AVEC LE WALLON ON NE VA PAS LOIN : FACTEURS QUI ONT CONDUIT AU REMPLACEMENT DU WALLON PAR LE FRANÇAIS EN WALLONIE TELS QU’ILS SONT REPRESENTES DANS DEUX ROMANS D’AUTEURS WALLONS By Patricia Alberte Speers A THESIS Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of French and Francophone Studies—Master of Arts 2021 ABSTRACT AVEC LE WALLON ON NE VA PAS LOIN : FACTEURS QUI ONT CONDUIT AU REMPLACEMENT DU WALLON PAR LE FRANÇAIS EN WALLONIE TELS QU’ILS SONT REPRESENTES DANS DEUX ROMANS D’AUTEURS WALLONS By Patricia Alberte Speers Le passage au français comme langue maternelle en Wallonie (partie sud de la Belgique) est, comme dans les provinces françaises, l’aboutissement d’une situation que l’on peut qualifier de ‘diglossie’ ou ‘triglossie’ si l’on tient compte du latin utilisé par l’église catholique. L’adoption du français par l’ensemble de la population wallonne est le plus souvent considéré comme un fait accompli, et peu d’études existent sur le sujet. Ce mémoire étudie la fin de la période diglossique telle qu’elle est représentée dans deux romans d’écrivains wallons, L’œil de la mouche d’André-Joseph Dubois et La malédiction de l’abbé Choiron d’Armel Job. L’approche utilisée est une approche sociolinguistique inspirée par celle de Robert Lafont dans son article « Un problème de culpabilité sociologique : la diglossie franco-occitane ». La période généralement acceptée comme celle à partir de laquelle le wallon cesse de se transmettre comme langue maternelle est celle des années 50. L’histoire des deux romans se passent en tout ou en partie dans les années 50. Ces romans, en peignant le tableau de différents segments de la population wallonne, nous permettent d’étudier les facteurs qui conduiront au remplacement du wallon par le français comme langue de communication en Wallonie. WITH WALLOON YOU DON’T GO FAR: FACTORS THAT LED TO THE DISPLACEMENT OF WALLOON BY FRENCH IN WALLONIA AS PRESENTED IN TWO NOVELS BY WALLOON WRITERS By Patricia Alberte Speers A THESIS Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of French and Francophone Studies—Master of Arts 2021 ABSTRACT WITH WALLOON YOU DON’T GO FAR: FACTORS THAT LED TO THE DISPLACEMENT OF WALLOON BY FRENCH IN WALLONIA AS PRESENTED IN TWO NOVELS BY WALLOON WRITERS By Patricia Alberte Speers The adoption of French as mother tongue in Wallonia (southern portion of Belgium) is, as in the French regions, the final result of a situation that can be called ‘diglossia’ or ‘triglossia’ if we take into account Latin, which was still used by the Catholic church. That adoption of French by the general Walloon population is most often taken as a matter of fact and has not been the object of much research. This thesis studies the end of the diglossic period as it is portrayed in two novels written by Walloon writers, L’œil de la mouche by André-Joseph Dubois and La malédiction de l’abbé Choiron by Armel Job. The approach used is a sociolinguistic one inspired by that of Robert Lafont in his article « Un problème de culpabilité sociologique : la diglossie franco-occitane ». It is generally accepted that Walloon stopped being transmitted as mother tongue in the 50s. The two novels, partially or completely, take place in the 50s. Portraying different segments of the Walloon population at the time, enable us to study the factors that led to the displacement of Walloon by French as the vernacular language of Wallonia. ACKNOWLEDGEMENTS Je voudrais remercier Dr. Valentina Denzel et Dr. Aurora Wolfgang qui m’ont accompagnée tout au long de mon travail. Sans leur patience et leurs conseils, ce mémoire n’aurait pas vu le jour. iii TABLE DES MATIERES Introduction ………………………………………………………………………………………..………………..………… 1 La diglossie ..………………………………………………………………………………………………………….. 3 Les auteurs …………………………………………………………………………………………………………... 12 La diglossie dans les deux romans …………………………………………………..……………………………… 15 L’œil de la mouche ……………………………………………………………………………………..………… 15 Synopsis …………………………………………………………………..……………………………..… 15 La société ……………………………………………………………….…………………………………. 17 La diglossie dans L’œil de la mouche ……………………………………………………….. 19 La malédiction de l’abbé Choiron …………………………………………….…………………………… 32 Synopsis ………………………………………………………………………………………….………… 32 La langue d’écriture ………………………………………………………………………….………. 32 La société …………………………………………………………………………….………….………… 33 La diglossie dans La malédiction de l’abbé Choiron …………………..….………….. 36 Conclusion …………………………………………………………………………………………….…….…………………. 46 BIBLIOGRAPHIE ………………………………………………………………………………….………………………… 51 iv Introduction Le passage au français comme langue maternelle en Wallonie (partie sud de la Belgique) est, comme dans les provinces françaises, l’aboutissement d’une situation que l’on peut qualifier de ‘diglossie1’ ou ‘triglossie’ si l’on tient compte du latin utilisé par l’église catholique. Ce mémoire étudie la fin de la période diglossique telle qu’elle est représentée dans deux œuvres d’écrivains wallons, le premier roman d’André-Joseph Dubois, L’œil de la mouche, paru en 1981, réédité accompagné d’une postface en 2013, et le deuxième roman d’Armel Job, La malédiction de l’abbé Choiron, paru en 1998, réédité en 2011 avec notes philologiques et postface ; nous avons utilisé la version électronique de l’édition de 2011. L’histoire des deux romans se situe dans l’est de la Wallonie et se passe en tout ou en partie dans les années 50, décennie généralement acceptée comme celle à partir de laquelle le wallon cesse de se transmettre comme langue maternelle. Le sujet nous tient particulièrement à cœur, étant nous-même née dans cette partie de la Wallonie à la fin des années 50. Nous avons donc personnellement été témoin de la disparition progressive du wallon. Après quelques remarques générales, nous donnerons un aperçu de la littérature scientifique sur le sujet, puis nous présenterons les auteurs et les œuvres étudiées ainsi que le cadre social et linguistique qui est décrit dans ces dernières. Enfin, nous analyserons des passages des deux œuvres pour dégager comment cette situation de 1 Nous utilisons ‘diglossie’ dans son sens large de « situation de bilinguisme d'un individu ou d'une communauté dans laquelle une des deux langues a un statut sociopolitique inférieur » ("Diglossie") 1 diglossie est vécue par les protagonistes des deux romans en relevant les caractéristiques typiques aux situations de bilinguisme asymétrique décrites dans les articles scientifiques. Les frontières de l’état français ne correspondent pas avec les frontières de l’aire des parlers gallo-romans. Il existe hors de France des régions où le français s’est substitué comme langue nationale à des parlers romans de la même manière qu’il s’est substitué à l’intérieur de la France à des parlers romans comme le picard, le franc-comtois ou l’angevin, pour n’en citer que quelques-uns. La Wallonie, partie sud de la Belgique, est une de ces régions historiquement romanes dont le français est devenu la langue nationale, remplaçant ainsi le wallon. Mais alors que l’association entre la nationalité française et la langue française est aisée, l’association entre la nationalité belge et la langue française l’est moins, et cela des deux côtés de Quiévrain, et est encore compliquée par l’existence en Belgique de trois communautés linguistiques différentes. Différents linguistes, principalement belges, ont étudié cette problématique. Michel Francard parle « d’insécurité linguistique » et « d’un dilemme non résolu : comment concilier le sentiment d'une nécessaire loyauté vis-à-vis de la langue patrimoniale (le wallon ou l'une des autres langues régionales) et l'indispensable pratique du français, qui s'imposera en éradiquant ces mêmes langues patrimoniales ? » (16). Cette problématique se reflète aussi dans la littérature produite en Belgique. Marc Quaghebeur, parlant du 20ème siècle, remarque que « tout ce qui s’est écrit d’important en ce siècle en Belgique francophone tourne autour de la question du traitement de la langue (…) » (21). L’étude de la diglossie français-wallon en Wallonie au travers de produits littéraires originaires de la région est donc justifiée. 2 La diglossie Du côté des linguistes belges, l’évolution de la relation entre français et dialecte wallon dans la partie nord-est du domaine des langues d’oïl, la Wallonie, est l’objet, par exemple, d’un article de Marie-Guy Boutier (2009). Cet article retrace en quelque sorte l’histoire linguistique de la Wallonie et est utile pour comprendre comment on en est arrivé à la situation dépeinte dans nos deux romans. Boutier utilise « le terme wallon dans le sens générique de ‘variété belgoromane’ » (105), tout en notant que les variétés belgoromanes que l’on trouve dans la partie sud de la Belgique incluent aussi le picard, le champenois et le lorrain. C’est cette acception du terme ‘wallon’ que nous utiliserons dans ce mémoire. Boutier rappelle que le français a commencé à être utilisé comme langue écrite dans la zone d’oïl dès le 13ème siècle, spécialement pour des écrits non religieux (chansons de gestes, chroniques, …). Selon elle, les écrivains wallons du moyen- âge étaient conscients d’écrire dans une langue différente de la langue orale comme l’a démontré Louis Remacle (qtd in Boutier 107). Boutier voit dans la période 1200-1800 une période de coexistence pacifique entre le français et le wallon. Pendant la première partie de cette période (1200-environ 1600) le français sert de langue d’écriture en Wallonie à côté du latin ; pendant la deuxième partie (environ 1600-1800) les classes supérieures commencent à parler français, mais le wallon reste leur langue maternelle (109). Le français est imposé comme langue officielle à partir de la Révolution française et surtout après l’accession de la Belgique à l’indépendance. Boutier parle de conflit dès le moment où le français est imposé à l’ensemble de la population (111). C’est alors que des intellectuels prennent conscience que la langue vernaculaire risque de disparaître et 3 organisent une promotion du wallon écrit (111). Nous estimons personnellement que le terme ‘conflit’ pourrait laisser entendre lutte, alors que cette réaction de certains intellectuels n’a pas trouvé d’écho dans la population, dont la majeure partie était encore analphabète au milieu du 19ème siècle. La période 1800-1950 est une période que Boutier appelle ‘disloquée’ (113) où tous les Wallons n’ont pas la même langue maternelle. L’imposition de l’instruction universelle obligatoire en français à la fin du 19ème siècle accélère l’expansion du français. D’après Boutier c’est vers 1950 que le wallon a cessé d’être transmis comme langue maternelle et qu’il a aussi cessé d’être utilisé comme langue usuelle à part dans « certains milieux populaires non cultivés » (113, 114). En ce qui concerne la diglossie, un des articles majeurs est celui de Charles Ferguson (1959). C’est lui qui a créé le terme ‘diglossia’ en copiant le français ‘diglossie’. Par ‘diglossie’ Ferguson entend : a relatively stable language situation in which, in addition to the primary dialects of the language (which may include a standard or regional standards), there is a very divergent, highly codified (often grammatically more complex) super-posed variety, the vehicle of a large and respected body of written literature, either of an earlier period or in another speech community, which is learned largely by formal education and is used for most written and formal spoken purposes but is not used by any sector of the community for ordinary conversation. (Diglossia 337) Dans sa définition de la diglossie, il est important de noter que pour lui les deux langues, qu’il appelle ‘haute’ et ‘basse’, sont utilisées pour remplir des fonctions différentes, ce qui 4 veut dire qu’elles ne sont pas utilisées indifféremment, et que la langue haute n’est pas couramment utilisée comme langue parlée et doit être apprise ; ce n’est donc pas la langue maternelle des locuteurs. Il mentionne une situation de diglossie dans l’aire des parlers romans quand ils se sont différenciés du latin au moyen-âge (337), le latin devenant la langue haute et les parlers romans les langues basses. Charles Ferguson parle aussi de l’évolution des situations de diglossie et souligne que la diglossie peut avoir une fin, c’est-à-dire qu’une des deux langues finit par remplacer l’autre. Parmi les conditions qui préludent à l’extinction d’une des deux variétés linguistiques, il cite la généralisation de l’alphabétisation, une augmentation de la communication entre les segments de la population ainsi que le désir d’avoir une langue nationale (338). Ferguson peint également quelques scénarios de fin de diglossie, notamment l’un où la langue haute n’est plus utilisée par aucune communauté linguistique et devient langue religieuse connue uniquement par un nombre restreint d’érudits ; dans ce cas une variante de la langue basse devient le nouveau standard (339). Le scénario décrit par Ferguson décrit assez bien ce qui s’est passé au moyen-âge dans le domaine des langues d’oïl, et en particulier en Wallonie, où le latin a fini par devenir une langue presqu’exclusivement liturgique et où la variante d’oïl de l’Ile de France (le français) est devenue d’abord la lingua franca, puis la langue de l’écriture non religieuse et finalement le nouveau standard. Dans notre mémoire nous chercherons dans les romans des traces des 3 conditions pour établir si elles ont contribué à la démise du wallon en Wallonie. 5 Un autre linguiste, Joshua Fishman (1967), reprend le concept de la diglossie de Ferguson, mais en le contrastant avec celui du bilinguisme. Selon lui, « bilingualism is essentially a characterization of individual linguistic behavior whereas diglossia is a characterization of linguistic organization at the socio-cultural level” (34). Le bilinguisme existe donc au niveau personnel, alors que la diglossie existe au niveau d’un groupe. Ce contraste lui permet de définir quatre types de situations linguistiques : bilinguisme avec diglossie, bilinguisme sans diglossie, diglossie sans bilinguisme, et absence à la fois de diglossie et de bilinguisme (30). L’addition d’une variable donne lieu à une analyse plus fine et plus nuancée et aide à rendre compte de différentes situations linguistiques qui peuvent se présenter. Il donne des exemples de chaque situation, et classe la Belgique dans la catégorie diglossie sans bilinguisme (34). Cela nous donne à penser qu’il se réfère à la situation de la Belgique en tant qu’état avec 3 langues nationales (néerlandais, français et allemand), chaque langue étant la langue d’un espace géographique spécifique à l’intérieur duquel l’apprentissage des autres langues n’est pas requis. En ce qui concerne la Wallonie, la situation au 19ème siècle et dans la première moitié du 20ème siècle ne pourrait pas mériter le nom de ‘diglossie’ selon la définition stricte de Charles Ferguson car le français y devient la langue maternelle d’une partie toujours grandissante de la population, mais dans la mesure où il est la langue de prestige, la situation peut être qualifiée de diglossie avec bilinguisme selon la définition de Fishman. Cette acception du terme ‘diglossie’, couplée avec la définition du mot en français nous a conduit à notre utilisation du terme. 6 Dans sa description d’une situation de bilinguisme sans diglossie, Fishman décrit aussi une situation courante de l’époque moderne où le capital vient du groupe parlant la langue haute et la main-d’œuvre est fournie par le groupe parlant la langue basse ; le résultat en est que members of the speech community providing productive manpower rapidly abandoned their traditional socio-cultural patterns and learned (or were taught) the language of the means of production much earlier than their absorption into the sociocultural patterns and privileges to which that language pertained ». (35) Cette description est applicable à la société wallonne du 19ème siècle et de la première moitié du 20ème siècle et l’analyse de Fishman nous sera utile pour étudier nos romans. Plus récemment, Alan Hudson (2002) a esquissé une théorie de la diglossie. Il fait le bilan de ce qui a été écrit à propos de la diglossie, et préconise un retour à la définition originale de Ferguson. Pour Hudson, les cas de diglossie au sens large décrits par Fishman ont des origines sociales, et il préfère utiliser pour en parler le terme de ‘bilinguisme sociétal’ (2). Il insiste sur le fait que dans les cas de diglossie selon la définition de Ferguson, la langue haute n’est utilisée comme langue véhiculaire par aucun groupe, et cette absence d’un groupe privilégié parlant la langue haute empêche l’abandon de la langue basse comme langue véhiculaire (7) parce qu’il n’y a pas de motivation sociale qui mènerait à un changement de langue (21). Hudson remarque aussi que l’apparition de la diglossie est souvent due à la combinaison du développement de l’écriture et d’une alphabétisation restreinte (24). Il donne comme exemple la diglossie latin-langues 7 vernaculaires romanes qui, selon lui, est le résultat d’un ‘monopole de la connaissance’ pratiqué par l’église catholique et du déclin de l’alphabétisation des laïcs entre les 4ème et 10ème siècles (Parker qtd in Hudson 27). Selon Hudson, la distinction entre la ‘vraie’ diglossie et le bilinguisme sociétal est claire lors du déclin de ces situations : dans les cas de diglossie, la langue haute finit par être remplacée par la langue basse, alors que dans les cas de bilinguisme sociétal, c’est la langue basse qui cède le pas à la langue haute (30). Si nous suivons sa définition, la situation en Wallonie serait un cas, non de diglossie, mais de bilinguisme sociétal vu que c’est la langue haute (le français) qui a fini par s’imposer. Si la relégation du latin comme langue haute et l’utilisation des langues romanes comme langues vernaculaires correspond à une situation de diglossie au sens restreint du terme, la situation qui s’est développée plus tard dans le domaine des langues d’oïl, c’est- à-dire l’usage du français comme langue des érudits non cléricaux et puis des classes dirigeantes et l’usage des différents dialectes (angevin, normand, picard, wallon, etc.) comme langue vernaculaire devrait, selon la même définition, être considérée comme une situation de bilinguisme sociétal asymétrique à partir du moment où la langue haute (français) est devenue la langue maternelle d’une partie de la population ; en Wallonie ce passage s’est fait après la Révolution française, et surtout après l’indépendance de la Belgique en 1830. Nous pourrions donc voir la période de bilinguisme sociétal des 19ème et 20ème siècles comme une évolution de la diglossie, ou une dernière phase de cette dernière avant la disparition de l’une des langues. Comme nous l’avons signalé plus haut, dans ce mémoire c’est la définition française du mot ‘diglossie’ que nous utilisons et cette définition est similaire à la définition large de Fishman ; toutefois, nous retenons aussi 8 l’expression ‘bilinguisme sociétal’ suggéré par Hudson que nous utiliserons comme synonymes de ‘diglossie’. Toute étude de cas de diglossie se penche sur la langue utilisée dans des conditions sociales spécifiques, c’est pourquoi une approche sociolinguistique s’impose plus qu’une approche purement linguistique. Ferguson et Fishman peuvent être considérés comme sociolinguistes avant la lettre car ils se sont penchés sur la façon dont sont utilisées les langues en contact dans une même société. Quand on parle de langue, on ne peut pas ignorer que c’est un outil utilisé par des locuteurs. Le linguiste belge Jean-Marie Klinkenberg insiste qu’une langue n’existe pas dans un vacuum : Ce premier détour du côté des fonctions de la langue (…) a en effet permis de voir que la langue, outil servant d’abord à construire la réalité du moi, permet l’insertion de ce moi dans la réalité. Soubassement des identités collectives et ciment du groupe, la langue est la médiatrice de l’échange social et un instrument privilégié du vivre-ensemble. Elle permet en effet la confrontation des expériences, des connaissances et des valeurs, elle est l’instrument de la négociation et de l’affrontement ; l’instrument aussi de l’exclusion. (38) Ce que l’auteur souligne ici, c’est que la langue joue un rôle dans la société. Elle est un instrument utilisé par des individus qui font partie de groupes, de collectivités. A l’intérieur de ces groupes, elle sert de facilitateur aux rapports entre individus, rapports aussi bien pacifiques que conflictuels. Elle peut donc servir d’instrument entre différents groupes à l’intérieur d’une société. On ne peut donc pas comprendre pourquoi dans les 9 situations diglossiques une langue disparaît sans comprendre d’abord la société dans laquelle ce changement se passe et les rapports de force qui y existent. Klinkenberg (2015) remarque aussi judicieusement que (…) ce ne sont pas les langues qui sont dominantes ou dominées. Le prétendu choc entre langues n’est que le choc entre groupes ayant partiellement ou principalement fondé leur identité sur elles, s’étant construits grâce à elles ou les ayant pris comme instrument de leur expansion (37-8). En quelque sorte, dans le cas qui nous occupe, le français n’est la langue dominante que dans la mesure où elle est la langue utilisée par les classes dominantes dans la société wallonne. Jean-Marie Klinkenberg nous fournit une autre théorie utile dans notre analyse, celle du déficit : Dans cette théorie, la relation entre handicap social et handicap linguistique est circulaire : car une situation sociale dominée ne donne accès qu’à un certain type de compétence expressive, appelée « code restreint » ; et en retour, le déficit expressif bloque toute possibilité de promotion. L’accès aux privilèges sociaux dépend en effet d’un bon contrôle de tous les instruments symboliques en usage dans le groupe. Il est donc spécialement important de maîtriser le « code élaboré ». (42) Cette théorie ne parle pas de relations entre différentes langues, mais entre registres à l’intérieur d’une langue. La langue des classes ouvrières ou agricoles, comme dans nos 10 romans, était une langue de niveau école primaire, parfois teintée de dialecte, alors que la langue des classes supérieures était marquée par un niveau d’enseignement plus élevée, et partant, était souvent plus sophistiquée. Toutefois, cette théorie pourrait être appliquée à une situation où code restreint et code élaboré feraient référence à deux langues différentes. D’autres sociolinguistes, principalement européens ont proposé des termes différents pour décrire le phénomène de diglossie. Par exemple, de Georg Kremnitz (1981) nous retiendrons celui de ‘bilinguisme asymétrique’ ainsi que la notion de prestige pour parler de la langue haute (65). Il suit l’exemple des sociolinguistes catalans qui décrivent les conflits comme latents ou aigus (66) et qui ne voient que deux issues possibles aux situations de conflit linguistique : soit la normalisation (quand la langue basse ou dominée s’impose) soit la substitution (quand la langue dominante l’emporte) (66). Quant aux rapports entre les deux langues, pour lui « la situation linguistique est en très grande mesure fonction de la situation sociale » (66), c’est-à-dire que les rapports entre les langues en contact/conflits reflètent les rapports sociaux entre les locuteurs de ces langues. Un autre scientifique qui s’était déjà penché sur l’aspect sociétal de la diglossie dans le domaine des langues romanes est Robert Lafont. Dans un article de 1971 il reprend la classification de Fishman et utilise le terme ‘diglossie’ pour décrire la situation linguistique en pays d’oc et en souligner l’aspect sociologique. Après avoir fait le tableau historique des relations entre français et occitan dans le sud de la France, Lafont note un « déséquilibre entre administrateurs, possesseurs de l'écriture, et administrés, illettrés » 11 ainsi qu’un « complexe habituel aux classes populaires (attractif-répulsif) devant le pouvoir que signifie l'écrit » (94). Il parle de la ‘fixité’ de la langue française (95) ainsi que du ‘corset idéologique unitaire’ de l’école française (96). Il fait remarquer que, comme parler patois est considéré comme signe d’appartenance à une classe sociale inférieure, l’unité linguistique de la France est basée sur une ‘mauvaise conscience sociologique’ (96). D’après Lafont, on peut observer des ‘comportements de culpabilité linguistique’ dans le pays d'oc (97), et c’est cette culpabilité qui, finalement, mène à l’extinction de la langue d’oc (98). C’est l’article de Lafont et sa façon d’approcher l’étude de la relation des langues en Occitanie qui nous a inspirée quant à l’approche à utiliser pour étudier les romans d’André-Joseph Dubois et d’Armel Job. Les auteurs La manière dont la fin de la diglossie français-wallon a été vécue en Wallonie, et plus spécialement ses aspects sociologiques tels que décrits par Ferguson, Klinkenberg et Lafont est mise en lumière dans certaines œuvres d’auteurs wallons, entre autres André- Joseph Dubois et Armel Job. Comme ces derniers sont tous les deux nés dans les années 40 – 1946 et 1948 respectivement (Dawans ; Virone) – leur enfance s’est passée dans cette période des années 50 encore bilingue mais où, le français étant devenu la langue maternelle de la majorité de la population, le wallon a été de moins en moins utilisé et par de moins en moins de personnes. Dubois et Job sont donc des témoins directs de la situation, ce qui explique mon choix de leurs œuvres pour y chercher les traces des mécanismes qui ont amené au remplacement du wallon par le français en Wallonie. 12 Avant de passer à l’étude de leurs romans, nous voudrions présenter les auteurs brièvement. André-Joseph Dubois et Armel Job partagent plus que leur date de naissance. Tous deux sont originaires de l’est de la Wallonie, de la zone linguistique du wallon liégeois. Ils ont tous les deux étudié à la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège et ont tous les deux fait carrière dans l’enseignement. Et bien entendu, ils sont tous les deux aussi devenus écrivains. Toutefois, à côté de ces similitudes, les deux écrivains sont aussi différents sous certains rapports. D’abord, s’ils sont de la même région géographique, André-Joseph Dubois est né à Liège et Armel Job dans le village de Heyd. L’un est donc citadin et a grandi en ville alors que l’autre est villageois et a grandi en milieu rural. Dans un entretien avec un journaliste Dubois décrit son milieu familial comme "petit bourgeois chez qui la culture dominante existait déjà" ("Entretien" 00:05:04) ; la ‘culture dominante’ c’est la culture française, partant nous pouvons conclure que la langue familiale était le français. Par contre, Job décrit ses origines comme "Né en 1948 dans une modeste famille rurale. Langue maternelle : wallon liégeois. Enfance au sein de l'incomparable noblesse des humbles" ("Job"). L’un est donc issu du groupe culturellement dominant alors que l’autre est issu du groupe dominé. Les deux auteurs semblent bien assumer leurs origines différentes, mais si Dubois ne se vante pas de son extraction bourgeoise, Job semble montrer de la fierté par rapport à ses origines modestes. L’on peut se demander si ces origines familiales différentes influencent l’attitude qu’ils ont vis-à-vis des langues française et wallonne ou l’attitude qu’ils prêtent à leurs personnages. 13 Nos deux auteurs diffèrent également quant à leurs carrières en tant qu’enseignants et auteurs. André-Joseph Dubois a fait carrière comme professeur de français, d’abord dans l’enseignement communal secondaire puis post-secondaire liégeois, et finalement comme assistant pédagogique à l’Université de Liège (Dawans). Armel Job a enseigné le latin et le grec dans une école secondaire catholique de la petite ville ardennaise de Bastogne, école dont il est devenu le directeur (Virone). Il est intéressant de noter que le personnage principal de L’œil de la mouche est professeur de français comme son auteur, et le personnage principal de La malédiction de l’abbé Choiron est professeur de langues anciennes comme son auteur à lui-même si les romans ne sont pas autobiographiques. La carrière littéraire de Dubois commence en 1981 avec L’œil de la mouche, suivi d’un deuxième roman en 1983. S’ensuit une pause de près de 30 ans, jusqu’en 2011 où il recommence à publier après avoir clôturé sa carrière d’enseignant (Dawans). Job, quant à lui, ne commence à publier qu’en 1995 (Virone) ; il est un auteur prolifique qui a publié pas moins de 27 romans alors que la bibliographie de Dubois n’en compte que 8 (Babelio). 14 La diglossie dans les deux romans Dans la partie principale de notre mémoire, nous allons chercher dans les deux romans les traces des facteurs qui ont concouru à la démise du wallon. Les facteurs sur lesquels nous nous centrerons sont ceux décrits par Charles Ferguson : la généralisation de l’alphabétisation, une augmentation de la communication entre les segments de la population ainsi que le désir d’avoir une langue nationale (338) ; à côté de ces phénomènes, nous verrons si certains personnages font montre d’un désir de promotion sociale ou de culpabilité linguistique (Lafont). D’abord, nous allons donner un aperçu de chaque roman, puis nous dégagerons le portrait linguistique qu’ils peignent de la société wallonne pendant cette décennie. Finalement, nous analyserons des passages révélateurs des attitudes des personnages vis-à-vis du français et du wallon. Au centre des deux romans se trouve un personnage né dans un milieu humble et qui grâce à l’éducation (et partant à la maîtrise de la langue française) réussit à s’élever au-dessus de la condition de ses parents. Toutefois, ni l’un ni l’autre n’arrive à être pleinement heureux dans sa nouvelle situation et les deux romans se terminent par un échec. L’œil de la mouche Synopsis L’œil de la mouche se présente comme le journal d’un homme obsédé par la langue française depuis sa plus tendre enfance. Le nom de cet homme, que nous appellerons le narrateur, n’est jamais mentionné dans le roman. Il écrit sur une période de 19 jours, 15 commençant le mercredi avant Pâques et couvre la période des congés scolaires de printemps en Belgique. Même si le narrateur dit avoir oublié que le dimanche suivant est Pâques, le choix du mercredi des cendres, début de la passion du Christ dans l’église catholique, peut être considéré comme hautement symbolique et annonciateur de la fin du livre. Le narrateur commence à écrire après un séjour en hôpital psychiatrique et son divorce, et après son emménagement dans un nouvel appartement. Le journal mêle le présent (par exemple visite chez ses parents pour Pâques, rencontre avec son ex-femme, visite à un ami d’enfance ; visite du réparateur de lave-vaisselles ; mort de son neveu et enterrement, et préparatifs pour son propre suicide) et le passé (son enfance et ses études ; son mariage et ses beaux-parents ; sa carrière d’enseignant, …). Tout au long du roman, André-Joseph Dubois sème des indices qui nous dirigent dans son interprétation. Le narrateur parle des règles qui régissent le genre littéraire du journal dont l’une est de justifier son entreprise et indique que le journal s’arrête une fois son but atteint (11). Il conclut cette partie par « Mettons que j’ai décidé de badigeonner ma vie d’une épaisse couche de sens » (12). Nous avons donc ici le pourquoi du journal, donner un sens à sa vie. Presqu’à la fin du journal, le narrateur relit ce qu’il a écrit et avoue ne pas se reconnaître dans le personnage décrit ; il ajoute « Mais j’ai été bien autre chose aussi que le personnage univoque, triste et nauséeux qui apparaît ici » (191) et donne quelques exemples. Après nous avoir fait un portrait de lui-même, il le détruit, ou plutôt, en dément la parfaite ressemblance. Ce que le narrateur a essayé de décrire dans son journal, le sens qu’il veut donner à sa vie est l’histoire d’un échec. Échec en tant que fils, échec en tant que mari, échec en tant qu’enseignant, et échec en tant qu’écrivain. 16 La société L’œil de la mouche n’est pas en soi un portrait de société. C’est le parcours d’un individu. Néanmoins, cet individu, le narrateur fait partie d’un groupe et il y a échange et influence entre lui et la partie de société dans laquelle il vit. L’action du roman se situe dans une ville non nommée. La classe sociale dans laquelle le narrateur est né est celle des travailleurs, des cols bleus, et plus précisément les mineurs. Il vit dans un coron. De l’autre côté de la ville se trouvent des usines. Les mines et les usines ont attiré des ouvriers de différentes partie du pays, comme la grand-mère maternelle du narrateur venue de Flandres (12) et son grand-père paternel venu du ‘pays’, plateau agricole et d’arbres fruitiers (32-3). Il y est aussi fait mention de mineurs italiens : « Nous les détestions un peu : ils travaillaient au rabais, sifflaient nos filles, parlaient une autre langue, n’étaient pas aussi pâles que nous » (35). Dans L’œil de la mouche, la langue de communication des adultes dans ce petit monde est un dialecte non nommé, ou l’italien pour les mineurs italiens : « Il [le père] devint délégué syndical. Il se rendait le soir à des réunions, recevait à la maison des camarades qui parlaient en dialecte ou en italien, riaient fort ou pleuraient doucement » (35). Nous reviendrons plus tard sur le père qui s’est donné la peine d’apprendre quelques mots d’italiens pour parler aux Italiens. Face au groupe des mineurs parlant dialecte ou langue d’origine, le roman place les patrons. Sans mentionner la langue qu’ils parlent, le narrateur remarque : - Non, dis-je. Le syndicalisme est mort le jour où les ouvriers ont adressé la parole aux patrons. (…) Parce qu’ils sont tombés dans le piège des mots. (…) La 17 parole est l’outil exclusif des patrons. Ils en ont fait leur chose, une main supplémentaire, extensible et préhensible, idéale pour étrangler. (56-7) Nous avons ici de la part du narrateur une pensée à propos, non de langues séparées, car les ouvriers auraient adressé la parole aux patrons en français, mais de registres de langage. Le français des mineurs, même de leurs délégués syndicaux ne les met pas sur le même pied que les patrons. Les syndicalistes ne savent pas manier la langue comme les patrons. Le narrateur écrit dans les années 70, donc nous ne savons pas de quelle époque il parle, mais si nous nous replaçons dans le contexte des années 50, le français de la plupart des syndicalistes était probablement, comme dans le cas du père du narrateur, leur deuxième langue après le dialecte, ou si même c’était leur langue maternelle, c’était une langue de niveau école primaire. Dans cette situation, nous pouvons voir à l’œuvre la théorie du déficit mentionnée par Jean-Marie Klinkenberg. La langue des ouvriers est un exemple de ‘code restreint’ alors que celle des patrons est un exemple de ‘code élaboré’. Associé au groupe des patrons dans le roman, nous trouvons l’ingénieur. Le narrateur note qu’il y avait un respect—et une haine sourde aussi’ chez le père quand il parlait de l’ingénieur des mines (14). Le père du narrateur était délégué syndical, défendant la cause des ouvriers vis-à-vis des patrons. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait eu vis-à-vis de l’ingénieur un ‘respect ‘haine sourde,’ haine des travailleurs exploités vis-à- vis de ceux qui s’enrichissent à leurs dépens, et vis-à-vis de ceux qui, comme les ingénieurs, représentent les patrons dans la marche des opérations minières. Dans L’œil de la mouche, à côté des mineurs et des patrons, nous avons le groupe des bourgeois intellectuels et amateurs d’art, représentés par Jenny, l’ex-femme du 18 narrateur, et sa famille. Ce groupe parle français, mais il est intéressant de remarquer que Jenny utilise les formes non standard pour les noms des repas et les nombres : - Mardi ? Je pourrais être (elle me donna l’adresse d’un snack que je ne connais pas) à midi et demi. Ils servent des dîners, ce n’est pas mauvais. - Des dîners ? dis-je. Tu veux sans doute dire des déjeuners ? - Ta gueule, soixante-quinze ! S’est-elle écriée en riant. Autre scie entre nous : mon français cacadémique ou châtré. A ce sujet, Jenny a depuis longtemps épuisé la liste des mauvais jeux de mots. (20) Cette scène ne se passe pas dans les années 50, mais est indicative des attitudes face aux registres de langues. Si le français de Belgique suit la norme française, il accepte toutefois certaines formes endogènes (Hambye et Francard 42). Ici, c’est le narrateur, issu de la classe ouvrière, qui est puriste et hypercorrect. Le dernier groupe francophone représenté est celui des enseignants, instituteurs, professeurs et directeurs d’école. L’instituteur représente un cas hybride, parlant français à l’école mais dialecte avec ses voisins du coron. Qu’il habite dans le même quartier que la narrateur (16) laisse à penser qu’il est issu de la classe ouvrière. L’œil de la mouche ne nous donne pas un tableau complet de la société de l’époque, mais uniquement des parties avec lesquelles le narrateur est en contact. Comme l’histoire couvre les 30 ans de vie du narrateur, elle dépasse le cadre des années 50 étudié dans ce mémoire et l’on peut y entrevoir l’avenir. 19 La diglossie dans L’œil de la mouche La situation linguistique des années 50 décrite dans L’œil de la mouche est assez complexe ; elle inclut plusieurs langues outre le wallon et le français, et on peut y voir différentes attitudes vis-à-vis des langues française et wallonne chez les différents personnages. Le narrateur a grandi dans une banlieue ouvrière, plus précisément minière. Les charbonnages ont attiré des travailleurs de différentes régions du pays ainsi que de l’étranger, et différentes langues sont représentées dans la famille du narrateur lui-même. Dans la génération des grands-parents, nous voyons une prédilection pour le dialecte. Le narrateur parle des capacités linguistiques de ses grand-mères ainsi : S’il est vrai qu’au début était le Verbe, il me faut dire que de mes deux grand-mères aucune ne parlait le français. La première, venue du Nord on ne sait pourquoi, s’exprimait dans un patois flamand que seuls son mari et sa fille (ma mère) réussirent à percer. […] La seconde, de pure souche locale, n’avait jamais su se départir de son dialecte. Elle entendait parfaitement le français, l’écoutait en souriant aux bons endroits mais répondait dans un idiome qu’elle fut sans doute la dernière du pays à connaître aussi bien. (12) Ce passage ancre l’histoire linguistique de la famille. Leurs origines récentes sont dialectales. Plus loin, le narrateur parle de son grand-père paternel, venu du « pays », comme l’appelle son père, une région rurale, « ce plateau qu’on aperçoit à l’horizon » (32) et ce grand-père devait donc parler un dialecte proche de celui de sa femme. Il est probable que les grands-parents du narrateur aient fréquenté l’école et appris le français 20 parce qu’une loi promulguée en 1842 avait obligé les communes à créer des écoles laïques où à soutenir des écoles libres (en général catholiques) où l’enseignement était donné en français (en Wallonie) (Van Santbergen 286). L’école n’était pas encore obligatoire, mais néanmoins, en 1912 on ne comptait plus pour l’ensemble de la Belgique que 17% d’illettrés, pour la plupart en Flandre (Van Santbergen 289). A cette époque (avant 1914) on peut encore parler de cohabitation pacifique comme le décrit Charles Ferguson : “Diglossia seems to be accepted and not regarded as a "problem" by the community in which it is in force, until certain trends appear in the community” (338). Toutefois les germes du changement sont déjà présents, ayant été semés à l’indépendance de la Belgique en 1830- 31, comme nous allons l’expliquer. La tendance mentionnée en troisième position par Charles Ferguson (338) est, dans le cas de la Belgique, celle dont dépendent les autres, le désir d’une langue nationale standard. L’article 23 de la Constitution Belge de 1831 stipule « L'emploi des langues usitées en Belgique est facultatif ; il ne peut être réglé que par la loi, et seulement pour les actes de l'autorité publique et pour les affaires judiciaires » (« Constitution »). La langue choisie pour les actes officiels est le français, mais suite à des plaintes, le français sera remplacé par le néerlandais en Flandre dès 1838. Il ne semble pas y avoir eu de plaintes en Wallonie, ce qui peut s’expliquer par le fait que le français y côtoyait le wallon depuis le moyen-âge. Dès le 12ème siècle, le français s’est installé en Wallonie pour l’écriture non religieuse ; par exemple, les chroniques écrites au XIVème siècle par le Liégeois Jean d’Outremeuse étaient en moyen français. De même, toujours en Principauté de Liège, le livre des tailles de l’abbaye de Stavelot-Malmédy au XVIIème siècle était rédigé en français. Une autre 21 raison pourrait se trouver dans la proximité linguistique entre le français et le wallon. Le français n’est pas très difficile à apprendre pour un Wallon. Même si l’usage du français n’est pas imposé aux sujets du Royaume de Belgique dans leur vie privée, mais seulement pour tous les documents administratifs, cette décision est un facteur clef de la francisation de l’ensemble de la population de la Wallonie. Un deuxième facteur important de l’abandon du wallon en faveur du français est la promulgation en 1914 de l’obligation scolaire jusqu’à 14 ans (Van Santbergen 290). Cette généralisation de l’alphabétisation est un des facteurs mentionnés par Ferguson (338) comme annonciateurs de la fin de la diglossie. Dans L’œil de la mouche, les parents du narrateur ont donc dû aller à l’école jusqu’à 14 ans (le père avait 20 ans en 1936 (29) ce qui lui donne une date de naissance de 1916). Ils font partie de la génération des bilingues, mais on peut remarquer une différence entre les parents dans leur attitude vis-à-vis des langues. Le père parle wallon avec ses compagnons de travail et trouverait naturel de le parler à la maison aussi, mais sa femme ne l’entend pas ainsi, comme nous pouvons le voir dans cette conversation : Pour mon père, le dialecte devint le jargon du travail. Chez nous, il lui arrivait de s’oublier. Ma mère le rabrouait : - Parle français. Quand ma sœur et moi eûmes l’âge de raison cela devint : - Pas devant les enfants ! Et le dialecte me fut obscène. Parfois mon père se rebellait doucement : 22 - Mais c’est tellement plus vrai comme ça… (13) Nous reviendrons plus loin sur l’attitude du narrateur, mais il est intéressant de noter les attitudes respectives des parents. Comme nous l’avons vu plus haut, la mère du père parlait exclusivement le wallon, qui est donc la langue maternelle du père. Quand le père utilise le mot ‘vrai’ pour décrire son expression en wallon, il donne au wallon de l’authenticité. C’est en wallon qu’il peut vraiment exprimer ce qu’il pense et ressent. S’il qualifie ce qu’il dit en wallon de ‘vrai’ on peut en conclure que le français est ressenti par lui comme emprunté, comme si ce qu’il disait sonnait faux. Il ne reconnaît pas vraiment pour siens ses pensées ou ses sentiments exprimés en français. C’est un peu comme s’il avait l’impression de jouer un rôle, d’assumer une autre personnalité quand il parle français. Son identité semble donc liée au wallon. C’est en wallon qu’il est lui-même. Malgré cela, il est présenté par son fils, le narrateur, comme étant polyglotte. A part le wallon et le français, on le voit apprendre l’allemand pendant son temps comme prisonnier en Allemagne durant la deuxième guerre et l’italien pour communiquer avec les mineurs d’origine italienne (34-35). Si son identité est intimement liée au wallon, il n’en hésite pas moins à le troquer pour communiquer avec d’autres. Pour lui, la communication passe avant le moyen de communication ; ou plutôt, il adapte son moyen de communication à la personne à qui il parle. Le père est présenté comme très social et adaptable linguistiquement tout en gardant intacte son identité qui le lie à ses ancêtres. La mère, en revanche, semble rejeter le wallon, ou tout du moins en limiter l’usage par son mari. Elle-même comprend le flamand grâce à sa mère mais le wallon semble avoir été sa langue ‘paternelle.’ Elle demande à son fils « est-ce français ? » quand il 23 ramène de nouveaux mots de l’école (13), ce qui peut être un signe d’une mauvaise connaissance du français, ou de ce que Michel Francard, linguiste et professeur à l’université de Louvain, nomme ‘l’insécurité linguistique’ des francophones de Belgique. Une chose est sûre : le français est la langue que la mère veut que ses enfants parlent. Pour faciliter l’adaptation de leurs enfants à l’école, beaucoup de parents parlaient français à leurs enfants en bas âge. Cependant, l’attitude de la mère du narrateur qui insiste sur l’usage du français à la maison même par son mari peut sembler extrême. Son « pas devant les enfants » est très protecteur ; c’est comme si elle considère le wallon comme quelque chose qui peut nuire aux enfants. De plus, elle culpabilise le père. Or, la culpabilité linguistique est un des facteurs de francisation relevés par Robert Lafont et l’attitude de la mère est à rapprocher des observations que Lafont a faites en Pays d’Oc. Il fait remarquer que, comme parler patois est considéré comme signe d’appartenance à une classe sociale inférieure, l’unité linguistique de la France est basée sur une ‘mauvaise conscience sociologique’ (96). D’après lui, on peut observer des ‘comportements de culpabilité linguistique’ dans le pays d'oc (97), et c’est cette culpabilité qui, finalement, mène à l’extinction de la diglossie (98). Cette ‘culpabilité linguistique’ semble avoir fonctionné en Wallonie aussi et avec le même résultat. Un autre facteur important de la disparition de la diglossie est le désir de gravir les échelons de la société. Comme le remarque Josua Fishman, dans les cas de bilinguisme, c’est la langue associée aux forces sociales dominantes qui finit par déplacer l’autre (8). La mère perçoit que la maîtrise de la langue française est la clef qui permettra à ses enfants de bénéficier des avantages qu’ont les membres des classes supérieures et elle est en 24 admiration devant les progrès de son fils en français : « La présence dans ma bouche de la bogue du marron l’émerveilla davantage que ma première dent » (13). On peut voir là une indication du souhait de la mère pour l’avenir des enfants, désir de promotion sociale. Ce désir est à rapprocher de la théorie du déficit qu’explique Jean-Marie Klinkenberg et selon laquelle il est essentiel de maîtriser le code élaboré d’une langue pour avoir accès aux privilèges de ceux qui l’utilisent (42). La mère veut que ses enfants sortent de la classe ouvrière et elle est consciente que cet avancement dans la société ne se fera que grâce à la maîtrise de la langue française. Un commentaire du narrateur ailleurs dans le roman pourrait expliquer la mesure de l’ambition de la mère, si on prend en considération que la mère peut-être identifiée au pauvre : Le pauvre ne rêve pas de Rothchild, aussi lointain et vaporeux que Notre-Dame- de-Lorette. L’ambition du vrai pauvre, c’est le petit fonctionnaire habillé de gris, dur, cassant et plat comme l’ardoise, que ses modestes émoluments attendent chaque mois, plus fidèles que la pluie, et qui coule son existence dans l’espoir du désert jaune or de la retraite (116). Ce passage nous laisse à penser que les aspirations de la mère pour ses enfants pourraient se limiter à obtenir un poste de fonctionnaire. Le narrateur lui-même avait d’autres ambitions ; comme nous l’apprenons plus tard dans le roman, son rêve était de devenir écrivain. Nous en arrivons au narrateur lui-même. On peut déduire de l’échange entre les parents noté plus haut qu’ils parlent français à leurs enfants, et le parlent même entre eux 25 en présence des enfants. Les enfants grandissent donc parlant français ; ils comprennent probablement le wallon qu’ils entendent hors de chez eux, ainsi que plus tard chez eux quand la grand-mère paternelle viendra habiter chez son fils. Pour le narrateur personnellement le français devient une obsession. Les graines de cette obsession ont été semées par la mère et différents faits l’ont aidée à grandir. La lecture est un de ces facteurs. Le narrateur nous dit qu’il s’est appris à lire lui-même : A cinq ans je reçus des albums de Tintin. Les personnages y portaient des costumes aussi stricts que ceux de l’ingénieur des mines dont mon père parlait avec respect – et une haine sourde aussi dont je n’eus conscience que des années plus tard. Leur propreté me séduisit, je voulus pénétrer leur langage enfermé dans des ballons qui flottaient au-dessus de leurs têtes comme des auréoles. Tout seul j’appris à déchiffrer les caractères nets et élégamment penchés : comme ils parlaient bien (14). Dans ce passage apparaît l’attrait du narrateur pour la belle langue qu’il découvre dans Tintin et qu’il associe avec propreté et costumes. L’utilisation du mot ‘auréoles’ évoque les images de saints. Les personnages de Tintin (et plus tard des romans) deviennent comme des saints pour le narrateur. A l’inverse, en plus de la mauvaise impression qu’il a du wallon après la remarque de sa mère (« Et le dialecte me fut obscène » (13)), il associe le wallon avec la saleté des mineurs au sortir de la mine, comme nous pouvons le voir dans ce passage : 26 Décidément le dialecte était sale : mon père le parlait sans entraves avec ses camarades. Parfois, pendant les vacances, j’allais me poster à la grille du charbonnage. Les hommes noirs et méconnaissables – deux yeux blancs dans un visage de suie – s’extrayaient de la cage et saluaient les gamins avant d’aller se laver (13-14). A côté de la lecture et intimement liée avec elle se trouve l’école. Dans les années 50, l’enseignement était toujours régi par la loi de 1914 qui rendait l’enseignement obligatoire jusqu’à 14 ans. Notre narrateur s’est donc retrouvé à l’école primaire, où il est l’un des deux meilleurs élèves. Quand le narrateur parle de son instituteur, il note ses vêtements : « Mon instituteur portait aussi un costume complet, saupoudré de craie » (14). Le narrateur associe son instituteur et son costume aux personnages de Tintin et à l’ingénieur des mines, et tous parlent français. Nous voyons donc l’association du français, de la belle langue, à un statut social non ouvrier, à la propreté et au col et cravate. Dans le cas de l’instituteur, le narrateur mentionne la poussière de craie. Est-ce une opposition entre la craie blanche et la suie noire des mineurs, ou un indice que l’instituteur n’est pas tout à fait ‘propre’ ? En effet, plus tard, le narrateur surprend son instituteur en bras de chemise, travaillant dans son jardin comme le père et parlant wallon à un voisin. Le narrateur note « Il avait les doigts carrés et épais comme ceux de mon père, plus nets, encore que douteux sous des ongles » (15-16). Voir son instituteur sans veston, l’entendre parler wallon, ainsi que sa prononciation ‘ouagon’ du mot ‘wagon,’ le rend suspect aux yeux du narrateur. En effet, le narrateur est à la recherche du français pur. Il se rend compte qu’il y a des différences entre le français de ses parents et celui des livres et de la 27 radio. Par exemple, une particularité de la prononciation des Wallons est d’utiliser la bilabiale /w/ dans les mots contenant un w, là où le français standard prononce /v/. Le narrateur enfant note la différence de prononciation entre le speaker de la radio et son instituteur. Le narrateur cherche à imiter ce qu’il considère comme la langue idéale, mais quand il utilise /vagon/ ses camarades de classe se moquent de lui. Sa réaction, au lieu de revenir à la prononciation locale, est d’éviter le mot (15). Comme le narrateur brillait à l’école primaire, son instituteur a conseillé que lui et un autre élève brillant poursuivent des études. « L’école primaire se termina. Qu’allait-on faire de nous ? Notre instituteur résolut la question avec la force de l’évidence. Nous irions au collège, en section dure, en latine » (64). Si l’attrait du narrateur pour la langue française et les livres se manifestent très tôt, ce n’est qu’au collège puis au lycée qu’il apprendra à maîtriser cette langue, malgré des débuts incertains, comme il le rapporte : J’étais venu au collège pour apprendre enfin ma langue. J’en découvrais dix, cent. De Rabelais à Hugo, combien de mondes grouillants ? Lequel était le bon ? Je pataugeais. Et la chanson de Roland, c’était aussi du français ? (66) Jusqu’alors, chez lui, à l’école primaire ou à la radio, le narrateur n’a été en contact qu’avec le français moderne. A l’école secondaire il est confronté avec le français tel qu’il était écrit à différentes époques, ou plutôt le français à différents stades de son évolution. Au premier abord, il ne se rend pas compte que certaines formes ne sont plus usitées, et il utilise des tournures démodées dans ses compositions ; cela lui vaut des moqueries de la part de son professeur de français. Dans la postface du livre, Alice Richir décrit le 28 narrateur comme quelqu’un qui « tend vers cet idéal de perfection à tel point que la norme devient sa raison d’être » (209). Le narrateur pense qu’il y a une norme à atteindre, d’où sa confusion quand il est confronté à différents styles d’écriture. Au collège, il aime en latin ; adulte il commente : « Le latin me paraissait lisse et doux, vide de traitrises. (…) Je sais maintenant que ce qui me ravissait dans le latin de l’école, c’était sa rigidité cadavérique. Je n’avais aucun sursaut à craindre d’une langue morte » (66). Son appréciation d’une langue morte, inchangeable, nous aide à interpréter son malaise face aux différentes formes et registres que le français peut prendre. On peut donc sentir chez le narrateur une incertitude quant au français. C’est certes sa langue, mais dès l’enfance il semble conscient qu’il y a un autre français que le sien, celui des speakers de la radio et des livres, et c’est celui-là qu’il veut maîtriser. Il s’agit pour lui de pénétrer le « code élaboré » (Klinkenberg 42). Pour ce faire il passe tout son temps libre à lire. Il pense y être arrivé en Poésie (avant-dernière année du lycée) : En Poésie, par un beau matin d’hiver, on me rendit une dissertation. J’en ai oublié le sujet (…). Je ne vis que ces deux mots ; bien écrit. Je gagnais. La bête en moi était terrassée. Je pourrais ce soir regagner impunément mon faubourg : quelque chose comme un cordon ombilical venait d’être tranché. Je le croyais (68). Ici le narrateur voit la maîtrise du français écrit à laquelle il est arrivé comme une victoire contre une bête. On peut se demander si cette bête est la partie de lui qui appartient à son milieu d’origine et parle un français familier. Il pense être sevré des influences de sa famille et de sa classe ; s’il peut rentrer ‘impunément’ chez ses parents, c’est qu’il 29 n’appartient plus à ce monde ouvrier. Il rentre dans son faubourg comme quelqu’un qui ne lui appartient plus, qui n’est plus sous son influence. Dans les facteurs qui jouent un rôle dans la disparition de la diglossie, Charles Ferguson mentionne une plus grande communication entre les différents segments de la société (338). Même si Ferguson ne mentionne pas nommément les moyens de communications, les médias, et en particulier à l’époque les journaux et la radio, ils ont sans conteste joué un rôle dans l’augmentation de la communication et ont donc également joué un grand rôle dans la disparition de la diglossie en Wallonie. Dans L’œil de la mouche, le narrateur est fasciné par la voix du speaker qui lit les cours de bourse à la radio ; lui utilise la prononciation /vagon/, à l’inverse de l’instituteur. Le narrateur remarque « Derrière le micro, je sentais la présence de la cravate ; c’était son étreinte, je n’en doutais pas, qui effilait les i et épanouissait les nasales » (15). Nous retrouvons là aussi l’association entre cols blancs et français, objets de l’admiration du narrateur. Ce n’est peut-être pas un hasard si, plus tard, le narrateur épouse une journaliste de la radio. Si L’œil de la mouche peut nous éclairer sur les tendances qui ont permis au français de s’imposer en Wallonie, nous y voyons la langue jouer différents rôles. Pour le narrateur, elle est d’abord quelque chose à conquérir, mais aussi un outil de conquête. Il s’en sert pour conquérir les filles du coron. Renégat encore béjaune, je retournais contre ma classe mes armes récemment conquises : le langage et ses grimaces. Au fait, j’employais à mon propre profit la séduction dont j’avais été victime : celle du speaker des cours de la bourse, celle de 30 Tintin, celle de mon instituteur. Au fait encore, le savoir n’a-t-il pas de tout temps servi à la possession ? (84) En utilisant ‘la bonne langue’, le narrateur se présente comme différent des autres garçons, et donc attirant pour les filles de son quartier ouvrier. Malheureusement, plus tard encore, à l’université, la langue, utilisée avec l’accent de son faubourg et de son milieu pauvre, tuera dans l’œuf ses espoirs d’une relation amoureuse avec une jeune fille : Je lui dis que le cours n’avait pas lieu, j’allais lui proposer un verre ou une promenade. Tout s’éteignit autour de moi. Elle disparut, je disparus, nos regards croisés se dénouèrent. Le couloir, l’université et Nicolas de Cuse s’anéantirent. Il ne resta que ma voix monstrueusement enflée, sèche comme du gravier, et mon accent formidable de fils de mineur, de petit-fils de paysan, hérissé d’aspérités, de tessons ; infranchissable. Je balbutiai une excuse que rien n’exigeait. Je tournai les talons et m’enfuis (91). Ici, nous voyons que, bien qu’ayant maîtrisé le français littéraire, le narrateur a omis un aspect de la langue important dans la communication. Il ne s’agit pas de maîtriser vocabulaire et grammaire, encore faut-il maîtriser la prononciation. Le narrateur s’en rend soudainement compte dans son échange avec une jeune fille d’origine bourgeoise. C’est lui, obsédé par son idéal du français parfait, honteux de sa prononciation, qui interrompt la conversation. C’est une première fissure dans la croyance du narrateur que la simple connaissance de la langue des classes bourgeoises peut à elle seule en ouvrir les portes. 31 La malédiction de l’abbé Choiron Synopsis L’échec est la conclusion de La malédiction de l’abbé Choiron comme il l’est de L’œil de la mouche. Après 15 ans d’enseignement du latin et du grec, l’abbé Choiron est envoyé par l’évêché dans la petite paroisse ardennaise de Forgelez. C’est pour lui un retour à ses origines campagnardes. Il doit se réhabituer au monde rural et à la langue wallonne, en même temps qu’il doit se définir en tant que pasteur d’âmes. L’autre personnage principal du roman est n’est pas un individu, mais un groupe de personnages, les habitants de Forgelez, pour la plupart des agriculteurs. Le choc entre les deux naît d’une parole lancée à la légère par le prêtre à un de ses paroissiens, Natole. Après la mort du fils de ce dernier, la phrase de l’abbé Choiron sera interprétée comme une malédiction, un sort jeté par le prêtre. Ce dernier est également impuissant à ramener une femme adultère sur le droit chemin ou à empêcher un mariage forcé. Après six mois comme curé de Forgelez, il demande à l’évêché à être transféré et quitte la cure pour les archives de l’évêché. La langue d’écriture Si André-Joseph Dubois lui-même parle de la langue comme étant au centre de L’œil de la mouche en tant qu’indicateur d’appartenance à la classe dominante ou à la classe dominée ("Entretien" 00:01:10), on peut dire que la langue est aussi centrale dans La malédiction de l’abbé Choiron, mais d’une autre façon. Le roman est écrit en français, mais est infusé, en quelque sorte, de langue wallonne. Armel Job choisit d’écrire en 32 français car le français est sa langue littéraire et lui permet d’atteindre un cercle de lecteurs plus large, mais il teinte ce français de wallon dans les dialogues. Le français qu’il met dans la bouche des habitants de Forgelez est parfois du wallon traduit mot à mot en français ("Postface" 125-126), dont il donne l’original et qu’il explique dans des notes philologiques ajoutées pour la deuxième édition du roman. La société Contrairement à L’œil de la mouche qui nous donne un portrait en gros plan d’une petite partie de la société urbaine (ou suburbaine), La malédiction de l’abbé Choiron prend un peu de recul et nous donne une vue plus large, à la fois de la relation entre un curé et l’évêché—‘les princes de l’Eglise’ (11) —et de la société rurale de Forgelez. Dans la société de Forgelez, il y a trois ou quatre groupes principaux ; le premier groupe est formé par les agriculteurs, le second par les artisans, commerçants, ouvriers et employés, et le troisième par les ‘rentiers du château’ (44). Il y a aussi l’exception, l’artiste peintre, mis dans la catégorie des ‘oisifs’ avec les gens du château (18). Le prêtre et l’instituteur pourraient être considérés comme un groupe à part. Dans le village, ce sont les personnes parlant français qui ont une position, sinon de pouvoir, du moins respectée. Les châtelains font partie de l’ancienne classe dirigeante, les nobles ; ils n’ont pas vraiment de pouvoir dans le village, mais ont gardé une certaine influence dans la mesure où une ferme leur appartient, celle de Poteaupré où vivent une partie des protagonistes, comme le fait remarquer le jeune Monsieur Marcel du château à Lambert : « Poteaupré, c’est quand même notre ferme. On n’en vit pas, mais on aimerait 33 autant en être fiers » (49). Une fois l’an, Natole, le fermier de Poteaupré, va au château payer son fermage (53). Il n’y a pas beaucoup de contact entre le château et le village, à part lors de la chasse. Là, les châtelains et leurs invités emploient les fermiers comme rabatteurs et ne leur adressent pas la parole (25), témoignant ainsi du peu de considération que les anciennes classes dirigeantes avaient de leurs sujets. Les châtelains ne travaillent pas de leurs mains, mais vivent de ce que leur argent leur rapporte ; comme Monsieur Marcel conduit une Jaguar (49), on peut en déduire qu’ils ont fait de bons placements. Il n’y a pas de wallonismes dans leur bouche et ils sont appellés ‘Monsieur’ et ‘Madame’, d’où l’on peut déduire que leur langue est le français. Les prêtres font partie de la classe francophone, comme l’indique Job dans une des notes (77). Dans le roman, nous voyons un rapport particulier entre la noblesse et l’église catholique. Voici les réflexions d’Aimée, la paroissienne adultère après sa confession : Ce n’était pas qu’elle renonçait à René, à ses pompes et à ses œuvres, mais elle aspirait désormais à la compréhension de Choiron. Après tout, l’abbé Mathieu, chacun le savait, donnait sans sourciller la communion à mademoiselle Jeanne, une infirmière indépendante qui faisait à monsieur Henri du château, des piqûres bien particulières, à chaque fois que madame partait se rhabiller à Bruxelles ou à Paris. Si l’Église, sans reproche soit dit, montrait de l’indulgence envers des gens déjà comblés, pourquoi ne pas espérer quelque compréhension s’agissant d’une malheureuse épouse sacrifiée à un demeuré ? Pas d’existence sans compromis. En flairant bien, on en levait dans toutes les maisons de Forgelez. (68) 34 Nous avons ici un exemple clair de la collusion entre deux groupes parlant français, la noblesse et le clergé, collusion qui n’échappe à personne. L’église catholique utilise deux poids et deux mesures. Les bénéficiaires de ses faveurs se trouvent dans la classe aisée francophone. A Forgelez, les petites gens qui parlent wallon ne se rebellent pas contre cet état des choses et le prennent avec philosophie, de même qu’ils prennent avec philosophie les écarts de certains prêtres qui vivent ouvertement en concubinage, comme le curé de Noirmoulin (34 ; 117-18). Aimée espère profiter de la même indulgence que celle témoignée aux membres de la noblesse. Le groupe des commerçants etc. ne joue pas un grand rôle dans le roman, mais c’est de ce groupe que sont issus le maïeur (maire), Antoine et le cantonnier, le Pipit. L’abbé Choiron remarque que la proportion des fidèles est moindre dans ce groupe que dans le groupe des agriculteurs (44). Armel Job parle le plus du groupe des fermiers de Forgelez. Le roman tourne autour d’un moment important de l’année pour les agriculteurs, la fenaison. Le monde des agriculteurs décrit par Job est en train de changer, principalement à cause de la mécanisation. C’est un groupe qui parle wallon, et c’est dans leur bouche que Job met les expressions copiées du wallon. Ils ont dû aller à l’école et comprennent donc le français, mais c’est un monde où parents et enfants travaillent ensemble et ils ne restent en général pas à l’école après 14 ans, comme dans l’exemple de Clément. L’instituteur avait conseillé qu’il continue ses études, mais son père Natole avait besoin de lui pour travailler à la ferme (23). D’un autre agriculteur, Armand, l’auteur nous dit qu’il « aurait voulu un garçon pour travailler avec lui » (42). La connaissance du français commence à être plus 35 nécessaire pour eux, pour lire les revues agricoles et comprendre les conseils des agronomes envoyés par le ministère (43, 44). Une conversation entre le maïeur et Armand laisse entrevoir une relation parfois tendue entre les agriculteurs, dépendant du temps, et les commerçants (2). L’instituteur et le prêtre sont deux personnes qui ont autorité dans le village et la langue qu’ils utilisent est le français. Le prêtre représente l’autorité religieuse. L’instituteur est une personne respectée de par son éducation, et de par son rôle d’enseignant qui inclut l’enseignement de la politesse et des bonnes manières ; il représente une certaine autorité morale. Il peut se permettre de reprendre les enfants (6). Dans La Malédiction de l’abbé Choiron, l’instituteur est souvent mentionné avec le prêtre ; s’il est payé par la commune dont il reçoit aussi un logement (19), il assiste à deux messes le dimanche (26, 31) et est le seul avec le chantre à donner au curé le répons en latin. C’est à lui que le prêtre nouvellement arrivé s’adresse pour avoir des renseignements sur la paroisse (33, 55). Nous avons ici aussi une association entre le français et l’autorité dans le village. La diglossie dans La malédiction de l’abbé Choiron Contrairement à L’œil de la mouche qui décrit une situation linguistique complexe avec des personnages venus de différentes régions et parlant différentes langues ou dialectes, La malédiction de l’abbé Choiron met en scène un groupe de personnages homogène linguistiquement et dont la plupart des ancêtres habitaient probablement déjà la région au temps des Gaulois. L’action se passe en Ardenne et la population des villages 36 ardennais est une population stable. C’est une région qu’une partie des habitants quitte pour aller travailler à la ville et ceux qui restent perpétuent les traditions de leurs ancêtres. Ou plutôt perpétuaient, car les années 50 sont une décennie de changements. D’un côté, la généralisation de la mécanisation va mettre fin à l’autoconsommation et transformer la société agraire traditionnelle et d’un autre côté, le wallon va cesser de se transmettre comme langue maternelle. Il s’agit donc d’un autre style de vie exprimé dans une autre langue qui, si elle n’était pas vraiment étrangère, n’en était pas moins différente. Nous pouvons voir ces changements s’opérer dans La malédiction de l’abbé Choiron. Le livre s’ouvre sur un avertissement de l’auteur dans lequel Armel Job trouve bon d’expliquer au lecteur ce qu’est le wallon, et de résumer ce qui a causé sa disparition. Voici donc ce qu’il écrit en 1998 : Le mépris dans lequel fut tenue cette langue quasi totalement dépourvue de littérature, mais au génie oral foisonnant, la démocratisation des études, l’omniprésence des médias français, lui ont porté des coups mortels. Le wallon n’est plus pratiqué aujourd’hui que honteusement par une poignée de vieillards ("Avertissement"). Les causes que Job y donne de la disparition du wallon sont proches de celles que Charles Ferguson mentionne (généralisation de l’alphabétisation et communication entre segments de la population (338) et son choix des mots ‘mépris’ et ‘honteusement’ n’est pas sans rappeler la ‘culpabilité linguistique’ dont parle Robert Lafont (97-98). On peut toutefois remarquer l’estime dans laquelle Job tient le wallon quand il parle de son « génie 37 oral foisonnant » ainsi qu’un peu plus haut dans cette assertion : « Le wallon n’est pas un abâtardissement du français mais un dialecte roman à part entière, comme le provençal ou le corse » ("Avertissement"). Dans La malédiction de l’abbé Choiron, nous avons un panorama linguistique de l’endroit, Forgelez, un village fictif qu’Armel Job situe en Ardenne. Comme l’action se passe une trentaine d’années après la promulgation de l’enseignement obligatoire jusqu’à 14 ans, nous pouvons supposer que la majorité des adultes comprennent et peuvent s’exprimer en français. Ils sont donc bilingues ; toutefois, la plupart continuent à utiliser le wallon entre eux, même s’ils utilisent le français envers les enfants, surtout si ceux-ci comptent continuer des études. Dans L’œil de la mouche nous avons vu une scène révélatrice des attitudes respectives du père et de la mère du narrateur vis-à-vis du wallon ; cette scène a son pendant dans La malédiction de l’abbé Choiron. Ici, elle se passe pendant la fenaison. Armand et sa femme Louisa sont des agriculteurs. Ils ont 4 filles, trois en internat à Liège, et la 4ème, Jacqueline, qui a 12 ans, les rejoindra à la rentrée des classes de septembre. Dans cette scène, Jacqueline apporte le goûter à ses parents qui travaillent dans les champs. « Quelle nouvelle, mon petit morceau6, demanda Armand ? - Je vous ai déjà dit de ne pas toujours lui jaser en wallon, intervint Louisa (en wallon néanmoins). Elle va bientôt entrer en pension et elle donnera des coups de pieds au français7. - Ce n’est rien, papa. Parlez-moi en wallon. Je vous répondrai en français. C’est promis, man. » 38 Lorsqu’Armand lui parlait en français, elle avait l’impression qu’un étranger s’adressait à elle. Toutes les expressions colorées qui jaillissaient spontanément de son ordinaire s’éclipsaient. Il parlait comme un mode d’emploi. En français, il disait : « Donnez-moi le sucre » ; en wallon, il s’amusait : « Le sucre, petite tête de sucre, quand je vous vois, je vous reluque8. » Et le reste à l’avenant. (44) Dans la deuxième édition de son roman, l’auteur a ajouté des notes philologiques qui expliquent les endroits où il met dans la bouche de ses personnages du wallon traduit mot à mot en français. Voici les notes pour ce passage : 6. Mi pti bokèt : expression affectueuse. 7. K(i)piter l’français : malmener le français, lui donner des coups de pied. 8. Pitite gueûye di souke, qwand dji v’veu dji v’louk. (52) Plusieurs choses sont à remarquer dans ce passage. Comme dans L’œil de la mouche, nous voyons la mère reprendre le père qui s’exprime en wallon, à la différence qu’ici la mère, Louisa, ne reproche pas au père, Armand, de parler wallon, mais de le parler à sa fille. Louisa elle-même utilise le wallon envers son mari. Il n’est pas ici question de faire passer le wallon comme quelque chose de mauvais en soi, mais simplement comme quelque chose qui désavantagera Jacqueline quand elle arrivera à l’école. En cela, Louisa, comme la mère du narrateur vis-à-vis de ses enfants, semble penser à l’avenir de sa fille, et un avenir meilleur passe par une bonne connaissance du français. Dans les deux romans nous avons donc un père plus enclin à parler dialecte et une mère qui joue la police de la langue. Robert Lafont a remarqué la même chose en Occitanie ; en parlant de la 39 culpabilité linguistique, il écrit : « Cette culpabilité culmine chez les femmes » (97). Que les mères perçoivent que le français standard est nécessaire à la promotion sociale rappelle des traits de la théorie du déficit mentionnée par Jean-Marie Klinkenberg selon laquelle « L’accès aux privilèges sociaux dépend en effet d’un bon contrôle de tous les instruments symboliques en usage dans le groupe. Il est donc spécialement important de maîtriser le ‘’code élaboré’» (42). A part le fait que Louisa elle-même utilise le wallon, il est à noter une autre différence importante entre les deux scènes ; il s’agit de l’attitude du narrateur de L’œil de la mouche et l’attitude de Jacqueline. Le narrateur considère le wallon comme sale et obscène alors que Jacqueline aime l’entendre. Elle trouve plus de chaleur dans les propos de son père quand il parle wallon que quand il parle français. Il lui semble que le français met une distance entre eux. Elle va jusqu’à comparer son père parlant français à un ‘mode d’emploi,’ ce qui suggère un style impersonnel, dénudé et froid. L’attitude de Jacqueline est à rapprocher de celle du père du narrateur qui trouve que ce qu’il dit est plus ‘vrai’ en wallon. Jacqueline trouve une solution intéressante, elle suggère un compromis : elle parlera français, mais aimerait que son père continue à lui parler wallon. Le résultat en sera des conversations bilingues, où l’une personne parle une langue et l’autre une autre, et où tout le monde se comprend. Incidemment, nous voyons dans cette scène que parents et enfants se vouvoient. Plus tôt dans le roman, dans le premier chapitre, nous trouvons une phrase prononcée par la sœur de l’abbé Choiron : « Au revoir, Lucien, regardez bien à maman » (15), suivie d’une remarque de l’écrivain entre parenthèses : « (Elle lui parle en wallon et le vouvoie 40 selon l’usage entre intimes …) » (15). Dans son désir de donner un caractère wallon à ses dialogues, Armel Job utilise donc en français le vouvoiement comme il était utilisé en wallon. Le tutoiement existait en wallon, mais en Ardenne il était considéré comme excessivement vulgaire et insultant. Job utilise cette particularité dans un échange de mots entre Armand et Lambert : « Ton cousin est à peine refroidi que tu fais le cadet1 ? Ne tape jamais un œil sur mes filles, Lambert. Tu es prévenu. Et dis-toi bien que si je suis ici, ce n’est pas pour ton groin2, c’est pour Natole. » Lambert a compris. Armand ne tutoierait pas son chien. (101) Dans les notes en fin de chapitre, Armel job explique : 1. Fé l’cadet : faire l’intéressant. 2. Po t’grognon. (111) Ce passage est à mettre en rapport avec une scène racontée au début du roman. Le village compte un château, dont les habitants sont appelés ‘oisifs’ (22) ; chaque année a lieu une chasse au château, et les fermiers de Forgelez sont engagés pour rabattre le gibier vers les chasseurs, invités des châtelains. Le camion transporte tout le monde jusqu’à l’enceinte suivante, les chasseurs sur un banc, les rabatteurs sur l’autre. Personne ne parle, sauf une chasseuse qui vouvoie son chien et lui demande en français des nouvelles de sa matinée (29). 41 Dans ce passage la chasseuse, membre des classes supérieures, utilise français et vouvoiement envers son chien ; en français le vouvoiement est signe de respect, et la chasseuse témoigne donc à son chien plus de respect qu’aux villageois (auxquels elle n’adresse même pas la parole). Les médias, autre facteur qui contribue à la disparition de la diglossie, ne sont pas très présents dans La malédiction de l’abbé Choiron. Toutefois il y est fait mention d’un magazine destiné aux agriculteurs, Le Sillon belge (44) auquel est abonné Natole. Ce magazine, écrit en français, permet à Natole et aux autres agriculteurs d’être au courant des nouveautés en agricultures (machines, méthodes), mais en même temps recule les limites du monde dans lequel ils vivent. Le français facilite la communication dans le monde plus large des agriculteurs, non pas simplement de Forgelez, mais de toute la Wallonie. De plus, le ministère envoie des agronomes dans les villages pour apprendre aux agriculteurs de nouvelles techniques (43). Même le travail de la ferme se francise. Face au groupe des villageois, nous avons l’abbé Choiron. Dans le personnage de l’abbé Choiron, nous avons un homme né dans un milieu wallon, devenu francophone par ses études et la position sociale qui en découle, et qui est replongé dans un environnement proche de son milieu d’origine. Quand Choiron emménage à Forgelez, sa sœur et sa mère viennent l’aider. Sa sœur lui parle wallon et « Choiron s’avise qu’il devra se remettre au dialecte maintenant. Les mots lui reviennent difficilement » (15). Si l’abbé Choiron éprouve des difficultés à trouver ses mots, c’est qu’après l’école primaire il est allé en internat pour ses études secondaires et au grand séminaire pour devenir prêtre, ne passant plus que les vacances chez ses parents. S’en sont suivi deux années à l’université 42 et 15 ans d’enseignement dans l’école qu’il avait fréquentée lui-même. Nous pouvons déduire qu’il n’a pas passé beaucoup de temps dans sa famille car de la première soirée passée au presbytère en tête à tête avec sa mère nous apprenons « Ils sont comme en vacances quand Choiron passait un jour ou deux à Villeborne » (15). Le français est donc devenu sa langue plus que le wallon, ce qui rend sa communication difficile non seulement avec sa sœur, mais aussi avec ses paroissiens. Par exemple, quand Aimée, une paroissienne adultère, vient se confesser, « Choiron a quelque mal à suivre le wallon particulièrement imagé d’Aimée. De toute façon, il n’a pas besoin de détails » (81). La conversation avec Aimée est une conversation bilingue où elle parle wallon et lui français. Si les paroissiens adultes peuvent se permettre de lui parler wallon, il n’en est pas de même des enfants. Dans la toute première scène où Choiron arrive à Forgelez nous voyons une rencontre avec des enfants : Les gamins qui passaient à vélo pour aller à l’école (…) ont envie de voir à quoi ressemble le nouveau venu. Ils marmonnent en français un prudent « Bonjour, Monsieur le Curé », des fois que l’inconnu appartiendrait à la vaste corporation des rapporteurs qui cafardent chez l’instituteur au moindre manquement à la politesse » (6). Il n’est pas clair si le manquement à la politesse est de ne pas saluer le curé ou de ne pas le saluer en français, mais ce qui est certain est que le prêtre appartient à la même classe que l’instituteur, celle des lettrés, des enseignants, à qui l’on doit le respect ; et le respect envers cette catégorie de personnes, pour les enfants, passe par le français. De nouveau 43 nous avons ici une preuve du rôle de l’enseignement dans la généralisation de l’utilisation du français en Wallonie. Dans La malédiction de l’abbé Choiron nous voyons également le prêtre dialoguer avec ses pairs. Choiron invite les prêtres des paroisses avoisinantes pour un repas. Lors du repas, l’un d’entre eux utilise le mot ‘crapaude’ pour parler de la jeune fille qui les sert (71), et la note de l’auteur indique : « 1. Crapôde : une jeune fille, une fiancée, une jolie fille. Terme très commun. Naturellement les prêtres parlent en français, mais ils mêlent plaisamment des mots wallons à la conversation » (77). Par cette note, Armel Job nous apprend que les prêtres parlaient français entre eux, ce qui confirme les problèmes de Choiron à se remettre au dialecte ; dans son poste précédent (comme enseignant dans une école catholique) la majeure partie de ses conversations ont été en français. Le roman nous présente un panorama de la situation diglossique wallon-français dans un village ardennais, mais il fait intervenir une troisième langue, le latin. La première situation de diglossie dans les territoires de langue d’oïl a été celle latin-roman rustique comme le rappelle Alan Hudson : « The maintenance of Latin as a prestige language vis-a-vis the emergent Romance vernaculars has been attributed to a ‘virtual monopoly of knowledge’ on the part of the Church » (27). Plus tard, l’usage du latin s’est trouvé restreint pour les usages religieux et le français est devenu une deuxième langue de prestige. Dans notre village ardennais, nous avons le wallon parlé par la majorité de la population, le français compris par la plupart et utilisé pour l’enseignement, et le latin utilisé pour la messe. A Forgelez il semble que trois personnes uniquement utilisaient le 44 latin : l’abbé Choiron, l’instituteur et le chantre, Hochequeue, pour les chants et donner le répons au curé. Par exemple à l’enterrement de Clément : Choiron échangea rapidement les répons avec l’instituteur et Hochequeue qui tenait à deux mains son graduel romain. « A porta inferi - Erue Domine animam ejus - Requiescat in pace - Amen. » Comme on ne prêchait pas aux enterrements, de toute la messe, Choiron n’avait pas prononcé un mot intelligible pour la famille et le reste des fidèles. (94) Dans ce passage nous pouvons voir que la connaissance du latin dans le village de Forgelez était limitée au prêtre et à l’instituteur, personnes qui avaient fait des études. Le chantre était aussi à même de chanter en latin, mais il n’est pas clair s’il le comprenait ou non. Il en découlait que pour les fidèles, la messe était un rite mystérieux dont ils ne comprenaient que le sermon. Ils étaient complètement dépendant du prêtre pour les explications. Dans ces extraits relatifs au culte catholique des années 50, nous voyons la persistance de la plus ancienne diglossie dans les régions romanes, celle où le latin est la langue haute ; cette diglossie est la seule qui corresponde à la définition étroite de Ferguson puisqu’elle n’est la langue maternelle d’aucun groupe. Comme seul un groupe restreint l’apprend et la maîtrise, cette diglossie ne s’accompagne pas de bilinguisme. 45 Conclusion Dans ce mémoire, nous avons esquissé un tableau de la situation linguistique telle qu’elle existait en Wallonie dans les années 50. Cette situation, comme elle est représentée dans L’œil de la mouche d’André-Joseph Dubois et La malédiction de l’abbé Choiron, contient les éléments qui ont conduit à la disparition de la situation diglossique français-dialecte qui avait existé depuis le Moyen-Age et est en soi similaire à la situation qui a vu l’extinction des dialectes dans les provinces françaises. Vu que Dubois et Job sont tous deux nés dans les années quarante et ont donc été des témoins oculaires (l’on pourrait dire auditifs) du remplacement progressif du wallon par le français, la situation dépeinte dans leurs romans est celle qu’ils ont vécue ou à laquelle ils ont assisté. De l’analyse des passages relatifs à la diglossie dans L’œil de la mouche et dans La malédiction de l’abbé Choiron, nous pouvons tirer quelques conclusions. D’abord il faut noter que le latin était toujours présent, mais appris uniquement par ceux qui faisaient des études au moins secondaires. Les seuls qui l’utilisaient étaient les prêtres catholiques lors de la messe. La majeure partie de la population ne le comprenait donc pas et seuls les fidèles catholiques y étaient exposés durant la messe. Dans L’œil de la mouche, l’enfance du narrateur ne semble pas être influencée par la religion, probablement parce que le père était socialiste (34). Le latin n’est pour le narrateur qu’un sujet d’études. Ensuite, les différents facteurs mentionnés par Charles Ferguson comme influents dans la fin d’une situation de diglossie et qui ont contribué au remplacement du wallon par le français sont représentés dans les deux romans. Le premier facteur, la 46 généralisation de l’alphabétisation, découle du choix des rédacteurs de la Constitution belge de 1831 qui ont choisi le français comme langue pour toutes les démarches officielles et tous les actes juridiques ; c’est donc cette langue qui sera la langue de l’enseignement en Wallonie, enseignement obligatoire jusqu’à 14 ans depuis 1914. Nous voyons dans les romans que la génération des grands-parents du narrateur et de la mère de Choiron comprenait le français mais ne l’utilisait pas nécessairement. La génération des parents du narrateur, à laquelle appartient l’abbé Choiron a dû aller à l’école jusqu’à 14 ans et sont en général bilingues, même si le wallon reste la langue de prédilection de certains, comme le père du narrateur ou les agriculteurs de Forgelez. Par contre, ceux qui ont poursuivi des études après 14 ans privilégient le français ; nous le voyons dans les romans chez les instituteurs, l’ingénieur, et le prêtre. Le deuxième élément mentionné par Charles Ferguson a trait à une augmentation de la communication entre les différents segments de la population. Ce facteur est représenté dans L’œil de la mouche par la radio et la littérature ; le narrateur est fasciné par la langue et la prononciation du speaker ainsi que par celle des livres, à commencer par la bande dessinée Tintin. Dans La malédiction de l’abbé Choiron le ministère de l’agriculture publie un magazine destiné aux agriculteurs et envoie des agronomes dans les campagnes pour apprendre de nouvelles techniques aux fermiers. A côté des facteurs externes aux personnages, l’on trouve aussi les facteurs internes, comme le désir de promotion sociale, et la culpabilité sociologique décrite par Lafont. Les membres de la génération adulte sont conscients de la nécessité de la maîtrise du français pour gravir les échelons de la société et veulent qu’il devienne la langue de 47 leurs enfants. Dans les deux romans nous avons deux mères qui insistent pour que leur mari n’utilise pas le wallon devant les enfants dans L’œil de la mouche ou envers les enfants dans La malédiction de l’abbé Choiron. L’attitude des enfants est partagée ; chez le narrateur de L’œil de la mouche il y a un rejet complet du dialecte (et du monde ouvrier qui l’utilise) alors que chez Jacqueline dans La malédiction de l’abbé Choiron nous voyons une préférence pour le wallon ; pas pour le parler elle-même, mais pour l’entendre dans la bouche de son père. Si pour le narrateur le dialecte est sale, pour Jacqueline il est chaud et vivant, et pour le père du narrateur il est authentique. Finalement, l’on ne peut pas parler de langue dans l’absolu. Si une langue dite ‘basse’ ou ‘dominée’ disparaît, c’est parce que le groupe qui la parlait décide qu’il est avantageux d’en adopter une autre. La base de la fin de la diglossie est donc sociale. Les locuteurs de la langue basse désirent accéder aux avantages qu’ont les locuteurs de la langue haute. Pour ce faire ils ont besoin de maîtriser la langue de l’autre groupe. La culpabilité linguistique de Lafont, proche de l’insécurité linguistique décrite par exemple par Alice Richir comme le sentiment « que ses propres pratiques langagières ne sont pas conformes à sa représentation de la norme langagière légitime » (208-9) est présente dans les deux romans. Pour la génération qui a vécu la victoire du français sur le wallon, comme André-Joseph Dubois et Armel Job, le français peut être ressenti comme une langue empruntée, la langue d’un autre peuple, et qu’il faut donc apprendre à maîtriser cette norme étrangère. Dans les romans on peut voir un exemple de culpabilisation quand la mère du narrateur tance son mari, et dans Louisa qui a veut éviter à sa fille d’arriver à l’école secondaire avec un mauvais français. Cette culpabilité 48 peut mener à un certain hyper-correctisme dont le narrateur de L’œil de la mouche est un bon exemple. Le narrateur de L’œil de la mouche écrit à la fin des années 70, et nous y avons un élément qui montre ce qui va se passer dans les deux décennies qui suivent, un coup d’œil sur l’avenir du wallon (avenir par rapport aux années 50). Un réparateur de lave-vaisselles vient chez le narrateur et jure contre les vis : Une ou deux étaient bloquées par la rouille. A chaque fois qu’il constatait la rébellion, son outil lui retournant sa propre force, il étouffait ce juron, typique ici, qu’il avait prononcé tout à l’heure en renversant les livres et qui est la déformation de nom de Dieu en un simple sifflement : tchu ! (le blasphème est oublié, il ne s’agit plus que d’un innocent signe d’exaspération, le juron prononcé à la française conservant seul son odeur de soufre). (127) Le technicien utilise la fin du juron wallon et le narrateur commente qu’il n’a plus la même force. C’est le juron en français qui est considéré comme blasphémateur. Le wallon est donc devenu langue étrangère utilisée pour jurer comme dans La malédiction de l’abbé Choiron les agriculteurs de Forgelez utilisaient le flamand ‘Godverdomme’ (52 ; 98). La généralisation de l’utilisation du français en Wallonie s’est faite presque sans résistance, ce qui n’est pas sans rappeler la façon dont les Gaulois ont adopté le latin, par désir de participer à l’empire romain, par désir de grimper dans l’échelle sociale. A la base de ce changement se trouve la réalisation que la langue véhiculaire ne vous permet pas d’aller loin ; loin au sens propre vu que la particularité des dialectes est d’être très 49 localisés ; plus on s’éloigne de son lieu de naissance, plus la compréhension devient difficile et plus la nécessité d’une lingua franca s’impose. Mais aussi, loin au sens figuré, dans ce sens que le dialecte ne permet pas d’accéder aux postes clé de la société. Comme nous l’avons entendu dire encore récemment de notre mère, « avec le wallon on ne va pas loin ». 50 BIBLIOGRAPHIE 51 BIBLIOGRAPHIE Babelio. www.babelio.com. Bourdieu, Pierre. La distinction : Critique sociale du jugement. Les Editions de Minuit, Paris, 1979. Bourdieu, Pierre et Jacques Dubois. Entretien. « Champ littéraire et rapports de domination », Textyles, n°15, 1999, pp.12-16. https://doi.org/10.4000/textyles.1067. Boutier, Marie-Guy. « Variétés Linguistiques en Concorde et en Conflit : Wallon et Français en Wallonie. » Travaux de linguistique, vol. 59, no. 2, 2009, pp. 105-121. "Constitution de la Belgique". Digithèque de matériaux juridiques et politiques. https://mjp.univ-perp.fr/constit/be1831.htm. Accessed 16 November 2021. Culture, le magazine culturel de l’Université de Liège. https://culture.uliege.be/jcms/prod_609096/fr/ecrivains-de-l-ulg Dawans, Stéphane. "André-Joseph Dubois." 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