge, de spongia, et sponsus (1077). 92 verbalement la situation, l’autre vient a son secours, sans jugement de valeur ou idée préconcue de supériorité. Bien entendu, chacunc a ses propres domaines : si Rabelais a besoin de precher, il va le faire en latin (« O lachryma Christi »), mais s’il recherche des jurons fletu‘is, il les trouvera tres probablement en francais ou en argot. Une simple visite de la Deviniere peut montrer a quel point le latin et le francais se chevauchent chez Rabelais ; sur le mur de la petite capucine qui amene le jour dans sa chambre d’enfant, on peut lire un graffiti que le jeune Francois a laisse’ avant de partir étudier dans les ordres : « Le 8 de aprilis 1509. ‘02 » Est-cc une altemance de code qui trouve sa source dans l’éducation de Rabelais, ou bien un mélange conscient ? Je pencherais plutet pour la premiere solution, mais cc point est difficile, si ce n’est impossible at: élucider. Dans sa littérature comme dans sa langue usuelle, Rabelais te’moigne d’une forte propension a mélanger les langues, bafouant les regles tacites de la diglossie qui regne alors en France. Reifiée par le nom du héros éponyme, le jargon du Limousin dans le chapitre VI du Pantagruel est le premier contact que le lecteur a a avec la folie de la langue, qui apres etre asséchée sous l’effet du géant se recroqueville dans le de'sert d’un latin italianise’ auquel Pantagruel ne peut que bredouiller dc modestes répliques évoquant son incompréhension. Alors que les cinq premiers chapitres du livre tracent la genealogie du géant ct fondent une mythologie de la soif qui est plus merveilleuse que toutes celles relate’es par les « anciens historiographes et poetes » (227), l’épisode de l’ecolier ancre l’oeuvre dans une reflexion personnelle sur le statut du francais jargonisé des '02 Date présumée de son depart de la Deviniere pour les Cordeliers de la Baumette, pres d’Angers. Madeleine Lazard suppute qu’il y a étudié vers 1510 (voir Rabelais 40). Le graffiti en question, protege par une plaque en verre depuis sa découverte, se trouve sur le ceté droit de la capucine. 93 ‘sorbonagres’ : engorgée de latinismes et de pédantisme linguistique, la langue de l’écolier est aux antipodes de ce a quoi 1e bon géant est habitué : « Nous transfretons la Sequane au dilucule, et crepuscule, nous deambulons par les compites et quadriviers de l’urbe, nous despumons la verbocination Latiale et comme verisimiles amorabonds captons la benevolence de l’omnijuge omniforme et omnigene sexefeminin... ‘03 » (232-233) Mais paradoxalement, c’est au beau milieu de l’aridité d’un texte trop dru pour se laisser comprendre, dans cette non-langue dc l’écolier, que s’invente une masse de mots qui passeront 2‘1 la postérité. Comme l’a remarquc Georges Gougenheimm“, dix-huit des latinismes que l’universitaire utilise se retrouvent dans le francais modeme (académie, capter, crepuscule, de'ambuler,féminin, méritoire, nocturne, origine, pécune, pénurie, révérer, sexe, vénérer) tandis que cinq d’entrc eux sont atteste’s pour la premiere fois en francais (célébre, génie, horaire, indigene, patriotique) ; je rajouterais 2‘1 cette liste 1e verbe inculquer, qui est apparu en francais en 1512 dans le sens d’enfoncerm. A premiere vue, 1e discours de l’e'colier rend perplexe ; sa subtilité empeche toute e'tude exhaustive, mais il est possible d’appre'cier la finesse de l’expression rabelaisienne en se penchant sur l’attention qu’il porte aux substantifs. Ci-apres un tableau récapitulant '03 «Nous traversons la Seine a l’aube, et au crépuscule nous deambulons par les carrefours et les croisements de la cité, nous écumons 1a déclinaison latine et comme dc vraies personnes disposées a l’amour nous saisissons 1a bienveillance de l’omnijuge, omniforme et omnigene sexe féminin... ». '04 Dans « La relatinisation du vocabulaire francais. » Annales de 1’u_niversité de Pafi. 1959, n. 29, 5-18. Voir Rabelais, 1258. '05 Bloch et von Wartburg, 335. Lazare Sainéan attribue 1a patemité de célébre et d’inculquer a Jean 1e Maire de Belges (La Langue de Rabefirjs, 71-72). 94 les principales caractéristiques de la derivation nominale opérée par Rabelais dans sa relatinisation du discours de l’écolier : Tableau 2.7 : La francisation des noms latins dans Pantagruel, VI. Désinence Etymon latin Forme francisée De’rivé modeme latine -um / -us Diliculum Dilucule ‘aube’ Crepusculum Crepuscule Crepuscule Compitum Compite ‘carrefour’ Veretrum Veretre ‘parties Recessus génitales’ Recesse ‘enfoncement’ -ium Quadrivium Quadrivier ‘carrefour’ Marsuppium Marsupie ‘bourse’ Marsupial -ia Benevolentia Benevolence Benevolence Redundantia Redondance Redondance -o Precatio Precation ‘ priere’ Imprécation Regio Region Region Nous observons que la grande majorité des noms sont francise's par la simple substitution du e final a la place des désinences latines -um, -us, -ium, -ia et -0 (dilucule, crepuscule, omnigene, marsupie, pecune). Puisque l’accent tonique en latin avait 95 tendance a tomber sur une syllabe du radical et non sur la désinence, celle-Ci s’amu'it naturellement. En francais ce processus se traduit par une terminaison phonétiquement faible, le e. En outre, il n’y a pas de distinction entre —ier ct —ie dans « quadrivier » et « marsupie » ; l’étymologie latine quadri via impose une accent tonique sur la version francaise, au contraire de —pium qui n’est pas un lexeme ct dont la voyelle finale s’amu'r‘t. Pratiquement identiquc a son étymon latin, le nom francisé de cette maniere au 16° siecle est a l’origine dc beaucoup de doublets lexicaux, tels « poison » (atteste en ancien francais) ct « potion » (atteste au 16c siecle), tous deux derives, l’un par erosion phonétique, l’autre par derivation instantanéc, de « potio, onis »‘0". Outrc ces occurrences Rabelais nous offre des « motz epaves » tels « amorabonds » (233) formé a l’exemple dc vagabond, signifiant ‘dispose's a l’arnour’, ou « verbocination » (23 3) derive de l’adjectif verbosus (verbeux, prolixe) qui pourrait faire reference a ‘déclinaison’ 107. L’Histoire ne les retiendra pas, mais gardera la « pillule » que Pantagruel avalc (ch. XXIII), néologisme caractéristique du modele dérivationnel propose plus haut a partir du latin « pilula, ae » (petit corps rond), ou gardera aussi dans ses annales le « barragouin » de Panurge qui est pour la premiere fois atteste' en francais dans le sens de ‘langue étrangere’ (Bloch et von Wartburg, 2002108) : '°° Bloch et von Wartburg, 496. '07 Sainéan ajoute que l’expression verbocination latiale était “une plaisanterie courante parmi les étudiants du Quartier Latin.” Voir Langue de Rabelais, t. 11, 94. '08 Bloch et von Wartburg précisent que ce terme est « atteste en 1391 comme terme d’injure addressé a un joumalier, originaire de Guyenne, par des gens d’lngré (Loiret). On a propose 1e latin Berecyntia, un des noms de Cybele, a cause du caractere violent des fetes célébrees en son honneur, mais on ne voit pas par quel intermediaire cc mot aurait pu pénétrer en francais. En outre, l’italien baraonda, qu’on a voulu identifier avec le mot francais, avec sa deformation dialectale baracundia, est un mot du 19° siecle et est emprunte de l’espagnol barahunda ‘désordre’, qui est lui-meme d’origine inconnue. Il faut probablement 96 A quoy respondit Pantagruel .‘ « Mon amije n ’entends point ce barragouin, pourtant si voulez qu ’on vous entende, parlez aultre langaige. » (247) « Barragouin » est un des multiples exemples de catachrese, tel « inculquer » que nous avons vus plus haut ; ce procedé est un des multiples que Rabelais emploie pour enrichir le vocabulaire et lexicaliser des mots ou expressions désuets ou contemporains de son temps. Il utilise d’ailleurs son propre néologisme plus tard pendant la plaidoirie des scigneurs dc Baisecul et de Humevesne, mais cette fois avec un sens sensiblement, celui de « jargonneur » : Mais apropos [...] avoyent eu celle année grande stérilité de happelourdes, moyennant une sedition de balivernes meue entre les Barragouyns et les Accoursiers... (254) On notera, outre la catachrese, le ‘y’ qui donnc un aspect plus medieval au substantif, comme pour le rele’guer dans les oubliettes historico-linguistiques ou le « barragouyn » puise l’essentiel de son lexique (on se rappelle du discours de Janotus, qui provoque l’hilarité des compagnons de Pantagruel dc part son caractere illogique ct surranné.) Dans un esprit encyclopédique autant que ludiquc, Rabelais juxtapose volontairement des graphics et des termes concurrente, que cc soit des néologismes ou des mots reconnus dans la langue francaise. II semble que dans sa quete du mot juste, il s’essaie a toutes sortes de fantaisies afin de doter la langue du mot qui lui conviendra le plus ; ainsi, dans Pantagrilel XXVII il refond avec bonheur le mot « pigmain » qui revenir a l’ancienne étymologie, selon laquelle c’est un emprunt de breton bara gwin ‘pain (et) vin’, mots avec lesquels les pélerins bretons demandaient l’hospitalité dans les auberges. La simple juxtaposition de ces deux mots pouvait suffire pour former un sobriquet, dont l’équivalent Painvin existe du reste comme nom de famille dans la Loire Atlantique ». 57. 97 devient « pygmée » (310). Dans la logotheque qu’il propose, libre au lecteur d’utiliser ct d’apprécier 1e mot qui lui permettra de s’exprimer avec la plus grande justesse possible. Nous relevons ainsi, parmi tous les verbes du passage, de frequents synonymes : « deambulons par» / « invisons » (deambulo, as, are et inviso, es, ere signifient se promener, visiter) ; un peu plus loin dans le passage, l’e'colier se defend d’etre « quelque heretique » en insistant sur son amour du divin « Je revere les olimpicoles. Je venere latrialement 1e supemel astripotent. Je dilige (a) ct redame (b) mes proximes.109 » Abel Lefranc montre dans une etude en partie consacrée a la geographic des récits rabelaisiensl ’0 que beaucoup d’épisodes, en particulier dans les deux premiers livres, se de'roulent aux alcntours de la commune dc Seuilly, 2‘1 quelques kilometres au sud-ouest dc Chinon. L’ancien moine franciscain éprouve certainement un tres fort attachement a ses terres, aux collines de la Deviniere qui portent les vignes de la métairie familiale. Il n’est done pas surprenant de remarquer que le registre dc langue, la variabilité du lexique et les modifications qu’il subit dans le processus de creation vont dc pair avec la matiere de l’teuvre, qui reflete la langue entendue lorsqu’il était enfant, pendant les fetes dc villages ou apres les vendanges des vignes avoisinantes. Attache a ses racines, il nous offre un exemple de « beuverye » entre amis, dont il a sfirement eté le convive apres son défroquement. Prelude a la naissance de Gargantua, cc chapitre s’apparente a une ‘09 « Je revere les habitants de l’Olympe. Je venerc avec adoration le supreme souverain des astres. Je chéris et rends amour pour amour a mes prochains. » Alors que les deux premiers verbes sont dans la langue francais contemporaine, a) diligo, es, ere (estirner, airner) et b) redamo, as, are (aimer en retour) ne sont jamais rentré dans le vocabulaire usuel. ”0 Dans Les Naviggions dc Parlagruel. etude sur la geographic rabel_aisienne. 98 cosmogonie de la langue ou tous les sens sont en eveils pour sceller l’une des fonctions premieres de la langue : la communication. Du toucher (« tafetas », « bien drappé » et « de bonne laine ») a l’odorat (« morfiaillé »), en passant par la vue (« verse tout, verse, dc par le diable ») ou le gout (« la langue me pelle »), Rabelais fait cxploser la dichotomie traditionnelle ‘signifiant / signifié’ et joue subtilement avec la synesthésie de sa prose. Tout d’abord, il file une métaphore sur les tissus—e l’imitation de la farce dc @istre Pathelin-avec le vin de la Deviniere qui n’est que « vin dc tafetas [. . .] a une aureillel 1 ', bien drappé et de bonne laine », c’est—e-dire un vin doux comme le taffetas, contenu dans une amphore munie d’une seule ansel 12, ayant une belle robe et agréable en bouche. On peut y voir aussi une reference ouverte a la celebre farce : « C’est ung tres- bon drap de Rouen, je vous prometz, et bien drappé.l '3 » De la meme maniere, quand sa langue le « pelle », le convive du banquet introduit dans l’analyse du discours deux elements qui ont chacun des fonctions sémiologiques particulieres. La langue, tout d’abord, est un des symboles favoris de Rabelais (on se souvient de Pantagruel prote'geant toute son armée sous la sienne) qui attribue toujours a celle-ci des pouvoirs extraordinaires. Alors que dans le chapitre XXXII du Pantagruel la langue du géant recele des mondes inconnus, elle est a dc nombreuses reprises 111 On note ici l’étymologie latine du mot, qui réapparait périodiquement dans ses teuvres (« l’estomach affarné n’a poinct d’aureilles » Rabelais, 689). ”2 La catachrese est courante dans le vocabulaire de Rabelais ; il détoume souvent des noms communs de maniere métaphorique et / ou métonymique pour designer des choses pour lesquelles la langue courante n’offre pas de terme littéral. On trouve ainsi au debut du chapitre des Bienyvres « Ainsi mon amy fouette moy ce verre gualentement, produiz moy du clairet, verre pleurant.» (Selon Sainéan, 1e clairet est un vin fort prise au 16° siecle, melé de miel et d’épice ; voir I_._a_ngue de Rabelais. I, 188). ”3 Voir « Maistre Pierre Pathelin » dans Farces, 18. 99 l’instrument de l’inspiration poétique, car la langue dc Rabelais est plus celle du conteur que celle de l’écrivain. Placée sous 1e signe de l’ivresse, la langue a done un double signifié e'quivoque, c’est-a-dire l’organe meme qui sert a manger et a boire mais aussi a parler, et le produit social issu de la faculte’ dc langage, qui permet a Rabelais de faire 1e calembour « La langue me pelle » (la langue m’appelle). Qu’appelle-t-elle, en fait ? Du vin, pour la rafraichir apres tous ces propos qui fusent et l’assechent, mais aussi des mots, un échange verbal dont la source est aussi intarissable que le liquide qui l’alimente. Pantagruel, l’etemel alteré, quintessence absolue de la soif, serait a ce regard l’origine et le destinataire privilégie’ de cet appel de la langue. Un autre procéde' syntactico-narratif cher a Rabelais est l’accumulation, ce que Francois Rigolot qualifie de ‘gigantisme verbal’ ' '4 ou que Barthes distingue sous le nom ’ ' ’5 : une sorte de correction par l’ajout, une tentative de cemer la de ‘bredouillement totalite du signifié sans jamais pouvoir l’atteindre, d’ou l’amoncellement dc noms, dc verbes, d’adjectifs qui tendent tous vers la description exhaustive d’un objet unique. Prenons par exemple le chapitre IX du Gargantua, qui detaillc les activités joumalieres du jeune géant : Ses dents aguysoit d ’un sabot, ses mains lavoit de potage, se pignoit d ’un goubelet, se asseoyt entre deux selles le cul d terre. Se couvroyt d ’un sac mouillé. Beuvoyt en mangeant sa souppe. Mangeoyt safouace sans pain. Mordoyt en riant. Rioyt en mordent. Souvent crachoyt en bassin, petoyt de gresse, pissoyt contre le soleil. Se cachoyt en l'eau l” Francois Rigolot, 34. ”5 Roland Barthes, « Le bruissement de la langue », 99. 100 pour la pluye. Battoyt a‘fioid. Songeoyt creux. F aisoyt le sucré. Escorchoyt le renard. Disoit la patenostre du cinge. Retournoit c‘z ses moutons... (34) Au total, pres de 80 verbes échelonnent la description, tous les plus farfelus les uns que les autres, et a quelle fin ? Pour montrer de quelle maniere il passait son adolescence « comme les petitz enfans du pays, c’est assavoir a boyre, manger, ct dorrnir : a manger, dormir, et boyre : a dormir, boyre, et manger. » (33) La triple re'pe'tition des verbes introductifs de la sequence descriptive tout autant que cette derniere dénotent l’oisiveté du jeune héros dans son jeune age et la médiocrité de son education avant l’arrivée de véritables précepteurs. Tout cc chapitre aurait pu etre resume en deux ou trois phrases, mais Rabelais ale ge’nie du conteur, et nous fait savourer 2’1 l’envic sa passion des mots et le sens de la quete du non-sens. Les verbes coulent comme l’eau d’une fontaine, telle celle de Narcisse, dans laquelle l’auteur se mire et explore toutes les expressions, les lieux communs ou proverbes, connus ou crée's de toutes pieces, qui lui passent par l’esprit. Le Pantagruel et le Gargantua sont construits autour de chapitres qui font echo, renforcant la cyclicité de l’oeuvre générale et révélant au-dela de la syntaxe particuliere 1e mouvement de vis d’archimede que Rabelais imprime sur son oeuvre ; ainsi chacun des deux opa traite dc l’enfance des géants, tous les deux vont 2‘1 Paris, les plaidoiries des scigneurs de Baisecul et de Humevesne font echo a la harangue de maitre Janotus, les guerres pichrocolines sont les e’quivalentes dc l’envahissement du pays des Amaurotes par les Dipsodes, etc. Une kyrielle d’exemples similaires pourraient etre trouvées, et il ne 101 serait meme pas trop poussé dc voir dans l’abbaye dc Theleme, le havre de pays des biens-nés et des justes dc coeurs 01‘1 peuvent se re’fugier ceux qui le meritent, un miroir narratif de la bouche dc Pantagruel, lorsque celui-ci couvre son armée de sa langue pour les protéger. Au travers de ce chapitre, la tension linguistique de l’muvre rabelaisienne a transparu a plusieurs niveaux, mais s’est manifestée de la meme maniere : ses maitres- mots, parfois antithetiques, sont la tradition, l’instabilité et l’innovation. La tradition dans la syntaxe, tout d’abord, qui fait que Rabelais écrit avant tout comme un homme du moyen-age. L’instabilite’ dans sa narration et dans son orthographe, qui fait tourner lc récit sur lui-meme dans un mouvement perpétuel dc creation, puisant dans les memes themes, utilisant les memes formules narratives jusqu’e plus soif et sans cessc creusant dans le récit pour en extraire du sens. Comme un vis d’arehimede, le récit se remoule dc mille et une facons jusqu’e de'cliner toutes les variantes possibles qui lui sont offertes ; ces phenomenes s’observent aussi dans le traitement de l’orthographe par Rabelais : soit tres attentif a l’étymologie des mots qu’il emploie, soit negligent ou cherchant a fondre dc nouveaux mots en faisant cxploser les conventions orthographiques a sa guise, il finit par créer un systeme qui exprime tous les possibles plutet que de les limiter. Cet esprit innovatif se fait beaucoup plus sentir au niveau lexical, ou la verve et les connaissances linguistiques de l’auteur affolent littéralement 1e récit et emmene 1e lecteur dans un univers ou la banalite n’existe pas, ou les inventions les plus folles prennent tout leur sens. A tous les niveaux, que ce soit celui de la syntaxe, de l’orthographe ou du lexique, 102 l’e'criture de Rabelais va par bonds dans l’inconnu, revenant ca et la dans des territoires plus familiers, mais ne cessant jamais dc surprendrc, d’innover, de bouger le lecteur et de le secouer de sa torpeur habituelle... en bref, de l’engager dans une veritable lutte pour le sens, afin de le créer volonté, dc toutes pieces, mais aussi de pouvoir 1e déchiffrer comme il nous le propose avec la désormais celebre métaphore de l’os médullaire. Ainsi done, cette lutte est aussi la nette ! Car l’écrivain encode, bien entendu, mais il ne le fait que pour un public, et cc dernier est tout autant l’homme du l6e siecle que celui du 21c. Et que tirons-nous de ces oeuvres sur le plan de leur construction linguistico-narrative ? D’aucuns tendraient a fustiger l’absence trop frustrante dc normes qui encadrent le récit, la creation lexicale ou la rigueur orthographique et pourraient faire grief in ces deux oeuvres en les prétendant écrites a la héte, sans autre matiere que des élucubrations avinées d’un simple cure de carnpagne. Mais ce serait ne pas voir l’essentiel : les hésitations, les pannes et les trous (qu’ils soicnt dfis a la consommation abusive de vin ou non 1), la vigueur des sauts de cabris de la narration nous montrent que lc Pantagruel ct lc Gargantua sont les theatres d’un affrontement bien plus grand : c’est la musique du francais que Rabelais joue, il compose son oeuvre au gré de sa fantaisie mais aussi au gré des notes et de leur bon vouloir ; chaque mot en appelle un autre, comme une ritoumelle. La langue se meut, tourneboule et grossit d’excroissances souvent bizarres mais jamais hors dc place, car elles trouvent toutes leur sens dans l’économie du texte. Plus qu’un mouvement de liberation des carcans que d’autres cherchent a imposer sur le vemaculaire, c’est un cri de joie et un appel au genie du francais que Rabelais donnc comme cadeau a la littérature francaise. De quelle maniere celle-ci se traduit par rapport a ses contemporains, quels sont ses motifs et ses influences ? Nous en discuterons 103 dans le prochain chapitre intitulé « Nationalisme et littérature : l’engagement littéraire de Francois Rabelais. » 104 Chapitre trois Nationalisme et littérature : l’engagement littéraire de Francois Rabelais Tout comme 1e fut 1e Romantisme au 1% siecle, la Renaissance francaise du 16° est avant tout une période revolutionnaire, ou 1’engagement se traduit par une volonté farouche de recherche philologique consciemmcnt associée a la creation d’un Etat politique stable. Lors de la parution du Gargantua et du Pantagruel l’hétérogénéité linguistique de l’actuelle France ne trouve d’égale que dans la caducité du pouvoir royal qui peine a maintenir le calme dans une situation politico-religieuse explosive. Le clergé catholique, dont la fortune s’élevait approximativement a 40% du budget annuel du royaume et dont les plus hauts dignitaires venaient des plus grandes familles de France (a l’exemple des du Bellay, qui ont donnc 31a France un eveque et un cardinall 16), pouvait 2‘1 sa guise dicter ses conditions au pouvoir royal dans tous les domaines on se nichaient ses ”7. A l’exemple de Rabelais, du Bellay, Peletier ou Ronsard, les écrivains sont au interets centre de la lutte intestine entre le pouvoir royal et les instances religieuses : ils profitent de la genéreuse protection des prélats de l’Eglise tout autant que de celle foumie par ”6 Jean du Bellay (1492-1560), éveque de Bayonne, puis de Paris, devient cardinal en 1535 et est accompagne dans ses voyages en Italic par Francois Rabelais. Ce dernier lui tient lieu de secrétaire et de médecin personnel. Martin du Bellay, quanta lui, fut eveque du Mans et eut comme secrétaire Jacques Peletier. Pour plus de renseignements, voir l’introduction dans l’édition revue et annotée dc Louis Humbert. Defense et Illustration de la Lang Frapcaise par Joghim du Bellay, suivie duproiet de l’oeuvre intitule’e 11w Précellence du Langage Francois par Henri Estienne. ”7 Pour plus de renseignements sur les conditions politiques, religieuses ct socials dans le long 16c siecle, voir Frederic J. Baumgartner, France in the sixteenth century. 105 Francois ler qui, entierement rallié 2‘1 la cause de l’humanisme, leur octroie non seulement de l’argent mais aussi des privileges de publication dans leurs efforts pour doter 1e royaume d’une littérature dans le vemaculaire. R.Anthony Lodge note qu’entre 1501 et 1549, 1e nombre d’ouvrages publiés en fi'ancais rien qu’a Paris passe de 8 (sur 80 oeuvres publiées, soit 10%) a 70 (sur 332 ouvrages, soit 21%) doublant ainsi le pourcentage 118 d’oeuvres publie'es dans le vemaculaire . En 1575, Mireille Huchon estime que plus de “9. Cependant, le latin la moitié des parutions dans le royaume sont dans le vemaculaire reste en pele position dans les domaines de l’éducation et du sacré ; les efforts consacres a l’expansion du francais ne peuvent entamer la presence séculaire du latin, langue dc prestige dans le royaume tout autant qu’en Europe, sauf au niveau de l’administration du royaume. Faible emprise, mais caractéristique decisive des regents successifs sur le trene de France, qui se doutent bien que l’unité politique d’un pays passe avant tout par une homogénéite' linguistique relative. Ainsi des différentes ordinances qui s’e’chelonnent de 1490 a 1539 : tout d’abord celle des Moulins, qui requiert que la langue administrative soit « langage fi'ancois ou matemel », ensuite celle de 1510 01‘1 Louis XII change les termes en « vulgaire et langage du pays », puis l’Ordinance de Is-sur-Tille de 1535 qui specific que les documents administratifs soicnt e'nonce's en « francois ou a tout le moins en vulgaire dudict pays »120. Francois 1“, qui avait signe cette demiere, fait un pas supplémentaire dans la voie vers l’unification linguistique de son royaume lorsqu’il appose son sccau sur l’Edit de Villers-Cotterets de 1539, qui stipule que tous les ”8 Lodge, 128. 119 Histoire de la lanng francaise, 133. ‘20 Pour plus de renseignements voir Lodge. 106 documents appartenant a l’organisation administrative du royaume soicnt « prononcez enregistrez et deliverez aux parties en langage matemel francois et non autremcnt ». La disparition des conjonctions « et » et « ou » marqucnt un tournant décisif dans la place et la preponderance du vemaculaire pour les instances gouvernantes, qui imposent arbitrairement 1a domination du francais sur un territoire jusque-le acquis pour le latin (l’etat civil par exemple). Ce rude coup porte a l’hégémonie perréniale de la langue haute se retrouve aussi dans la littérature du siecle, dans les écrits d’écrivains aussi différents que Tory, du Bellay, Etienne, Rabelais... Une generation toute entiere de penseurs se rebelle contre le diktat du latin tout autant que contre les instances dirigeantes qui s’en font les chantres (en particulier, l’université de la Sorbonne, puissante rivale du College des Lecteurs 2' cre’é par Francois 1"). Les écrivains chantres du vemaculaire se retrouvent Royauxl alors dans une position particuliere pour le souverain qui les protege et les aide : armée pacifique dotée de plumes redoutables, elle lui permet d’asseoir sa domination politique et de la transmettre au plus grand nombre. Comme le rappelle Tory dans son Champfleu__ry, « les Romains ont plus obtenu de victoires par leur langue que par leur 122. Rabelais, un des plus prolifiques inventeurs lexicaux du l6e siecle, est 21 cc lance » titre un Chevalier redoutable de cette armée qui, i1 faut bien 1e dire, sort de l’ordinaire ! La bataille qui a lieu vise en premier lieu a établir un nouvel équilibre dans le rapport dc '2' Frederic J. Baumgartner, dans Er_a_nce in the sixteenth century. precise que ce nom n’est en fait reconnu nationalement que vers 1539. Ce n’est qu’en 1610 qu’il prend le nom de College Royal; le nom College de France n’apparaitra qu’apres la Revolution (200). 122 Huchon, Histoire, 132. 107 force qui existe entre le francais, langue basse, et le latin, langue haute. Mais outre cette rivalité de longue date, existe la question de la nature meme de ce francais : Alphonse Dauzat soutient que jusqu’au 17c siecle « tant que lefiancaisfitt laisse' [1 son libre de'veloppement, il n ’existait aucune difle'rence linguistique en raison des milieux sociaux : le grand seigneur parlait comme le manant. »‘23 Hypothese ardue, mais peu convaincante si l’on en juge par la difference de parlers entre Pantagruel et l’écolier limousin dans Pantagflel VII : (Pantagruel) « Tu escorches le latin, par sainct Jan je teferay escorcher le renard, carje te escorcheray tout vif». Lors commenca le pauvre Lymosin a dire. « Vee dicou, gentilastre. Ho sainct Marsault adiouda my. Hau hau laissas a quau au nom de dious, et ne me touquas grou. « (234) Le bon usage, celui qui sait distinguer les formes correctes de la langues des « motz epaves », quel est-i1 ? Dans le capharnatim linguistique de la France sous Francois 1°', est-cc qu’il existe vraiment ? Serait-ce la langue « naturelle », tant souhaitée depuis 1a fin du 15c siecle ? Si c’est 1e cas, alors il n’y a pas de forme unique du bon usage, car le dialecte utilise par l’écolier limousin, tout autant que le francais dc Panurge quelques chapitres plus tard, sont tous les deux désignés comme des langues naturellesm. La '23 Dans Histoire de la lang1_1e francaise, 112. 124 Au dialecte de l’écolier, Pantagruel répond « A ceste heure parle tu naturellement » (Huchon, 1994, 234), tandis que Panurge s’exclame a la fin de sa celebre introduction « (le francais) est ma langue naturelle, et maternelle, car suis né et au esté nourryjeune aujardin de France, c ’est Touraine » (Rabelais, 249). 108 langue du royaume pour Rabelais n’est done pas unique, mais composite ; ses origines ne proviennent pas moins du latin que du terroir. Ses deux premieres oeuvres traitent abondarnment de la langue (plus de vingt chapitres du Gargantua y sont consacrés, tandis que le Pantagruel nous offre des joyaux de discours metalinguistiques tels que la rencontre avec Panurge et l’écolier limousin) et confere a l’oeuvre une dimension politique ; a travers ces episodes, nous sommes plonge's dans le de'bat sur la place et la fonction du vemaculaire, qui est l’un des sujets les plus épineux de la littérature du 16° siecle. Il faut dire que Rabelais s’y connait : au service d’un cardinal et bénéficiant d’une aide financiere ainsi que de l’appui dc Francois 1“, il est contemporain des événements les plus importants de son siecle et precede certaines des oeuvres les plus influentes clans l’Histoire de la linguistique francaise, telles que la Deffencc ou l’édit de Villers-Cotterets. Mais au contraire d’écrivains plus ‘sages’ comme du Bellay, qui malgrc' l’impe'tuosité de sa Deffense ne peut cacher 1e plagiat evident sur son contemporain Speroni, Rabelais sait tres bien que le langage est en quete et re’sulte d’une convention collective, et non d’une creation individuelle comme 1e souhaiterait son illustre contemporain : « C ’est abus dire que nous ayons langaige naturel .' les langaige sont par institutions arbitraires et convenences des peuples ,' les voix, comme disent les dialecticiens, ne signifient naturellement, mais a plaisir. » (409) Et le plaisir, notre chinonais en connait quelque chose 1 Il est une ivresse, une force phénoménale qui brise tous les tabous, qui fait basculer toutes les barrieres contre lesquelles les autres écrivains de ce siecle et des suivants se heurtent, et devant laquelle 1e lecteur reste abasourdi car elle parvient 2‘1 rassembler tout un peuple dans la ferveur quasi 109 incantatoire, dans le mouvement intense d’une langue qui se cherche ct s’adonne a toutes les audaces. Cette tension linguistique se note sur plusieurs plans chez Rabelais, que ce soit dans la prononciation ou l’orthographe, qui sont souvent sources de malentendus ou de galéjades (comme nous l’avons vu dans le Banquet des Bieanres au chapitre V dc Gargantua), dans les hesitations, les néologismes et les usages du lexique (nous nous rappelons 1e chapitre precedent, ou l’épisode de l’écolier limousin tenait une place primordiale dans notre etude), mais aussi, comme nous allons le voir maintenant dans la place du francais sur la scene linguistique nationale et intemationale (la rencontre avec Panurge) ou dans le processus meme de l’écriture. L’écriture et la narration dans les oeuvres de Rabelais sont caractérisées par un phenomene d’auto-génération cyclique, comparable 2‘1 une vis d’Archimede littéraire, ou l’ivresse verbale impose un mouvement perpétuel sur la structure narrative. La cyclicité se retrouve en un premier temps sur le plan global dc l’ceuvre littéraire : 1e Pantagruel, suite logique du Gargantua, parait en premier ; les editions modemes ont rétabli la chronologie, les aventures du pere passant avant celles de son fils, masquant a demi cc repli dc l’écriture sur un modele narratif déje utilise. Le Tiers Livre et le Quart Livre, quant a eux, sont la quintessence de ce phenomene de cyclicité : ils entrainent nos héros dans deux quetes qui les plongcnt dans un maelstrom dc rencontres, dc discours et d’aventures. Ils parcourent la terre entiere a la recherche d’une vérité, du Verbe, sans se rendre compte qu’ils toument en rond et qu’ils connaissent déje 1a réponse. Cette quete illusoire fait e’cho 41a recherche de la langue parfaite, de ce « bon usage » qui détruira tous les instincts primitifs de la langue francaise et qui l’ont rendue si vive au cours du long l6e siecle, et trouve son pendant dans le Pantagruel avec la rencontre entre Panurge et Pantagruel, farce singuliere et tour de force 110 linguistique prodigieux qui, des le chapitre IX, pose 1a question de l’essence meme de la langue, de sa pluralité et de son efficacité a pouvoir communiquer ne serait-cc que le plus bref et le plus simple des messages que les hommes puissent communiquer entre eux : le salut et la recherche de l’identite’ de l’Autre. l. Panurge ou la grace linguistique. Miracle polyglotte tout autant que mystificateur souvent incapable de communiquer, Panurge demeure encore de par les circonstances de son apparition dans le Pantagr_uel un mystere a peine voile pour la critique littéraire d’hier et d’aujourd’hui. Pas moins de quatorze questions et répliques de Pantagruel, Epistemon et Carpalin (respectivement le précepteur et le laquais du géant) ne sont nécessaires pour que tous utilisent enfin la meme langue et puissent enfin se comprendre et communiquer. Saynete irréelle et facétieuse que ce morceau dc bravoure linguistique, ou treize langues ave’re’es et imaginaires se cotoient ! A remarquer la presence du latin, du grec et de l’hébreu, célébrées par Gargantua dans le chapitre precedent : « Parquoy monfilzje te admoneste que employe tajeunesse (‘1 bien profiter en estudes et en vertus. Tu es a Paris, tu as ton precepteur Epistemon dont l’un par vives et vocables instructions, l’autre par louables exemples te peut endoctriner. J ’entens et veulx que tu aprenes les langues parfaictement. Premierement la Grecque comme le veult Quintilian. Secondement la Latine. Et puis l’Hebraicque pour les sainctes letres, et la Chaldaicque et Arabicque parcillcment [...]» (244) 111 Toutefois, ces trois grands véhicules de la communication a la Renaissance n’apparaissent qu’en fin de harangue, lorsque Panurge, en commencant par l’allemand, se de'place de pays européens a terres imaginaires. Pantagruel, lui, « n’entens poinct cc barragouin » et l’exhorte e se faire comprendre en parlant « aultre langaige » (247) Tel un miraculé de la malédiction de Babel, Panurge se met a ‘parler en langues’ : fidele a son habitude de brouiller les pistes permettant de retrouver ses sources et modeles exacts, Rabelais nous force a accepter deux pistes probables, l’une aussi comique que l’autre est sérieuse. La premiere nous amene naturellement vers la farce de maitre Pathelin (déja a l’origine des jeux de mots facétieux du chapitre des Bieanres - voir p.13) 011 cc dernier, afin de tromper le drapier, lui parle en picard, limousin, lorrain, normand, breton et hollandais'25 . L’autre, située dans un registre beaucoup plus grave, nous conduit au Nouveau Testament, lorsque les Apetres recoivent le souffle dc l’Esprit Saint 1e jour de la Pentecete : « Et i1 se fit tout a coup du ciel un son, comme d'un souffle violent ct impétueux, et 11 remplit toute la maison ou ils étaient assis. Et il leur apparut des langues divisées, comme de feu ; et elles se poserent sur chacun d'eux. Et ils furent tous remplis de l'Esprit Saint, et commencerent a parler d'autres langues, selon que l'Esprit leur donnait de s'énoncer. »126 Edwin Duvalm decele dans le chapitre 1x dc Pantagruel une apologie de la charite et de la bonte', d’un don de soi qui ne passe pas que par les autres, mais aussi les transcende : 1a philanthropic atteint, par le miracle des ‘25 Pathelin 51-54. 12" Actes des Apetres (2: 2-4) ‘27 The design of Rabelais’s « Pantagruel »- 72- 112 langues retrouvées, les spheres prophétiques pour se rapprocher encore plus de Dieu. Les appels repétés de Panurge exhortent Pantagruel a cesser son interrogatoire pour se livrer a une veritable bonne action “Supplico a vostra reverentia que mire a los preceptos evangeliquos, para que ellos movant vostra reverentia a lo ques de conscientia” (“Je supplie Votre Révérence de considérer les préceptes évangéliques pour qu’ils amenent Votre Révérence 21 cc qu’exige 1a conscience”). Avec Duval nous retrouvons dans tout ce chapitre des échos de la Premiere Epitrc de Saint Paul aux Corinthiens: selon lui et tel est aussi mon avis, Panurge met en pratique les conseils prodigués par l’apotre aux Chapitres XIII et XIV”. Le premier traite de la charité, « qui est le plus grand de tous les dons »: « Quandje parlerais les langues des hommes et des anges, sije n ’ai pas la charite', je suis comme un airain sonant ou une cymbale retentissante [...] Et quandje distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, et quandje livrerais mon corps pour étre brule', sije n ’ai pas la charité, cela ne me sert de rien ” tandis que le second s’attache au don dc prophetic et a celui des langues : “Recherchez la charité, aspirez aux dons spirituels, et surtout d prophétiser. En effet, celui qui parle une langue inconnue, ne parle pas aux hommes, mais a Dieu; car personne ne l’entend, et c ’est en esprit qu ’il pro/ere des mysteres. Mais celui qui prophétise parle aux hommes pour les édifier, les exhorter et les consoler. C elui qui parle une langue s ’édifie lui-meme; mais celui qui prophétise édifie l’Eglise de Dieu [...] Vous de meme, si par la langue vous ne donnez pas un langage distinct, comment saura-t-on ce que vous dites? Car vous parlerez en l’air. 11 y a en effet tant d ’espéces de langues dans '23 Les citations de l’Epitre sont tirees dc Marina Yaguello, 327-330. 113 ce monde, et il n ’y en a aucune qui ait sa signification. Si doncje ne connais pas le sens des paroles, je serai un barbare pour celui a quije parle, et celui qui parle sera un barbare pour moi. Ainsi vous-memes, puisque vous désirez avec ardeur les dons spirituels, cherchez pour l’e'dification de l’Eglise 81 en posséder abondamment. ” Symbole de l’unification des peuples, le don des langues chez Panurge ne provoque cependant que l’incomprehension de ses interlocuteurs. La farce du passage reside en majeure partie dans l’opiniétrete du pauvre philologue, qui s’entete a varier de langue meme s’il comprend tout 2‘1 fait ses interlocuteurs ; ce n’est pas non plus un ‘dialogue dc sourds’, car i1 comprend ct répond au bon geant 1 Qui plus est, la langue de Panurge devient de plus en plus intelligible a Pantagruel et ses compagnons a mesure or), come un pied-de-nez a cette evolution, Panurge se desole de ne pas recevoir ce qu’il demande et menace de se taire et de passer son chemin. Une certaine intelligibilite s’installe avec l’hebreu "A ceste heure ay je bien entendu : car c'est langue Hebraicque bien Rhetoricquement pronuncee" (248) et se renforce avec le grec "Quoy ? dist Carpalim lacquays dc Pantagruel, c'est Grec, je l'ay entendu. Et comment, as tu demoure en Grece ?" (249) ; mais cc sont surtout les accents melodieux d’une langue factice qui eveillent la curiosite du géant : Donc dist le compaignon .' « Agonou dont oussys vou denaguez algarou .' nou den farou zamist vous mariston ulbrou, fousquez vous brol tam bredaguez moupreton den goul houst, daguez daguez nou croupysfost bardounnosflist nou grou. Agou paston tol nalprissys hourtou los echatonous, prou dhouquys brol panygou den bascrou noudous 114 caguons goulfi'en goul oust troppassou. » - j ’entends ce me semble, dist Pantagruel .' car ou c ’est langaige de mon pays de l’Utopie, ou bien luy ressemble quant au son. (249) Le passage en latin qui suit, ne suscitant qu’une abrupte question qui met fin a cette comedic linguistique, ouvre la route a la langue qui s’impose dans les esprits depuis 1e debut : - Dea mon amy dist Pantagruel, ne scavez vous parler Francoys ? - Si faictz tres bien, Seigneur, respondit le compaignon ; Dieu mercy, c'est ma langue naturelle et maternelle, car je suis né et ay esté nourryjeune aujardin de France, c'est Touraine. (249) Avant d’en considérer l’essence, attardons-nous sur la simple presentation du texte. Je marque une nette distinction entre les langues vemaculaires et les deux premieres langues factices qu’il cree et les quatre dernieres répliques a compter de l’hebreu. Cette dichotomie toute personnelle s’expliquera un peu plus tard dans ce chapitre ; tachons pour l’instant dc regarder de plus pres le debut de la conversation entre Panurge d’un cete, Pantagruel et ses disciples dc l’autre. L’eloge de la charite est le centre du débat, mais on distingue une nette transition entre la farce patheline des neuf premieres répliques et l’ebauche d’un dialogue qui s’installe ; jusqu’a ce que Panurge se decide a utiliser l’hebreu, ses interlocuteurs ne le comprennent pas et se moquent ouvertement de lui « J c croy (dist Eustenes) que les Gothz parloient ainsi. Et si dieu vouloit, ainsi parlerions nous du cul » (248). lei-meme, l’apogee de la farce coincide avec une theatralisation de l’evolution des langues ou chacunc d’elle retrouve sa place dans la mythologie dc l’epoque ; en filigrane dans 1a 115 rencontre entre Pantagruel ct Panurge ces theories linguistiques, aux allures dc propagande qui commandaient la place du francais dans le Pantheon des langues, etaient destinees a attiser la fierte nationale et le sentiment de vivre dans une nation puissante. Au debut du l6e siecle, 1e pouvoir royal a compris qu’un territoire sain et dynamique appelle une unite politique qui requiert une langue souveraine et evolutive ; les débats sur le statut et l’etre du francais sont alors lances. Un simple regard a la BNF suffit pour 129, mais que la teneur des comprendre que la question de la langue était un suj ct brfilant débats ne refletait pas souvent la norme nationale; justement, les enjeux de la bataille linguistique au 16° siecle en etaient 1a codificationm. En l’absence de langue ‘parfaite’, dans l’espoir dc retrouver la langue adamique —une langue dans laquelle l’adequation entre les choses ct leur signifiant est d’ordre divin— et dans un souci conjugue de revalorisation théologique des anciens textes, des hommes tels que Guillaume Bude et Henri Estienne131 aureolent le francais de la gloire passee de ses pretendues langues- meres (le latin et le grec), position que Rabelais lui-meme semble adopter dans Gargantua, 1 « Attendu l’admirable transport des regnes et empires, des Assyriens es Medes, des Medes es Perses, des Perses es Macedones, des Macedones es Romains, des Romains es Grecz, des Grecz es Francoys » (9-10) et dans Pantagr_uel, VIII « Maintenant toutes disciplines sont restituees, les langues instaurees [. . .] Les impressions tant '29 Erasme, De recta_1atini graecigue sermonis pronuntuatione, 1528; Guillaume Budé, Commentarii linguae graecae, 1529; Geoffroy Tory, Champfleuu, 1529; Tresutile et compendieulx Traicte de lart ct science dorthographie Gallicane. 1529; Sylvius, In linguam gallicam Isagmge, 1532; Q Briefuc Doctrine pour deuement escripre selon lg propriete du langaige francoys, 1533; Charles de Bovclles Liber de deflerentia vulgarium linguarum. et Gallici sermonis varietate. 1533; Robert Estienne, Dictionaire Francoislatin, 1539 et 1549. ‘30 A. Lodge consacre un chapitre de son French: from dialect to standgr_d a l’elaboration des fonctions. '3 1 Fragonard / Koeller, 23. 116 elegantes et correctes en usance, qui ont esté inventees de mon cage et par inspiration divine, come a contrefil l’artillerie par suggestion diabolicque » (243-244). Le retour a l’Antiquite, a un ége d’or ou la confusion des langues semblait moindre, est un trait caractéristique d’un certain disconfort et meme d’une peur face a l’avenir. Sc tourner vers le passe est un refuge, et le travail quasi archeologique des philologues du l6e siecle reste souvent embourbe dans les éclats certes brillants, mais surrannes de langues qui deviennent obsoletes au fur eta mesure que les royaumes de l’Europe de l’ouest afferrnissent leurs vemaculaires. Rabelais, a cet egard, est un précurseur car tout en puisant chez les Anciens il ne dédaigne absolument pas tous les parlers régionaux dans sa recherche du Mot. I] propose une solution heteroclite a cet epineux probleme d’une langue « unifiee » plutet qu’essayer d’en adopter une homogene. Le phenomene de cyclicité, mentionne auparavant, apparait au grand jour dans ce chapitre ; a chaque réplique non comprise par Pantagruel et ses compagnons, Panurge se repete dans une langue differente afin de mieux se faire comprendre et entame un tour geolinguistique qui depasse les frontieres de la France et de l’Europe, via 1e merveilleux pays d’Utopie, pour finir par revenir au « jardin dc France ». On se demande alors dans quelle mesure la polyglottie (on peut aussi parler de xenoglossie ou de glossolalie dans le 132) est un atout communicatif : elle semble plus brouiller l’inter- cas de Panurge comprehension que l’améliorer. Il faut done rechercher les motivations de ce chapitre dans un autre registre... 11 me semble que Panurge, avec la collaboration tacite de Pantagruel et ses compagnons, theatralise l’evolution supposee du francais a travers les '32 La xenoglossie est l’aptitude a parler une langue étrangere non-apprise, tandis que la glossolalie denote l’aptitude a parler une langue inconnue de quiconque. 117 ages : hebreu, grec et latin se succedent pour finalement aboutir au « langaige francoys » ; seule l’utilisation de la langue factice precedant le passage en latin bouleverse le groupe linguistique dont raffole le nouvellement crée College des lecteurs royaux. Emile Pons133 note que Rabelais y utilise des lexiques et des sonorites qui s’apparentent a un patois : en effet « vou denaguez » est sensiblement proche du verbe « deniger » (denicher) qui vient d’un patois dc l’ouest commun a l’Anjou, a la Saintonge, au Bas-Maine et au BerryI34 ; un indice supplémentaire est le groupe vocalique ou caractéristique dc nombres de patois. Quoi qu’il en soit, Panurge emeut Pantagruel en lui rappelant les sonorites de la langue de son « pays de Utopie » : « Done dist le compaignon : "Agonou dont oussys vou denaguez algarou, nou den farou zamist vous mariston ulbroufousquez vou brol tam bredaguez moupreton den goul houst, daguez daguez nou croupys fost bardounnoflist nou grou. A gou paston tol nalprissys hourtou los ecbatonous prou dhouquys brol panygou den bascrou noudous caguons goulfien goul oust troppassou. "‘35 - J 'entends ce me semble, dist Pantagruel .' car ou c'est langaige de mon pays de Utopie, ou bien luy ressemble quant au son. 136" Panurge touche 1a corde sensible de la fierte patriotique et scelle quelque peu l’amitié que lui voue le géant des leur rencontre. Le pays d’Utopie, en probable '33 Dans « Les langues imaginaries dans le voyage utopique. >> RHLF, 1931.187-217. '34 Sainéan, 11, 159. '35 Troisieme langue factice dans ce chapitre, 01‘1 nous reconnaissons toutefois les mots daguez, prou et caguons. '36 Rabelais, 249. 118 reference 2‘1 l’ile nouvelle de Thomas More137 on se trouve 1a meilleure forme de gouvemement possible, fait definitivement basculer le reste du dialogue dans le cerclc des lettres et teinte les propos d’une volonté proprement humanistc d’acceder a une societe ideale, construite par et faite pour l’homme sans aucune intervention divine ou Providence. Par 1e biais du langage, Panurge et Pantagruel se soustraient done a une quelconque ‘main dc Dieu’ et posent la problematique de la construction de la langue dans un contexte de viabilite d’un etat souverain. Thomas More invente le mot latin « utopia », construit a partir du grec ou, "non, ne... pas", et de topos, "region, lieu", en lui donnant le nom d'une ile située "en aucun lieu". Cette negation est ambigue. Faut-il comprendre que cette ile, dont le gouvemement ideal regne sur un peuple heureux, est imaginaire, inedite, ou encore impossible? Et si l’on peut rever d’une telle societe, ne pent-on faire de meme pour la langue qui en deviendrait un des outils fondateurs? Autant de questions qui sont tacitement posees par Rabelais ct auxquelles nous repondront un peu plus tard dans ce chapitre. L’aboutissement de la panoplie linguistique etalee par Panurge souligne par ailleurs le caractere quasi miraculeux de l’entente relative entre les peuples européens, ou l’heterogeneite linguistique tend a creer des enclaves entre des populations qui ne se comprennent souvent pas. M.A Screech utilise d’ailleurs cc pretexte pour laisser de cete une analyse fouillee et detaillee dcs diverses langues au profit d’une etude sur le comique ‘37 Thomas More. Utopia. 119 qu’une lecture orale en engendreraitI38 ; ce n’est pas pousser assez loin lc canevas de l’interpretation, car comme beaucoup 1e savent Rabelais est passe maitre dans l’art steganographique et superpose les images, les mots et leur sens jusqu’au point dc non- retour. Lui-memc est un fervent philologue, si l’on se référe a Guillaume Bude qui couvre Rabelais d’eloges pour sa maitrise du grec et du latin, comme celui-ci avait traduit deux (Buvres du grec au latin (1e second livre de l’Histoirc d’Herodote et une ceuvre de 139 Lucien ). Louis Moreri, un encyclopediste francais du l7e siecle, salue en Rabelais un polyglotte confirme car « il scauoit le Francois, l ’Italien, l ’Espagnol, l ’Aleman, le Latin, le Grec et 1 ’He'breu. 0n dit meme qu ’il n ’ignoroit pas l’Arabe, qu ’il avoit appris a Rome d ’un évéque de Caramith. C ’est du moins ce qu ’il témoigne luy-méme. Outrc cela il étoit Grammerien, Poe'te, Philosophe, Medecin, Iurisconsulte et Astronome. »'40 Il faut bien entendu prendre cette affirmation avec grande precaution, non seulement parce qu’elle est posterieure de pres d’un siecle a Rabelais mais aussi par egard a la quantite et la qualité des langues utilisees dans ses oeuvres. S’il est indeniable qu’il connaissait tres bien 1e latin, 1e grec ct l’italien (de nombreux voyages en Italic ayant sans doute contribue a sa maitrise de la langue de Dante, mais le premier ayant cu lieu en 1533, i1 ne pouvait pas le connaitre lors de la premiere parution de Pantagruelm), ”8 Rabelais, 29-30. '39 Ibid, 7-16. ”0 Louis Moreri, 993. Cite dans Huchon, Etudes Rabelaisiennes XVI. 15. '4' Voir Jean Plattard. Life of Francois Rabelais. Mireille Huchon souligne que Rabelais aurait écrit des oeuvres en Toscan selon 1e privilege de 1551 (Rabelais, 1275). 120 il est peu probable qu’il ait su l’espagnol, l’allemand ou meme l’hebreu. D’autres ayant etudie les passages dans les deux dernieres langues, attardons-nous sur le morceau en espagnol afin d’en estimer la valeur linguistique : « Seignor de tanto hablar yo soy cansado, por que supplico a vostra reverentia que mire a los preceptos evangeliquos, para que ellos movant vostra reverentia a lo ques de conscientia, y sy ellos non bastarent para mover vostra reverentia a piedad, supplico que mire a la piedad natural, la qual yo creo que le movra como es de razon, y con esto non digo mas. » (248) A travers Panurge, meme a supposer que Rabelais ai su parfaitement parler espagnol, nous ne pouvons que remarquer Ia francisation de ce passage qui, meme s’il suit bon nombre de regles grammaticales de la langue, s’eloigne ostensiblement de sa graphic courante ; ainsi dc « seignor » (senor), la gemellisation du p dans « supplico » (suplicar), l’absence de diphtongue dans « vostra » (vuestra)'4°, le groupe consonantique qu 2‘1 la place du c dans « evangeliquos », 1e tau lieu du c dans « reverentia », « conscientia », mais smtout 1e t final propre 41a troisieme personne du pluriel dans la conjugaison francaise, qui est absent dans son homologue espagnol (« movant », 143 « bastarent » ). Outrc ces erreurs, Rabelais utilise 1a negation latine (« non bastarent », ”2 Ralph Penny (dans son oeuvre A histom of the Spanish langgage) souligne que les formes nuestro/a et vuestro/a etaient déja presentes en ancien espagnol, surtout en situation adjectivale devant un nom (p. 141). L’ancien espagnol s’etend approximativement du 13° au 17° siecle, l’Age d’Or; pour plus de renseignements, voir p. 1-33. ”3 Mover (emouvoir, bouger) et bastar (etre suffisant) ne suivcnt pas la conjugaison de l’espagnol. La premiere faute est énigmatique, car 1a construction avec suplicar a... que appelle un subjonctif; la désinence -—an serait done judicieuse, mais a cete du t qui se projette du francais a l’espagnol on note l’absence de la diphtongue ue, pourtant nécessaire dans les verbes comme mover ou poder (pouvoir); au subjonctif, mover se presenterait de cette maniere: mueva, muevas, mueva, movamos, movals, muevan. Ralph Penny affimre que ce paradigrne de diphtongaison a ete crée tres tet, par association avec le verbe du 121 « non digo mas ») qui avait ete 2‘1 l’epoque deja abandonnee au profit du no + verbe contemporain. L’utilisation de « por que » est aussi malvenue, car c’est une conjonction concessive au meme titre que « aunque » (bien que) ; « por eso » (c’est pourquoi) est la conjonction dont il a besoin, mais la transparence du calque francais (pour que) souligne l’ignorance dc l’auteur en espagnol. Nous pouvons deceler enfin une derniere erreur : 1a traduction littérale de l’expression ‘il est de raison de’ par « es de razon », qui n’a jamais existe en espagnol. Au vu de ces inconsistances, nous pouvons supputer avec confiance que Rabelais n’etait guere familier avec la langue espagnole au moment de la redaction du Pantagruel, et qu’il n’a jamais cu l’occasion d’en approfondir sa connaissance. Il est tres probable qu’au cours de ses peregrinations il a demande aux divers étudiants étrangers qu’il pouvait croiser dans ses universites quelques services de traductions, ou bien qu’il s’est essaye lui-meme au perilleux exerciccs de la traduction. Il n’empeche que cet ersatz d’espagnol met l’accent sur une propension generalc chez ceux qui ont appris une deuxieme langue ou plus encore : celle de calquer les structures grammaticales, les phonemes et les elements du lexique de la langue matemelle sur la deuxieme langue. Panurge ne parle pas espagnol, i1 montre avant tout qu’il est francais et qu’il ne peut 1e cacher. S’il ne l’etait pas, il chercherait avant tout la perfection dans la deuxieme langue afin d’en effacer toutes traces de langue natale. Qu’il connaisse les langues qu’il affiche dans ce celebre chapitre ou non, Rabelais pose néanmoins des problemes quant a I’interpretation. Outrc les references bibliques ou comiques, ct apres avoir mis en evidence l’equilibre qui s’installe entre la farce et les questions linguistiques dc son latin vulgaire potuero, ere qui s’est forme apres possum, sse (les deux signifient ‘pouvoir, etre capable de’) dans lequel une diphtongue naturelle s’est installee dans les temps du parfait et au futur (p.193). Bastarent est juste une aberration: il n’existait aucune conjugaison de la sorte en espagnol; proche d’un future (bastardn) ou d’un conditionnel (bastarian), sa traduction par un imparfait dans le texte de Huchon reste douteuse et approximative. 122 temps, de quelles autres manieres pouvons-nous considérer ce passage 21 l’aune de l’muvre elle-meme ? Pour beaucoupm, Rabelais entend dénoncer la conventionalite des symboles et la validité d’une remise en valeur des langues vemaculaires en competition avec le triptyque linguistique de l’epoque (latin, grec, hebreu). Selon moi, Rabelais se pose en veritable fou du langage, en saltirnbanque du verbe, cherchant a gommer les differences sociales par le biais de la langue : en créant une langue hors-norme qui amalgame plus ou moins heureusement la majorité des langues connues de l’epoque, i1 5, c’est-a-dire d’une langue qui n’existe pose son écriture dans le domaine de l’u-glossiel4 pas. Dans un pays ou l’unite politique est largement plus forte que la cohesion sociale, comment peut-on sans apprets choisir ct imposer une des langues parlécs dans le royaume ? Pour Rabelais, la cle de l’unite linguistique reside dans une pluralité unitairc, aux relents de la devise americaine « e pluribus, unum ». Ce passage multi-lingue passe ainsi comme une glorification progressive de la langue francaise, qui se retrouve dans toutes les autres, mais qui finit par les depasser dans sa grandeur et sa majeste. 2. Dela langue, a I’Histoire, aux lieux de memoire. Il est indeniable que l’muvre de Rabelais pose beaucoup de problemes d’interpretation, et ce encore de nos jours : ou, sinon dans la langue qu’il utilise, trouver les causes de tous les remous qu’il a cause et cause encore a la critique ? Précurseur dc du Bellay, il n’a recu que peu de gloire au Pantheon du francais ; je tiens a lui donner tout le merite qui devrait etrc sien, car l’absence d’un traite linguistique n’entame en aucun cas l’ingeniosite latente que nous pouvons deceler dans ses oeuvres en ce qui conceme ”4 Huchon, Rabelais Screech, Rabelais; Glauser, RabeLgis créateur; Rigolot, Les langages de Rafielais. .. ”5 Pour plus de renseignements sur ces langues d’utopie, voir Marina Yaguello. 123 l’innovation linguistique. Son (cuvre est un lieu de memoire, un puits insondable ou le lecteur peut a sa guise trouver des exemples multiples de tous les artifices, de toutes les combinaisons auxquels les grammairiens ct philologues du l6e siecle ont pense pour « illustrer » le vemaculaire. Le maitre-mot dc la doctrine linguistique de Rabelais pourrait etre celui de l’échange : sa langue composite en est une vibrante illustration, tout autant que ses innombrables correspondances avec certains des lettres les plus connus de ce siecle (Erasmc en particulier) Tout d’abord, il est interessant de remarquer que tous les procedes enumeres par du Bellay dans sa Deffencc trouvent une illustration dans l’oeuvre rabelaisienne. Que ce I46 soit des infinitifs substantives (1e debraguetter ), des adjectifs substantives (les 147 148 souf’freteux ), des verbes participes (signifiant ), des antonomasies (le duc des 149 Atheniens — Pericles ), des participes presents epithetes (le monde moynant moyna de '50), en passant par la propension a utiliser le plus d’articles possibles et surtout moynerie par l’utilisation de vocabulaire specifique au différents arts et metiers dc l’epoque, Rabelais trouve avant l’heure les moyens les plus ingenieux pour subrepticement voler la vedette 2‘1 du Bellay... Le caractere littéraire et comique de l’ocuvre empechera I’Histoire de retenir cette clarte de vision, mais i1 n’empeche que bien avant 1a Deffencc et meme ”6 Rabelais, 16. ”7 Ibid, 1 11. ”8 Ibid, 268. “mm, 52. ‘5" Ibid, 78. 124 l’Edit dc Villers-de-Cotterets, Rabelais a dans le coeur un amour des langues qui en fait un des plus illustres « illustrateurs ». Enfm, 1c topos meme du géant Gargantua, heros legendaire virtuellement omnipresent dans 1c folklore francais bien avant la sortie de son livre. La simple decision dc prendre une figure mythique que tous les habitants du royaume, malgre leurs differences dialectales, ont en commun, est significatrice au plus haut point : l’oeuvre de Rabelais est directement ancree dans l’inconscient culturcl des hommes, ce qui rend tout message politique, social ou religieux qui s’y trouve d’autant plus puissant. Les autorites ecclesiastiques l’ont d’ailleurs bien note, et n’ont pas tarde a le traiter d’heretique et a censurer tous ses écrits de fiction. Qui plus est, a l’instar de nombreuses creations lexicales qui ont perdure 2‘1 travers les aiges, il utilise d’innombrables mots attestes provenant dc différents dialectes de France : cette faculte a puiser dans 1c vocabulaire de la langue consideree comme étant basse, tout en y incluant des mots provenant de la langue de prestige, est 8 mon avis 1’ingredient essentiel de la réussite prouvee du vocabulaire et des livres rabelaisiens. Plus que la farce, que le carnaval issu de la culture populaire celebres par Bahktine, c’est l’homme du peuple, qui est en meme temps un lettre, fier de ses racines qui peut a lui seul dorer le blason d’une langue encore faible et hesitante. Comme l’annonce Dorat en introduction a la Deffencc : « C ’est étre sous les meilleurs auspices que de combattre pour defendre sa patrie, a dit Homére en son doux langage [...] [I y a une grande gloire (‘1 defendre la langue de ses 125 peres [...] par la défense de la langue francaise tu mériteras e'ternellement la gloire a’ ’un grand patriote. '51» Grand patriote, Rabelais l’est done certainement, mais i1 ne defend nullement l’idee d’une langue unique et uniforrne : sa vision est plurielle, son unite est composite. Le ou le lexique dc l’une peine a enoncer sa pensee, une autre vient a la rescousse ct comble les lacunes. Le symbole de la vis sans fin, explique au debut de ce chapitre, traduit parfaitement la conception que Rabelais se fait de la langue : sans cessc en quete de nouveauté, faite d’elements similaires qui se completent, se juxtaposent mais qui seuls seraient inutiles ou obsoletes, vivant du mouvement meme qu’elle crée, sa fonction et sa beauté resident moins dans la perfection du mécanisme que dans son potentiel 2‘1 découvrir des choses inconnues. La recherche du savoir, du mot, est veritablement au centre de l’muvre rabelaisienne, ct ce en dece et au dela du récit. '5' Humbert, 37. 126 Conclusion Pour le lecteur dc Rabelais, la langue est l’element le plus difficile a saisir tant son oeuvre abonde dc néologismes, d’emprunts ou de remaniements personnels de dialectes depuis longtemps oublies. Quintessence des mouvements qui agitent la France au 16° siecle, elle est pleine d’energie, dotee d’une imagination et d’une creativité sans egales, avide dc liberté et d’independance... Au travers des personnages de ses romans et de la prose, nous assistons aux soubresauts d’un idiomc nouveau-he qui a tout a inventer, 2‘1 recreer. D’autres écrivains comme du Bellay ont choisi de lui dormer des carcans en imposant des codifications strictes auxquelles Rabelais souscrit parfois, tout en preferant lui dormer 1e champ libre de s’exprimer dans les multiples voix qui composent la nation. Ne pas codifier la langue a outrance mais 1a soutenir en lui insufflant du vocabulaire « bas », telle est la langue que Rabelais expose dans ses oeuvres. Il est un des rares pendant la Renaissance a dormer autant dc place a une reflexion philosophique, scientifique et sociale sur le langage et ses significations. Avec le Pantagr_uel la langue elle-meme devient objet d’ecriture, et plusieurs difficultes sont ainsi mises en avant : l’adequation du langage aux choses, l’etymologie des mots, l’insuffisance et l’arbitraire des moyens dc communication ainsi que la pluralité des sens et interpretations. Néanmoins, Rabelais ne nous offre en aucune maniere un discours theorique : i1 ne fait que reflechir sur la langue a travers un recit et un texte de fiction. 127 Au travers de notre recherche, nous avons pu voir que la langue, 1e langage et le sens sont au cceur du Pantagruel et du Gargantua, ct cela de différentes manieres : alors que le Pantagruel traite des conventions du discours (les discours des scigneurs dc Baisecul et de Humevesne), de la place du francais sur la scene nationale (l’episode dc l’ecolier limousin) ou intemationale (la rencontre entre Pantagruel ct Panurge) et des différents moyens qui peuvent etre utilises entre un locuteur et son allocataire pour se faire mutuellement comprendre (Panurge et l’Angloys), le Gargantua se concentre davantage sur les questions de sens (les significations des couleurs), l’attribution des noms et le dévcloppemcnt du langage et de la langue (la naissance de Gargantua) ainsi que sur les conditions ideales pour que la langue puisse se dévclopper a loisir (l’abbaye dc Theleme). Tout au long de ces deux oeuvres, Rabelais s’amuse a faire éclater la langue sur le plan lexical et syntaxique, au gré d’hesitations, de fluctuations entre le present et le passe, tandis que son orthographe s’apparente davantage a la tradition médiévale scolastique. Pris entre deux feux, i1 symbolise l’elan creatif de toute une generation qui croit au francais et en ses possibilites, et lui donnc les moyens avec sa verve et par le biais d’une écriture qui se replie sur elle-meme avant de se deployer vers l’infini, telle une vis sans fin. Esprit contestataire et inventif, ses livres se moquent de la guerre, des puissants, de la hiérarchic de l’Eglise, de l’éducation pratiquee au Moyen Age. Pour vulgariser ses idees, Rabelais choisit le grossissement: ses héros sont des géants qui traversent des situations enormes, exagerees ou absurdes, d’ou il resulte une force comique qui ridiculise les comportemcnts humains et donnc a reflechir. Mais cette methode reflete aussi, tout simplement, une imagination débridée et une fantaisie illimitee. Rabelais ne 128 recule devant aucune folie ni aucune grossierete pour faire rire son lecteur; i1 laisse exulter la joie de vivre, celle du corps et des appetits humains les plus crus. Cette dualite de l’ceuvre explique sans doute pourquoi elle fut condamnee de toutes parts (par les Catholiques tout autant que par les Calvinistes), mais elle conditionne surtout la survie dc Rabelais, sans cessc relu, reinterprete et commente. C’est parce qu’elle est inextricable et totalement originale que cette (nuvre libre offre a chaque lecteur un sens non donne, mais 2‘1 construire. En outre, bien qu’etant humanistc, Rabelais tente d’etablir un pont entre le francais du Moyen Age et le francais de la Renaissance. 11 est clair dans ses teuvres qu’il condamne le 14c et 1e 15c siecles comme des époques noires et obscures, mais il utilise néanmoins beaucoup de vocables et de toumures stylistiques propres a ces periodes. On retrouve alors un topos qui lui est cher : la dichotomie, entre le passe et 1c present, entre la scholastiquc et l’enseignement humanistc, entre le fanatisme religieux et un evangelisme qui se reclame d’Erasme. Rabelais est tout autant un humanistc qu’un écrivain du 15c siecle ; son genie, c’est de fondre toutes les traditions dans un meme moule, dc puiser aux sources des traditions linguistiques populaires tout autant qu’il s’ingenie a former de nouveaux mots gréce a l’emprunt a d’autres langues et de stimuler un processus de creation linguistique qui puisse favoriser une emergence d’une langue nationale unifiee, liberee de toutes contraintes dictees par les soi-disant doctes de son temps. Unir la population et l’elite, tel est le schema generateur d’un langage ou regne profusion et vitalité, ou tout le monde peut se reconnaitre, pour pouvoir établir une nation aux fondations geo-socio-linguistiques stables ct durables. Ce n’est pas tant niveler par le bas, par les couches populaires les plus pauvres qui compte pour lui, mais plutet dormer une orientation commune 2‘1 la population francaise et a enrichir un patrimoinc deje 129 unique par sa grandeur en inserant de nouveaux vocables derives dc concepts humanistes. La langue est un outil indispensable pour former une societe homogene, et quel exemple peut etre meilleur que celui de ces géants qui montrent le chemin vers des rapports harrnonieux entre les partenaires d’un monde social qui, tout en étant ancre dans l’imagination, ne fait que refleter la verite historique d’un pays en pleine cffervescence ? A travers 1e cycle des géants, la langue est sommee de choisir son camp, son rele : vivre en marge des querelles dans une utopie ou participer, comme le fait Rabelais, a la realite de l’Histoire. 130 Oeuvres citees Allan, Keith. Linguistic meaning. London : Routledge, 1986. Vol. 1. Auerbach, Erich. Mimesis. 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