HÉRITAGE DE LA NÉGRITUDE ET DÉFIS D’INTÉGRATION SOCIALE EN FRANCE DANS NOIRE N’EST PAS MON MÉTIER (2018) DE AÏSSA MAÏGA By Moustapha Dome Sene A THESIS Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of French and Francophone Studies – Master of Arts 2025 THE LEGACY OF NEGRITUDE AND THE CHALLENGES OF SOCIAL INTEGRATION IN NOIRE N’EST PAS MON MÉTIER (2018) BY AÏSSA MAÏGA. By Moustapha Dome Sene A THESIS Submitted to Michigan State University in partial fulfillment of the requirements for the degree of French and Francophone Studies – Master of Arts 2025 ABSTRACT Dans l’ouvrage Noire n’est pas mon métier, Aïssa Maiga avec quinze actrices noires françaises mettent en scène les expériences qu’elles ont vécues dans le milieu cinématographique français, des expériences marquées par un racisme systémique et une invisibilisation de leurs images. Entre pute, femme de ménage, femme sans papiers ou même la dame à l’accent africain, ce témoignage collectif nous plonge au cœur des préjugés dans l’attribution des rôles dans le cinéma français. L’ouvrage souligne des thèmes tels que l’intégration des groupes minoritaires de France, l’invisibilisation, et le racisme systémique contre les personnes noires dans le cinéma français. Faisant échos aux combats des grands penseurs de la négritude, l’un des premiers mouvements de revendication des causes noires en France, ces actrices dévoilent leur ferme volonté de rompre avec les ségrégations et les stéréotypes d’ordre raciste dans la cinématographie française. Elles sont entre autres Nadège Beausson-Diagne, Mata Gabin, Maïmouna Gueye, Eye Haidara, Rachel Khan, Aïssa Maïga, Sara Martins, Marie-Philomène Nga, Sabine Pakora, Firmine Richard, Sonia Rolland, Magaajyia Silberfeld, Shirley Souagnon, Assa Sylla, Karidja Touré, et France Zobda à témoigner de la manière dont la racialisation de la vie sociale, née avec l’histoire coloniale et l’esclavage persistent dans leur vécu contemporain et porte atteinte à leur liberté. Un siècle après la naissance de la Négritude, cette étude vise à analyser le racisme systémique dans l’univers cinématographique français tout en mettant en avant les différentes voies que les seize actrices construisent empruntent vers la liberté. ABSTRACT Noire n’est pas mon métier is a collective testimony by sixteen black French actresses about their experiences in the French film industry. Sharing the interpretation of subaltern roles, these latter portray among others, the “prostitute”, the lady with the African accent”, or even “the undocumented woman”. The brings to light the themes of social integration of minority groups, invisibility, and systemic racism against black people in the French cinema. Following the legacy of Negritude, one of the first civil rights movements in France, these sixteen actresses have the utter desire to break with racial stereotypes that relegate them to the bottom of the social status. They are among others Nadège Beausson-Diagne, Mata Gabin, Maïmouna Gueye, Eye Haidara, Rachel Khan, Aïssa Maïga, Sara Martins, Marie-Philomène Nga, Sabine Pakora, Firmine Richard, Sonia Rolland, Magaajyia Silberfeld, Shirley Souagnon, Assa Sylla, Karidja Touré, and France Zobda to bear witness to the fact that the racialization of social life, born out of history of slavery and of colonization, continues to manifest itself in their lived experience today and alienates their freedom. Based on Noire n’est pas mon métier, this present thesis aims to analyze systemic racism in French cinema and the ways in which these actresses create new pathways to freedom, a century following the foundation of Negritude. This thesis is dedicated to my beloved mother. Thank you for your love and your support iii ACKNOWLEDGEMENTS In the name of Allah, the most merciful, my thanks go to my supervisor Professor Safoi Babana-Hampton for her guidance, her availability and invaluable advice, this work was made possible thanks to her infallible supervision. I want to thank Professor Elizabeth Tuttle and Professor Valentina Denzel who are part of my committee and have provided significant feedback during the writing process. I am grateful for all the faculty members and graduate students such as Vanessa Weller, Laetitia Kokx, Hannah Olsen, and Eric Warner, in the Department of Romance and Classical Studies at Michigan State University for their support since my first day. I give an honourable mention to my best friend Pierre Latyr Faye with whom I shared everything for more than 20 years. Close friends like Moussa Sy, Madjiguène Seck, Seynabou Diédhiou, Stéphane Bandiaky, Maram Diouf, Moustapha Diagne, Ndèye Seck, Idrissa Kalidou Déme, Moussa Ndiaye, Awa Ba, Ibrahima Diop, Dibor Diouf, Jean Michel Diome, and Ndeye Rokhaya Amal Ndiaye have been highly significant in both my academic and personal journey. If my social integration in the U.S has been smooth, it is mainly thanks to Laura, Scott Weber and their children, my special thanks go to them. I am grateful for Professor Manfa Sanogo from Kalamazoo College for showing me the path of Graduate school in the U.S. All my thoughts go to my friend Ousmane Sarr and his Wife Ndeye Ndour for their limitless hospitality and sense of caring. My heartfelt appreciations go to my cousin Magatte Ngom and his wife Aminata Ndiaye for being such amazing people. iv TABLE OF CONTENTS INTRODUCTION ...............................................................................................................1 CHAPITRE I IMAGES EXOTIQUES DU NOIR ............................................................10 CHAPITRE II LA PRISE DE PAROLE ET LA NAISSANCE DU « JE » ......................32 CHAPITRE III EXISTER, C’EST LUTTER POUR LA LIBÉRATION .........................39 CONCLUSION ..................................................................................................................48 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................51 v INTRODUCTION Dans l’ouvrage Noire n’est pas mon métier, Aïssa Maiga avec quinze différentes actrices noires françaises mettent en scène les expériences qu’elles ont vécues dans le milieu cinématographique français, des expériences marquées par un racisme systémique et une invisibilisation de leurs images. L’historien français Pap Ndiaye considère le racisme systémique comme une idéologie faisant appel à plusieurs domaines dont, la religion et l’histoire pour justifier la discrimination d’une communauté par une autre : C’est faire référence à des personnes qui ont été historiquement construites comme noires, par un lent processus de validation religieuse, scientifique, intellectuelle de la « race » noire, processus si enchâssé dans les sociétés modernes qu’il est resté à peu près en place, lors même que la racialisation a été délégitimée (Ndiaye 45). Quant à la chercheuse française Maboula Soumahoro qui a effectué une partie de ses études aux États-Unis, elle associe le concept à la perpétuation d’une exclusion sociale institutionnalisée visant un individu, tout simplement en raison de son appartenance à un groupe spécifique. Selon elle, il existerait un jugement collectif imposé sur chaque personne victime de racisme systémique : « Depuis des siècles. Il sévit et se déploie au niveau individuel, communautaire, structurel, et institutionnel. Il est organisé et maintenu. Il constitue la négation de l’individu qui est appréhendé uniquement au prisme du groupe auquel il est censé appartenir » (Soumahoro 88). Entre pute, femme de ménage, femme sans papiers ou même la dame à l’accent Africain, ce témoignage collectif nous plonge au cœur des préjugées dans l’attribution des rôles dans le cinéma français. Elles sont entre autres : Nadège Beausson-Diagne, Mata Gabin, Maïmouna Gueye, Eye Haidara, Rachel Khan, Aïssa Maïga, Sara Martins, Marie-Philomène Nga, Sabine Pakora, Firmine Richard, Sonia Rolland, Magaajyia Silberfeld, Shirley Souagnon, Assa Sylla, Karidja Touré, et France Zobda à témoigner de la façon dont leur couleur de peau a défini les rôles qu’elles devaient interpréter. Comme elles le déclarent l’ouvrage Noire n’est pas mon métier, ces 1 actrices mettent en avant leur ferme volonté de combattre les discriminations raciales dans le cinéma afin de tracer une ligne de démarcation entre leurs propres personnes et les personnages, une ligne qui saura apporter un traitement juste et équitable qui ne porte aucun trait racial. Afin de comprendre les réalités sociales courantes que vivent les Noirs en France, cent ans après la création du mouvement de la Négritude, cette étude tente d’apporter une perspective à la question : quelle place occupe l’héritage de la Négritude dans ce contexte de débat particulier ? Cette question nous permettra d’analyser le vécu et l’expérience sociale des personnes noires en France : « La Négritude est la simple reconnaissance du fait d’être Noir, et l’acceptation de ce fait de notre destin de Noir, de notre Histoire et de notre culture » (Senghor 270). En approchant la Négritude de cette façon, l’écrivain sénégalais donne une importance capitale aux concepts tels que fierté, noir, acceptation, Histoire, et culture. Dans les temps difficiles, l’importance attribuée à ces notions est un rappel aux peuples noirs de leur héritage commun qu’ils doivent préserver à tout prix malgré le fait qu’ils sont issus de différents lieux. Ce mouvement à vocation d’émanciper les noirs contre toute forme d’injustice qui a vu le jour durant l’entre-deux guerres en France. Initialement, son objectif était de garantir la reconnaissance des noirs dans une atmosphère hostile qui, de jour en jour les relègue en seconde zone. Cette émancipation selon l’un des pères fondateurs du mouvement de la Négritude, Leopold Sédar Senghor passe par une prise de conscience des groupes minoritaires face aux enjeux politiques, culturels, et même économiques qui génèrent entre autres injustice et discrimination. Pour Senghor, la contribution à la lutte est individuelle et particulière. Elle est individuelle car elle consiste à extérioriser chaque discrimination que la personne noire subit au quotidien, elle est particulière car la résistance de chaque victime diffère de l’autre selon l’injustice subie. Pour mieux illustrer l’idée selon laquelle la Négritude est lutte contextuelle et continue, Senghor avançait les 2 propos suivants : Encore une fois, chaque génération, chaque penseur, chaque écrivain, chaque artiste, chaque homme politique doit, à sa manière et pour sa part, approfondir et enrichir la Négritude. Doit dépasser La Négritude de ses devanciers. Mais dépasser n’est pas n’est pas renier, d’autant que dépassement n’est pas supériorité, mais différence dans la qualité : nouvelle manière de voir, de vivre, et de dire selon les nouvelles circonstances (Colloque sur la Négritude, du 12 au 18 avril 1971 à Dakar). Faisant écho à Senghor concernant la prise de conscience, les seize actrices noires contextualisent la lutte des personnes minorées de France d’une façon qui les mette en relation avec leur vie quotidienne. La lutte contemporaine pour les actrices dans l’ouvrage Noire n’est pas mon métier est fondée sur un désir sans faille de faire face aux nouvelles dynamiques discriminatoires en France. Ces dynamiques qui donnent naissance à l’invisibilisation des personnes noires continuent de laisser des marques indélébiles dans le traitement que la majeure partie de société française à travers le cinéma réserve aux groupes minoritaires. En faisant de leurs expériences individuelles des causes collectives, ces seize actrices noires revendiquent le droit à une représentation digne et une visibilité des personnes de couleurs dans les écrans comme elles le confirment par les propos suivants : Ici nous racontons comment, entre stéréotypes et invisibilité, nous nous battons pour pratiquer notre art et poursuivre notre rêve, malgré les surnoms de « bamboulas », les remarques sur nos cheveux crépus ou nos éventuels accents, malgré la relégation dans d’éternels rôles étriqués de maman africaines. Nous retraçons les contours singuliers, exemplaires, parfois douloureux, inspirants, drôles ou émouvants, de nos expériences dans le cinéma pour une représentation plus juste dans la société française sur nos écrans » (Maïga 14). Comme Léopold Sédar Senghor, le penseur Irving Leonard Markovitz souligne que la Négritude a une multitude de facettes car c’est une philosophie qui vit et prend forme aux côtés des expériences politico-sociales des noirs. La Négritude comme idéologie de résistance au-delà du contexte temporel, doit toujours répondre aux attentes des personnes noires. Dans un chapitre intitulé “The Changing social functions of Negritude as an ideology” tiré de son ouvrage Léopold 3 Sédar Senghor and the Politics of Negritude, Irving met en avant la pertinence de la Négritude au courant de son évolution : Negritude now attempts to stimulate programs and propaganda for social action. At different times in the history of its evolution as an ideology, Negritude stood for a number of things: a critique of imperialism; a revolutionary African development distinguished from the proletarian revolt; the birth of a new black civilization; a philosophy of life; an ideology for African unity; a methodology for development; a justification for rule by indigenous elites, a defense of the dignity of cultured blacks (Leonard 42). Dans le même sillage de garder les idéologies de la Négritude vivantes, l’union des seize actrices de l’ouvrage Noire n’est pas mon métier marque un pas significatif dans la lutte des noirs de France. En faisant ainsi, elles suivent l’idée selon laquelle la Négritude est un mouvement qui donne une primauté au « nous » pour reprendre les propos d’Aimé Césaire (Césaire 80). En mettant en avant le « nous », Césaire fait entendre que le socle du mouvement demeure l’union. Avec l’initiative d’Aïssa Maiga, l’ouvrage Noire n'est pas mon métier voit le jour sous forme d’un récit commun avec seize témoignages, représentant des domaines d’activités divers, tous appelés à réfléchir sur leur place dans la société : « Cinéma, théâtre, télévision, citoyenneté, politique… l’imaginaire social, miroir tendu à la nation, est une source qui nourrit ou détruit le lien social. Nous sommes irrémédiablement amenés à faire un choix » (Maïga 12). Dans son Cahier d’un retour au pays natal, l’écrivain martiniquais, Aimé Césaire pense la Négritude cherche à panser les maux auxquels les minorités noires de France font face dans leur quotidien. Ces injustices marquées par une exclusion sociale notoire. Pour Césaire, cette union est une façon pour les groupes opprimés de France de revendiquer une liberté : Oui, nous constituons bien une communauté, mais une communauté d’un type bien particulier, reconnaissable a ceci qu’elle est, qu’elle a été, en tout cas qu’elle s’est constituée en communauté d’oppression subie, une communauté d’exclusion imposée, une communauté de discrimination profonde. Bien entendu, et c’est à son honneur, en communauté aussi de résistance continue, de lutte opiniâtre pour la liberté et d’indomptable espérance (Césaire 82). 4 L’écrivain martiniquais y défend l’idée selon laquelle le retour aux sources africaines serait la solution idéale pour les noirs qui, de jour en jour vivent une exclusion sociale dans la société française (Césaire 22). L’idée pour lui serait de s’isoler afin de se mettre à l’abris de toute potentielle assimilation du noir. Par le retour aux sources africaines, le noir sentira une appartenance parmi ses semblables. Toutefois, ce retour aux yeux de certains penseurs constitue une peur de faire face aux réalités quotidiennes. Comment pourrait-on combattre un fléau sans pour étant être présent ? Le retour en Afrique serait-il une solution adéquate ? Ces interrogations créent une certaine ambivalence aux yeux de chercheurs comme Barbara Ischinger pour qui la Négritude est indécise dans ses approches. Ce faisant elle propose un démantèlement du mouvement : « c’est pourquoi il est moralement et politiquement positif de détruire les fondements même de la Négritude » (Ischinger 24). Cette pensée qu’avance Césaire date certes du passé mais permet toutefois de souligner la pertinence de la Négritude au moment où certains penseurs s’interrogent sur l’efficacité de la Négritude envers la libération du noir. Dans son ouvrage Return to the Kingdom of Childhood, Cheikh Thiam souligne l’importance « re-envisioning the legacy and the philosophical relevance of Negritude” et fait écho aux idees d’écrivains africains de langue anglaise « These critics argue that Negritude cannot escape the filter of Western domination, which is the reason for its being » (Thiam 115). Cette approche de la Négritude de la part des écrivains africains de langue anglaise souligne que l’existence du mouvement dépend fortement de la domination coloniale car c’est le contexte de sa naissance. Cependant, dire que la Négritude ne saurait exister sans la domination occidentale, c’est soit faire une mauvaise interprétation de la Négritude en la prenant comme mouvement au lieu d’une idéologie. La Négritude comme mouvement est certes née durant l’entre- deux guerres mais sa présence reste toujours sentie au XXIème siècle, c’est un courant de pensée, 5 une idéologie qui fait toujours jaillir sa lumière dans les temps difficiles que les groupes minoritaires expérimentent comme l’évoque Aimé Césaire dans son texte Discours sur la Négritude lorsqu’ils évoquait l’aspect révolutionnaire de la Négritude pour répondre aux détracteurs du mouvement : Mais la Négritude n’est pas seulement passive. Elle n’est pas de l’ordre du pâtir et du subir. Ce n’est ni un pathétisme ni un dolorisme. La Négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit. Elle est sursaut, et sursaut de dignité. Elle est refus, je veux dire refus de l’oppression. Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité (Césaire 84). Comme Senghor, Jean Paul Sartre dans son essai Orphée Noire souligne que les dissidents de la Négritude ont fait une analyse raciale du mouvement. En prenant le mouvement comme une propriété « noire » pour les noirs et par les noirs, les voix dissidentes, contrairement au but initial du mouvement, voient une logique racialement et culturellement séparatiste mise en avant par les poètes de la Négritude à savoir Senghor et Césaire. Sartre confirme cette séparation à travers les paroles suivantes : Si pourtant ces poèmes nous donnent de la honte, c’est sans y penser : ils n’ont pas été écrits pour nous ; tous ceux, colons et complices, qui ouvriront ce livre, croiront lire, par- dessus une épaule, des lettres qui ne leur sont pas destinées. C’est aux noires que ces noirs s’adressent et c’est pour leur parler des noirs ; leur poésie n’est ni satirique ni imprécatoire : c’est une prise de conscience (Sartre XI). Cette citation de la part de Sartre met en lumière sur la lecture racisée de la littérature de la Négritude de la part de ses détracteurs. En qualifiant la Négritude comme entièrement pour « les noirs », cette critique vise à déstabiliser la dimension universelle et solidaire du mouvement. Compte tenu du contexte historique et contemporain, la Négritude a montré une inclusion identitaire sans faille dans ses écrits. En vue d’atteindre un grand public, la littérature Negritudiènne entre en discussion avec toutes les races car elle prend en compte l’universalité de la cause noire. Qu’il soit en France, en Asie, ou dans les Amériques, l’exclusion sociale des noirs est notoire, toutefois, la solution ne se limite pas aux noirs, car il y a une présence d’une multitude 6 de ségrégation et d’injustice envers les noirs, d’où l’intérêt de s’adresser à toutes les communautés humaines pour se faire entendre, comme le disait le poète sénégalais, Léopold Sédar Senghor lors de son discours intitulé « problématique de la Négritude » au Colloque sur la Négritude tenu à Dakar du 12-18 avril 1971 : Négritude : assumer les valeurs de civilisation du monde noir, les actualiser et féconder, au besoin avec les apports étrangers, pour les vivre par soi-même et pour soi, mais aussi pour les faire vivre par et pour les Autres, apportant ainsi la contribution des Nègres nouveaux à la Civilisation de l'Universel (Senghor 7). De cette façon, la Négritude comme idéologie a une espérance de vie illimitée. Si appliquée, son existence, sa pertinence, et sa présence servira toujours d’inspirations aux luttes contemporaines pour la justice sociale menées des communautés dominées, les noirs de France. Cette idéologie de la Négritude est aujourd’hui embrassée sous forme de communion et de partage chez les peuples victimes d’injustice et de discrimination. Dans le prologue de Noire n’est pas mon métier, Aïssa Maïga souligne la régénération de la philosophie des luttes pour une société à la fois égalitaire et équitable. Comme l’ont manifesté les fondateurs du mouvement à travers une symbiose de leurs forces, les seize actrices, grâce à leur union, s’inscrivent dans la continuité de donner aux groupes minoritaires un fort espoir de lendemains meilleurs : « sauf à nous demander d’attendre que plusieurs générations se suivent, subissent, se battent et parviennent enfin, en un siècle peut-être à briser le cercle vicieux de la rupture d’égalité » (Maïga 11). Malgré les avancées concernant la reconnaissance des minorités noires en France. Force est de constater qu’il y a toujours un défi à relever, notamment la visibilité et l’intégration sociale et professionnelle des noirs. Par le mot reconnaissance, il faudra comprendre le regard que l’autre a envers le noir dans ses capacités intellectuels en tant qu’individu, et par visibilité et intégration on entend une inclusion sociale des personnes noires. L’histoire de l’humanité est marquée par des épisodes décisifs qui ont servi de référence dans la manière de voir, de définir, et de traiter 7 l’individu. Les idéologies racistes qui ont fait naitre les phénomènes de l’esclavage et de la colonisation sont aujourd’hui au centre des préoccupations contemporaines des communautés noires en France. Dans des domaines d’activité divers, tels que la musique, le cinéma, le théâtre, Grâce aux différents témoignages de l’ouvrage Noire n’est pas mon métier, en tant que téléspectateurs, on arrive à se mettre dans la peau de ces actrices, et à plonger dans l’univers cinématographique sans tabou, qui nous permettent de comprendre le processus d’exclusion et de relégation dans le milieu cinématographique qui définissent son mode de fonctionnement. Noire n’est pas mon métier invite à réfléchir sur le legs de la négritude et de la pensée fanoniènne concernant les structures sociales contemporaines héritières de l’histoire coloniale « la couleur est une tare pour le nègre » (Fanon 52). L’œuvre d’Aïssa Maïga dresse un bilan sur les avancés et les entraves liées à l’intégration sociale des personnes de couleur dans le milieu cinématographique au moment symbolique de l’approche des cent ans de la création du mouvement de la Négritude. Dans le premier chapitre de ce travail « Images exotique du noir », il s’agit de faire le point sur la politique de l’invisibilisation de l’homme noir dans le cinéma. En d’autres termes, il s’agit d’étudier la façon dont les récits historiques en l’occurrence concernant l’esclavage et la colonisation, voire l’exposition coloniale continuent à influencer le vécu des noirs aujourd’hui jusqu’à discréditer l’image de la personne noire dans l’univers du cinéma, avec notamment une analyse orientée vers Noire n’est pas mon métier et des idéologies discriminatoires qui hiérarchisent les humains et invisibilisent les groupes minoritaires. Dans le deuxième chapitre « La prise de parole et la naissance du « je » », il s’agira d’analyser le pouvoir de l’utilisation du pronom « je » de la part de ces seize actrices noires. En évoluant dans un monde du cinéma ou, chaque personne est censée se conformer aux lois et aux paramètres qui gouvernent cet univers. De ce fait, il est fort probable que l’acteur/l’actrice ne soit 8 pas en mesure de choisir à cause de l’absence notoire de sa propre voix. En utilisant « je », ces actrices font la rupture avec les aspects assimilatoires pour prendre le chemin de l’affirmation identitaire et de la liberté. Dans le troisième chapitre, « Exister, c’est lutter pour la libération », il sera question de montrer la manière dont ces actrices par le biais de leurs expériences individuelles et de leurs voix, s’efforcent à transformer l’histoire commune d’un groupe minoritaire longtemps discrédité. Il sera aussi question d’analyser la manière dont ces actrices noires essayent de construire un monde sans discrimination raciale, un monde qui saura embrasser la diversité tout en prônant la visibilité et le multiculturalisme des groupes minorés dans la société aussi bien dans le cinéma. Dans le troisième chapitre, « Exister, c’est lutter pour la libération », il sera question de montrer la manière dont ces actrices par le biais de leurs expériences individuelles et de leurs voix, s’efforcent à transformer l’histoire commune d’un groupe minoritaire longtemps discrédité. Il sera aussi question d’analyser la manière dont ces actrices noires essayent de construire un monde sans discrimination raciale, un monde qui saura embrasser la diversité tout en prônant la visibilité et le multiculturalisme des groupes minorés dans la société en général et dans le domaine du cinéma, en particulier. 9 CHAPITRE I IMAGES EXOTIQUES DU NOIR L’histoire de l’esclavage, de la colonisation, et de l’exposition coloniale durant l’entre- deux-guerres ont toujours été en tension avec les grands thèmes du récit national français. Ces faits historiques avaient fabriqué des images déshumanisantes des peuples non-européens souvent les réduire à des êtres exotiques, primitifs et barbares. Aujourd’hui, presqu’un siècle après l’exposition coloniale, la personne de couleur noire est prise comme un « orphelin » de pouvoirs cognitifs. Rachel Khan à travers son témoignage intitulé « Sans entendre aucun bruit » dans Noire n’est pas mon métier raconte son expérience dans le milieu cinématographique français. Elle explique la façon dont elle a été reléguée au bas de l’échelle sociale avec le rôle de « la femme de ménage avec un accent » qu’elle devait interpréter : « en casting, pour les incontournables rôles de putes ou de femme de ménage, on me demande de faire un accent qui aille avec cette couleur ou avec ce rôle » (Maiga 54). Dans l’imaginaire raciste, une femme de ménage ne peut pas parler un français correct, elle ne peut que parler avec un accent « noir/africain ». Associer la femme de ménage avec un accent noir est une façon de rabaisser doublement la personne noire, au niveau de sa position sociale soulignant l’idée que le noir doit servir, balayer, nettoyer, et faire le ménage. Sur le plan linguistique, il s’agit de démontrer qu’elle n’est pas apte de se socialiser, le langage étant utilisé comme barrière dans l’intégration et d’exclusion sociale des personnes de couleur. Le cinéma étant le reflet des faits quotidiens d’une société, rend difficile l’accès des personnes de couleur à des rôles valorisants, ou la possibilité d’interpréter des personnages principaux. Rachel Khan résume son expérience en ces mots : Pourtant, moi je me pensais vraiment au milieu. On pourrait demander à Einstein si la théorie de la relativité s’applique aux peaux. Je ne savais pas que mon taux de mélanine pouvait changer totalement l’histoire d’un film. Enfin, je le savais dans la vraie histoire, mais pas au cinéma. C’est vrai qu’il y a quelques siècles les esclaves étaient traités de 10 manière différente en fonction de leurs teintes ou de leurs cheveux plus ou moins crépus » (Maïga 55-56). Les personnes héritières du passé esclavagiste et colonial français lutte pour pouvoir se valoriser dans une société qui n’est pas prête à dissocier le passé du présent. L’eurocentrisme, la vision qui promeut l’universalité de la culture, la civilisation, et la connaissance européennes, a pour conséquence de dévaloriser les cultures, les savoirs et les sociétés non-européennes, et leur capacité de contribuer à l’histoire humaine. Selon l’historien noir français Pap Ndiaye, la discrimination contre les personnes de couleur s’est appuyée sur le « colorisme » afin de justifier l’hégémonie sociale. Pap Ndiaye met en relief l’idée selon laquelle le traitement des personnes à travers la colonisation et l’esclavage repose sur l’idéale de la clarté de la peau. Dans le contexte contemporain, évoquer le colorisme revient à illustrer l’existence d’une sous-catégorisation raciale, une discrimination orchestrée au sein des groupes minoritaires en France pour reconnaitre les différents traitements que subissent ces peuples, selon leurs origines. Pap Ndiaye fait voir les conséquences sinistres de l’utilisation abusive de l’opposition noir/blanc car selon lui, la discrimination va au-delà de ces deux groupes : Mais il existe, au sein de cette catégorie historiquement construite, des sous-groupes caractérisés par des peaux plus ou moins foncées et qui ont pu faire l’objet de traitements différenciés. La question des nuances de couleur de peau au sein des populations noires est importante du point de vue des hiérarchies sociales. Je propose d’utiliser le terme de « colorisme », traduit d l’anglais américain « colorism », pour référer à ces nuances et à leurs perceptions sociales. Une réflexion sur le colorisme permet de nuancer l’opposition « noir/blanc », certes fondamentale dans les imaginaires racialises, mais qui ne rend pas compte, à elle seule, des hiérarchies sociales induites par la racialisation » (Ndiaye 71). Dans son témoignage, Sara Martins nous plonge dans sa journée d’actrice noire dans le cinéma. Elle décrit sa mise à l’écart car elle ne correspondait pas à tous les critères « standard » imposées par la régie. D’une descendance mixte, son identité a été jugée comme n’étant pas adéquate pour interpréter des rôles majeurs, elle n’est pas « assez noire ». La notion de colorisme 11 apparait une nouvelle fois comme entrave politico-sociale dans le milieu du cinéma ; apparemment, le taux de mélanine sert de départager le noir, le mixte (métisse), et le blanc quand il s’agit de jouer des rôles : Au cinéma ou à la télévision, ironiquement, on ne m’a pas refusé des rôles parce que j’étais noire, mais parce que je ne l’étais pas assez. Les rares fois où on recherche une femme noire, c’est pour raconter une migration tragique, la précarité ou la banlieue délinquante. Pour les autres rôles, s’il n’est pas spécifié par le scénariste qu’il s’agit d’une femme noire, les directeurs de casting qui penseront à nous sont très peu nombreux. Pour un rôle de médecin par exemple, on n’est pas appelées » (Maiga 73). En soulignant l’esclavage en Haïti, la sociologue Micheline Labelle explore l’origine du colorisme dans son ouvrage Idéologie de couleur et de classes sociales en Haïti. La sociologue analyse la répartition des esclaves en différentes classes, une segmentation qui suit des critères d’ordre raciale. Pour elle, la classification des esclaves selon la « clarté » de la peau a permis aux dominants d’attribuer les tâches journalières aux esclavagisés. Ainsi, les esclaves qui avaient la peau la plus proche du dominant, du point de vue (clarté) étaient les plus respectés et leur traitement était de loin meilleur comparé aux autres captifs dont la plupart étaient des noirs. Par ce traitement, une sorte de subdivision voit le jour dans l’habiter colonial, une logique qui finira non seulement d’hiérarchiser les esclaves en leur attribuant une race mais aussi va jusqu’à leur attribuer des fonctions en couleur de couleur de peau. Micheline Labelle trace la répartition raciale comme suit : Noir, noir charbon, noir jais, noir rosé, noir rouge, noir clair ou foncé, sombre, brun, rougeâtre, acajou, marron, bronzé, basamé, caramel, mélasse, cannelle, prune, pêche, violette, caïmite, café au lait, chocolat, cuivré, sirop, sapotille, pistache, bronze, couleur d’huile, jaune, jaunâtre, jaune rosé, banane mure, rouge brique, rouge, rosé, beige, blanchâtre, etc ». (Labelle 131). Concept historiquement construit et inventé du fait colonial et esclavagiste, le « colorisme », trouve des échos dans le cinéma français aujourd’hui. Rachel Khan dans son témoignage illustre la procédure du casting en soulignant l’insuffisance des rôles proposés aux personnes de couleur. Il s’agit de l’attribution de rôles de cinéma subalternes aux noirs. Cette façon 12 de reléguer les acteurs noirs au second plan dans le cinéma est née dans la société, et le cinéma en tant qu’élément de l’art ne fait que refléter l’image sociale des personnes de couleur en les rendant invisibles et soumises. Selon Rachel Khan, le cinéma a échoué d’accomplir son rôle primaire, une mission qui consiste d’alterner les rôles et les personnes afin de construire un milieu inclusif et égalitaire où les acteurs et les actrices embrassent divers personnages. Cette diversité réside dans une optique anti-raciale, une optique qui n’associe pas le savoir et le talent à la couleur de peau : Je suis illégitime à être une autre que cela. La puissance de toute comédienne réside pourtant dans la possibilité de s’affranchir des contraintes sociales, économiques et autres pour vivre son personnage pleinement sur le plateau. Ici, les rôles que l’on me propose, rôles dits « de Noires », ne font pas rêver. Au contraire, ils sont pires que la réalité, montrent l’illégitime voire l’illégalité, nourrissent névroses discriminatoires au lieu d’incarner ce monde post-Obama » (Maïga 58-59). La politique de la ségrégation esclavagiste a mis en place une discrimination « durable ». La journaliste et activiste française Rokhaya Diallo dans son ouvrage Kiffe ta race, illustre la manière dont le passé dicte ses lois au présent. Selon elle, l’existence de la race repose sur des piliers théoriques qui découlent des rapports de force : Sur le plan biologique, il n’existe qu’une seule race, mais notre histoire a construit des catégories raciales toujours opérantes aujourd’hui. Et c’est l’esclavage transatlantique qui, contrairement à celui qui avait déjà cours sur le continent africain, a théorisé les rapports raciaux et essentialisé les divers groupes ethniques africains comme étant « les Noir.e.s ». C’est le racisme qui fait exister la race, lui conférant une existence non pas biologique mais sociale » (Diallo 30). Si la couleur de peau est un fait biologique, la quant à elle race est une construction D’après Pap Ndiaye, cette catégorisation de l’humain est le produit de rapports de force qu’un groupe exerce sur un autre. Dire que la race est une construction sociale revient à reconnaître le rôle des institutions sociales dans la structuration du rapport avec l’Autre : Comme il est désormais solidement établi, la notion moderne de « race » fut inventée pour justifier des rapports de domination coloniale en particulier l’esclavage. Dès lors, toute réflexion historique sur les couleurs sur les couleurs de peau se mêle inextricablement à une analyse des rapports de domination et des modèles de production (Ndiaye 88). 13 Selon la réalisatrice Lucie André, la représentation dévalorisante et déshumanisante de l’image du noir a commencé au XIXe siècle avec les films des frères Lumière, la baignade des nègres et Nègres en corvée de 1896. Dans ce film, Auguste et Louis Lumière mettent sur scène des enfants noirs qui se baignent à tour de rôle tout en étant entouré de colons français. Les images des personnes noires étant entourées de colons, génèrent une perception d’eux en tant qu’êtres intellectuellement limitées, tandis que les soldats ou les colons qui les surveillent sont mis en scène en tant qu’individus complets. Cette représentation est mise en œuvre selon la perception raciale que l’empire colonial français nourrissait à l’époque : « à cette époque le Noir est considéré comme un sauvage hostile à dompter, soit comme un enfant de la nature à éduquer » (André 57). Ces schémas de représentation des noirs dans l’imaginaire coloniale résultent dans « l’animalisation », et la délégitimation de la présence des personnes noires, et évoquent le spectacle d’un zoo et dans ce cas il s’agit d’un « zoo humain » comme Lucie André l’évoque avec ces propos : Au cinéma, les Noirs sont représentés dès les débuts dans vues des Frères Lumière en 1896. Parmi ces images-reportages au regard colonial, on connait les films Baignade de nègres et Nègres en corvée tournés en 1896 au village noir du jardin d’acclimatation de Paris. Le premier présente un groupe d’enfants noirs plongeant dans un bassin tandis que le second montre des femmes et des enfants puisant l’eau. A l’époque, on allait dans les zoos humains comme on irait aujourd’hui au cinéma (André 55). Dans ce contexte historique particulier, la colonisation est décrite comme une responsabilité civilisatrice, une mission imposée à des sociétés perçues comme inférieures. Le concept de “race” devient un instrument idéologique légitimant l'exploitation et la soumission des populations colonisées, transformant ainsi la brutalité de la colonisation en un acte censément bienfaiteur aux pays des dominés. Ce processus met en lumière comment les théories raciales ont été manipulées pour justifier les inégalités et violences colonialistes tout en renforçant des stéréotypes de l'autre comme un obstacle à la “civilisation. Par cette représentation exotique de la 14 personne noire, les colons européens ont jugé nécessaire que la race noire devait être soumise aux races dominantes pour faire échos aux propos de l’ancien dirigeant français, Jules Ferry :« les races supérieures ont un droit sur les races inferieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inferieures » (Blanchard, Bancel 16). La question qui demeure toujours valable au vingt-et-unième siècle est la suivante : pourquoi le racisme est-il toujours vivant ? En posant cette question, on se rend compte de sa temporalité, elle évolue selon le temps et le contexte. Aujourd’hui, la couleur est l’élément sine qua non qui sert de juger et de jauger les personnes. Cette condition corporelle nous invite à réfléchir sur ce que veut dire d’être français. En jouant le rôle d’une séductrice, Mata Gabin comme cas de figure, devrait s’assurer qu’elle est française et blanche à la fois pour ne pas recevoir des moqueries de la part du « poulpe » avec qui elle est en couple dans la scène. Malgré le fait qu’elle est née en France, Mata Gabin n’a jamais pensé que sa nationalité serait remise en question à travers son apparence, sa couleur de peau : Le noir se fait dans la salle et j’entends : et tu es de quelle origine bla-bla-bla ? » je réponds que suis corse, il rigole, je la fais tout le temps celle-là, je déteste qu’on me demande mes origines, et puis je me sens corse. Bon, il ne m’a pas posé la question tout de suite cela dit, alors je suis sympa. Ce qui est atroce c’est quand dans les quatre secondes qui suivent la première rencontre on te fait bien comprendre que pèse sur toi une présomption de non- appartenance à la France » (Maïga 30). La couleur de peau devient la notion primaire qui distingue le français du non-français. Pour être considéré comme français, l’Ideal sociétale requiert une peau blanche, le lieu de naissance semble futile compte tenu que la plupart des actrices dans Noire n’est pas mon métier sont nées en France, malgré ce fait, elles n'ont jamais été considérées comme françaises. Selon l’ancien gouverneur Britannique au Ghana, Sir Alan Burns, l’aspect le plus visible chez l’individu, c’est la couleur de sa peau, une couleur qui porte autour d’elle des jugements subjectifs. Il nous le fait savoir dans son ouvrage Le préjugé de race et de couleur (1949) : 15 Le préjugé de couleur n’est rien d’autre qu’une haine irraisonnée d’une race pour une autre, le mépris des peuples forts et riches pour ceux qu’ils considèrent comme inferieurs a eux- mêmes, puis l’amer ressentiment de ceux contraints à la sujétion et auxquels il est souvent fait injure. Comme la couleur est le signe extérieur le mieux visible de la race, elle est devenue le critère sous l’angle duquel on juge les hommes sans tenir compte de leurs acquis éducatifs et sociaux. Les races à peau claire en sont venues à mépriser les races de couleur sombre, et celles-ci se refusent à consentir plus longtemps à la condition effacée qu’on entend leur imposer (Burns 14). Etant l’élément principal qui définit la race, la couleur se présente comme le marqueur qui évalue le potentiel intellectuel des personnes. Comme on l’a évoqué, la race comme héritage des rapports de force à savoir l’esclavage et la colonisation est dans le monde contemporain ce qualificatif qui sert à établir la valeur des êtres humains. Dans Noire n’est pas mon métier, les seize actrices ont vécu des stéréotypes et des exclusions sociales dans le milieu cinématographique à cause de leur race. Être noir dans la philosophie européocentriste signifie absence de capacités cognitives car on ne vient pas d’Europe, « centre des lumières » et « terre des savants ». De ce fait, la connaissance demeure sous la tutelle européen, l’actrice noire ne peut pas développer des facultés intellectuelles comme le veulent les scénaristes ; de ce fait elle est condamnée à interpréter des rôles subalternes. En parlant de création et de couleur de peau, Aimé Césaire revient sur la manière dont l’homme noir a été défini par rapport à la technologie. Dans cahier d’un retour au pays natal, l’écrivain Martiniquais défend l’idée du retour aux sources africaines est la solution pour le dilemme de l’homme noir en ce moment où la discrimination raciale a atteint son summum. L’argument du poète s’appuie sur une série de négations concernant les capacités intellectuelles et créatives de l’homme noir, Césaire trouve voie dans l’isolement car il parait impossible pour la personne de couleur noir de s’affirmer et d’être respecté dans son statut d’homme dans l’imaginaire occidental. Bien que l’ouvrage soit publié après les indépendances des pays africains, Césaire y souligne le jugement négatif et les clichés qui s’attachent à l’homme noir et qui l’excluent de 16 l’histoire tout en détruisant sa culture : « ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité, ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel » (Césaire 46). Ces dernières étant indispensable dans le fonctionnement de l’univers n’ont jamais suscité l’implication des personnes de couleur. Dans l’imaginaire européocentriste, le noir n’a pas participé à la « révolution industrielle », un indice de la civilisation. Cependant, selon le poète martiniquais, il y a un paradoxe qui existe autour de cette idéologie qui qualifie les hommes de couleur comme « primitifs ». Le paradoxe selon Césaire réside dans l’exploitation de l’homme par l’homme, en d’autres termes, que la réalisation de ces incontournables projets s’est basée sur l’aliénation des peuples dominés qui ont servi de main d’œuvre dans le processus sans pour autant recevoir du crédit : « mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte » (Césaire 46). La mentalité d’ordre raciste dans le cinéma tient ses origines dans la société. Le cinéma se présente comme le miroir de la société, on y reflète que ce qui se passe dans le quotidien des humains. Aïssa Maiga dans son témoignage intitulé « expulsée » souligne son vécu d’actrice. À travers ce dernier, elle met en évidence la façon dont elle a été expulsée de l’affiche d’un film dont elle était pourtant le personnage principal. Cette expulsion semble paradoxale, compte tenu de l’envergure du personnage principal qui doit apparaitre devant toutes les scènes, elle se voit invisibilisée. Son expulsion de l’affiche finale entre dans le domaine du marketing cinématographique, un marketing qui doit s’assurer de satisfaire le public français à tout prix. Si l’on met l’image de Aïssa Maïga, le personnage principal en tête d’affiche reviendrait à diminuer les audiences du film. L’enjeux économique prône sur la race et le talent. Cela reviendrait à dire que le fait d’avoir une noire comme personnage principal et tête d’affiche marque une absence d’intérêt de la part des téléspectateurs qui, majoritairement sont des personnes de couleur 17 blanche. En décidant d’invisibiliser l’actrice noire, le cinéma français n’est pas prêt à se démarquer du passé, ce même passé qui a hiérarchisé les races et reléguer le noir en bas de l’échelle sociale continue de laisser ses empreintes dans l’univers artistique. Face à son absence Aïssa Maiga subie de l’affiche du film, Aïssa Maïga constate que le noyau du film, à l’occurrence elle, a été remplacé par le personnage qui joue son partenaire, un homme blanc : Je suis expulsée de l’affiche, je me vois devenir invisible, et en plus je suis sommée de rester docile, pire reconnaissante. Sur le moment, il m’est implicitement demandé de ne pas penser que le producteur et le distributeur ont choisi d’écarter, de gommer l’actrice principale de l’affiche du film en raison de la couleur de sa peau. Il m’est implicitement demandé de ne pas prendre cet effacement de façon personnelle et de regarder avec recul la machine marketing se mettre en marche sans en prendre ombrage : l’acteur principal est célèbre, moi pas » (Maïga 68). Selon l’écrivaine française Lucie André, le fait que les noirs sont exclus du paysage cinématographique suit la perception normative de la société française. La normalité est définie par le dictionnaire Larousse comme étant « État, caractère de ce qui est conforme à la norme, à ce qui est considéré comme l'état normal ». Voir les noirs à l’écran serait dans ce sens « anormal » de la part des réalisateurs qui, sous l’influence sociétale sont obligés de masquer la personne noire. Lucie André démontre la logique politico-judiciaire qui délégitimise la présence des noirs sur les plateformes télévisées. La pensée qu’avance Lucie André le pouvoir et les rapports tels qu’ils sont déployés pour assujettir un groupe minoritaire. En qualifiant l’apparition du noir de « anormale », la juridiction écarte le noir en tant que citoyen français qui jouit de tous ses droits civiques : Enfin, à la télévision comme au cinéma persiste l’idée selon laquelle les films aux acteurs noirs interrogent intrinsèquement la question de la couleur (de la culture, de l’origine). Leur simple présence est interprétée comme un choix narratif et engendre des questionnements. La norme est blanche, il n’y aurait donc pas de film « normal » avec des acteurs noirs (André 27). À travers son témoignage, Sonia Rolland évoque la manière dont elle était orientée à faire autre chose en dehors des écrans. Pendant son enfance, elle rêvait de faire carrière dans le cinéma, 18 mais elle savait à peine les réalités qui se cachent derrière les scènes. Cette orientation de la part de sa mère reflète un conflit générationnel entre une personne qui est consciente des enjeux de la peau noire en France et une autre qui veut poursuivre et réaliser ses rêves : J’ai appris à composer des personnages pour me sortir de situations délicates. Adolescente, en plus de ma différence, il y avait ma condition sociale modeste qui laissait peu de place aux rêves. Devenir comédienne ? c’était impensable pour ma mère, qui de son côté essuyait plusieurs refus de travail en raison de sa couleur de peau. Lorsque j’évoquais cette idée, elle prenait la télécommande, allumait la télévision, zappait pour me prouver qu’elle n’y voyait pas de genre comme nous. Elle me renvoyait à mes devoirs en disant : « si tu veux t’en sortir ma belle, travaille dur et pars loin car ici il n’y a rien pour nous ! » (Maiga 96). Dans ce témoignage, Sonia Rolland révèle les règles sous-jacentes de la politique raciale qui touche le monde du cinéma que la voix de sa mère lui rappelle. Elle plonge le lecteur dans cet environnement qui disqualifie la personne de couleur. Le désillusionnement qui nait de cette conversation aspire à mettre fin au rêve de Sonia qui pourtant venait tout juste de naitre. La normalité qui est censée régulariser l’art personnes de couleur désirant réaliser leurs rêves juvéniles, cette façon de faire élimine non seulement la présence des noirs dans le cinéma mais aussi met-elle une croix sur leur avenir où ils rêvent de s’épanouir socialement. D’après le chimiste et écrivain français Guy Pannetier, la norme suit quatre volets ; à savoir « la sociologie, la psychologie, la métaphysique, et enfin, la morale » (Pannetier 1). Cet aspect interdisciplinaire fait appel à une suite de caractères interconnectés qui fondent les bases de la norme. Si la norme du point de vue psychologique marque l’état de ce qui est « normal », dans la sociologie, elle peut être interprétée comme étant le caractère de ce que la société accepte. C’est là où le problème se pose, ce que la société accepte n’est pas toujours justifiable et cette justesse éclore l’aspect métaphysique qui, en retour souligne l’anomalie que crée notion de « la norme », en voulant normaliser la société. Le point de vue morale comme sociale aspire à justifier le jugement individuel par une remarque collective car la norme qui peut être valable et légitime pour 19 quelqu’un peut être anormale et illégitime pour un autre, il suit une appréciation de ce qui est vu comme raisonnable. La normalité sans le pouvoir n’aurait jamais vu le jour. En parlant de pouvoir, on fait référence à la rédaction de l’histoire nationale. L’histoire qui est écrite du point de vue des peuples dominants n’a jamais été inclusive, les peuples dominés sont aujourd’hui victimes de rejet culturel et orphelins de leurs histoires dans ces récits. Dans la plupart des récits historiques de l’époque, les peuples dominés sont décrits comme des communautés anhistoriques et sans savoir. Les premiers contacts entre colons et peuples autochtones ont servi aux occupants de définir l’autre comme inferieur car il présente des savoirs et des cultures différents des leurs, donc ils se présentent comme exotiques. L’histoire écrite par les dominants est aujourd’hui en grande partie responsable du traitement orchestré envers les personnes de couleur. Cette représentation biaisée contre l’homme de couleur dans les récits a vu naitre une vision unilatérale vis-à-vis du statut social des personnes dominées au courant de l’histoire. Dans le contexte contemporain, l’imposition voire la dictature de la version imagée du noir est répétée dans le cinéma, elle est ressuscitée et n’ouvre pas d’espace à une éventuelle diversification culturelle et sociale qui sauraient reconnaitre la capacité d’imaginer des personnes qui ont été historiquement a été dominées : Il est nécessaire de proposer de nouvelles images de la diversité car le manque d’histoires écrites pour les personnages noir crée le « danger de l’histoire unique » (the danger of a single story), c’est-à-dire le fait qu’une seule histoire, répétée sans cesse, devienne l’unique histoire d’un peuple. L’expression a été utilisée par l’auteur et féministe nigériane Chimamanda Adichie lors de son discours en 2009. Selon elle, la construction d’une histoire unique est liée au pouvoir économique et politique des nations qui la définissent » (André 64). L’homme noir existe d’une manière physique mais il n’est pas trouvable dans le récit national français, même s’il s’avère présent quelquefois, sa présence est ambivalente car, elle 20 occulte les éléments positifs de son histoire et la contribution des personnes noires a l’histoire et à la prospérité économique du pays. Peut-on exister sans être en capacité de se représenter et sans être en pleine possession de sa propre histoire et de sa propre culture ? Cette interrogation est aujourd’hui valable car le cinéma français n’associe pas les noirs avec l’histoire et la culture nationale, ils sont invisibilisés par des rôles subalternes ou parfois même rejetés à cause de leur noirceur : Absentes ou représentées de manière périphérique à l’écran, ces jeunes femmes ne s’y autorisent pas une place centrale. N’étant pas visible, elles disent ne pas avoir de figurer, s’imaginer elles-mêmes dans ce qu’elles pourraient devenir. Christian Lara, réalisateur et producteur guadeloupéen, écrit : un peuple qui n’a pas d’image n’existe pas. Le cinéma est indispensable pour qu’un peuple existe » (André 61). Lors de son témoignage, Karidja Touré souligne l’absence de diversité dans le cinéma français. L’actrice dévoile ce qu’elle considère comme une anomalie politico-sociale. Elle est française, mais ne voit jamais ses semblables à l’écran, les personnes de couleur de noire. L’image est non seulement un héritage, mais elle est aussi la marque d’une existence, de valeur, et d’essence de l’individu. En écartant le noir, le cinéma rejoint la société dans la négation de l’appartenance des noirs dans la communauté française : Je ne veux pas qu’on nous oublie, maintenant qu’on a percé. Mais pour ma part, je fais attention à choisir mes rôles, je ne veux pas me retrouver enfermée dans les mêmes personnages, caricaturaux. Je suis née ici, à Bondy, j’ai grandi dans le 15e arrondissement de Paris, mes parents sont ivoiriens, ma mère est une nounou à domicile et mon père, agent d’accueil. Je ne me sens pas du tout représentée à l’écran… dans mon propre pays. Alors, je suis attentive à ce que moi, je peux renvoyer comme image » (Maiga 118). L’effacement de l’histoire des noirs trouve des résonances aujourd’hui dans le milieu cinématographique français, où le dernier perpétue des schémas de pensée coloniaux quant à l’image du noir. L’absence de personnes noires des écrans du cinéma français accentue la perception sociale répandue des noirs comme étant « étranger » ou des « non-français ». La disqualification que Rachel Khan évoque dans son histoire racontée de Noire n’est pas 21 mon métier, nous donne plus de détails sur l’appréciation sociale envers les personnes de couleur. Sa peau étant qualifiée comme « pas homogène » confirme la notion de la race comme marqueur social ou de ce qui se trouve en dehors de la normalité et de l’ordre de l’acceptable. Comme sa couleur de peau n’est pas appropriée pour le cinéma, elle était orientée vers le sport, un milieu « compatible » avec les noirs. Par la couleur de peau, la normalité délimite le noir de l’autre en dépit de leur habilités intellectuelles, la norme classe le noir comme une personne a des caractères physiques et non intellectuelles, la norme tient à imposer ses lois au corps humain : « Fini les collants couleur chair qui n’ont pas la couleur de ma chair du tout. Je pars sur le stade pour que mon corps de Noire s’exprime là où il est attendu : l’athlétisme » (Maiga 50). Selon l’éminent écrivain et psychologue martiniquais, Frantz Fanon, l’évolution de l’homme dans la société est colorée par la forte présence biologique. Par présence biologique, il faut comprendre l’apparence physique que l’individu présente, plus fortement sa couleur de peau. Par l’analyse qu’avance Fanon, on note que l’homme ne transforme pas la société, mais c’est la société qui le guide. En d’autres termes, l’homme en tant qu’un individu est défini par un groupe de personnes, la société. L’opinion commune dicte ses lois aux quotidiens des humains, même si elle peut manquer d’une fiabilité, l’idée du plus fort remporte la bataille est sentie dans la communauté. Les groupes majoritaires continuent à imposer leurs visions sans que les peuples minoritaires soient consultés, la société en tant qu’espace commun est instrumentalisée et sa neutralité est arrachée de force par les groupes dominants. En évoquant la façon dont la société transforme l’individu, Fanon dans Peau Noire Masques Blancs écrit : « la société, au contraire des processus bio-chimiques, n’échappe pas à l’influence humaine. L’homme est ce par quoi la société parvient à l’être. Le pronostic est entre les mains de ceux qui voudront bien secouer les racines vermoulues de l’édifice » (Fanon 54). 22 Aujourd’hui, en considérant les rôles de cinéma subalternes étant exclusivement réservés aux groupes minoritaires comme les noirs, on peut en déduire que le cinéma est politisé, en raison des rapports de force qui impose cet ordre des choses. D’une part, dans les rôles de subalternes, les noirs sont rappelés qu’ils ne comptent comme des Français à part entière qui ont leur place dans le récit national fondé sur les valeurs républicaines. Les rôles qu’ils interprètent sont une réflexion des fonctions les plus vulnérables de l’échelle sociale. Dans un second temps, la distribution des rôles dans le cinéma français est censée mettre devant les scènes la créativité des ses acteurs. Or, en les limitant à interpréter le rôle de la pute où la femme de ménage, la personne noire n’est pas au-devant de la scène, elle est sous l’ombre de son supérieur, le personnage qui joue le rôle le plus visible. L’acteur noir dans ce cadre évolue dans une atmosphère où son mérite artistique et sa valeur humaine sont constamment contestés ou niés. Le dénigrement de l’intellect noir qui est importé dans le domaine du cinéma est enraciné dans l’imaginaire colonial. Dans le film le jour où tout a basculé, Alimata, une fille d’origine malienne de 6 enfants travaille en tant que femme de ménage à Sarcelles dans le département du Val-d’Oise en France. L’histoire du film a voulu qu’elle soit enceinte de jumeaux et doit fréquemment rendre visite à un gynécologue, cette fois un gynécologue sénégalais. Par ses visites médicales, l’idée était qu’elle se sente coupable et incapable de s’occuper de ses enfants : « je vais devoir élever huis enfants. C’est pas possible, c’est pas possible » (André 101). Á sa grande surprise, elle ne verra jamais ses jumeaux après leur naissance car les enfants seront volés par d’autres parents à l’hôpital et plus tard retrouvés grâce à l’aide de parents blancs. Dans cette séquence, la régie a fait d’« une pierre deux coups » en montrant à la fois la femme noire et le gynécologue noir comme incompétents, naïfs, et irresponsables tout en décrivant la personne blanche comme ingénieux et responsable. C’est grâce à son amie française, Pauline qu’elle a pu réaliser que ses enfants n’étaient pas des 23 mort-nés mais vivaient ailleurs. Ainsi Pauline la française de peau blanche devient l’héroïne, alors que le gynécologue sénégalais est décrit comme un voyou : Pauline établit seule la vérité et emmène Alimata au commissariat pour porter plainte. Le vol des enfants a été causé par un homme noir, leur sauvetage est réalisé grâce à une femme blanche. Ce film participe à la persistance de stéréotypes des personnes noires, femmes ou hommes. L’homme noir est un voyou dangereux, joueur, cupide et sans éthique. La femme noire est une mère dépassée, irresponsable et naïve, incapable de se sortir seule des situations dans lesquelles elle s’est mise elle-même. Deux personnages blancs viennent rétablir l’ordre et la justice : Pauline et sa gynécologue (André 103). En tant que lecteur on se pose la même question : qui aurait cru la présence d’un racisme systémique dans le monde des arts pendant une période dite « moderne » ? Il faut prendre en compte que le problème lié à la créativité des personnes noires a été déjà annoncé par l’un des pères fondateurs de la Négritude, Léopold Sédar Senghor dans Négritude et Humanisme. Si le problème de négation de la vitalité et donc de l’humanité des personnes noires persiste jusqu’à présent, il est révélateur de la persistance des schémas de pensée héritiers de l’idéologie colonialiste et esclavagiste qui ont fabriqué les images de l’homme noir comme « primitif », incapable d’exister par lui-même. En évoquant l’émotivité de l’homme noir, peu de gens comprenaient ce que le poète Sénégalais véhiculait, par ce concept, Senghor ne faisait que redire les propos qui émanent de la pensée eurocentrique comme quoi la personne de couleur ne peut exister en dehors de sa peau. Cette même pensée est aujourd’hui présente dans le milieu artistique. En privant a l’homme noir de jouer les premiers rôles, les personnages visibles, on répète le passé, un passé qui a définit la personne de couleur comme un être limité voire déposséder d’épistémologie. Le talent a-t-il vraiment besoin de couleur ? C’est une question préoccupante qui revient dans le monde du cinéma car les diplômes ne suffissent pas pour les groupes minoritaires afin qu’ils puissent jouer les rôles qui leur ressemblent ou les valorisent. Le cas de Eye Haïdara est 24 l’archétype qui montre qu’avoir fait les bancs est insignifiant. À cause de son apparence physique, le public n’a pas hésité à rappeler sa différence et que l’interprétation de rôles qu’elle désire sont hors de sa portée. Pour Senghor, la relation dominant/dominé repose sur une logique d’élimination qui prend le dominé comme un être qui n’a aucune existence en dehors de cette relation hiérarchique. « Pour l’instant, je dirai que le Nègre ne peut imaginer l’objet diffèrent de lui dans son essence » (Senghor 24). Faisons une analepse pour mieux exploiter la question : Qu’est-ce qu’être français ? Cette interrogation évoque l’imaginaire du « français de souche ». Certaines actrices dans Noire n’est pas mon métier, plus précisément celles issues de parents mixtes, considèrent que leurs identités ont été établies par autrui selon les normes de « français de souche » au courant des castings. D’après l’historien français Hervé Le Bras : La notion de « français de souche » est ancienne puisqu’on la trouve dès le début du XIX -ème siècle pour designer des Français nés en France de parents nés en France. Mais, ce terme, tout comme celui de race, a changé de sens au fil du temps pour en venir à designer des Français dont la majeure partie de l’ascendance, sinon toute, est française, par opposition à d’autres Français dont au contraire une faction importante de l’ascendance serait française (Le Bras 83). Être français dans ce contexte reviendrait à souligner l’origine culturelle différente de ces actrices. Malgré leurs naissances en France, ces personnes issues de parents mixtes, communément appelées « métisse » peinent souvent à s’intégrer dans la société française en général et dans le milieu du cinéma en particulier. Dans son témoignage intitulé « en rire », Shirley Souagnon nous fait savoir la manière dont elle a été racialisée dans le milieu du français. Rappelons que les critères de « français de souche » n’incluent pas les personnes dont l’ascendance familiale remonte à d’autre pays. Ses parents de sang, ainsi que ses grands-parents doivent être nés en France, donc forcément de couleur blanche. Le noir, le métisse, « le jaune », ou l’arabe seraient réduits au statut d’étrangers en France selon cette logique. Dans son récit, Shirley met en lumière l’impact des 25 préjugés sociaux sur sa vie d’actrice. Par ingérence sociale, il faut comprendre la classification raciale émanant de la vision sociale envers l’individu : Pendant très longtemps, je n’avais pas de couleur, je ne me sentais ni noire, ni blanche, ni rien. Je suis issue d’une famille métissée, ma mère étant ivoirienne et mon père ivoirien- alsacien. J’ai passé une bonne partie de mon enfance avec ma grand-mère alsacienne, puis avec mon père et ma belle-mère Sénégalaise. C’est mon travail qui m’a donné une couleur » (Maïga 105). Ce revers du monde du cinéma souligne la manière dont ces préjugés sociaux et racistes marquent fortement les règles sous-jacentes du casting, souvent ignoré ou méconnu du grand public. Les témoignages de ces différentes actrices nous font découvrir le cinéma français dans tous ses états. Avant d’apparaitre sur scène, les actrices noires se voient obligées remplir tous les critères qui rendront leur présence sur scène ou sur le grand écran légitimes comme l’évoque Lucie André : Pour chacune des actrices citées ont été répertoriés les professions autres qu’actrice, le pays de naissance, la ville d’origine, le pays d’origine du père, celui de la mère, l’année de naissance, la formation professionnelle, le nombre d’apparitions dans des long-métrages au cinéma, dans des téléfilms et dans des séries TV (André 67-68). La ségrégation envers les personnes noires au cinéma suit une logique pluraliste, une idéologie qui définit sans exception toute une entité ou groupe de la même façon. Si l’actrice noire est jugée pas « assez talentueuse » pour interpréter des rôles clés, c’est dû à son appartenance à un certain groupe racial. Dans ce contexte, le talent de l’actrice noire est dissimilé par sa couleur de peau, son potentiel artistique est jugé sur la base d’un critère qui est étranger et sans rapport avec l’activité cinématographique. Pap Ndiaye commente dans ce sens, dans son ouvrage la condition noire : Le critère d’appréciation n’est plus l’identité particulière, mais le tort subi par une personne au titre de son appartenance à un groupe minoré. Les objets et pratiques culturels passent alors au second plan derrière les dispositifs politiques, juridiques et sociaux par lesquels la domination s’exerce et se transforme » (Ndiaye 26). 26 Dans le cadre cinématographique français, être noir signifie qu’on est africain même si on n’est pas né en France. Pourquoi la présence africaine dérange dans le cinéma ? cela se comprend par le fait que l’Afrique, dans l’histoire humaine a vécu une domination de la part des puissances européennes. En qualifiant le noir d’africain, le milieu cinématographique tend à rappeler à l’acteur noir son statut de subalterne et son aliénation historique : « des peuples qui ne sont pas assez entrés dans l’histoire » pour reprendre les propos polémiques de l’ancien président de la République française, Nicolas Sarkozy envers les peuples d’Afrique lors d’une conférence à Dakar en 2007. Sabine Pakora, quant à elle, revient sur la façon dont l’équipe du tournage a insisté sur ses origines africaines même si elle n’y a jamais mis les pieds. La régie lui donna un message clair concernant la poignée de rôles qu’elle peut jouer. En jouant les rôles de l’Africaine, de la sorcière ou d’une mère de Famille, Sabine qui a quitté sa Côte d’Ivoire natale pour la France, se retrouve obligée à interpréter des personnages qui maintiennent davantage son aliénation sociale malgré le fait qu’elle a grandi en France et qu’elle est citoyenne française : Lors des auditions, je ne comprenais pas cette insistance autour de ma couleur de peau, systématiquement soulignée. On me renvoyait vers des références aux peuples primitifs, à l’Afrique (continent dans lequel je n’avais pas vécu), on imaginait que j’avais forcément le rythme dans la peau, on me prêtait une agilité et des aptitudes physique et corporelles particulières… J’éprouvais beaucoup de malaise et d’incompréhension par rapport à cette réification acharnée. Je me sentais très isolée et je rencontrais moi-même très peu de comédiens noirs (Maiga 83). Associer le noir à l’Afrique et le qualifier d’exotique est une répétition de l’histoire. Cette façon de définir la personne sur des bases raciales, reflète les idéologies qui colorent les castings dans le cinéma comme quoi, les rôles qui font appel à la débrouillardise (les personnages qui déboursent d’énormes efforts) sont considérés comme des « rôles noirs » : J’incarne aujourd’hui principalement des personnages envisagés comme des métaphores de la marginalisation au travers de femmes migrantes aux statut et conditions socio- économiques particulièrement difficiles : des prostituées, des femmes sans papiers, des marâtres cupides malintentionnées, des femmes africaines à l’humeur joviale, folkloriques, 27 ridiculisées. Je joue toutes les déclinaisons possibles de la mama et de la putain africaines ; des personnages hauts en couleur sans capital intellectuel ou économique (Maïga 84). Revenons à la question récemment posée ; le talent fait-il vraiment appel à une couleur de peau ? Cette interrogation selon l’écrivain français Pap Ndiaye, nécessite une analepse qui servira d’évaluer l’héritage esclavagiste et sa manifestation dans les mentalités de la société contemporaine. Si les métiers qui font appel à l’effort physique sont associés aux personnes de couleurs est un fait courant, l’idéologie ne date pas du présent, mais elle a vu le jour durant la domination de l’homme par l’homme. La mentalité esclavagiste reste toujours copiée et mise en vigueur dans le traitement réservé à l’autre. En dépit de l’abolition de l’esclavage, l’héritage esclavagiste structure toujours certaines dimensions de la vie sociale. Dans un monde globalisé marqué par la circulation grandissante des cultures et des marchandises, la rencontre de personnes d’origines différentes est inévitable. Cette réalité nous rappelle que les Noirs de France ne sont pas tous des descendants d’esclaves comme on le prétend, mais plutôt le produit de l’histoire de l’immigration. Ainsi, dans Noire n’est pas mon métier, ces personnes noires sont associées à des mentalités qui datent du temps de l’esclavage colonial et de la colonisation française et qui ignore la complexité de l’histoire française et des communautés noires de France. Pap Ndiaye évoque dans précise a cet égard : Les esclaves clairs de peau étaient le plus souvent affectés à des tâches de domesticité ou d’artisanat, car on supposait qu’ils étaient plus intelligents (à savoir qu’ils comprenaient mieux les ordres), mais aussi plus fragiles, que ceux à peau sombre. La couleur de peau était censée signifier des qualités spécifiques. Le maitre qui choisissait un esclave clair projetait sur lui ses représentations raciales : la peau claire signifiait un degré d’intelligence, de beauté, d’aptitudes aux taches délicates et de compréhension des demandes des Blancs. Les maitres blancs se sentaient plus à l’aise avec eux et pouvaient entretenir une familiarité qu’ils interdisaient avec ceux des champs (Ndiaye 91). Prenons en compte l’aspect genré de la discrimination envers ces actrices noires. Ces actrices souffrent parce qu’elles sont vues d’abord comme une couleur et non comme être humain 28 ou individu. Cependant, ce que l’on oublie est que la discrimination est à la fois raciste et genrée. Ces rôles précaires auxquels ces actrices noires sont reléguées participent en grande partie à la politique d’invisibilisation des noirs dans le milieu artistique. Obligées de jouer des rôles subalternes, les actrices noires luttent pour exister dans un milieu totalement genré comme le dit l’actrice Sabine Pakora « je savais déjà parler à une réalisatrice qui m’avait dit « une boite de production postcoloniale ? » comme si je venais de la planète Mars, donc je ne veux pas trop parler de féminisme dans un milieu extrêmement patriarcal » (André 97). L’invisibilisation de la femme n’est pas un fait nouveau dans la production littéraire et artistique, si on remonte dans les années 1930 avec la naissance du mouvement de la Négritude. Aujourd’hui en parlant de ce mouvement qui a revendiquée l’identité noire en France, les poètes Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire sont souvent les seules figures reconnus et célébrés de la Négritude. Cependant, il est rare qu’une reconnaissance soit faite aux sœurs Nardal qui ont largement contribué à la mise en place du mouvement et à la promotion des tissages de liens entre africains et noirs de la diaspora à travers notamment la publication du journal La Dépêche africaine. Ce manque de reconnaissance envers les capacités intellectuelles et socio- professionnelles des femmes est un fait récurrent. Aujourd’hui le terme intersectionnalité, terme développé par l’intellectuelle américaine Kimberlé Crenshaw dans essai « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color » (1991) et On Intersectionality (2017) , aide à mieux connaître et reconnaître la façon dont une femme pourrait éventuellement faire l’expérience de plusieurs formes de discrimination à la fois sur la base de son sexe, sa race, ou même sa religion. Dans Noire n’est pas mon métier, les actrices ont vécu la discrimination genrée après avoir été racialement hiérarchisées. L’actrice Mata Gabin dans son rôle de séductrice doit assurer que ce 29 dernier soit entièrement satisfait. La scène dépeint les femmes de couleur comme étant plus aptes à séduire, cette idéologie à la fois genrée et raciale symbolise un imbroglio au regard de l’actrice noire. La double discrimination remet en question le statut de la femme en tant qu’individu. Cette notoriété permet non seulement à l’homme de dominer, mais rend aussi la femme presque inexistante car elle est sans voix, et son futur dépend de ce que l’homme veut d’elle, son corps est réduit à un objet et soumis aux besoins sexuels de l’homme « je suis tellement effarée que je regarde sa main, il tente de la glisser entre mes cuisses qui se renferment machinalement et je parle : Oh ma gazelle bla-bla-bla, ma panthère, j’entends les tam-tams de l’Afrique, la chaleur de la savane, ma tigresse bla-bla-bla, je serai ton lion, ton taureau et toi nue, oh l’odeur de la jungle africaine, toi la calipige, oh tu me fais rugir, oh ma gazelle africaine bla-bla- bla (Maiga 34). Selon l’écrivain et psychiatre français, Frantz Fanon, la relation entre la femme de couleur et le blanc est quasiment impossible car elle s’appuie sur des bases hégémoniques. Historiquement, le blanc se considère comme supérieur, alors que psychologiquement la femme de couleur se voit comme inferieur en face du blanc. Les bases qui tiennent une relation à savoir le respect, la considération, et l’estime envers sont absentes. L’actrice noire n’est pas seulement victime de discrimination d’ordre racial, mais elle fait face aussi à un système genré où elle est réduite au silence à cause de son statut de femme. Selon Fanon, cette relation tourne autour d’un pouvoir patriarcal. Dans son chapitre intitulé la femme de couleur et le blanc, dans Peau noire masques blancs, Fanon revient sur la mentalité qu’avance chaque personne dans ces genres de relations : C’est parce que la négresse se sent inférieure qu’elle aspire à se faire admettre dans le monde blanc. Elle s’aidera, dans cette tentative d’un phénomène que nous appellerons éréthisme affectif ce travail vient clore sept ans d’expériences et d’observations ; quel que soit le domaine par nous considéré, une chose nous a frappé : le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité, se comportent tous deux selon une ligne d’orientation névrotique (Fanon 88). 30 Le rôle le plus fréquent dans Noire n’est pas mon métier demeure « la prostituée ». Dans ce rôle, la femme noire est réduite à une personne clandestine. La politique cinématographique est le miroir du vécu social marqué par l’invisibilisation et la relégation des personnes de couleur. En tant que prostituée, la femme noire a un prix et son existence réside fortement en ses capacités de négocier avec ses clients, sans clients elle cesse d’être une prostituée. Le métier se fait dans la débrouillardise et en cachette comme le veut la politique, dans le cinéma, il fait appel aux qualités de soumission et d’aliénation. Les maux que les actrices noires dénoncent dans l’ouvrage vont au- delà du racisme, pour aborder en même temps les questions d’ordre sexiste. 31 CHAPITRE II LA PRISE DE PAROLE ET LA NAISSANCE DU « JE » Face aux discriminations systémiques dans l’exercice de leur métier, l’heure est pour ces seize actrices d’envisager une revendication de leurs droits de citoyennes dans le monde cinématographique. Cette revendication pour elles est née à la suite d’une prise de conscience de leurs relégations aux rôles subalternes dans les écrans du cinéma français. En s’unissant, ces actrices par leurs voix multiples, mettent en place un discours unanime qui, à la fois dénonce et montre la voie qui mène vers l’égalité et l’équité dans le monde du cinéma. Dans le prologue de l’ouvrage Noire n’est pas mon métier, Aïssa Maïga revient sur l’unification des différentes voix de ces seize actrices afin de transformer et de créer une représentation plus juste de la personne noire au cinéma : L’industrie du spectacle demeure une sphère privilégiée, d’où la parole peut être entendue. Cette bataille, nous la menons ici et maintenant sur le terrain artistique, culturel, avec l’idée que chaque génération s’élève en apportant sa contribution à la suivante. Nous y sommes parfois acculées : ne pas résister, ne pas développer une conscience militante, citoyenne, humaine pour s’élever contre l’injustice serait tout simplement s’effondrer moralement et psychiquement » (Maïga 11). Si ces actrices luttent aujourd’hui pour une meilleure représentation du noir à travers les écrans, c’est qu’il y a une présence continue de stéréotypes dans le cinéma français, qu’il faudrait dénoncer et démanteler pour créer des histoires qui leur ressemblent et les rassemblent : Ici, nous racontons comment, entre stéréotypes et invisibilité, nous nous battons pour pratiquer notre art et poursuivre notre rêve, malgré la relégation dans d’éternels rôles étriqués de mamas africaines. Nous retraçons les contours singuliers, exemplaires, parfois douloureux, inspirants, drôles ou émouvants, de nos expériences dans le cinéma pour une représentation plus juste de la société française sur nos écrans » (Maïga 14). En mettant en valeur le pouvoir d’une voix au pluriel, l’ouvrage Noire n’est pas métier construit une narration à la première personne du singulier « je ». La puissance de la narration à la première personne crée un lien direct entre chaque narratrice et ses lecteurs/lectrices tout en 32 transportant ces derniers dans un univers où le « moi/personnel » n’existait pas. La narratrice à travers l’emploi de « je », participe à une nouvelle invention et renaissance de son identité en tant qu’individu évoluant dans un monde qui, de jour en jour remet en cause la domination masculine. Dans son article intitulé Pourquoi écrire à la première personne ? Chantal Trembley met en avant les liens de proximité que la narration à la première personne du singulier trace être l’écrivain et son public : Ensemble, nous avons conclu après quelques années de partenariat, que la narration à la première personne du singulier nous correspond, car elle répond à notre vision du récit tel que nous voulons le transmettre. Les personnages que vous découvrez dans nos romans sont les narrateurs. Ils vivent l’histoire et vous invitent à la suivre de près, avec eux. Nous souhaitons vous faire plonger au plus près de nos personnages. Chacun d’eux avec sa sensibilité, son caractère, son vécu, ses envies, vous fait vivre à ses côtés le temps d’un voyage » (Trembley 1). Nadège Beausson-Diagne met en opposition son rôle de « Bamboula » et sa vraie personne. En disant « je », l’actrice démontre une autonomie qui lui permet de défier les ordres du cinéma français. La résurrection de l’actrice qui s’opère par le biais de cette narration subvertit les mécanismes de discrimination héritiers de l’histoire coloniale et permet d’imaginer de nouvelles possibilités En affichant sa volonté de s’affirmer par l’utilisation du pronom « je », Nadège Beausson-Diagne attire l’attention du même coup à ce qui participe à la propagation du racisme ordinaire : Aujourd’hui, je ne suis plus une jeune première innocente, je n’ai plus peur de libérer cette parole pour que les choses changent. Alors quoi ? Oui, ou y a, dans notre métier, un racisme ordinaire en France. Inconscient souvent, chez des personnes bien-pensantes, qui ne se rendent pas compte. Qui banalisent des propos qui, dois-je le rappeler, sont illicites ! (Maïga 24). La relégation de ces actrices noires à des rôles précaires et subalternes les prive de la parole. Par conséquent, l’actrice noire par peur de chômer, accepte de perdre sa voix dans un lieu où le rôle, la parole et le destin de chaque personnage reposent entre les mains du scénariste « Le refus 33 pour une actrice d’interpréter un rôle qu’elle juge dégradant, peut signifier le chômage ou même l’abandon de la pratique du métier qui est le sien » (Fokou, 2021 :11). Cependant, ce qui fait la force de Noir n'est pas mon métier réside dans l’appropriation des actrices de leurs voix selon une démarche solidaire dans le monde du cinéma. Dans son témoignage intitulé Bambi, Maimouna Gueye explique la manière dont elle a été physiquement assimilée à cause des rôles de séduction qu’elle devait interpréter. Maimouna Gueye se révolte à la fin de son témoignage afin de mettre fin à une longue période d’aliénation. Cette révolte passe par l’affirmation de son humanité qui repose sur le pronom « je » : Pardonne-moi mon fils d’avoir paniqué. Aujourd’hui je saute, je joue, je suis vivante, je suis vivante, je ressuscite, je suis pleine de vie, j’accouche de cette vie et j’ai donné la vie… Me voici libre, grâce à toi. Je m’attire plus d’estime et j’ai même épousé mes formes. Bambi a disparu et bizarrement le métier commence à me sourire à nouveau (Maïga 40). Pour l’écrivaine Ophélie Hervet, la narration à la première personne est une perspective qui ne se limite pas uniquement au côté autobiographique de l’auteur, mais elle permet de rendre chaque récit plus personnel et captivant. En d’autres termes, l’utilisation de la première personne permet de créer des récits à la fois personnels et authentiques. Cette authenticité narrative est l’aspect fondamental qui permet aux seize actrices d’impliquer directement le lecteur dans sa réflexion : Le principal avantage de cette forme de narration est bien entendu l’immersion. Le lecteur lit un récit au « je » qui le projette dans la tête du personnage-narrateur sans aucun écart possible. Tout est immédiat et… partial. La voix du narrateur s’impose à travers les mots utilisés à chaque instant. Champ lexical soutenu ou grossier, jurons, réflexions chaotiques ou posées, décalage entre le ressenti et l’exprimé… il permet de jouer sur la personnalité du personnage, ses réactions à chaud, ses digressions internes, ses troubles de l’attention, sa manière de voir et de vivre le monde » (Hervet 2). Dans son témoignage « Quand serons-nous banales ? » Eye Haidara se résout à sortir de la tutelle de ses scénaristes afin de reconstruire une identité personnelle et professionnelle dans laquelle elle se reconnaît devant et en dehors des écrans : 34 Il faut qu’on écrive pour nous ! Je ne veux pas être dans cet état d’esprit. Je n’ai aucune envie de tomber dans la démarche inverse et de reformer un ghetto. Ça ne me ressemble pas, je ne souhaite pas aller à la guerre, je n’ai pas d’ennemis. Je veux juste qu’on arrête de nous regarder et de faire comme si on avait déjà parlé alors qu’on n’a pas ouvert la bouche » (Maïga 44). En parlant pour elle-même, Eye Haidara, arrive à créer une description plus objective et plus réaliste de son statut en tant qu’individu. Par ses propos, on note un désire ferme d’une personne plus que jamais engagée à rompre avec un système qui, au quotidien participe à sa dégradation au plus bas de l’échelle sociale. Sur la même lignée qu’Eye Haidara, Sonia Rolland après sa mise à l’écart par la régie, celle qu’on ne considérait « pas assez africaine » à cause de sa couleur de peau, essaye de mettre en place une nouvelle manière d’aborder sa discrimination au sein de l’univers cinématographique. N’ayant jamais eu la chance de parler pour elle-même, l’actrice illumine la manière dont le cinéma français définit son existence. En évoluant sous les ordres et les paramètres qui définissent le cinéma français, la voix de Sonia Rolland n’a jamais fait écho derrière les caméras car elle n’a jamais eu la chance d’y accéder. En cherchant inspiration chez des artistes expérimentés de la diaspora noire comme l’américain Quincy Jones, elle se rend compte que l’une des stratégies les plus efficaces de marquer des empreintes dans son milieu demeure la capacité de parler par soi- même. Cette émancipation passe fortement par une prise d’initiative car elle suit une logique de déconstruction qui change la narration de l’histoire. C’est ainsi qu’elle présente l’apport de Quincy Jones dans sa trajectoire : Il m’a donné un conseil précieux pour progresser dans le monde du cinéma et contribuer à la production artistique d’aujourd’hui : personne ne peut comprendre ta problématique et ne peut réfléchir à ta place. Dans ton cas, ton devoir est de créer des ponts ! à toi de provoquer les choses » (Maïga 99). Dans l’ouvrage L’esclave vieil homme et le molosse, l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau trace l’histoire d’un esclave qui évolue dans un champ de plantation. Le récit suit une narration à double voix, une narration à la troisième personne du singulier et une autre à la première personne du singulier. Dans le monde de la plantation, l’esclave est à la fois soumis au molosse et 35 à son maitre. Chamoiseau utilise la narration à la troisième personne du singulier « il » pour marquer la condition déshumanisante subie par son personnage principal. Le milieu du cinéma, tel qu’il est décrit dans les récits de ces actrices noires, rappelle par ses hiérarchies et sa racialisation des actrices et du milieu cinématographique le mode d’organisation de l’habitat colonial en ce qu’il il aliène, domine, et réduit au silence la personne de couleur. En dépossédant le personnage principal de sa voix, l’auteur souligne un imbroglio qui plane sur l’avenir et l’identité de ce dernier. Toutefois, dans le but de participer à la restitution de l’humanité des héritiers de cette histoire, Chamoiseau effectue une transition de la troisième personne du singulier à la première personne du singulier. Ce changement de voix a vu le jour au moment où le personnage principal l’esclave vieil homme a échappé au système infernal de l’habitat colonial pour emprunter la voie de sa propre libération. Dans cette démarche émancipatoire, le personnage principal se débarrasse d’une partie de son nom et devient désormais le vieil homme, ce faisant, il laisse derrière lui un passé sombre, des souvenir persistants. Ainsi, il est désormais capable de parler par lui, d’être le maitre de son destin avec notamment l’usage du pronom « je ». Le vieil homme en marche vers sa liberté, doit dorénavant faire face au molosse qui symbolise la tyrannie du maitre. C’est ainsi qu’il décrit ses premiers moments de courses vers la liberté, en utilisant la première personne du singulier pour la toute première fois : J’approchais à plat ventre pour ne pas m’enforcer. Mais dans cette position, impossible de frapper. Alors je regagnai la rive. Je trouvai une branche basse à laquelle m’accrocher. Avec elle, je parviens au-dessus du bouillon. Et je frappai. Biwoua. D’une main. Biwoua. Avec mes peurs, mes haines, ma rage et mon envie de vivre (Chamoiseau 110). Cette même pensée est reprise par l’écrivaine française Maboula Soumahoro qui voit l’utilisation du pronom « je » comme stratégie de revendication de sa liberté et de son individualité dans l’imaginaire de la diaspora noire rappelle également son œuvre. Se présentant comme « citoyenne du monde » dans son poignant ouvrage Le Triangle et l’Hexagone, Maboula 36 Soumahoro emprunte la narration à la première personne du singulier tout au long du livre. Selon l’écrivaine française Maboula Soumahoro, l’utilisation du pronom « je » marque une prise de conscience de la part de l’individu. En utilisant le pronom « je », Soumahoro entre dans une logique de ce qu’elle appelle « l’esprit pur » Au-delà de l’utilisation du pronom comme un acte de prise de conscience de soi, l’écrivaine l’utilise comme un moyen pour renverser la tendance ou la perspective narrative Pour marquer le pouvoir de « je » : Assumer l’utilisation du pronom « je » en s’appuyant sur la magie de la dérogation équivaut à faire fi de toutes les injonctions classiques de la recherche scientifique. Dans un espoir d’émancipation et de libération, l’utilisation consciente du pronom « je » signifie également assumer pleinement son individualité et ne pas respecter les recommandations nombreuses et très sérieuses concernant la distance critique qu’il s’agirait de maintenir à tout prix (Soumahoro 12). Dans l’émission « C a vous » diffusée sur France Télévisions le 4 mai 2018, Aïssa Maïga revient sur la mission salvatrice de la prise de parole. Lorsque la journaliste lui pose la question à savoir « vous n’êtes pas surprise car ce sont des anecdotes qui vous sont toutes familières ? » Aïssa Maïga répond en tant qu’initiatrice de l’ouvrage Noire n’est pas mon métier que l’intériorisation de cette discrimination met en place un sentiment de culpabilité et de honte chez la victime, et la seule solution à ce fléau est la parole. Pour elle, la libération ou l’extériorisation de la parole lui permet de se libérer tout en libérant l’autre. Pour la comédienne française, le courage d’utiliser sa parole surtout avec la première personne du singulier est une façon de décoloniser la pensée chez les victimes. En libérant la parole, Aïssa Maiga participe à la réparation psychologique des victimes de toute sorte de discrimination. En disant « je », elle se présente comme la voix des sans voix, la porte-parole des individus qui ont vécu la même chose mais n’ont jamais eu le pouvoir de s’exprimer comme l’affirme l’une des seize actrices, Nadège Beausson-Diagne lors de son passage sur les antennes de « France 24 », là où elle affirmait que les gens lui disaient « merci » pour avoir dénoncée toute une politique raciste. 37 Dans son ouvrage Afropean Soul, Léonara Miano revient sur l’importance, le rôle, et la puissance de la première personne du singulier. Cette fois ci, l’écrivaine analyse le pronom comme un effacement, un désir, voire une démarcation entre le narrateur et son entourage. En disant je, le narrateur ou la narratrice s’évade solitairement dans un univers où son existence est conditionnée par sa capacité de s’affirmer par soi-même. Contrairement aux interprétations qu’on a jusqu’ici concernant l’usage de la première personne du singulier, Léonara Miano pense que l’utilisation de ce pronom peut penser et panser un problème tout en restant anonyme. Pour elle, cet anonymat permet, au-delà de sa solitude, crée un sentiment existentiel que le lecteur nourrit envers le narrateur ou la narratrice : Celui qui parle ici est en voie d’« effacement » dans le monde qui l’entoure : sans contact humain ni le lien social. Le « je » qui soliloque traduit un flux de conscience que personne n’entend en France et que personne ne voudrait entendre en Afrique. Comment exister dans la solitude de la parole ? Il est significatif que le lecteur ne connaisse ni le nom ni le prénom du narrateur. Comme les autres personnages d’Afropean Soul, c’est un anonyme dont la voix n’existe pour une personne, sauf pour le lecteur de la nouvelle (Miano 17). Cet isolement de la voix pourrait être aussi la manifestation du rejet social de la personne subalterne qui, dans l’espoir d’appartenance, décide de garder son anonymat. Toutefois, je pense que s’il s’agit d’utiliser une voix pour lutter contre une injustice, celle qui est connue par tout le monde est plus efficace, car la voix que tout le monde connait, nous permet non seulement d’identifier la personne qui narre mais elle nous permet aussi de dégager toute forme de création fictive au courant du récit contrairement à la voix anonyme qui, parfois peut rester ambiguë. 38 CHAPITRE III EXSTER, C’EST LUTTER POUR LA LIBÉRATION Cependant, une voix ne suffit pas pour venir au bout de la lutte, ces actrices noires ont besoin d’unifier leurs voix pour obtenir plus de pouvoir afin de se faire entendre. L’union dans la diversité est une façon de lutter le racisme institutionnalisé, en ayant des expériences particulières, les actrices font de cette particularité une force afin de mieux lutter pour une meilleure considération. Elles doivent joindre leurs forces dans une société qui prête une sourde oreille aux discriminations d’ordre raciste. Pour la journaliste et activiste française Rokhaya Diallo, la voix représente une solution idoine dans la lutte, mais elle est plus efficace si elle est multipliée, elle l’évoque ainsi dans son ouvrage Kiffe ta Race : Les défenseur/euse.s d’une forme d’unité de l’antiracisme prétendent encore que les maux de la société française pourraient être adressés d’une seule voix. Pourtant, la dernière vague de militant.e.s active sur les réseaux sociaux se reconnait de moins en moins dans les prises de parole des associations historiques » (Diallo 207). Dans son témoignage « Nous raconter librement », l’actrice France Zobda soutient que la fusion de ses forces avec d’autres comédiennes suscite l’espoir d’une réparation et d’une liberté pour les prochaines générations issues de groupes minoritaires en France. Issue d’une famille d’artiste, la comédienne martiniquaise a maintenant l’occasion de rompre avec la tradition que sa famille a vécu au sein du cinéma, une tradition qui maintient leur statut marginalisé. Par le pouvoir des mots qui jaillissent de cette union, il y a une forte chance que sa voix soit entendue, une entente qui saura poser les jalons d’un avenir plus juste et égalitaire pour la personne de couleur dans le cinéma : Avec quelques comédiens et comédiennes noirs, nous nous sentions alors des « militants artistiques ». Nombre de nos aînés, nous avaient prévenus de la difficulté et du combat qui s’annonçaient, mais nous étions confiants et pleins d’espoir, convaincus qu’une nouvelle ère commençait avec nous et qu’on pourrait changer la donne » (Maïga 123). En réalité, cette initiative qui de s’unir autour d’un récit collectif promeut en même temps 39 une union des voix dominées dans le cinéma. L’unification de ces actrices noires met en lumière l’émergence d’une solidarité porteuse d’espoir en vue d’une réparation au pays des peuples dominés. Noire n’est pas mon métier est l’archétype d’un nouvel élan pour toute personne ayant vécue une discrimination raciale au sein du cinéma. Avec les seize actrices, on plonge dans seize différents univers. En écrivant l’ouvrage collectif Noire n’est pas mon métier, les seize actrices construisent une image, une mémoire, et une identité de la personne noire qui, racisée dans l’univers cinématographique, produisent un ouvrage leur permettant d’exotériser une expérience dégradante comme le rappelle Lucie André dans Être actrice noire en France, « La sortie du livre Noire n’est pas mon métier est un acte fort pour ces actrices qui avaient auparavant peur de « se griller » si elles partageaient leur indignation ou leur souffrance » (André 11). Pour ces seize actrices noires, la lutte pour la visibilité des noirs est un symbole d’existence. Le problème majeur que racontent ces actrices est unanime « invisibilité/ absence de diversité », en dénonçant ces maux, elles rappellent l’opinion publique française qu’il serait impossible de faire le portrait social tout en omettant les communautés noires. Certes le cinéma dans sa conception n’est qu’un miroir de la société française, une société qui selon les actrices est fondée sur des idées portant encore les mêmes préjugés coloniaux à l’égard des noirs. Pour l’actrice Nadège Beausson-Diagne, la condition sine qua non de la lutte demeure la visibilité des noirs sur les plateformes télévisées car selon elle, c’est l’unique manière de réclamer leur héritage et un véritable sens d’appartenance : Pour que les choses changent, c’est à nous de parler, d’éduquer, d’écrire, d’être unis. Aujourd’hui, nous savons que nous représentons un poids économique, nous avons un public. Il faut que les réalisateurs, les scénaristes, les producteurs, les décideurs de chaines réalisent que notre métier doit être un miroir de notre société. Ceux qui ne se voient que rarement à la télévision, au cinéma ou au théâtre ne demandent qu’à exister dans le silence assourdissant de notre belle société métissée. Autrement, comment nos enfants pourront- ils se construire s’ils ne se voient pas nulle part ? (Maïga 24). 40 Cette quête identitaire est certes basée sur les expériences dans le monde du cinéma mais elle décrit en grande partie les conditions sociales des personnes minorées en France. Le cinéma sous la tutelle de la société n’est qu’un lieu de prolongement où sentiments stéréotypés, subjectifs, et racialisés envers les personnes noires se rencontrent et se manifestent. Dans Noire n’est pas mon métier, chaque actrice met en place une stratégie qui sert à dénoncer les maux qu’engendre le cinéma français. Dans l’introduction du livre, Aïssa Maïga rappelle les fondements principaux de ce qui a fait naitre Noire n’est pas mon métier : Ces racines sont à observer avec calme et dignité, avec cette idée qu’une nation s’honore en regardant son histoire en face, en dépassant les non-dits et en incluant dans son récit national toutes les composantes de la société. Cinéma, théâtre, télévision, citoyenneté, politique… l’imaginaire social, miroir tendu à la nation, est une source qui nourrit ou détruit le lien social. Nous sommes irrémédiablement amenés à faire un choix » (Maiga 12). Á travers son témoignage, Eye Haïdara revient sur la réception de son rôle par le public français. En interprétant les personnages des œuvres classiques de Corneille, Racine, et Molière, le public français s’est permis de s’interroger sur ses origines comme pour délégitimer son interprétation de ces rôles. Par conséquent, le public français met le personnage au-dessus de la personne, la légitimité de cette dernière est contestée à cause de sa couleur de peau : Je suis naïve et c’est un choix. Je suis née en France, je suis française, les classiques font partie de ma culture. Mais j’ai conscience que, quand j’interprète un personnage de Corneille, de Racine ou de Molière, cela brouille l’écoute des spectateurs, cela la noie. Car on se demande toujours pourquoi je suis là. Il faut sans cesse le justifier. Ma présence devient alors un acte politique. Même si ce n’est pas la volonté du metteur en scène, son choix devient un geste militant (Maïga 41). Il semblerait que le rôle qu’elle doit jouer dérange aux yeux du public français car il défie les normes sociales. Les rôles à interpréter doivent suivre la hiérarchisation sociale et raciale, le contraire serait un acte qui tend à bouleverser la structure sociale dans la société française. Ces questions nous amènent à dégager toute notion de provenance ou d’origine cherchant à qualifier 41 la nationalité l’individu. En étant née en France, Eye Haïdara n’a jamais pensé qu’un jour son identité serait remise en question, être français n'est pas compatible avec la peau noire, la couleur de peau est l’élément inconditionnel qui caractérise la nationalité française. Lorsqu’elle était encore enfant, Eye Haïdara avait espéré faire tomber les clichés qui existent au sein du cinéma français, déjouer l’imaginaire racial qui plane sur le milieu artistique. Après avoir fréquenté une école de théâtre, elle œuvrait à développer ses talents qui feront d’elle une actrice polyvalente qui saura jouer sous n’importe casquette. Il parait que la réalité sur le terrain est différente aux pensées qu’avait l’actrice, la polyvalence n’existe pas pour les personnes de couleur, leurs rôles sont restreints quelles que soient leurs origines. Le talent a une couleur pour faire écho à la journaliste française Rokhaya Diallo qui, dans Kiffe ta race dédie un chapitre aux questions liées à la ségrégation raciale dans le domaine de l’art, une partie qu’elle intitulé « le talent n’a pas de race » (Diallo 177). Le besoin de dissocier le talent de la race est un sentiment ferme qui implique une rupture du jugement présent avec les préjugés du passé. Selon l’actrice française Rachel Khan, la nouvelle génération des noirs doit lutter afin de garantir un futur meilleur à leur descendance : Dans cette clarté éblouissante ou règnent nos absences, je regarde ma fille qui danse dans la cuisine. J’ai envie de me battre pour qu’elle et d’autres n’aient pas à subir les échos d’un passé non révolu. Il est temps de sublimer à l’écran les couleurs qui sont les nôtres. Après tout, nous venons tous du même poème (Maïga 61). Comme Rachel Khan l’a illustré, la lutte contre l’injustice et la discrimination des noirs de France est un sujet de « nous ». Dans la mesure où il réunit plusieurs personnes afin de lutter pour une même cause, Noire n’est pas mon métier marche sur les traces de la Négritude dans sa dimension universelle aussi bien que son engagement pour la valorisation de l’être noir Cette création d’espace où s’affirme la présence des noirs saura non seulement rassembler les voix des minorités, mais servira aussi de déconstruire la norme politico-sociale qui invisibilise les noirs de France. L’actrice Marie-Philomène Nga confirme la nécessité de créer des plateformes qui seront 42 porteuses de voix de ceux longtemps restés « sans voix ». Comprenant à la fois de courts et de longs témoignages, l’ouvrage décrit des vécus similaires dont chaque actrice ne voudrait pas que la prochaine génération soit victime. Pour marquer le ferme engagement de changer la donne à travers la solidarité, Marie- Philomène Nga propose que : Il faut bien le reconnaitre, il manque aussi des plateformes répertoriant cette mémoire collective. Nous avons le devoir de transmettre le goût du savoir sur nous-mêmes, la niaque de prendre en main nos propres destinées. Á nous aussi de déconditionner l’imaginaire collectif de la société. Avec ou sans boubous, avec ou sans accent… (Maïga 82). De la même manière que la Négritude avait élaboré de nouvelles visions des Noirs enracinées dans les valeurs de l’union et la solidarité comme moyens de lutte contre la déshumanisation des Noirs, l’ouvrage Noire n’est pas mon métier prône la lutte collective contre les injustices et les discriminations que subissent les populations noires en France. Dans Discours sur la Négritude, Aimé Césaire rappelle les points saillants du mouvement « c’est dire que la Négritude au premier degré peut se définir d’abord comme prise de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité, et comme solidarité » (Césaire 83). Les propos de Césaire renforcent l’importance de la conscience, de la mémoire, de la fidélité, et de la solidarité. En luttant pour leur mémoire et leur image, ces seize actrices rappellent leur appartenance à la société française car apparaitre sur les écrans reviendrait à revendiquer une partie intégrante dans la société. Cette vision futuriste est partagée par l’actrice Shirley Souagnon : Bien sûr, bien souvent les rôles restent stéréotypés, il y a encore beaucoup à faire, il faut se bagarrer pour ne pas se retrouver piégées, enfermées dans les clichés, c’est vrai, mais la stigmatisation s’estompe. Oui noire, en France, on peut devenir actrice. Pour les adolescentes d’aujourd’hui, ce n’est plus un horizon inaccessible (Maïga 113) Cette même solidarité selon l’écrivaine française Maboula Soumahoro finira par mettre en place ce qu’elle appelle « communauté transnationale » dans son ouvrage Le Triangle et l’Hexagone. Cette communauté transnationale pour Soumahoro n’est rien d’autre qu’une forme 43 de communion que les personnes de descendances noires doivent mettre en place. Á travers cette communauté, l’écrivaine française essaie de renouveler les rêves de liberté évoquant ceux de la Négritude. La lutte des communautés noires de France passe par une mise en place d’une identité qui s’adapte à leur quotidien et une création d’espaces qui serviront à ces communautés d’occuper les devant de la scène, d’être visibles et de sortir du statut d’« invisible » : Par mon entrée consciente dans une communauté transnationale délimitée par les arts et les lettres, la spiritualité et si fermement ancrée dans les traditions intellectuelles que j’ai évoquées tout au long de cet ouvrage, je pose un acte de solidarité politique. Ce faisant, j’effectue sans doute une simple et énième réactualisation de la négritude (Soumahoro 97). Pareillement, l’écrivain Régis Dubois dans son ouvrage Images du Noir dans le Cinéma américain blanc pense que si les noirs arrivent à jouer les rôles clés dans l’univers cinématographique, ils parviendront à changer la discrimination et le racisme systémique. Pour Dubois, l’enjeu majeur reste le changement et la maitrise de l’image. L’image est comprise ici comme étant le traitement que les noirs reçoivent venant du cinéma. Pour le noir, changer son image dans le monde cinématographique reviendrait à changer en même temps son image sociale car le cinéma n’est qu’un reflet de la société. En évaluant l’image du noir dans le cinéma américain blanc de 1980 à 1995, Régis Dubois considère qu’il y a de l’espoir d’une intégration sociale pour le noir américain. Toutefois, ça doit passer par une lutte acharnée : Les Africains-Américains ne seront pas maitres de leur image tant qu’ils n’occuperont pas des postes clés dans l’industrie cinématographique, comme ils ont su le faire dans l’industrie discographique. Mais ce n’est pas pour autant que leur image changera dans les fils des réalisateurs blancs hollywoodiens, pour cela il faudrait qu’ils soient complètement intégrés à la société américaine. Jusque-là, ils demeureront des marginaux sur la toile blanche, et les stéréotypes grotesques ou insipides demeureront en place car les choses changent très, très lentement (Dubois 117). De même que Régis Dubois et son approche transnationale dans la lutte pour une représentation juste des noirs dans le cinéma américain, l’actrice France Zobda pense qu’en regroupant acteurs et actrices locaux avec ceux et celles de la diaspora, ils arriveront à créer des 44 espaces qui leur permettent d’être narrateurs et narratrices de leurs propres histoires. Ce faisant, ils sauront garder une image et un récit qui décrivent leurs vies d’une façon plus objective. Á travers son témoignage, France Zobda souligne le pouvoir qui réside dans cette solidarité qui saura créer un environnement où les noirs passent du statut de consommateurs au statut de créateurs de leurs propres images. Par consommateurs, comprenons les rôles et les scènes que les noirs dans le cinéma sont supposés interpréter sans pour autant une remise de question. Et par créateurs, entendons la capacité de mettre en place un récit par les noirs et sur les noirs : Parler de nous-mêmes sans intermédiaire, sans tabou, sans filtre, avec nos repères et nos codes communs. C’est un combat quotidien, mais un bonheur immense que de pouvoir mettre en lumières des acteurs et actrices de la diaspora pour ne pas les laisser dans l’ombre comme d’autres dans le passé (Maïga 125-126). Cette idée est d’ailleurs partagée par l’actrice Sabine Pakora pour qui, malgré le nombre bas de réalisateurs d’origines africaines, le combat de la restitution de l’image du noir sera fructueux s’il y a une forte présence de noirs aux premiers plans, autrement dit, avoir des héros et des héroïnes noirs dans leurs productions artistiques. Les minorités noires en France pourront ainsi mettre en place des espaces qui leur ressemblent dans leurs héritages et leurs quotidiens. Cette forme de solidarité réussira à mettre en valeur et centrer la présence du noir dans les médias français : Je pense que cette ouverture va s’intensifier, s’intensifier, mais je reste persuadée que nous avons besoin de sociétés de production, de scénaristes et de réalisateurs ou réalisatrices issus de la communauté afro-diasporique pour proposer d’autres types de héros et d’héroïnes, qui transcendent les clivages sociaux et raciaux habituels, et développer un regard critique sur les rapports de domination (Maïga 88). Dans la même perspective que leurs prédécesseurs de la Négritude, les actrices dans Noire n’est pas mon métier sont prêtes à rompre avec le quotidien d’un jugement coloré par un passé raciste. Rompre avec le passé aux yeux de ces actrices signifie toute une nouvelle existence. Une existence qui dans le présent prépare un futur plus prometteur aux noirs de France. Etant donné 45 que leurs expériences dans le cinéma sont fortement influencées par un passé ségrégationniste, les actrices de Noire n’est pas mon métier mettent en place un récit qui non seulement s’entretient avec leurs lecteurs mais les pousse à revisiter les injustices historiques qui ont participé à la hiérarchisation des races telles que Césaire en discute dans son Discours sur la Négritude « je pense à une identité non pas archaïsante dévoreuse de soi-même, mais dévorante du monde, c’est- à-dire faisant main basse sur tout le présent pour mieux réévaluer le passé et, plus encore, pour préparer le futur (Césaire 90) ». Cependant, la lutte pour la libération du noir demande aussi une collaboration avec d’autres communautés, notamment celles dites blanches. En obtenant cette collaboration, les noirs de France peuvent espérer changer l’imaginaire coloniale qui, pour la plupart du temps, est représentée dans les arts et plus précisément dans le cinéma. Puisqu’elles évoluent dans un endroit où elles sont minoritaires, l’appel des actrices dans Noire n’est pas mon métier est celui qui vise à une reconstruction commune de l’image et des histoires des Noirs de France. Pour le poète sénégalais, Léopold Sédar Senghor, l’objectif du mouvement de la Négritude reste un renouvellement d’un sentiment de soutien interracial et transnational. L’idéal de la Négritude est de fonder un nouvel humanisme, comme le décrit Senghor : « Elle ne disparaitra donc pas ; elle jouera, de nouveau, son rôle, essentiel, dans l’édification d’un nouvel humanisme plus humain, parce qu’il aura enfin réuni dans leur totalité les apports de tous les continents, de toutes les races, de toutes les nations » (Senghor 108). Résoudre le racisme des noirs de France de manière qui excluent les autres serait inefficace vis-à-vis la marche vers la liberté. C’est ainsi que le racisme ne serait plus un problème de noir mais un problème commun que seule une solidarité interraciale pourrait résoudre vers la création de sociétés post-coloniales inclusives et solidaires. Selon l’écrivain français Pap Ndiaye, la 46 solidarité noire ne doit pas se définir selon des critères de race mais plutôt sur la base d’une conscience commune autour du sujet comme il l’évoque à travers les propos suivants : Au vrai, la solidarité noire ne doit pas se définir en fonction des personnes qui l’incarnent- peu importe leur couleur de peau-mais des sujets sur lesquels elle exerce sa vigilance et ses capacités de mobilisation : ceux qui relèvent de l’« impôt sur la couleur » qui affectent les Noirs dans la société française (Ndiaye 419). 47 CONCLUSION L’image, la représentation, et le traitement des minorités noires de France ont longtemps été structurés par un passé exclusivement raciste. Le passé continue de dicter ses lois au présent et ce présent justifie ses pensées sur des bases historiques. Il serait le moteur dans la pensée eurocentrique. Dans la construction de l’idéal européocentriste, la connaissance a une couleur et une provenance, de ce fait, elle ne peut pas être associée à la couleur noire car c’est la couleur des peuples dominés « des peuples qui ne sont pas assez entrés dans l’histoire » pour reprendre encore une fois les propos controversés de l’ancien président de la République française, Nicolas Sarkozy envers les peuples d’Afrique lors d’une conférence à Dakar tenue à Dakar, le 27 Juillet 2007. Aujourd’hui, les noirs de France victimes d’un racisme systémique se sont regroupés pour trouver des solutions adéquates à leur discrimination. L’initiative que les seize actrices de l’ouvrage Noire n’est pas mon métier est un pas significatif dans l’affirmation de l’identité noire et dans sa libération de l’imaginaire colonial. Les seize différents témoignages marquent à la fois un désir de mettre fin aux stigmatisations des noirs dans le cinéma et d’un futur socialement inclusif et égalitaire. Le premier chapitre de ce travail, « Images exotiques du noir », nous a permis de retracer les origines de la discrimination raciale et des injustices sociales que les noirs de France subissent au quotidien comme le dévoile chacun des seize témoignages. À travers les parcours des actrices, on a pu voir qu’au vingt-unième siècle, une période dite moderne, le talent reste jusque- là associé à une certaine couleur de peau. Cette association finira par participer à la continuité de la stigmatisation contre la personne noire car dans le cinéma, elle la relègue au second plan tout en questionnant ses capacités intellectuelles : « nous avons peu d’opportunités intéressantes pour des rôles de premier plan. Et lorsque nous en décrochons un et pensons avoir échappé à notre condition d’actrices reléguées à la périphérie, nous nous apercevons que d’autres murs 48 symboliques ont été érigés. (Maïga 8-9). Le deuxième chapitre de ce travail « La prise de parole et la naissance du « je » » nous a permis de découvrir le pouvoir de l’usage du pronom « je ». A travers ce dernier, on a pu constater une nette transition d’actrices réduites en personnages subalternes vers des actrices prêtes à rompre avec le silence imposé par les régis cinématographiques. Avec la relégation aux seconds rôles, les témoignages ont souligné une soumission qui, pour la plupart du temps ne laisse aucun choix aux personnes noirs. En disant « je », chaque actrice affirme que sa voix compte et qu’elle est une partie intégrante de la société. Ce chapitre nous a permis aussi de comprendre que l’utilisation du pronom « je » est à la fois signe et preuve d’une existence. En disant je, l’actrice n’est plus conditionnée mais elle parle pour elle-même et par elle-même, ce faisant, elle change la donne et marque un pas crucial vers sa liberté comme Nadège Beausson-Diagne l’a si bien mentionné : « je suis attentive aux mots, aux textes que je joue. Je n’hésite pas à changer et réécrire des scènes parce que, souvent, je me demande ce qui se passe dans la tête de certains auteurs (Maïga 20). Dans le troisième chapitre intitulé, « Exister, c’est lutter pour la libération », on a pu évaluer la solidarité noire et la grande part qu’elle joue dans la lutte des noirs de France. Cette solidarité qui finit par se transformer à l’établissement d’un ouvrage collectif, a mis en lumière la voie qui mène à un avenir porteur d’espoir pour les communautés noires en France. Pouvoir unir plusieurs voix pour en créer une, reviendrait à dire que l’histoire des noirs de France est commune malgré la diversité des expériences personnelles. L’union de ces actrices a participé à la fois à la compréhension du passé des noirs et à la création d’un futur meilleur. Elle permet de démystifier l’histoire du récit national français, un récit qui selon les témoignages a exclu toute forme d’appartenance des noirs dans la société française. Comme l’a montré cette étude, La question de l’intégration des noirs de France reste 49 toujours un sujet courant qui mérite une considération entière de la part des chercheurs. Lutter pour exister est une manière de conscientiser la génération présente pour éviter davantage la répétition d’une histoire de discrimination, d’injustice, de ségrégation des noirs de France. Promouvoir la diversité et le dialogue des cultures pourrait être un atout favorable à l’harmonisation des sociétés contemporaines, des sociétés ou chaque personne sera jugée par son intelligence quelle que soit son origine : « notre ambition était et reste encore de continuer à « révéler » des talents ou de les « valoriser » car, à force de nous avoir ignorés, évités, et d’être passé à côté et mettra des années à être comblé » (Maïga 126). 50 André, L. (2019). Être actrice noire en France. Paris: Harmattan. BIBLIOGRAPHIE Burns, A. (1949). Le préjugé de race et de couleur et en particulier les problèmes des relations entre les blancs et les noirs. Paris : Payot. Césaire, A. (2004). Discours sur le colonialisme. Paris : Présence Africaine. Césaire, A. (1983). Cahier d’un retour au pays natal. Paris : Présence Africaine. Chamoiseau. P. (1997). L’esclave vieil homme et le Molosse. Paris : Gallimard. Creenshaw, K. (July 1991). 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